(1875) Premiers lundis. Tome III « Du point de départ et des origines de la langue et de la littérature française »
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(1875) Premiers lundis. Tome III « Du point de départ et des origines de la langue et de la littérature française »

Du point de départ et des origines de la langue et de la littérature française11

Messieurs,

A notre dernier semestre, j’arrivais à un milieu d’année ; j’ai cru ne pas devoir m’adresser tout d’abord aux premières origines de notre langue, de notre littérature, ne pas devoir remonter si haut, attaquer mon sujet par ses hauteurs : les fruits à cueillir se seraient trop fait attendre. J’ai donc pris la littérature française dans sa partie la plus ouverte, la plus en vue, la plus éclairée et aussi la plus féconde, à son troisième ou quatrième commencement, c’est-à-dire à Malherbe.

Aujourd’hui, c’est bien à l’origine, c’est à son vrai commencement, à ses racines et dans toute sa continuité qu’il nous convient d’étudier cette littérature et cette langue qui sont nôtres depuis près de huit cents ans, et qui ont été deux fois universelles, — au moyen âge et aux deux derniers siècles. Les premiers monuments littéraires proprement dits, que nous aurons à analyser pour certaines beautés simples ; — beautés, est-ce trop dire ? — pour quelques qualités fortes et généreuses, pour la fraîcheur du souffle ou la franchise de la sève, seront des œuvres du XIIe siècle ou des premières années du XIIe, Villehardouin pour l’histoire, la Chanson de Roland ou telle autre chanson de Geste pour la poésie. Cependant, nous ne pouvons ouvrir tout d’abord ces écrits des XIIe et XIIIe siècles, ces vigoureuses ébauches marquées d’une touche déjà puissante, sans nous être posé auparavant plus d’une question, sans nous demander d’où elles sortent, elles et la langue qui nous y semble parfois si heureusement balbutiée. — Ne serait-ce pas nous plutôt, qui balbutions en les lisant ? — Il est donc indispensable que j’établisse devant vous quelques faits généraux antérieurs, que j’expose l’état des choses, et comment le français d’alors était né, — un français intermédiaire et qui n’est pas encore tout à fait le nôtre, mais qui y mène par une route et une pente désormais ininterrompues.

I

La manière la plus complète et la plus sûre de faire une histoire littéraire générale de la France sans omettre aucun des éléments qui la constituent, serait de suivre la marche des Bénédictins, celle de M. Ampère, et qui consiste à prendre les choses ab ovo dès l’époque latine ; mais les Bénédictins, messieurs, n’ont pas consacré moins de cinq gros volumes in-4° à la littérature de la France antérieure au Xe siècle (et huit gros avant le XIIe), et M. Ampère a donné trois volumes in-8° d’introduction avant le XIIe. Il faudrait avoir des années, des lustres devant soi, pour aller s’embarquer dans une étude conçue et tracée sur cette échelle et dans cette proportion.

Quand on commence, comme les Bénédictins, à Pythéas, le navigateur grec de Marseille, antérieur de 400 ans environ à Jésus-Christ, qui se dirigea au Nord à la recherche de la mystérieuse Thulé, et qui racontait tant de choses et si merveilleuses, qu’il passa en son temps pour menteur, comme Marco Polo dans le sien, et qu’on lui appliquait déjà le proverbe : A beau mentir, qui vient de loin ; quand on s’arrête à montrer les premiers établissements des Romains dans le midi de la Gaule, qu’on énumère les nombreux rhéteurs et grammairiens latins que produisit cette contrée, dès lors si prompte au beau langage : qu’on n’omet ni Marc-Antoine Gniphon, qui tint école à Rome, l’un des maîtres de César, et qui eut Cicéron pour auditeur ; — ni Valère Caton, le grammairien et le poète, que les Romains, novices encore à l’harmonie, avaient surnommé la Sirène latine, pour son talent de lire les poètes et de les former, qui faisait lui-même d’assez beaux vers, assez énergiques et touchants (il avait été dépossédé de son champ par les vétérans, cela l’inspira), et qu’a imité Virgile ; — quand on est heureux de rencontrer sur son chemin le grand comédien honnête homme Roscius, sous prétexte qu’il naquit dans la Narbonnaise ; — quand on embrasse ce cadre et qu’on tient à le remplir en détail, on écrit tout simplement un livre intéressant qui comprend une riche province de la culture latine, une province entièrement romaine depuis César. Beaucoup de noms s’y rencontrent, dont quelques-uns célèbres : — Varron d’Atace, le poêle didactique, né dans la Narbonnaise, auteur d’un poème sur la Navigation, et qui traduisit Apollonius de Rhodes ; — Cornelius Gallus, qui imita Euphorion, dont Virgile a immortalisé la passion en quelques vers, et qui n’a rien de commun avec le Pseudo-Gallus contemporain de Théodoric ; — l’historien Trogue-Pompée, que Justin a tué en l’abrégeant (on a sauvé l’Abrégé et laissé périr l’histoire originale). Si l’on ajoute à ces noms celui de Domitius Afer, l’heureux et habile avocat des mauvaises causes, éloquent jusqu’à faire ombrage à Caligula (comme Lucain poète faisait ombrage à Néron), trop perdu de mœurs, trop aisément accusateur, démentant le vir probus dicendi peritus, mais qui garde auprès de la postérité le mérite d’avoir eu pour disciple Quintilien ; — Marcus Aper, célèbre à meilleur titre, l’honneur du barreau sous Vespasien, qui joue un grand rôle et le principal dans le Dialogue sur la corruption de l’éloquence, dont quelques personnes même l’ont cru auteur, tant il y plaidé bien la cause des modernes ; — le sophiste Favorinus, né à Arles, célèbre dès le règne de Trajan, en haut crédit et en faveur sous Adrien, et le maître d’Aulu-Gelle ; qui parlait disertement sur tous sujets, qui fit en plaisantant l’éloge de la fièvre quarte (il écrivait en grec), mais qui ne portait pas seulement de l’esprit, qui avait quelquefois de la raison dans les thèses paradoxales qu’il soutenait ; — Fronton, le maître de Marc-Aurèle, dont les lettres retrouvées par M. Maï un peu en lambeaux, et reparues pour la première fois de nos jours, confirment assez la manière sèche attribuée à l’auteur ;

— Pétrone, enfin, avant eux chronologiquement, Pétrone, le voluptueux, l’élégant, le corrompu et pourtant énergique écrivain, qui est né à Marseille, s’il n’est pas né à Naples, mais qui, dans tous les cas, est sorti du sein d’une cité amollie et pétrie par la Grèce,

Qaam romanus honos et graeca licentia miscet ;

— si l’on parcourt toute cette série, messieurs, on aura à peu près épuisé les noms principaux des Gallo-Romains célèbres dans les lettres, avant l’introduction et le succès du Christianisme dans les Gaules.

On est bien loin de la littérature française : pourtant, à voir cette quantité de grammairiens et de rhéteurs produits par la Gaule méridionale, et chez lesquels se vérifiait l’argute loqui propre aux Gaulois12, l’historien littéraire, sagace et un peu subtil comme l’est M. Ampère, a droit de faire remarquer que le génie des lieux et des races se maintient et subsiste à travers les siècles, que je ne sais quoi de doux, de suave et de clair, s’est retrouvé, bien longtemps après, dans la bouche et sur les lèvres de certains orateurs français, sortis de cette contrée voisine de Marseille : Massillon et Fléchir, Maury et Cazalès, et d’autres plus modernes. — Plus tard ou même déjà, les écoles de Bordeaux étaient célèbres et présageaient les succès oratoires de la Gironde. Lyon aussi avait ses rhéteurs, et peut-être, avec un peu de bonne volonté, eût-on déjà pressenti en eux quelque chose de ces formes rondes, un peu molles, un peu émoussées, élégantes, qu’on reconnaît dans les périodes de tel écrivain lyonnais moderne (Ballanche, Camille Jordan, etc.). Ce sont là, je vous en avertis, des indications bien fugitive.

Le Christianisme s’introduisit dans les Gaules avec saint Pothin sorti d’Asie, disciple de saint Polycarpe, — et avec saint Irénée, né en Asie Mineure, disciple de saint Polycarpe également, lequel Polycarpe avait vu les apôtres. C’est une Église grecque qui s’introduit dans la Gaule, à Lyon ; le premier évêque de Lyon, saint Pothin, est un Grec ; le premier père de l’Église de la Gaule (père, c’est-à-dire défenseur contre les hérétiques et controversiste) est un père grec, saint Irénée.

L’Église, dans les Gaules, débute, comme presque partout ailleurs, par le martyre. La lettre qui contient le récit des premiers martyrs de Lyon, sous Marc-Aurèle (177), s’est conservée dans Eusèbe ; c’est une des pages les plus touchantes de l’Église primitive (Acta sincera), une de celles qui rejoignent le plus immédiatement par le ton, par la simplicité et la sublimité d’héroïsme évangélique, les Actes des apôtres. Cette lettre (en grec) fut écrite probablement par quelques-uns des témoins qui échappèrent à la mort, après avoir assisté à tout le supplice, et peut-être avoir eu leur part des tortures. Joseph Scaliger ne pouvait lire cette lettre sans être ravi : « Pour moi, déclare-t-il, je puis dire que je n’ai jamais rien lu dans l’histoire ecclésiastique qui m’emporte si fort hors de moi-même, qui me laisse si transporté de zèle et d’ardeur pour la foi, et qui me change en une autre personne que je ne suis. » Nulle histoire, en effet, nulle légende sainte ne justifie mieux ce mot de Pascal, qu’avec Jésus-Christ, le nouveau modèle d’une âme parfaitement héroïque a été créé et proposé aux hommes. Marc-Aurèle, un sage selon l’ancien modèle (et selon l’ancien modèle approchant aussi près que possible du nouveau), est sur le trône ; il permet, il laisse s’accomplir en son nom cette persécution atroce contre de simples fidèles dont la plus magnanime est une jeune esclave, sainte Blandine. Rien de plus touchant ni de plus grand dans l’ordre de la charité. Cette histoire est à lire tout entière dans Tillemont. Marc-Aurèle avait dit dans ses Pensées : « Il faut passer cet instant de vie conformément à notre nature et nous soumettre à notre dissolution avec douceur, comme une olive mûre qui, en tombant, semble bénir la terre qui l'a portée et rendre grâce au bois qui l’a produite. » L’esclave Blandine faisait ce qu’a dit Marc-Aurèle, et elle le faisait au milieu des tortures subies au nom de Marc-Aurèle. Elle était bien vraiment comme l’olive mûre, mais dans le Jardin des Oliviers.

