Le comte de Clermont et sa cour, par M. Jules Cousin. (Suite.)
Nous sommes à l’endroit vraiment honorable de la carrière du comte de Clermont, à ce qui le rend digne, aujourd’hui encore, qu’on s’occupe de lui. La campagne recommença de bonne heure en Flandre (fin de mars 1747). Le prince était aux ordres du maréchal de Saxe dès les premiers jours d’avril. Je dois à l’amitié de M. Camille Rousset les billets suivants, extraits des Archives du ministère de la guerre. Je supprime les fantaisies d’orthographe, qui du comte de Clermont au maréchal de Saxe ne laissent, de part et d’autre, rien à désirer.
« A Sedan, le 7 avril 1717.
Je viens d’arriver, Monsieur le maréchal, et me voilà prêt à exécuter les ordres que vous voudrez bien m’adresser. Personne ne peut les suivre avec plus de désir de remplir exactement vos intentions que moi, parce que personne ne vous aime, Monsieur le maréchal, plus tendrement que
L. (c’est-à-dire, Louis de Bourbon) »36
A quoi le maréchal de Saxe répondit :
« A Bruxelles, 10 avril 1747.
Soyez le bienvenu, Monseigneur, et nous ferons de la bonne besogne, s’il plaît à Gott, le Dieu des Allemands. Ces messieurs voulaient nous manger avant que nous puissions être rassemblés. Il faut les gruger par détail et puis leur donner des coups comme à Raucoux. Vantez-vous-en. J’ai signé tout plein de lettres que votre courrier vous apporte. Il s’agit d’aller à Namur, et de là nous verrons le 15. Les Hollandais crieront aïe, aïe ! Qu’ils crient ou ne crient pas, il n’importe guère, mais il m’importe que vous soyez persuadé de mon attachement.
M. de Saxe. »
Et à son tour le prince, ripostant sur le ton le moins officiel, répliquait à cette réponse du maréchal :
« A Sedan, le 12 avril 1747.
J’ai reçu, Monsieur le maréchal, votre première lettre du 10. Qu’il plaise à Gott ou qu’il ne lui plaise pas, nous ferons toujours de bonne besogne avec vous, et je vous promets de m’y mettre jusqu’au cou et de vous y servir en ami : je m’en vante et du grand vent. Je pense que de faire crier les Hollandais et nous d’en rire est un parti qu’il a fallu toujours prendre, et puisqu’il l’est, il ne faut pas l’abandonner, surtout quand on a quelqu’un comme vous pour les goguenarder ; car, ma foi ! si vous vous y mettez, nous rirons à gorge déployée, et eux ne riront pas même du bout des dents, ainsi que fait, dit-on, saint Médard. Enfin, Monsieur le maréchal, je me prépare à la joie, et elle sera fort grande, quand vous en aurez vos lauriers et que j’en aurai fourni quelques branches. Voilà la façon de penser du plus sincère ami que vous ayez et qui s’appelle
Louis de Bourbon. »
Nous aurions dès ce moment, si c’était le lieu, à faire quelques remarques sur le style particulier de ce prince du sang, style médiocre, délayé, imagé pourtant, mais d’images volontiers basses et communes, comme de quelqu’un qui use avec un parfait sans gêne des plaisanteries courantes dans le populaire et jusque sur le théâtre de la Foire. Il n’était que d’être prince pour se permettre de ces trivialités.
La première partie de cette campagne de 1747 se passa à prendre les places et forts de la Flandre hollandaise, et, pour ainsi dire, à déblayer le terrain, avant que le maréchal mandât au roi qu’il était temps de venir. Le roi ne partit que dans les derniers jours de mai : tout juin se passa à des mouvements de troupes, à des fourrages, à des escarmouches. La correspondance du comte de Clermont avec le maréchal pendant ces mois préliminaires est aussi remarquable d’entrain que d’exactitude et respire la cordialité. La bataille qu’on attendait▶ ne se donna que le 2 juillet. Dans les mouvements de troupe qui la préparèrent, le comte de Clermont eut un rôle principal. M. de Crémille, l’excellent major général, le Chanlay du règne de Louis XV, écrivait au prince, du camp de Malines, le 14 juin :
« Permettez-moi, Monseigneur, d’oser assurer Votre Altesse Sérénissime du plaisir que j’ai à voir commencer, sous ses drapeaux, les opérations de cette campagne, dont les succès ne peuvent manquer de devenir bien glorieux, par les dispositions excellentes qui les dirigent, et dont la conduite est remise en de si bonnes mains. »
Et le maréchal lui écrivait de Louvain, à la date du 27 juin :
« Monseigneur,
J’ai reçu les lettres que Votre Altesse Sérénissime m’a fait l’honneur de m’écrire le 25 et le 26, etc.
