(1906) Les œuvres et les hommes. Poésie et poètes. XXIII « Émile Augier, Louis Bouilhet, Reboul »
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(1906) Les œuvres et les hommes. Poésie et poètes. XXIII « Émile Augier, Louis Bouilhet, Reboul »

Émile Augier, Louis Bouilhet, Reboul 17

I

Nous voudrions parler de quelques livres avec lesquels nous sommes en retard. Si nous choisissions nos sujets de critique, s’il nous était loisible de faire planer seulement notre examen sur les ouvrages considérables ayant réellement une importance, soit dans le bien, soit dans le mal, nous ne parlerions jamais d’une foule de productions sans portée et sans caractère. Nous ne ferions pas de l’entomologie littéraire, et nous laisserions sécher et périr les insectes. L’oubli viendrait à certaines œuvres sans que nous y missions obstacle. Nous n’épitapherions pas leur néant. Malheureusement un bulletin bibliographique ne se fait pas uniquement avec du libre arbitre et de l’intelligence ; il doit subir l’ordre ou le désordre des publications de chaque jour. Il faut qu’elles viennent comme elles peuvent s’entasser et se presser dans ce cadre étroit, kaléidoscope sans éclat et sans variété de sottises et de choses médiocres ! Il est des badauds ou des railleurs qui appellent cela donner une idée de la marche de l’esprit humain.

II

Parmi les tard venus à cette place, il en est un pour lequel le succès est partout venu vite, et qui pourrait s’appeler, comme Masséna, l’enfant chéri de la Victoire. Ce n’est pas cependant littérairement un Masséna ni rien qui y ressemble, un de ces esprits obligés à se battre en lion pour conquérir dans la littérature une place d’où l’on ne descend plus. Émile Augier est un type de talent moins combatif et plus doux. Dernièrement nommé à l’Académie, Augier est entré là comme il est entré au théâtre, comme il est entré dans la faveur de l’opinion. Il ne s’est donné que la peine d’entrer, voilà tout ! En ce moment, ne passe-t-il pas pour le premier poète comique de ce temps, — peu comique d’ailleurs ? Il est vrai que Picard et Collin d’Harleville passèrent aussi pour de grands poètes comiques, et n’ont plus aujourd’hui qu’un nom qui finira par sombrer aussi comme leurs œuvres.

Du reste, nous n’avons pas à juger ici l’écrivain dramatique. Il appartient à une autre plume que la nôtre. Mais l’auteur de La Ciguë et de Gabrielle ne se contente pas d’être un faiseur de comédies faciles, un Aristophane inoffensif et lâché d’une époque qui n’aime l’énergie que sous les murs de Sébastopol : il est aussi poète lyrique et élégiaque à ses heures. Il a publié un volume qu’il intitule, avec assez de fatuité : Poésies complètes 18, et dans lequel l’esprit de l’auteur et ses forces vives se sentent mieux. On en est plus près. Le théâtre est le pays des illusions ; on a celle de la perspective ; on a le magique truchement de l’acteur quand il sait bien dire ; on aie métier, les rubriques du métier, qu’on y prend si souvent pour du talent et de l’invention, car on ne sait pas assez de quels trucs et de quelles vieilles surprises connues, et faisant toujours le même effet sur l’infatigable public, se composent la plupart des œuvres qu’on y applaudit. Ce jeu de cartes biseautées se coupe toujours de la même façon, tandis que, hors la scène, il faut au moins une inspiration personnelle d’une valeur quelconque et une puissance relative de langage, pour être compté parmi les écrivains d’imagination et les poètes.

Or, en définitive, quelle est celle d’Émile Augier, parmi les poètes actuels du xixe  siècle, dont le xxe ne se souviendra pas ?… Telle est la question que nous ne craignons pas de poser devant sa jeune gloire… Comme les diverses manifestations de l’esprit n’en changent jamais la nature, la place d’Augier dans la poésie lyrique et élégiaque nous semble devoir être identiquement la même que dans la poésie dramatique, — moins les retentissements d’un succès, toujours plus sonores à la scène qu’ailleurs ! Dans l’une comme dans l’autre de ces poésies, Augier est, en effet, le même poète sans idéal et sans profondeur. C’est essentiellement le poète du bourgeois. Il le rend heureux ! Nous avons signalé plus d’une fois cette tendance qui est partout maintenant, dans les arts, la philosophie, la littérature, et que nous avons nommée le bourgeoisisme. Eh bien, Augier, comme Ponsard, est le poète de cette tendance, de même qu’Henri Martin et Amédée Thierry en sont les historiens ! Les premiers vers du recueil que nous avons sous les yeux sont adressés à Ponsard, et cela devait être, la sympathie n’étant jamais que l’amour du soi que l’on reconnaît chez les autres :