A partir de ce jour, l’Église des Gaules est fondée véritablement et scellée dans sa première pierre, et elle croîtra, elle grandira sans interruption jusqu’à Bossuet qui apparaît debout au sommet ; grâce à cette sève de christianisme, profonde et si longtemps puissante, la branche la plus brillamment profane de notre littérature se couronnera elle-même par des chefs d’œuvre, Polyeucte et Athalie.

L’histoire littéraire des siècles suivants, IIIe et IVe siècles, devient double dans les Gaules : la littérature païenne continue d’y fleurir, de s’y développer et d’y prédominer jusqu’à Ausone ; la littérature chrétienne semble se taire depuis la mort d’Irénée (au commencement du IIIe siècle), jusqu’à l’Africain cicéronien Lactance, venu à Trêves au ive  siècle, et qui donna une Apologie du Christianisme assez éloquente et brillante.

Les rhéteurs, les panégyristes à la suite de Pline, les Eumène, les Nazaire, les Pacatus, que vous pouvez chercher dans le recueil des Panegyrici veteres, continuent de justifier la réputation des Gaulois, et leur prétention à bien dire, à parler avec hardiesse, subtilité et bel esprit. M. Ampère a pu sans effort les rapprocher du grand rhéteur Balzac. Les écoles d’Autun, de Trêves, de Reims, de Besançon, de Toulouse (j’ai déjà nommé celles de Bordeaux), sont alors célèbres.

La littérature païenne et la littérature chrétienne se retrouvent en présence et comme aux prises au IVe siècle dans la personne d’Ausone et de saint Paulin. Ausone, né à Bordeaux, où il professa la rhétorique pendant trente ans, puis appelé à Trêves par l’empereur Valentinien pour être le précepteur de son fils Gratien, Ausone, dans ses poésies subtiles, recherchées, maniérées, délicates toutefois et par instants rêveuses y est à la fois le dernier des Anciens et, à certains égards, un moderne. Il y a du Delille en lui quand il décrit les beautés de la Moselle ; il y a même mieux qu’un Delille, si la petite idylle des Roses est réellement de lui. On a pu comparer la pêche à la ligne de Delille et celle d’Ausone, les Roses d’Ausone et celles de Calderon. Ausone est quelquefois un charmant poète. Ses ouvrages d’ailleurs sont des plus intéressants par les côtés historiques ; ils sont riches en détails de toutes sortes sur la vie littéraire, sur ce monde des rhéteurs et des grammairiens, et sur les nuances précises qui séparaient les uns des autres, sur la vie domestique, sur les mœurs de cette société avancée qui ne songe qu’à couler la vie dans de charmantes villas, sur les rives du Rhin et de la Moselle, et qui s’amuse à analyser ses jouissances en vue des Barbares qui déjà s’amoncellent, et à la veille de la grande invasion qui va déborder sur le monde.

Saint Paulin, ami, disciple et compatriote d’Ausone, bien plus jeune que lui, nous offre le départ de la littérature chrétienne d’avec la païenne, et comme le rameau vert et vierge qui se détache du vieil arbre qui va mourir. Né à Bordeaux, d’une famille illustre et opulente, d’abord célèbre comme avocat et comme poète, Paulin, durant un séjour de quelques années qu’il fit eu Espagne, arriva aux idées religieuses et y fut confirmé par les conseils de son épouse, Therasia, sainte personne avec laquelle il finit par vivre comme avec une sœur. La correspondance entre Ausone et Paulin à cette date, les pièces de vers qu’ils s’adressent mutuellement, sont pleines d’intérêt : c’est une controverse piquante, non sans grâce, et qui nous initie à la vie nouvelle qui sera celle de toute une race pieuse qui se retrouvera dans l’avenir.

Le duc de Luynes, retiré un moment parmi les solitaires de Port-Royal et veuf de sa sainte épouse, y traduisait, pour se consoler et s’édifier, quelques lettres de saint Paulin : « Paulin et Théraise, pécheurs, aux saints et très-chers frère et sœur en Jésus-Christ, Apre et Amande 13. »

La littérature chrétienne, dans sa rudesse de forme, triomphe décidément : elle seule a assez de vie pour lutter avec les calamités qui menacent le monde et pour prendre racine dans la tempête. Le ive  siècle, sur sa fin, compte encore Sévère Sulpice, ami de saint Paulin, l’historien abréviateur, le biographe un peu légendaire de saint Martin ; — saint Hilaire de Poitiers, l’adversaire des Ariens et le vengeur de l’orthodoxie un moment opprimée. — Saint Ambroise naquit à Trêves, mais vécut et s’illustra hors des Gaules. — L’île de Lérins dans le Midi, séminaire fécond de savants hommes, fleurit avec ses anachorètes et ses cénobites sous saint Honorat. La solitude, avec ses pures délices, est célébrée par saint Eucher, évêque de Lyon, et racontée dans ses détails, exprimée dans ses mœurs par Cassien, né peut-être dans la petite Scythie, au bord de la mer Noire, mais qui vécut et écrivit à Marseille.

Je ne poursuivrai pas cette énumération, messieurs, pour le v e siècle : qu’il suffise de signaler Salvien, prêtre de Marseille, puissant dans l’accusation et dans l’invective, éloquent et déclamatoire, et Sidoine Apollinaire, évêque et politique, qui mêle un reste d’Ausone à la littérature chrétienne, — tous deux témoins curieux, expressifs, des malheurs et des mœurs du temps, et le dernier surtout (Sidoine), dont les ouvrages sont le répertoire le plus complet pour faire retrouver au vrai et pour nous représenter la société de ces âges dans sa civilisation raffinée encore, bien qu’expirante.

Avec le ve  siècle commence la grande invasion des Barbares (405-406) ; la barrière du Rhin est forcée. M. Fauriel a très-bien analysé cette invasion confuse, au début de son Histoire de la Gaule méridionale : tenons-nous aux résultats, et en tant qu’ils amenèrent le grand mélange des langues, et la décomposition de la langue latine, ce qui nous importe ici.

Les Alains et les Vandales ouvrirent la marche en passant sur le corps des Franks, qui avaient essayé de défendre la barrière de l’Empire en se protégeant eux-mêmes. Ils passèrent le Rhin probablement un peu au-dessous de l’embouchure du Mein, assiégèrent et saccagèrent Mayence, Worms, se répandirent dans la Gaule-Belgique, de là dans la première Lyonnaise, dans l’Aquitaine, et le flot alla battre les Pyrénées.

Les Visigoths d’Italie envahirent le midi de la Gaule en 412, sous la conduite d’Ataulfe. Les Burgundes, à la mort d’Honorius (423), franchissant les limites de la première Germanie, s’étaient avancés jusqu’à Toul et à Metz. Des tribus frankes (on ne peut dire précisément lesquelles) avaient de nouveau passé le Rhin et commis en Belgique les dévastations déjà accoutumées. L’invasion des Franks de 440 avait surtout été terrible et signalée par les désastres de Cologne, saccagée pour la première fois, de Mayence, ravagée pour la seconde, et de Trêves pour la quatrième. C’est à cette invasion de 440 que se rapporte très-probablement l’établissement de la tribu franke qu’on trouve occupant le pays de Tongres en 445, ayant pour chef Clodion, puis Mérovée, le vrai noyau des Franks, conquérants de la Gaule, le groupe privilégié, destiné un jour à l’empire. Les Bretons armoricains s’étaient émancipés, et depuis ce jour ils purent bien être les alliés, mais non plus les sujets de Rome.

Ainsi en 448, au milieu du ve  siècle, il y avait déjà dans la Gaule quatre peuples distincts qui ne reconnaissaient plus la domination romaine ; l° au midi de la Loire, les Visigoths ; 2° au nord-est, en deçà et au-delà des Vosges, les Burgundes ; 3° au nord dans la Germanie seconde, les Franks sous Mérovée ; 4° dans la Bretagne armoricaine, les Bretons émancipés. Or, maintenant, que peut-on conjecturer de l’état de la langue ou des langues parlées en Gaule à cette époque, et de ce qui dut résulter de la ruine de la prédominance romaine ?

César avait distingué dans la Gaule trois races d’hommes parlant chacune une langue tout à fait diverse, à savoir : l’aquitain, le celtique et le belge ou gaulois. De ces trois langues, il y en a deux qui sont restées à l’état de débris et de résidus vivants, le basque, retranché dans les Pyrénées occidentales, le bas-breton, qui persiste cantonné aux extrémités de l’Armorique. — Quant à la troisième langue dont parle César, Fauriel, qui la nomme proprement le gaulois, ne sait trop où en placer le siège ; il ne croit pas qu’il en reste aujourd’hui de vestige vivant, mais il ne doute pas qu’elle ne fût parlée au ve  siècle dans quelques cantons particuliers de la Gaule, et il cite à ce propos un passage curieux de la vie de saint Martin, par Sévère Sulpice :

« On sait, dit Fauriel, que cette vie de saint Martin est écrite dans la forme d’un dialogue où figurent trois interlocuteurs, Posthumianus, Gallus, et Sulpice Sévère lui-même. Posthumianus, qui a visité les moines de la Thébaïde dans leurs solitudes, fait d’abord un récit de tout ce qu’il y a vu ; après quoi, s’adressant à Sulpice, il le prie de lui raconter les traits de la vie de saint Martin, qu’il avait omis dans sa biographie de ce saint ; mais Sulpice, écartant de lui cette tâche, la rejette sur Gallus, comme particulièrement apte à la remplir eu sa qualité de disciple du saint évêque. Gallus accepte la tâche, mais avec une sorte de honte, et avec le souci de ne pas s’en acquitter à la satisfaction d’auditeurs aquitains, lui Gaulois, discoureur inexpert et grossier. C’est alors que, pour le rassurer et l’encourager, Posthumianus lui dit : « Parle celtique, ou si tu l’aimes mieux « parle gaulois, pourvu que tu parles de Martin. » ( Ti vero… vel celtice, aut si mavis, gallice loquere, dummodo jam Martinum loquaris.) A moins de prendre ces paroles pour un insipide pléonasme qu’il n’est pas facile d’imputer à un écrivain élégant et soigné comme Sulpice Sévère, il faut y voir, conclut M. Fauriel, une allusion formelle à deux des anciens idiomes de la Gaule encore existants alors, au celtique et au gaulois14. »

Reprenant cette question dans son Histoire de la Poésie provençale (t. I, chap. vi, p. 182), M. Fauriel y insiste et l’approfondit.