Elles font, Monseigneur, aussi bien que les précédentes, dont j’ai trouvé les duplicata dans celle du 26, l’éloge de votre zèle, de l’étendue de vos lumières et de votre application au service de Sa Majesté. Les détails dans lesquels veut bien entrer Votre Altesse Sérénissime ne laissent rien à désirer du côté de leur justesse, et de la netteté avec laquelle ils sont rendus… »
Le roi, nous dit Voltaire, voulait la bataille. Le maréchal, un peu forcé, la donna le 2 juillet. La position des ennemis était forte ; elle n’avait pu être bien reconnue. C’est à cette journée que le comte de Clermont se distingua le plus comme chef. Il n’eut pas seulement, comme à Raucoux, à soutenir son avant-garde, il fut continuellement engagé de tout son corps d’armée et de sa personne dans les différentes attaques acharnées qu’il fallut faire pour emporter le village de Lawfeld, qui était l’objectif et le pivot de l’action. Quantité d’officiers généraux ou de colonels tombèrent des premiers frappés dans ces attaques meurtrières. « De six colonels d’infanterie de ce corps de Clermont-Prince, il y en eut cinq tués ou blessés. »
C’est Rochambeau, l’un des colonels blessés, qui nous donne le chiffre. Le prince présent au feu encourageait ses brigades : il paya ce jour-là sa dette à son roi et à sa patrie.
Voltaire, pressé par la duchesse du Maine qui y avait ses fils et qui lui demandait de célébrer Lawfeld comme il avait chanté Fontenoy, ne le fit pourtant qu’à son corps défendant et dans une mince Épître : il prétexta la dureté des noms, les deux Nèthes, Ilelderen ou Herderen, Rosmal ou Rosmaer :
La gloire parle, et Louis me réveille :Le nom du roi charme toujours l’oreille ;Mais que Lawfeld est rude à prononcer !
Son Épître est faible. Un beau mouvement toutefois, et digne de Voltaire quand il est éloquent, y salue ces nobles blessés, le comte de Lautrec, le marquis de Ségur, mutilé d’un bras :
Anges des cieux, Puissances immortellesQui présidez à nos jours passagers,Sauvez Lautrec au milieu des dangers ;Mettez Ségur à l’ombre de vos ailes.Déjà Raucoux vit déchirer son flanc…
Quant au comte de Clermont, qui n’est désigné qu’en courant par Voltaire, il le prenait sur un ton plus prosaïque, bien qu’avec son genre de verve, à lui. Et d’abord au maréchal, il écrivait gaillardement deux jours après la bataille :
« Au camp de Rosmaer, le 4 juillet 1717.
Il vient de m’arriver, Monsieur le maréchal, un tambour de l’armée des alliés : je vous l’envoie, imaginant que vous ne voulez pas, surtout après la journée d’avant-hier, leur rien cacher. Si je fais une sottise, mandez-le-moi, et je n’y retomberai plus.
