(1878) Les œuvres et les hommes. Les bas-bleus. V. « Chapitre XIX. Mme Louise Colet »
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(1878) Les œuvres et les hommes. Les bas-bleus. V. « Chapitre XIX. Mme Louise Colet »

Chapitre XIX.
Mme Louise Colet20

I

Ce n’est pas seulement un bas-bleu. C’est le bas-bleu même ! Elle s’élève jusqu’à l’abstraction ! D’autres qu’elle sont bas-bleus, avec l’aveuglante vanité du genre, les prétentions, l’orgueil déplacé, le ridicule et l’impuissance. Elle a tout cela aussi, Mme Louise Colet, — mais elle a de plus l’insolence et la provocation — la provocation lâche et fanfaronne d’une femme qui sait bien qu’en cette terre de France, une jupe peut se permettre tout, sans aucun danger… De son vivant, elle l’avait appris et elle dut le savoir mieux que personne. On n’a pas oublié et on n’oubliera point dans l’histoire littéraire du xixe  siècle, — côté burlesque — son coup de couteau à Alphonse Karr pour le punir de l’avoir piquée dans ses Guêpes. Qui ne s’en souvient ? Alphonse Karr retira tranquillement le couteau de l’endroit où elle l’avait planté, et il l’exposa sur sa cheminée avec cette calme inscription « donné par Mme Louise Colet… dans le dos ». On n’a pas oublié non plus le crachat dont un soir, en plein salon, — elle étoila le visage surpris du capitaine d’Arpentigny parce qu’il avait osé vanter devant elle Mme George Sand. Le capitaine d’Arpentigny, l’auteur d’un livre charmant sur la physionomie de la Main, et dans son temps, la plus élégante cravache des Gardes du Corps, oublia qu’il en avait une, ce jour-là, et couvrit du mépris le plus miséricordieux et le plus gai cette Furie… C’est à travers ces attitudes — légendaires déjà — qu’on verra toujours Mme Colet, quand on s’avisera de la regarder. Ce sont des choses de ce ton-là qui firent les quelques instants de sa renommée, bien plus que le talent qu’elle n’avait pas. Je l’ai appelée, ailleurs, une Théroigne de Méricourt-Philaminte. Ce fut une Théroigne épargnée… Et de l’être dut certainement redoubler par un dépit humilié, le courroux et le ressentiment de ce violent bas-bleu contre le sexe fort, qu’elle repoussait et détestait en masse, mais qu’elle admettait très bien et qu’elle ne haïssait pas en détail… Le sexe fort de ce temps-là se contentait de rire de ses airs terribles de Méduse, trouvant drôle cette union, pittoresquement claudicante, d’une Gorgone et d’une madame Trissotin ! Car elle fut toute sa vie l’une et l’autre, et c’est même là son originalité. Vanité monstrueuse qui ne décoléra jamais ! qui se posa jusqu’à son dernier jour sur un trépied de Pythonisse, prête à vous le jeter à la tête, comme une cuisinière, pour peu que vous eussiez seulement contesté l’inspiration ou le trépied ! Si les facultés de l’intelligence eussent été seules en Mme Colet, elle aurait passé comme une foule de femmes qui agacent l’attention deux jours ; puis, qui s’en vont :

Où va la feuille de rose
Et la feuille de papier ! (Le papier qu’elles ont écrit !)