Selon César et en y joignant ce que dit Strabon qui le complète, il y avait donc trois peuples ou races parlant trois langues principales primitives dans la Gaule antérieurement à la domination romaine : 1° les Aquitains (qui habitaient l’espace triangulaire compris entre le cours de la Garonne et la moitié occidentale de la chaîne des Pyrénées) parlaient une langue qui se rapprochait fort de l’ibère ou de l’espagnol d’alors ; 2° les Celtes qui parlaient une autre langue très-distincte étaient principalement concentrés entre la Garonne et la Seine ; 3° les tribus belges ou gauloises qui parlaient une langue regardée comme distincte par César, mais certainement moins différente de la celtique que de l’aquitaine, occupaient tout l’espace de la rive droite de la Seine à la rive gauche du Rhin et à l’Océan.

La langue latine, en se répandant universellement sur la Gaule à partir de la conquête de César, avait recouvert ces idiomes primitifs, mais ne les avait pas détruits.

Dans les grandes villes, dans les centres et aux environs, dans le rayon de la puissance administrative et dans le cercle de la haute société gallo-romaine, on parlait latin ; dans les cantons écartés et hors des grandes voies romaines, les idiomes du pays, qu’on sait être si tenaces, devaient persister.

On parlait latin même dans les campagnes qui formaient le district rural des grandes villes, et les grandes populations de celles-ci entendaient également le latin. La politique impérieuse de Rome était d’imposer non seulement son joug, mais aussi sa langue aux peuples soumis ; et comme le lui disait, en la célébrant, un Gallo-Romain et très-Romain du ve  siècle, Rutilius Numatianus :

Fecisti patriam diversis gentibus unam…
   Urbem fecisti quod prius orbis erat.

Pour atteindre à ce résultat, ou du moins pour en approcher, il était prescrit que la justice se rendît en latin ; c’est en latin que se plaidaient les causes, et une loi expresse défendait au préteur de promulguer un décret en aucune autre langue qu’en langue latine. L’intérêt de chaque jour est le plus puissant maître des langues. A cette école, les paysans mêmes des Gaules apprirent presque partout à parler, à écorcher du moins le latin. La vanité s’en mêla aussi : « Les paysans gaulois, dit un auteur que nous citerons souvent (M. de Chevallet), firent alors pour le latin ce que font aujourd’hui pour le français les paysans de l’Alsace, de la Bretagne, et ceux de nos provinces méridionales qui, de jour en jour et de plus en plus, s’évertuent à comprendre et à parler notre langue littéraire. Tel d’entre eux qui, avec ses égaux, ne fait usage que du patois du pays, est très-mortifié et se montre parfois très-piqué, si quelqu’un d’une classe plus élevée vient à lui adresser la parole en ce même patois ; c’est en effet lui dire tacitement : Je juge à votre air et à vos manières que vous ne devez pas comprendre le langage des gens bien élevés. » Dès la fin du ive  siècle, le résultat était obtenu ; l’homme du peuple n’avait plus besoin d’interprète, il parlait lui-même le latin ; il en jargonnait assez pour se faire comprendre. Le passage de Sévère Sulpice, cité tout à l’heure, nous montre un homme d’assez humble condition, qui craint d’estropier le latin et qui s’en excuse ; mais enfin estropier le latin, c’est le parler. On entendait, tant bien que mal, le beau latin, celui de la ville, et on en parlait un mauvais, un rustique. Sidoine Apollinaire, étant évêque, composa un discours en latin, très-travaillé et maniéré selon son usage, pour être récité devant la population réunie de Bourges où il avait été appelé comme médiateur entre les factions opposées qui se disputaient pour le choix d’un évêque. Sidoine nous avertit que, dans ce discours, il visa à être simple, familier, populaire : il fut pourtant académique malgré lui et précieux. Le discours fut prononcé, très-bien entendu de la population, et produisit son effet.

Cette intelligence, cette demi-intelligence du latin dura encore selon les lieux deux ou trois siècles, ou peut-être au-delà. Au commencement du ix e siècle elle n’existait plus15.

Quant au gaulois, selon le témoignage de Grégoire de Tours et de Fortunat, il ne se parlait déjà plus que dans quelques cantons au vie siècle, et dès la fin du viie il avait entièrement disparu. Le celtique proprement dit ne se parlait plus que dans une partie de la Bretagne.

Revenons au ve  siècle, terme extrême de la langue latine encore pure.

Il y avait aussi dans les villes des restes dégénérés du théâtre antique, des espèces de farces ou discours scéniques en latin, qui ne nous sont guère connus que par les déclamations et les invectives des écrivains ecclésiastiques qui les proscrivent : — petits théâtres où le peuple gallo-romain se précipitait avec fureur. Il y avait également des chants ou chansons en latin, très-profanes, appliqués aux divers usages de la vie domestique (le pendant des scholies des Grecs) ; appropriés à la danse ou aux chœurs, aux noces, aux banquets.

Mais ces chansons, ces farces, étaient-elles en latin classique ? il est plus que permis d’en douter. Ces populations gauloises, qui entendaient à la rigueur le latin raffiné de Sidoine, comment parlaient-elles le latin elles-mêmes ? avec quelles altérations, avec quels solécismes ?

A Rome même, vous le savez, il y avait une grandedifférence entre le latin fixé par la culture littéraire, le latin de Cicéron et de Pline le Jeune, et celui que parlait la populace des faubourgs, le peuple des campagnes. Rappelez-vous seulement les formes du latin chez Plaute, chez Térence, le latin de la conversation. On lit dans Plaute dorsus pour dorsum, cevus pour œvum, arvus pour arvum, gutturem pour guttur, ipsus pour ipse, solæ pour soit, aliæ pour alii, au datif féminin du singulier ; on trouve dans Térence servibo pour serviam, potesse pour posse, poteretur pour potiretur, soit que la familiarité du style fit excuser chez ces comiques quelques négligences, soit qu’ils missent à dessein tel ou tel barbarisme grammatical dans la bouche de leurs personnages pour plus de vérité, pour faire rire. On sait par saint Augustin que de son temps le peuple disait floriet pour florebit et ossum pour os. On n’entrevoit qu’à de rares endroits et comme par de rares fissures ce latin vulgaire, qui filtre accidentellement à travers le latin écrit. Un passage du ix e livre de l’Ane d’Or d’Apulée nous rend bien sensibles ces infractions habituelles aux règles de la grammaire, qui devaient être d’usage dans le peuple. Un légionnaire romain rencontre un jardinier qui chassait un âne devant lui : « Où conduis-tu cet âne sans qu’il soit chargé ? lui dit-il en très-bon latin : Quorsum ducis vacuum asellum ? » Le jardinier ne comprend pas ; le légionnaire renouvelle sa demande avec humeur ; seulement, au lieu d’employer quorsum, il se sert de ubi, se rappelant sans doute quelles sont à cet égard les habitudes du langage populaire : Ergo igitur œgre subjiciens miles : ubi, inquit, ducis asinum istum ? Il n’eut pas besoin fois de répéter la question, il fut compris à l’instant16. — Il nous manque, pour savoir en quoi consistaient précisément les altérations que le peuple romain lui-même faisait subir à la langue de Cicéron, et pour nous faire une juste idée du latin vernaculaire, de posséder quelques-unes de ces petites comédies populaires que l’on désignait sous le nom d’Atellanes ; mais ce qu’on peut affirmer, c’est que, là comme partout, la multitude tronquait, altérait les formes des mots, les désinences caractéristiques destinées à en nuancer la valeur grammaticale17 ; ou plutôt elle continuait de faire comme avaient fait ses pères, elle suivait les habitudes commodes et la voie large de l’idiome vulgaire, lequel était probablement antérieur à la création du latin savant, qui s’était plus ou moins modelé sur le grec. Il y avait là, en Italie et jusqu’à deux pas de Rome, comme un frère aîné demeuré rustique et manant, tandis qu’un frère cadet était devenu citadin, avocat, consulaire, et se piquait d’urbanité et d’élégance. Des érudits ont même voulu tirer directement l’italien de cette espèce de dialecte vulgaire du latin qu’aurait parlé le gros de l’ancienne population romaine. Et pour suivre la même image, l’humble aîné, toujours vivant, se serait présenté après le décès de l’illustre cadet et aurait simplement repris ses droits au patrimoine.

Si cela était vrai, même à Rome et aux portes de Rome, si, au premier siècle de notre ère, l’osque ou telle autre forme de langage italiote primitif étaient encore parlés dans des districts peu éloignés de la Ville éternelle, que devait-il donc arriver en Gaule, au cœur du pays, chez des populations qui avaient un fonds d’idiomes tout à fait différents de famille et réfractaires à la fusion ? Toutefois, tant que la domination romaine y prévalut, c’est-à-dire jusqu’à la fin du ive siècle, le latin rustique de la multitude, au moins sur les lignes principales, dut tendre plutôt à se rapprocher du latin grammatical et à s’y assimiler de plus en plus. Depuis la conquête des Romains jusqu’à celle des Barbares, a dit M. de Chevallet, ce fut la langue des hautes classes qui de plus en plus tendit à dominer dans les Gaules : au contraire, du moment que les invasions germaniques vinrent rompre le lien et délier le faisceau, ce fut le latin populaire qui prit le dessus ; ce latin rustique, débarrassé de l’autre, dut faire à sa guise et se donner des licences ; il se remit à faire ses Bagaudes et à battre la campagne18.

Par le fait des invasions germaniques, trois nouveaux idiomes furent introduits en Gaule, le gothique au sud-ouest, le burgunde au sud-est, et le francique au nord. L’invasion des Huns n’avait été qu’un grand tumulte, un grand bruit, un torrent furieux qui fît une trouée, mais qui ne déposa rien. Ainsi, à la fin du Ve siècle, il y eut jusqu’à sept ou huit langues différentes dans la Gaule19. Le grec s’y était maintenu sur Quelques points jusque vers la fin de la domination romaine. Deux siècles plus tard, les Arabes ayant conquis la Septimanie, et Narbonne étant devenu le siège de leur puissance, il s’y introduisit encore une langue nouvelle. La variété des dialectes et (comme dit Pasquier) des ramages particuliers devait être sans nombre.

C’est du ve au Xe siècle que se fait le grand mélange, le travail sourd et comme le broiement d’où sortirent les idiomes modernes. Qui dira le mystère exact de cette formation ? Il y a des choses qui ne s’écrivent point. Le propre de la langue rustique, vulgaire, populaire, est de se pratiquer sans s’écrire. A peine si on peut en saisir quelque indice, quelque vestige imprévu qui se glisse dans des productions et des monuments d’un autre ordre, et qui est ainsi arrivé par hasard jusqu’à nous.