Je vous envoie en même temps une espèce de nigaud ou soi-disant tel, qui est venu tomber dans un de mes postes. Il se dit cadet au régiment de…, et a fini par me demander du service en France. Vous le ferez questionner. J’ai reposé un peu ma goutte aujourd’hui, et je suis en état de sauter vingt-quatre semelles pour votre, service. Ne doutez pas, Monsieur le maréchal, de la tendre et sincère amitié que je vous ai vouée. »
Tout ceci est bien. Mais je dois une autre lettre de cette date, et fort intéressante, à M. Camille Rousset encore, qui est aux sources de cette histoire militaire des xviie et xviiie siècles, et qui y préside avec libéralité. Cette autre lettre est adressée à l’un des familiers du prince, M. d’Élèvemont (ou Delvemont), qui sera l’un de ses prochains acteurs de société à Berny. J’ai pourtant hésité un peu avant de donner cette curieuse épître dans toute son étendue, car elle n’est héroïque qu’à demi ; le commencement en est vif et sent le style de bivouac, à ce point que j’ai dû laisser en blanc deux ou trois mots ; mais le reste se délaye, s’étend, tombe dans le commérage ; on est noyé dans l’abondance des trivialités. A un endroit on est tout surpris de voir qu’un général, commandant un corps d’armée en mouvement, traîne avec lui toute une ménagerie d’animaux : c’est bien du prince qui, à l’âge de quatorze ans, avait ce singe favori qu’il faisait magnifiquement enterrer. En un mot, si le commencement de cette lettre est bien du cousin de Henri IV, la fin, avec son laisser aller et son déboutonné, est encore plus du cousin de Louis XV. Toutes ces précautions prises, voici la lettre entière, qui me semble déjà contenir en soi le relâchement et la décadence de celui qui n’aura été héros qu’un instant :
M. le comte de Clermont à M. d’Élèvemont.
« Au camp de Reckem, le 12 juillet 1747.
Je vous remercie, pays, du compliment que vous me faites sur la dernière bataille. Je m’y suis démené comme un diable dans un bénitier, et j’ose dire que mes peines n’ont point été inutiles. J’étais goutteux comme un vieux braque ; cela ne m’a pas empêché d’être alerte comme un… de noce (Ici je saute un mot de bivouac ou de la Foire), et même cela m’a guéri pour quelques jours. Mais ne voilà-t-il pas que la goutte m’a repris au gros doigt du pied, depuis que je ne me dissipe qu’à faire quelques escarmouches ! Cependant elle prend son parti, à ce que je crois, car je souffre moins aujourd’hui, malgré une grande promenade que je lui ai fait faire hier ; je vais tâcher de lui donner le dernier coup de pouce.
Je crois qu’on en dit de bonnes à l’arbre de Cracovie (au Palais-Royal, là où se tenaient les nouvellistes). Je voudrais bien être sur une des chaises de la brune, à côté de toutes les perruques rousses, pour entendre le haricot qu’ils font de nous tous, et aussi pour y voir passer des paniers. Je crois que cela me réjouirait le blanc de l’œil. Mandez-moi si nous allons faire encore quelque expédition ; je serais bien aise de l’apprendre ici à beaucoup d’honnêtes gens qui l’ignorent. Faites mes compliments à tout le monde, dites-leur que je me porte comme le Pont-Neuf ou le Pont-Royal, selon que vous jugerez celui des deux qui se porte le mieux ; ce sera certainement comme celui-là que je me porte.
J’ai fait l’acquisition de deux corbeaux qui sont gros comme des dindons, qui sont noirs comme des taupes, et qui se battent comme deux diables ; j’y vais mettre le holà ; c’est ce qui m’empêche de vous dire bien des choses plus importantes encore que celles que je vous ai mandées, quoiqu’elles ne laissent pas que de l’être. Ils viennent de faire la paix sans mon entremise ; mais voilà ma marte qui veut manger ma pie. Ces diables d’animaux-là me feront tourner la tête ; ce qui fait bien voir combien il est difficile de concilier les différentes nations.
J’ai reçu des lettres d’une personne (sans doute Mlle Leduc) que vous voyez souvent ; mais il ne me paraît pas encore qu’elle ait reçu des miennes. Cependant je lui ai écrit deux mots le soir de la bataille sur le cul d’un chapeau, et tous les autres jours ensuite le petit sauteur (probablement le petit comte de Billy) s’est escrimé aussi de détails qui doivent être parvenus à cette heure.
Adieu, pays, tenez-vous joyeux ; c’est un spécifique souverain contre le renard, comme c’en est un pour bien faire ce que l’on veut faire, ce que l’on fait et ce que l’on fera. »
Un spécifique contre le renard…, c’est sans doute quelque dicton de paysan ou de chasseur. Mais n’admirez-vous pas la différence des époques, la décadence du goût plus sensible encore chez ceux qui ne craignent pas de se montrer en déshabillé ? Certes, le grand Condé, lors même qu’il badinait, devait écrire autrement ; et que diraient les Bussy, les Saint-Évremont, les La Rochefoucauld, les Clerembaut, les Grammont, de cette étrange qualité de langage ? Quel ton habituel et relâché cela fait supposer dans cette petite Cour princière ! Car, on dira ce qu’on voudra, ce n’est pas là de l’esprit ; c’est du jargon, et de bas étage.