Mais ses passions s’ajoutèrent à ses facultés et surtout cette « force en gueule », qui la met à part parmi les bas-bleus ; et pour cette raison, aux sots elle parut tonitruante, et on se souvient encore de son bruit. Cette diablesse de femme, en effet, n’avait rien de commun avec le bas-bleu au miel humanitaire, bavant la paix, la fraternité, le bien de tous. Elle avait d’autres manières d’aimer le genre humain. Ce n’était pas une pédante rassise et doctrinaire et placide comme Mme Sand, quoiqu’aussi elle fût une pédante ; mais son pédantisme, à elle, était échevelé, enflammé, sibyllin. Pas de prudence, ici, pour une obole ! C’était le bas-bleu à outrance, fastueusement impie et jacobin, insulteur, vésuvien, (un mot de son temps), le bas-bleu rouge — hardiment écarlate, parmi les bas-bleus ! Mme Colet commença, je crois, sa célébrité par des vers. Née à Marseille, elle avait ce que j’appelle la poésie marseillaise. Elle avait reçu dans l’esprit cette espèce de coup de tampon que donnent le ciel et la mer du Midi aux imaginations même vulgaires. La sienne l’était, — comme sa beauté, qui ne manquait ni d’éclat tapageur ni d’opulence charnue, mais qui n’avait ni distinction idéale, ni chasteté… C’était une beauté républicaine, taillée pour faire une déesse de la Liberté, aux puissantes mamelles, sur les autels de Notre-Dame, dans ces jours d’orgie révolutionnaire qui, pour elle, auraient été des jours heureux. Sous Louis-Philippe, elle devait avoir d’autres triomphes, et une autre destinée. Le temps n’était pas héroïque. L’Académie remplaça pour elle Notre-Dame. À l’Académie, elle fut trouvée belle, comme elle y fut trouvée poëte. Les vieillards de l’endroit se levèrent plusieurs fois devant cette Hélène et lui décernèrent également la couronne de myrte et la couronne de laurier. Les Tallemant des Réaux de notre âge parleront — comme elle en a parlé elle-même, — des passions posthumes qu’elle inspira à Villemain, — cette colonne vertébrale, infortunée, — et au cœur philosophique de Cousin, le testamentaire, qui lui légua, avec la grandeur d’un Harpagon amoureux, une somme qu’il ne pouvait pas emporter… Villemain et Cousin ne furent pas les seuls, d’ailleurs, que l’on vit, chez elle, dans des positions compromises… Elle pêcha toujours aux académiciens, même quand elle ne pouvait pas les faire pécher… Son salon était le parc aux huîtres de l’Académie. Alfred de Vigny, lui-même, ce cygne, s’abattit un instant, sur cette mare…

Avec une vanité littéraire qui ressemblait à de l’hystérie, Mme Louise Colet, ce bas-bleu putipharéen, aux Joseph récalcitrants parmi les faiseurs d’articles — comme Sainte-Beuve, par exemple, qui n’entendit jamais à rien et qui lui jeta, à cette lamproie, son secrétaire, Octave Lacroix, pour s’en débarrasser, Mme Colet avait trop d’impétuosité dans l’amour-propre pour être habile ; mais elle n’en était pas moins intrigante au profit du talent qu’elle croyait avoir ; dévouée, corps et âme, à sa fortune littéraire et à des besoins de publicité dont aucune femme n’eut la rage au même degré qu’elle… Son ambition était d’être poëte, encore plus qu’écrivain…, mais cette femme du pays de la poésie facile, cette Phocéenne plus de Marseille que de Phocée, était, en poésie, à ses compatriotes Barthélémy et Méry, ce qu’un sureau vidé est à des flûtes. Sa poésie, emphatique et creuse, elle ne cessa de la mêler à tout et on la retrouve jusque dans ses œuvres en prose, qui ne sont que des prétextes à vers. Cette poésie qui roule dans son flot, sans pureté, des paillettes prises à tous les Pactoles, quand ce n’est pas à tous les oripeaux, a cependant une manière de rouler ces bavures et toutes ses impudentes réminiscences, qui ne pouvait pas manquer de faire illusion aux culs-de-jatte de l’Académie, à qui le moindre mouvement défendu, le moindre signe de vie élémentaire, apparaissent comme des phénomènes ! Elle jouait fougueusement de son sureau vidé… Caractère de tout, chez cette furibonde, que la fougue ! C’était un gros tempérament comme elle était une grosse beauté… Avec l’exorbitance de son orgueil, et de sa chevelure aux longs tire-bouchons effarés autour de son visage, elle devait se faire à elle-même l’effet de quelque Mirabeau, femme et poëte ; — mais pour tout le monde elle resta toujours une plébéienne de son port, une espèce de poissonnière ou d’écaillère superbe, qu’on se représente les poings aux hanches, l’œil allumé, la bouche ouverte à l’invective ; vomitoire jaillissant dont le malheureux d’Arpentigny avait senti l’éclaboussure !