Je ne saurais rien vous dire, messieurs, de plus précis à cet égard qu’une page de M. Fauriel, qui résume avec une exactitude approximative les divers temps de ce mouvement :

« On ne trouve plus, passé le vie  siècle, aucun indice romaine (on voit chez Muratori, que, de 712 à 744, on gravait ces mots sur un monument public : Edificatus est hanc civorius sub tempore domino nostro Lioprando rege), de l’usage du grec. Avant la fin du viii e, l’arabe avait été refoulé, avec la domination musulmane, au-delà des Pyrénées. Dès le commencement du ixe le latin avait cessé d’être parlé, et n’était plus que la langue du culte, des lois et de l’administration. Enfin, il y a toute apparence que, vers le même temps, les Visigoths et les Burgundes avaient renoncé à leurs idiomes teutoniques.

« Au xe  siècle, l’histoire ne trouve plus, dans les limites de la Gaule, que quatre différentes langues. Le francique était généralement parlé sur la rive gauche du Rhin, dans les portions de l’ancienne Belgique où la population franke s’était jetée en masse, et d’où elle avait banni la population gallo-romaine.

« Dans l’Armorique de César, alors nommée Bretagne, on continuait à faire usage du celtique, dès lors, ou bientôt après, désigné par le nom de breton.

« Dans les vallées des Pyrénées occidentales, persistait l’ancien idiome aquitain, qui avait pris le nom de basque, aussi bien que le peuple qui le parlait.

« Dans tout le reste du pays, les Gallo-Romains parlaient une langue en grande partie dérivée du latin, à laquelle les historiens donnent le nom de langue romaine rustique, ou simplement de langue romaine. C’était, comme nous le reconnaîtrons plus expressément par la suite (disait Fauriel), ce même idiome que j’ai distingué plus haut par la dénomination de latin rustique, et qui fut un peu plus tard nommé langue romane, ou roman ; il se divisait en nombreux dialectes, dont les deux plus tranchés, aux deux extrémités du pays, formèrent, l’un le français, ou roman du Nord ; l’autre, le provençal, ou roman du Midi20. »

Tel est l’état général des choses au moment où notre étude proprement dite commence.

Il y a quelques années, messieurs, je me serais contenté de vous dire que nous nous trouvons ici en présence de trois guides, très-savants et très-sûrs, dont j’aurais essayé de vous résumer les idées générales : — M. Raynouard d’une part, le fondateur de cette branche de philologie en France ; — et, de l’autre, M. Fauriel, qui aurait pu le devenir, s’il n’avait été de ceux qui ajournent trop l’exécution de ce qu’ils projettent et de ce qu’ils savent à fond depuis longtemps, de ceux que possède le démon de la procrastination, comme disait Benjamin Constant. — M. Fauriel complète et corrige heureusement ce qu’il y a de systématique et quelquefois d’un peu court, d’un peu étroit et municipal dans les vues de M. Raynouard. — Nous aurions eu M. Ampère, enfin, troisième guide, qui suit volontiers M. Fauriel, le perfectionne et le précise sur quelques points, et auquel il n’a manqué que plus de patience pour donner à son arbre le temps de prendre racine, à son drapeau le temps d’être reconnu. Mais depuis lors, depuis une dizaine d’année ? surtout, cette étude de nos origines linguistiques et littéraires, qui est en cours de développement, n’a cessé de marcher : de laborieux et nombreux défricheurs n’ont cessé de publier des textes ; des esprits ingénieux ont multiplié les remarques, les conjectures, les rapprochements ; enfin, des esprits philosophiques, tels que ne l’était pas Raynouard, tels que l’étaient déjà Fauriel et M. Ampère, mais plus hardis ou plus affermis que ces derniers, parce qu’ils venaient plus tard et sur un terrain mieux préparé, ont commencé à reconnaître et à établir assez positivement des lois. On prévoit aujourd’hui le moment où la connaissance de cette vieille langue, et de la littérature qu’elle porte avec elle, sera pleinement constituée ; où les grands faits seront mis en lumière, et où il n’y aura plus que des détails à ajouter dans des cadres fixes et selon des directions tracées ; on prévoit, dis-je, ce moment, on y touche. Laissez-moi aujourd’hui, après vous avoir amenés au point où nous ayons à choisir entre les guides, vous parler de cette suite de travailleurs méritants, infatigables, qui n’ont cessé de se succéder, de se suppléer ou de se compléter depuis trente ans, et qui forment, à l’heure qu’il est, une vaillante phalange, composée et des praticiens de la vieille langue, qui y ont été rompus de bonne heure, sans avoir toutefois cm égal souci, un soin suffisant des langues savantes, et des plus distingués philologues, hellénistes ou latinistes classiques, non pas déserteurs de l’antiquité, maisralliés, bien qu’un peu tard, à la vieille étude nationale, et organisateurs d’emblée (grâce à leur procédé sévère, à leur méthode comparative) dans ces nouveaux champs d’exploration où, avant eux, il régnait bien de la confusion et du hasard. Je ne saurais prétendre sans doute à faire la part exacte des uns et des autres et à distribuer les rangs ; mais, par cela même que je caractériserai à peu près le rôle principal de chacun et le genre de service rendu, je vous aurai déjà donné bien des idées préalables et des aperçus du sujet que nous aurons à parcourir à leur suite dans les leçons prochaines. — Ce sera la seconde partie, le second point de cette première leçon.

II

J’ai dit que de la langue du xiie  siècle, on était venu sans interruption à la nôtre ; cela n’est pas tout à fait exact. Il y eut, vers le milieu du xive  siècle, par suite des affreux malheurs de la guerre de Cent-Ans, une interruption véritable, une demi-dissolution de la monarchie, de la société, et, par une inévitable conséquence, il se fit une lacune, il se produisit un oubli, une défaillance dans les choses de l’esprit, dans les règles de la langue. Ces règles, qui essayaient de se fixer depuis deux siècles, furent négligées, oblitérées : les œuvres, — une grande moitié des œuvres qui avaient le plus occupé les imaginations populaires, sortirent de la mémoire et tombèrent en désuétude, — au moins sous la forme littéraire épique qu’elles avaient d’abord revêtue. Le moyen âge en France (si l’on donne ce nom à toute l’époque intermédiaire qui précède la Renaissance) achevait donc, dès l’entrée du xve  siècle, de se traîner comme un vieillard à qui un grave accident a ôté plus qu’à demi la conscience de lui-même. Quand la Renaissance, plus retardée chez nous qu’en Italie, vint donner un tout autre cours aux idées, aux études, et communiquer un véritable rajeunissement aux esprits, l’imprimerie, qui s’inventait et se perfectionnait dans le même temps, se mit au service des grandes résurrections d’abord, grecque et latine, et seulement, pour le langage vulgaire, des productions nouvelles ou de celles de la veille encore et qui allaient devenir surannées ; mais elle ne s’adressa point aux œuvres déjà vieilles de deux ou trois siècles, et depuis cent ans déjà sorties de la mémoire des hommes. Un oubli profond les submergea.

Villon, Marot, à plus forte raison Ronsard, étaient, de fait, plus éloignés que nous du moyen âge, dans ce sens qu’ils y étaient plus étrangers. C’est qu’être plus voisin des choses et des hommes par la date, une fois qu’on vient à plus de cinquante ans de distance, cela ne signifie trop rien et que tout est également à rapprendre, à recommencer. Or, il arrivait précisément, au sortir du moyen âge, ce qu’on éprouve en redescendant des montagnes ; d’abord on ne voit derrière soi à l’horizon que les dernières pentes qui vous cachent les autres ; ce n’est qu’en s’éloignant qu’on retrouve peu à peu les diverses cimes et qu’elles s’échelonnent à mesure, dans leur vraie proportion. Ainsi le xiie et le xiii e siècles littéraires, dans leur chaîne principale, ont été longs à se bien détacher et à réapparaître. Il fallait qu’on fût arrivé à un endroit assez distant et d’où l’on eût toute liberté de voir et, de plus, qu’on eût l’idée de se retourner.

Quelques curieux pourtant, dans la seconde moitié ou vers la fin du xvi e siècle, eurent cette idée. Antoine Du Verdier et La Croix du Maine en leurs Bibliothèques françaises, Étienne Pasquier dans ses Recherches, Claude Fauchet dans ses Origines, s’avisèrent de s’inquiéter de ces vieux poètes, de ces vieilles rimes et de ces vieux romans oubliés. Fauchet, notamment, dressa un catalogue de cent vingt-sept de ces poètes français vivant avant l’année 1300. Il en parut le Restaurateur et le Père ; c’est le titre que lui donnait en 1594 l’avocat Loisel, en lui dédiant un vieux poème de la Mort attribué à Hélinand, qu’il publiait sans le bien comprendre. Mais ce mouvement de retour vers la vieille poésie ne se suivit point alors. Le xviie  siècle littéraire, qui s’inaugurait sous les auspices de Malherbe et de Balzac, avait trop à faire, trop à songer à ses propres œuvres, à sa propre gloire pour revenir ainsi en arrière ; il avait sa langue immortelle à épurer, à fixer : il eût craint de se gâter l’élocution et le goût en retournant à de vieux jargons. Il eût fait beau voir qu’un de ces jargons de province se fût rebellé contre Paris en se prétendant un dialecte ; on ne voulait pas plus d’un dialecte que Richelieu ou Louis XIV n’eussent voulu d’un baron féodal indépendant : on lui eût rabattu la tête. Il fallait que Racine, lisant de l’Amyot à Louis XIV, en ôtât subtilement tout ce qui sentait le gaulois, et y substituât couramment le mot le plus français. Tout le siècle, sauf une ou deux grandes exceptions (sauf Molière et La Fontaine), était comme Louis XIV. On était au régime de Vaugelas, au pôle le plus opposé aux dialectes et aux patois. Qu’ai-je parlé tout à l’heure de baron féodal ? quand règne la langue de la Cour, et que l’urbanité est maîtresse, les patois sont comme des parents pauvres que l’on consigne à la porte, que l’on fait chasser par ses gens, s’ils osent passer le seuil, et que l’on ne reconnaît plus. On laissait l’étude de la barbarie aux Du Gange, aux Baluze, aux érudits purs, aux feudistes. Un jour (et c’était pourtant avant l’heure la plus brillante du règne), Chapelain, homme instruit, sinon poète, fut surpris par Ménage et Sarasin sur le roman de Lancelot, qu’il était en train de lire. Il n’eut pas le temps de le cacher, et Ménage, le classique érudit, et qui s’occupait pourtant des Origines de la langue, lui en fit une belle querelle21. — Au XVIIIe siècle, Galland, Caylus, l’abbé Le Beuf, l’abbé Sallier, un peu Duclos, Lèvesque de La Ravallière, des membres de l’Académie des Inscriptions, commencèrent à entrer petit à petit, par un point ou par un autre, dans étude de notre passé ; mais Sainte-Palaye surtout, Sainte-Palaye, initié par la lecture de Froissart à l’amour de notre vieille poésie fut possédé d’une véritable passion du moyen âge français ; il en eut l’enthousiasme, il eut comme une vision anticipée de tout ce qu’il renfermait de riche et de renouvelant. Il eut mieux qu’une vision, puisqu’il amassa pendant des années, avec un zèle méritoire, tous les éléments d’un vaste lexique ou Glossaire resté en grande partie inédit, et où l’on va puiser encore. Mais il faut voir avec quel dédain de spirituels et doctes amis de Sainte-Palaye jugeaient de cette passion, si singulière à leurs yeux, qu’il avait pour le moyen âge. De Brosses, le continuateur et restaurateur de Salluste, voyageant avec Sainte-Palaye en Italie en 1740, — avec le gaulois Sainte-Palaye, comme il l’appelle, — le montre tout impatient de se faire exhiber par Muratori, le savant bibliothécaire de Modène, je ne sais quel recueil de vieux jongleurs provençaux.

