Première partie
L’âme et le corps
Ame et Corps : — on ne sait ce que ces mots veulent dire, et les personnes qui croient les entendre le mieux sont peut-être celles qui les entendent le moins ; mais enfin c’est une hypothèse assez généralement admise, que l’homme est composé d’âme et de corps et que la vie résulte de l’union complexe de ces deux éléments.
Bossuet, qui n’est pas suspect de matérialisme, insiste sur cette complexité, et ne veut pas que le moi humain se réduise à l’âme toute seule. S’il semble d’abord se contenter de la définition idéaliste de Platon, ensuite il la dépasse. Voici en effet comment, dans le traité de la Connaissance de Dieu et de soi-même, il conclut son raisonnement sur ce sujet :
« Ainsi on peut dire que le corps est un instrument dont l’âme se sert à sa volonté ; et c’est pourquoi Platon définissait l’homme en cette sorte : « L’homme est une âme se servant de corps. C’est de là qu’il concluait l’extrême différence du corps et de l’âme ; parce qu’il n’y a rien de plus différent de celui qui se sert de quelque chose, que la chose même dont il se sert. »
Mais Bossuet, avec son grand bon sens, ajoute : « Il y a pourtant une extrême différence entre les instruments ordinaires et le corps humain. Qu’on brise le pinceau d’un peintre, ou le ciseau d’un sculpteur, il ne sent point les coups dont ils ont été frappés ; mais l’âme… parce qu’elle est sensitive (en même temps qu’intellectuelle), est forcée de s’intéresser d’une façon plus particulière à ce qui touche le corps, et de le gouverner, non comme une chose étrangère, mais comme une chose naturelle et intimement unie. En un mot, l’âme et le corps ne font ensemble qu’un tout naturel, et il y a entre les parties une parfaite et nécessaire communication. »
Admettons donc cette hypothèse, puisqu’elle paraît assez généralement reçue, et qu’elle semble d’ailleurs moins hasardée que celles qui consistent, soit à supprimer l’un des deux termes au profit de l’autre, soit à les supprimer tous deux en tant qu’existences réelles, et à ne plus les considérer que comme des modes ou manières d’être de l’unité substantielle infinie. Admettons, dis-je, les deux éléments, et admettons-les comme ne faisant ensemble qu’un tout naturel, selon la forte et profonde expression de ce grand esprit qui, sans supprimer ni l’un ni l’autre, essayait cependant de ne pas verser dans le dualisme platonicien.
Descartes lui-même, qui renouvela ce dualisme, ne fut-il pas enfin amené, par les objections de ses adversaires, à confesser que la pensée « est substantiellement unie au corps1 ? »
Inutile, après cela, de rechercher si l’âme, selon les divers philosophes, est une simple habitante, logée en quelque endroit du corps, dans une situation plus ou moins favorable à l’exercice de ses fonctions ; ou une associée, prenant part de temps en temps aux affaires communes, tout en faisant principalement les siennes ; ou bien une prisonnière, enchaînée dans une caverne, où elle ne voit que les ombres des réalités extérieures, et d’où elle aspire toujours à sortir, pour jouir de la liberté et de la vie véritable ; ou bien une souveraine, dont les organes sont tantôt les ministres habiles, tantôt les serviteurs gênants ; ou, enfin, un simple nom collectif, désignant un ensemble de phénomènes particuliers opérés par le cerveau.
Laissons toutes ces hypothèses : tenons-nous-en à celle que nous venons de dire, sans prétendre, pour le moment du moins, l’épouser ni la garantir plus qu’une autre. Gardons-nous bien de décider ces questions avec l’assurance intrépide des philosophes de cahier. Nous ne sommes pas de ceux qui se plaisent à dogmatiser sur ce qu’ils ignorent, et qui mettent la philosophie en catéchisme. Plus nous sentons la grandeur des problèmes, plus nous sentons aussi notre faiblesse. Si nous croyons d’instinct que le matérialisme (supposé que ce mot ait encore un sens après la Critique de la Raison pure) est la doctrine des esprits courts, cependant nous ne faisons pas grand cas de ce spiritualisme discipliné, qui ne doute de rien, qui parade à merveille et qui manœuvre en douze temps avec une précision d’automate.
Si donc nous admettons le corps et l’âme (sans chercher à les définir), et leur complexité en un tout naturel, avec une parfaite et nécessaire communication entre les parties, il résulte de cette complexité et de cette intime communication que le corps doit avoir son influence jusque dans les ouvrages de l’esprit.
Et l’observation, en effet, aussi bien que le raisonnement, nous fait voir qu’il en est ainsi, et que, même dans les œuvres intellectuelles, l’organisation physique de l’écrivain ou de l’artiste laisse, pour ainsi dire, ses empreintes, que la critique doit savoir démêler. Car comment apprécier l’œuvre sans connaître l’homme tout entier ? L’étude littéraire même à l’étude morale, et l’étude morale ne serait ni sérieuse ni complète, si elle n’avait pour contre-épreuve l’étude physiologique.
Mais, si l’on veut analyser l’organisme de la personne, n’est-on pas obligé de remonter aux influences du sang et de la parenté, de la famille, de la race, du sol, du climat ?
Cela est tellement évident que personne n’oserait le contester. Si, pour connaître le fruit, il faut connaître l’arbre, comment étudier l’arbre sans le terroir, et le terroir sans tout le reste ?
Vous commencez à découvrir l’étendue de la critique naturelle ou physiologique.
Il va sans dire que, si le corps agit sur l’âme, l’âme agit sur le corps à plus forte raison, et parvient souvent à le gouverner. Mais, comme tout le monde, ou à peu près, est d’accord sur ce second point, il est permis de ne développer que le premier.
Je me propose donc simplement de faire voir, par un certain nombre d’exemples et de faits, comment on peut et on doit reconnaître, dans une œuvre de style et d’art, non seulement le siècle où elle a été produite, mais aussi le climat, le pays ; la race à laquelle appartient l’auteur ; puis l’auteur lui-même, et son sexe, et peut-être son âge ; mais très certainement sa complexion, son tempérament, son humeur ; et, qui sait ? sa santé, bonne ou mauvaise ; à plus forte raison, son caractère, son éducation, ses habitudes, son état et sa profession.
Paradoxe ! diront les uns. Banalité ! diront les autres. Renvoyons ceux-ci à ceux-là, et laissons-les s’accommoder entre eux. Qu’importe qu’une chose soit vieille, si elle est vraie ? Et n’est-on pas suffisamment neuf, par le temps qui court, si l’on est précis et sincère ?
Bien entendu, il ne s’agit ici ni d’une théorie absolue, ni d’une démonstration didactique. Les livres faits à l’équerre peuvent avoir du bon ; pour moi, ce n’est pas ma manière. Ceci est une simple causerie sur la littérature et l’art ; ce sont quelques aperçus, quelques indications rapides. Imaginez que vous feuilletez, pour passer le temps, un album d’autographes ou de photographies : c’est à peu près cela que je vous présente.
Avant de l’ouvrir, encore un mot, et mon préambule sera fini.
J’ai dit : dans les œuvres de style et d’art. Il faut, en effet, distinguer ces œuvres de celles qui sont purement scientifiques : l’expérience n’est guère faisable que sur les premières, elle ne l’est presque pas sur les secondes. On comprend pourquoi. Dans un livre scientifique, par exemple dans un traité de géométrie, de chimie, de physique, d’histoire naturelle, ou de mécanique céleste, pourvu qu’il y ait de la clarté, de la méthode et de la justesse, des faits bien observés et bien classés, des généralisations prudentes, des déductions précises, des inductions légitimes, tout cela dans un langage net, vous n’en demandez pas davantage ; il suffit de ces qualités ; c’est par elles et par leur degré plus ou moins haut qu’un livre scientifique se distingue d’un autre livre du même genre ; c’est seulement ainsi que s’y révèle le talent de l’auteur. Ajoutez-y l’élévation des vues et la grandeur des horizons, ce sera du génie. Mais la personne de l’auteur ne se révèle pas autrement dans une œuvre scientifique.
Au contraire, dans une œuvre d’art, et particulièrement dans une œuvre littéraire, le tour d’esprit de la personne, son caractère, sa complexion, son humeur, ses sentiments, ses passions, percent involontairement à travers les idées. C’est ce qui constitue le style. ,
Le style, dans son acception primitive, étymologique, était, pour les anciens, ce poinçon de métal avec lequel ils écrivaient sur des tablettes enduites de cire. Selon que la main était plus ou moins légère, plus ou moins fougueuse et passionnée, ce style, ce poinçon, le révélaient, par le caractère de ses empreintes.
C’est pourquoi aussi le mot caractère, qui ne voulait dire primitivement que l’empreinte de l’écriture, signifia ensuite, au figuré, le naturel de l’homme.
Remarquons en passant que, de nos jours, toute la curiosité qui s’attache aux collections d’autographes ne repose que sur cette idée, sur les rapports probables de l’écriture de chaque personne avec son naturel et son humeur. Ce point seul pourrait faire tout un chapitre : Lavater et M. Feuillet de Conches y fourniraient des matériaux. Mais nous aurons assez l’occasion de flâner, sans commencer déjà l’école buissonnière.
Le style est donc, soit au propre, soit au figuré, la marque de l’écrivain, l’impression de son naturel dans son écrit. Les idées, en passant par chaque esprit, se colorent du jour qui lui est propre. C’est cette couleur personnelle qui leur donne leur physionomie particulière. Les idées, avant d’être ainsi marquées et teintes du style et de la couleur de l’écrivain, appartiennent vaguement à tout le monde. Elles flottent dans le ciel commun, et l’auteur de Tristram Shandy se vante d’en avoir attrapé plus d’une, pendant qu’elle flottait ainsi, destinée peut-être à un autre. Mais dès que l’auteur l’a happée, il se l’approprie, il se l’assimile ; elle passe dans sa substance, elle devient sienne, elle devient lui-même. Les idées, les faits, les opinions, les connaissances, comme le dit admirablement Buffon, « sont hors de l’homme ; le style est l’homme même ; le style ne peut donc ni s’enlever, ni se transporter, ni s’altérer. »
Ainsi, tandis que dans une œuvre scientifique proprement dite, la personnalité ne paraît presque pas, elle éclate dans une œuvre de style et d’art. Ici, la forme emporte le fond. Ici, ce qu’on reconnaît avant tout, c’est le caractère et le tempérament et la passion de l’écrivain de l’artiste.
Prenez le même sujet traité par trois écrivains différents : vous aurez trois œuvres très dissemblables. Cependant les idées, au fond, seront à peu près les mêmes ; mais la forme et le mouvement et la couleur différeront. De même, si deux peintres de génie ont fait le portrait de la même personne, vous avez deux portraits fort différents, qui tous deux cependant ressemblent au modèle, mais dont chacun, en même temps, exprime le caractère et le tempérament du peintre. Il en est de même dans tous les arts. Toute œuvre d’art exprime, avant tout, son auteur.
Il est donc entendu qu’il ne s’agit ici que des œuvres de style et d’art, et que nous devons laisser de côté toutes les œuvres scientifiques, dont la beauté consiste précisément à être, si l’on peut ainsi dire, impersonnelle, et à paraître venue du ciel, c’est-à-dire de la raison, sans l’intermédiaire d’un homme. Au contraire, dans une œuvre de style et d’art, la passion tient pour le moins autant de place que la raison, et c’est là justement ce qui fait la beauté de cette sorte d’oeuvres ; beauté surtout personnelle et humaine : générale, il est vrai, par la raison ; mais particulière par la passion ; particulière à tel homme, et en même temps commune, sensible, sympathique ou antipathique à tous.
Le siècle
Nous disons donc qu’il est facile, dans une œuvre de cette sorte, de reconnaître, premièrement, le siècle de l’auteur.
« Chaque siècle, dit Fontenelle, a son tour d’esprit. »
De même que chaque souverain refond les monnaies et les refrappe à son effigie, chaque époque reforge les idées à son image. Le tour des pensées et des sentiments, la couleur des expressions, la forme des phrases, les constructions plus ou moins périodiques et lourdes, plus ou moins prestes et dégagées, la grammaire et la syntaxe avec leurs modifications incessantes, les mots qui marquent l’état moral du temps, ou ses allures littéraires, ses affectations, ses modes, — car il y a des modes dans les langues et les littératures, comme dans les vêtements et les costumes, — tout cela saute aux yeux d’abord.
De quart de siècle en quart de siècle, on pourrait constater le travail continu qui modifie le langage. À chaque minute, la pensée, pour exprimer les nouveaux rapports qu’elle saisit, pour peindre les nouveaux aspects qu’elle découvre, crée de nouvelles combinaisons de style, de nouvelles images, de nouveaux tours, de nouveaux mots, bons ou mauvais, mais qui ont d’abord le relief et les arêtes vives d’une monnaie toute neuve. Puis ces formes, où l’on sentait un certain effort de création, passent dans l’usage commun, circulent, s’effacent, perdent le relief de la nouveauté, ne coûtent plus rien à prononcer ni à écrire, et alors on en cherche de nouvelles pour remplacer celles-là, et ainsi de suite, toujours. Incessamment toutes les formes antérieures se condensent, se réduisent, se refondent dans des formes actuelles, à la fois plus individuelles et plus synthétiques, qui ne sont pas toujours de bon aloi, mais qui paraissent nécessaires sur le moment : on ne se contente pas des formes, parfois meilleures, que l’on avait en magasin ; la pensée et la vie éprouvent le besoin instinctif de se traduire en créations continuelles.
A ces diverses marques, il est aisé de reconnaître tel ou tel siècle dans un écrit. En moins de deux pages, et quelquefois d’une, vous reconnaîtrez, chez nous, un auteur du dix-neuvième siècle, ou du dix-huitième, ou du dix-septième : je dis un auteur véritable, un écrivain, un homme, ayant un caractère, un style, une physionomie à lui ; non pas un faiseur de pastiches, qui s’étudie à écrire aujourd’hui dans la langue de tel autre siècle, ni un esprit mou et sans caractère, dont les idées et les expressions sont comme de vieilles pièces de monnaie, effacées à force d’avoir couru.
Mais peut-être qu’en remontant au-delà de notre dix-septième siècle, l’épreuve serait plus difficile ?
Au contraire ! car, au seizième ou au quinzième, la langue, en train de se former, offre des variations plus nombreuses, qui sont des indications de plus.
Toutefois, il y a lieu de remarquer qu’une langue, tout au commencement, n’est pas encore assez ferme, ni assez flexible pour recevoir l’empreinte de l’écrivain, et que, tout à la fin, elle est devenue trop molle pour la garder.
De plus, il faut distinguer certains écrivains qui sont en avance sur leur siècle. Ainsi Bayle, aussi bien que Saint-Évremond et tout le Temple, semblent être du dix-huitième siècle. La Bruyère en est aussi à certains égards.
Toujours est-il, qu’en général, ce qui fait reconnaître d’abord le siècle, c’est le tour des idées et des sentiments.
Si nous ouvrons un livre en vieux langage, et que, lisant çà et là quelques lignes, nous y trouvions le mot malice pris ordinairement en bonne part, et malicieux mis comme un éloge ; si je vois qu’il y est question d’un roi, et qu’en parlant de lui l’auteur emploie volontiers cette formule : « C’étoit un sage homme et malicieux », ai-je besoin de beaucoup chercher pour reconnaître, et le roi Louis XI, et son historien Philippe de Commines, et le quinzième siècle, ce siècle hideux, où l’on ne trouve partout que ruse et trahison, où la perfidie habile passe pour vertu ; où, pendant que ce Louis XI règne en France, on voit en Angleterre Richard III, et en Italie les Borgia ?
Autre exemple ; Est-ce que toute la violence effrénée des passions du seizième siècle n’éclate pas dans Shakespeare, outre la complexion même du poète, ultra-nerveuse et sensitive, outre son imagination surexcitée ?
M. Taine, dans sa belle étude sur le grand poète anglais, a fort bien expliqué cela. Il ajoute cette double formule, très condensée et très spirituelle :
« Si Racine et Corneille avaient fait une psychologie, ils auraient dit avec Descartes : L’homme est une âme incorporelle servie par des organes, douée de raison et de volonté, habitant des palais ou des portiques ; dont l’action abstraite se développe avec unité — c’est-à-dire « avec nullité » — de temps et de lieu. — Si Shakespeare avait fait une psychologie, il aurait dit avec Esquirol : L’homme est une machine nerveuse, gouvernée par un tempérament, disposée aux hallucinations, emportée par des passions sans frein, déraisonnable par essence, mélange de l’animal et du poète, ayant la verve pour esprit, la sensibilité pour vertu, l’imagination pour ressort et pour guide, et conduite au hasard, par les circonstances les plus déterminées et les plus complexes, à la douleur, au crime, à la démence et à la mort2. »
Lisez les lettres authentiques d’Abélard : il discute toujours ; il démontre par arguments et citations les sentiments les plus simples, les émotions les plus vives. De même, dans les lettres d’Héloïse, l’érudition et la scolastique se mêlent avec la passion. Vous reconnaissez le douzième siècle. ;
Et, maintenant, prenons au hasard un autre livre sur les rayons d’une bibliothèque. Je l’ouvre, et vous lis cette phrase : « Homme insensible et dur ! deux larmes versées dans mon sein m’eussent mieux valu que le trône du monde ; mais tu me les refuses, et te contentes de m’en arracher ! Eh bien ! garde tout le reste, je ne veux plus rien de toi ! »
Peut-être, si vous croyez que c’est une femme qui parle, hésiterez-vous un instant. Mais, si je vous dis que c’est un homme, alors vous n’hésiterez plus, vous direz hardiment que cette phrase est du dix-huitième siècle, et même de la seconde moitié du dix-huitième siècle, c’est-à-dire d’un temps où les âmes, échauffées par tant d’idées nouvelles, donnaient parfois à la sensibilité même vraie les formes, les allures et le ton d’une sentimentalité déclamatoire et fausse. Non seulement, sur ces quatre ou cinq lignes, vous reconnaîtrez la seconde moitié du dix-huitième siècle, mais encore vous vous écrierez que c’est évidemment Jean-Jacques Rousseau qui parle, et vous ne serez pas loin de deviner que c’est à Diderot qu’il s’adresse.
Dans Homère, la naïve brutalité des mœurs indique assez une époque primitive. Ses héros sont des enfants énormes et violents ; son Achille est un grand boudeur, qui répète toujours : « On m’a pris ma récompense ! » — Opposez à ces personnages ceux de quelque roman licencieux de Duclos ou de Crébillon fils. Ceux-ci ne portent-ils pas aussi leur date ? Et cette date n’est-elle pas la même qui se révèle également dans les peintures érotiques de Fragonard et de Boucher ?
En fait d’art, chaque siècle voit différemment les choses et conçoit la beauté à sa façon ; et, dans chaque siècle, cinquante artistes ou poètes imaginent cent sortes de beautés diverses, qui toutes cependant rentrent visiblement dans cette physionomie générale de l’époque, que l’on reconnaît tout d’abord et qu’on désigne clairement d’un seul mot : style Louis XIII, Louis XIV, Louis XV, Louis XVI.
Chaque siècle a tellement sa mode, qu’il en habille tous les autres. Claude Lorrain représente la Reine de Saba vêtue en princesse du dix-septième siècle. Paul Véronèse met les personnages de son temps, et lui-même, et son frère, aux noces de Cana, avec Jésus-Christ. Salvator Rosa place des canons à la porte de la tente d’Holopherne. Et Milton en fait manœuvrer dans les montagnes et les vallées du ciel : les anges rebelles et les anges fidèles se battent avec de l’artillerie, avant la création de l’homme. Le Mystère de la Passion est rempli de ces amusants anachronismes, nécessaires pour interpréter le passé au présent, les faits anciens aux peuples nouveaux. Même aux époques les plus savantes, ce qu’on appelle couleur locale n’est jamais que très relatif.
Une œuvre d’art est, comme on dit, en langage scientifique, une moyenne entre l’auteur, le public et le sujet ; ou bien c’est, comme on dit encore, une résultante de ces trois termes.
Voulez-vous concevoir un peu à quel point le siècle contribue à déterminer le caractère de l’homme et de son œuvre ? Essayez d’imaginer Voltaire au commencement du règne de Louis XIV, tout de suite après la Fronde, et Bossuet sous Mme de Pompadour : qui dira ce que chacune de ces deux grandes individualités, si fortes qu’elles soient, eût pu devenir, si elle eût été ainsi transposée et changée de siècle par le hasard de la naissance ? Mais l’hypothèse est impossible. Car chacun de ces deux grands génies résulte de tout son siècle physiquement et moralement. Et c’est précisément ce que je veux montrer. Chacun d’eux exprime toute une époque.
M. Taine encore dit, avec force, et c’est à propos de Bacon : « L’homme croit tout faire par la force de sa pensée personnelle, et il ne fait rien que par le concours des pensées environnantes ; il s’imagine suivre la petite voix qui parle au dedans de lui, et il ne l’écoute que parce qu’elle est grossie des mille voix bruissantes et impérieuses qui, parties de toutes les circonstances voisines ou lointaines, viennent se confondre avec elle en vibrant à l’unisson… Pour se développer, il faut qu’une idée soit en harmonie avec la civilisation qui l’entoure ; pour que l’homme espère l’empire des choses et travaille à refondre sa condition, il faut que de toutes parts l’amélioration ait commencé, qu’autour de lui les industries grandissent, que les connaissances s’amassent, que les beaux-arts se déploient, que cent mille témoignages irrécusables viennent incessamment donner la preuve de sa force et la certitude de son progrès. « L’enfantement viril du siècle », ce titre que Bacon décerna à son œuvre, est le véritable. En effet, tout le siècle y a coopéré, c’est par cette création qu’il s’achève. »
Si le style « est l’homme même », la littérature de chaque époque est la société même.
Seulement hâtons-nous de remarquer, pour prévenir les objections, que, si la littérature est l’expression de la société, c’est tantôt directement et tantôt indirectement, tantôt à l’endroit et tantôt à l’envers.
Ainsi tout le côté grimaçant et grotesque de l’art du Moyen Age est une réaction évidente contre l’excès de l’idéalisme et du mysticisme chrétien. Réciproquement, les romans de chevalerie, par leur pureté idéale, donnent très exactement le contraire de la vérité. De même, au commencement du dix-septième siècle, la grande pastorale d’Honoré d’Urfé, ce fameux roman de l’Astrée, dans lequel il y a plus de cent personnages, tous bergers, tous amoureux, et presque tous vertueux, exprime le désir des imaginations, le besoin des âmes, la soif des esprits et des cœurs, en un mot, l’idéal de la société, après les cruautés sauvages des guerres religieuses du seizième siècle, après la corruption hideuse de la cour des derniers Valois, et au milieu de la licence encore un peu soldatesque de la nouvelle cour du Béarnais.
George Sand écrivait la Petite Fadette au lendemain des funestes journées de Juin 1848, et disait : « Dans les temps où le mal vient de ce que les hommes se méconnaissent et se détestent, la mission de l’artiste est de célébrer la douceur, la confiance, l’amitié, et de rappeler ainsi aux hommes endurcis ou découragés que les mœurs pures, les sentiments tendres, l’équité primitive, sont ou peuvent être encore de ce monde. »
Théocrite, Virgile, André Chénier, enfin Robespierre et Marat eux-mêmes, sont aussi des exemples de ces contrastes : Robespierre composa des bergeries, et Marat un roman de cœur. Les fables de Florian sont de 1792, et en 93 Legouvé donna au Théâtre-Français la Mort d’Abel, tragédie pastorale et patriarcale, qui dut son succès au contraste des discordes civiles.
C’était le temps des bergeries dans la littérature, parce que c’était celui des révolutions dans la société.
Il arrive parfois, au contraire, que tout est tranquille dans la société, tout, excepté les imaginations, qui alors (on a pu le voir sous Louis-Philippe) demandent à la littérature des drames échevelés, pantelants.
« L’imagination, dit M. Saint-Marc Girardin, aime et cherche surtout ce qui n’est pas. Quand la guerre civile agite et ensanglante la société, l’imagination fait volontiers des idylles et prêche la paix et la vertu. Quand, au contraire, la société s’apaise et se repose, l’imagination se reprend de goût pour les crimes. Elle est comme le marchand d’Horace : elle vante le repos du rivage, quand gronde la tempête ; elle aime les flots et les orages, quand le vaisseau est dans le port. »
Souvent donc la littérature exprime tout à fait l’envers des mœurs. Mais, par l’épreuve négative, on obtient l’épreuve positive. Ainsi, soit par ressemblance, soit par contraste, la littérature peint les mœurs du siècle. Qu’importe qu’elle travaille parfois comme les ouvriers des Gobelins, qui font leurs tapisseries à l’envers.
Le climat
Si, la plupart du temps, il ne faut qu’une page, ou moins encore, pour reconnaître à quelle époque appartient un écrit, parfois il n’en faudra pas beaucoup plus pour dire également sous quel climat, dans quel pays, telle œuvre de style s’est produite.
Cependant ce point-ci, comme le précédent, le climat physique comme le climat moral, se marquera plutôt dans l’ensemble que dans les détails.
Hippocrate, Platon, Aristote et les plus savants esprits de l’antiquité ont reconnu et proclamé l’influence du climat sur l’homme, — et par conséquent sur ses œuvres. — Varron, dans son traité de l’Agriculture, cite un ouvrage d’Ératosthènes, perdu pour nous, dans lequel celui-ci cherchait à établir que le caractère de l’homme et de la nation, et la forme du gouvernement, dépendent de la distance plus ou moins grande du soleil. Ne croit-on pas déjà lire l’Esprit des Lois, au livre des Climats, ou Montesquieu exagérant cette doctrine vit se réunir contre elle les critiques de Rousseau et de Voltaire, — de Voltaire qui, toutefois, dans maint passage de ses œuvres et de sa correspondance, exprime des idées analogues, et de Rousseau, qui en émet aussi de pareilles pour son compte dans ses fragments sur les Institutions politiques.
Herder, après Montesquieu, exagéra encore plus la même théorie, dans ses Idées sur la philosophie de l’histoire, « auxquelles, dit M. P.-J. Proudhon, je ne trouve qu’un défaut, c’est que les idées n’y sont absolument pour rien. Tout le système repose sur le fatalisme géographique, chimique et organique : sol, climat ; plaines et montagnes ; rivières, lacs et mers ; d’où se déduisent successivement, pour chaque latitude et méridien, la flore et la faune, puis l’homme ; finalement, la société et son histoire. Rien à y reprendre ; seulement on se demande ce que la liberté et le progrès ont à faire là-dedans ; on ne voit pas même de quoi y sert l’intelligence. »
Cette doctrine d’Hippocrate, de Platon, d’Aristote, d’Ératosthènes, de Varron, de Montesquieu, de Voltaire, de Rousseau, de Herder, a été reprise et continuée de nos jours avec beaucoup d’éclat. Elle est devenue la base de la critique naturiste, qui est la critique naturelle poussée à l’extrême.
La terre, selon cette doctrine, est la prophétie de l’histoire. Dis-moi d’où tu sors, je te dirai qui tu es. Et réciproquement, voyant qui tu es, je te dirai d’où tu sors.
Après tout, soit qu’on dise : « La Providence avait partout disposé le sol pour l’idée » ; soit qu’on dise : « Partout l’idée, résultant du sol et du climat, ne fait que traduire la Nature » ; si l’explication diffère, le fait est le même. Or, c’est le fait que nous étudions.
Si la flore d’un pays, la faune d’un pays, l’humanité d’un pays, s’expliquent les unes par les autres, et s’accordent dans une harmonie intime, comme choses qui ne sont, au fond, que la même essence sous diverses formes, produites par les différents degrés d’influence du climat, du sol, en un mot du milieu, il suit de là que les œuvres de l’homme, volontaires ou instinctives, les langues, les littératures, les arts, les législations, les religions et les philosophies, ne sont à leur tour que des formes émanant des précédentes, et exprimant encore les mêmes choses, et répondant aux mêmes harmonies.
Les langues d’abord, comme le démontre M. Renan dans son beau livre de l’Origine du Langage ne sont, dans leur diversité originelle, que le résultat instinctif de la diversité des races et des climats. « A chaque époque apparaît le merveilleux accord de la psychologie et de la linguistique ; nous sommes donc fondés à considérer les langues comme les formes successives qu’a revêtues l’esprit humain aux différentes périodes de son existence, comme le produit des forces humaines agissant à tel moment donné et dans tel milieu. L’harmonie non moins parfaite des langues et des climats confirme cette manière de voir. Tandis que les langues du Midi abondent en formes variées, en voyelles sonores, en sons pleins et harmonieux, celles du Nord, comparativement plus pauvres et ne recherchant que le nécessaire, sont chargées de consonnes et d’articulations rudes. On est surpris de la différence que produisent à cet égard quelques degrés de latitude… »
Voltaire écrit à Mme du Deffand : « Savez-vous le latin, madame ? Non. Voilà pourquoi vous me demandez si j’aime mieux Pope que Virgile. Ah ! madame, toutes nos langues modernes sont sèches, pauvres et sans harmonie, en comparaison de celles qu’ont parlées nos premiers maîtres, les Grecs et les Romains. Nous ne sommes que des violons de village. »
Ce que disent Voltaire et M. Renan de la rudesse des langues du Nord, en général, est incontestable. Quant à la pauvreté de ces idiomes, il y a lieu, ce me semble, de faire une distinction, que M. Renan admettrait sans doute : c’est que, dans les langues du Nord, la profondeur, l’intensité du caractère sentimental, pensif, humain, est aussi une richesse qui, certes, compense bien cette autre richesse, presque purement sensitive, cette musique un peu vaine, des langues du Midi. — Cela soit dit encore en général, sauf les exceptions d’une et d’autre part.
Sans sortir d’un même climat, on a remarqué, en Suisse par exemple, que la même langue, douce dans la plaine, s’aspire à mesure qu’on avance dans la montagne.
En tout pays, les gens de la montagne et ceux de la plaine ne forment-ils pas comme deux races distinctes ? De même, ceux des champs et ceux des forêts ; ceux de terre et ceux de mer : autant de caractères différents, autant de races diverses dans une seule. Eh bien ! comment toutes ces différences ne perceraient-elles pas dans les idiomes ?
Mais, sans aller jusqu’aux racines, observons les fleurs et les fruits : — la littérature et les arts.
Si, à cause de cette hypothèse, que l’homme est composé de matière et d’esprit, on se refuse à admettre qu’il soit tout entier le produit du milieu où il respire (aussi bien la matière, ce semble, ne saurait produire l’esprit), du moins on ne peut contester que l’homme prend toujours quelque chose du milieu dans lequel il vit. Boileau lui-même le reconnaît :
Les climats font souvent les diverses humeurs.
Est-il donc étonnant que ces humeurs diverses se manifestent jusque dans les ouvrages de l’esprit ? « Qui ne sait, dit M. de Sacy, que les teintes du climat se reflètent, en quelque sorte, dans les monuments de la littérature ? »
La même observation que nous avons faite tout à l’heure à propos du siècle, doit se répéter ici à propos du climat ; C’est tantôt par la ressemblance, et tantôt c’est par le contraste, que le climat se peint dans les écrits.
Un poète se plaît-il à célébrer, comme un idéal de délices, la fraîcheur profonde, frigus opacum, qu’on goûte au bord des eaux, au fond des bois, dans les antres et dans les vallons glacés ? Je devine que c’est un poète du Midi, d’un pays que tourmente le soleil. Et c’est Virgile en effet qui s’écrie :
… O qui me gelidis in vallibus HaemiSistat, et ingenti ramorum protegat umbra ?
Un tel souhait fait frissonner les gens du Nord. Eux, dans leurs poésies, ne rêvent que soleil, et chantent avec Victor Hugo :
Quand vient l’été, le pauvre adore !L’été, c’est la saison de feu ;C’est l’air pur et la tiède aurore :L’été, c’est le regard de Dieu !
On rêve toujours ce que l’on n’a pas. Notre idéal est toujours loin de nous.
Idéal de beauté, idéal de laideur, n’importe ! Dans les croyances des nègres, le diable, dit-on, est un blanc. — Et cela, par la même raison que, dans les croyances des blancs, — des blancs qui croient au diable, — le diable est un noir.
Pourquoi les poètes latins, lorsqu’ils veulent peindre la grâce et la beauté des femmes, leur donnent-ils plus volontiers des cheveux blonds que des cheveux bruns ? C’est parce que chez eux, en Italie, presque toutes les femmes ont les cheveux noirs. — Réciproquement, quand les poètes célèbrent plus volontiers les beautés brunes, vous devinez qu’ils sont du Nord, climat des beautés blondes.
Mais à l’ordinaire, c’est directement, par une harmonie naturelle, et non par le contraste, que le climat se réfléchit dans la littérature et dans les arts.