Même dans la correspondance militaire donnée par Grimoard, je trouve des exemples de cette trivialité foncière, nourrie de dictons et d’adages, qui est la marque du comte de Clermont. Ainsi dans une lettre du 17 septembre 1746 :
« Je vois, Monsieur le maréchal, par la copie de la lettre que vous écrivez à M. d’Argenson, aussi bien que par tout ce qui s’est passé jusqu’à présent, que vous ne pouvez mieux faire que de vous porter en personne à Villers-Saint-Siméon. On dit que l’œil du maître engraisse le cheval ; aussi vous êtes-vous donné les violons de ce qui aurait peut-être embarrassé les autres, pour ne pas dire pire. »
Après Lawfeld, dont le résultat n’avait pas été décisif, la position des ennemis derrière Maëstricht rendant ce siège impossible pour le moment, on se résolut à celui de Berg-op-Zoom, afin d’avoir du moins à montrer un fruit de la victoire. L’éclat de la dernière affaire, la part importante qu’il y avait prise, paraissent avoir excité l’ambition du comte de Clermont : il aspirait à être chargé de ce nouveau siège, comme il l’avait été de celui de Namur. Il eut une mortification sensible de se voir préférer M. de Lœwendal. Ce fut le désagrément de ce passe-droit qui le découragea, s’il faut en croire Laujon, et qui le rejeta dans les plaisirs. Il s’y serait replongé un peu plus tôt, un peu plus tard ; car, après Berg-op-Zoom, il ne se fit plus rien de remarquable, et la paix coupa court pour un temps au métier des armes.
On voit par le Journal de Luynes que le comte de Clermont obtint en mars 1748, et en prévision sans doute de la prochaine campagne, une patente de généralissime à peu près pareille à celle qu’avait sollicitée et obtenue précédemment le prince de Conti. Il devait, en vertu de cette patente, avoir autorité sur les autres maréchaux, excepté (bien entendu) le maréchal de Saxe. C’est surtout contre le tout récent maréchal de Lœwendal, le vainqueur de Berg-op-Zoom, que le comte de Clermont paraît avoir voulu se mettre en garde par ce diplôme ; il craignait d’avoir à obéir à celui qu’il avait eu nominalement sous ses ordres. Le jour où il céda à cette préoccupation de prérogative et d’amour-propre, il était redevenu prince, il avait cessé d’être le soldat que nous avons vu.
On ne dit pas qu’il ait en rien assisté aux opérations de 1748 et contribué aux savantes manœuvres qui devaient amener l’investissement de Maëstricht. Il est décidément à bout de son entrain, et il a dit adieu à la gloire.