Jeune homme fortuné de qui la muse antique
N’a pas de corps secret ni de voile pudique,
Dis-moi près de quel bois, au bord de quel ruisseau,
Tu la surpris, baignant ses pieds polis dans l’eau,
Et lorsqu’elle fuyait, confuse d’être nue,
Par quels discours charmants elle fut retenue !
Sans doute, tu lui dis…

Ce « sans doute tu lui dis » est Augier tout entier dans un seul mot et donne, sans plus nous faire attendre, une idée de son tour poétique et des ressources de la langue qu’il parle. Il faut bien le dire : cette langue n’a ni invention, ni vie, ni formes nouvelles. Quand on est d’un temps où une école sans idées, mais non pas sans talent, a voulu faire entrer toute la poésie dans l’expression et est arrivée à produire, dans le maniement de la langue, d’incontestables beautés de détail, il n’est pas permis, quand on est soi-même sans idées, d’écrire des vers aussi dénués d’organisme et de correction forte que l’auteur des Poésies complètes. Cela rappelle trop le mot de Rivarol : « C’est là de la prose où les vers se sont mis.  » Et encore, nous connaissons beaucoup de proses d’un tissu plus serré, plus étincelant, plus ferme et plus souple que ces molles poésies sans articulation et sans relief. Le vers d’Augier est fluide ; mais il n’est pas pur. Il coule, il coule… mais il n’a ni la langueur endormie des larges rivières, ni la fougue des torrents, ni les caprices des cascades.

Or, couler seulement n’est pas une force : c’est même quelquefois une faiblesse. Augier appartient, par le manque de personnalité vigoureuse et cette facilité déplorable qui charme les sots et qui explique sa fortune, à cette race d’esprits de troisième degré qui sont entre les poètes et le public, — mais plus du côté du public que du côté des poètes, et qui, descendant la poésie, toujours un peu altière, jusqu’au niveau des gens médiocres, diminuent, dans leurs productions décolorées, l’éblouissante et insupportable originalité des maîtres et la font accepter aux débilités qu’elle épouvante. Faire accepter la poésie en l’abaissant, voilà le secret du succès d’Émile Augier ! de ce succès qui sera éphémère. Il coupe avec de l’eau de Seine ce vin généreux, mûri par le soleil sur les rampes ardentes des volcans, et il épargne un mal de tête aux bourgeois, pleins de reconnaissance. Les poésies tendres ou galantes du recueil que nous venons de lire sont très certainement inspirées par Alfred de Musset ; mais c’est de l’Alfred de Musset sans cette fringance hardie et parfois cette divinité d’images qui marque sa poésie, malgré ses irrégularités et ses faiblesses, d’un inextinguible rayon. C’est de l’Alfred de Musset sans la grâce de ses éperons d’or ; de l’Alfred de Musset mis à pied et au niveau de la bassesse générale des imaginations, ne choquant plus personne par sa supériorité même. Si, au lieu d’être un enfant du xixe  siècle, Émile Augier eût appartenu à une autre époque, il eût fait, sans y rien changer, tout ce qu’il a fait dans la sienne. Ce qu’il est à Musset, il l’aurait été, par exemple, à Delille, à la fin du xviiie  siècle. Il l’aurait affaibli en le rappelant. Il aurait écrit peut-être quelque chose comme Le Printemps d’un Proscrit, mais il n’aurait pas été Michaud pour cela ; car Michaud valait mieux que ses vers. Le destin d’Augier — partout où vous le supposiez dans l’histoire littéraire — serait d’être toujours le caméléon de quelqu’un ; mais le caméléon malade, qui ne prend que la moitié de la couleur qu’il emprunte, et qui la dissout et la ternit en nous la renvoyant.