« Le talent vrai, comme le vismara, papillon des Indes, prend la couleur de la plante sur laquelle il vit3. »
« Je remarque, dit M. Alfred Dumesnil, combien la nature du sol influe sur les productions de l’art. Ainsi, à Sienne, la qualité même des pierres que l’on tire de la campagne a facilité le perfectionnement de la mosaïque et seule rendu possibles ces prodigieux travaux de la cathédrale, qui n’auraient pu être exécutés ailleurs. — De même la nature fruste des pierres du territoire de Florence, qui ne peuvent être ni taillées ni polies, a donné lieu à ces bossages, en forme de toisons, de l’architecture toscane, si fréquents dans les constructions du dix-septième siècle. — En Lombardie, la nature malléable de la terre a singulièrement favorisé la sculpture en terre cuite, — comme la chaleur moite, la végétation plantureuse de ces vastes plaines si bien arrosées par les fleuves, se retrouvent dans l’abondance des œuvres lombardes. — Le nombre des sculpteurs, des modeleurs en terre cuite, fut tel, que pour désigner un statuaire on disait, au
seizième siècle, un Lombard. Les quatre mille quatre cents statues de la cathédrale de Milan, l’ornementation de la chartreuse de Pavie, les monuments de Vérone, de Padoue, de Mantoue, disent l’abondance des productions de ces artistes. — Pour comprendre l’art d’un pays, il faut le replacer dans les conditions naturelles de climat, de sol, qui presque toujours l’ont produit. »
Cuvier disait, dans son Discours sur les Révolutions du Globe : « Jamais en Champagne on ne pensera comme en Auvergne, parce qu’en Champagne il y a de la craie et en Auvergne du granit, parce que l’un de ces sols est plat et l’autre montueux ; de là dérivent des cultures particulières, des mœurs spéciales, et les mœurs font d’abord les idées, quelquefois les croyances4. »
Le sol, la race
Avec le climat, avons-nous dit, on voit se réfléchir, dans la littérature et dans les arts, le sol, la race, et le caractère de la nation,
Les esprits du Nord ont plus de vigueur ; ceux du Midi ont plus de grâce. Ceux-ci ont le don et le besoin de la clarté, de l’élégance, de l’harmonie ; ceux-là ont plus de profondeur, d’audace et d’originalité, même lorsqu’ils imitent. Shakespeare, par exemple, même en imitant les Italiens dans ses sonnets et dans une dizaine de ses drames, reste profondément Anglais et profondément de son siècle comme de son pays. Spenser de même, tout en imitant visiblement l’Arioste, est toujours bien un homme du Nord, ami de la réflexion et de l’analyse, et qui ne se contente pas de représenter le jeu de la vie, mais qui cherche à en pénétrer les causes. Il en faut dire autant de Pope. Chaucer alourdit Boccace et l’approfondit. Un poète italien ne songe qu’à peindre les sensations de la vie, un poète anglais veut l’anatomiser.
Dans la prose, « les Anglais, comme le disait un jour Gœthe à Eckermann, écrivent en gens pratiques et tournés vers la réalité ; les Français ne démentent pas dans leurs écrits le caractère essentiel de leur race : ils sont sociables par nature, et, comme tels, ils n’oublient jamais le public auquel ils s’adressent ; ils s’efforcent d’être clairs, afin de convaincre le lecteur, et ornés, afin de lui plaire. »
Gœthe semble sous-entendre que, comme l’habitude des Anglais n’est pas de se mettre en frais d’amabilité pour autrui, et comme la nature de leur esprit n’est pas aussi légère que vigoureuse, ils ne cherchent pas autant que les Français le plaisir du lecteur, ou bien ils se proposent tout au plus le plaisir du lecteur anglais.
Le tour compliqué de l’esprit anglais, même lorsqu’il va au fait par le fond des idées, diffère beaucoup de la clarté et de la rapidité françaises. Celles-ci sont pour le lecteur une récréation et un charme ; l’autre est d’abord une fatigue, et reste longtemps un travail, jusqu’à ce qu’on y soit habitué. Que d’enchevêtrements ! que de circuits ! Comme l’idée principale, traversée de toutes sortes d’idées accessoires, entre-croisée d’incises, de restrictions, de modifications par les contraires comme on dit en rhétorique, a peine à se dégager et à se produire ! Quel laborieux enfantement ! quelle opération césarienne !… Mais, lorsqu’enfin a lieu la délivrance, lorsque la pensée est sortie, quelle vigueur, quelle éloquence familière ! quels arguments pris de la vie de chaque jour ! Avec quelle énergie l’idée se démène ! comme elle joue des pieds et des poings ! Quelle allégresse à tout casser ! La plaisanterie elle-même, chez ce peuple vigoureux, aux nerfs robustes, est lancée comme avec une catapulte.
On a proposé, non sans apparence, de diviser toutes les littératures européennes en deux grandes familles : les littératures du Nord et les littératures du Midi. On pourrait démontrer, en effet, que cette division correspond assez bien à toutes les autres dénominations qu’on a imaginées.
Le climat de la France étant intermédiaire, la littérature française participe des littératures du Midi et des littératures du Nord, ou du moins sert de trait d’union entre les unes et les autres. M. Edgar Quinet remarque combien la France est heureusement placée pour remplir ce rôle de médiatrice et d’interprète, et pour entrer dans un système de critique comparée, qui semble lui appartenir par la nature même des choses. « La variété de ses provinces ne correspond-elle pas à celle des littératures modernes, et, quelle que soit la diversité des instincts de l’Europe, n’a-t-elle pas autant d’organes pour en saisir le caractère ? Par le Midi et le golfe de Lyon ne touche-t-elle pas à l’Italie, à la patrie du Dante ? De l’autre côté, les Pyrénées ne la rattachent-elles pas, comme un système de vertèbres, à la contrée d’où sont sortis les Calderon, les Camoëns, les Michel Cervantes ? Par les côtes de Bretagne ne tient-elle pas intimement au corps entier de la race gallique, qui a laissé son empreinte dans tout le génie anglais ? Enfin, par la vallée du Rhin, par la Lorraine et par l’Alsace, ne s’unit-elle pas aux traditions comme aux langues germaniques, et ne jette-t-elle pas un de ses rameaux les plus vivaces au cœur de la littérature allemande ? Les provinces de France sont ainsi, en quelque manière, les membres et les organes par lesquels ce grand corps atteint toutes les parties de l’horizon et saisit les objets et les formes qu’il veut s’assimiler. Il résulte aussi de cette diversité, qu’étant en communication avec l’Europe entière par sa circonférence, la France n’a point à redouter une influence exclusive, que le Nord et le Midi s’y corrigent l’un l’autre, et que ce pays, appelé à tout comprendre, peut s’enrichir de chaque élément, nouveau sans jamais se laisser absorber par aucun. »
Et c’est ce que la France a fait, de siècle en siècle. Au commencement, les invasions germaniques fécondent la race gallo-romaine ; et réciproquement, comme il arrive, la civilisation gallo-romaine s’empare de ses vainqueurs. Au seizième siècle, c’est l’Italie qui agit sur la France, par une sorte de greffe ou d’inoculation. Au dix-septième siècle, c’est l’Espagne ; au dix-huitième siècle, c’est l’Angleterre ; au dix-neuvième siècle, c’est l’Allemagne.
Ainsi, à toutes les époques, il y a, en quelque sorte, des migrations d’idées qui, d’un climat à l’autre, sèment des colonies. Il semble que les idées aient, comme les fleurs, leurs mariages lointains à travers les airs. Par là les influences des climats et des races se croisent et se modifient.
Mais la flore de chaque climat et la littérature de chaque pays n’en persistent pas moins au fond, avec leurs caractères essentiels5 ; et, dans chaque littérature, le style personnel de chaque écrivain véritable n’en garde pas moins sa physionomie propre, son caractère et son tempérament individuels.
Et le génie français, quoique intermédiaire, quoique doué tout exprès, ce semble, pour unir le Midi au Nord et pour les interpréter l’un à l’autre en profitant de tous les deux, n’en a pas moins son caractère bien accusé.
Rem militarem aut argute loqui, « faire la guerre et bien parler », disait le vieux Caton, définissant le génie naturel de nos ancêtres les Gaulois, qui n’étaient encore que barbares. Il serait fort à désirer que la première moitié de la définition, suffisamment démontrée pendant plus de vingt siècles, passât enfin à l’état de glorieux souvenir. Quant à la seconde, il faut souhaiter qu’elle reste toujours une réalité vivante.
Car qu’est-ce que le don de bien dire, si ce n’est la raison, l’esprit, la grâce, se répandant sur tout sujet comme une lumière et un sourire ? Qu’est-ce encore, si ce n’est, au fond, ce que M. Michelet, au commencement de son Histoire de France, a appelé d’une manière plus générale et plus philosophique, « la vive et rapide sympathie du génie gallique, son instinct social ? »
Chaque peuple a donc son génie qui éclate principalement dans les œuvres de ses grands hommes, de ses grands écrivains et de ses grands artistes.
Qui ne reconnaîtrait l’Angleterre dans Shakespeare, même lorsqu’il veut peindre l’ancienne Rome, comme dans ses drames de Jules César et de Coriolan ? Qui ne reconnaîtrait l’Espagne dans Calderon ? La France dans Voltaire, dans Molière, dans La Fontaine et dans Mme de Sévigné ?
Bien plus ! je vois dans celle-ci non seulement une Française, mais une Bourguignonne, au style chaud, coloré et rubicond, comme le vin de son pays. « Faute de lectures robustes, disait-elle, l’esprit a les pâles couleurs. » Le sien, certes, ne les a pas ! Il est empourpré de santé, comme était le visage de la femme elle-même, qu’une autre femme, sa contemporaine et son amie, a peinte si éblouissante. « Le brillant de votre esprit, lui dit-elle, donne un si grand éclat à vos yeux et à votre teint, que, quoiqu’il semble que l’esprit ne dût toucher que les oreilles, il est pourtant certain que le vôtre éblouit les yeux. »
M. de Lamartine, visitant Bourbilly, patrie de Mme de Sévigné, sent l’influence que dut avoir sur la jeune fille et sur la femme le lieu où elle naquit et fut élevée. « Là, dit-il, elle avait respiré, avec cet air élastique et toujours frissonnant de la haute Bourgogne, cette vigueur de santé et cette impressionnabilité des sens, qui donnèrent à son teint ces roses célèbres, et à son âme ce perpétuel frisson de sensibilité, prélude du génie, quand il n’est pas le prélude de la passion. J’étudiais avec complaisance les analogies mystérieuses de ce paysage serein sur un horizon grave, avec l’esprit de cette femme mobile dont le sourire éclate sur un fond caché de mélancolie. Qui ne connaît pas le site ne connaît pas la plante, disent les Persans. L’homme est plante jusqu’à un certain âge de la vie, et l’âme a ses racines dans le sol, dans l’air et dans le ciel qui ont formé les sens. » Ensuite, esquissant le portrait de la séduisante marquise, il rappelle cette « fleur printanière de teint qu’elle avait apportée de ses montagnes natales, et qu’au récit de ses contemporains, on ne vit jamais se flétrir, même sous les années et sous les larmes. »
Bien entendu, nous ne voulons pas dire que le mot Bourguignonne explique tout dans cette nature très riche et très complexe, où il y aurait à démêler encore bien d’autres éléments, bien d’autres influences. Il y aurait à reconnaître en elle le tempérament nerveux et sanguin, qui, du reste, résulte de son climat natal ; il y aurait à rappeler qu’instruite par Chapelain et par Ménage, qui lui enseignèrent le latin, l’italien et l’espagnol, elle reçut d’eux la solidité, sans en prendre le pédantisme ; que, de même, à l’hôtel de Rambouillet, où, dans sa jeunesse, elle fut présentée avec Mme de La Fayette, elle prit la fleur des élégances et laissa l’affectation ; car, aux sains, tout est sain. Là, son génie bourguignon et gaulois se tempéra, s’affina, se polit, et à la vigueur naturelle s’ajouta la délicatesse acquise, qui fit de cet esprit quelque chose d’unique, quelque chose d’aristocratique et de populaire à la fois.
Pour caractériser sa verve un peu gaillarde, qui éclate quelquefois en mots salés, un éminent critique va jusqu’à dire que Mme de Sévigné « est une Dorine de bonne compagnie. »
Oui, et en même temps une autre La Fayette, et bien digne de la première, qui fut son amie de toute la vie, et qui tout à l’heure, en ces quatre lignes que j’ai détachées d’une très jolie page, savait la peindre si vivement dans tout son éclat : enfin, une vraie jolie marquise, mais une marquise bourguignonne et parisienne tout ensemble, et un peu bretonne par-dessus le marché ; et bonne aux champs, aux bois et aux Rochers, comme à la ville et à la Cour.
Tant cette complexion est riche et profonde ! — Mais, en dessous de tout cela, je le maintiens, il y a la Bourguignonne.
A propos d’elle — et de Buffon et de Rameau, — d’Alembert a dit quelque part : « La Bourgogne est le climat de l’esprit et du génie. Située dans la juste proportion d’une favorable température, elle ne reçoit du soleil que des rayons bienfaisants. Le degré de chaleur qui donne l’excellence à ses vins donne aussi une heureuse maturité à ses esprits et à ses génies. »
Diderot, dans une lettre à Mlle Voland, peint, avec le climat de Langres, son propre caractère ! « Les gens de ce pays, dit-il, ont beaucoup d’esprit, trop de vivacité, une inconstance de girouettes. Cela vient, je crois, des vicissitudes de leur atmosphère, qui passe en vingt-quatre heures du froid au chaud, du calme à l’orage, du serein au pluvieux. Il est impossible que ces effets ne se fassent pas sentir sur eux, et que leurs âmes soient quelque temps de suite dans une même assiette. Elles s’accoutument ainsi, dès la plus tendre enfance, à tourner à tout vent. La tête d’un Langrois est sur ses épaules comme un coq d’église au haut d’un clocher : elle n’est jamais fixe dans un point ; et, si elle revient à celui qu’elle a quitté, ce n’est pas pour s’y arrêter. — Avec une rapidité surprenante dans les mouvements, dans les désirs, dans les projets, dans les fantaisies, dans les idées, ils ont le parler lent. — Pour moi, je suis de mon pays. Seulement le séjour de la capitale et l’application assidue m’ont un peu corrigé… »
Joinville, l’ami de saint Louis et son chroniqueur, est Champenois comme La Fontaine, ou La Fontaine comme lui. M. Taine, en étudiant le fabuliste, vous a décrit les harmonies du sol et du climat de la Champagne avec l’écrivain qu’elle produit. On les retrouverait, ces harmonies, dans le doux chroniqueur naïf, comme dans l’aimable fabuliste ; la grâce avec la bonhomie, la finesse avec la crédulité.
Joinville n’hésite pas à vous dire que le Nil « est un fleuve qui vient d’Égypte et de Paradis terrestre », et que l’on pêche dans ses eaux la rhubarbe, le gingembre, l’aloès et la cannelle, bois sec tombé des arbres du Paradis quand il fait du vent.
Au reste, Joinville est du treizième siècle. Mais La Fontaine, qui est du dix-septième siècle, se montre-t-il moins crédule et moins accommodant ? Par exemple, trouvant amusante la Vie d’Ésope, attribuée à Planude, et ses chapelets d’anecdotes, il dit que cette biographie doit être crue, parce que Planude était, à peu près, contemporain d’Ésope. Or il n’y a, entre Ésope et Planude, que dix-huit siècles d’intervalle.
D’autre part, cette sensibilité, que l’on goûte dans la fable des Deux Amis et dans celle des Deux Pigeons, ne se trouve-t-elle pas déjà dans ces lignes où le bon Joinville, partant pour la croisade, regrette son cher foyer et ses enfants ? « Je ne voulus oncques retourner mes yeux vers Joinville, pour ce que le cœur ne me attendrît du biau chastel que je laissois et de mes deux enfants. »
Il semble, toutefois, que chez Joinville cette sensibilité fût plus dans les entrailles, et chez La Fontaine plus à fleur de peau, ou autant dans l’imagination que dans le cœur.
En ce sens, — encore d’autre part, car les aperçus s’entrecroisent — La Fontaine serait l’ancêtre de Jean-Jacques, qui est le père du romantisme en France, et qui s’acquitte envers la sensibilité et la vertu par l’imagination.
La Provence, comme le remarque M. Michelet, « est le pays des beaux parleurs, abondants, passionnés (au moins pour la parole), et, quand ils veulent, artisans obstinés du langage ; ils ont donné Massillon, Mascaron, Fléchier, Maury, les orateurs et les rhéteurs. Mais la Provence entière, municipes, parlement et noblesse, démagogie et rhétorique, le tout couronné d’une magnifique insolence méridionale, s’est rencontré dans Mirabeau, le col du taureau, la force du Rhône6. »
Si nous sommes tombés d’accord qu’il y a quelque analogie entre le style empourpré et gaillard de Mme de Sévigné et le généreux vin de Bourgogne, n’en trouvez-vous pas une de même sorte entre le style de Montesquieu et le vin de Bordeaux ? Pour moi, dans l’un comme dans l’autre, je sens, si vous me permettez de le dire en deux mots, quelque chose de fin et d’exquis, de net et de dépouillé, — et un peu de tanin.
Montaigne est un autre Gascon, mais très compliqué, comme vous allez voir. Ce qui paraît d’abord en lui, c’est l’imagination, l’éloquence et la sensualité : voilà les qualités gasconnes. Mais est-il seulement Gascon ?
Montaigne descendait d’une des familles anglaises établies en Guyenne à la suite des guerres entre l’Angleterre et la France. Son père s’appelait Pierre Eyquem, nom de cette famille anglaise ; le nom de Montaigne qu’il y ajouta vint de la seigneurie qu’il habitait, château situé sur une montaigne, comme on écrivait en ce temps-là. Notre Montaigne, l’auteur des Essais, est donc de deux races qui se croisent : il est Anglo-Gascon.
Comme Gascon, il est, avons-nous dit, éloquent et un peu hâbleur, avec beaucoup d’esprit et d’imagination, et il aime la vie sensuelle. « Je veux la vivre mollement, dit-il, pour la jouir au double des autres. »
Comme Anglais, il est d’un caractère pratique et positif ; égoïste par principes. « On doit, dit-il, se prêter à autrui, et ne se donner qu’à soi-même. » Son moi est toute la matière de son livre. C’est ce que Pascal déclare « haïssable. » Mais Pascal était trop chagrin. Si le moi de Montaigne était uniquement anglais, il serait absorbant et insupportable, cela est vrai. Qu’un Anglais monte dans un wagon, il pompe aussitôt tout l’air respirable du compartiment, et n’en laisse pour personne. Mais le moi de Montaigne est en même temps gascon ; c’est-à-dire qu’il y a dans son fait autant d’égotisme que d’égoïsme : il est bavard, spirituel, brillant, amusant. Cela compose donc un moi très riche et, au contraire, fort aimable, quoi qu’en dise le malade des Pensées.
Ce qui développa peut-être encore ces deux éléments dans Montaigne, l’esprit positif, avec l’éloquence, — c’est que dès sa plus tendre enfance il fut élevé en latin, ne parla que latin jusqu’à six ans, avant de parler français ou gascon, ne lut ensuite que des livres latins, et enfin, pendant toute sa vie, n’eut guère d’autre nourriture habituelle que la moelle épaisse du génie romain. Du moins fut-ce principalement de la langue et de la littérature de ce peuple — laboureur, militaire, usurier et plaideur, — qu’il alimenta son propre génie. « Quant au grec, dit-il, je n’en ai quasi du tout point d’intelligence. » De fait, ce fut seulement à travers le Plutarque d’Amyot qu’il put entrevoir quelque chose des grâces de l’esprit hellénique.
En résumé, Montaigne est donc, au fond, si l’on nous permet cette formule dans une étude physio-logico-littéraire, un Anglo-Gascon, greffé de latin.
Aussi voyez de quel instinct Shakespeare, sans rien savoir de cette affinité anglaise, est naturellement poussé vers lui, et le pille sans façon, comme un parent !
L’élément anglais et l’élément français paraissent chez Montaigne tour à tour. D’une part, en 1583, il adresse au roi de Navarre un Mémoire pour la défense des libertés du commerce. D’autre part, il avait écrit, pour Catherine de Médicis, à l’usage de Charles IX, un projet sur les moyens d’organiser secrètement la police dans chaque grande ville du royaume7. Ces deux faits ne sont-ils pas caractéristiques ? Le libre-échange, voilà l’élément anglais ! La police, voilà l’élément français !
Autre exemple de l’influence que peut avoir sur les ouvrages de l’esprit la race à laquelle appartient l’auteur : Pourquoi Corneille, le grand Corneille, met-il des plaidoyers dans presque toutes ses pièces, non seulement dans ses œuvres d’essai, mais même dans ses œuvres de maître ; je dis des plaidoyers en forme, avec débat contradictoire des parties et résumé impartial du président ? Dans le Cid (et pourtant quelle merveille !) il n’y a pas moins de quatre plaidoyers ; à savoir : de Chimène d’une part, et de don Diègue de l’autre, puis de Chimène encore d’une part, et de Rodrigue de l’autre, devant le roi Fernand, président. Horace nous offre aussi quatre plaidoyers : de Valère et de Sabine d’une part, du jeune et du vieil Horace de l’autre, devant le roi Tulle, président. Dans Cinna, plaidoyers, de Cinna d’une part, de Maxime de l’autre, pour et contre la démocratie, devant l’empereur Auguste, président. Dans Polyeucte, plaidoyers théologiques ; dans Pompée, plaidoyers politiques. Dans Rodogune plaidoyers, de Cléopâtre d’une part, de Rodogune de l’autre, devant Antiochus. Dans Sertorius, plaidoyers, ou dissertations politiques, entre Sertorius et Pompée… J’en passe.
D’où vient cela ? A quoi attribuer cette habitude, ce tour d’esprit de notre grand poète dramatique ?
Quelques-uns peut-être diront : Cela vient de ce que Corneille avait commencé par être avocat ! — C’est possible, je ne dis pas non ; quand on l’a été, peu ou prou, il en reste toujours quelque chose.
Mais n’est-ce pas aussi parce qu’il est Normand, et que la race normande, — elle-même l’avoue, — est naturellement encline aux plaideries ?
On pourrait donc dire, pour formule, que Pierre Corneille est un esprit normand, drapé de magnanimité romaine et d’emphase espagnole.
Ai-je besoin d’ajouter que personne plus que moi n’admire notre vieux Corneille, son mâle génie, son âme héroïque, ses vers de granit d’où jaillit la flamme ? N’importe ! il est Normand, et il aime à plaider et à faire plaider tout le monde.
Au reste, libre à vous de ne prendre ceci que pour une plaisanterie, si vous n’y voyez aucune justesse.
Dans tout cela, rien d’absolu. Tirez ou rentrez la lorgnette, mettez-la à votre point. Ou bien retournez-la, selon que vous aimez à voir petit ou gros.
Si le brave curé de Meudon, « prêtre de la dive bouteille », est un Tourangeau, allaité de ce benoît vin de Tours qui s’appelle, d’après lui peut-être, vin de curé ; si Balzac, notre contemporain, est également un Tourangeau, mais doublé de Parisien, qui écrit d’une main les Contes drolatiques, comme un cousin de Pantagruel ; de l’autre le père Goriot et les Parents pauvres, comme un fils de Beaumarchais ; n’oublions pas, cependant, que Descartes, lui aussi, est de la Touraine. Ceci suffirait à montrer que la Touraine n’est pas uniquement féconde en inspirations sensualistes.
Oui ; mais Descartes écrivit en Hollande : c’est là qu’enfermé dans un poêle, il composa son Discours sur la Méthode et ses Méditations métaphysiques. Sous ce ciel nuageux, voilé, l’homme intelligent et rêveur tourne aisément à la mélancolie ou à l’abstraction philosophique : il est Descartes ou Spinoza, s’il n’est pas Rembrandt ou Ruysdael.
Il y a donc toujours du vrai dans la théorie physiologiste ; mais il ne faut jamais l’exagérer ni s’y enfermer. Elle est comme cette petite lunette des astronomes, qui est attachée au gros télescope, et qu’on appelle le chercheur. Elle sert à chercher l’étoile et à courir lestement dans le ciel ; l’autre sert, proprement, à observer. Or, l’autre, vous m’entendez bien, alors qu’il s’agit de ces astres que nous appelons les grands génies, c’est l’observation psychologique, morale, spiritualiste : rappelons-le à ceux qui pourraient l’oublier, ou croire que nous l’oublions.
D’où vient qu’à la Convention presque tous les Girondins étaient orateurs ? Précisément, de ce qu’ils étaient Girondins
Chateaubriand, Lamennais, Renan, sont des Bretons, — haïssant la vulgarité frivole, avides de foi et d’idéal, et cependant en proie au doute ; artistes et sceptiques, opiniâtres et inquiets, hauts comme les rocs et les dolmen de leur Bretagne, agités et harmonieux comme les flots qui battent ses rivages.
Fourier, Hugo, Proudhon, Courbet, sont des Comtois, — natures vigoureuses et téméraires, puissantes et étranges, qui aiment la lutte et le combat autant que la victoire même.
Musset est archi-Parisien du dix-neuvième siècle, non seulement dans sa Confession et dans Mardoche, mais même dans ses Contes d’Espagne et d’Italie, en dépit de leur titre.
« Schiller, dit un critique, était Souabe ; Gœthe, Franconien. Le premier, comme la race allemanique d’où il sortait, race fière, hautaine, concentrée, démocratique, nous présente l’irritabilité des sentiments, la vivacité de l’imagination, le libéralisme de la raison ; le second, en vertu de son origine, possède le calme, la mesure, la sérénité, et la souplesse industrieuse d’un esprit ouvert à toute culture. Schiller s’est usé prématurément par la fougue intérieure ; Gœthe, pendant sa longue vie, s’est avancé d’un progrès insensible et continu vers la perfection. »à
Tartuffe, le Misanthrope, les Femmes savantes, pouvaient-ils naître ailleurs qu’en France ? Henriette, de cette dernière pièce, est essentiellement une Française. Ailleurs, j’ai étudié comparativement les jeunes filles de Molière et celles de Shakespeare.
Et le récit suivant n’est-il pas bien arabe, et pourrait-il être d’un autre pays ?
« Giabal avait une jument très renommée. Hassad-pacha, vizir de Damas, offrit des sommes considérables pour l’acheter : ce fut en vain, car un Bédouin aime autant son cheval que sa femme. Le pacha fit des menaces, qui n’eurent pas plus de succès. Alors un autre Bédouin, nommé Giafar, étant venu le trouver, lui demanda quelle récompense il aurait s’il lui amenait la jument de Giabal. — « Je remplirai d’or ton sac à orge », répondit Hassad, qui regardait comme un affront de n’avoir pas réussi. La chose ayant fait du bruit, Giabal attachait sa jument la nuit par le pied avec un anneau de fer dont la chaîne passait dans sa tente et était arrêtée par un piquet fiché en terre sous le feutre qui servait de lit à lui et à sa femme. A minuit, Giafar pénètre dans la tente en rampant, et, se glissant entre Giabal et sa femme, il pousse doucement tantôt l’un, tantôt l’autre : le mari se croyait poussé par la femme, la femme par le mari, et chacun faisait place. — Enfin Giafar, avec un couteau bien affilé, fait un trou au feutre, retire le piquet, fait couler la chaîne, détache la jument, monte dessus, et alors, prenant la lance de Giabal, l’en pique légèrement et lui crie : « Giabal ! C’est moi Giafar, qui prends ta belle jument ! Je t’avertis à temps ! » Et il part. — Giabal s’élance hors de sa tente, appelle des cavaliers, saute sur la jument de son frère, et les voilà poursuivant Giafar, pendant quatre heures. — La jument du frère de Giabal était du même sang que la sienne, un peu moins renommée seulement. Cependant, devançant tous les autres cavaliers, Giabal était au moment d’atteindre Giafar, lorsqu’il lui crie : « Pince-lui l’oreille droite, et donne un coup d’étrier ! » Giafar obéit, et part comme la foudre. La poursuite alors devient inutile : trop de distance les sépare… Les autres Bédouins reprochent à Giabal d’être lui-même la cause de la perte de sa jument. — « J’aime mieux la perdre, répond-il, que de ternir sa réputation ! Voulez-vous que je laisse dire dans la tribu Ould-Ali qu’une autre jument a pu dépasser la mienne ? Il me reste du moins la consolation de penser qu’aucune autre n’a pu l’atteindre. »
« Il revint chez lui avec cette consolation, et Giafar reçut de Hassad-pacha le prix de son adresse. »
Ainsi se marque en toute chose le caractère de chaque pays.
Comparez tel peuple de l’Orient à tel peuple de l’Occident : le Français est gai, même dans ses douleurs ; l’Arabe est grave, même dans ses joies. Cette humeur diverse se retrouve nécessairement dans leurs œuvres.
Mais c’est assez parler de l’influence du climat, du sol, et de la race.
Le sexe
Nous avons avancé que le sexe lui-même se reconnaît parfois dans le style.
Marivaux disait : « Le style a un sexe, et l’on reconnaîtrait les femmes à une phrase. »
Une phrase ! ce n’est guère. Mettons une demi-page, et presque toujours cela suffira.
Mais je parle d’une femme qui soit femme, et non d’une femme qui soit homme ; car on ne peut reconnaître que ce qui existe, et la première condition pour deviner le sexe d’un auteur, c’est que l’auteur ait un sexe. Dieu vous préserve, dans la littérature comme dans la vie, des êtres dont le sexe est douteux, des hommes qui sont femmes, des femmes qui sont hommes, et des gens qui ne sont ni hommes ni femmes, genre neutre, sans physionomie ! Ayez soin de les éviter ! Il n’y a de bon et d’aimable, comme de viable et de fécond, en toute chose, que ce qui est bien caractérisé, bien titré, bien sexé, pour parler comme lady Macbeth.
On reconnaît, en général, les écrits des vraies femmes à quelque chose de plus fin, de plus gracieux, et aussi de plus négligé ; à je ne sais quoi de plus vif, de plus passionné, et aussi de moins bien rangé, que ce qu’on trouve dans les ouvrages des hommes.
L’une d’elles, Mme de Maintenon, dit quelque part, — c’est dans une de ses lettres à l’abbé Gobelin, son directeur, qui la dirigea d’abord et qu’elle dirigea ensuite : — « Vous savez que, dans tout ce que les femmes écrivent, il y a toujours mille fautes contre la grammaire ; mais, avec votre permission, un agrément qui est rare dans les écrits des hommes. »
On reconnaît donc une femme à ce je ne sais quoi et à mille autres choses : elle a plus de trait, et moins de méthode ; plus de passion, et moins d’arguments ; plus de flamme, et moins de charpente ; plus de légèreté, de brillant, de flexibilité, de tour, de finesse, de sous-entendu, de malice et parfois de dissimulation, dans la pensée comme dans le style.
La reine Marguerite, celle qu’on appelle la reine Margot, première femme d’Henri IV, écrit ses Mémoires, et ils sont charmants ; mais elle a soin de ne s’y peindre qu’en buste : elle avait ses raisons pour cela. Et, dès le début, que fait-elle ? A propos de sa naissance, elle se rajeunit tout d’abord de deux ou trois ans. N’est-ce pas le trait d’une femme ?
Mademoiselle de Montpensier, qui a aussi écrit des Mémoires, y parle de la mort subite de Madame, Henriette d’Angleterre, duchesse d’Orléans. Elle rapporte que, pour couper court aux soupçons d’empoisonnement, on procéda, comme vous diriez aujourd’hui, à l’autopsie, et elle ajoute : « On questionna fort les médecins sur son corps, qu’ils dirent être effroyable, que rien au monde n’était si contrefait et si vilain. J’avoue que ce sujet me déplut, et qu’il me sembla qu’on ne devait point dire comme les gens étaient faits. On savait qu’elle était bossue, c’était assez. »
Comme ce passage, et surtout ce dernier trait, sont bien d’une femme ! On peut dire que c’est la nature féminine elle-même qui jaillit de source. Au moment où Mademoiselle paraît blâmer les médecins d’avoir révélé que Madame était mal faite, elle ne peut s’empêcher, d’abord de le répéter et de le consigner dans ses Mémoires, ensuite de laisser échapper ce dernier trait, plus fort que tout ce qu’elle blâme, et inexact par-dessus le marché : « On savait qu’elle était bossue, c’était assez. »
Au reste, folle et étourdie comme était la grande Mademoiselle, il est possible qu’elle n’y ait mis aucune malice. Et ce n’en serait que plus caractéristique.
Quelle autre personne qu’une femme encore a pu jeter sur le papier le croquis suivant, si pétillant d’esprit et de satire ?
« Mme de Brissac avait aujourd’hui la colique. Elle était au lit, belle et coiffée… à coiffer tout le monde. Je voudrais que vous eussiez vu l’usage qu’elle faisait de ses douleurs, et de ses yeux !… Et des cris, et des bras, et des mains qui traînaient sur la couverture ! Et les situations ! Et la compassion qu’elle voulait qu’on eût ! Chamarrée de tendresse et d’admiration, je regardais cette pièce, et je la trouvais si belle, que mon attention a dû paraître un saisissement, dont je crois qu’on me saura fort bon gré. »
Qui ne reconnaîtrait encore une femme, et la même, charmante et adorable, dans ces deux autres petites scènes, si bien enlevées ? La première, c’est la noce de Mlle de Louvois : « J’ai été à cette noce de Mlle de Louvois. Que vous dirai-je ? Magnificence, illumination ; toute la France ; habits rebattus et rebrochés d’or, pierreries, brasier de feu et de fleurs, embarras de carrosses, cris dans la rue, flambeaux allumés, reculements et gens roués ; enfin le tourbillon, la dissipation, les demandes sans réponses, les compliments sans savoir ce que l’on dit, les civilités sans savoir à qui l’on parle, les pieds entortillés dans les queues… Du milieu de tout cela, il sortit quelques questions de votre santé, à quoi, ne m’étant pas assez pressée de répondre, ceux qui les faisaient sont demeurés dans l’ignorance, et dans l’indifférence, de ce qui en est. »
L’autre passage est encore plus féminin, si c’est possible : « Je vis hier une chose, chez Mademoiselle, qui me fit plaisir. Mme de Gesvres arrive, belle, charmante et de bonne grâce ; Mme d’Arpajon était au-dessus de moi ; je pense que la duchesse (de Gesvres) s’attendait▶ que je lui dusse offrir ma place ; ma foi ! je lui devais une incivilité de l’autre jour, je la lui payai comptant, et ne branlai pas. Mademoiselle était au lit : Mme de Gesvres a donc été contrainte de se mettre au-dessous de l’estrade ; cela est fâcheux. On apporte à boire à Mademoiselle, il faut donner la serviette ; je vois Mme de Gesvres qui dégante sa main maigre ; je pousse Mme d’Arpajon : elle m’entend et se dégante, et, d’une très bonne grâce, avance un pas, coupe la duchesse et prend et donne la serviette ! La duchesse de Gesvres en a eu toute la honte : elle était montée sur l’estrade, et elle avait ôté ses gants, et tout cela pour voir donner la serviette de plus près par Mme d’Arpajon ! Ma fille, je suis méchante ; cela m’a réjouie, c’est bien employé ! A-t-on jamais vu ? Accourir pour ôter à Mme d’Arpajon, qui est dans la ruelle, un petit honneur qui lui vient tout naturellement ! Mme de Puisieux s’en est épanoui la rate ; Mademoiselle n’osait lever les yeux ; et moi, j’avais une mine… qui ne valait rien. »
Cette vivacité sur un petit fait, cette passion excessive, cet acharnement, ces redoublements, ces reprises, pour développer avec un instinct oratoire, quoique dans un cadre si étroit, cet incident qui fait sa joie, tout cela révèle une femme ; en même temps que l’art de mettre en scène, et de conter, et de peindre, et de faire voir les choses, révèle particulièrement celle qui, entre toutes les femmes posséda au plus haut degré ces dons inimitables, cette magie de style !