Mirabeau, du reste, l’avait préoccupée de bonne heure et cela devait être. Le tempérament de Mirabeau devait faire rêver cet autre tempérament… Le début, dans la prose de Mme Louise Colet, fut une Étude sur la jeunesse de Mirabeau ; mais le Mirabeau de cette étude, fort peu savante, n’est pas le Mirabeau historique ; c’est le Mirabeau romanesque, et ce livre n’est guère qu’un roman. L’auteur n’est pas non plus la madame Colet historique, la Vésuvienne en éruption, qu’elle fut plus tard. Elle n’est encore ici que la toute petite Révoil d’avant le mariage, la petite pensionnaire au corsage plat, aux bras plats, à l’esprit plat, au style plat, à toutes les platitudes, et on ne devinerait jamais que de ce vibrion — de cet insignifiant infusoire sortirait un jour cette organisation turbulente, imprécatoire et spumeuse qui a fait sur tout ce qui fut longtemps sacré parmi les hommes, la Religion, l’Église, la Papauté, les Rois, les anciennes Mœurs, ce qu’elle fit un soir sur la figure du capitaine d’Arpentigny… Tous les ouvrages de cette perdue d’esprit sont là pour l’attester. Depuis les Juifs de la Passion, qui souillèrent le visage divin du Sauveur, on n’avait jamais tant craché.

II

C’est la Révolution qui crachait par sa bouche. Horrible gargouille ! Il n’y avait que la haine révolutionnaire qui pût aller de pair avec la vanité effrénée, dans l’âme de Mme Colet, si on peut se servir de ce mot d’âme, en parlant d’elle. Ces deux sentiments peuvent seuls expliquer ce qu’elle a écrit. Ainsi sa vanité qui faisait roue de paon éternelle avec tout, même avec ce qu’elle eût dû cacher, lui dicta son roman intitulé Lui comme sa haine révolutionnaire lui fit écrire ses deux romans, les Derniers Marquis et les Derniers Abbés, et son livre qui veut être de l’histoire et qui n’est que du pamphlet, l’Italie des Italiens… Seulement, chose très particulière ! c’est peut-être la première fois que l’exaspération des sentiments ait produit des livres de si peu de puissance. Ordinairement, elle est plus féconde, l’intensité ! L’Italie des Italiens est le dernier livre de Mme Colet, et grâce aux événements qu’elle retrace et qu’elle rend très suspects, en les racontant, comme elle les raconte, car quelle est sa moralité pour qu’on la croie ?… c’est le seul de ses livres qui surnage encore un peu au-dessus du gouffre d’oubli dans lequel tout son fatras, poétique et romanesque, a sombré.