Son livre doit être signalé d’autant plus aux jugements de la Critique, qu’il est d’un bon exemple qu’on sache, au moment où Augier vient d’être nommé à l’Académie, ce que la langue française doit à un pareil poète. Le livre en question, imprimé en 1856 (c’était hier !), porte, il est vrai, une préface en vers de 1852 ; mais nous n’acceptons pas plus pour ces Poésies complètes d’Augier que pour les Odes funambulesques dont nous parlions récemment, la fin de non-recevoir tirée de la longueur du temps qui s’est écoulé depuis qu’un livre a été produit, et que certaines personnes trop indulgentes invoquent au bénéfice de l’écrivain. A nos yeux, dès qu’un homme édite ses œuvres de jeunesse, c’est qu’apparemment il les croit dignes de sa maturité, et c’est que le temps ne l’a pas rendu plus grand qu’elles. Règle générale et absolue, nos œuvres ont toujours l’âge que nous avons quand nous les lançons dans le public. D’ailleurs, nous défierions bien Augier d’être autre chose que ce qu’il est, c’est-à-dire, en deux mots, invariablement et irrémissiblement, un poète de carton-pâte modelant en petit des sujets connus, je ne sais quel faux bellâtre sans physionomie sincère et profonde, — qui n’est pas plus la beauté d’un poète que la cire du cabinet de Curtius qui veut jouer la vie n’est un homme !

III

Passons maintenant à un autre imitateur ! Louis Bouilhet est aussi un de ces jeunes fortunés, comme dit si lyriquement Augier à Ponsard, qui savent imiter et réussir… parce qu’ils imitent. Lui aussi, comme Émile Augier, n’a pas attendu son succès, et peut-être, lui aussi, qui sait ? entrera-t-il de bonne heure à l’Académie ?… Sa Madame de Montarcy, qu’il n’est pas plus dans nos attributions de juger que le théâtre d’Augier, est une imitation de la manière dramatique de Victor Hugo, comme son poème de Melænis 19 une imitation de Musset (encore Musset !), mais Musset sous un jour nouveau, abordant, avec l’air cavalier du dandy moderne, le monde antique si imposant et si grandiose, même alors qu’il va s’écrouler. Louis Bouilhet a moins dégradé, moins émoussé qu’Augier la couleur de son modèle volontaire ou involontaire. Il est d’une nature plus virile, plus à tous crins, que celle de l’auteur des Poésies complètes. Son accent est donc plus animé et plus chaud, mais, après tout, c’est le clair de lune d’un homme qui a été lui-même un clair de lune, et nous demandons ce que, de clair de lune en clair de lune, doit devenir, dans un temps donné, la vie de la littérature… On a beaucoup parlé de l’originalité de Musset, et ce n’est pas là son plus grand mérite. Il a dit lui-même, dans un passage charmant et souvent cité, mais en se moquant du lecteur qui le lui pardonne, que « son verre n’était pas grand, mais qu’il buvait dans son verre  ». Et cela est doublement faux, car son verre est énorme, et c’est celui de lord Byron ! La gloire d’Alfred de Musset, c’est d’avoir hérité du crâne joyeux et triste des orgies de Newstead et d’y avoir pleuré, tout en y buvant, les plus belles larmes qui aient jamais été versées dans une coupe pleine d’ivresses, depuis les larmes du roi de Thulé. Malheureusement pour Louis Bouilhet, de pareilles larmes ne s’imitent pas. Elles ressemblent trop à l’émotion et à l’âme qui en sont les sources. On a cette âme ou on ne l’a pas ; mais on ne la fait pas venir. Ce qui s’obtient et ce qui s’imite, c’est la manière de rire et de parler au corps avec le corps, de briser son vers, de l’enlever et de lui donner sa tournure. Dans cet ordre de faits, l’imitateur laborieux peut réussir, et Bouilhet a prouvé qu’il en avait eu la ténacité et la souplesse.

Pour ne parler donc que des procédés d’une poésie toute en procédés, — par le mètre, par le mouvement, par la crudité des tons, par la hardiesse dans la nudité du détail, — Louis Bouilhet nous donne les bas-côtés du talent de Musset assez réussis. Pas plus que l’auteur des Contes d’Italie, de Namouna et de Mardoche, il ne se soucie de la moralité poétique ou humaine ; mais, au sein de la débauche que sa muse (une sous-lorette !) aime à peindre, il ne lui passe jamais sur le front, comme au chantre de Rolla, de ces lueurs sublimes d’un ciel auquel il ne croit plus.

Le sujet de Melænis est l’histoire vulgaire, quoique tourmentée, d’une courtisane (l’éternelle courtisane !) dont l’amant se fait gladiateur et se trouve en face d’un inceste quand il s’agit d’épouser la femme qu’il aime… Mais cette histoire, qui aurait pu être dramatique et touchante, surtout à l’heure où le christianisme, sortant comme une aurore des Catacombes, commençait de jeter, avec ses premiers rayons, dans les âmes, les troubles d’une vertu et d’une pudeur inconnus à cet effroyable monde romain qui finissait, cette histoire n’est pour Bouilhet qu’un prétexte : son vrai but, c’est de nous décrire le luxe inouï et les derniers excès d’une société dont les vices sont restés l’idéal du crime, et qui tombe, ivre-morte du sang dont elle a nourri ses murènes, sous la table de Lucullus.