Enfin, ne la reconnaîtriez-vous pas encore dans ces quelques lignes ?
« Le père Gaillard prêchait le jour de la Toussaint (1688) ; M. de Louvois vint apprendre que Philisbourg était pris ; le roi fit signe, le père Gaillard se tut ; et, après avoir dit tout haut sa nouvelle, le roi se jeta à genoux pour remercier Dieu ; et puis le prédicateur reprit son discours, avec tant d’adresse que, mêlant sur la fin Philisbourg, Monseigneur, le bonheur du roi et les grâces de Dieu sur sa personne et sur tous ses desseins, il fit de tout cela une si bonne sauce que tout le monde pleurait. Le roi et la cour l’ont loué et admiré ; il a reçu mille compliments ; enfin, l’humilité d’un jésuite a dû être pleinement contente. »
Quoique les romans de Mme de La Fayette fussent signés du nom de Segrais, à leurs délicatesses charmantes on reconnut bien vite le véritable auteur.
Ceux de Mlle de Scudéry, bien qu’ils fussent publiés sous le nom de son frère, ne trompèrent non plus personne. Si Boileau feignit de prendre le change, ce fut pour pouvoir dauber plus à l’aise sur le « bienheureux Scudéry !… » Mais, à la fin, il n’y tint plus, et dauba aussi sur la sœur. On le lui reprocha.
Une femme qui écrit, fût-ce avec génie, n’écrit pas comme un homme : cela est évident. Mme de Staël et George Sand en sont d’autres exemples. Dans toutes les œuvres de l’une, et dans la première manière de l’autre, on peut noter l’exubérance de la phrase. En revanche, dans les œuvres de toutes les deux, on admire une qualité que les hommes, même les mieux doués, possèdent rarement à un si haut degré, la fine et subtile analyse des passions.
C’est aussi par cette qualité que l’auteur de la Princesse de Clèves est admirable, autant que par un style exquis, où la conversation quotidienne de La Rochefoucauld a laissé son empreinte.
Car, quelquefois, derrière une femme qui écrit, il y a un homme qui l’inspire : les rôles d’Égérie et de Numa sont renversés, et alors l’œuvre de la femme trahit une influence masculine ; ce qui faisait dire à Mme Delphine de Girardin, parodiant le mot de Buffon : « Le style est l’homme. »
Par exemple, dans le développement du talent littéraire de George Sand, ne serait-il pas facile de reconnaître les influences successives de Jean-Jacques Rousseau, de Byron, de Sénancour, de Jules Sandeau, d’Alfred de Musset, de Michel de Bourges, de Lamennais, de Pierre Leroux, de Chopin, et de plusieurs autres, — outre le fonds très individuel, très local, très berrichon, de ce génie ?
Souvent aussi on pourrait dire dans le même sens, en parlant des écrits des hommes : « Le style est la femme. » Aux livres de tel écrivain, qui peut d’ailleurs être un grand écrivain, je sens qu’il n’a jamais connu que des femmes médiocres et vulgaires. Aux bonnes pages de tel autre, je sens l’influence, le rayon de quelque femme distinguée, dont la grâce aura illuminé, ne fût-ce qu’un jour, la triste vie du poète. Tout est retombé dans la nuit ; mais il reste un reflet, une auréole, — et l’aube
Semble toute la nuit errer au bas du ciel.
On a dit avec esprit que, comme chacun des livres de l’histoire d’Hérodote est désigné par le nom d’une des neuf muses, de même La Rochefoucauld aurait pu désigner chacune des périodes de sa vie par le nom de la femme qui en avait décidé où qui y avait présidé ; premièrement Mme de Chevreuse, ensuite Mme de Longueville, un peu plus tard Mme de Sablé, et à la fin Mme de La Fayette8.
On pourrait faire et on a fait, je crois, quelque observation analogue sur Benjamin Constant et sur Chateaubriand.
La plupart des hommes intelligents écriraient bien vite leurs Mémoires, à leur usage personnel, rien qu’avec deux listes : l’une de quelques noms de femmes, l’autre de quelques airs de musique.
Voulez-vous un autre signe caractéristique à quoi on reconnaît, dit-on, les romans écrits par les femmes ? Il se trouve presque toujours que c’est la femme qui a le beau rôle, et l’homme le rôle inférieur.
En effet, les romans de Mme de La Fayette, de Mme de Staël et de George Sand fourniraient de nombreux exemples à l’appui de cette observation.
Comme les femmes, dans chaque contrée, ont un caractère différent, comme celui de l’Anglaise, par exemple, n’est pas celui de la Française, de même leur style diffère aussi et se reconnaît tout d’abord.
Une actrice anglaise, mistress Bellamy, raconte dans ses Mémoires le fait suivant : « Un spectateur, qui était sur le théâtre, usa d’un moyen très peu convenable pour me montrer sa satisfaction. Un peu pris de vin probablement, car sans cela j’imagine qu’il ne se fût pas laissé aller à une pareille témérité, au moment où je passais devant lui, il baisa le derrière de mon cou. Irritée de cette insulte, oubliant la présence du lord lieutenant et celle d’un si grand nombre de spectateurs, je me retournai sur-le-champ vers l’insolent et lui donnai un soufflet. Quelque déplacée que fût cette manière de ressentir un outrage, elle reçut l’approbation de lord Chesterfield, qui, se levant dans sa loge, m’applaudit des deux mains. Toute la salle suivit son exemple. A la fin de l’acte, le major Mac-Artney vint, de la part du vice-roi, inviter M. Saint-Léger (c’était le nom de l’indiscret) à faire des excuses au public ; ce qu’il fit aussitôt. Cette aventure contribua, je crois, à une réforme que désirait depuis longtemps M. Sheridan : on fit un règlement d’après lequel personne désormais ne pouvait être admis dans les coulisses. »
Ce récit est bien d’une Anglaise ; une Française ne l’écrirait jamais ainsi. Notez que cette Anglaise-ci est une des plus sincères et des plus naturelles qu’il y ait ; mais la prudoterie se sent toujours. A cent lieues à la ronde tout autour d’Albion, on flaire la tartine morale, le cant.
Ailleurs, mistress Bellamy nous raconte comme quoi un charmant jeune homme mourut d’amour pour elle, et voulut être enseveli avec un bout de ruban, qui venait d’elle, mais qu’elle ne lui avait pas donné, grand Dieu ! Ce qu’il y a de plaisant, c’est qu’elle se donnait très aisément, elle-même et non ses rubans.
« Le pauvre jeune homme, mourant, dit à M. Mossop que, n’ayant pas été assez heureux pour pouvoir se procurer une tresse de mes cheveux, il avait obtenu de mon coiffeur cet inestimable trésor (le ruban) ; et tel était, dit-il, son attachement pour celle à qui il avait appartenu, que, s’il pensait qu’on ne dût pas l’enterrer avec lui, cette idée répandrait de l’amertume sur ses derniers moments. M. Mossop exécuta l’ordre de son ami. Après m’avoir raconté ces tristes particularités, il ajouta : « Et ainsi, « Mistress, vous voyez que vous avez tué votre « homme. » L’insensibilité qu’il montrait dans une occasion si touchante, loin de me prévenir en faveur de son esprit, excita en moi une espèce de mépris : nos âmes n’étaient pas à l’unisson. Je ne pus refuser un juste tribut de larmes à l’intéressant jeune homme dont la mort était en quelque sorte mon ouvrage. »
Sentez-vous cette gloriole à travers cette sensiblerie ?
A chaque instant, s’il faut en croire mistress Bellamy, quelque gentilhomme épris d’elle (une fois ne se met-elle pas en tête que c’est le roi de France Louis XV, lui-même, en personne ?) a voulu la faire enlever. Une Lucrèce anglaise est bien amusante !
Cependant mistress Bellamy, comme je l’ai conté ailleurs9 d’après ses propres Confessions, se laissait enlever sans trop de résistance.
On pourra me trouver sévère, n’importe ! il faut en dire mon sentiment : la bégueulerie d’une Anglaise choque bien plus un esprit naturel que la franche liberté gauloise de la Française la plus vive.
Mistress Inchbald a fait quinze pièces de théâtre et deux romans, dont l’un passe pour un chef-d’œuvre ; ne rappelons que celui-là. Il a pour titre : Simple Histoire. C’est de la morale à tort et à travers, de la vertu et de la sentimentalité à tout bout de champ. L’héroïne, miss Milner, se trouve mal quatre ou cinq fois par jour, et jouit d’ailleurs d’une santé parfaite.
Dans mistress Harriet Beecher Stowe (elle aussi est de race anglo-saxonne et protestante), que de sermons évangéliques ! Je n’ai jamais pu m’en tirer, quelque intéressant que fût en lui-même le personnage du pauvre Tom.
On reconnaît donc quelquefois d’assez loin une Anglaise, à son style comme à sa toilette.
Hâtons-nous d’ajouter, pour être juste, que, plus souvent encore, on la reconnaît à l’indépendance, à la fermeté des idées. Grâce à la solidité de leur éducation première, et ensuite à la liberté de leur jeunesse, les Anglaises ont l’esprit décidé et vigoureux.
J’en connais une, jeune et jolie, qui est excellent journaliste.
Une autre extrêmement spirituelle, et habitant depuis longtemps Paris, où elle reçoit dans son salon hospitalier une société cosmopolite, a écrit un livre très remarquable sur Mme Récamier, qu’elle a connue intimement, et sur la conversation en France. M. Prevost-Paradol, analysant ce livre dans les Débats, disait : « Jamais la vie de Mme Récamier n’a été mieux racontée que dans les cent premières pages du livre original et spirituel que nous avons sous les yeux. » Mais il ajoutait : « Ce livre est d’une Anglaise, et il ne serait pas écrit en anglais10 qu’on le devinerait sans peine à l’indépendance un peu brusque des jugements, au ton sérieux qui y est soutenu dans les passages les plus agréables, à l’esprit pratique et réformateur qu’on
y surprend de temps en temps, non parfois sans sourire. C’est bien une Anglaise qui, en rapportant qu’un grand nombre de femmes meurent dans l’Inde par suite des mariages précoces, se hâte d’ajouter : « Et c’est là un sujet qui mériterait qu’on fit une enquête. »
Une enquête ! En effet, cela est bien anglais. L’enquête est tellement dans leurs mœurs, et certes il faut les en féliciter, qu’à chaque instant elle passe dans leur littérature. Les plus beaux drames de Shakespeare, ses dénouements les plus tragiques, ne seraient pas complets sans une enquête.
Vite ! qu’on fasse venir le coroner, même si la scène est en Danemark, comme dans Hamlet ! Il s’agit de savoir si Ophélia s’est suicidée, ou non, et si elle est digne ou indigne d’être inhumée en terre chrétienne. A la fin de Roméo et Juliette, une enquête ! A la fin d’Othello, une enquête ! Pour des Français, cela ralentirait le dénouement ; pour des Anglais, cela complète la vérité et satisfait la conscience publique.
Notons, en passant, d’autres traits analogues. Dans Richard III, les deux assassins que ce monstre, le duc de Glocester, charge d’aller tuer son frère George, duc de Clarence, ont soin de se munir d’un warrant, et font bien : autrement sir Robert Brakenbury, lieutenant-geôlier de la Tour de Londres, ne les laisserait pas pénétrer jusqu’auprès de ce prisonnier qui dort, et qu’ils veulent assassiner pendant son sommeil ; mais, sur l’exhibition du warrant, le lieutenant-geôlier, bien Anglais et bien formaliste, constate que tout est en règle, et cède la place aux deux assassins, en sûreté de conscience.
Le deuxième assassin.
Montrons-lui notre warrant, et plus un mot. (Il remet un papier à Brakenbury, qui le lit. )
Brakenbury.
Je reçois ici l’ordre de remettre le noble duc de Clarence entre vos mains. Je ne veux pas discuter l’intention de ceci, car je veux en être innocent. Voici le duc, couché et endormi, et voici les clefs. Je vais trouver le roi et lui notifier que je vous ai ainsi remis mes fonctions.
Le premier assassin.
Vous le pouvez, Monsieur ; c’est un acte sage. Portez-vous bien.
Brakenbury sort. Au moment où les assassins vont frapper Clarence, il se réveille ; un dialogue s’engage, et, après quelque hésitation, les assassins avouent pourquoi ils sont venus et se disposent à en finir. Clarence proteste, et sa protestation est encore bien anglaise : « Quel est mon crime ? Où est la preuve qui m’accuse ? Quel jury légal a transmis son verdict au juge ? Qui a prononcé l’amère sentence ? Avant que je sois convaincu dans les formes de la loi, me menacer de la mort est chose illégale. »
Dans Coriolan, Romains et Volsques, toujours bien anglais, ouvrent des paris, pour un oui, pour un non.
Marcius, voyant arriver un messager.
Voici des nouvelles. Je gage qu’ils en sont venus aux mains.
Lartius.
Je parie que non ! Mon cheval contre le vôtre !
Marcius.
J’accepte la gageure.
Lartius.
Je la tiendrai.
Marcius, au messager.
Dis-moi, notre général a-t-il joint l’ennemi ?
Le messager.
Les deux armées sont en présence, mais elles ne se sont encore rien dit.
Lartius.
Ainsi votre superbe cheval est à moi.
Marcius.
Je vous le rachète.
Lartius.
Moi, je ne veux ni le vendre ni le donner ; mais je vous le prête… pour cinquante ans.
Ainsi devisent ces gentlemen de Rome. Souvent ils se donnent du Cher Monsieur. Les Volsques de même : Dear Sir ! Coriolan jure Sang-Dieu ! comme s’il disait : Sang du Christ ! Et les Volsques disent de lui : « C’est le démon ! »
Parfois on reconnaît au style, non seulement une femme de telle ou telle nation, mais une femme de tel ou tel siècle. Par exemple, vous ouvrez un volume, et vous tombez sur ce passage :
« Il venait souvent sans être invité, et restait longtemps sans qu’on fît effort pour le retenir : d’où nous jugeâmes, Mlle de Silly, et moi, qu’une de nous deux lui avait plu. Mais il n’était pas aisé de discerner sur qui tombait son choix. Je pariai pour elle, elle pour moi, et cela devint une affaire entre nous de découvrir à qui appartenait cette conquête. Elle était véritablement des plus minces ; mais, dans la solitude, les objets se boursouflent, comme ce que l’on met dans la machine du vide. » (Ou dans la machine pneumatique, comme nous dirions aujourd’hui. )
Vous voyez bien que ce passage est non seulement d’une femme, mais d’une femme écrivant dans un siècle où la mode était, même pour les femmes, de tâter des sciences. Supposé que vous hésitiez un peu entre le dix-huitième siècle et le dix-septième, supposition bien gratuite et que je fais pour être beau joueur, cet autre passage un peu plus loin ne fera-t-il pas cesser votre hésitation ? :
« M. de Rey me témoignait toujours beaucoup d’attachement. Je découvris pourtant, sur de légers indices, quelque diminution de ses sentiments. J’allais souvent voir Mlles d’Épinay, chez qui il était presque toujours. Comme elles demeuraient fort près de mon couvent, je m’en retournais ordinairement à pied, et il ne manquait pas de me donner la main pour me conduire jusque chez moi. Il y avait une grande place à passer, et, dans les commencements de notre connaissance, il prenait son chemin par les côtés de cette place. Je vis, alors, qu’il la traversait par le milieu ; d’où je jugeai que son amour était au moins diminué de la différence de la diagonale aux deux côtés du carré. »
Cette fois, vous n’hésitez plus, et vous vous écriez : « Dix-huitième siècle ! siècle de la géométrie ! siècle de Mme du Châtelet ! » Et ceci pourrait être d’elle, si ce n’était de Mlle de Launay, en ses agréables Mémoires, écrits avec une netteté charmante et une précision délicieuse, mais où elle laisse percer, comme vous voyez, le petit bout d’oreille scientifique. Ces façons de parler, qui n’arrivent que par exception et par plaisanterie, n’empêchent pas qu’en général son style soit simple et gracieux. Elle démêle les sentiments avec une lucidité fine, et les exprime avec une précision exquise ou par de justes images légèrement touchées. Ce n’est point du tout un bas-bleu, comme on pourrait être tenté de le croire, si on ne lisait que ces deux passages.
On reconnaît, bien clairement aussi, une femme du dix-huitième siècle dans les Mémoires de Mme d’Épinay, si malsains, mais si finement déduits et si légèrement touchés en leurs délicates analyses.
Rousseau, au contraire, dans le même temps, avec toute son éloquence et justement par cette éloquence même, a complètement échoué, à mon avis, lorsqu’il a prétendu donner des lettres de femme. Sa Julie n’est qu’une prêcheuse, et sa Claire elle-même, qu’il a voulu faire sémillante et gaie, n’est qu’un rhéteur, qui manque de légèreté.
C’était également l’avis de Mme d’Épinay elle-même, très bon juge en ce point. Au moment où Rousseau vient de lui envoyer ces lettres en manuscrit, elle mande à Grimm : « Après le dîner, nous avons lu les cahiers de Rousseau. Je ne sais si je suis mal disposée, mais je n’en suis pas contente ; c’est écrit à merveille, mais cela est trop fait, et me paraît être sans vérité et sans chaleur. Les personnages ne disent pas un mot de ce qu’ils doivent dire ; c’est toujours l’auteur qui parle. Je ne sais comment m’en tirer ; je ne voudrais pas tromper Rousseau, et je ne puis me résoudre à le chagriner. »
L’impression de Diderot fut la même. Et, plus on ira, plus ce sera celle de tout le public.
L’âge
Outre le sexe, nous avons prétendu que l’âge de l’auteur, du moins la saison de sa vie, se marquait ordinairement dans son ouvrage.
Les quatre saisons ou les quatre âges de la vie humaine ont été décrits tour à tour par Aristote, par Horace, par Regnier, par Boileau et par Buffon. Tout le monde connaît ces peintures d’une éternelle vérité ; je prie seulement le lecteur d’en rappeler les principaux traits dans sa mémoire. Or, si ces différentes saisons ont des caractères si distincts, comment ces caractères ne perceraient-ils pas dans les ouvrages de l’esprit ?
Laissons de côté le premier des quatre âges, quoique même pour celui-là la démonstration ne fût pas impossible : car il y a des enfants qui écrivent ce qu’ils ont vu ou ce qui leur passe par la tête, et qui ont des idées très caractérisées et des expressions très originales, révélant déjà tout une personnalité en cette primeur inimitable. Mais ne parlons que des âges de la vie dans lesquels on fait volontairement œuvre d’art.
Prenons l’Iliade et l’Odyssée. N’est-il pas évident que l’une, pleine de batailles et de fureur, est l’œuvre de la jeunesse du poète, ou, si vous voulez, de son âge viril ? Et n’est-il pas visible que l’autre, qui n’est en quelque sorte qu’un grand conte de fées, brodé par un divin génie, est l’œuvre de son âge plus mûr et de sa puissante vieillesse ? Sed cruda Deo viridisque senectus ! 11
J’ai parlé de Montesquieu. Eh bien ! un homme qui ne saurait pas les dates s’aviserait-il cependant de croire que Montesquieu a composé l’Esprit des Lois dans sa jeunesse, et les Lettres persanes dans sa vieillesse ? Ce qui saute aux yeux, c’est le contraire. Dans les Lettres persanes, pétillent l’audace, la témérité, la licence, qualités et défauts de la jeunesse ; au lieu que, dans l’Esprit des Lois, on admire la maturité de ce grand esprit en sa plénitude.
Lisez les Satires de Boileau et ses Épîtres, vous ne vous tromperez pas davantage. Dans les unes, on voit le jeune homme, — ardent, batailleur, intrépide, — qui entre résolument en guerre contre tous les mauvais poètes et qui se fait mille ennemis. Il ose même attaquer Chapelain, Chapelain qui est en possession de la renommée, et qui tient la feuille des bénéfices ! Il se met tout le monde à dos, et fait dire à M. de Montausier « qu’on devrait envoyer aux galères les satiriques, après les avoir couronnés de lauriers » ; ou bien, selon une autre version, « qu’il faudrait les envoyer rimer dans la rivière. » Dans la septième satire encore, délibérant avec lui-même au sujet des inconvénients qu’entraîne ce genre de poésie agressif et militant, il conclut à persévérer. Dans la neuvième, la plus brillante de toutes, il feint, par un tour agréable, de réprimander son esprit comme trop enclin à la satire, et se montre plus satirique que jamais ; il redouble ses coups sur Chapelain, le personnage, l’oracle, le « roi des auteurs », — « le mieux renté de tous les beaux esprits ! »
Mais, peu à peu, les années viennent. Le jeune homme met de l’eau dans son vin. On commence à réfléchir. Toujours batailler, toujours guerroyer, à la longue cela fatigue. On voit autour de soi les autres écrivains pourvus de pensions et de bénéfices ; ne serait-il pas plus agréable de récolter des revenus que des querelles et des injures ? On regarde du côté des grands et des princes,
Quaerit opes et amicitias, inservit honori ;
on cherche les honneurs et les honoraires, au lieu de ne songer qu’à l’honneur, comme on avait fait jusque-là. On était Alceste, on devient Philinte. On disait :
Je suis rustique et fier, et j’ai l’âme grossière !
on oublie ce beau vers, on devient courtisan. — Bref, on n’écrit plus que deux ou trois Satires, — les deux dernières très faibles, en guise de pénitence ; — et on compose les Êpîtres.
On y met l’éloge du roi. On le met aussi dans l’Art poétique, et, en rapprochant Louis d’Alexandre, on oublie que, dans les Satires, on avait qualifié durement celui-ci :
Quoi donc ? A votre avis, est-ce un fou qu’Alexandre ? —
Qui ? cet écervelé qui mit l’Asie en cendre !
On amène encore l’éloge du roi dans le Lutrin, et on le place flatteusement dans la bouche d’un personnage fictif, inventé tout exprès, la Mollesse, qui se plaint de l’activité de Louis et regrette le temps des rois fainéants. On cherche et l’on trouve une occasion de lire ce morceau à Mme de Thianges, sœur de la favorite, Mme de Montespan. Mme de Thianges en demande copie, pour le faire entendre au roi. Le roi, content de la louange, se fait présenter le poète, qui lui lit les quatre premiers chants du Lutrin et la première Epître.
C’est là que le poète, après avoir fait mine encore de blâmer doucement l’amour des conquêtes, vante les bienfaits de la paix, et finit par offrir sa plume et demander une pension… Ah ! je reconnais l’âge mûr !
A la vérité, dès l’âge de vingt-quatre ans et dans sa première Satire, il avait déjà glissé quelques vers sur les gratifications du roi aux poètes ; mais, dans la première Epître, c’est bien autre chose ! Écoutez et jugez :
C’est par toi qu’on va voir les Muses enrichies,De leur longue disette à jamais affranchies.Grand Roi, poursuis toujours, assure leur repos.Sans elles un héros n’est pas longtemps héros :Bientôt, quoi qu’il ait fait, la Mort d’une ombre noireEnveloppe avec lui son nom et son histoire.En vain, pour s’exempter de l’oubli du cercueil,Achille mit vingt fois tout Ilion en deuil ;En vain, malgré les vents, aux bords de l’Hespérie,Énée enfin porta ses dieux et sa patrie ;Sans le secours des vers leurs noms tant publiésSeraient depuis mille ans avec eux oubliés.Non, a quelques hauts faits que ton destin t’appelle,Sans le secours soigneux d’une muse fidèle,Pour t’immortaliser tu fais de vains efforts.Apollon te la doit ; ouvre-lui tes trésors.Eu poètes fameux rends nos climats fertiles.Un Auguste aisément peut faire des Virgiles.Que d’illustres témoins de ta vaste bontéVont pour toi déposer à la postérité !Pour moi, qui sur ton nom déjà brûlant d’écrire,Sens au bout de ma plume expirer la satire,Je n’ose de mes vers vanter ici le prix.Toutefois, si quelqu’un de mes faibles écritsDes ans injurieux peut éviter l’outrage,Peut-être pour ta gloire aura-t-il son usageEt, comme tes exploits étonnant les lecteursSeront à peine crus sur la foi des auteurs,Si quelque esprit malin veut les traiter de fables,On dira. quelque jour, pour les rendre croyables :Boileau qui, dans ses vers pleins de sincérité,Jadis à tout son siècle a dit la vérité,Qui mit à tout blâmer son étude et sa gloire,A pourtant de ce roi parlé comme l’histoire !
Afin qu’il en parle encore mieux comme l’histoire, ou l’histoire comme lui, le roi le charge de foire l’histoire elle-même, et le nomme son historiographe. Il ouvre ses trésors à cette muse solliciteuse, c’est-à-dire qu’il la fait inscrire sur la feuille des bénéfices.
Dès lors le satirique est condamné à l’éloge, et devient lui-même sujet à satire. Et Prior, le poète anglais, a lieu de se moquer de lui et de l’apostropher plaisamment :
Satirique flatteur ! toi qui pris tant de peinePour chanter que Louis n’a point passé le Rhin !
Il est curieux, alors, d’observer notre poète moraliste, muni de ses bonnes grosses maximes philosophiques traduites de l’Antiquité, essayant de les accommoder avec ses progrès à la cour et avec ses obligations de poète courtisan et d’historiographe. Par exemple, dans la cinquième Épître, il développe cette idée, fort juste, que le vrai bonheur est en nous-mêmes, et que ceux qui le cherchent au dehors ne le trouvent point ; mais la situation de l’auteur forme une disparate assez amusante ; car, au fond, voici ce qu’il dit : Maintenant que je suis renté et pensionné, cherchons mon bonheur en moi-même.
Qui vit content de rien possède toute chose.
De rien !… Et d’une bonne pension, et d’une place d’historiographe, et d’une place d’Académicien… Allons ! allons ! il n’est pas difficile de vivre ainsi content de rien, après qu’on a obtenu tout !
La quatrième et la huitième Épîtres sont, en quelque sorte, les remerciements du poète au roi. Il y soutient du mieux qu’il peut le personnage d’un satirique ennuyé de se voir obligé à louer, et par là trouve le moyen de s’en tirer passablement.
Toujours est-il que le moraliste des Épîtres et des Satires est gêné par sa position officielle, et ne réussit pas à se mettre d’aplomb, n’étant pas désormais d’accord avec lui-même. Ses maximes critiquent sa conduite. De là plusieurs contradictions, qu’il serait trop long de relever. Il devient un vivant exemple de ce que lui-même a si bien dit, d’après Horace, dans la description des quatre âges :
L’âge viril, plus mûr, inspire un air plus sage ;Se pousse auprès des grands, s’intrigue, se ménage ;Contre les coups du sort songe à se maintenir,Et loin dans le présent regarde l’avenir.
On raconte que Louis XIV invitait Boileau à lui lire ses vers, à mesure qu’il les composait. Lorsque le poète vint à ce passage, le roi le lui fit répéter. Était-ce une malice du grand roi ?
Cela dit, n’exagérons rien, et n’allons pas flatter la morale elle-même au préjudice de Boileau. Comme circonstance atténuante, rappelons et ne perdons pas de vue qu’en ces temps d’idolâtrie monarchique, la flatterie et la courtisanerie étaient dans l’air, et que tout le monde les respirait sans s’en douter. C’était une épidémie. Ce qui est aujourd’hui le vice et la honte de quelques personnes était alors la maladie et le ridicule de toute une époque, un reste de l’antique superstition. Comparé à la plupart de ses contemporains, Boileau était encore un des plus fiers, un des plus dignes. Plusieurs fois il osa être de son opinion contre le roi, et contre le grand Condé, si terrible dans la dispute, et qui, comme sur les champs de bataille de Rocroi et de Lens, « étonnait de ses regards étincelants ceux qui échappaient à ses coups. » Boileau, devant le Père de la Chaise, fit l’éloge d’Arnaud disgracié. C’était donc, à tout prendre, un honnête homme ; mais enfin, il n’échappe point à l’atmosphère environnante. L’air qui s’exhale de la cour d’un despote ternit les vertus mêmes qui s’en approchent, comme les exhalaisons méphitiques oxydent les métaux les plus purs.
En tout cas, la différence des Satires aux Épîtres est incontestable et montre bien, à mon avis, la diversité des inspirations de la jeunesse ardente et téméraire — et de la maturité prudente et politique.
Trop souvent, en effet, il arrive qu’entre la trentaine et la quarantaine la jeunesse abdique, sous prétexte de se ranger. Peu à peu la préoccupation des besoins de la vie éteint l’enthousiasme ; la cupidité ou l’ambition remplacent les illusions saintes et la foi désintéressée. A l’adoration de l’idée succède le culte du fait. On commence à croire au droit du plus fort et à parler du doigt de Dieu. Le cœur se refroidit ; l’âme baisse. Comment cela ne paraîtrait-il pas dans les écrits ?
A la vérité, l’âge mûr n’est pas toujours celui où l’homme prête l’oreille à l’intérêt. Si l’ambition s’accroît alors des forces que ne prodigue plus l’amour, l’ambition peut avoir un noble objet. L’âge mûr ne préfère pas toujours les honneurs à l’honneur, les dignités à la dignité. Il y a quelques exceptions. En général pourtant, il faut le reconnaître, ces grands observateurs de la nature humaine, Aristote, Horace, Regnier, Boileau, Buffon, n’ont que trop raison !
Eh bien ! lorsque le caractère change avec l’âge, est-il étonnant que les écrits des hommes se modifient avec leur humeur ? On trouve donc ordinairement dans les œuvres de l’âge mûr plus de calcul, plus d’art, plus de connaissance de la vie ; moins de passion, moins d’enthousiasme, moins d’ardeur, moins de foi. Les facultés et les puissances qui dominent à tel âge ne sont pas celles qui dominent à tel autre : les unes s’affaiblissent, d’autres s’élèvent.
Heureux les nobles cœurs et les rares esprits qui gagnent la maturité sans perdre le désintéressement ! qui, en acquérant la prudence de l’âge viril, conservent la générosité de la jeunesse ! qui ont la passion avec la réflexion, la conscience avec la science ! qui, sans trop estimer l’humanité, l’aiment quand même, et se dévouent à son bonheur, tout en comptant sur son ingratitude ! Ceux-là sont les élus, marqués du sceau divin ! Pauci quos aequus amavit Jupiter !… Ceux-là sont dignes de toute sympathie ! — de toute persécution, de toute calomnie ! La calomnie n’est-elle pas, souvent, la dernière récompense du devoir accompli, la suprême couronne de la conscience triomphante au sein de l’obscurité et de l’abnégation ?
On pourrait presque dire que chaque âge de la vie a tel ou tel genre littéraire qui lui convient ou qui l’exprime. La vieillesse est l’âge des Mémoires. La jeunesse est l’âge de la poésie. C’est Voltaire, je crois, qui a dit : « Un vieux poète, un vieil amant, un vieux chanteur, et un vieux cheval, ne valent rien. » L’âge viril est celui qui convient au journalisme et à la lutte. L’adolescence est l’âge des tragédies classiques. « Quel âge a-t-il, ton fils ? » dit un père à un autre. — « Il est en train de faire une tragédie. » Réponse qui peut se traduire ainsi : De seize à dix-huit ans. Il jette sa rhétorique. Au reste, ici encore, rien d’absolu. Je connais tels rhétoriciens adultes, — j’en sais de classiques et de romantiques, — qui prendront éternellement les métaphores pour des idées, et qui avec cela s’imaginent que la rhétorique leur est en horreur. Attacher aux images plus de prix qu’aux pensées, c’est faire comme les enfants, qui dans un livre ne cherchent que les enluminures. Il y a quelque chose de puéril dans un esprit qui, passé vingt-cinq ans, sacrifie encore à la phrase. Mais certains esprits ne mûrissent jamais, notamment ceux qu’on a mis en serre chaude, et qui, ayant fleuri trop vite, ne portent point de fruits.