Et à commencer par son roman intitulé Lui, ce scandale, imité d’un autre scandale, dont les personnages, aux noms seulement défigurés pour qu’on les reconnaisse tous, ne vivent plus maintenant, à l’exception d’un seul… Ce qui prouve la radicale nullité des femmes, en fait d’invention, c’est qu’elles n’ont dans la tête qu’un roman et c’est le leur, celui de leur vie : Mme Golet n’a pas fait exception à cette loi. Mme George Sand dont, toute sa vie, Mme Colet fut l’envieuse, avait publié le livre d’Elle et Lui dans lequel cette bâtarde de Rousseau se confessionnait et déshonorait le grand poëte qui s’était mésallié, en l’aimant. Mme Colet, jalouse trois fois, jalouse du talent de la femme, de sa folle renommée et du succès matériel de son livre impudique et honteux, raconta à son tour son histoire avec le même poëte, fière, comme une femelle de chacal, d’avoir touché au morceau laissé par la lionne ! En la racontant, du reste, elle y mêlait l’histoire de quelques autres et faisait, autour d’elle, un moulinet de plusieurs basses et petites vengeances. Bien de plus odieux, — de plus fémininement odieux. La seule invention qu’il y eût, dans un pareil livre, c’était probablement beaucoup de mensonges… Mais quant à de l’invention, comme les grands écrivains et les grands artistes en mettent dans leurs œuvres, — de l’invention dans le sens de l’idéal et de la beauté — il n’y en avait pas. C’était là un livre médiocre d’inspiration… et de calcul, car cette inspiration était calculée, sans composition, sans mise en scène supérieure, vulgaire de détails, colorié plutôt que coloré, tant grossière en est la peinture ! Incapable de creuser longtemps dans la nature humaine et de nous faire un livre profond de ce qu’elle y aurait trouvé, Mme Colet a pour ressource de plaquer autour des amours avilissants et avilis, dont elle nous raconte les orages, de longues descriptions de Venise, fourbues à force d’avoir servi, et des citations de Byron toujours inévitables, quand on parle de Venise et qu’on n’a pas en soi d’impression, neuve et sincère. Or Mme Colet n’en a pas. C’est un écho et, malgré le gonflement des mots, un écho qui affaiblit ce qu’il répète. Seulement, ici, dans ce livre de Lui on aurait pu croire que, puisqu’il s’agissait d’un amour partagé, ce qui ailleurs, n’était qu’un écho allait devenir une voix. Mais rien de pareil n’a eu lieu. Le bas-bleu qui gâte tout, jusqu’à la femme passionnée, le bas-bleu qui pue éternellement les livres qu’il a lus, n’a pas plus la vérité du cœur que de la pensée et manque autant d’originalité dans la passion que dans le talent.

Et si cette originalité fait défaut dans un livre personnel et dans lequel la personnalité de l’auteur est intéressée et blessée, que doit être cette absence d’originalité dans des livres qui ont la prétention d’être impersonnels ?… Les Derniers Marquis et les Derniers Abbés, si on en croit l’ambition de leurs titres, sont de ces livres-là. Ils sont et doivent être la peinture vivante d’une classe disparue, selon l’auteur, ou qui est sur le point de disparaître, et dont ils sont les derniers débris ou les dernières épaves ». Les Derniers Abbés et les Derniers Marquis, sous la plume républicaine de Mme Louise Colet, s’ils n’étaient pas vrais — et ils ne pouvaient pas l’être, — pouvaient, du moins, être formidables. Je m’attendais à de magnifiques calomnies. Les Derniers Marquis et les Derniers Abbés étaient, nobles et prêtres, ce qui avait repoussé de l’herbe empoisonnée, qu’avait fauchée la guillotine. C’était ce qui repointait encore de ces herbes exécrées qui cependant doivent disparaître, si l’Évangile de la République démocratique et sociale est une vérité… En disant les derniers, on affirmait d’avance qu’il n’y en aurait plus et on les tuait dans le ventre de l’avenir, car c’est une manière de tuer les gens que dire hautement qu’ils sont morts… C’était donc le coup définitif de la guillotine… Malheureusement ce gratte-papier mollasse d’une plume de femme, n’avait pas l’affilé du couperet qui avait mordu dans l’herbe humaine, haute et drue, et cette plume ne pouvait que gratter la place où repoussait ce chiendent maudit ! On le savait bien, on croyait le savoir, Mais ce qu’on ne savait point, c’est que cette plume ne gratterait pas cette place ; c’est que madame Colet n’avait pas d’ongles pour la gratter ; c’est qu’elle resterait impuissante devant ces quelques brins d’herbe obstinés à reparaître ; et que ces titres à faire trembler pour ce qu’ils contiennent — les Derniers Abbés et les Derniers Marquis ne devaient être que deux impostures et deux bêtises, faites par le dernier des bas-bleus.