« L’heure de notre dîner faisant une lacune dans notre journée, écrivait de Brosses, nous la donnâmes à la Bibliothèque et à Muratori. Nous trouvâmes ce bon vieillard avec ses quatre cheveux blancs et sa tête chauve, travaillant, malgré le froid extrême, sans feu et nu-tête dans cette galerie glaciale, au milieu d’un tas d’antiquités ou plutôt de vieilleries italiennes ; car en vérité je ne puis me résoudre à donner le nom d’antiquités à tout ce qui concerne ces vilains siècles d’ignorance. Je n’imagine pas que, hormis la théologie polémique, il y ait rien d’aussi rebutant que cette étude : il est heureux que quelques gens veuillent s’y adonner, et je loue fort les Du Cange et Muratori qui, se dévouant comme Curtius, se sont précipités dans ce gouffre ; mais je serais peu curieux de les imiter22. Sainte-Palaye, au contraire, s’extasiait de voir ensemble tant de paperasses du xe  siècle. Nous y fîmes diversion par quelques inscriptions romaines… »

Comme si ces inscriptions romaines, dans lesquelles on a souvent relevé des solécismes introduits par l’ignorance et l’habitude populaire (cum conjugem suam, etc.), ne menaient pas tout droit aux racines et origines de ces langues nouvelles, si recherchées par Sainte-Palaye. L’étude de ces dernières ne devait être, un jour, tout à fait constituée que lorsque le secret mépris et le divorce entre les deux ordres d’érudits auraient cessé et auraient fait place à un effort commun, à un concours de direction et de méthode.

Cette méthode, cette critique, il ne faut pas l’attendre de ces premiers chercheurs, avant tout empressés et zélés. Ils amassent, ils rassemblent, ils inventorient les matériaux ; ils n’ont aucune idée d’une règle, d’une philologie exacte, d’une philosophie de langue. Ce sont des textes tels quels, en gros, qu’ils reproduisent, qu’ils finissent par comprendre à force d’en copier, mais dans l’examen desquels ils n’apportent aucune vue philologique subtile et fine, ou supérieure. De Sainte-Palaye à Méon et même après, nous ne voyons que des fouilleurs, qu’on ne saurait en aucune sorte appeler des guides. Ils sont perdus dans leur sillon ; ils ne portent pas leur regard au-delà. Ils ne contrôlent jamais leur texte moyennant certains principes rationnels. Quand ils sont des transcripteurs exacts, on a ce qu’on peut en attendre de mieux. La comparaison des formes, les vues d’ensemble et de suite, l’idée de lois grammaticales nécessaires, le fil et la clef des étymologies précises, le sens naturel des permutations et altérations dans les mots, les analogies cachées, en un mot l’ organisation de leur sujet d’étude, ils ne s’en doutent pas. Je les ai déjà appelés des praticiens ; ils le sont en effet, et des empiriques.

M. Raynouard, le premier, mit fin à cette méthode désordonnée, qui n’en était pas une, qui n’était qu’une routine, et qui, en supposant un pêle-mêle inextricable, le continuait et le prolongeait. Dans son culte exclusif pour la langue romane du Midi, il ne put la croire sans règles et sans lois : il finit par les découvrir ; il les aurait plutôt, sans cela, inventées. Il inventa réellement l’idéal d’une langue romane intermédiaire, la même et commune chez tous les peuples de langues néo-latines, chez les Français, les Provençaux, les Italiens, les Espagnols, les Portugais, et qui se serait interposée, à l’origine, entre le latin et la langue propre à chacun de ces peuples. S’adressant à eux tous avec sa vivacité méridionale, il s’écriait : « Français ! Espagnols ! Portugais ! Italiens ! et vous tous dont l’idiome vulgaire se rattache aux idiomes de ces peuples, vous êtes sans doute surpris et charmés des identités frappantes, des analogies incontestables que vous découvrez sans cesse entre vos langages particuliers. Permettez-moi de vous en expliquer la cause : c’est qu’il a existé, il y a plus de dix siècles, une langue qui, née du latin corrompu, a servi de type commun à ces langages. Elle a conservé plus particulièrement ses formes primitives dans un idiome illustré par des poètes qui furent nommés troubadours. »

Il imagina donc qu’il y avait eu, au moment où la langue latine expirait, et où naissaient les idiomes modernes, une espèce de langue médiatrice, fille (un peu bâtarde) de l’une, mère très-légitime des autres, qui aurait eu ensuite son développement à part, et son plus direct, son plus précoce et son plus favori rejeton dans l’idiome des troubadours.

Ou, si vous me permettez une autre image, il y aurait eu, à un certain moment, vers le ixe  siècle (et en ce qui est de la langue), un grand lac commun universel, couvrant toute l’Europe méridionale et presque toute la France ; et ce ne serait que par une sorte de dessèchement graduel que se seraient formés ensuite les différents lacs séparés, c’est-à-dire les idiomes distincts.

Mais on ne voit aucune raison suffisante à cette grande uniformité première, et tout indique, au contraire, que la diversité, d’abord, dut être extrême, infinie ; que sur chaque point, dans chaque bassin, les choses ont dû se former d’après quelques conditions générales sans doute, mais aussi d’après les éléments particuliers préexistants et avec des différences que la raison indique, et que deux ou trois mots, une phrase grossière transmise par hasard, dans quelque chronique latine, et commentée à grand renfort de science, ne sauraient effacer ni démentir.

Que si, pour limiter la question au sujet qui surtout nous intéresse, on veut que les langues d’oc et d’oïl se soient fort rapprochées à l’origine et aient moins différé alors que dans la suite, ce n’a pu être qu’à la manière de deux sources qui, sortant d’un même marais (le latin corrompu), étaient naturellement plus voisines, au moment où elles en sortaient, que lorsqu’elleseurent parcouru un long chemin, chacune dans sa direction propre.

L’hypothèse de M. Raynouard est donc aujourd’hui ruinée ; il demeure bien prouvé que la langue d’oïl est la sœur, et non la fille de la langue d’oc, et une sœur qui n’est nullement cadette. Chacune est sortie en même temps de la souche et a poussé de son côté. Mais ce qu’a fait Raynouard d’essentiellement utile par l’ensemble de ses travaux, par sa Grammaire, par son Lexique, ç’a été d’ouvrir (sinon d’accomplir), pour son idiome favori, le cercle des études méthodiques qu’il ne s’agissait plus que d’appliquer parallèlement à l’idiome de l’autre côté de la Loire. Le premier, il a reconnu et indiqué les règles grammaticales, restes et vestiges transformés de l’ancienne syntaxe latine, et qui se marquèrent également aux xiie et xiiie  siècles dans la langue des trouvères. Il a fait voir la conformité des deux langues, et leur égale industrie à cet égard, dans ses Observations philologiques et grammaticales sur le Roman de Rou, publiées en 1829. Cette règle du cas-sujet et du cas-régime dans les noms, que Sainte-Palaye, malgré son immense lecture, n’avait pas soupçonnée, qu’ont niée ou infirmée tant qu’ils ont pu quelques érudits sceptiques, Daunou, Génin même en dernier lieu, et qui est aujourd’hui pleinement démontrée dans les meilleurs textes, c’est Raynouard qui l’a retrouvée le premier, et on peut dire (je donne ici le jugement de M. Littré) « que c’est un des plus grands services qui aient été rendus à l’étude de notre vieil idiome. Sans cette clef, tout est exception ou barbarie ; avec clef on découvre un système écourté sans doute si on le compare au latin, mais régulier et élégant » Un des plus habiles philologues qui ont Irai té de la langue d’oïl, et qui vient d’essayer, dans une savante Grammaire, d’en déterminer les diverses formes, en élevant, pour ainsi dire, les patois à la dignité de dialectes, et en montrant qu’ils ont été réellement tels pendant deux siècles, M. Burguy a voulu venger Raynouard des injustes dédains par lesquels les nouveaux venus remercient trop souvent leurs devanciers en chaque carrière. Dans le tome III de sa Grammaire (publié à Berlin, en 1856) il a dit :

« Je dois réclamer encore en faveur d’un autre de mes compatriotes (il vient de parler de Ménage), qu’on s’habitue aussi à traiter un peu de haut en bas, bien que tous ceux qui ont écrit sur les langues romanes aient puisé à pleines mains dans ses ouvrages : on voit que je veux parler de Raynouard. Nous avons beau jeu, nous autres, pour grouper les mots par ordre de famille, de racine, d’analogie ; nous ouvrons le riche Lexique de la langue des Troubadours, et quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent, nous y trouvons tout ce qu’il nous faut, dans le plus bel arrangement du monde. Quelles que soient les erreurs auxquelles son système l’a en traîné, l’œuvre de Raynouard n’en est pas moins celle d’un homme d’un éminent talent, si l'on ne veut pas lui concéder le génie. »

Nous n’avons rien à ajouter après de tels suffrages. En résumé, Raynouard, dans son patriotisme méridional, a eu une prétention excessive, à la fois ingénieuse et bizarre, qui d’ailleurs, même lorsqu’elle est détruite, laisse subsister le mérite positif du reste de son travail, il faut payer les éclairs de génie, surtout de génie philologique, par ces singularités et ces outrances de système.