L’importance qu’on attache aux mots est en raison inverse de celle qu’on met aux choses, et du nombre de rapports vrais que l’esprit saisit. Les mots ne doivent avoir précisément que la force même que les choses leur donnent. Autrement, c’est charlatanisme ou rhétorique, tromperie ou sottise. S’il était possible que le lecteur ne s’aperçût point qu’il y a des mots entre vos idées et lui, et ne vît que les idées, votre style serait parfait. Un trop beau style est comme une vitre colorée qui change l’aspect vrai des objets. Cette vitre, sans doute, est d’une couleur splendide ; mais, en donnant sa couleur aux objets, elle en altère l’aspect réel, la physionomie, la vérité, et me force de penser aussi à elle. Il faut être bien écolier, bien enfant, quelque âge que l’on ait, pour se plaire à ces effets-là, et pour s’imaginer que les bons esprits s’y laissent prendre. La recherche excessive de reflet dans la forme décèle l’indifférence sur le fond. J’ai connu la fausseté et l’indifférence de bien des gens à la comédie de leur éloquence, et la faiblesse de beaucoup d’autres à cela seul qu’ils s’y laissaient tromper. Ces hypocrites de morale, grands faiseurs d’emphase, qui sont de flamme à la surface et de glace au fond, sont le contraire des volcans d’Islande qui sont tout de neige au dehors, tout de flamme au dedans.
Tel écrivain était vieux dès l’enfance, tel autre est jeune jusque dans la vieillesse : aussitôt vous nommez Voltaire.
Et puis il y a toutes sortes de jeunesses : il en est quelques-unes dont les orages se continuent jusque dans l’âge mûr. Vous savez le mot qu’on attribue à Alexandre Dumas fils : « Mon père est un grand enfant, que j’ai eu quand j’étais tout petit. »
Mais les exceptions confirment la règle. Ne dit-on pas pour chaque artiste : première, seconde, troisième manière ? — Naturellement, ces désignations se rapportent aux diverses saisons de sa vie.
Les esprits heureusement doués, et dont la croissance a été normale, développent diverses veines de talent à chaque époque de la vie ; ils ont des renouvellements qui les surprennent eux-mêmes et le public. Ils ont des sources et des ressources, dans le sens propre et primitif du mot. Leur existence féconde et pleine, en tous ses degrés de maturité, a les fruits de chaque saison. Voyez George Sand et Sainte-Beuve !
Il faut aussi considérer l’âge et le temps dans les peuples, comme dans les personnes. Chaque peuple, comme chaque individu, vaut plus ou moins, selon son âge, ou bien a des mérites différents. La Grèce moderne n’est pas l’Hellade antique. La Rome impériale n’est pas la Rome républicaine ; et celle des papes n’est pas celle des Césars, et celle de l’Italie moderne ressuscitée sera encore une autre Rome. Corneille, dans Cinna, a dit :
Il est vrai que du ciel la prudence infinieDépart à chaque peuple un différent génie ;Mais il n’est pas moins vrai que cet ordre des cieuxChange selon les temps comme selon les lieux.
Oui, ce que nous avons observé de chaque saison de la vie humaine peut se remarquer aussi, ou à peu près, de chaque saison de la vie d’un peuple. La poésie étant la langue de la jeunesse, tous les peuples parlent d’abord en vers ; partout les chants et les poèmes précèdent la prose, qui ne peut naître qu’avec l’esprit d’analyse, de réflexion et de critique. On ne commence à bien écrire l’histoire qu’après les révolutions : en d’autres termes, on ne mesure bien les monarchies et les religions que quand elles sont à terre.
Ainsi chaque chose a son temps, et ce temps donne le cachet à chaque chose, et réciproquement. L’éloquence est le cachet de notre dix-septième siècle ; la philosophie est celui du dix-huitième ; la critique et l’histoire celui du dix-neuvième.
Ensuite il y a les rhabilleurs qui commencent les décadences. Ovide, par exemple, malgré tout son talent, fut un Chateaubriand versificateur, qui écrivit, sous le nom de Métamorphoses, un ouvrage analogue au Génie du Christianisme. Il vit dans une religion défaillante une matière à poésie : témoignage irrespectueux, au fond, et compromettant.
C’est sur le terreau des mœurs corrompues et sous le fumier social qu’on fait pousser l’idylle, fleur d’arrière-saison, arrosée par l’art poétique. Églogues, sylves, bergeries, pastorales, bucoliques, berrichonades, — quelque nom qu’on leur donne, et même quand il s’y trouve de belles œuvres, comme ci dans Théocrite, dans Virgile et dans George Sand, — sont le régal des gens blasés, les plats sucrés et les fruits du dessert. Il arrive parfois que le poète ou l’artiste met un sentiment vrai dans un genre faux, choisi pour réveiller un public fatigué.
Le tempérament
Outre le siècle, le climat, le pays, la race, le sexe même et l’âge de l’écrivain ou de l’artiste, l’œuvre nous révèle encore et surtout sa complexion, son tempérament. Elle en est l’expression directe. — C’est ici le cœur même de notre sujet : la Physiologie appliquée à la Critique. Je demande donc la permission d’entrer préalablement dans quelques explications physiologiques très brèves et très claires.
Pour emprunter les définitions des auteurs spéciaux et compétents, on appelle tempérament l’état particulier de la constitution physique de chaque personne, causé par la proportion diverse des éléments qui entrent dans la composition de son corps.
Il est facile de comprendre que le tempérament exerce une grande influence sur l’énergie et l’activité des différents organes, notamment du cerveau.
La plupart des physiologistes admettent quatre tempéraments principaux, qu’on appelle, d’après l’élément qui prédomine dans chacun d’eux :
Tempérament nerveux,
Tempérament sanguin,
Les nerfs, le sang, la bile, la lymphe, se combinant en proportions diverses et se tempérant les uns les autres, c’est ce qu’ils nomment tempéraments.
Le tempérament nerveux se caractérise par une peau et des cheveux fins, des traits déliés, des muscles grêles, une physionomie pâle, et une santé souvent délicate. Tout le système nerveux, y compris le cerveau, est d’une extrême activité, et les manifestations de l’intelligence sont d’une vivacité proportionnelle. Les personnes de ce tempérament sont irritables et sensitives ; leur esprit est vif et brillant ; mais elles se fatiguent très vite.
Le tempérament sanguin est indiqué par des formes bien prononcées, un embonpoint modéré, une fermeté convenable des chairs, le teint vif et animé, des yeux bleus et brillants, une belle complexion et une certaine rudesse de contenance. Grande activité des vaisseaux sanguins, amour du mouvement et de l’exercice, physionomie pleine de vivacité et d’animation. Le cerveau participe de l’état général, il est très actif.
Le tempérament bilieux a pour signalement : cheveux noirs, peau épaisse et brune, embonpoint modéré, muscles très fermes et doués d’une grande énergie, visage un peu dur, aux traits fortement accentués. Les individus de ce tempérament sont opiniâtres et ambitieux ; ils supportent avec facilité les travaux longs et fatigants.
Enfin, le tempérament lymphatique est reconnaissable à des formes arrondies et molles, à l’abondance du tissu cellulaire, à la faiblesse du système musculaire. Des cheveux blonds, une peau pâle-clair, des yeux sans expression. Action vitale languissante, lenteur dans la circulation du sang, prédominance de la lymphe. Le cerveau, comme tout le reste du système organique, est faible dans son action, et les manifestations des facultés sont de même nature12.
Jamais, bien entendu, ces quatre espèces n’existent à l’état simple et séparé ; toujours, au contraire, elles se présentent à l’état mixte et inégalement combiné, et c’est ainsi qu’elles forment des complexions et des tempéraments.
D’après ces définitions, on voit tout de suite que le tempérament nerveux semble prédisposer ceux qui en sont doués à devenir écrivains ou artistes, — poètes, orateurs, philosophes, peintres, statuaires, architectes, musiciens, chanteurs, comédiens, prédicateurs. — La vocation de cette classe de personnes est principalement dans leurs nerfs.
« Le système nerveux, réservoir de toutes les forces, matrice de tous les développements, origine de toutes les créations, dit le docteur Raspail, est le vrai siège de la vie, passive et active : grande batterie électrique, dont les pôles, en se multipliant à l’infini, tapissent toutes nos surfaces, et s’y localisent comme autant de vigies… Chez les natures grêles et délicates, les nombreuses papilles nerveuses, organes des sensations, sont des milliers de télégraphes, qui font de l’âme le point central d’un million de correspondances. Chez ces êtres favorisés du ciel, puissants et aériens avortons, la vie est un pétillement continuel, une gerbe intarissable d’idées… Ils ont de l’esprit jusqu’au bout des ongles : locution proverbiale qui n’est, en définitive, que l’expression physiologique de ce que nous venons de dire ; car les ongles ne sont que des expansions cornées des papilles nerveuses, et chez ces êtres délicats on dirait que l’ongle lui-même a la finesse de tact des organes dont il n’est qu’une simple modification… »
Au contraire, on voit tout d’abord que, si des personnes d’un tempérament lymphatique s’adonnent aux lettres ou aux arts, probablement elles se fourvoient. En effet, leur tempérament, selon toute apparence, ne leur permettra de produire que des œuvres languissantes, pâles, molles. Bientôt, pauvres poètes, débiles écrivains, ou malheureux artistes, découragés, exténués, ils resteront à mi-chemin sur ces pentes semées d’obstacles.
Si donc nous éliminons, à bon droit, le tempérament lymphatique, il nous en reste trois seulement : le nerveux, le bilieux et le sanguin ; — c’est-à-dire leurs combinaisons diverses, avec prédominance de l’un ou de l’autre élément : nervoso-bilieux, nervoso-sanguin, etc.
Or, nous allons les voir à l’œuvre, ou les retrouver, dans le style et dans la manière de chaque écrivain.
Je choisis exprès des exemples que tout le monde puisse vérifier, chacun les ayant sous la main ou dans la mémoire.
Est-il nécessaire d’avoir vu dans la galerie du Musée du Louvre le portrait de Bossuet, et ce teint coloré, que les cheveux blancs font ressortir, pour deviner que cet énergique écrivain, cet orateur fougueux, ce violent dogmatiste, était d’un tempérament nervoso-sanguin ?
Il suffit d’observer son style, toujours en lutte, ouverte ou sourde, contre l’auditeur ou le lecteur ; le genre propre de son éloquence, qui est un perpétuel combat ; son ton despotique, familier, jusque dans les matières les plus hautes et les idées les plus terribles ; — sans parler de son intolérance, qui se rattache d’autre part à sa profession de théologien et à sa position d’évêque.
De très courtes citations feront toucher au doigt ce que j’avance. Je prends la première page qui se présente, le début de l’Oraison funèbre de la Reine d’Angleterre. Quel ton dominateur ! Quelle élévation tout à la fois et quelle familiarité !
« Monseigneur,
Celui qui règne dans les cieux, et de qui relèvent tous les empires, à qui seul appartient la gloire, la majesté et l’indépendance, est aussi le seul qui se glorifie de faire la loi aux rois et de leur donner, quand il lui plaît, de grandes et de terribles leçons. Soit qu’il élève les trônes, soit qu’il les abaisse, soit qu’il communique sa puissance aux princes, soit qu’il la retire à lui-même et ne leur laisse que leur propre faiblesse, il leur apprend leurs devoirs d’une manière souveraine et digne de lui. Car, en leur donnant sa puissance, il leur commande d’en user comme il fait lui-même, pour le bien du monde ; et il leur fait voir, en la retirant, que toute leur majesté est empruntée, et que, pour être assis sur le trône, ils n’en sont pas moins sous sa main et sous son autorité suprême. »
Par conséquent, sous notre autorité aussi, et sous notre main, à nous, évêques, qui sommes ses ministres et ses interprètes ; ne l’oubliez pas, Monseigneur ! ni vous tous, grands, qui m’écoutez !
Voilà évidemment ce qu’ajoutaient le ton, la physionomie et le geste de l’orateur. Voilà le sous-entendu, qui s’entend fort bien. Voilà le commentaire qui se lit clairement, pour ainsi dire, entre les dernières lignes de cet exorde, si simple et si hautain, où les expressions les plus ordinaires manient familièrement les idées les plus élevées, et où, dès le commencement, le prédicateur despote, avec sa tranquillité violente, fait courber tous les fronts devant Dieu et devant lui.
Ajoutons encore qu’il y a, derrière cet exorde et derrière toute cette Oraison funèbre, la révolution d’Angleterre avec ses sanglants souvenirs, le supplice de Charles Ier, « la majesté violée par des attentats jusqu’alors inconnus », la restauration récente de Charles II et l’espérance de voir la religion catholique regagner dans ce pays le terrain perdu. Voilà le fond des sentiments de Bossuet. Ah ! s’il pouvait persuader à ce Stuart de se faire catholique ! et si ce roi entraînait ses sujets ! la belle partie pour l’Église ! L’idée du discours, au fond, est donc celle-ci : Tremblez, si vous ne rentrez au plus vite dans le giron de la foi catholique, tremblez que mon Dieu, au nom de qui je vous parle, ne vous culbute de nouveau ! — La détermination exacte de l’idée de Bossuet et, comme on dirait aujourd’hui, l’actualité de son discours, résident dans toutes ces circonstances. Il croit même, ou s’efforce de croire, que la révolution religieuse en Angleterre touche à sa fin, et que prochainement le catholicisme sera rétabli dans ce pays et dans tout le reste de l’univers : — prophétie un peu hasardée, et qui, après deux cents ans écoulés, ne paraît pas précisément en voie de se réaliser encore13.
Écoutez maintenant un autre court passage du même écrivain, dont nous rapprocherons ensuite trois lignes de Pascal sur la même idée ; vous verrez la différence de tempérament !
« Tant de fois comte, tant de fois seigneur, possesseur de tant de richesses, maître de tant de personnes, ministre de tant de conseils, et ainsi du reste. Toutefois, que l’ambitieux se multiplie tant qu’il lui plaira, il ne faut toujours pour l’abattre qu’une seule mort. Mais il n’y pense pas ; et, dans cet accroissement infini que notre vanité s’imagine, il ne s’avise jamais de se mesurer à son cercueil, qui seul néanmoins le mesure au juste. »
Voyez-vous comme, par ces rudes expressions, la nature violente de Bossuet semble se réjouir et triompher avec la mort ? C’est que la mort ouvre les portes de l’éternité formidable, dont il se vante d’avoir en main les clefs ! C’est qu’étant le représentant de Dieu, il est, par cela même, le ministre et de la mort et de la vie ! Aussi la mort n’a-t-elle rien qui l’épouvante : elle a plutôt de quoi lui plaire ; elle est son alliée, il est son serviteur ; il prend part aux victoires qu’elle remporte ; peu s’en faut qu’il ne les célèbre avec une sorte de joie cruelle, dans son style d’une incomparable puissance, ce théologien nervoso-sanguin !
Mais que Pascal, tempérament tout autre, nervoso-bilieux et mélancolique, vienne à toucher cette pensée de la mort, sombre préoccupation de sa triste vie, il laisse échapper de sa plume ces trois lignes, lugubres et frissonnantes :
« Le dernier acte est sanglant, quelque belle que soit la comédie en tout le reste. On jette enfin de la terre sur la tête, et en voilà pour jamais ! »
Chez l’un et chez l’autre écrivain, c’est la même idée, l’idée de la mort ; mais quelle
différence de forme et de beauté ! — M. Havet, dans l’excellent Commentaire perpétuel
qu’il a donné des Pensées de Pascal, dit en appréciant cette
beauté-ci : « Elle joint à la dignité de l’éloquence française, non seulement une
familiarité forte, comme dans Bossuet, mais je ne sais quel sombre accent et quelle
poésie sourde et pénétrante. Cela est classique et shakespearien tout ensemble ; rien
n’est plus discret et rien n’est plus fort. Pascal, sans doute, a rapporté cette pensée
d’un cimetière : le bruit des pelletées tombant sur la bière lui était resté au
cœur. »
En effet, toute la scène des fossoyeurs, d’Hamlet, ne contient pas plus de mélancolie que ces trois lignes de Pascal.
Bossuet, au contraire, sur la même idée, triomphe : tant il est d’un tempérament différent !
Il y a encore, du reste, entre ces deux passages, toute la différence du genre oratoire à la méditation solitaire. Pascal rêve et tremble dans sa cellule ; Bossuet, du haut de la chaire, fait son office de prédicateur ; mais avec quel accent superbe, quel ton fier et hautain !
D’ailleurs, même dans une simple lettre, et quelquefois dans une seule ligne, l’homme et son naturel — entier, fougueux, nervoso-sanguin — se révèlent. Il écrit à un lieutenant-général : « J’ai tout concerté avec eux, et je ne prendrais pas plaisir de me voir dédit. Cela, aussi bien, serait inutile. »
Sentez-vous cette roideur de volonté, ce tempérament violent, ce despotisme ? — Ajoutons que, lorsqu’il écrivait ainsi, en 1703, Bossuet avait la pierre. Cela devait le rendre plus irritable encore.
Écoutez à présent un cri de joie de son intolérance fanatique : c’est dans le Sermon sur la Vaine Gloire ; il cite un exemple de ce qu’il appelle la gloire véritable : « Ayant détruit la maison d’Achab, suivant le commandement du Seigneur, Jéhu fait un sacrifice au Dieu vivant de l’idole de Baal, et de son temple, et de ses prêtres, et de ses prophètes ; il n’en laisse pas un seul en vie. Voilà une belle action ! »
N’est-ce pas bien là le mot d’un évêque qui, dans l’Oraison funèbre de Michel Le Tellier, glorifie les dragonnades avec un enthousiasme porté jusqu’au lyrisme ; d’un théologien qui ordonnait d’infliger des amendes aux protestants pour les contraindre à abjurer, et d’enlever leurs enfants pour les convertir ?
« Je déclare que je suis, dit-il, et que j’ai toujours été du sentiment, premièrement, que les princes peuvent contraindre par des lois pénales tous les hérétiques à se conformer à la profession et aux pratiques de l’Église catholique ; deuxièmement, que cette doctrine doit passer pour constante dans l’Église, qui non seulement a suivi, mais encore demandé de semblables ordonnances des princes… »
Et un peu plus loin :
« N’aurait-on pas raison de réduire par de petites amendes ces gens-là, qui ne se conduisent que par leur intérêt ; non pas précisément parce qu’ils n’assistent pas à la messe, mais parce qu’ils ne pratiquent pas les exercices de la religion catholique ?… »
« On pourrait les contraindre aux instructions ; mais, selon la connaissance que j’ai, cela n’avancera guère ; et je crois qu’il faut se réduire à trois choses : l’une, de les obliger d’envoyer leurs enfants aux écoles ; faute de quoi, chercher le moyen de les leur Ôter ; l’autre, de demeurer fermes sur les mariages ; la dernière, de prendre un grand soin de connaître en particulier ceux de qui on peut bien espérer. »
Mais, plus Bossuet est intolérant par nature et par profession, plus aussi il est éloquent, en raison de cette intolérance même. Fanatique par tempérament, par tempérament aussi il est orateur, il est écrivain fougueux et grand coloriste. Plus il choque nos idées et révolte nos sentiments, plus il ravit notre esprit littéraire par les splendides nouveautés du style le plus énergique et le plus simple, le plus grandiose et le plus familier.
Enfin, si l’on nous permettait, en cette étude physiologico-littéraire, une double formule dans le genre de celle dont nous avons usé déjà pour résumer Montaigne, nous pourrions hasarder de dire, pour résumer Bossuet et Pascal :
Bossuet est un orateur et un politique dans un théologien nervoso-sanguin.
Pascal est un poète lyrique en prose dans un géomètre nervoso-bilieux.
Autres exemples :
Qu’est-ce que La Rochefoucauld ? Nous le voyons dans ses Maxime, nous n’aurions pas besoin de lire ses Mémoires, ni tous ceux de ses contemporains. C’est un autre nervoso-bilieux, malade, dégoûté, fatigué, revenu de ses aventures politiques et galantes avec un fond de scepticisme et d’amertume. De là son pessimisme, qui prétend expliquer toutes les actions humaines par l’intérêt et par la vanité, qu’il nomme l’un et l’autre d’un seul nom : l’amour-propre, c’est-à-dire l’amour de soi. Cela est vrai, effectivement, pour neuf cent quatre-vingt-dix-neuf actions sur mille ; mais il suffit de la millième pour réfuter les Maximes trop absolues de ce nervoso-bilieux malingre et pour sauver l’honneur de l’humanité.
Et qu’est-ce que le cardinal de Retz ? Un nerveux-bilieux-sanguin, né en Champagne, à Montmirail ; qui a tété avec le vin de son pays l’ardeur, la joie et la légèreté. Aussi quelle complexion !
Ambitieux, galant et prêtre, mêlant les intrigues politiques, les aventures amoureuses et les fonctions épiscopales ; tribun en soutane et en bas violets, escaladant les barricades, sauf à détourner le danger par un signe de croix ou par un bon mot ; combattant d’une main et bénissant de l’autre, comme Frère Jean des Entomures ou comme le prélat du Lutrin ; Catilina d’antichambre et de boudoir ; à minuit, dans le cabinet gris de la reine (comme Mirabeau dans le parc de Saint-Cloud) ; cardinal libertin, brouillon d’affaires ; et, avec cela, écrivain exquis, vrai cousin de Mme de Sévigné : on le devinerait à son style.
Et qu’est-ce que Jean-Jacques Rousseau ? Un bilieux mélancolique14. De plus, hypocondriaque, et tourmenté de la gravelle pendant toute la seconde moitié de sa vie ; enfin menacé d’une apoplexie sérieuse — dont, en effet, il mourut.
Qu’il devait être déjà malade, lorsqu’il écrivait le passage suivant !
« Qu’a-t-il fait pour moi ? Il m’a fait vivre ? Eh ! n’eussé-je pas vécu sans lui ? Non, il ne m’a point fait vivre, il m’a fait languir et mourir dans le plus infâme esclavage. Il m’a déshonoré et avili, il a éteint en moi toute la fierté naturelle au génie, il m’a moins rassasié de pain que d’opprobre, et la vie que j’ai menée dans sa triste maison m’a fait cent fois désirer la mort. Mais moi, qu’ai-je fait pour lui dans le même temps ? J’ai nourri sa vanité, j’ai délivré son âme épaisse de l’ennui d’elle-même, je l’ai fait vivre au mépris de la mienne. Tandis qu’il n’en coûtait pour moi qu’à sa bourse, j’épuisais pour lui mes soins, mes talents, ma liberté, ma substance ; il buvait mon sang et ma vie à prix d’argent, et prétendait me faire vivre ! »
Ce passage, qui naguère encore était inédit, fait partie d’une ébauche de discours sur les Richesses. Il est difficile de n’y pas voir un retour de Rousseau sur sa situation personnelle lorsqu’il recevait à regret l’hospitalité des riches.
Mais, même dans les ouvrages qu’il acheva et qu’il publia avant d’être précisément malade, ne sent-on pas à chaque page l’influence du tempérament, — outre celle du siècle que nous avons déjà notée, et d’autres encore que nous noterons plus tard ?
Sans chercher bien loin, prenons le début de l’Émile ; nous y découvrirons tout d’abord cette complexion cacochyme, cet esprit chagrin et paradoxal, cette éloquence un peu malsaine, encline à la déclamation :
« Tout est bien, sortant des mains de l’Auteur des choses ; tout dégénère entre les mains de l’homme. Il force une terre à nourrir les productions d’une autre, un arbre à porter les fruits d’un autre : il mêle et confond les climats, les éléments, les saisons ; il mutile son chien, son cheval, son esclave ; il bouleverse tout, il défigure tout ; il aime la difformité, les monstres ; il ne veut rien tel que l’a fait la Nature, pas même l’homme ! il le faut dresser pour lui, comme un cheval de manège ; il le faut contourner à sa mode, comme un arbre de son jardin. »
C’est en ces termes que Rousseau commence un traité de l’Éducation ; si bien que tous les traits qu’il lance dès le début, retombent d’abord sur lui-même, qui entreprend de former, et par conséquent, suivant lui, de déformer un enfant, un homme. A la vérité, il essaye ensuite de pallier cette contradiction, mais sans y réussir.
Il aurait pu supprimer ce début ; mais non ! sa nature l’entraînait. Puis, c’était un début brillant ; cela le dispensait d’être solide.
Que d’idées fausses dans l’ensemble et dans les détails ! Quoi ! l’homme, en inventant l’acclimatation, fait dégénérer la nature ! Bien au contraire, il la complète. Quoi ! la science et l’industrie ne créent que des difformités, des monstres ! En vérité, cela ne se réfute pas ; cela n’est pas sérieux.
Les tempéraments de cette espèce, surtout lorsque la maladie les complique, sont en quelque sorte voués aux contradictions : Rousseau en fourmille.
Voltaire définit en ces termes le style de son rival : « Plus violent que vif, et teint, si l’on peut s’exprimer ainsi, de la bile qui le dévore. »
Voilà pourquoi cette éloquence tourne aisément à la déclamation.
Ailleurs, parlant encore de l’homme, dont l’industrie creuse les mines pour en extraire les métaux, Rousseau ne songe qu’à lui reprocher son avarice et sa cupidité, lieu commun suranné, déclamation d’école, qu’il exagère encore par une de ses boutades :
« Il s’enterre tout vivant, dit-il, et il fait bien ! car il n’est plus digne de voir la lumière ! »
Quelle idée puérile, sous une forme emphatique ! La métallurgie, au contraire, n’est-elle pas une des sources les plus fécondes de la civilisation ? Cela est si vrai, que certains économistes veulent que la production des métaux soit la mesure de la puissance des peuples, et n’hésitent point à poser cet axiome : « La puissance est aux nations qui produisent le plus de fer. » Il y a là, du moins, plus de vraisemblance que dans la boutade de Jean-Jacques.
Même lorsque Rousseau tient une idée juste, trop souvent il la compromet par les excès de sa parole et de son humeur. C’est son tempérament qui en est cause. Ses défauts viennent de là, comme ses qualités. Splendida bilis !
C’est ce tempérament qui amène, coup sur coup, des traits de misanthropie de plus en plus forts, comme dans les deux lignes suivantes : « Je veux élever Emile à la campagne, loin de la canaille des valets, les derniers des hommes, après leurs maîtres ! »
Voilà l’homme, ou, si vous voulez, voilà l’ours ! comme l’appelait en riant son amie, Mme d’Épinay.
Tout cela ne nous empêche pas de rendre hommage au puissant génie de Rousseau. Si Voltaire a été l’apôtre de la liberté, Rousseau a été l’apôtre de l’égalité. A ces titres, l’un comme l’autre ont droit à notre admiration et à notre reconnaissance. Mais ce n’est pas porter atteinte à ces sentiments que de considérer ce point de vue particulier, l’influence de la complexion sur les écrits.
Rousseau lui-même ne reconnaît-il pas cette influence incontestable, lorsqu’il dit dans la Nouvelle Héloïse : Chaque homme apporte en naissant un caractère, un génie et des talents qui lui sont propres… Pour changer un esprit, il faudrait changer l’organisation intérieure ; pour changer un caractère, il faudrait changer le tempérament dont il dépend. Avez-vous jamais ouï dire qu’un emporté soit devenu flegmatique, et qu’un esprit méthodique et froid ait acquis de l’imagination ? Pour moi, je trouve qu’il serait tout aussi aisé de faire d’un blond un brun, et d’un sot un homme d’esprit. »
Voilà tout ce que nous voulons dire aussi ; voilà Rousseau expliqué par lui-même.
Et Voltaire, à son tour, qu’est-il, — physiologiquement parlant ? — Laissons le docteur Raspail nous le dire avec sa verve amusante :
« Voltaire, c’est le système nerveux porté à sa suprême puissance… Nature délicate, élaborant peu de chyle et par conséquent peu de sang ; constitution dévolue, dès sa naissance, aux vers intestinaux, c’est-à-dire à tous ces agacements et à ces mille piqûres qui font du laboratoire de la digestion un enfer, dont les juleps de l’ancienne médecine se chargeaient ensuite d’attiser la flamme. L’estomac, ce fut pour Voltaire, jusqu’à l’âge de cinquante ans, le siège de ses tortures et la source de toutes ses appréhensions. A trente ans, il n’aurait jamais cru pouvoir arriver jusqu’à la cinquantaine. Et, du reste, il avait soin, en exagérant la gravité de sa position, de placer ses fonds en rentes viagères, ce qui quadruplait du coup ses revenus. Bien des spéculateurs furent pris à ce piège que Voltaire tendait à leur avidité. »
Ce n’est pas le roi Frédéric qui s’y fût laissé prendre, lui qui écrivait au philosophe, dans le temps où leurs relations commençaient à tourner à l’aigre-doux : « Voilà mes remarques, que je vous communique ; car je suis très persuadé que nous n’en sommes pas à la dernière édition de vos œuvres. Vous tuerez et vos éditeurs et vos lecteurs avec vos coliques et vos évanouissements, et vous ferez, après notre mort, le panégyrique ou la satire de tous ceux avec lesquels vous vivez. Voilà ce que vous prophétise, non pas Nostradamus, mais quelqu’un qui se connaît assez en maladies, et dont la profession est de se connaître en hommes. »
Le marquis d’Argenson définissait Voltaire en deux mots : « Tout nerfs et tout feu, sensible aux mouches. »
Et Voltaire lui-même donnait ainsi son propre signalement, bien avant sa vieillesse :
Un petit Français très étique,Tel que je suis, sans me louer.
Qu’est-ce que Lamennais, disciple de Rousseau ? Un nervoso-bilieux, comme son maître. — De plus, Breton, comme Chateaubriand, — autre élément déjà noté.
Il arrive quelquefois qu’un accident modifie le tempérament. Je ne veux ni abuser ni même user de l’anecdote que raconte Helvétius sur la mésaventure du petit Despréaux, becqueté si mal à propos par un dindon ; mais on me permettra de rappeler, au moins pour la curiosité, les conséquences que l’auteur du livre de l’Esprit croit pouvoir en déduire, et qui, pour peu qu’on les admît, viendraient à l’appui de notre conversation : « Boileau, dit-il, en fut toute sa vie incommodé ; et de là peut-être cette sévérité de mœurs, cette disette de sentiment, qu’on remarque dans tous ses ouvrages ; de là ses Satires contre les femmes, contre Lulli, Quinault, et contre toutes les poésies galantes. Peut-être son antipathie contre les dindons occasionna-t-elle l’aversion secrète qu’il eut toujours pour les Jésuites, qui les ont apportés en France. C’est à l’accident qui lui était arrivé qu’on doit peut-être sa Satire sur l’Équivoque, son admiration pour M. Arnaud, et son Épître sur l’Amour de Dieu. Tant il est vrai que ce sont souvent des causes imperceptibles qui déterminent toute la conduite de la vie et toute la suite de nos idées ! »
La concision de plus en plus grande du style de Montesquieu, sur la fin de sa vie, tenait, dit-on, à ce qu’il était presque aveugle et manquait de mémoire, C’est du moins Buffon qui l’explique ainsi : « Je l’ai beaucoup connu, dit-il, le défaut de son style (défaut, aux yeux de Buffon) tenait à une imperfection physique. Le président était presque aveugle, et il était si vif que la plupart du temps il oubliait ce qu’il voulait dicter, de telle sorte qu’il était obligé, pour ne rien omettre, de se resserrer dans le moindre espace possible. »
Par la différence des complexions, il y a en quelque sorte diverses races d’écrivains, de musiciens, de peintres, comme il y a diverses races de peuples.
M. Michelet, je crois, nous peint quelque part Virgile, pâle, mélancolique, faible de poitrine, aux bords marécageux du Mincio, dans sa Hollande italienne… (Je cite de mémoire, et j’altère sans doute cette belle esquisse, d’une touche si large et si profonde, d’une couleur si magistrale !)
On pourrait ajouter que chaque peuple a, comme chaque individu, son tempérament primordial, auquel il obéit le plus souvent et d’où dépend en grande partie son caractère. Les Athéniens et les Français sont des peuples essentiellement nerveux. Les Romains et les Anglais sont des tempéraments sanguins et musculaires. D’autres sont bilieux ; d’autres sont lymphatiques.
Peut-être même qu’à prendre pour flambeau cette définition du docteur Halley, « l’homme est la partie musculaire de l’humanité, la femme en est la partie nerveuse », il y aurait lieu, qui sait ? de distinguer le sexe chez les peuples ou les nations comme chez les individus. Et, d’après ce que nous venons de rappeler, le peuple romain et le peuple anglais, musculaires, carrés, positifs, seraient plutôt des peuples-hommes ; tandis que l’Hellade et la France, nerveuses, enthousiastes, capricieuses, extrêmes en tout, meilleures ou pires, toujours plus haut ou plus bas que les autres, seraient plutôt des nations-femmes.
Louis Pfau, l’excellent critique d’art, dit très finement : « La France tient, parmi les peuples, la place que la femme occupe dans la société ; elle apprivoise la rudesse de l’homme par la délicatesse de son sentiment, et communique une chaleur bienfaisante à l’activité masculine, par la vivacité entraînante et l’enthousiasme facile de sa nature. Aussi la France a-t-elle — toutes les qualités de la femme, jusqu’à son dévouement, son amabilité, son bon sens dans les choses pratiques et son tact spontané pour les convenances ; — et toutes les faiblesses de la femme, jusqu’à sa vanité, sa légèreté, sa versatilité dans les idées et son engouement instinctif pour la gloriole militaire. »
Il y a du reste, en général, entre les tempéraments, soit des peuples, soit des individus, et leurs climats respectifs, une corrélation naturelle, que la raison conçoit aisément et que les anciens déjà avaient remarquée. Hippocrate, dans son traité des Airs, des Eaux et des Lieux, s’étend beaucoup sur ce sujet.
Le caractère
Si, comme je crois l’avoir indiqué suffisamment, on peut, dans le style d’un écrivain véritable, reconnaître sa complexion et son tempérament, à plus forte raison y verra-t-on son caractère, qui tient de fort près à l’une et à l’autre, s’il n’en est pas la conséquence. Ici se trouve, en quelque sorte, la frontière vague et indécise entre le domaine physiologique et le domaine moral.