Et ce n’est pas trop dire, dans sa brutalité : bêtises… On est, en effet, le dernier des bas-bleus, quand on a écrit ces deux livres… Parmi les bas-bleus qui pullulent, il en est de si piètres qu’ils ne méritent pas même ce nom de bas-bleu, qui monte trop haut, il faut les appeler des « chaussettes ». Mme Colet n’est qu’une chaussette dans ses Derniers Marquis et ses Derniers Abbés. La niaiserie désarmée des Derniers Marquis est au-dessous de toute imagination et de toute critique. On s’attendait à une brillante archiloquiade et on tombe dans une jocrisserie… C’est vraiment à, croire que ce titre des Derniers Marquis donné à une chose si triviale et si sotte, n’est qu’une invention d’éditeur pour faire lever de ses rayons, cette prodigieuse imbécillité. C’est un petit roman corrompu, ratatiné et idiot, dont le théâtre est dans les Pyrénées et qui ne devrait pas s’appeler les Derniers Marquis, car il n’y en a qu’un, et pas plus le Dernier Marquis que le Dernier Bourgeois, — la Dernière Actrice — le Dernier Écolier, — le Dernier Aubergiste, car il y a un bourgeois, — une actrice, — un écolier et un aubergiste dans ce pauvre roman, et tout aussi insignifiants et aussi plats que le marquis de carton, dont l’auteur tire les fils ! La critique, sous peine d’être elle-même ridicule, ne peut aller plus loin… On n’analyse point ce qui n’est pas… Au moins, dans les Derniers Abbés, si la classe des abbés n’est pas plus là que celle des marquis dans les Derniers Marquis, il y a une haine et une envie personnelle contre quelqu’un ; mais, chose comique, tristement grotesque comme un tic ! il n’y a non plus dans les Derniers Abbés qu’un abbé et encore qui n’est pas un prêtre, et c’est tout simplement l’homme célèbre des Souvenirs d’une Cosaque, dont pour mon compte je n’ai rien à dire ici, parce que les bas-bleus, peut-être méprisés par lui, s’en vengent, en le déshonorant… Mme Colet qui n’a que cet homme, croirait-on, pour sujet de son livre, le peint avec l’envie jaune et la haine verte qu’elle a mise ailleurs à peindre la Princesse Belgiojoso, et c’est alors qu’on reconnaît, dans ce livre, acharné contre un rival en bruit, qui l’a écrasée de sa supériorité, la gargouille inépuisable qui jette son injustice à toute face et dont les livres furent toujours ou les crachoirs de ses colères ou les bassins de ses incontinentes passions !

III

Tels sont les romans de Mme Colet. Je l’ai dit déjà, ce qui les distingue, c’est leur néant comme œuvre, humaine et littéraire ; c’est cet incompréhensible néant dont les passions, qui ont toute honte bue et tout ridicule bu, n’ont jamais pu les faire sortir. Une étincelle de talent peut quelquefois briller, même à travers l’extravagance ; mais aucune ne s’est jamais allumée, dans l’extravagance de cette femme à la vanité enragée ; hydrophobe de silence et d’obscurité. Jamais plus d’effort, plus de tension, plus d’enflement n’ont abouti à un fiasco plus complet… Cette fille naturelle de Diderot, comme Mme Sand l’est de Jean-Jacques, n’a point la pléthore sanguine de son père. En prose, comme en poésie, elle est emphatique et creuse. Elle a le ventre gros comme une cruche, mais vide. Par une contradiction de la nature, elle est déclamatoire et flasque, La déclamation de Diderot a du muscle. La sienne n’en a pas, elle est empâtée… Dans son Italie des Italiens, titre qu’elle emprunta à un discours du trône de Victor-Emmanuel, elle n’est pas, — il faut en convenir, — tout à fait aussi misérable et dénuée que dans ses romans, mais la faute n’en est point à elle… Pour qui n’existe pas par soi-même, l’histoire qui est quelque chose par elle-même, elle ! remplace, par des faits, les facultés qu’on n’a pas. C’est la planche de salut de ceux qui, sans elle, s’enfonceraient dans leur pauvre vacuité. Mme Colet, sur la fin de sa vie, s’accrocha à l’histoire ; et comme on suspend une robe à un clou, suspendit sa médiocrité à des événements contemporains, qui allaient la mettre en vue, puisqu’ils étaient contemporains. Pour elle grande chose — trop grande même, — prendre l’Italie révolutionnée pour piédestal, c’était plus beau que le cap Misène ! Corinne nouvelle, elle se fit généreusement la muse et l’historienne de l’Italie qui ne le lui demandait pas. Corinne sans Oswald ; le temps des Oswald était passé. Corinne austère, comme il convenait du reste à une fille de la Liberté. Elle était vieille, elle était souffrante, mais héroïque. Elle avait le catarrhe de Facino Cane, dont sa poésie rappelait la clarinette ; mais sa vanité de bas-bleu rouge était plus forte que tous les rhumes, et elle se mit à promener majestueusement le sien, de Turin à Florence et de Rome à Naples et à Palerme, — poétique Ducantal de la liberté !