Fauriel, qui a rectifié Raynouard, qui l’a réfuté avec avantage sur plus d’un point, et qui était un esprit bien plus ouvert et plus philosophique (Raynouard était surtout doué d’une grande sagacité philologique pratique), a eu sa part de système aussi, ou du moins de prévention. Il a trop accordé peut-être aux grandes compositions provençales, qu’on n’a pas, ou dont on n’a qu’un petit nombre, et il a trop peu accordé certainement aux grandes compositions narratives des trouvères, qui se sont conservées. Dans maint cas douteux, pour cette branche de l’épopée, il a mis l’invention trop absolument du côté de ses troubadours, qui ont déjà pour eux la palme lyrique ; et, comme l’a dit Guillaume Schlegel, « il veut que la France méridionale, féconde en créations poétiques, ait toujours donné à ses voisins et qu’elle n’en ait jamais rien reçu. » Mais que de sagesse d’ailleurs ! quelle étendue ! quelle impartialité dans la discussion de ces questions d’origine ! quelle riche connaissance comparée des langues, quelle analyse ingénieuse et fine des procédés inhérents à l’esprit humain ! comme il a pensé à tout ! comme on sent que ce qu’il sait, il ne le sait pas d’hier ! La manière d’écrire et de composer de Fauriel lui a nui ; il cherchait toujours et il n’en finissait jamais. Pour ces études de littérature de moyen âge, il s’était levé plus matin que tous, et il n’arriva que tard, après beaucoup d’autres. Le jour que Raynouard alla pour la première fois à la Bibliothèque impériale pour y compulser les manuscrits provençaux, ce fut Fauriel (il se trouvait là par hasard) qui lui montra à lire, à déchiffrer les premières lignes du premier manuscrit. Sismondi, qui s’occupait également des littératures du Midi, venu à Paris au commencement de l’année 1813, écrivait à un ami, le 26 de janvier :

« Ce matin, j’ai fait une visite à M. et madame Guizot… M. Guizot m’attendait pour me conduire chez Fauriel, qui est un ami de Benjamin (Constant). Fauriel travaille depuis trois ans à une histoire des troubadours et de leur influence sur le renouvellement des littératures du Midi. Il fait son travail en conscience, avec beaucoup de savoir, et en rassemblant d’immenses matériaux. Son livre pourrait être meilleur que le mien, mais il a un défaut, c’est qu’il ne le fera pas ; il n’a jamais rien publié, et il est incapable d’amener rien à terme. Le nombre de jeunes gens qui ont été ainsi doués par la fée Guignon est considérable ; ils ont de tout, invention, esprit, travail, mais ils ne savent pas circonscrire leurs forces ; ils veulent faire entrer l’univers entier dans chacun de ses parties, et meurent à la peine. Benjamin est de ce nombre ; il ne fera jamais rien qui soit digne de son esprit… »

J’ai voulu vous lire tout le passage, qui est piquant. Quoi qu’en dise Sismondi, Fauriel mena à terme quelques-uns de ses travaux ; mais il ne les acheva point, en effet, à titre d’écrivain : ce fut comme professeur qu’après 1830 il fut mis en demeure par ses amis, par M. Guizot alors ministre et qui le connaissait si bien, de débiter de vive voix ou de lire par cahiers ce qu’il hésitait à considérer comme définitivement écrit et comme digne d’être imprimé en corps d’ouvrage. Depuis sa mort, ses excellents Cours sur Dante, sur la Littérature provençale, ont paru, et il est donné à tous aujourd’hui de puiser à cette science si vraie, si désintéressée, si profonde, où la sagacité et la circonspection se combattent ou concourent avec une honorable candeur.

Les résultats de renseignement de M. Fauriel sur ces origines des langues modernes, et en tant qu’ils s’appliquaient à la langue et à la littérature des trouvères, nous ont été présentés d’une manière plus nette et plus vive, par un des anciens maîtres de cette école, M. Ampère, qui a été, à quelques égards, un Fauriel plus jeune et plus dispos. M. Ampère a cru même quele moment était venu pour lui de donner, sous le titre d’Histoire de la formation de la Langue française, une espèce de grammaire de la langue d’oïl ; c’était un peu tôt, bien que Conrad d’Orell, de Zurich, eût déjà frayé la voie (1830). Des imperfections de détail, des inadvertances d’exécution qui ont été relevées par des critiques gens du métier23, des généralisations trop hâtives, ne sauraient enlever à cette Histoire et au Cours professé par M. Ampère (dont une première partie seulement a été imprimée) le mérite qui tient à la justesse des vues et des directions, à l’ingénieuse fertilité des aperçus.

Cependant, les érudits français purs, j’appelle ainsi ceux qui ne se souciaient pas de travaux allemands, des principes généraux de linguistique, et de cette science de formation récente due aux travaux de Guillaume de Humboldt, de Jacob Grimm et de Franz Bopp, mais qui pratiquaient et maniaient les vieux textes et qu’animait le zèle louable de les produire, allaient leur train et étaient à l’œuvre ; avertis et éclairés par l’exemple de Raynouard, ils portaient désormais dans ces publications une exactitude et un désir de précision que les Méon et les Barbazan n’avaient pas connus. Les services que, depuis près de trente ans, n’ont cessé de rendre M. Paulin Paris, qui tient la tête dans cette armée de travailleurs, M. Francisque Michel, l’infatigable pionnier, qui, pour l’utilité, n’a pas eu son pareil, et bien d’autres, M. Jubinal, M. Trébutien, M. Monmerqué, M. Chabaille, qui surveilla d’abord les textes donnés par Crapelet, M. Le Roux de Lincy, M. de Martonne, M. Edward Le Glay, M. Arthur Dinaux24 ; en Belgique, M. de Reiffenberg, etc.25, méritent la reconnaissance. Ils publièrent textes sur textes, chansons de Geste, chansons proprement dites, lais, fabliaux, miracles et mystères, tout un fonds de littérature longtemps perdu et ignoré, souvent agréable pour le lecteur instruit, et qui appelle surtout l’attention du critique et du philosophe. La règle que se sont imposée ces modernes éditeurs a été, en général, de reproduire fidèlement le manuscrit qu’ils avaient sous les yeux : règle excellente, mais provisoire. Ils ont laissé à d’autres le soin de discuter à loisir et de rectifier, s’il y a lieu, les textes. Or, il y a lieu souvent. Ce second travail est à faire, et ne sera possible (s’il l’est jamais) que lorsqu’on aura une grammaire et un dictionnaire complet de cette langue, si estropiée et simal figurée, même par les copistes du moyen âge.

L’École des Chartes, de laquelle sont sortis plus d’un de ceux que je viens de nommer, produisait de savants élèves qui, devenus maîtres à leur tour, ont porté dans ces questions de linguistique nationale un genre de critique bien essentielle pour contrebalancer les théories absolues des Allemands. Je ne nommerai que le plus spirituel et le plus sûr, M. Guessard, contradicteur net, armé, incisif, excellent redresseur du faux, et guide sur tous les points auxquels il a touché.

Un homme d’un esprit étendu et d’une noble ambition intellectuelle, Gustave Fallot, le premier chez nous, entreprit de donner à des études jusqu’alors partielles, éparses, fragmentaires, un ensemble, une constitution scientifique, et de les mettre en rapport par l’esprit et la méthode avec les travaux des illustres linguistes d’outre-Rhin. « En reprenant le sujet au point où l’avaient laissé M. Raynouard et M. d’Orell de Zurich, non-seulement il a complété, perfectionné, agrandi les recherches de ces deux savants philologues par une foule d’observations très-fines et très-justes, mais encore il a conçu et exécuté sur les dialectes français un travail dont personne avant lui ne paraît avoir eu l’idée26. » Il divisa la langue d’oïl et la rangea en trois principaux dialectes, le picard, le normand et le bourguignon. Cette classification naturelle, qui répond à des diver-silés fondamentales, et que Génin a eu la légèreté de railler, a servi de base, quinze ans plus tard, aux travaux si précis et si solides de M. Burguy.

« Gustave Fallot, dit ce savant grammairien (et je citerai le passage tout entier, comme exposant bien l’état actuel et dernier de la question), Gustave Fallot fut le premier qui essaya de débrouiller le chaos des formes dialectales de la langue des trouvères ; par malheur pour la science, la mort vint le surprendre au milieu de ses travaux, et son ouvrage resta imparfait. Néanmoins ses données sont en général fort exactes, et j’en ai souvent profité. « Les règles grammaticales étaient les mêmes pour tous les dialectes de la langue d’oïl : tous, sans exception, étaient régis par la même grammaire. « Après avoir posé cette règle générale, Fallot divise le vieux langage français en trois dialectes principaux, qu’il nomme non point du nom d’une province dans laquelle ils fussent exclusivement parlés, mais du nom de celle dans le langage de laquelle leurs caractères se trouvent le plus saillants, le mieux réunis et le plus complètement en relief : normand, picard, bourguignon.

« On a prétendu que cette division était beaucoup trop générale ; quant à moi (c’est M. Burguy qui parle), je n’ai rien trouvé qui pût justifier ce grave reproche, Fallot, ne l’oublions pas, avait l’intention d’écrire une grammaire générale des dialectes français et non pas d’un dialecte particulier ; il a donc été obligé de généraliser autant que possible, s’il ne voulait pas accumuler une masse de particularités locales et secondaires, qui auraient fait de son travail une indigeste composition. Sans doute, le dialecte de chaque province, de chaque canton même, mériterait un traité à part et en fournirait aisément la matière ; j’espère que le jour n’est pas éloigné où nous posséderons cette collection aussi intéressante qu’utile. Fallot avait reconnu que les caractères distinctifs du dialecte de telle province se retrouvaient, avec quelques différences secondaires, dans les dialectes de plusieurs autres ; il a fait de celui-là une espèce de type auquel il a rapporté les autres. Je me range à sa manière de voir, et j’ajoute avec lui que les limites des trois dialectes picard, normand et bourguignon, ne correspondaient point avec exactitude aux limites politiques des provinces dans lesquelles on les parlait. »

C’est là, après quinze ans d’intervalle et dans des études encore si mobiles, une confirmation remarquable, et qui montre que Fallot avait eu le coup d’œil supérieur. Ce jeune savant, mort en 1836 à l’âge de vingt-neuf ans, n’eut point la satisfaction de publier lui-même ses recherches : ce furent ses amis qui prirent ce soin et qui donnèrent son livre, resté imparfait, en 1839.