Descartes lui-même, à ce sujet, s’exprime ainsi : « L’esprit dépend si fort du tempérament et de la disposition des organes du corps, que, s’il est possible de trouver quelque moyen qui rende communément les hommes plus sages et plus habiles qu’ils n’ont été jusqu’ici, je crois que c’est dans la médecine qu’on doit le chercher. » Paroles bien remarquables, à tous égards, mais surtout de la part de ce philosophe ultra-spiritualiste.
Tout en étant convaincu que le principe qui pense est d’une autre nature que la matière étendue, il n’en croit pas moins (écoutez encore ces expressions) que la plupart de nos sentiments et de nos pensées « proviennent et dépendent de l’union et comme du mélange de l’esprit avec le corps ; » et il exige du philosophe la connaissance de la constitution et des fonctions des organes, pour comprendre et expliquer les opérations de l’esprit15.
Il dit encore, dans le Discours de la Méthode : « Je suis conjoint à mon corps très étroitement, et tellement confondu et mêlé, que je compose comme un seul tout avec lui. » C’est presque le mot de Bossuet : « Un tout naturel. » Descartes seulement n’est pas aussi affirmatif, il atténue un peu son assertion par le mot comme, signifiant en quelque sorte, pour être conséquent avec son dualisme, qui parle toujours du corps comme d’une chose en dehors du moi : « Je suis conjoint à mon corps », etc.
Quoi qu’il en soit, il faut bien qu’il convienne de cette union et de ce mélange, et de ce tout.
Cette complexité est telle, qu’en voulant étudier particulièrement les influences physiologiques, il ne se peut faire que nous n’y mêlions çà et là l’étude du moral. L’homme n’est deux que par hypothèse ; mais, réellement, il est un.
Le caractère donc, comme le tempérament, se montre partout dans les écrits, même où on l’◀attendrait▶ le moins. Prenons Corneille, non dans ses tragédies : là il serait par trop facile de retrouver sa fierté, sa noblesse. Mais il est piquant de les retrouver même dans ces charmantes petites Stances, qu’il adresse à une jeune coquette, trop peu soucieuse d’être distinguée par l’auteur du Cid, de Cinna et de Polyeucte :
Marquise, si mon visageA quelques traits un peu vieux,Souvenez-vous qu’à mon âgeVous ne vaudrez guère mieux.
Le temps aux plus belles chosesSe plaît à faire un affront,Et saura faner vos rosesComme il a ridé mon front.
Le même cours des planètesRègle nos jours et nos nuits :On m’a vu ce que vous êtes,Vous serez ce que je suis.
Cependant j’ai quelques charmesQui sont assez éclatantsPour n’avoir pas trop d’alarmesDe ces ravages du temps.
Vous en avez qu’on adore ;Mais ceux que vous méprisezPourraient bien durer encoreQuand ceux-là seront usés.
Ils pourront sauver la gloireDes yeux qui me semblent doux,Et, dans mille ans, faire croireCe qu’il me plaira de vous.
Chez cette race nouvelle,Où j’aurai quelque crédit,Vous ne passerez pour belleQu’autant que je l’aurai dit.
Pensez-y, belle Marquise :Quoiqu’un grison fasse effroi,Il vaut bien qu’on le courtiseQuand il est fait comme moi.
Le sujet est léger, le rythme court ; mais on y retrouve la fierté de l’homme, et aussi l’ampleur du tragique.
Oui, c’est bien là le vieux Corneille, dit M. Sainte-Beuve, « le vieux Corneille un peu amoureux, mais encore plus glorieux et grondeur… Que dites-vous de ce ton ? Comme il est héroïque encore !… Don Diègue, s’il avait affaire à une coquette, ne parlerait pas autrement. »
La profession
Ce n’est pas seulement le caractère de l’homme qu’on peut reconnaître dans le style, c’est l’état même et la profession : car celui qui écrit n’est pas toujours uniquement homme de lettres.
Nous avons retrouvé dans le style de Bossuet non seulement son tempérament nervoso-sanguin et son caractère despotique, mais sa profession de théologien et sa position d’évêque.
Voici un autre exemple, assez piquant : Fénelon, voulant peindre, dans son Télémaque, la vie future, la vie des héros dans les Champs-Élysées, a beau emprunter les couleurs des poètes païens : il représente, malgré lui, un paradis chrétien, et ramène les inventions matérialistes du polythéisme à des métaphores mystiques ; de sorte que, même en un sujet païen, on reconnaît un archevêque.
Cela compose un amalgame étrange, curieux à démêler. Ainsi, d’une part, il garde tout le décor païen : bocages odoriférants, gazons fleuris, ruisseaux d’une onde pure ; chant des oiseaux ; fleurs du printemps, fruits de l’automne. Puis, le développement par les contraires : « Là, jamais on ne ressentit les ardeurs de la furieuse Canicule ; là, jamais les noirs Aquilons », etc. « Ni la Guerre altérée de sang, ni la cruelle Envie, » etc. Puis, les traits traduits de Virgile : « Une lumière pure et douce… »
Largior hic campos aether et lumine vestitPurpureo…
Mais, d’autre part, voici que les rayons chrétiens vont se mêler à cette lumière élyséenne, et cela en continuant l’image même empruntée à Virgile : « Une lumière pure et douce se répand autour des corps de ces hommes justes, et les environne de ses rayons comme d’un vêtement. Cette lumière n’est point semblable à la lumière sombre qui éclaire les yeux des misérables mortels, et qui n’est que ténèbres ; c’est plutôt une gloire céleste qu’une lumière ; elle pénètre plus subtilement les corps les plus épais, que les rayons du soleil ne pénètrent le plus pur cristal ; elle n’éblouit jamais ; au contraire, elle fortifie les yeux et porte dans le fond de l’âme je ne sais quelle sérénité : c’est d’elle seule que ces hommes bienheureux sont nourris ; elle sort d’eux et elle y entre ; elle les pénètre et s’incorpore à eux, comme les aliments s’incorporent à nous. Ils la voient, ils la sentent, ils la respirent : elle fait naître en eux une source intarissable de paix et de joie. Ils sont plongés dans cet abîme de délices comme les poissons dans la mer. Ils ne veulent plus rien : ils ont tout sans rien avoir, car ce goût de lumière pure apaise la faim de leur cœur… Une jeunesse éternelle, une félicité sans fin, une gloire toute divine est peinte sur leur visage… », etc., etc.
Voyez-vous comme « le séjour des héros » peu à peu se transforme en paradis, et comme ces héros deviennent des justes, — pour un rien, il dirait des saints — il dit déjà des bienheureux, et déjà il leur donne le nimbe et l’auréole.
Bien plus ! Ce morceau nous révèle non seulement le chrétien, l’archevêque, mais l’ami de Mme Guyon. Écoutez ceci : « Je ne sais quoi de divin coule sans cesse au travers de leur cœur, comme un torrent de la divinité même qui s’unit à eux ; ils voient, ils goûtent ; ils sont heureux, et sentent qu’ils le seront toujours. Ils chantent tous ensemble les louanges des dieux (mettez : de Dieu), et ils ne font, tous ensemble, qu’une seule voix, une seule pensée, un seul cœur : une même félicité fait comme un flux et reflux dans ces âmes unies… »
Ne reconnaissez-vous pas dans ce passage Mme Guyon, ses Torrents, et le reste ? Et cela ne vous rappelle-t-il pas le sarcasme de Saint-Simon sur Fénelon et son amie : « Il la vit ; leur esprit se plut l’un à l’autre, leur sublime s’amalgama ? »
Tout cela n’empêche pas ces pages d’être fort belles et de justifier le goût que prit aussi pour Fénelon Mme de Maintenon, esprit plus tempéré, plus mûr, plus sain, que Mme Guyon. C’est encore Saint-Simon qui nous donne ce détail : « Il eut auprès de Mme de Maintenon, presque autant de succès… Sa spiritualité l’enchanta ; la cour s’aperçut bientôt des pas de géant de l’heureux abbé et s’empressa autour de lui. »
C’est justement cette spiritualité, se combinant avec la matérialité païenne, qui produit ce mélange curieux à débrouiller. Si ces justes ne se nourrissent que de lumière, on se demande alors à quoi servent les fruits qui pendent aux arbres. Chez le poète païen, les fruits se comprennent : puisque les dieux eux-mêmes, dans l’Olympe, mangent et boivent, ne fût-ce que de l’ambroisie et du nectar, il n’est pas étonnant que les héros, même dans les Champs-Élysées, mangent et boivent également, eux surtout qui avaient, pendant leur vie terrestre un si bel appétit ! Mais, chez l’auteur chrétien dans ce paradis, où les justes ne mangent et ne boivent que de la lumière, à quoi servent les fruits ? C’est donc seulement à orner cet autre monde, — à peu près comme Bossuet prétend que Dieu n’a fait le soleil et tous les astres que pour être l’ornement et la décoration de ce monde-ci, de la Terre et tout bonnement pour récréer les yeux de l’homme ? Aimable attention !
Il se peut que l’auteur du Télémaque n’ait pas même pris garde à ces disparates, et dans ce cas ne serait-il pas d’autant plus piquant de retrouver, à son insu, dans ce morceau, sa profession et son état, même ses parentés d’esprit, ses liaisons et ses accointances ?
Dans les Mémoires du comte de Grammont, quand même on les lirait sans en savoir le titre, tant d’élégance et d’esprit d’une part, de l’autre un sens moral si faible ou si absent, ne vous feraient-ils pas reconnaître de prime abord un homme de cour ?
En histoire naturelle, le courtisan est le mâle de la courtisane.
On l’a défini en deux mots : sans cœur et sans honneur.
Je prends un autre livre, je tombe sur ce passage : « Ce même jour, 3 mai, sur les dix heures du soir, j’eus le malheur de perdre mon père… J’en appris la triste nouvelle en revenant du coucher du roi, qui se purgeait le lendemain. La nuit fut donnée aux justes sentiments de la nature. Le lendemain, j’allai de bon matin trouver Bontemps, puis le duc de Beauvilliers, qui était en année et dont le père avait été ami du mien. M. de Beauvilliers me témoignait mille bontés chez les princes, dont il était gouverneur, et me promit de demander au roi les gouvernements de mon père en ouvrant son rideau. Il les obtint sur-le-champ. Bontemps, fort attaché à mon père, accourut me le dire à la tribune, où j’◀attendais▶ ; puis, vint M. de Beauvilliers lui-même, qui me dit de me trouver à trois heures dans la galerie, où il me ferait appeler et entrer par les cabinets, à l’issue du dîner du roi… »
Eh bien ! quand nous ne saurions pas qui était Bontemps, c’est-à-dire le premier valet de chambre de Louis XIV, ni de quels princes M. de Beauvilliers était gouverneur, ni que cette tribune dont on parle était celle de la chapelle de Versailles, et cette galerie, celle des Glaces ; quand nous ne saurions pas tout cela, est-ce que ce petit passage ne suffirait pas à nous révéler un autre courtisan, très ambitieux, très sec, très peu chargé de sensibilité filiale ? Cette mort de son père, dite si lestement, pêle-mêle avec la purgation du roi pour le lendemain, circonstance du reste fort intéressante et fort importante pour ce courtisan, puisque le roi, se purgeant, gardera la chambre toute la matinée, ce qui permettra aux solliciteurs de saisir ces mollia fandi tempora, si plaisamment parodiés de Virgile par Voltaire ; puis, cette petite phrase expéditive : « La nuit fut donnée aux justes sentiments de la nature » ; — voilà qui est fait, n’en parlons plus, et ne pensons qu’à obtenir bien vite la survivance des gouvernements du défunt ; — et tout le petit manège à suivre pour parvenir à ce grand résultat ; ce valet de chambre qu’on va solliciter d’abord (car, dans les monarchies, si les grands personnages sont souvent des valets, les valets quelquefois sont de grands personnages, et ces diverses valetailles, tantôt se tiennent en échec, tantôt se font la courte échelle) ; toutes ces circonstances ne dénoncent-elles pas un courtisan par excellence, celui qui ne voyait dans toute la France que la noblesse, dans la noblesse que la pairie, et dans la pairie que les ducs ; enfin, M. le duc de Saint-Simon ?
Eh oui ! vous l’avez reconnu — et comment donc ne pas le reconnaître ? — ce courtisan, malade d’ambition rentrée et de bile amassée, tiraillé par sa soif de distinctions et par ses rancunes d’amour-propre, flottant sans cesse entre la passion de paraître et la tentation de disparaître, tour à tour raide et souple, grondeur et solliciteur, boudant et flairant.
Ainsi dans ce très court passage se manifeste d’un seul coup l’état avec le caractère.
Et le tempérament ? Il perce à chaque page de ces volumineux Mémoires, trésors de médisances accumulées, et quelquefois de calomnies posthumes. La bile colore avec excès le style prodigieux de ce rageur secret, — tout comme elle inondait le dessous de la peau de son visage étrange. Vous savez ce que disait le Régent, pour peindre ces yeux noirs ardents et ce teint jaune : — « Deux charbons — sur une omelette. »
Nous aurions pu rappeler avant tout que Saint-Simon était Picard : et, par conséquent, colérique. « La monarchie de Louis XIV fut dite et jugée par le Picard Saint-Simon. »
Qui dit cela ? C’est Michelet, autre fils de « la colérique Picardie », comme lui-même l’appelle ; mais né, affiné à Paris ; et d’ailleurs, de tempérament nerveux-sanguin, et non pas nerveux-bilieux, ce qui produit des différences énormes.
Au reste, tous deux ardents, fiévreux, et tous deux grands stylistes, et tous deux grands peintres d’histoire.
Parfois, nous l’avons vu, on n’a fait que passer par une profession, il en reste cependant des marques.
Ainsi, il nous a semblé que les nombreux plaidoyers qu’on trouve dans presque toutes les tragédies de Corneille, s’expliquaient également, soit par son origine, race normande, soit par sa première profession, avocat.
Voici d’autres exemples :
Jean-Jacques avait commencé par être musicien, et était arrivé à la réputation par un opéra. « La nature et la musique avaient de tout temps enchanté son âme ; il y a en lui (comme le remarque très bien M. Eugène Noel) plutôt du Méhul que du Démosthènes. Aussi, dans ses écrits, aux moments mêmes où la passion l’emporte, il reste préoccupé de l’harmonie de la phrase, qu’il tourne, retourne de cent façons. Ses lettres au libraire Marc-Michel, récemment publiées, offrent cent preuves de cette préoccupation musicale : il croit raisonner, il chante… Il avait choisi pour cachet une lyre.16 »
Si M. Louis Blanc a pu dire de la phrase de Rousseau « qu’elle marie au relief de Montaigne la vigueur de Calvin », c’est de la phrase seule qu’il parle ; s’il s’agissait de la pensée, il y aurait beaucoup à redire, nous l’avons fait voir à propos du tempérament.
Il faudrait encore tenir compte d’un autre élément, qui a précédé et peut-être préparé celui que nous venons de signaler. Jean-Jacques Rousseau était Suisse ; c’est pour cela peut-être qu’il était musicien. C’est pour cela, en tout cas, qu’il avait un si vif sentiment de la nature. C’est pour cela aussi qu’il était républicain. Sa vie errante, aventureuse, ne fit que développer ses instincts démocratiques. Tour à tour graveur pour l’horlogerie, laquais, scribe, diplomate, musicien et publiciste, Jean-Jacques commence comme Gil-Blas et finit comme Ruy-Blas. Ce laquais, enfin, gouverne le monde.
Mais il lui est donné de soulever les âmes plutôt que de les diriger. « Il prête à la philosophie, comme le dit encore spirituellement M. Eugène Noel, les futurs accents de la Marseillaise et l’univers entier la chante. »
Voulez-vous un autre exemple des traces que peut laisser dans le talent d’un écrivain l’influence de la profession première ?
D’après le Dictionnaire universel des Contemporains, M. Sainte-Beuve, l’éminent critique, né à Boulogne-sur-Mer, et qui a dans les veines un peu de sang anglais par son origine maternelle, étudia d’abord la médecine, et spécialement l’anatomie. Il fut externe à l’hôpital Saint-Louis. Ce fut ensuite seulement qu’il s’adonna aux lettres : d’abord à la poésie, et enfin à la critique.
C’est dans ce domaine qu’il règne et triomphe. De quelque parti que l’on soit, comment contester la supériorité, la sagacité de son sens critique ? Personne ne dit plus vite, ni mieux, sur tout sujet, ce qui importe. Fin, souple et franc comme l’osier, antipathique a la pédanterie ; précis, sensé, pratique ; tour à tour poète et homme d’affaires ; dépouillé des vieilles rengaines de la rhétorique ancienne ou moderne, du moins dans sa seconde manière, il n’y a point d’esprit plus prompt ni plus exquis. Ce qu’il ne dit pas, il le laisse à dire aux délayeurs, aux arrangeurs, aux faiseurs de phrases et de variations plates ou sonores, classiques ou romantiques, monarchiques ou démocratiques, catholiques ou éclectiques. Pour lui, il est sceptique, et c’est, si vous voulez, son défaut, qui tient à son talent même ; on n’est pas impunément critique à ce point. C’est un fils de la Rochefoucauld, et peut-être de Mme de la Fayette.
C’est donc bien vraiment un critique, et le critique par excellence, le critique naturaliste et moraliste en même temps ; mais, pour appliquer à lui-même ses procédés et sa méthode, est-ce que dans sa critique même vous n’apercevez pas les autres éléments que mentionne la notice du Dictionnaire de Vapereau ?
Comment donc ! les voici, parbleu, bien tous ! Un peu de sang anglais, — pratique et positif, — comme chez l’Anglo-Gascon Montaigne ; — au reste, Français, — nerveux, vif, féminin, — et de la lignée littéraire que je viens de dire, en passant par Mme du Deffand et Mlle de Launay ; — par là-dessus poète, par conséquent sensuel, coloriste et fin ; léger de touche, et ferme en même temps ; capable de tout sentir, comme de tout comprendre ; de tout peindre, comme de tout analyser ; mais, au fond, profession première : anatomiste ! C’est là un point très important.
Anatomiste ! voilà une des explications de ce talent impitoyable, qui dissèque tout, analyse tout, perce tout à jour, n’est dupe de rien17.
Balzac, dans la Physiologie du Mariage, a émis ces deux aphorismes :
« 1° Le mariage est une science.
2° Un homme ne peut se marier sans avoir étudié l’anatomie et disséqué une femme au moins. »
Eh bien ! la critique aussi est une science, et peut-être faut-il, pour être bon critique, avoir disséqué au moins un homme.
M. Taine a fait aussi d’abord de l’anatomie. On s’en aperçoit parfaitement. M. Louis Ratisbonne l’accuse d’être anatomiste à outrance, de produire avec son scalpel « des écorchés superbes. »
Il est vrai que M. Ratisbonne ajoute, et nous sommes bien aussi de cet avis : « Ce mélange de précision et de hardiesse, de force et d’imagination, forme un tout d’une séduction certaine. »
Une différence entre M. Sainte-Beuve et M. Taine, c’est que celui-ci, au lieu d’être à la fois naturaliste et moraliste, est seulement naturaliste, ou plutôt naturiste exclusivement. — Ajoutez-y la double influence de Stendhal et de Hegel.
Balzac, destiné d’abord par son père au notariat, avait commencé par faire son droit et par passer les trois années de son cours chez l’avoué et chez le notaire, afin d’y apprendre les détails de la procédure, la forme et la teneur des actes. Il entra dans l’étude de M. Guyot de Merville, au moment où M. Scribe venait d’en sortir. Après dix-huit mois de séjour chez cet avoué, Balzac fut reçu chez M. Passez, notaire, où il resta le même temps.
Eh bien ! est-ce que ces trois années passées ainsi ne nous expliquent pas certaines pages de la Comédie humaine, ces intérieurs d’étude si bien décrits, cette connaissance des lois ? J’ai ouï dire que le livre de César Birotteau, par exemple, était excellent à consulter en matière de faillites. — D’autre part, si l’on me permet de le remarquer, est-ce que certaines descriptions qui, si étonnantes qu’elles soient, ont le tort de ne pas savoir s’arrêter et de ne pas omettre un seul détail, ne ressemblent pas un peu à des inventaires ?
Ainsi la première profession, même passagère, peut laisser quelquefois des traces dans le talent même le plus mûr.
En outre, quand Balzac creusait un sujet, il ne négligeait rien pour compléter ses souvenirs par tous les renseignements possibles, et pour ajouter à ses notions personnelles, toutes celles des hommes spéciaux. Ce grand observateur aimait à travailler sur le vif. Un de mes anciens camarades de collège, qui exerce la profession d’avoué, me transmet les détails suivants :
« J’étais clerc chez Gavault, ami de Balzac, qui lui a dédié un de ses ouvrages. Balzac venait souvent à l’étude. A ce moment, il luttait contre ses créanciers, et, pour mettre à l’abri ses droits d’auteur, j’ai été, en apparence, son cessionnaire des sommes qui lui étaient dues par ses éditeurs. Balzac aimait à causer procédure. Tantôt assis sur un bureau, tantôt couché dans un fauteuil, ou se roulant sur un pupitre, il se faisait expliquer cette petite guerre si variée des actes à échanger entre débiteur et créancier. Il composait, en ce temps-là, David Séchard. Le code en main, nous suivions avec lui toutes les formalités par lesquelles un débiteur peut être traqué, les moyens dilatoires à opposer, puis le coût de chaque acte, les frais de toute sorte, et comment, en peu de temps, grâce à cet art ingénieux de la procédure, le fisc et l’huissier étaient les seuls à s’engraisser, au grand détriment du débiteur, sans profit pour le créancier. Rien n’était plus curieux que de voir Balzac, tantôt riant à gorge déployée, tantôt triste, et cherchant toujours et questionnant sans cesse, voulant avoir la forme des actes, le détail du coût, se faisant expliquer la valeur de chaque mot de cette langue qui paraît bizarre à celui qui n’y est pas accoutumé, langue qui a pourtant sa raison d’être, et que Balzac, avec sa grande sagacité, saisissait merveilleusement. »
Walter Scott, lui aussi, avait passé par l’étude d’un attorney ou procureur, et M. Taine en fait bien la remarque : « Par-dessous l’amateur du Moyen Age, dit-il, on découvre d’abord l’Écossais avisé, observateur attentif, dont la sagacité s’est aiguisée par le maniement de la procédure, — bon homme d’ailleurs, accommodant et gai, comme il convient au caractère national, si différent du caractère anglais. »
J’ajoute cependant : Mais grand consommateur de longues moralités, comme tous ceux qui se nourrissent quotidiennement de Bible, de thé et de tartines. — Et par là, pas trop gai pour nous autres Français.
Au reste, n’est-il pas remarquable que les deux plus grands romanciers modernes, en Écosse et en France, aient passé l’un et l’autre par cette dure et forte gymnastique de la procédure, qui doit singulièrement assouplir les esprits qu’elle ne brise pas ?
M. Théophile Gautier, qui fut d’abord peintre, ne l’est-il pas toujours, avec la plume, et mieux même qu’avec le pinceau ?
Souvent, dans l’œuvre de l’écrivain, de l’artiste ou du philosophe, on découvre la profession, non de lui-même, mais de son père ou de sa mère, — quelquefois de l’un et de l’autre en même temps.
Socrate était fils d’une sage-femme et se nommait lui-même « accoucheur des esprits », ou sage-homme, comme traduit Montaigne, improvisant un masculin à sage-femme. Tous les dialogues de Platon justifieraient ce titre par mille exemples ; j’en citerai deux très courts, au hasard, pris du premier Alcibiade.
Alcibiade.
Eh bien ! quand je n’aurais point de maître, crois-tu que je ne puisse savoir d’ailleurs ce que c’est que le juste et l’injuste ?
Socrate.
Tu le sais si tu l’as trouvé.
Alcibiade.
Et crois-tu que je ne l’aie pas trouvé ?
Socrate.
Tu l’as trouvé si tu l’as cherché.
Alcibiade.
Penses-tu donc que je ne l’aie pas cherché ?
Socrate.
Tu l’as cherché si tu as cru l’ignorer.
Alcibiade.
T’imagines-tu donc qu’il n’y ait pas eu un temps où je l’ignorais ?
Socrate.
Très-bien dit. Mais peux-tu me marquer précisément ce temps où tu as cru ne pas savoir ce que c’est que le juste et l’injuste ? Voyons, était-ce l’année passée que tu le cherchais, croyant l’ignorer ? ou croyais-tu le savoir ? Réponds exactement, afin que notre conversation ne soit pas vaine…
Et un peu plus loin dans le même dialogue :
Socrate.
Réponds seulement à mes questions.
Alcibiade.
Ah ! point de questions, je t’en prie ; parle seul. ;
Socrate.
Quoi ! est-ce que tu ne veux pas être persuadé ?
Alcibiade.
Je ne demande pas mieux.
Socrate.
Eh bien ! quand ce sera toi-même qui affirmeras tout ce qui sera avancé, ne seras-tu pas persuadé autant qu’on peut l’être ?
Alcibiade.
Il me semble.
Socrate.
Réponds-moi donc alors, et, si tu n’apprends pas de toi-même que le juste est toujours utile, ne le crois jamais sur la foi d’un autre…
Voyez-vous l’accoucheur à l’œuvre ! et comme il fait sortir le fruit ! fructum ventris tui !
D’autre part, fils du statuaire Sophronisque, ah ! comme il sait sculpter les beaux discours, et la fine dialectique, et les hautes idées morales ! Il avait commencé par exercer la profession de son père. Pausanias dit qu’on voyait, à l’entrée de l’acropole d’Athènes, une des œuvres du ciseau de Socrate, les Grâces. Ensuite il renonça à la sculpture pour se livrer à la philosophie ; mais les Grâces, ce premier idéal de sa pensée adolescente, ne cessèrent jamais, jusque dans sa vieillesse, d’inspirer tous ses discours.
Deux autres exemples plus proches achèveront d’éclairer ce point :
P.-J. Proudhon, d’après le Dictionnaire des Contemporains, est l’aîné des cinq enfants d’un tonnelier. Eh bien ! est-ce qu’il ne semble pas tenir de son père le vigoureux coup de marteau ? C’est le plus terrible cogneur qui soit ; il tape comme un sourd !
Mais, certes, il ne l’est pas ! Et il aime le bruit, surtout celui qu’il fait. « C’est, dit Vapereau, le plus rude adversaire de tous les systèmes qui ne sont pas le sien, et du sien peut-être ! »
On dit que M. Gustave Flaubert, l’auteur de Mme Bovary et de Salammbô, est le fils d’un célèbre chirurgien de Rouen, et je ne m’en étonne point : je l’aurais plutôt deviné, à voir comme il manie lui-même le bistouri, et comme il le promène avec tranquillité dans la gangrène et dans la purulence. C’est vraiment en opérateur artiste qu’il fait couler le sang et la sanie, — avec impassibilité, sinon avec amour.
Ainsi les influences innées de la parenté et de la famille se retrouvent souvent dans les œuvres de l’écrivain ou de l’artiste, et sont inséparables de son tempérament.
Mais ceci se rattache à toute une série de faits, qu’il est nécessaire d’indiquer au moins sommairement : l’hérédité physique et morale.
L’hérédité physique et morale
Dès avant notre naissance, on pourrait même dire dès avant celle de notre père et de notre mère (et jusqu’où ne faudrait-il pas remonter ?), les destinées de chacun de nous subissent des influences multiples qui les font incliner dans tel ou tel sens, Ce que nous appelons notre libre-arbitre pourra sans doute modifier les détails ou les formes de ces instincts innés, — car il faut supposer, dans tous les cas, une grande mobilité de combinaisons possibles, — mais le fond, dans la généralité de ses tendances, ne variera guère. Et c’est de ce fond que résulteront, soit en bien, soit en mal, les vocations et les entraînements presque irrésistibles vers tels ou tels objets, vers telles ou telles catégories de professions ou d’existences. Voilà ce que la réflexion montre aux esprits non prévenus.
Tel était sans doute le vrai sens de cette célèbre doctrine de la grâce et de la prédestination, et il y a apparence que l’apôtre Paul ne voulait pas dire autre chose par ces paroles, qui d’abord étonnent l’esprit : « Avant qu’ils fussent nés, et avant qu’ils eussent fait aucun bien ni aucun mal, afin que le décret de Dieu demeurât ferme selon son élection, non à cause de leurs œuvres, mais à cause de l’appel et du choix de Dieu, il lui fut dit : — L’aîné sera assujetti au plus jeune, selon qu’il est écrit : « J’ai aimé Jacob, et j’ai haï Ésaü. »
Si à ce prétendu « décret de Dieu », qui semble injuste, vous substituez purement et simplement la nature des choses, qui ne saurait procéder autrement, tout s’explique, il n’y a rien à dire : c’est un fait, nous n’y pouvons rien changer.
En effet, outre les influences générales du climat, du sol, de la race, il est évident que les influences particulières du sang et de la parenté sont considérables, infinies. Il y a là tout un monde de quasi-fatalités entre-croisées, enchevêtrées, prochaines et lointaines, qui, en dépit des ultra-spiritualistes, tiennent terriblement en échec ce fameux libre-arbitre.
Ne parlons que de la parenté immédiate. Presque toujours notre tempérament, et par suite notre caractère et la nature de notre esprit, résultent du tempérament et du caractère de nos père et mère, de leur santé, de leur humeur, de leur âge, de leurs habitudes et des circonstances qui ont précédé ou accompagné la génération, la conception et la gestation.
M. de Candolle, dans ses Mémoires et Souvenirs (1862), dit, à l’occasion de la perte de sa mère, dont il avait les sentiments et l’esprit jusque dans les moindres détails :
« J’ai ouï dire à M. Dupont, de Nemours, que tous les hommes distingués qu’il avait connus avaient eu des mères de mérite et d’esprit18. Je n’ose guère me mettre dans ce rang ; mais je puis bien dire que les aimables encouragements de ma mère ont eu une grande part aux développements de mon enfance et de mon adolescence. »
Avant notre naissance même, dis-je, pendant la période de la vie utérine, l’embryon, qui sera nous, se forme et s’organise sous l’influence de mille causes, qui déposent en lui le germe obscur des maux ou des biens à venir. De là, selon les circonstances futures, pourront éclore les talents ou les maladies. Car le plus ou le moins décide des choses, et bien souvent ce qui paraît une différence de nature n’est qu’une différence de degré. Tout importe ; mais ce qui importe principalement, c’est la mesure ou la nuance. En médecine, la même substance, prise à telle dose ou à telle autre, donne la mort ou la santé : il en est de même des éléments, ou des influences quelconques, qui entrent dans la constitution de notre « tout naturel », ou qui y président
L’âme est plus ou moins gênée, ou aidée, par la conformation et la qualité des organes auxquels elle est unie.
Un point que les intéressants travaux des meilleurs physiologistes, entre autres des docteurs Lucas, Morel, Lélut, Renaudin, Trélat, Moreau (de Tours), Bouchut, etc., ont tellement mis en lumière, qu’il n’est plus permis aux gens sérieux et de bonne foi de le contester, c’est, à savoir : la transmission par voie séminale, non seulement des goûts ou des passions d’une nature particulière, — telles que l’ivrognerie, la passion du vol, celle du jeu, celle des femmes, celle-ci surtout, — mais encore de l’intelligence proprement dite, en tous ses modes de manifestation et en toutes ses nuances diverses.
L’hérédité de telle ou telle faculté intellectuelle dans telle ou telle famille est prouvée jusqu’à l’évidence par des exemples innombrables.
Parfois l’hérédité saute une génération et va de l’un ou de l’autre aïeul au petit-fils.
Mais enfin, soit au premier degré, soit au second, il est impossible de ne pas reconnaître un véritable type héréditaire dans la manière dont certaines personnes comprennent, jugent, raisonnent, imaginent. La loi de l’hérédité intellectuelle est partout manifeste, par ses phénomènes tantôt brillants, tantôt maladifs.
C’est ce que le docteur Lucas a parfaitement démontré dans un remarquable ouvrage, où il s’exprime ainsi : « Des limbes obscurs de l’idiotie, l’hérédité remonte avec les facultés, de degré en degré, jusqu’aux plus lumineuses régions de la pensée… Combien ne voyons-nous pas de familles qui renferment, ou successivement, ou simultanément, plusieurs hommes supérieurs dans la politique, dans la littérature, dans les sciences, dans les arts !… Cette mystérieuse action de l’hérédité sur l’intelligence se manifeste même chez un grand nombre d’enfants dès leurs plus jeunes ans… L’étude n’est pour eux qu’une sorte de vision ou de réminiscence… De la forme la plus générale de l’intelligence l’hérédité s’étend à toutes les formes spéciales de facultés qui peuvent émaner d’elle, et se montre aussi clairement dans les aptitudes particulières que l’hérédité de la force élémentaire des sens dans les moindres détails, dans les moindres accidents de leurs perceptions. »
Les psychologues purs, qui ne daignent s’occuper de physiologie, se plaisent à exagérer la puissance du libre-arbitre. Et, sans doute, cette disposition, indice des aspirations élevées de l’homme, témoigne de sa dignité. Qui veut être libre, mérite de l’être, et déjà le devient, autant qu’il est en lui. Vouloir fortement, c’est déjà pouvoir. Voilà du moins ce qu’on se plaît à croire, et, après tout, si ce n’est qu’un semblant, cette illusion a de la noblesse, et, pour cela, est une de celles que l’homme n’aimerait pas à perdre, parce qu’elles le consolent de vivre et paraissent donner à la vie une signification qui autrement ferait défaut à cette bizarre et triste énigme du hasard et de la fatalité.