Son livre est long ; il a quatre volumes. Pas de doute que si elle eût seulement écrit l’histoire de la Révolution italienne, il n’eût été plus court : mais sa débordante personnalité l’inonda et l’entraîna dans le plus bouillonnant des bavardages. Serrer sa pensée autour des faits, qui est le grand mérite de l’historien, n’était pas possible à cette femme dont le moi a des pieds d’éléphant, qui se fourrent partout et qui écrasent tout… D’ailleurs l’Italie des Italiens n’était pas qu’un livre d’histoire ; c’était aussi un voyage où l’auteur avait le droit de parler de soi, et vous pensez si elle allait s’en servir, de ce droit, parfois insupportable ! Elle n’en fait point aimer la tyrannie. Jamais la personnalité qui ne laissait rien de tranquille autour d’elle, ne dut mieux se vautrer que dans ce livre mi-parti d’histoire et de voyage… Seulement cette personnalité n’a pas une opinion, — une seule opinion, à elle, — sur les faits de cette Révolution d’Italie, qu’elle accepte ou plutôt qu’elle avale, avec le mysticisme d’une communiante, qui avale son Dieu. Et si je me sers de cette comparaison, dont je lui renvoie le sacrilège, c’est que Mme Colet, comme Michelet, comme M. Victor Hugo, — comme tous les impies de la libre pensée, n’a pas d’autre langue contre le christianisme qu’une langue, faite par le christianisme. « J’étais en communion avec lui, de pensée philosophique », — dit-elle quelque part avec cette fatuité de bas-bleu, qui ne l’abandonna jamais, et c’est de Lamennais qu’elle parlait et qui méritait bien, du reste, l’insolence de cette familiarité. La communiante avec Lamennais, qui communiait aussi avec Garibaldi, le Christ moderne, et qui prend la Révolution italienne pour une hostie, ne pouvait pas la juger… Le livre de l’Italie des Italiens est un acte d’adoration perpétuelle, dans lequel, pour la première fois, et contrairement à la loi de l’amour, celle qui adore ne s’efface pas, ne s’enfonce pas dans l’être aimé. Mme Colet a beau, en effet, s’absorber dans l’adoration de la Liberté et de la Révolution italienne et se plonger en leurs délices, il faudrait bien des révolutions, les unes sur les autres, pour empêcher sa personnalité de remonter à la surface, et pour faire disparaître de ses livres, cette petite vanité de bas-bleu, qui y remonte toujours, comme sur l’eau dans laquelle on le noie, un petit chat, impossible à tuer !