Va donc désormais pour les plaisirs ! C’est le tour de Mlle Leduc de régner sans partage. Ici commencent, à proprement parler, les divertissements de Berny, qu’on a comparés sans trop d’ambition à ceux de la Cour de Sceaux. M. Jules Cousin nous y fait assister par les extraits qu’il donne du répertoire, par le tableau de la troupe et la revue des principaux acteurs. Rien de plus éphémère que ces jeux et ces spectacles de société. Laujon, qui en était le grand artisan à Berny, le disait avec grâce en publiant après plus d’un demi-siècle son Mélange de Fêtes…
« Puissiez-vous ne pas oublier que le principal attribut du poëte de société, c’est la complaisance, et que le désir de plaire est le seul vœu qu’elle lui prescrive ! »
Il est difficile d’intéresser la postérité à des plaisirs passés, qui ont pu paraître charmants à leur minute ; mais elle-même aurait tort aussi de trop chicaner des gens qui ont pris où ils l’ont voulu un divertissement à leur usage. Après tout chaque coterie a raison dans son genre de goût, à la condition de le garder pour elle et de ne pas prétendre l’imposer. La littérature le plus souvent n’a rien à y voir. Ce qu’on peut dire seulement, c’est que le comte de Clermont eut la main heureuse en rencontrant le petit Laujon, imagination aimable et fertile, qui le fournit à souhait de scènes, de ballets, de couplets, de vaudevilles, de paysanneries, de parades. On parcoure encore sans ennui le volume où le chansonnier octogénaire s’est plu, en 1811, à recueillir quelques-uns de ces opuscules fugitifs. Laujon, dans cette carrière facile, — pas si facile qu’il semblerait, — se proposait pour maître et pour modèle, il le reconnaît, l’ingénieux Benserade, ce véritable inventeur des ballets modernes et qui, à toutes les critiques dont il se voyait l’objet en son temps de la part du rigide Despréaux, avait pour réponse : « J’ai du moins imaginé un plaisir. »
Collé, d’une humeur moins douce que Laujon, et qui sur la fin n’avait de gaieté que dans ses œuvres, fut aussi appelé à Berny. Il raconte, de son ton caustique, comment le prince le consulta un jour sur une pièce dont il se croyait bonnement l’auteur pour en avoir donné ou changé quelques mots, et qui était d’un gentilhomme de sa maison : « Quand cette comédie a été achevée, nous dit Collé, Son Altesse l’appela simplement noire pièce, et il finit par l’appeler ma pièce, en sorte qu’elle a été jouée autant sous le titre de la pièce du prince que sous celui de Barbarin. »
Le prince en reçut des compliments de tout le monde, y compris ceux de ce sournois de Collé, avec le même aplomb que Louis XVIII se laissait louer et admirer à bout portant pour un mot de Beugnot.
Le comte de Clermont croyait avoir fait tout seul cette pièce, absolument comme il croyait avoir pris Namur. Guerre ou plaisirs, Lœwendal, Laujon ou tout autre, il eut toujours quelqu’un qui le soufflait.
On ne s’étonnera pas qu’étant dans cette disposition et dans cette veine de quasi-auteur, le comte de Clermont ait voulu être de l’Académie française. Il avait eu l’idée, quelques années auparavant, d’être grand prieur de Malte. Il voulait être bien des choses à la fois, il lui passait par la tête bien des idées qu’il n’accomplissait qu’à demi. C’est ce qui arriva pour cette affaire académique. D’Alembert et Duclos l’ont racontée dans ses moindres détails. Il s’agissait de remplacer M. de Boze : Bougainville, le traducteur de l’Anti-Lucrèce, était sur les rangs et allait passer. Il avait pour lui, comme on disait, « tous les gens qui aiment le bien. »
Le parti philosophique, qui le comptait pour adversaire, n’était pas fâché de lui couper l’herbe sous le pied. Duclos, le courtisan bourru, qui avait été sondé à l’avance et consulté par quelque émissaire de Berny, se mit à la tête de ceux qui portaient le prince : il jouissait de faire pièce à son bon ennemi d’Olivet. Il y eut du dessous de cartes dans l’affaire. On fit remettre l’élection qui avait été d’abord annoncée pour le samedi 24 novembre 1753. La prétention du comte de Clermont ne fut déclarée qu’au dernier moment, à la séance du 1er décembre. On avait tenu la chose exactement secrète. Le prince était allé la veille à Versailles demander au roi son agrément, et le roi avait promis le secret. A l’ouverture de la séance, le maréchal de Richelieu, assis à côté du président Hénault, lui demanda à qui il donnait sa voix. — « A Bougainville »
, dit le président, qui, ainsi que tous les académiciens de la Cour, était pour le protégé de la reine. — « Je parie que non »