Cependant le bon sens nous dit qu’il ne suffit point de se sentir libre pour l’être en effet ; ni de l’être un peu, à de rares instants, et d’une liberté infiniment relative et croisée, pour pouvoir affirmer à juste titre qu’on l’est toujours, et avec plénitude, et d’une liberté absolue.
Souvent c’est l’âme qui suit le corps, ce corps mêlé, compliqué et tissé de tant d’hérédités lointaines, et les psychologues s’imaginent que c’est au contraire le corps qui suit l’âme, — à peu près comme les spectateurs naïfs de l’Hippodrome s’imaginent, en voyant les exercices de haute école, que c’est le cheval dansant qui suit la musique, tandis que c’est la musique qui suit le cheval. De là la joie des spectateurs, et la fierté des psychologues !
Ils proclament qu’ils se sentent libres, absolument libres : ne les troublons pas !… Ils se croient forts contre la passion, tant que l’occasion ne se présente pas de la satisfaire. Mais, que l’occasion les surprenne, ils cèdent aussitôt sans résistance, ou ne résistent un moment que pour succomber de propos délibéré.
Quant à nous qui sommes sans parti pris et qui n’appartenons à aucune école ni à aucune secte, reconnaissons le fait incontestable : c’est que les influences du sang et de la parenté, à je ne sais combien de degrés, décident en général de nos facultés et de nos talents, ou de nos impuissances et de nos lacunes, comme de nos vertus ou de nos vices.
L’esprit des Mortemart était célèbre, au point d’être devenu proverbial. C’était dans le sang, disait-on. Expression naïve et très juste, trouvaille de la langue populaire.
Je lis dans un livre de médecine que les Duvergier de Hauranne « sont ordinairement bilieux et rageurs, mais convaincus et rigides. » — La seconde partie de la définition pourra leur faire passer condamnation sur la première. — Ce tempérament et ce caractère remonteraient assez haut dans le passé, puisque le cardinal de Richelieu disait de M. Duvergier de Hauranne, de Port-Royal (le fameux abbé de Saint-Cyran) : « Le cerveau lui fume constamment. » Il est vrai que le cardinal de Richelieu était un despote, et que le despotisme a de quoi faire fumer les cerveaux même les plus tranquilles.
Si la poésie d’André Chénier est fille de la muse hellénique, lui-même de qui était-il né ? D’une Grecque, célèbre par sa beauté et son esprit. Elle se nommait Santi L’homaka et était propre sœur de la grand’mère de M. Thiers. Le dernier éditeur des œuvres d’André Chénier, M. Becq de Fouquières, dit avec un sentiment fort juste : « André Chénier a, dans l’âme de sa mère, respiré la Grèce tout entière. Il parle la même langue que Racine, mais trempée d’une grâce byzantine, attique même, naturelle et innée, et dans laquelle se fondent heureusement l’ingéniosité grecque et la franchise gauloise. »
La santé
L’état de santé de l’auteur, état qui est presque toujours héréditaire, se marque ordinairement dans son ouvrage.
Ce point a été touché en passant, lorsqu’à propos de la complexion nous avons parlé de Pascal, de Bossuet, de la Rochefoucauld, de Jean-Jacques Rousseau et de Voltaire. Il s’agit donc simplement d’ajouter quelques indications nouvelles.
Voulez-vous voir bien clairement les influences diverses de l’état sain et de l’état maladif dans les ouvrages de l’esprit ?
Pascal, en bonne santé, autant du moins que le permettait sa complexion extraordinairement nerveuse, écrit les Provinciales, étincelantes d’esprit et de raison, modèles d’ironie et d’éloquence ; Pascal, malade et infirme, écrit les Pensées, où il préconise comme un moyen de progrès moral, quoi ? l’asservissement de l’esprit et l’abêtissement. On connaît aujourd’hui ce curieux passage, que la prudence de Port-Royal avait supprimé : « Vous voulez aller à la foi et vous n’en savez pas le chemin ; vous voulez vous guérir de l’infidélité et vous en demandez les remèdes ? Apprenez de ceux qui ont été liés comme vous et qui parient maintenant tout leur bien : ce sont gens qui savent ce chemin que vous voudriez suivre, et guéris d’un mal dont vous voulez guérir. Suivez la manière par où ils ont commencé ; c’est en faisant tout comme s’ils croyaient, en prenant de l’eau bénite, en faisant dire des messes, etc. Naturellement même cela vous fera croire et vous abêtira. — Mais c’est ce que je crains ! — Et pourquoi ? qu’avez-vous à perdre19 ? »
Gustave Planche a donc très bien dit : « Pascal, après avoir défendu la raison contre le probabilisme et la dévotion aisée, s’est retourné contre la raison ; de telle sorte que son testament, c’est-à-dire le recueil de ses Pensées, est une protestation contre les Provinciales, qui ont établi la gloire de son nom. »
Et quelle est l’explication d’un si étrange phénomène ? Le changement de sa santé. Depuis que Pascal, jeune et mondain, avait failli être précipité avec son carrosse dans la Seine, au pont de Neuilly, il croyait toujours voir un abîme à sa droite : le danger qu’il avait couru, de mourir sans être en état de grâce, avait ébranlé son cerveau et toute son organisation, qui, même avant cet accident, était déjà et avait toujours été extraordinaire et anomale.
« Pascal, dit le docteur Lélut, avait montré dès le berceau une de ces organisations supra-nerveuses, presque toujours en dehors de l’état de santé, et excessives jusque dans leurs maladies. Quelques années plus tard, éclatèrent en lui, comme d’elles-mêmes, cette puissance de conception et de travail, cette grandeur et cette singularité d’esprit qui semblent avoir besoin de pareils organes. »
La mort tout à coup vue de près — démonta cette machine si frêle.
Nous avons eu lieu d’observer que la Rochefoucauld était valétudinaire, — et il faut ajouter que c’est le cas de la plupart des moralistes ; c’est cela même qui les dispose à moraliser : Horace souffrait de l’estomac ; Sénèque, de même ; Lucien avait la goutte, Montaigne la gravelle, Bossuet la pierre, — et la Rochefoucauld était perclus de rhumatismes, ressouvenirs de ses diverses aventures : fructus militiae !
Dans un livre très intéressant dont nous aurons à parler tout à l’heure, le docteur J. Moreau, de Tours, l’atteste avec l’autorité de la science, « les hypocondriaques sont loin d’être rares parmi les hommes d’un génie véritable. Leur esprit s’adresse de préférence aux sujets qui peuvent leur fournir l’occasion d’exhaler leurs peines, d’exprimer leur mauvaise humeur. Ils ont, une remarquable tendance à tout exagérer, comme ils font pour ce qui concerne leur santé. Indulgents pour eux-mêmes, ils se complaisent à disséquer les défauts d’autrui. Le plus mauvais côté de la nature humaine captive seul leur attention, est l’objet de prédilection de leurs études. »
C’est précisément le contraire d’une autre disposition maladive que produit la paralysie générale dans son premier période. Le malade se trouve « dans un état de béatitude, de bonheur idéal, qui s’épanche sur tout, ennoblit tout, donne du charme aux choses les plus insignifiantes, du prix à ce qui n’a aucune valeur, adoucit ou même fait taire, jusqu’à un certain point, des souffrances trop réelles. Un sentiment de puissance physique et intellectuelle élève son audace au niveau de son ambition, lui fait concevoir les projets les plus gigantesques ; projets, du reste, aussi facilement abandonnés que conçus ; transforme ses désirs, les rêves de son imagination, en convictions délirantes… Pauvre, souffreteux, inconnu, il vit dans une perpétuelle attente de richesses, de santé, de réputation, d’honneurs. En vain, chaque jour, la triste réalité vient donner un démenti à son imagination exaltée ; ses rêves de bonheur continuent toujours ; à une illusion détruite succède une autre illusion… C’est, en quelque sorte, de l’hypocondrie au rebours20. »
Le docteur Raspail dit avec raison : « Jean-Jacques, bien portant, eût été l’écho chéri de son siècle ; Jean-Jacques, malade, en a été l’éloquent réformateur. »
Les Grecs avaient un mot très riche, et très amusant à analyser, qui signifiait littéralement : Une personne ayant de bons intestins, et, par suite, d’humeur facile, bienveillante, de bonne compagnie. Tout cela se disait d’un seul mot : Eucolos. Proprement : Qui a de bons boyaux.
Bons boyaux ! N’est-ce pas affreux, Madame ? Partir de ce sens, bons boyaux, et arriver, sans sortir du même mot, à cette signification : aménité !
Si repoussant que cela puisse paraître, cela n’étonne point les physiologistes. Une bonne digestion nous rend bienveillants. Réciproquement la bienveillance facilite la digestion. J’ai toujours senti qu’admirer — et nos contemporains aussi bien que les autres ! car certaines gens n’admirent que les morts, — était une chose bonne et hygiénique. Tant pis pour les natures aigres et cacochymes, si elles n’ont dans les veines que du verjus ! Plaignons-les : elles ne savent admirer ni aimer. Nous devons regarder du bon côté chaque personne et chaque chose. Souvenons-nous de cet artiste grec qui, ayant à peindre un roi borgne, s’avisa de le faire de profil. — Un de mes amis a perdu un œil en faisant une belle action : c’est du côté où il n’y voit pas que je le contemple.
Alexandre Dumas dit à qui veut l’entendre qu’il doit à son bon estomac d’avoir toujours l’esprit dispos et en belle humeur.
Et cette expression elle-même, en belle humeur, qui s’applique à l’esprit et au caractère, à la disposition morale, n’est-elle pas une métaphore empruntée à l’état physiologique ? n’est-elle pas l’équivalent, un peu adouci, de ce curieux eucolos ?
Spiritualisez tant qu’il vous plaira : de bonne foi, peut-on soutenir qu’un homme à jeun et un homme qui a bien dîné soient le même homme ? La grammaire elle-même proteste, en nous forçant d’écrire au pluriel : soient, et non pas : soit.
Horace, dans son Art poétique, a soin de distinguer le spectateur à jeun du public potus et exlex. Horace savait bien par lui-même à quoi s’en tenir là-dessus. Sa poésie était bien différente, selon qu’il avait plus ou moins fêté Bacchus. Boileau même en fait la remarque :
Horace a bu son soûl quand il voit les Ménades,
et du reste Boileau, dans ce vers, ne fait que traduire Juvénal :
[…]Satur est quum dicit Horatius : Evoe !
Un peu plus ou un peu moins de santé, un peu plus ou un peu moins de chaleur dans le sang, change singulièrement les choses. « La disposition des organes fait tout, dit Voltaire ; la manière dont on digère décide presque toujours de notre manière de penser… On a une fluxion sur l’âme comme sur les dents. »
Il est vrai que ce n’est pas là son dernier mot, et voici, dans un autre passage, la jolie réplique faite par lui-même : « C’est une plaisante chose que la pensée dépende absolument de l’estomac, et que, malgré cela, les meilleurs estomacs ne soient pas les meilleurs penseurs ! »
Toujours est-il que l’altération des facultés intellectuelles et morales correspond fréquemment avec les maladies des viscères abdominaux.
Dans les maladies de poitrine, les dispositions morales ne sont point du tout les mêmes que dans les maladies de la rate et du foie.
Cabanis et Bichat ont fait remarquer que certaines maladies des centres nerveux semblent favoriser l’éclosion des plus sublimes qualités de l’esprit et du cœur.
Consultons nos propres souvenirs. Qui de nous, hélas ! n’a été à même de reconnaître combien la phthisie pulmonaire offre de phénomènes intéressants et douloureux à contempler ; quelle source d’inspirations tendres, éloquentes, pathétiques ou brillantes, semble résider en ce fatal principe morbide, si décevant dans ses rapports avec la vie — qu’il exalte en la consumant, — décevant surtout pour le malade, qui ne sait jamais où il en est de son mal, en dépit de ses pressentiments et de ses mélancolies. C’est qu’aucune autre décomposition organique n’est aussi lente, aussi latente, aussi douce dans ses attaques et dans son progrès inexorable, aussi entremêlée d’intervalles de santé pouvant faire illusion ; c’est qu’aucune autre ne laisse aussi entières l’âme et la pensée jusque dans les périodes les plus extrêmes. Quelque chose de mystérieux, et comme de sacré (bien des traditions expliqueraient ce mot), semble attaché au triste privilège de cette condition héréditaire, qui souvent laisse un libre cours à une jeunesse précoce et brillante, parfois même aux meilleures années de l’âge mûr. Car on ne saurait dire comment et pourquoi la marche du mal est si inégale, interrompue, — ajournée, ce semble, indéfiniment, — puis reprise de soudains et violents progrès. Et, comme cependant la fatalité n’est jamais complètement responsable de nos misères, il arrive, en effet, que la terminaison fatale, plus ou moins différée, s’impute aux ardeurs même et aux excès du travail, de la pensée, de la volonté et des passions, que la cause morbide a provoqués : cela devient le sujet perpétuel de la plainte et de l’éloge funèbre. Nulle part on ne voit aussi rapprochés et presque identifiés le feu dévorant de l’âme, et l’action physique non moins dévorante, s’accélérant enfin par ses propres effets. Ces prédestinés, chez qui le germe du mal est tout à fait natif, quelle que doive être l’heure de son développement, sont surtout des sujets dignes d’une observation émue par les habitudes délicates que leur âme semble s’être données en harmonie avec la délicatesse de leur constitution physique, par l’activité du sentiment, la sensibilité poétique ou religieuse et la spiritualité que suggère vaguement un danger organique dont on n’aura peut-être conscience que bien tard ; n’importe : l’empreinte est marquée de bonne heure dans la physionomie expressive, animée ou profonde, le regard trop lumineux, rapide et touchant, la voix vibrante et tendre.
Comment donc tout cela ne se marquerait-il pas dans les œuvres de l’écrivain ou de l’artiste ?
Chez Virgile, qui devait mourir d’une maladie de langueur, quelle mélancolie moderne ! quels pressentiments d’un monde nouveau ! quelle lucidité douloureuse ! quelle tendresse !
Sunt lacrymae rerum, et mentem mortalia tangunt.
Victor Hugo l’a bien senti et bien rendu, en ces beaux vers des Voix intérieures :
Dans Virgile parfois, dieu tout près d’être un ange,Le vers porte à sa cime une lueur étrange.C’est que, rêvant déjà ce qu’à présent on sait,Il chantait presque à l’heure où Jésus vagissait.C’est qu’à son insu même il est une des âmesQue l’Orient lointain teignait de vagues flammes ;C’est qu’il est un des cœurs que déjà, sous les cieux,Dorait le jour naissant du Christ mystérieux.
M. Renan, dans sa Vie de Jésus, que tout le monde lit en ce moment avec un intérêt si passionné, n’a eu garde d’oublier ce doux Virgile, qui seul, parmi ce monde romain si dur, semble un des précurseurs de l’Évangile, « Le monde, dit-il, distrait par d’autres spectacles, n’a nulle connaissance de ce qui se passe en ce coin oublié de l’Orient ; les âmes au courant de leur siècle sont pourtant mieux avisées : le tendre et clairvoyant Virgile semble répondre, comme par un écho secret, au second Isaïe ; la naissance d’un enfant (Églogue IV) le jette dans des rêves de palingénésie universelle. »
Stendhal appelle Virgile le Mozart des poètes.
Quand nous viendrons aux musiciens, Weber et Bellini seront d’autres exemples de ces organisations maladives, si finement et si fatalement douées !
Les faits de cette sorte s’expliquent par la proposition suivante de l’illustre médecin hollandais Boerhaave : « La mobilité extrême du cerveau et des nerfs est nécessaire au génie ; mais cette mobilité ne peut exister sans faiblesse, au lieu que la solidité, qui fait la force, demande des nerfs trop raides pour pouvoir penser. »
Le livre du docteur Moreau
Exagérant et généralisant outre mesure cette idée de Boerhaave, le spirituel docteur J. Moreau, de Tours, médecin à l’hospice de Bicêtre, publia, en 1859, un livre très paradoxal, mais très curieux, dans lequel il essayait de démontrer que le génie est une maladie. Ce livre est intitulé :
La Psychologie morbide, dans ses rapports avec la philosophie de l’histoire, ou De l’Influence des névropathies sur le dynamisme intellectuel.
L’argument posé en tête du volume, et dont tout l’ouvrage n’est que le développement, est ainsi conçu : « Les dispositions d’esprit qui font qu’un homme se distingue des autres hommes par l’originalité de ses pensées et de ses conceptions, par son excentricité ou l’énergie de ses facultés affectives, par la transcendance de ses facultés intellectuelles, prennent leur source dans les mêmes conditions organiques que les divers troubles moraux dont la folie et l’idiotie sont l’expression la plus complète. »
Et le livre aboutit à cette conclusion : « Le génie n’est qu’une névrose », c’est-à-dire une maladie de nerfs. Voilà la dernière formule de la pensée de l’auteur.
Ceci demande à être examiné de près. Permettez-moi d’entrer dans quelques détails.
Le docteur Lélut, qui avait été médecin à Bicêtre avant le docteur Moreau, s’était contenté de démontrer que plusieurs grands hommes avaient eu des hallucinations. M. Moreau a étendu cet aperçu. Suivant lui, « les troubles cérébraux, chez les grands hommes, depuis les plus simples névroses jusqu’aux perturbations morales les plus graves, loin d’être un accident, sont des effets naturels, sinon nécessaires, de leur organisation. Folie et génie sont congénères, in radice conveniunt. »
Aristote avait dit que les grands philosophes, les grands politiques, les grands poètes, les grands artistes, étaient mélancoliques. Or, selon M. Moreau, « par constitution mélancolique, Aristote comprenait certaine disposition de l’organisme, la plus favorable au développement de la folie. Mélancolie était un terme générique, sous lequel les médecins et philosophes de l’Antiquité désignaient toutes les formes du délire chronique ; il correspond à notre mot : aliénation mentale, folie.
Aristote avait dit encore : « Il n’y a pas un grand esprit qui soit sans un grain de folie. » — Vous pensez si M. Moreau s’empare de cette proposition ! Il en rapproche le mot de la prétendue marquise de Créquy sur Jean-Jacques Rousseau : « Quand la nature forma Rousseau, la sagesse pétrit la pâte, mais la folie y jeta son levain. » Et M. Moreau ajoute que ce mot est applicable à toutes ou à presque toutes les grandes intelligences. Si elles diffèrent entre elles, ce ne peut être que par la quantité de levain qui a été jetée dans la pâte.
Diderot, dans son article sur les théosophes, avait émis une idée analogue à celle d’Aristote ; « Je conjecture, dit-il, que ces hommes, d’un tempérament sombre et mélancolique, ne devaient cette pénétration extraordinaire et presque divine qu’on remarquait en eux par intervalles, et qui les conduisait à des idées tantôt si folles, tantôt si sublimes, qu’à quelque dérangement périodique de la machine. Ils se croyaient alors inspirés, et ils étaient fous ; leurs accès étaient précédés d’une espèce d’abrutissement, qu’ils regardaient comme l’état de l’homme sous la condition de nature dépravée. Tirés de cette léthargie par le tumulte des humeurs qui s’élevaient en eux, ils s’imaginaient que c’était la divinité qui descendait, qui les visitait, qui les travaillait… Oh ! que le génie et la folie se touchent de près ! Ceux que le ciel a signés, en bien ou en mal, sont sujets plus ou moins à ces symptômes ; ils les ont plus ou moins fréquents, plus ou moins violents. On les enferme et on les enchaîne, — ou bien on leur élève des statues. »
Parfois, c’est tour à tour qu’ils sont voués aux persécutions, puis à la gloire. On les emprisonne d’abord, on les honore ensuite, lorsqu’on les a tués. Ce sont ces Fous que chante Béranger, dans la belle chanson qui porte ce titre, et où il se moque de notre béotisme et de notre routine qui qualifient de ce nom méprisant la plupart des hommes de génie :
Vieux soldats de plomb que nous sommes,Au cordeau nous alignant tous,Si des rangs sortent quelques hommes,Tous nous crions : A bas les fous !On les persécute, on les tue ;Sauf, après un lent examen,A leur dresser une statue,Pour la gloire du genre humain !
Le docteur Moreau ne manque pas de prendre au pied de la lettre cette dénomination ironique, et de considérer le génie comme une simple variété de la folie. Selon lui, l’homme médiocre seul se trouve dans les conditions normales qui assurent la santé ; seul il peut réaliser l’axiome : Mens sana in corpore sano. Mais l’homme de génie, le fou, l’idiot, quelle que soit la différence de leurs actes et de leurs pensées, sont des malades, et des malades de la même maladie. Le siège et la nature du mal sont identiques, les symptômes physiques et les effets moraux qui les distinguent ne varient que par l’intensité.
« De l’accumulation insolite des forces vitales dans un organe, dit-il, deux conséquences sont également possibles : plus d’énergie dans les fonctions de cet organe, mais aussi plus de chances d’aberration et de déviation de ces mêmes fonctions. Une des preuves les plus concluantes de ce que nous avançons, dit toujours M. Moreau, est celle-ci : l’état dans lequel la puissance intellectuelle se montre à son apogée et jette de si éclatantes lueurs que la philosophie antique en faisait remonter l’origine jusqu’à la divinité même, l’état d’inspiration, est précisément celui qui offre le plus d’analogie avec la folie réelle. Ici, en effet, folie et génie sont presque synonymes, à force de se rapprocher et de se confondre. » Comment donc ne pas voir dans cette sorte d’éréthisme cérébral les phénomènes qui caractérisent le délire qu’on appelle excitation maniaque, à savoir : défaut de conscience, absence de volonté, etc. ? « A la durée près, ce sont faits organiques et intellectuels absolument identiques. »
A la durée près ! Notons au passage cette restriction fort importante. Cela seul détruirait l’identité et réfuterait le système.
Le docteur Moreau dit encore : « Toutes les intelligences se classent successivement, et d’une manière non interrompue, aux divers degrés d’une échelle, dont l’extrémité inférieure est occupée par l’idiot, par des êtres humains imparfaits, réduits dans leur existence morale à des sensations ou perceptions incomplètes, et le sommet par le maniaque, en proie à l’exaltation la plus violente. Je distingue confusément la place qu’occupe ce que l’on appelle la raison entre ces deux extrêmes. Si je monte un degré de plus, je trouve un état mental, une disposition particulière de l’esprit, qui est bien déjà quelque chose de plus que la raison mais qui n’est pas encore la manie : c’est l’excitation.
« Au double point de vue affectif et intellectuel, l’excitation maniaque doit être considérée comme le développement naturel de l’état normal. Le fond du moral restant le même, les nuances en sont plus prononcées. On voit alors des penchants, des affections, dont l’existence était à peine soupçonnée, acquérir une vivacité extrême : un sentiment léger d’aversion se change en haine, un simple attachement, en passion déréglée. Les passions que des convenances sociales, des intérêts divers, avaient tenues secrètes, ne connaissent plus de frein. La dissimulation, l’hypocrisie, se trahissent à tous les instants ; les désirs sont impétueux. « Dans ce genre de maladie, dit Esquirol, les sensations ne sont point lésées, la mémoire est exaltée, les raisonnements sont justes, la conversation est vive, emportée, les malades passent d’une idée à l’autre avec une grande rapidité… »
Ainsi un homme de génie est un fou : seulement sa folie ne dépasse pas le premier degré, l’excitation. — Mais il suffirait encore de ce point pour renverser tout le système. Car l’excitation, telle que M. Moreau lui-même la définit dans son livre du Haschisch et de l’Aliénation mentale, est une agitation confuse, espèce de mouvement oscillatoire de l’action nerveuse, qui met obstacle à l’association régulière et libre des idées : on est incapable de diriger ses pensées et de former des jugements ; « l’intelligence semble se dissoudre ; on sent ses idées, toute son activité intellectuelle, emportées par le même tourbillonnement qui agite les molécules cérébrales… »
Le principal caractère de l’excitation est donc, d’après le docteur Moreau lui-même, que l’on perd le contrôle de l’hallucination par la réalité, qu’on ne distingue presque plus le moi du non-moi, que les idées ne se lient plus entre elles que par des rapports fortuits, que l’esprit fait de vains efforts pour les rattacher, pour les diriger, et qu’il perd ou se sent tout près de perdre la conscience comme la volonté.
Or, le caractère du génie n’est-il pas, au contraire, de posséder la conscience pleine et entière de ce qu’il fait, de ce qu’il veut ? le génie n’est-il pas surtout la puissance que l’on a de nouer les idées avec une énergie extraordinaire ?
Ainsi donc, plus les idées sont détachées, dissoutes, plus la direction et le contrôle nous échappent, plus on est alors proprement aliéné, alienatus a se, étranger à soi-même ; mais plus, au contraire, les idées sont fortement nouées et enchaînées, plus il y a tout ensemble d’intuition, de raison et de volonté, plus alors il y a de génie.
Si l’on peut, à la vérité, observer quelque chose d’involontaire dans les moments sacrés de l’inspiration, ces moments fugitifs ne sont pas tout : il y a encore toute la puissance innée et toute la force acquise, toute la somme d’expérience humaine, de joies et de douleurs, qui les précèdent ; toute l’énergie de choix et de volonté qui les suit, — si même elle ne les accompagne : car l’involontaire n’est qu’une apparence ; et, même dans l’enthousiasme, le génie ne perd pas le gouvernail.
Il est vrai que, parmi les éléments que nous venons d’énumérer, celui que nous appelons la puissance innée est hors de la volonté et avant elle ; mais toujours est-il que la puissance innée ne saurait être identifiée avec la maladie innée. Qui dit puissance ne dit pas maladie, et dit évidemment tout le contraire.
Le docteur Moreau, qui a beaucoup d’esprit, s’est amusé à faire un paradoxe. Groupant un certain nombre de phénomènes exceptionnels, il en construit un système absolu et arrive à dire formellement ceci : « Dans aucun cas, l’intelligence ne se développe plus rapidement, ne déploie plus d’énergie et de grandeur, que lorsque l’organisme est atteint de la manière la plus grave dans la source même de sa vitalité, à ce point que l’individu, ou bien s’arrête et meurt prématurément, ou bien ne peut compter que sur une existence traversée et à chaque instant mise en péril par des infirmités de toutes sortes. C’est lorsque les systèmes lymphatique et nerveux acquièrent un développement excessif, une prédominance maladive, ainsi que cela s’observe principalement chez les idiots et chez les imbéciles, c’est alors, dis-je, que l’on voit les facultés intellectuelles briller d’un éclat incomparable. Pascal en est un des exemples les plus frappants.., . »
Malgré cet exemple exceptionnel, que nous avons cité nous-même, en ayant soin toutefois de distinguer les œuvres si différentes produites par ce génie, suivant qu’il était sain ou qu’il était malade ; oui, en dépit de cet exemple et de quelques autres phénomènes étranges, que nous avons signalés ; nous croyons, nous, qu’un système nerveux maladif et vicié n’est pas, quoi qu’on en dise, la condition la plus favorable au génie ; nous croyons qu’excepté de certains moments très courts, dans lesquels la surexcitation du système nerveux et la chaleur du cerveau produisent une exaltation extrême, qui n’est cependant nommée délire que par métaphore poétique, en général les grands génies, vraiment dignes de ce nom, possèdent la santé et de l’âme et du corps : toutes leurs forces sont en équilibre, ou, pour mieux dire, en harmonie ; leur organisation et leur pensée, tout est en puissance et en fleur ; tout pousse à la fois ; tout est sain, tout est dru, tout est ferme et beau : il n’y a rien de maladif, ni d’excessif, ni d’inégal, comme chez les génies souffreteux ou viciés. A toutes les qualités d’inspiration, et en quelque sorte de divination, ces vrais génies unissent le plus ferme bon sens et le sens commun le plus simple. Ne vous imaginez pas que le génie soit nécessairement échevelé comme une pythonisse ; qu’il ait toujours les cheveux en coup de vent comme le portrait de Chateaubriand par Guérin. Le génie est tranquille dans sa force profonde : à cause de cette profondeur même, il semble avoir je ne sais quoi de calme jusque dans la passion. Homère ! Newton ! Gœthe ! ce sont des océans ; avec cette différence peut-être, que la mer, agitée à la surface, est calme, dit-on, dans ses profondeurs, tandis que ces grands génies, au contraire, agités dans leurs profondeurs, semblent calmes à la surface, — comme la Niobé antique, qui, dans la douleur même la plus vive, conserve l’expression sereine de la beauté21.
C’est donc pousser trop loin le paradoxe que de dire, comme le docteur Moreau : « En aucun cas le fonctionnement intellectuel ne saurait être plus parfait que lorsque ces divers états morbides se trouvent réunis chez le même individu, c’est-à-dire lorsque le sujet est d’une constitution tout à la fois rachitique, scrofuleuse et névropathique ; en d’autres termes, lorsque par sa constitution il touche à la fois à l’idiotie et à la folie. »
Cela ressemble presque à une plaisanterie ; et pourtant cela est écrit sérieusement, et développé dans tout un volume, Développé, oui ; mais non pas prouvé : M. Flourens et M. Albert Lemoine l’ont bien fait voir.
C’est s’exprimer d’une manière trop absolue ; c’est prendre l’exception pour la règle. Quelques éclairs dans les ténèbres vaudraient-ils mieux que la clarté du jour ? Quelques excitations mentales, causées par des névropathies, auraient-elles donc plus de puissance et produiraient-elles des œuvres plus belles, que ne fait l’harmonie des facultés à l’état de santé parfaite ? Mais alors, et vous-même prévoyez l’objection, — on n’aurait qu’à se donner une névropathie, une excitation artificielle, par l’extrait de chanvre indien ou par quelque autre substance analogue, et l’on se donnerait du génie ? Triste génie que celui-là ! Vous-même l’avez analysé parfaitement dans votre livre du Haschisch 22.
Et encore une fois, dans ce livre-là comme dans celui-ci, la Psychologie morbide, vous reconnaissez que « le délire (soit artificiel, soit naturel) a pour effet immédiat le relâchement des liens qui donnent une action d’ensemble aux facultés de l’esprit et du cœur, qui mettent, pour ainsi dire, tout acte mental sous la main de la conscience. » Eh bien, je le demande, est-là le génie ? Est-ce quelque chose qui y ressemble, si peu que ce soit ?… C’en est précisément le contraire.
Ceux qui sont sous le coup de l’excitation, naturelle ou artificielle, ont des idées, mais interrompues, éparses, fugitives : ce qui y manque, c’est le lien, la suite. Le génie, au contraire, c’est justement un des signes auxquels on le reconnaît, que la force du nœud de ses conceptions.
Le génie peut se définir : une raison supérieure. Si le génie a ses moments de fièvre, c’est en santé qu’il juge définitivement ce qu’il a produit dans ces moments-là. Et, en tout cas, il ne faut pas confondre l’excès de vie que l’on remarque dans ces crises de production, avec l’état vicié, maladif, qui est le commencement de la folie et de la désorganisation. Le génie se juge lui-même, se sait, se veut et se possède ; la folie est inconsciente, c’est là son caractère essentiel. Et c’est par-là que la folie et le génie, loin que l’on soit fondé à dire in radice conveniunt diffèrent, au contraire, radicalement.
Le docteur Moreau ne tient compte que de la psychologie morbide : c’est-à-dire qu’il observe seulement les phénomènes pathologiques de l’organisme des hommes illustres. Mais pourquoi donc considérer uniquement l’aspect morbide, pathologique ? C’est sans doute parce que cet état relève de la science médicale, et parce que d’ailleurs l’état maladif se manifeste d’une façon plus frappante que l’état normal et sain. La santé, par cela même qu’elle est la santé, n’attire pas l’attention. Toujours est-il qu’il faut tenir compte de l’état sain — autant, pour le moins, que de l’état morbide.
Broussais avait fait une remarque très juste : « L’homme n’est connu qu’à moitié, s’il n’est observé que dans l’état sain ; l’état de maladie fait aussi bien partie de son existence morale que de son existence physique. » La conclusion raisonnable est que, pour connaître l’homme tout entier, on doit l’observer tour à tour dans l’état sain et dans l’état de maladie, tant au physique qu’au moral. Mais, si vous ne l’étudiez qu’au physique, et seulement dans l’état de maladie je dis que vous n’en connaissez que le quart. En effet : premièrement, si la psychologie est la science de l’âme et de ses facultés, et si la physiologie est la science du corps et de ses organes, ne s’occuper que de la seconde en laissant de côté la première, c’est déjà ne prendre que la moitié de l’homme ; mais deuxièmement, si au lieu d’étudier l’organisme tour à tour à l’état sain et à l’état maladif, on ne l’étudie qu’à l’état maladif, négliger la physiologie proprement dite pour ne considérer que la pathologie, c’est ne prendre encore que la moitié de la moitié.
L’état mixte
Pour nous, sans nous attacher exclusivement au point de vue pathologique, nous étudions en général la physiologie de la pensée, et nous ne perdons pas de vue pour cela les explications psychologiques et morales. Nous disons simplement ceci ; Si l’on veut connaître avec précision la nature d’un écrivain ou d’un artiste, — il y a un élément qu’on ne doit pas négliger, c’est l’étude de la constitution de l’homme, soit à l’état sain, soit à l’état maladif.
Je conviens que la limite entre l’un et l’autre état est souvent très difficile à apercevoir. L’état de santé complète est plus rare qu’on ne croit. Au contraire, il n’y a rien de plus fréquent que l’état mixte, — comme l’appelle fort bien le docteur Moreau, qui cette fois a tout à fait raison, — c’est-à-dire un état qui participe de la santé et de la maladie.