D’opinion donc, de jugements, d’aperçus, il n’y en a pas à discuter ici, parce que le cerveau de Mme Colet n’est pas conformé pour se faire des opinions et donner aux autres des aperçus. Il n’y a dans son livre que les opinions du parti auquel elle appartient probablement depuis le berceau… À cela près d’un fort petit nombre d’esprits, chez qui la réflexion domine et pousse à la recherche de la vérité, on n’a guère communément que les opinions de sa naissance ou de son milieu. Mme Colet était, je crois, fille d’un bourgeois. Je me l’imagine, au bonheur plat, mais enivré, qu’elle éprouve, cette philosophe et cette républicaine, à dire dans son livre, à toute page, que sa mère était noble. Elle parle de sa mère et du château de sa mère comme le mulet de la Fable parlerait de sa mère, la jument, et de la splendeur de son écurie… La classe à laquelle elle tient par son père, puisque nous n’en sommes pas encore à l’application des idées de M. de Girardin, qui veut que la mère fasse la possession d’état des enfants, cette classe ennemie des Marquis, l’a timbrée de ses opinions, et ses opinions se sont naturellement exaltées des révoltes d’un amour-propre toujours sur le qui-vive, quand il n’était pas furibond. Mme Colet se précipita, dès sa jeunesse, dans les idées de la Révolution, parce qu’elle n’était pas princesse et qu’une société où elle n’était pas princesse était nécessairement une détestable société. L’opinion révolutionnaire fut la sienne en bloc. Elle n’était point de force à la modifier. Son livre de l’Italie des Italiens n’est en somme, politiquement et historiquement, que l’opinion révolutionnaire, la passion révolutionnaire, la déclamation révolutionnaire augmentée de la déclamation particulière à cette Enflée qui se croyait grandiose, et qui se boursoufle pendant quatre volumes d’une prose ressemblant à de mauvais vers et de vers ressemblant à de la mauvaise prose. Tout, hommes et choses, est outrecuidamment grandi, dans ce livre sans proportion, excepté elle-même, la lauréate adorée autrefois de l’Académie ; tombée, dans sa vieillesse, jusqu’à n’être plus que la vivandière de Garibaldi, lui cuisinant sa gloire, et mettant dans ses sauces par trop de laurier !

Mais la vivandière n’oubliait pas qu’elle était Corinne et elle alternait avec elle… L’historienne n’est pas tout dans l’Italie des Italiens, et dans cette espèce d’Italie, il n’y a pas que celle des Italiens de l’heure présente ; il y a l’Italie toute seule, la vieille Italie, l’Italie de Raphaël et de Michel-Ange, qui valait bien l’Italie piémontaise de Victor-Emmanuel. Cette Italie des monuments et des musées, Mme Colet nous la badigeonne… Rien de plus favorable encore à la phrase sans pensée, que cette éternelle description de tableaux, si vastement pratiquée dans les livres actuels d’une littérature byzantine… Mme Colet qui n’ajoute rien à l’opinion de tous les imbéciles révolutionnaires, n’ajoute pas davantage à l’opinion de tous les Guides en Italie et de tous les badauds qui en écrivent. Elle copie avec sa plume, tout à la fois romantique et vulgaire, des tableaux de génie, peints par les plus grands peintres qui aient jamais existé, et en les décrivant elle semble dire comme Kepler à Dieu : « Soyez heureux de ma venue en Italie, car vous auriez pu attendre longtemps encore une admiratrice telle que moi. »