, dit en riant le maréchal. Le président Hénault fut fort surpris que son voisin parût savoir mieux que lui pour qui il était ; mais, au même moment, le secrétaire perpétuel Mirabaud tirait de sa poche et lisait la lettre du comte de Clermont par laquelle Son Altesse remerciait la Compagnie d’avoir songé à elle. Il y eut des figures longues. Le prince fut élu, très probablement à l’unanimité : le registre de l’Académie ne parle pourtant que de la pluralité des voix37. Quelques-uns, et de ceux-là mêmes qui se trouvaient pris à l’improviste, faisant aussitôt du zèle, avaient proposé de voter par acclamation ; mais la majorité voulut suivre les usages, et on alla au scrutin. C’était une sorte de triomphe pour les lettres que cet hommage que leur rendait un prince du sang, honoré jusqu’alors pour ses succès militaires, et qui, en voulant bien devenir un académicien, aspirait à être un égal. Le comte de Clermont avait eu, en effet, d’abord cette noble pensée ; mais, à peine nommé et la chose éclatant aux applaudissements du public, il eut aussitôt à combattre les objections de ses entours, de ses hauts parents les autres princes. Quoi ! un des leurs faire acte et profession d’égalité dans un discours solennel de réception ! Il n’eut pas la force de résister à cette espèce de conjuration domestique. Il y eut un mémoire écrit au nom du prince sur la question, et une réponse catégorique et fort digne, de Duclos : il importait au moins qu’après l’avance qu’on lui avait faite et qu’elle s’était empressée d’accueillir, la Compagnie ne reçut point un affront. Le prince dans l’embarras s’en tira par un demi-parti et un expédient qui lui fut suggéré, dit-on, par sa sœur Mlle de Charolais : il éluda la séance de réception et fit son entrée à la sourdine. Il n’était pas encore reçu au mois de mars 1754, et les réceptions alors suivaient de plus près les nominations qu’aujourd’hui. Le mardi, 20 mars, qui était un jour d’Académie, il résolut d’y arriver incognito et de surprendre l’assemblée. « Il arrive au vieux Louvre, nous dit M. de Luynes, sans être ◀attendu▶, et il entre dans une salle sans savoir où il était ; il reconnaît que c’est l’Académie des Sciences ; il sort au plus tôt et arrive enfin à l’Académie française ; il prend place auprès de l’abbé Alary ; le directeur, qui est M. de Saint-Aignan, n’y était point. »
Collé, qui nous complète, dit que Mirabaud présidait ce jour-là ; il tenait du moins le bureau en qualité de secrétaire perpétuel : à la vue du soudain confrère qui faisait son apparition, il ne quitta point le fauteuil pour le lui donner. Le prince, tout timide qu’il était et aussi incapable de parler en public qu’un Nicole ou qu’un La Rochefoucauld, fit cependant de sa place un petit compliment à l’assistance38, se félicitant d’être entré dans une Compagnie si savante, où il trouverait des conseils et des exemples. Il dit encore, en recevant son jeton comme les autres membres présents, qu’il s’en tenait si honoré, qu’il aurait envie de le faire percer pour le porter à sa boutonnière ; il ajouta que ce serait « sa croix de Saint-Louis d’académicien »
, et autres agréables fadaises. Enfin il paya ses confrères, un peu désappointés, de la meilleure monnaie qu’il put ; on eut, de sa bouche, de l’égalité tant qu’on en voulut, à huis clos. Il avait escamoté sa réception ; mais il avait manqué, après l’avoir recherchée, cette bonne fortune unique et cette occasion de « popularité littéraire »
. Hors ce seul jour, il ne parut plus jamais à l’Académie. Désigné deux fois par le sort pour être directeur, il n’en remplit pas les devoirs en recevant les nouveaux élus, qui l’avaient été sous sa présidence. Les mêmes considérations d’incompatibilité qui l’avaient retenu pour sa propre réception l’empêchaient de présider à la réception des autres. Il n’avait pas même cru devoir venir voter le jour de l’élection. C’était tellement une affaire d’étiquette, que le duc de Luynes n’a pas manqué d’en tenir compte dans son Journal :
« L’Académie française élut le 22 de ce mois (septembre 1755) M. l’abbé de Boismont, grand prédicateur, à la place de feu M. l’ancien évêque de Mirepoix. La séance de l’Académie était de vingt-cinq (présents). M. le comte de Clermont avait écrit à l’Académie pour s’excuser de venir à l’élection, ◀attendu qu’il était obligé d’aller à Fontainebleau. On a fait registre de cette lettre. »
C’était bien poli à lui de chercher un si légitime prétexte pour s’excuser. Il exprimait volontiers, d’ailleurs, dans le particulier, sa peine de ne pouvoir venir quelquefois, et il témoignait en paroles combien cette privation lui coûtait. Quand j’ai dit qu’il ne remplit jamais ses devoirs de directeur, il y eut pourtant une circonstance où il en fit les fonctions : c’est lorsqu’on songea à réunir les différentes fondations successives, destinées à des prix d’académie, et à les constituer en un seul fonds pour un prix annuel qui subsiste encore sous cette forme, et qui est alternativement d’éloquence et de poésie. L’agrément du roi était nécessaire pour autoriser cet arrangement. Le comte de Clermont, directeur, se fit un plaisir d’aller présenter au roi le vœu de la Compagnie, et la démarche eut son effet39. En un mot, le prince fit tout pour dédommager en détail ses confrères, excepté sur le point essentiel et chatouilleux, où il avait reculé. Mais on voit d’autant mieux dans cet exemple et le peu de caractère de ce brave prince, et surtout la tyrannie du préjugé d’inégalité.