Aussi n’y aurait-il pas lieu de réfuter le savant docteur, s’il s’était contenté de dire : « Un état réel de folie, de folie confirmée, peut s’allier aux manifestations les plus éclatantes de l’âme humaine, soit que cette folie se limite rigoureusement à certaines erreurs des sens, soit qu’elle offre un caractère de rêverie et d’extase, soit qu’elle consiste en des idées fixes ou convictions délirantes, soit enfin qu’elle revête les traits indécis de la mélancolie, du spleen, de l’hypocondrie, affections si communes chez les esprits d’élite. »
Mais on contredit, à bon droit, le trop paradoxal docteur, lorsqu’il pousse sa thèse à outrance et qu’il lance des assertions comme celle-ci : « Toutes les fois que l’on verra les facultés intellectuelles s’élever au-dessus du niveau commun, dans les cas surtout où elles atteindront un degré d’énergie tout à fait exceptionnel, on peut être certain que l’état névropathique, sous une forme quelconque, aura influencé l’organe de la pensée, soit idiopathiquement, soit par voie d’hérédité… Ce qui revient à dire, — ajoute M. Moreau lui-même, — que dans les hommes exceptionnels on reconnaîtra les mêmes conditions d’origine ou de tempérament que dans les aliénés ou les idiots. »
Ceci dépasse un peu la théorie très légitime de l’état mixte. En effet, en admettant l’échelle des intelligences, tel que le spirituel docteur l’a définie, l’idiotie en bas, la folie en haut, la raison au milieu dans une petite place fort confuse et difficile à discerner, nous lui accordons que souvent des facultés exceptionnelles — c’est-à-dire extraordinaires plutôt qu’éminentes, — se rencontrent entre le milieu et l’extrémité supérieure, entre la raison et la folie. Mais voilà tout. Aller plus loin, c’est retomber dans l’exagération.
Ce qui est vrai, c’est qu’un très petit nombre de personnes, passé trente-cinq ans, est dans un état de santé complète ; que presque toutes, plus ou moins, sont entamées, à découvert ou en secret ; à plus forte raison, les gens de lettres et les artistes, dont l’état nerveux héréditaire et inné est surexcité sans cesse. La concentration habituelle dans laquelle ils vivent, la fermentation presque continuelle de leur cerveau, les allume, les use, les mine. Ils brillent en brûlant. Ce sont donc, à certains égards, des demi-malades ; cela est incontestable. Il semble que leur pensée profite de tout ce qu’ils ôtent à leur corps : tandis qu’il s’étiole, elle se fortifie ; ils se démolissent physiquement, à mesure qu’ils se construisent moralement. — Mais, s’ils tenaient mieux l’équilibre entre leur esprit et leur corps, les choses en iraient-elles moins bien, et leur talent y perdrait-il ? Non, certes ! Au contraire, il y gagnerait !
Quoi qu’il en soit, la nécessité ou l’entraînement du travail les consume ainsi et les met dans un état semi-morbide, cela est incontestable. Récemment le docteur Bouchut appelait l’attention de ses confrères et du public sur cet état nerveux, aigu ou chronique, qu’il appelle nervosisme, et qui est, suivant lui, la maladie ordinaire des hommes de lettres et des artistes ; gens faibles, délicats, irritables : genus imbecille, dit Celse ; genus irritabile vatum, dit Horace.
Il est donc vrai que la plupart d’entre eux sont dans l’état mixte ; mais le bon sens se refuse à admettre que cet état, et encore moins l’état de névrose complète, soit le plus favorable à l’éclosion du talent, et que la santé de l’âme et du corps soit une condition contraire au génie.
L’auteur qui le prétend, quels que soient son esprit, son érudition, sa verve, fait non seulement un paradoxe, mais, je lui en demande bien pardon, un paralogisme ; c’est, à savoir, celui qu’on désigne dans l’école par cette dénomination : cum hoc, ergo propter hoc.
Oui, le travail, la passion surexcitent ces organismes frêles et les ébranlent et les consument, et, à mesure que le talent se perfectionne, trop souvent la santé s’altère ; mais s’ensuit-il qu’une santé altérée soit la condition du talent, que la maladie soit cause du génie, que le génie enfin ne soit qu’une névrose ?
Heureusement la vérité ne perd jamais ses droits et reparaît toujours. A peine le docteur Moreau a-t-il écrit ce mot névrose, qu’il l’atténue tout aussitôt, — entendant, dit-il, par le mot névrose, non la perturbation, mais seulement l’exaltation des facultés intellectuelles : — explication fort importante, car elle est une contradiction et une sorte de désaveu de tant d’étranges propositions que nous avons citées.
Toute la distinction à faire réside, en effet, dans la différence qui existe entre ces deux mots : exaltation ou perturbation.
Oui, dans les moments où l’esprit produit quelque œuvre considérable, il y a exaltation des facultés intellectuelles et surexcitation des centres nerveux. Oui, le grand travail cérébral, condition organique de l’effort de la pensée, est en général une crise violente. — Cette sorte d’éréthisme du cerveau, est-ce un état purement physiologique et sain, ou déjà pathologique et morbide ? Voilà le problème. Qui peut le résoudre ? C’est une question de nuance, de plus ou de moins. La solution, d’ailleurs, d’une minute à l’autre, varie avec l’état de la personne. Un tel état, par sa nature, est passager, mobile, ondoyant, fugitif : — éclair, étincelle électrique, — au propre peut-être comme au figuré ; c’était l’opinion de deux hommes qui s’y connaissaient, Buffon et Napoléon.
« Le sort d’une bataille, disait celui-ci, est le résultat d’un instant, d’une pensée : on s’approche avec des combinaisons diverses ; on se bat un certain temps ; le moment décisif se présente, une étincelle morale prononce, et la plus petite réserve accomplit. »
« L’invention, avait dit Buffon, dépend de la patience : il faut voir, regarder longtemps son sujet ; alors il se déroule et se développe peu à peu ; vous sentez un petit coup d’électricité qui vous frappe à la tête et en même temps vous saisit le cœur : voilà le moment du génie. »
Il est donc vrai que le travail de création donne lieu à un dégagement excessif de puissance nerveuse, de fluide humain, quel que soit son nom ; il y a là, on ne le nie pas, une vitalité exceptionnelle, une exaltation extrême, une tension de l’organe poussée aux dernières limites ; et déjà, aux conceptions du génie, se mêlent parfois de véritables hallucinations. C’est tout ce qu’on peut vous accorder.
S’ensuit-il que vous soyez fondé à prétendre, en vous emparant d’une expression échappée de la plume improvisatrice de Lamartine, que « le génie est une maladie mentale ? » Allons donc ! cela n’est pas sérieux.
Si toute création est une crise, toute crise est nécessairement passagère par sa nature même. — Tout au plus peut-on dire avec Balzac : « Le talent est une fièvre intermittente. »
Ces crises, toutefois, peuvent se prolonger plus ou moins et être plus ou moins fréquentes. Si elles se renouvellent à des intervalles très rapprochés, et si chacune d’elles se prolonge beaucoup, alors peu à peu la santé s’altère ; alors on se rapproche de la thèse de M. Moreau et de la boutade de Jean-Jacques : « Si la nature nous a faits pour vivre en santé, la méditation est un état contre-nature ; un homme qui s’ensevelit dans ses réflexions est un animal dépravé. »
L’esprit a besoin, comme le corps, de tempérance et de régime. La santé de l’esprit n’est pas moins fragile que celle du corps.
Pascal, qui parfois avait conscience de son état et qui disait : « On ne sent pas mon mal, on y sera trompé, ma douleur de tête a quelque chose de fort extraordinaire », écrivit cette pensée : « L’extrême esprit est voisin de l’extrême folie. »
Voisin, oui ; mais non identique. — Réfutons, cher docteur, toutes vos métaphores : — Oui, en atteignant l’extrême limite où il lui est donné de parvenir, l’esprit de l’homme est toujours exposé à trébucher et à tomber dans la démence ; mais, entre celui qui y tombe et celui qui n’y tombe pas, il y a toute la différence de la plénitude de la vie à la subversion, à l’anéantissement. — Oui, la corde d’un arc, extrêmement tendue, est d’autant plus sujette à rompre ; mais, si elle rompt, elle ne peut plus rien ; si au contraire elle ne rompt pas, elle lance la flèche plus loin que jamais. — Oui, nous aussi nous emploierions volontiers pour définir le génie, ou du moins certaines manifestations du génie, les paroles de Lamartine sur Byron : « Vibration de la fibre humaine, aussi forte que le cœur de l’homme peut la supporter sans se rompre. » Oui, sans se rompre ; mais si elle se rompt, est-ce encore le même état qu’auparavant ?
D’ailleurs, comme le fait parfaitement remarquer M. Albert Lemoine, le génie n’est pas seulement cette vibration excessive. « Il y a deux choses très différentes, qu’il importe de ne pas confondre : la force et l’effort ; la puissance virtuelle et le développement actuel de la puissance. Autre chose est l’esprit, quel qu’en soit le degré ; autre chose le travail et l’exercice de cette intelligence, soit ordinaire, soit supérieure. Un homme de génie est toujours un homme de génie, même quand son intelligence ne se déploie pas ; c’est, comme on l’a dit, Hercule au repos : sa force ne consiste pas dans ses travaux ; ses travaux ne font que la manifester ; elle réside dans ses muscles. Un pygmée aura beau faire des efforts herculéens, il aura toujours la faiblesse d’un pygmée. Un sot sera toujours un sot, et, quelque effort d’esprit qu’il fasse, il ne dira que des sottises. Surexcitez tant que vous voudrez son cerveau et son imaginative, faites-lui franchir la limite fatale, et ce sera toujours un sot ; mais ce sera un sot en délire. Eh bien ! ce n’est pas non plus l’effort, ce n’est pas le travail exagéré, ce n’est pas la surexcitation même maladive de l’intelligence, ce n’est pas tout cela qui fait le génie ; c’est la force naturelle d’un esprit supérieur, c’est sa vertu et sa puissance innée, c’est un je ne sais quoi, c’est le génie enfin, qui, faisant effort, surexcité même, si vous le voulez, au-delà des bornes de la santé parfaite et tranquille, mais par intervalles seulement, produit les grandes œuvres23.
Pour en finir avec le livre, très intéressant d’ailleurs, du docteur Moreau, il suffit de citer cet aveu, que lui-même, pressé par la force de la vérité et de la raison, laisse enfin échapper, et auquel nous avons fait allusion tout d’abord : « Ce serait, dit-il, commettre une grossière erreur que de chercher dans les seules conditions organiques dont nous venons de parler (névrose, scrofules, rachitisme, idiotie, excitation maniaque) la source du génie, ou seulement d’une certaine supériorité des facultés intellectuelles. Il reste toujours une inconnue (quid divinum) à dégager. Autrement le génie serait aussi commun qu’il est rare, par la facilité que chacun aurait de s’en procurer à l’aide de quelques excitants cérébraux »,
Cet aveu est considérable. A vrai dire, il renverse tout le livre, en détruisant ou en neutralisant, — que l’auteur y consente ou non, — la terrible formule : « Le génie n’est qu’une névrose. « — Mais, sans cette terrible formule, sans ce coup de pistolet tiré en l’air, le livre, qui est charmant, eût été bien moins lu !
Le grand bon sens de Gœthe et sa bonne santé s’égayaient de ce paradoxe, qui déjà avait paru en Allemagne avant de courir en France. Gœthe disait à Eckermann : « Il fut un temps, en Allemagne, où l’on se représentait un homme de génie sous la forme d’un petit être chétif, voire même bossu. Quant à moi, j’aime à rencontrer le génie dans un corps doué d’une constitution convenable. »
Le robuste Gœthe n’admettait donc point que le génie fut ordinairement scrofuleux-rachitique.
En résumé, il y a, dans le livre du docteur Moreau, une chose vraie et une chose fausse : la chose vraie, c’est l’état mixte ; la chose fausse, c’est l’exagération qui consiste à dire et à répéter que rien n’est plus favorable au génie que la collection des maladies les plus hideuses. Le très spirituel docteur, dans cette thèse hyperbolique, côtoie des abîmes et parfois y tombe ; mais il ouvre des vues.
Ce qui me plaît dans les écrits des médecins, c’est qu’ils se soucient peu des phrases : ils labourent les faits, font sortir les idées. Si la verve et l’esprit s’y joignent, c’est un régal. Après cela, on peut en prendre et en laisser.
Le régime, les habitudes
La santé, qui dépend foncièrement de la complexion héréditaire, peut toutefois se modifier selon le régime que l’on suit. Comment donc le régime n’aurait-il pas aussi son influence sur les œuvres de l’écrivain ou de l’artiste ?
Ce point confine à celui du climat, et en est presque un corollaire. En effet, n’est-ce pas le climat qui détermine la nature et l’usage des aliments et des boissons, dont les influences répétées deviennent peu à peu considérables ?
Une alimentation plus fine fait un chyle plus riche, de meilleure qualité, une chair plus heureuse, un sang plus beau, plus vif, un fluide nerveux plus exquis. Tout cela, c’est l’huile de la lampe. L’esprit s’en ressent nécessairement. A la longue, tout l’organisme se modifie d’une manière analogue.
Je vous renvoie, sur ce chapitre, au livre aimable de Brillat-Savarin, où se trouve développée si plaisamment, par axiomes et aphorismes, l’influence considérable des aliments sur les idées et par conséquent sur les travaux de l’esprit,
A la suite de la Physiologie du Goût, on devrait imprimer en appendice un joli opuscule beaucoup moins connu ; c’est une amusante leçon d’un certain professeur Babrius, intitulée : De l’Influence du Vin sur la Civilisation, et prononcée par lui à Bordeaux, en 1840, à l’ouverture d’un cours d’Oenologie.
Selon le spirituel docteur, il y a dans l’espèce humaine deux races bien distinctes, celle qui boit du vin et celle qui en est privée ; et, selon un autre qu’il cite et qu’il pourrait bien avoir inventé, la matière colorante qui donne à la peau de chaque peuple sa teinte particulière est la même qui colore les boissons dont il s’abreuve. Ainsi, la coloration rosée des Bourguignons tient à la couleur de leur vin ; c’est le thé qui jaunit l’épiderme du Chinois ; la matière colorante de la bière est aussi celle des teints du Nord, à la Rubens et à la Jordaens ; celle du maïs allume la peau rouge de l’Américain. Et il en est de même pour l’esprit et les idées de chacun de ces peuples.
« Partout où le raisin mûrit, dit Babrius, les arts, la poésie, l’éloquence, le sentiment exquis du beau, éclatent et grandissent, comme au souffle d’une divinité bienfaisante. »
Là sont les peuples vraiment doués et vraiment initiateurs. Les autres, même les plus grands, ne sont qu’initiés, ne développent qu’une civilisation de reflet, et une civilisation inégale, à laquelle participent seulement les classes aristocratiques, tandis que toutes les autres restent plongées dans une sorte de barbarie misérable. Pourquoi, chez ces peuples si divers de races, de mœurs, de religions, les classes élevées imitent-elles dans leurs vêtements, dans leurs usages, dans leur théâtre, dans leur langage, les modèles qui viennent de Paris ? Quel est le lien, invisible mais réel, qui rapproche tous ces peuples par le haut et tend à les ramener tous à la civilisation française ? C’est que, chez ces peuples, toutes les classes privilégiées consomment les vins de France. Aussi, celles-là tendent-elles non seulement à nous ressembler, mais à se rapprocher entre elles dans des sentiments de paix, de fraternité et d’harmonie universelle. Si, au contraire, les masses populaires, dans ces mêmes pays, continuent à se jalouser et à se haïr sans raison comme aux temps barbares, « c’est, dit Babrius, parce que leur caractère est âpre, acide et divers, comme les boissons vulgaires dont leur corps est imprégné. »
Le miracle de Bacchus civilisant les peuples barbares et apprivoisant les tigres se reproduit donc encore de nos jours… Le degré de civilisation d’un peuple est toujours proportionnel à la qualité et à la quantité des vins qu’il consomme… Un gastronome émérite, Brillat-Savarin, a écrit ces paroles mémorables : « Dis-moi ce que tu manges, je te dirai ce que tu es. » Ce spirituel magistrat s’est approché de la vérité ; il l’aurait montrée dans sa beauté nue s’il eût écrit : « Dis-moi ce que tu bois, je te dirai ce que tu es. » En effet, qu’importe que l’homme emprunte les grossiers matériaux de sa nutrition au règne végétal ou animal ; qu’il renouvelle ses os, sa graisse, ses muscles, ses cheveux, etc., avec des éléments puisés dans les chairs d’un autre animal, dans le gluten et l’amidon des céréales, dans les légumes des jardins ? Cela pourra avoir. tout au plus, quelque influence sur sa force matérielle, sur sa forme, sur sa taille. Mais le Patagon gigantesque, le Samoïède nain, l’habitant de la Nouvelle-Hollande, le Cafre noir comme l’ébène, sont, aussi bien les uns que les autres, morts à la civilisation, malgré la différence de leur régime alimentaire ; on ne saurait trouver dans les aliments proprement dits autre chose que la cause de la force animale. Or, ce n’est pas le degré de la force musculaire qui fait connaître la grandeur réelle d’un peuple ; sa valeur se mesure au degré de sa puissance intellectuelle et morale, degré toujours corrélatif à certaines conditions du système nerveux, sur lequel on ne peut nier que la qualité des choses qu’on boit ait une grande influence.
Et de là, l’histoire à la main, ce plaisant docteur Babrius (c’était le très spirituel et très regretté Jules Arthaud) pousse gaiement sa pointe. Je ne puis le suivre dans tous ses détails.
Le meilleur argument, sans doute, pour prouver comme quoi le vin donne de l’esprit, serait cette jolie leçon inspirée à l’aimable professeur… faut-il dire Babrius, ou Ebrius ?… par les vins exquis du pays dans lequel il prêchait si gentiment. Ne sentez-vous pas, dans cette gaieté, un bouquet de Chateau-Margaux ?
Eh bien ! faites la part de la plaisanterie, ôtez du paradoxe tout ce que vous voudrez, il restera toujours quelque chose de vrai : c’est qu’on peut considérer le système sanguin comme un vaste réservoir auquel viennent aboutir les substances absorbées par les voies digestives, les poumons et les téguments. Boissons, matière nutritive extraite des aliments, médicaments, tout passe par le sang, pour être incorporé à l’organisme ou agir sur lui d’une façon ou d’une autre.
« Croit-on, dit Babrius, qu’un sang mêlé à une bouteille de vin généreux agira sur les nerfs de la même manière qu’un sang affadi par une bouteille d’eau de guimauve ? Là est le point fondamental de notre question physiologique. Chaque boisson imprime au sang une modification particulière. C’est même sur ce seul fait d’expérience qu’est fondée toute la doctrine des médications prises à l’intérieur. Lorsqu’un médecin prescrit une tisane ou une potion quelconque, c’est comme s’il disait au malade : Vous mélangerez telle substance à votre sang, afin que celui-ci en fasse sentir l’influence à l’ensemble du système nerveux ou seulement à une portion particulière de ce système, — selon que le médicament a une action générale ou locale. »
Est-il donc surprenant que les diverses boissons mêlées au sang, dans le régime ordinaire de la vie, agissent sur les nerfs d’une manière différente ?
Déjà, la Bourguignonne Mme de Sévigné, et le Bordelais Montesquieu, nous ont donné occasion de vérifier, par leur exemple, la justesse de cette observation.
M. Michelet, de son côté, dès le commencement de son Histoire de France, signale très sérieusement ce point : « Derrière cette rude et héroïque zone de Dauphiné, de Franche-Comté, Lorraine, Ardennes, dit-il, s’en développe une autre, douce et féconde en fruits de la pensée ; je parle des provinces du Lyonnais, de la Bourgogne et de la Champagne : zone vineuse, de poésie inspirée, d’éloquence, d’élégante et ingénieuse littérature. Ceux-ci n’avaient pas, comme les autres, à recevoir et renvoyer sans cesse le choc de l’invasion étrangère ; ils ont pu, mieux abrités, cultiver à loisir la fleur délicate de la civilisation. »
Et, dans son Tableau de la France, le brillant historien nous fait suivre des yeux les trois degrés de cette zone, en même temps vineuse et littéraire : « La fougue et l’ivresse spirituelle du midi, l’éloquence et la rhétorique bourguignonne, la grâce et l’ironie champenoise… Sur la montagne de Langres naquit Diderot. C’est la transition entre la Bourgogne et la Champagne. Il réunit les deux caractères… »
On se rappelle aussi le mot de D’Alembert, que nous avons cité à propos du climat et du sol (p. 37).
Au reste, par régime il faut entendre non seulement les aliments et les boissons, mais l’usage journalier de l’air, de la veille et du sommeil, l’ordre des travaux et des exercices, l’hygiène physique et morale, les habitudes, qui peu à peu nous changent, nous font « une seconde nature », en substituant quelquefois au tempérament naturel une sorte de tempérament acquis.
Le régime des gens de lettres et des artistes est souvent très bizarre. Il ne serait pas impossible toutefois de retrouver dans leurs ouvrages la trace, soit de leurs principales habitudes, soit même quelquefois de leurs excentricités.
Vous savez quel était le régime de notre grand romancier Balzac dans ses crises de composition. Après un frugal dîner, il se couchait à six ou sept heures, se faisait réveiller à minuit, prenait du café noir, ou plutôt verdâtre, extrêmement fort, et travaillait jusqu’à midi.
Eh bien ! dans ses œuvres pleines d’effort, quel que soit le génie, — ne sentez-vous pas cet homme surmené, ce tempérament nervoso-sanguin, encore entraîné artificiellement par les excès d’un tel régime ?
C’est justement à propos de lui que M. Sainte-Beuve, dans ses Causeries du lundi, disait : « La physiologie et l’hygiène d’un écrivain sont devenues un des chapitres indispensables dans l’analyse qu’on fait de son talent24. »
M. Michelet travaille le matin, mais emploie aussi le café. Dès qu’il se lève, à six heures, il l’avale : cela le porte, dit-il, jusqu’à midi. — Le porte ? Non, l’enlève. On le sent à son style — plein d’éclairs, mais aussi de saccades fébriles, — outre le tempérament supra-nerveux, avec le sang picard dont nous avons parlé. Mais cette complexion prodigieusement riche, virile et féminine en même temps, demanderait tout un chapitre.
Dans son dernier volume, cet écrivain attribue à « l’avènement du café » une partie de l’esprit nouveau, léger, ailé, révolutionnaire, de notre grand dix-huitième siècle, — et à la fumée du tabac, l’engourdissement de l’âme française dans ces derniers temps25.
« Turgot ne travaillait bien que quand il avait largement dîné. Pitt ne mangeait jamais que chez lui, et sa table était frugale ; seulement, lorsqu’il avait une affaire importante à discuter, il prenait un peu de vin de Porto avec une cuillerée de quinquina. Addison parle d’un avocat qui ne plaidait jamais sans avoir dans la main un bout de ficelle dont il serrait fortement un de ses pouces pendant tout le temps que durait son plaidoyer ; les plaisants disaient que c’était le fil de son discours. Le docteur Shapman rapporte qu’un avocat célèbre de Londres se faisait appliquer un vésicatoire au bras chaque fois qu’il avait une affaire importante à plaider26. »
Girodet n’aimait pas à travailler pendant le jour. Pour moi, je l’eusse bien deviné à la couleur blafarde de sa peinture. La nuit, quand l’inspiration lui venait, il se levait, faisait allumer des lustres, plaçait sur sa tête un énorme chapeau couvert de bougies, et, ainsi affublé, ce mamamouchi peignait ses grands cabas diluviens. — Michel-Ange quelquefois avait fait à peu près de même, mais avec une seule chandelle ; et pour le statuaire, l’effet est bien différent. — L’historien Mézeray ne travaillait qu’à la chandelle, même en plein jour et en plein été ; il ne manquait jamais de reconduire jusqu’à la rue, le flambeau à la main, les personnes qui lui rendaient visite. Grétry, pour s’animer dans la composition, jeûnait et prenait du café, s’échauffait jour et nuit à son piano, jusqu’à cracher le sang avec une abondance effrayante ; l’œuvre faite, il se reposait et tâchait d’arrêter l’hémorragie. Bossuet se tenait dans une chambre froide, et la tête chaudement enveloppée. Schiller, avant de composer, se mettait, dit-on, les pieds dans de la glace. Guido Reni peignait avec une sorte de pompe ; il était alors vêtu magnifiquement, et ses élèves le servaient en silence, autour de lui rangés. Le musicien Sarti ne composait que dans l’obscurité. Cimarosa, pour s’exciter, cherchait la lumière et le bruit. Païsiello ne s’inspirait qu’enseveli dans ses couvertures….27
Sans analyser l’influence possible de toutes ces bizarreries, contentons-nous de reconnaître qu’en général le régime, les habitudes, le milieu, marquent plus ou moins leur empreinte dans les œuvres de l’artiste ou de l’écrivain.
On disait que les discours de Démosthènes sentaient l’huile de la lampe. Les vers de la Fontaine fleurent les bois, les champs, le thym et la rosée.
Lélia, de George Sand, respire la fièvre de la vie parisienne à une époque troublée, La Mare au Diable, François le Champi, la Petite Fadette, exhalent la sérénité pacifiante de la vie champêtre et les grâces tranquilles du Berry. Spiridion a été écrit dans la chartreuse de Valdemona, aux gémissements de la bise dans le cloître en ruines. Une cellule de moine dans un site sublime, c’est bien là le cadre qui convenait à cette belle œuvre, c’est bien là le milieu dans lequel elle devait naître.
« Nos travaux, dit M. Michelet, se ressentent de la contrée où ils furent accomplis. La nature travaille avec nous. C’est un devoir de rendre grâce à ce mystérieux compagnon, de remercier le genius loci. »
M. Renan, dans l’introduction à la Vie de Jésus, s’exprime ainsi : « L’accord frappant des textes et des lieux, la merveilleuse harmonie de l’idéal évangélique avec le paysage qui lui servit de cadre, furent pour moi comme une révélation. »
M. Eugène Pelletan, dans sa Nouvelle Babylone, peint un homme de lettres qui, en perdant son logement, son lieu habituel et chéri, a perdu son inspiration28.
En un mot, qui osera dire que le milieu et toutes les circonstances diverses du régime et des habitudes, la vie sédentaire ou la locomotion fréquente, la vie méditative dans les grands bois silencieux ou au bord de la mer retentissante, la vie enterrée dans un trou de province ou bouillonnante au creuset de Paris, qui osera dire que toutes ces choses, et mille autres analogues, soient sans influence sur l’homme, et par conséquent sur son œuvre ?
Les variations atmosphériques nous changent et nous retournent à l’instant. Non seulement chaque homme est un monde, et il n’y a pas deux individus absolument identiques ; mais encore chaque individu varie sans cesse par mille et mille causes.
« Je ne suis fou, dit Hamlet, que par le vent du nord-est ; quand le vent est au sud, je distingue très bien un faucon d’un héron. »
Voltaire a toute une jolie fantaisie sur les variations du caractère anglais et de la vie à Londres, selon que souffle ou ne souffle pas cet affreux vent.
Il n’y a pas besoin d’aller en Angleterre pour en sentir les fâcheux effets. En France même, sitôt qu’il règne, comme on a mal aux nerfs ! comme on est courbattu, brisé dans tous ses membres ! On sent dans ses os le froid de la mort. Le feu, même en été, ne vous réchauffe point. On s’enfuit dans son lit, le froid vous y poursuit… Qu’ils sont rares les maîtres d’étude qui, ce jour-là, ne donnent pas de pensum à leurs écoliers ! Et les maris qui, ce jour-là, ne sont pas aigres avec leurs femmes ! Et les ministres qui, ce jour-là, n’envoient pas aux journaux des avertissements, tout au moins des communiqués !
Ainsi, nous sommes tous des baromètres, des thermomètres, des hygromètres ; tous, — excepté, bien entendu, les spiritualistes dogmatiques, qui sont exempts des humaines faiblesses, comme chacun sait, et qui savent subir toutes les variations de l’atmosphère ou des gouvernements, sans jamais se sentir rompus ni corrompus.
Bossuet avait pris un parti héroïque pour sauver les affaires de l’âme envahies par celles du corps et compromises, à ce qu’il semblait, par la physiologie naissante : c’était de lui attribuer résolument, à elle, à l’âme, même la faim, même la soif, et tout ce qui s’ensuit. Ainsi, dit-il dans son traité de la Connaissance, de Dieu et de soi-même, « quand le corps a besoin de nourriture et de rafraîchissement, il se fait en l’âme une douleur qu’on appelle faim et soif, et cette douleur nous sollicite à manger et à boire, etc. »
Quoi ! c’est en l’âme que tout cela se passe ? Quoi ! c’est de l’âme que tout cela dépend ? Mais c’est confondre l’âme avec la vie, et, par excès de spiritualisme, revenir à la doctrine contraire.
En effet, où donc Bossuet était-il allé prendre cette explication singulière ? C’était dans saint Thomas. Mais saint Thomas lui-même, où donc l’avait-il prise ? C’était, selon toute apparence, chez Aristote et chez Galien. Or, Galien était médecin, par conséquent peu spiritualiste ; et, quant à Aristote, s’il s’était précipité dans cette doctrine, c’était justement par réaction contre les hypothèses et les légendes platoniciennes.
« Platon avait dit que l’âme est d’origine céleste, que son essence est de vivre d’une vie toute spirituelle, qu’elle est venue dans le corps par une chute mystérieuse (voyez le Phèdre), que sa destinée en ce monde est de s’affranchir des organes, et, à travers une série de voyages et d’épreuves corporelles, de reconquérir sa vie primitive en Dieu (voyez surtout le Phédon). Contre cette haute doctrine, chère aux âmes mystiques, — dit M. Saisset, — s’éleva le génie critique d’Aristote. Il ne voyait dans la préexistence des âmes, dans la chute et la métempsycose, que des mythes ingénieux, des métaphores poétiques. Il se moquait de ces âmes qui voyagent à la recherche d’un corps et changent d’organes comme on change d’hôtellerie. Pour lui, l’âme en général est naturellement dans le corps, et telle âme est appropriée à tel corps et non à un autre. L’âme, disait-il, c’est la forme du corps ; entendez l’acte, l’énergie, la force qui anime le corps et se sert des organes pour sentir, penser et agir. Lors donc qu’Aristote énumère les facultés de l’âme, il compte parmi elles la faculté nutritive. C’est la plus humble, il est vrai ; mais cette faculté pourtant est la base solide sur laquelle s’élèvent progressivement la faculté de se mouvoir, la faculté de penser. Telle est la doctrine qu’Aristote enseigna à Théophraste, et qui, à travers mille vicissitudes, prit possession des écoles du Moyen Age, fut acceptée par la théologie, formulée par saint Thomas, et élevée, peu s’en faut, à la hauteur d’un dogme reconnu par l’Église et soutenu, au besoin, par le bras de l’État29. »
Ainsi, chose singulière ! cette théorie de l’âme, opposée par l’empirisme de Galien et d’Aristote à l’idéalisme de Platon, il arrive que Bossuet, dans son spiritualisme à outrance, la reprend pour s’en faire une arme contre l’invasion de la physiologie. Vicissitude bizarre ! qui ne s’explique que par l’obscurité de ce mot âme, — dénomination vague d’une hypothèse mal définie et indéfinissable, — voile flottant qui recouvre un problème insoluble : celui de la nature de l’homme, — double en apparence, et une pourtant. Il faut se rappeler que Bossuet distingue dans l’âme deux sortes d’opérations : les opérations sensitives et les opérations intellectuelles. Dans les premières, l’âme est passive ; dans les secondes, elle est active. Mais, en fin de compte, Bossuet en vient jusqu’à mettre la volonté dans toutes, même dans celles qu’il avoue qu’on fait sans le savoir !
Cette doctrine fut encore exagérée par Claude Perrault, l’architecte de la colonnade du Louvre, et par Stahl, le médecin de Berlin ; si bien qu’ils la rendirent ridicule, sous le nom d’animisme.
Selon Claude Perrault, dès la naissance d’un enfant, et même au sein de sa mère, son âme a résolu de faire circuler le sang, dans l’intérêt du corps, et elle a pratiqué cette sage résolution avec une assiduité si louable et si constante, qu’elle s’en est fait une habitude, une de ces habitudes auxquelles on obéit sans s’en rendre compte.
Selon Stahl également, si le sang circule dans les veines, c’est que l’âme veut qu’il circule. Et l’âme veut cette circulation parce qu’elle sait que le mouvement est nécessaire pour empêcher la corruption des humeurs et pour réparer les pertes ; de l’organisme. Si cette circulation s’opère par un mécanisme admirable, s’il y a un double système de vaisseaux sanguins et dans ces vaisseaux des valvules, si le sang sort du cœur pour aller aux poumons et rentrer dans le cœur, ranimé et purifié, c’est l’âme qui a disposé toutes les pièces de cette merveilleuse machine hydraulique. Elle s’y est proposé une fin générale et mille fins partielles, et elle y a approprié mille moyens : car c’est elle qui a construit les organes, et elle les a construits pour un but précis. Quand une cause étrangère vient troubler la vie, l’âme attentive s’inquiète de ce désordre ; elle active la circulation, et n’hésite pas à donner à son corps une agitation salutaire. On appelle cela la fièvre, et les bonnes gens s’imaginent que la fièvre est une maladie. Point du tout ! la fièvre est un effort de l’âme pour guérir le corps : car l’âme est le premier des médecins, et tout l’art de la médecine consiste à épier les démarches de l’âme et à la seconder dans son ministère réparateur30.