Ainsi, Moi, Moi, toujours ! — là comme partout ! Le Moi est omniprésent dans le livre ou plutôt dans tous les livres de Mme Colet. Parler de Léonard de Vinci la fait penser à elle. Mais si le Moi est désagréable dans Chateaubriand, jugez de ce qu’il peut être dans Mme Colet ! l’égotisme, pire que l’égoïsme et dont il sort, l’égotisme qui est l’égoïsme rapetissé et babillard, est suprêmement le caractère de l’Italie des Italiens, — de ce livre fait sur les autres par une femme qui ne s’oublie jamais et qui informe l’univers de l’état de son catarrhe, tout en lui parlant de son héros, Garibaldi ! Un jour elle avait écrit Lui, un livre qui n’était pas trop le « Lui » dont elle parlait. Son livre de l’Italie des Italiens pourrait s’appeler : Elle et ne serait pas trop Elle non plus, car Elle s’y peint, comme mère et comme femme — ce qui ne fait rien du tout aux Italiens, ni à l’Italie, ni à la vérité ! C’est, tout à la fois, la femme et la mère de Coriolan. Elle y joue la matrone romaine, et elle n’est que la matrone d’Éphèse ! Elle s’y pose en Artémise, buvant, dans l’encre, les cendres de son époux, quand il est de légende que feu Colet, qui était musicien, et qui n’était pas Socrate, cassait à cette Xantippe, ses meilleurs violons sur la tête… L’hypocrisie du mot n’a d’égale, en son livre, que son impertinence. Elle s’y gonfle comme la grenouille, et quelle déception, elle n’en crève pas !… Vous trouvez en Mme Colet, littérairement, une madame Turcaret, presque aussi grande qu’une madame Trissotin. Mais ce que vous trouvez le plus sous ce masque de républicaine qui signa longtemps. « Mme Louise Colet, née Révoil », c’est « la bourgeoise gentilhomme » — la bourgeoise qui meurt d’envie et de rage de n’être pas dans les derniers marquis et qui se garde bien de ne pas nous dire le nom de tous les patriciens assez généreusement bêtes pour l’admettre chez eux, cette ennemie ! depuis le duc de Bordeaux, qui lui a serré la main, dit-elle, jusqu’au cardinal Antonelli avec qui elle a parlé politique et dont elle a « couvert la soutane avec sa robe », tant ils étaient près l’un de l’autre, sur le même canapé ! Incroyables spectacles ! n’est-ce pas ? Le duc de Bordeaux, ce pur descendant de Louis XV, le Corrompu, mais qui, tout corrompu qu’il fût, se sentit pourtant un jour assez roi pour ne pas recevoir Voltaire, lors de son triomphe à Paris, fou de sa présence ! le duc de Bordeaux, serrant la main de Mme Colet comme si l’exil l’avait rendu aussi facile à la poignée de main que Louis-Philippe, l’homme qui l’a le plus prostituée ! Et le cardinal Antonelli la recevant, cette même Colet, comme une ambassadrice, et discutant, genou à genou, la politique et l’avenir de la papauté, avec elle !… Certes ! je ne me fie pas à ces récits qui, s’ils étaient vrais, ne prouveraient que l’épouvantable anarchie des intelligences et la nuit qui a remplacé, dans la conscience humaine, l’impérieuse lumière de la fierté et des devoirs ! Mme Colet dit ce qu’elle veut. J’aime mieux ne pas la croire que de croire à ces hontes… et j’ai moins chance de me tromper. Mais quand on rayerait ces deux faits navrants des récits de Mme Colet, ce qui reste serait encore d’une assez belle ignominie. Ce qui reste, c’est qu’à cette heure du xixe  siècle, un bas-bleu sans génie, sans considération morale, et même sans hauteur révolutionnaire, ait pu faire croire à la plus grande partie de l’Europe, qu’il était quelque chose et quelqu’un ! Ce qui reste, c’est que gouvernements, ministres, ambassadeurs, aristocratie, aient accueilli, salué, acclamé, pris pour confidente de leurs desseins Mme Colet ! et qu’on ait mis jusqu’aux Vapeurs de l’État, aux ordres de cette pèlerine de la Révolution, en tournée. C’est enfin qu’elle ait été traitée en Italie comme jamais on n’y avait traité lord Byron lui-même… Colet contre Byron ! for Ever ! Évidemment ce n’est plus là de l’histoire littéraire abaissée, mais des mœurs modernes avachies. Le bas-bleuisme a commencé par être ridicule. Il est devenu un vice social. Le voilà maintenant une puissance !