En revanche, on lit dans ce même Journal de Luynes, vers ces mêmes années, qu’un jour le roi étant allé voir le château d’Anet, appartenant à la duchesse du Maine, au défaut de la duchesse qui ne s’y trouvait pas, les princes ses fils, le prince de Dombes et le comte d’Eu lui en firent les honneurs : « M. le comte de Clermont y était aussi ; il s’éloigna dans le moment que le roi se mit à table, pour que M. le prince de Dombes pût présenter la serviette à Sa Majesté. »
Ainsi il voulut bien, dans ce cas d’exception, céder l’insigne honneur de présenter la serviette, prérogative à laquelle il tenait beaucoup sans doute, mais à laquelle certainement les mêmes personnes, qui devaient bientôt s’opposer à ses désirs académiques comme à une dérogation, attachaient un souverain prix. Ce sont là des signes qui parlent plus haut que tous les raisonnements. Déracinez donc, si vous le pouvez, de telles idées inhérentes à un régime, sans détruire ce régime de fond en comble ! Qu’une société, hélas ! a de peine à passer sans secousse d’un règne moral à l’autre, et que ceux qui essayent d’établir des pentes insensibles, des transitions graduelles, sont les malvenus ! Combien, si l’on n’y prend pas garde, combien, à voir toutes ces bonnes intentions imparfaites, ces velléités d’avant 89 déjouées et non suivies d’effet, on est tenté par moments, et en désespoir de cause, de donner raison aux Chamfort !
Le prince, bonhomme au fond, associait en lui bien des contradictions qu’il ne démêlait pas. La même année qu’il prétendait à un siège à l’Académie et qu’il ambitionnait d’appeler confrères les gens de lettres, il méconnaissait ce qu’il y a de sérieux dans les Lettres mêmes et ce qui leur confère le seul caractère sans lequel elles resteraient à jamais futiles. Et ici c’est d’Argenson qui nous renseigne :
« Avril 1753. — Jean-Jacques Rousseau, de Genève, auteur agréable, mais se piquant de philosophie, a dit que les gens de lettres doivent faire trois vœux : pauvreté, liberté, vérité. Cela a indisposé le Gouvernement contre lui. Il a témoigné ses sentiments dans quelques préfaces ; sur cela, on a parlé de lui dans les Cabinets, et le roi a dit qu’il ferait bien de le faire renfermer à Bicêtre ; S. A. S. le comte de Clermont a encore ajouté que ce serait bien fait de l’y faire étriller. »
Un tel méchant propos ressemble peu au prince. Quoi ! Monseigneur, traiter Jean-Jacques comme le poëte Roy, faire bâtonner l’un et l’autre en moins d’une année ; mais y pensez-vous bien ? — Même en laissant le propos du comte-abbé pour ce qu’il est, c’est-à-dire pour une légèreté malheureuse, il demeure très grave et à sa charge : de tels mots, qui partent sans réflexion, jugent ceux auxquels ils échappent. Il en résulte bien nettement que ce prétendu académicien n’était que frivole ; qu’il ne concevait les gens de lettres que comme des amuseurs, tout au plus comme des professeurs d’élégance, et que, dès qu’il leur arrivait de penser un peu ferme, il ne les avouait plus.
Il me reste encore à dire. Cette fois le comte de Clermont nous laisse sur l’impression la plus désagréable, et pour ceux qui trouveraient qu’il nous arrête bien longtemps, je ferai observer que c’est moins un homme en lui qu’un régime que nous étudions.