J’ai nommé Génin : il est un de ceux qui s’étaient le plus occupés, dans les dernières années, de ces questions de vieille langue ; il y portait du savoir, de l’esprit, de la passion, et il avait su piquer l’attention du public. Il faut dire que s’il a rencontré juste quelquefois, il s’est trompé souvent. Quand une fois une idée l’a saisi, il n’en démord plus. Il a parlé de Fallot comme d’un homme qui s’égare et fait fausse route ; il a raillé cette classification par patois, par dialectes. En général, Génin, dans ces questions de langue et d’érudition, aimait à prendre quelqu’un à partie, cela l’animait : finge tibi adversarium quemdam. Il ne manquait pas d’en rencontrer sur sa route. Nodier, par exemple, cet homme de tant de grâce et d’esprit, mais étranger aux vraies méthodes, et qui, « dans tout ce qui tient à l’étude des langues, s’est fait remarquer par de bonnes intentions plutôt que par de bons ouvrages » (la définition est de Génin), s’était écrié dans un accès d’enthousiasme pour le simple, comme en ont les littérateurs des époques blasées : « Les patois ont donc une grammaire aussi régulière, une terminologie aussi homogène, une syntaxe aussi arrêtée que le pur grec d’Isocrate et le pur latin de Cicéron. Moins sujets aux caprices de la mode, ils sont peut-être en général plus harmonieusement, plus rationnellement composés. » C’était une boutade. Génin la lui rendit et au-delà, et, opposant boutade à boutade, se déclara contre les patois et en proclama l’étude inutile. Par une singulière contradiction, il combattait en même temps M. Ampère pour avoir tenté de reconnaître et d’établir des règles de syntaxe qui eussent tiré la vieille langue de cette condition irrégulière propre aux patois. Il dit quelque part que le premier auteur du mal est M. Raynouard. C’est le contrepied de ce qu’il fallait dire : M. Raynouard est le premier auteur et promoteur du bien qui s’est fait et qui se continue en cette branche de la linguistique. Génin pourtant a rendu des services ; il a contribué, par l’édition et la traduction qu’il en a données, et par l’encadrement un peu artificiel qu’il y a mis, à populariser parmi les lettrés la Chanson de Roland. Il lui a même créé, à force de bonne volonté, un auteur distinct, Théroulde, l’abbé Théroulde ou le père de cet abbé ; il en a presque fait quelqu’un. Mais c’est surtout dans ce qu’il dit de la langue pour les siècles suivants, pour la fin du xive et pour le xve  siècle, dans cet âge de la farce de Pathelin, qu’il a eu de bonnes observations de détail, et qu’il a ressaisi par endroits le fil de la tradition. Il a proposé, notamment, sur la prononciation de nos pères, tout un système ingénieux, tantôt plausible, tantôt contestable27. Dans son livre des Récréations philologiques, on trouve, dit M. Littré, « une érudition quelquefois paradoxale, souvent heureuse, toujours spirituelle. » En in mot, Génin a quelquefois raison avec esprit sur des points particuliers28.

Il est temps de signaler le progrès qui s’est fait depuis Fallot dans ces intéressantes études. Je le rapporterai volontiers au nom de M. Littré, non pas que je veuille attribuer tout l’honneur ou même le principal honneur (jusqu’ici) à ce savant aussi équitable qu’éminent, qui, intervenu depuis une dizaine d’années seulement dans ces questions, repousserait un éloge excessif, mais parce qu’on lui doit d’avoir enfin un pont régulier établi entre la philologie d’outre-Rhin s’appliquant aux langues romanes et la pratique française. Il a, depuis quelques années, dans d’excellents, et parfois admirables articles (je ne crains pas de risquer le mot) du Journal des Savants, analysé les travaux des Diez, des Fuchs, et tout récemment ceux de M. Burguy, en y joignant ses propres vues et remarques. Il nous met à même de bien mesurer les pas qu’on a faits et ceux qui restent à faire, auxquels il est en voie autant que personne de contribuer.

Avec ces savants d’outre-Rhin, M. Littré a un rapport essentiel de ressemblance. Il pense avec la plu-part d’entre eux que dans la transformation de l’ancien latin, dans ce renouvellement d’où sont nés les quatre idiomes vulgaires, provençal, français, italien, espagnol, il y a lieu de constater plus d’ordre et de régularité qu’on ne le soupçonne d’ordinaire. Dans ce grand choc que les invasions multipliées donnèrent à l’édifice île la langue latine comme à tout le reste, et qui semblait d’abord devoir tout confondre, il estime qu’après tout les influences destructives et dispersives ne prévalurent pas. Il aime à constater les ressemblances entre le provençal, le français, l’italien, l’espagnol, les tendances connexes de ces quatre langues. Toute part faite à la corruption, à l’ignorance, il préfère toutefois au mot de barbarie (pour exprimer ce qui s’est passé dans ce sourd et lent travail) les termes plus physiologiques de décomposition et de recomposition. Il compare encore ce grand phénomène aux formations géologiques : « Ce ne sont pas, dit-il, des amas çà et là disséminés par l’action turbulente et saccadée de mille courants variables, mais ce sont des dépôts lents et uniformes produits par l’action également lente et uniforme de vastes mers et de grands lacs. » Il cherche et retrouve la filiation jusque dans le désordre apparent ; il la dégage et la démontre souvent avec bonheur à travers tous les déguisements qui la masquent, et les irrégularités qui sautent aux yeux. Un avantage de cette méthode courageuse, inquisitive, c’est qu’en insistant pour ressaisir plus peut-être qu’on ne peut atteindre, on trouve certainement plus de choses que si tout d’abord on désespérait.

M. Diez, de Bonn, qui s’est dès l’origine occupé des troubadours, a produit surtout de beaux et consciencieux travaux sur l’étymologie des idiomes modernes néo-latins. Il appartient à cette école qui, cherchant dans une exacte comparaison des langues sorties du centre de l’Asie, des langues indo-européennes, les affinités fondamentales, a eu le mérite de tirer l’étymologie du vague domaine de la divination, et de l’asseoir sur des principes certains. Considérant par exemple un mot commun au français, au provençal, à l’italien, à l’espagnol, il s’attache à rendre compte des formes qu’il a prises, à suivre pas à pas chaque lettre qui entre dans la composition. « C’est une opération (observe M. Littré) analogue à l’analyse chimique de la substance mise dans le creuset et réduite en ses éléments ; le chimiste doit retrouver le poids équivalent. Ici les éléments sont les lettres, et l’analyse est incomplète et partant incertaine, tant que les éléments n’ont pas été rigoureusement retrouvés. Cette exactitude n’est possible qu’à une condition, c’est que chaque langue aura un système qu’elle suivra, et que les permutations ne seront pas indéterminées d’une langue à une autre. Cela est en effet, et l’expérience le démontre. »

M. Diez excelle en cette sorte d’analyse linguistique délicate ; M. Littré l’y suit de près et l’y rectifie souvent.

Il y a une loi : « L’accent en latin (vous le savez) est sur la pénultième quand cette pénultième est longue et l’antépénultième quand la pénultième est brève. Eh bien, cet accent latin a exercé la plus grande influence sur la formation de la langue française : il a constamment déterminé la conservation de la syllabe sur laquelle il portait, de sorte que les retranchements et les contractions ont agi sur les syllabes non accentuées dans le latin. »

Pour peu qu’on y réfléchisse, on voit que cela devait être. Quand on n’écrivait plus, quand on ignorait l’orthographe du mot, quand on ne démêlait plus bien les cas, les désinences, le mot s’est altéré, s’est déformé, s’est tronqué. Mais autour de quelle syllabe s’est-il ainsi contracté, croqué en quelque sorte (corripere), sinon autour de celle sur laquelle portait l’accent, l’âme du mot ? Ainsi, du midi au nord, le mot masculus, par exemple, est devenu : en italien, maschio ; en espagnol, macho ; en provençal, mascle ; en français, mâle ; en wallon (c’est-à-dire dans l’extrême français du pays de Liège, faisant pointe entre l’allemand et le flamand), mâie 29.

Dans cet exemple parfait et en quelque sorte idéal (et par malheur tous les mots ne se prêtent pas à un tel rangement), on suit l’altération qui a eu lieu sur toute ]a ligne, au gré des prononciations, — j’allais dire des mâchoires — plus ou moins souples, faciles, lentes, paresseuses. A la fin, il ne reste plus que la syllabe accentuée qui a fait noyau.

Pourtant l’on rencontre quelques exceptions, c’est-à-dire quelques cas qui prouvent qu’au moment de la transformation, les populations accentuaient certains mots, déformés déjà, autrement que ne faisait la latinité : rogitus pour rogatus, provitus pour probatus, etc.

Car, en beaucoup de cas, les mots ne dérivent que médiatement du latin, et il a existé un mot qu’on peut appeler bas-latin et qui sert d’intermédiaire. Mais M. Diez a grand soin de distinguer deux sortes de bas latin : « L’un, qui appartient aux premiers siècles, alors que les langues populaires étaient plus voisines de la source latine : celui-là est une mine féconde. L’autre, dû aux notaires et aux moines, alors que les langues nouvelles commençaient à s’écrire, est dénué d’importance. » La haute période du bas-latin était une époque encore vivante.

Quand je parle de l’accent latin déterminant le point essentiel des mots dans le travail de transformation, il n’est pas question, bien entendu, des mots qui ne s’introduisirent que tard depuis la Renaissance, et qui sont copiés et pris du latin lu et non parié. Ainsi, en français, on a fait de minimus, minime ; durbanitas, urbanité ; de grandiloquentia, grandiloquence ; de jubilare, jubiler, etc. Ces mots-là sont des mots morts qu’on a calqués à plat sur le papier30.