Venu l’un des derniers de cette école plastique dont Gautier est le chef puissamment correct et presque radieux, Bouilhet n’a vu la société romaine que par ses côtés matériels d’art compliqué et de corruption colossale : aussi a-t-il reproduit avec la science d’un antiquaire l’inventaire éclatant ou immonde de cette société au temps des empereurs, et s’est-il perdu dans cette abominable immensité. Où est la poésie dans tout cela ?… Est-elle dans des difficultés d’expression vaincues ? Est-elle dans le sentiment qui circule à travers les différentes parties du poème et veut à toute force les animer ; dans cette fausse humour de parti pris, cette petite ironie juanesque qui jure si fort avec le sérieux terrible de cette société qui ne riait pas, elle ! et avec laquelle l’homme qui plaisante, s’il n’est pas Tacite, — un plaisant grave, — a toujours l’air de gaminer ?… Selon nous, ce poème de Melænis n’a aucune des qualités qui font vivre les œuvres, et nous ne croyons pas que le poète les ait davantage. Dans tout début, en effet, si mauvais et si gauche qu’il puisse être, il y a comme le crépuscule incertain, mais lucide à quelques points de l’ouvrage, du talent qui fera lumière plus tard ; mais ici, au contraire, rien d’incertain. L’espèce de talent que Bouilhet y déploie est consommé à sa manière. Ce talent grandira-t-il ? se doublera-t-il ? Ce sont là des questions d’assez peu d’importance. Mais il ne changera pas de nature, et cette nature, comme l’intérêt que le poème inspire, est radicalement inférieure.

IV

Cette imitation des deux à trois grands poètes du siècle, qui résume, en ces derniers temps, le stérile mouvement des imaginations poétiques, Reboul, plus que personne peut-être, était pour y échapper. Reboul, le célèbre boulanger de Nîmes, avait chance, à moins d’efforts qu’aucun autre écrivain, d’être personnel et original, pour peu qu’il eût dans la tête ce que madame de Staël appelait « l’étincelle divine  ». D’origine, il n’était pas lettré, et malheureusement il l’est devenu. Il a voulu l’être, et ce qu’il y a gagné de connaissances n’a pas payé ce qu’il y a perdu de fraîcheur d’idées et de virginité intellectuelle. Les Traditionnelles 20 sont des poésies de poète. On y cherche en vain l’homme spontané et fruste qu’on y voudrait, « ce génie dans l’obscurité », comme l’avait nommé un peu trop vite Lamartine. On n’y trouve qu’une voix du temps et un écho de plus des Méditations et des Harmonies, lesquelles ont produit tant d’échos ! Reboul, ouvrier des villes, devenu bourgeois, n’est pas et ne pouvait être le Burns de la France. Indépendamment du génie très particulier, très vigoureux et très profond, qu’il fallait pour cela, il fallait de plus une aire d’observation proportionnée à ce genre de génie, c’est-à-dire une de ces vies naïves, primitives et fortes, que dans les villes on ne connaît plus. Burns avait épousé avec une insouciance vaillante sa destinée. La gloire de son génie est d’avoir toujours fait bon ménage avec elle. Il n’a pas cessé d’être un vrai paysan, un vrai jaugeur de bière, écrivant, sous le coup de l’inspiration la plus désintéressée, ses admirables chansons de vieux ponts, de vieux diables et de vieux mendiants, pour les jeunes filles et les meuniers de sa patrie, et non pour les cercles choisis et savants de Londres et d’Edimbourg. Or, pour Reboul, et même pour Jasmin, qui a plus de terroir que Reboul, la gloire se fabrique à Paris. Les Traditionnelles, publiées à la date de 1857, sont un recueil de vers souvent pleins de largeur, d’élévation, de sentiment chrétien qui est une poésie, — mais auquel l’auteur n’en ajoute pas une autre, — de mouvement lyrique accentué, mais dans une sphère d’idées déjà parcourue. L’imitation fatale ou libre, mais l’imitation, qui est la débilité de l’esprit poétique, et pourtant une des qualités de sa faiblesse, place ce volume à côté de ceux d’Émile Augier et de Louis Bouilhet, et ce qui l’en sépare n’est que la différence des poètes qu’ils imitent. Reboul imite Lamartine, comme Bouilhet et Augier imitent Musset. Mais tous les trois donnent, chacun à sa façon, une note déjà entendue ; tous les trois mettent en relief ce signe du temps : l’absence de l’originalité !