« En mettant rigoureusement sur le terrain de la mutation des lettres et des formes l’étymologie des langues romanes, M. Diez a travaillé à augmenter la précision des recherches et des résultats, et plus que jamais il faudra, dans les investigations qui auront ces langues pour objet, suivre maintenant son exemple31. »

Fuchs, qui a consacré un livre à l’étude de la transmission du latin aux langues romanes, a mis en avant une opinion, une doctrine qui, bien qu’elle semble d’abord excessive, a trouvé des partisans éclairés. Il pense « que les langues romanes sont une évolution naturelle du latin, qui s’est opérée à peu près comme si les Barbares n’étaient pas intervenus, et par la marche simultanée, bien que contraire, d’un latin classique qui s’éteignait, et d’un latin vulgaire qui se perfectionnait. Dans ce système, dont il a été le principal défenseur (je me sers de l’exposition qu’en a donnée M. Littré), on considère toutes les modifications qu’a subies la langue latine pour devenir langue romane comme un produit régulier de la loi de changement. En d’autres termes, ce n’est point le mélange et l’influence des Barbares qui ont causé des altérations ; ce n’est pas la décadence politique et intellectuelle de l’Empire qui a réagi sur le parler et y a introduit toutes sortes de fautes contre l’analogie ; il n’y a eu dans ce grand phénomène ni vicieuse intervention de l’étranger, ni appauvrissement graduel des sources du savoir et de la grammaire : mais les germes analytiques qu’on peut voir poindre sous la forme synthétique de l’idiome latin se sont développés. Et pour tout dire, quand même l’Empire, au lieu de succomber sous l’effort de ses ennemis et d’être en proie à une longue invasion, eût continué à exister ou se fût dissous par la seule réaction des éléments contenus en son propre sein, le latin ne s’en serait pas moins transformé en langues romanes avec tous les caractères qu’elles possèdent. Ces langues sont pures dans leur transmission ; elles ont suivi, ou plutôt le latin a suivi en elles une marche nécessaire et ascendante, qui l’appropriait au nouvel esprit des temps nouveaux. C’est devant influence qu’ont disparu les cas et le passif. Les différences ne sont pas des solécismes ; l’analogie a été non faussée, mais étendue, et entre le latin et le roman, il ne faut admettre qu’un néologisme qui devint de jour en jour plus indispensable32. »

Il y a au fond, et derrière ce système, tout un système philosophique de la perfectibilité de l’esprit humain, qui le domine et qui l’enhardit. — Mais même de ces systèmes excessifs, quand ils sont maniés et appliqués par des hommes de talent et de forte étude, il reste toujours de certains points acquis et de profitables dépouilles, comme de ces conquêtes poussées trop loin et dont on est forcé de rendre une partie, mais dont on garde quelque chose.

M. Burguy, le savant auteur de la Grammaire de la Langue d’oïl, s’est rangé (ce qui étonne un peu) à l’opinion de Fuchs. Cet habile grammairien pense, comme lui, que les langues romanes sont un développement organique du vieil idiome latin vulgaire. Pour preuve de l’étroite liaison qui existe entre les langues romanes et ce vieil idiome vulgaire latin dans le genre des substantifs, il cite les mots : frons, le front, masculin dans Plaute ; pulvis, la poudre, féminin dans Ennius ; cupressus, laurus, masculins dans Ennius. Ces genres, qui ont changé depuis dans le latin littéraire, se retrouvent les mêmes dans le français. Ce sont là, il faut l’avouer, des analogies bien légères et bien lointaines.

M. Littré, tout en inclinant à la conclusion de M. Burguy, que « les langues romanes doivent être considérées comme un progrès sinon total, du moins partiel, par rapport à la langue latine », n’accueille pas sans de grandes réserves cette idée d’évolution et cet idéal de pureté. Il fait la part irrécusable de la période de corruption, de dégradation, d’écrasement ; mais aussi il admet un autre agent latent, progressif, analytique, conforme à la marche et à l’exigence croissante de l’esprit humain : « Ainsi, dit-il, dans ces langues novo-latines33 qu’au premier abord on prend pour des types dégradés, on voit apparaître l’un des éléments les plus précieux pour la précision et la clarté, à savoir l’article. L’article manque en latin, et c’est certainement une imperfection réelle ; mais il existe dans les langues romanes, chez qui c’est certainement aussi un perfectionnement. » Vous savez, messieurs, qu’à l’époque la plus brillante et la plus pure de la langue latine, Auguste était tellement préoccupé de la clarté et de la précision qu’il sentait bien que cette noble langue n’avait pas au même degré que la dignité ou la grâce, qu’il n’hésitait pas à ajouter des prépositions aux verbes, à répéter les conjonctions : « Præcipuamque curam duxit, sensum animi quam apertissime exprimere : quod quo facilius efficeret, aut necubi lectorem vel auditorem obturbaret ac moraretur, neque proepositiones verbis addere, neque conjunctioncs sœpius iterare dubitavit, quoe detractae afferunt aliquid obscuritatis, etsi gratiam augent34. » Les langues romanes, le vieux français en particulier, tout en défigurant à tant d’égards et en étant si prodigieusement loin de valoir la langue d’Auguste, s’acheminaient du moins à répondre, en fait de clarté et de précision, à la grande préoccupation d’Auguste.

Je ne fais que vous poser toutes ces questions, non pour vous les résoudre, non pour les discuter même en grand détail devant vous, mais pour vous avertir qu’elles sont posées, et pour que quelqu’un de vous, un jour peut-être, s’y applique et se fasse honneur à son tour dans ces études ingénieuses et sévères qui exigent, vous le voyez, la connaissance approfondie de la latinité, — de toutes les latinités. Je ne suis et ne puis être que le doigt qui indique le chemin.

M. Littré promet de donner, d’ici à un an ou deux, un Dictionnaire complet de la langue française, y compris la vieille langue : le Glossaire de Roquefort n’est qu’une ébauche dès longtemps insuffisante. Ce Dictionnaire, tel qu’on peut l’attendre de M. Littré, joint à la Grammaire de M. Burguy, fournira un nouveau point de départ et une nouvelle base solide aux travailleurs.

Je ne dois pas vous dissimuler que ces résultats assez imprévus, et plus précis qu’on n’était accoutumé à les obtenir et à les attendre en pareille matière, n’ont pas commencé à se produire sans soulever des objections parmi nos érudits. Un homme du plus grand mérite et des plus savants, qui l’est presque trop, tant il sait de choses à la fois, et que j’aurais déjà dû nommer, si je ne l’avais tenu en réserve pour ce moment, M. Edélestand Du Méril, qui a publié lui-même des ouvrages approfondis sur le moyen âge français et bas-latin, et qui a regardé de très-près à toutes ces questions d’origines, a exprimé des doutes, et soutenu que tenter d’appliquer à notre vieux français cette rigueur grammaticale, cette précision philologique, vouloir en traiter les textes manuscrits comme l’on a fait les livres venus de l’antiquité, c’était rapprocher des choses profondément dissemblables, c’était faire une création rétroactive, supposer aux monuments du vieux français une pureté systématique qui lui est le plus étrangère, et chercher, dans ce qui est de soi informe et variable à l’infini, un ordre et une règle qu’on peut y mettre à toute force, mais qui ne s’y trouvent point35. De telles objections, qui nous avertissent nous-mêmes de ne nous avancer en tout ceci qu’avec prudence, me feraient encore plus d’impression, je l’avoue, s’il ne me semblait qu’elles supposent entre d’aussi estimables hommes d’étude plus de dissidences qu’il n’en subsistera après éclaircissement, et je ne doute pas que les esprits sévères auxquels elles s’adressent ne soient disposés à tenir compte de tout ce qu’il y aura de fondé dans une opinion qui se fait plus contraire qu’elle ne peut l’être : car enfin on ne dit pas, d’un côté, qu’il n’y a, du xie au xiii e siècle, qu’une seule langue française uniforme, de même que, de l’autre côté, on ne peut pas vouloir dire qu’il y a autant de langues françaises différentes qu’il y a de manuscrits ou de clochers.

Quand je vois la Commission de l’Histoire littéraire de France composée comme elle l’est aujourd’hui, et les écoles diverses, les diverses qualités d’esprit si bien représentées en son sein, sous la présidence du respectable M. Victor Le Clerc, qui y est autre chose encore qu’un modérateur et arbitre, qui est un travailleur zélé et qui a su trouver pour les monuments de nos vieux âges une flamme égale à celle qu’il eut jadis pour Cicéron ; quand je vois M. Paulin Paris à côté de M. Littré, j’ai bon espoir ; il me semble que c’est d’un concours et non d’un conflit que sortira le progrès désiré, et que l’expérience, l’esprit philosophique, la méthode philologique et la pratique consommée des textes s’appuient de tous côtés, se corrigent et se complètent :

……………………. Alterius sic
Altera poscit opem res, et conjurat amice

Il ne me reste plus qu’à mentionner un livre tout récent, produit direct de l’érudition française, celui de M. de Chevallet, qui, reprenant la question au point où l’avait laissée Fallot, l’a traitée avec une méthode tout expérimentale, n’a épargné ni recherches ni comparaisons de toutes sortes, pour discerner les éléments du vieux français, élément latin, celtique, germanique, pour en établir le compte autant que possible et en fixer les proportions, pour faire l’histoire et dresser comme l’état civil des mots provenant des trois races ; et l’auteur s’y est consacré avec une telle ardeur, il s’est tellement prodigué de sa personne dans des voyages et des séjours en divers pays, partout où il espérait recueillir des vestiges utiles, qu’il s’y est à la lettre consumé : la mort l’a saisi comme Fallot à la fleur de l’âge, mais du moins après qu’il avait pu voir ce premier et considérable résultat de son effort conduit à bonne fin et couronné. Le livre de M. de Chevallet, plein de faits, de considérations prudentes, incontestables, me paraît être l’œuvre la plus complète d’un homme sorti de l’école française et formé à la méthode de M. Guessard.

J’ai voulu, messieurs, dans ce long exposé, vous donner une juste et pleine idée de l’importance du problème qui se présente d’abord à quiconque veut étudier la littérature française à son origine. Maintenant, ce problème, qui en est un, à proprement parler, de haute chimie linguistique, je ne le traiterai pas à fond devant vous. En fussé-je capable, ce ne serait point le lieu : car notre objet et notre devoir, bien que nous ne soyons point ici pour cueillir seulement des fleurs, et que nous ne craignions point de rechercher les racines, c’est avant tout de vous offrir et de vous faire goûter les fruits. Ces fruits de la littérature dumoyen âge, nous y atteindrons le plus tôt possible ; après avoir passé par les rudiments indispensables et nous être rendu compte, seulement pour la bien comprendre, de la question primordiale et de formation, nous arriverons après deux ou trois journées, nous nous arrêterons devant les premiers monuments, et de ceux-ci nous passerons à d’autres, et ainsi de suite sans plus cesser, en quête par-dessus tout de l’excellent : car, encore une fois, nous sommes ici pour professer la langue, la littérature cultivée, perfectionnée, celle qui ne reste pas à l’état acéphalique, anarchique, mais qui a une tête, qui, maîtresse d’elle-même, se gouverne, réagit en tous sens et s’impose, qui enfin, comme la race et comme l’esprit français qu’elle représente, a et gardera longtemps, nous l’espérons, son unité, sa grandeur et son empire.