Voilà quelles furent les exagérations de Stahl et de Claude Perrault. — Bordeu s’en moqua, et fit bien. « Stahl a prétendu, dit-il, que l’âme dirige tous les mouvements du corps, et qu’elle pourrait bien l’avoir arrangé lui-même : certains symptômes des maladies ne sont que la colère de l’âme, qui se prépare à livrer bataille à la matière morbifique, et si, comme il n’arrive que trop, l’âme vient à faire quelque faute par mégarde ou même de propos délibéré, ce sont les funestes suites du péché originel qui font que l’âme n’a pas toutes les qualités qu’il faut avoir pour diriger le corps et le bien conduire… Si on demande d’où vient le mouvement du cœur, c’est l’âme qui en est la cause, comme elle est celle de la nutrition, et comme elle fait elle-même le choix des humeurs qu’elle sait envoyer à propos à leur destination, par exemple lorsqu’elle envoie la salive à la bouche : car M. Stahl s’est expliqué même sur cette question, et il a dit que l’âme a le soin d’humecter la bouche lorsqu’il le faut. »
Avec le spirituel Bordeu, tout le dix-huitième siècle éclate de rire à ces propositions de Stahl et se jette à cœur-joie dans l’excès opposé. Pour réagir contre cet animisme, on affecte le matérialisme. Voltaire, Diderot, e tutti quanti, s’amusent à prêcher : Tenez-vous le ventre libre ! C’est là le grand principe de nos actions ! Toute l’âme pend à cela !
« Ne nous étonnons pas, dit l’auteur du Dictionnaire philosophique, que l’homme, avec tout son orgueil, naisse entre la matière fécale et l’urine puisque ces parties de lui-même, plus ou moins élaborées, plus souvent ou plus rarement expulsées plus ou moins putrides, décident de son caractère et de la plupart des actions de sa vie. »
Suit le détail, dont je vous fais grâce. — Dans un autre endroit du même ouvrage, l’auteur, revenant sur ce sujet, à propos d’un passage de saint Paul sur les ventres paresseux, nous donne le conseil que voici : « Quand vous aurez, le matin, une grâce à demander à un ministre ou à un premier commis de ministre, informez-vous adroitement s’il a le ventre libre. Il faut toujours prendre mollia fandi tempora. » — Là-dessus, Voltaire cite l’exemple du cardinal de Richelieu » — Il revient encore, avec plaisir, à ce même sujet dans son esquisse intitulée : les Oreilles du comte de Chesterfield et le Chapelain Goudman…
C’est ainsi que l’abus des explications prétendues spiritualistes pousse les esprits malins et justes à se jeter, par réaction et pour rétablir la balance, dans un matérialisme de fantaisie.
Les esprits même sérieux et tristes sont quelquefois tentés de réagir aussi, et c’est apparemment quelque chose comme cela que Pascal voulait exprimer lorsqu’il écrivait cette pensée : « L’homme n’est ni ange ni bête, et le malheur est que, qui veut faire l’ange, fait la bête. » Et cette autre proposition : « S’il s’abaisse, je l’élève ; s’il s’élève, je l’abaisse. »
Ce qu’il faut reconnaître, c’est qu’il y a tour à tour, dans une seule et même personne, cent personnages différents. L’homme est-il à vingt ans ce qu’il était à dix ? A trente ce qu’il était à vingt ? etc. Ce n’est pas seulement chaque âge, c’est chaque saison et chaque journée, et chaque matin et chaque soir, qui a ses goûts et son humeur. En votre propre moi, ne distinguez-vous pas l’homme du matin et l’homme du soir, l’homme de la raison et l’homme de la sensation, l’homme des affaires et l’homme des plaisirs, l’homme d’étude et l’homme du monde, l’homme de sang-froid et l’homme d’enthousiasme (après qu’il a pris un peu de café et entendu un peu de bonne musique), l’homme des livres et l’homme des théâtres, l’homme de la solitude et l’homme de la foule, l’homme en robe de chambre et l’homme en habit ? — Rien que sur ces deux derniers mots, il y aurait tout un chapitre.
Nous venons de voir Guido Reni peindre avec pompe, en habits magnifiques. On sent bien cela dans son style, — de même qu’on sent bien au style de Buffon qu’il écrivait en grandes manchettes de dentelle, — et à celui d’Alexandre Dumas, qu’il écrit toujours en manches de chemise. — Diderot, de même, à l’éloquence libre et lâchée, se plaisait dans sa robe de chambre, et dans sa vieille, entendez-vous ? Comme il la regrette, lorsqu’il l’a quittée ! ou plutôt lorsqu’elle l’a quitté !
« Pourquoi ne l’avoir pas gardée ? Elle était faite à moi ; j’étais fait à elle ! Elle moulait tous les plis de mon corps, sans le gêner ; j’étais pittoresque et beau ! L’autre, raide, empesée, me mannequine !… Il n’y avait aucun besoin auquel sa complaisance ne se prêtât : car l’indigence est presque toujours officieuse. Un livre était-il couvert de poussière ? Un de ses pans s’offrait à l’essuyer. L’encre épaisse refusait-elle de couler de ma plume ? Elle présentait le flanc. On y voyait tracés en longues raies noires les fréquents services qu’elle m’avait rendus !
Ces longues raies annonçaient le littérateur, l’écrivain, l’homme qui travaille… A présent, j’ai l’air d’un riche fainéant ; on ne sait qui je suis. Sous son abri, je ne redoutais ni la maladresse d’un valet, ni la mienne ; ni les éclats du feu, ni la chute de l’eau. J’étais le maître absolu de ma vieille robe de chambre ; je suis devenu l’esclave de la nouvelle. Le dragon qui surveillait la Toison d’or ne fut pas plus inquiet que moi. Le souci m’enveloppe… »
Le vêtement a donc son influence, comme le temps et comme l’air. Il se moule à nous, nous à lui. « Le vêtement, dit Shakespeare, révèle souvent l’homme. »
C’est un passe-temps, en voyage, de deviner les gens à leur mise, autant qu’à leur physionomie. Cela fait suite à Lavater. M. Léon Plée, si ma mémoire ne me trompe, a écrit là-dessus de jolies choses.
Quelquefois un détail suffit. — Quand notre Balzac, encore inconnu, s’essayait sous vingt pseudonymes et écrivait, pour se faire la main, une trentaine de volumes, que depuis il ne reconnut jamais, il avait, s’il faut en croire son ami Dutacq, collaboré à un petit livre intitulé : « l’Art de mettre sa Cravate de toutes les manières connues et usitées, enseigné et démontré en seize leçons ; précédé de l’Histoire complète de la Cravate depuis son origine jusqu’à ce jour ; de Considérations sur l’usage des cols, de la cravate noire et de l’emploi des folards, etc. » On faisait voir, dans ce traité, comme quoi chaque profession, chaque classe sociale a une façon particulière de se cravater, et comment d’un coup d’œil, à la cravate seule, vous pouvez deviner le caractère d’un homme, son passé, son présent, son avenir. Je n’ai pas rencontré ce savant livre, mais j’en imagine volontiers les deux principales divisions : — d’une part, les hommes soi-disant sérieux, portant des cols droits et se plaisant à être guillotinés par leur cravate ; de l’autre, les gens naturels, tolérant à grand’peine le col brisé, et encore pour se conformer à l’usage, qui ne nous laisse que le choix des carcans ! — là les diplomates, ici les artistes ; dans ces deux genres rentreraient aisément toutes les espèces sociales…
Louis XIV ne paraissait jamais qu’en perruque : il en avait une petite, courte, pour le matin, pendant qu’on lui faisait la barbe ou qu’il était sur sa chaise d’affaires (Voir, pour ce dernier mot et pour tout ce qui s’y rattache, le Dictionnaire de l’Académie et l’Index des Mémoires de Saint-Simon) ; et une autre, grande, majestueuse, pour l’apparat, lequel commençait dès le petit lever, tout de suite après la chaise d’affaires.
« Pourquoi, dit Buffon, la tête d’un docteur est-elle environnée d’une quantité énorme de cheveux empruntés, et pourquoi celle d’un homme du bel air en est-elle si légèrement garnie ? L’un veut que l’on juge de l’étendue de sa science par la capacité physique de cette tête, dont il grossit le volume apparent, et l’autre ne cherche qu’à le diminuer, pour nous donner l’idée de la légèreté de son esprit. »
Je lis dans des Mémoires que M. de Sartines, lieutenant-général de police et homme du monde, avait toutes sortes de perruques, de tous les caractères et de toutes les dimensions : perruque pour le négligé, perruque pour le conseil, perruque à bonnes fortunes, perruque à interrogatoires. La perruque des rendez-vous galants était à cinq petites boucles flottantes. Celle dont le magistrat s’affublait pour interroger les criminels était terrible, elle faisait des serpents : on l’appelait l’inexorable.
Les orateurs athéniens portaient des couronnes de feuilles d’olivier, et tenaient un bâton, comme dans Homère. Nos avocats ont la robe, le rabat et le bonnet : le bonnet joue le rôle que jouait le bâton, et leur sert à faire mille singeries — de vivacité ou de majesté. — Les prédicateurs ont des surplis blancs, dont les ailes voudraient simuler des anges. — Ainsi tout signe a son effet dans la grande mascarade humaine. Le costume exprime le caractère, et tour à tour le modifie : témoin les prêtres, les moines, les béguines, les soldats. L’uniforme, quel qu’il soit, comprime l’individualité et la façonne à son image. Il ne faut donc point s’étonner si le costume lui-même se marque dans le style. Habits et habitudes, — costumes et coutumes, — la ressemblance des mots exprime le voisinage des idées.
Comme je m’étendrais, si je voulais, sur les rapports de l’habit et du style, et sur toutes leurs analogies, volontaires ou involontaires ! Il y a, dans la littérature courante comme dans les modes, des articles d’été et des articles d’hiver. Les articles d’été sont plus légers, plus lâches ; les articles d’hiver sont plus serrés, plus solides… Mais c’est assez pousser la plaisanterie.
Sérieusement, chaque chose, grande ou petite, a son influence, bonne ou mauvaise, qui se marque souvent dans le style. Aucune circonstance n’est indifférente ; tout a son importance relative, qu’il est possible de constater.
« Un cheveu même a son ombre », dit Mahomet. Comment donc le corps tout entier, avec tout ce qui s’y rapporte, n’aurait-il pas la sienne aussi ? Et comment donc, par conséquent, la physiologie pourrait-elle être séparée de la critique ?
Récapitulation et suite
Pour récapituler ce que nous avons dit jusqu’à présent, je crois, par cette série de détails et d’exemples, avoir suffisamment fait voir ce que j’avais avancé : comme quoi, dans une page et quelquefois moins, mais en général dans le style et dans la manière d’un écrivain véritable, on peut très souvent reconnaître son tempérament et son caractère ; ses habitudes, sa profession ; son sexe, son âge, sa santé ; sa famille, sa race ; son pays, son siècle ; son climat physique et moral.
C’est tout ce que j’ai voulu indiquer, me contentant de donner un aperçu sommaire et rapide de l’application de la physiologie à la critique et à l’analyse des œuvres littéraires.
Rien entendu, ce procédé n’exclut nullement tous les autres : il ne rejette ni la critique des mots et du langage, qui va de la grammaire à la rhétorique, et de la rhétorique à la philologie ; ni la critique philosophique, qui, sous le nom particulier d’esthétique, remonte aux principes de l’art et se flatte de pénétrer l’essence même de la beauté ; ni la critique historique et morale, qui éclaire l’œuvre par la vie de l’auteur et la vie de l’auteur par l’œuvre, les replace dans leur siècle comme dans leur cadre et dans leur vrai jour, ou plutôt les reconstitue vivants, et ressuscite ensemble et l’œuvre et l’homme, et les contemporains, non d’un seul pays, mais de tous, par les littératures comparées et par l’histoire universelle.
A vrai dire, la critique physiologiste n’est qu’un département de celle-ci. Il est à noter, toutefois, que ce département menace de devenir à lui seul un empire, comme l’Ile-de-France est devenue la France.
Au reste, si autrefois la physiologie tenait moins de place dans la critique, c’est que, même en dehors de la critique, la physiologie existait à peine.
A présent, elle existe et s’accroît chaque jour, et pénètre partout. Pourquoi s’en plaindre ? C’est un instrument de recherche et de précision ajouté aux autres. Tous, loin de s’exclure, se contrôlent entre eux. Est-ce que l’on a jamais un trop grand nombre de pierres de touche, de contre-épreuves et de vérifications ? En chimie, quand on veut connaître un corps, est-ce qu’on le traite par un seul réactif ? Non, mais par deux, par trois, par quatre, et par tous ceux dont on dispose. Pourquoi ne pas faire de même en critique, afin de bien connaître une œuvre et un artiste, et l’homme à fond ?
J’entends les objections que l’on m’adresse et dont la principale est celle-ci : Un tel procédé mènerait aisément au matérialisme. — Oui, si on l’employait à l’exclusion des autres, et si on le poussait à outrance. Mais, employé avec réserve, et de concert avec les autres, il ne présente aucun danger, et il fournit de nouveaux moyens d’analyse ; il ouvre des aspects inattendus : il enrichit donc la critique. Pourquoi, alors, ne pas l’admettre ? Est-ce que la critique et la philosophie auraient aussi leurs superstitions et leurs mystères ? Est-ce que la critique et la philosophie ne sont pas l’examen libre, la recherche du vrai par tous les moyens ?
La critique naturelle n’exclut ni la psychologie, ni la morale, — à moins qu’on ne prétende que l’âme et la raison sont hors de la nature, comme si la nature n’était que matière ! — Ainsi donc, la critique physiologiste n’est pas du tout incompatible avec la critique spiritualiste. Au contraire, elle la complète, elle la sauve du vague et de l’à-peu-près : elle lui sert de lest ; elle l’empêche d’aller se perdre dans les nues et dans les phrases. Elle abat les têtes de pavot de la vieille rhétorique soporifère… Ah ! Physiologie, sois bénie !
Répétons-le, pas une seule des interprétations psychologiques, morales, spiritualistes, n’est supprimée par ces observations physiologiques, qui contrôlent seulement les autres et qui les vérifient, ou qui sont vérifiées par elles. L’œuvre de l’écrivain ou de l’artiste étant l’œuvre de l’homme tout entier dans sa complexité vivante, on ne peut espérer de bien connaître et de bien, expliquer cette œuvre que par l’analyse de cette complexité, de ce « tout naturel. » L’âme n’est qu’un des deux modes du moi. Elle est une force qui se sent, je dirai même une force simple, mais impliquée dans beaucoup d’autres. On doit débrouiller tout cela, autant que possible. Ceux qui ne font pas marcher de front la physiologie, la morale, l’histoire et le reste, sont des rhétoriciens incurables, qui n’ont pas le goût de la réalité.
Qu’on ne dise pas que ces observations, dont j’essaye de donner un spécimen, sont minutieuses, microscopiques. Pourvu qu’on les mette fleur place, à leur plan, et qu’on les subordonne aux autres, rien n’est minutieux, rien n’est insignifiant, de ce qui peut conduire, par la précision, à une plus grande somme de vérité.
Quant à moi, je l’avoue, ce qui m’attache, depuis les Vies des Hommes illustres, de Plutarque, jusqu’aux monographies à la manière anglaise, c’est l’étude intime de l’individu, c’est le détail vivant et caractéristique. — La philosophie de l’histoire est une sphère supérieure d’où l’on plane sur l’ensemble de l’humanité ; mais la vie des hommes — illustres, ou non, — leur biographie détaillée, voilà ce qui nous saisit, nous captive, nous intéresse intimement. L’étude du moral et celle du physique y sont étroitement unies, mêlées et confondues.
M. Sainte-Beuve a bien montré, dans un très bel article sur sa méthode, comment, dans une famille, les esprits, les caractères et les tempéraments s’expliquent souvent les uns par les autres, avec des variantes pleines d’intérêt et de curieuses modifications d’un naturel analogue en ses divers exemplaires plus ou moins réussis.
Critique naturaliste de premier ordre, et peintre en même temps, il fait voir aussi et toucher du doigt qu’en dehors même de la famille proprement dite, il y a des familles et des groupes d’esprits et de talents, soit analogues, soit divers, « mais de la même volée et du même printemps, éclos sous le même astre, et qui se sentent nés, avec des variétés de goût et de vocation, pour une œuvre commune. » Et de cela également il donne de nombreux exemples.
« Pour bien connaître un talent, ajoute-t-il, il convient de déterminer le premier centre poétique ou critique au sein duquel il s’est formé, le groupe naturel littéraire auquel il appartient, et de l’y rapporter exactement. C’est sa vraie date originelle. »
Il définit ainsi « la méthode naturelle en littérature » :
« Être en histoire littéraire et en critique un disciple de Bacon, me paraît le besoin du temps et une excellente condition première pour juger et goûter ensuite avec plus de sûreté. »
Il va jusqu’à dire : « On ne saurait s’y prendre de trop de façons et par trop de bouts pour connaître un homme, c’est-à-dire autre chose qu’un pur esprit. Tant qu’on ne s’est pas adressé sur un auteur un certain nombre de questions et qu’on n’y a pas répondu, ne fût-ce que pour soi seul et tout bas, on n’est pas sûr de le tenir tout entier, quand même ces questions sembleraient le plus étrangères à la nature de ses écrits : — Que pensait-il en religion ? — Comment était-il affecté du spectacle de la nature ? — Comment se comportait-il sur l’article des femmes ? — Sur l’article de l’argent ? — Était-il riche, était-il pauvre ? — Quel était son régime, quelle était sa manière journalière de vivre ? etc. — Enfin, quel était son vice ou son faible ? Tout homme en a un. Aucune des réponses à ces questions n’est indifférente pour juger l’auteur d’un livre et le livre lui-même, si ce livre n’est pas un traité de géométrie pure, si c’est surtout un ouvrage littéraire, c’est-à-dire où il entre de tout. »
Il faudrait transcrire presque entièrement cet article, un des chefs-d’œuvre de la seconde manière de l’auteur, si courante et si pleine, un de ceux où se révèle, avec le plus d’éclat, de finesse et de vie, la faculté supérieure du critique. On y verrait, d’un bout à l’autre, ce que nous essayons de démontrer, que la production littéraire n’est pas séparable du reste de l’homme et de l’organisation, ni de la parenté, ni de la race31.
Ce qu’on cherche dans une lecture, c’est l’homme, la femme, la vie, la passion, — le tempérament ou la fantaisie, — le corps et l’âme, — non la rhétorique et les paperasses. Les livres où il n’y a que ces deux choses ne sont bons que pour les pédants, les collectionneurs ou les bouquinistes.
Parmi toute la farcissure de Montaigne, comme lui-même l’appelle, je sens une personne, et des plus vives, — que nous avons tâché de définir ; — mais les vieux rhétoriciens, qui n’ont que des phrases à la place du cœur, des phrases à la place de l’esprit, des phrases à la place du tempérament, semblables aux momies pleines de bandelettes écrites, — sont fastidieux à mourir.
J’avoue que je ne suis pas fou de ce qu’on nomme « la saine littérature », et de ce que j’appelle, moi, le style pâte-ferme ; mais je n’aime pas davantage cette pâtisserie feuilletée qui se décore du nom d’élégance. Il ne faut ni trop lourd, ni trop léger.
Surtout il faut laisser la nature libre. Mettez à votre esprit la bride sur le cou, et, s’il est heureusement doué, il aura grâce, presque toujours, à courir et à discourir.
Ses défauts même seront aimables, parce qu’ils seront sincères comme ses qualités. On n’aura jamais à lui reprocher ni le pédantisme, ni le dogmatisme, deux épouvantails à faire fuir les gens !
Plus on met de soi, de son naturel, de son expérience personnelle, de ses passions et de sa raison, de ses tristesses et de ses joies, de ses nerfs et de sa substance, et de sa vie et de son âme, dans un écrit, dans une œuvre quelconque : plus on lui donne d’intérêt, de valeur.
Il est vrai que par ce franc jeu et par cette sincérité, en se mettant tout entier dans son œuvre, en se livrant tel que l’on est, on donne prise aux adversaires.
Qu’importe ? Ne donne pas prise qui veut ! Plus l’arbre est fort, plus il fait d’ombre. On ne peut être aimé des uns, qu’en étant détesté des autres.
Le procédé dont nous venons de faire l’essai sur la littérature et sur les écrivains, pourrait être essayé de même sur les musiciens et sur la musique, sur les peintres et sur la peinture, sur les statuaires et sur la sculpture, sur les architectes et sur l’architecture, en un mot sur tous les artistes et sur tous les arts ; — d’autant plus que dans les arts proprement dits, à la différence des lettres, la sensation est l’interprète nécessaire du sentiment et de l’idée. C’est même de là que vient le nom de la critique d’art, appelée esthétique (aisthesis, sensation) : nom qui semble présenter un sens moins large, moins élevé, que la chose qu’il désigne ; mais c’est que dans les arts le moral et le physique se mêlent plus que jamais.
Sans repasser par toutes les divisions que nous venons de parcourir pour montrer comment les observations physiologiques peuvent être de mise dans la critique littéraire, nous allons, par quelques indications de plus en plus rapides, faire voir que la physiologie trouverait aussi sa place dans la critique d’art.
Deuxième partie
La musique
Kant appelle la musique « un beau jeu de sensations. » Cette définition de l’illustre métaphysicien se rapprocherait assez de celle des matérialistes, qui ne considèrent la musique que comme « un excitant pour les nerfs. » C’est faire peu d’honneur à la musique et en concevoir une pauvre idée que de la mettre purement et simplement au rang des alcools, ou du café, ou de l’opium, ou du haschich, et de ne la regarder que comme un jeu de sensations. Mais, à la vérité, il est difficile d’assigner quelle est, dans l’émotion musicale, la part de l’âme, la part des sens. C’est là qu’on reconnaît plus que jamais la complexité de notre nature.
La musique a ce double caractère : étant, d’un côté, comme la peinture, un art qui s’adresse d’abord à la sensation et qui pourrait par là sembler matérialiste, d’autre part elle entraîne l’imagination plus loin, plus haut dans l’idéal, que ne saurait faire la poésie, même la plus sublime, ni aucun autre art, quel qu’il soit. Par là, elle semble être, le plus idéaliste de tous les arts.
La musique, l’amour et la nécessité d’une réparation quelque part à toutes les injustices de cette vie, sont les trois choses qui nous sollicitent le plus dans ce monde à en espérer un autre, en dépit de tout ce qu’il y a, dans une telle conception, d’incompréhensible pour un esprit réfléchi et non prévenu.
Si le mot infini pouvait avoir un sens pour l’homme, créature finie, c’est la musique qui lui révélerait l’infini. Elle lui en donne, du moins, l’illusion ; et qui peut savoir si l’illusion n’est pas ce qu’il y a, pour nous, de plus réel ? Dans les arts, en tout cas, l’illusion est la réalité elle-même.
Quand, par hasard, la grande musique descend dans les masses populaires, — on peut le voir depuis deux ans32, — elle fait dans ces âmes simples d’immenses trouées d’idéal, comme le boulet dans les bataillons. Elles s’en reviennent blessées d’amour et d’héroïsme, sans rien comprendre à leur blessure. Une ouverture s’est faite en elles, par où elles se sentent s’écouler. C’est avec joie, avec délices, qu’elles sont bouleversées, révolutionnées. Elles se voient soulevées à des hauteurs nouvelles. Le fardeau de la vie présente est allégé, peut-être par le rêve indistinct d’une autre vie réparatrice. On croit que l’on vaut davantage, et on a raison : on est meilleur, on est plus grand, on est plus fort ; on transporterait des montagnes… Mais il n’y en a plus, tout s’aplanit ! On a le cœur plein d’allégresse, de reconnaissance et d’amour !
Je me rappelle qu’une fois, à ces concerts, je vis une pauvre fille du peuple, une ouvrière, — avec un bonnet très blanc, sans rubans, et un petit châle très propre, mais très râpé, — elle prenait, à la porte, un billet de quinze sous. Elle donna ses quinze sous en monnaie de cuivre : on voyait qu’elle les avait économisés un à un, péniblement, sur son chétif salaire de chaque jour, et amassés pour son dimanche, récréation unique de la semaine, fête longuement ◀attendue▶ ! Mais, pour ses quinze sous, la brave fille, elle reçoit et elle emporte dans son cœur des trésors de délices, de force et de vertu, que lui donnent ces génies divins, la veille encore inconnus d’elle, Haydn, Mozart, Beethoven, Weber, Mendelssohn ! Quel monde nouveau pour elle ! Quelle révélation !… Quel rayonnement de foi et d’espoir ! Quelle consolation de tant de jours sombres ! Quelle joie pour cette pauvre âme !
La légende d’un monastère au bord du Rhin conte qu’une noble religieuse passa trois cents ans à écouter l’oiseau de la forêt. « A côté de cette belle légende, où l’extase produite par l’harmonie prolonge la vie pendant des siècles, on se rappelle l’histoire de cette femme qui, sous Louis le Débonnaire, entendit l’orgue pour la première fois et mourut de ravissement. Ainsi, dans les légendes allemandes, la musique donne la vie et la mort33. »
La musique dit plus que la parole, parce qu’elle dit avec moins de précision : c’est là sa supériorité, et, si l’on veut, son infériorité tout à la fois.
Mais, en supposant qu’on puisse hésiter entre la musique et la littérature, il faut convenir du moins que la musique est supérieure à tous les autres arts.
Si quelque chose de l’âme du peintre demeure fixé dans son ouvrage, y respire encore longtemps après lui et se communique à notre esprit que dire de l’œuvre du musicien ? Celle-ci non seulement se communique à nous ; mais nous mêlons notre âme avec l’âme du maître, actuellement, activement. Le peintre, nous restons en dehors de son œuvre ; mais celle du musicien se mêle à nous, et, en l’écoutant, nous y prenons part, nous y faisons intérieurement notre partie, et chaque auditeur, sur la même musique, brode un poème différent.
En même temps que la musique est le plus idéaliste des arts, elle est aussi un des plus réalistes, traduisant les sentiments des hommes et des races, les mœurs et les civilisations diverses, les caractères et les tempéraments des individus et des peuples, avec leur santé physique et morale.
« Aucun autre art, dit George Sand, ne réveillera d’une manière aussi sublime le sentiment humain dans les entrailles de l’homme ; aucun autre art ne peindra aux yeux de l’âme, et les splendeurs de la nature, et les délices de la contemplation, et le caractère des peuples, et le tumulte de leurs passions, et les langueurs de leurs souffrances. Le regret, l’espoir, la terreur, le recueillement, la consternation, l’enthousiasme, la foi, le doute, la gloire, le calme, tout cela et plus encore, la musique nous le donne et nous le reprend, au gré de son génie et selon toute la portée du nôtre. Elle crée même l’aspect des choses, et, sans tomber dans les puérilités des effets de sonorité, ni dans l’étroite imitation des bruits réels, elle nous fait voir, à travers un voile vaporeux qui les agrandit et les divinise, les objets extérieurs où elle transporte notre imagination. Certains cantiques feront apparaître devant nous les fantômes gigantesques des antiques cathédrales, en même temps qu’ils nous feront pénétrer dans la pensée des peuples qui les ont bâties et qui s’y sont prosternés pour chanter leurs hymnes religieux. Pour qui saurait exprimer puissamment et naïvement la musique des peuples divers, et pour qui saurait l’écouter comme il convient, il ne serait pas nécessaire de faire le tour du monde, de voir les différentes nations, d’entrer dans leurs monuments, de lire leurs livres et de parcourir leurs steppes, leurs montagnes, leurs jardins ou leurs déserts. Un chant juif bien rendu, nous fait pénétrer dans la synagogue ; toute l’Écosse est dans un véritable air écossais, comme toute l’Espagne est dans un véritable air espagnol. J’ai été souvent ainsi en Pologne, en Allemagne, à Naples, en Irlande, dans l’Inde, et je connais mieux ces hommes et ces contrées que si je les avais examinés durant des années. Il ne fallait qu’un instant pour m’y transporter et m’y faire vivre de toute la vie qui les anime. C’était l’essence de cette vie que je m’assimilais sous le prestige de la musique. »
Chaque race a son caractère, en musique comme en tout le reste. « Je croyais, dit M. de Custine dans son livre sur la Russie, je croyais la musique russe apportée de Byzance en Moscovie ; on m’assure au contraire qu’elle est indigène : ceci expliquerait la profonde mélancolie de ces airs, surtout de ceux qui affectent la gaieté par la vivacité du mouvement. Si les Russes ne savent pas se révolter contre l’oppression, ils savent soupirer et gémir. A la place de l’empereur, je ne me contenterais pas d’interdire à mes sujets la plainte, je leur défendrais aussi le chant, qui est une plainte déguisée : ces accents si douloureux sont un aveu et peuvent devenir une accusation ; tant il est vrai que, sous le despotisme, les arts eux-mêmes, lorsqu’ils sont nationaux, ne sauraient passer pour innocents : ce sont des protestations déguisées. »
La race germanique est naturellement musicienne ; la race italienne aussi, mais autrement, différence de climats et de peuples.
Ce qu’on appelle la musique de chambre a révélé aux gens du midi le secret et en même temps l’idéal des gens du nord. M. Alfred Dumesnil, dans un tout petit livre, grand par le sentiment, a écrit là-dessus des pages exquises.
Les Français, par nature, étaient peu musiciens ; mais, à force d’esprit et de goût, et par leur merveilleuse faculté d’assimilation et de sympathie, voilà qu’ils le deviennent. L’esprit français, en général, est un esprit de prose et de précision plus que de poésie et de musique ; cependant il faut reconnaître que nulle part, à l’heure qu’il est, la musique n’est plus vivante qu’en France. Ce n’est pas seulement comme dilettanti, c’est aussi comme compositeurs que les Français se révèlent enfin. « Les Français viennent tard à tout, disait le plus Français de tous, mais ils y viennent. » Méhul, Hérold, Boïeldieu, Auber, Halévy, Félicien David, Gounod, Berlioz, Reber, Ambroise Thomas, Ernest Reyer, Victor Massé, Maillard, et d’autres, sont là pour attester que nous aurons enfin une nationalité musicale.
Mais, même du temps où les Français n’étaient pas musiciens encore, il est arrivé quelquefois qu’ils faisaient produire aux grands musiciens des autres pays leurs plus beaux chefs-d’œuvre. Par exemple, dans Guillaume Tell, à la grâce facile et féconde du génie italien, à ce rythme si clair et si accentué, à une richesse d’instrumentation et à une entente de l’harmonie dignes de l’Allemagne, Rossini a su allier toute la puissance d’action dramatique que désire l’esprit français.
A ce propos, il est permis de se demander si Mozart, qui a composé pour d’autres publics ces merveilles que l’on appelle les Noces de Figaro et Don Juan, n’aurait pas créé, s’il eût écrit une fois ou deux en vue du public français, quelque œuvre, je ne dis pas plus parfaite, mais autrement parfaite, et d’un genre de beauté différent. Car l’esprit français, demandant aux génies étrangers des qualités analogues aux siennes, qui sont la précision et l’action, tire peut-être de ces génies plus qu’ils ne croyaient eux-mêmes contenir, et leur communique ses qualités propres, qui, combinées avec leurs qualités à eux, nationales, instinctives et physiologiques,
produisent des effets nouveaux. De même qu’il se fait, en peinture, une combinaison du caractère et du tempérament du peintre avec la physionomie de la personne dont il veut faire le portrait, de même la muse du maestro se marie, pour ainsi dire, au génie de son public,
La race anglo-saxonne, essentiellement industrielle, a toutes sortes de grandes qualités ; mais, en fait de musique, on peut dire qu’elle n’a que de bonnes intentions. Les Anglais, surtout les Anglaises, en musique comme en morale, chantent faux naturellement. Je n’oserais ajouter que même, pour la plupart, ils parlent faux : car ils pourraient nous répondre que c’est nous, et que chaque peuple a sa cantilène, et qu’ainsi le veut la Physiologie, ma déesse. Soit ! il y a en effet aussi, en France, nombre de gens qui parlent faux. Ils gâtent les meilleures choses par le ton qu’ils y mettent. Cela vient parfois de l’affectation et parfois de l’hypocrisie. L’une et l’autre faussent tout : la voix, et le regard, et le geste, et toute la personne. De là, pour les gens naturels, résultent de continuels petits supplices, et, si l’on veut, de grandes occasions d’exercer leur patience, à défaut de leur charité.
Il y aurait peut-être, si nous avions le temps, à examiner jusqu’à quel degré le protestantisme, qui d’ailleurs a été la cause de tant de choses excellentes, admet la franchise, la sincérité et la vérité dans les arts. Nous pourrons toucher ce point, en passant, lorsqu’il sera question de la peinture et des influences réciproques des religions sur les arts, et des arts sur les religions.
Quoi qu’il en soit, dites-moi, je vous prie, quels sont les grands musiciens de l’Angleterre…
Pour l’Amérique, c’est encore pis. Lisez Alfred Assollant et Oscar Commettant. Vous verrez ce que peut être l’art musical aux États-Unis.
Un de mes amis, musicien et artiste distingué, qui habite New-York depuis une quinzaine d’années, m’écrivait dernièrement ceci :
« Songez à ce que doit être l’art chez un peuple qu’un mot d’esprit émeut juste comme un
tour de clown, chez un peuple où il se trouve des femmes qui consentent à porter le costume de quakeresses, enfin chez un peuple dont l’idéal musical s’est fondé sur un air comique accepté sérieusement » Leur fameux Yankee doodle est honteux, musicalement parlant. Il est vrai que le compositeur anglais a voulu faire une charge, et qu’il y a réussi. Les Yankees ont montré de l’esprit en acceptant la charge des Anglais pour la faire jouer sur les champs de bataille contre ceux qui l’avaient faite. Mais cet air absurde, avec lequel on berce les marmots américains, n’en pervertit pas moins le sens musical d’un peuple qui ne serait peut-être pas incapable d’une éducation meilleure.
« Il y aurait tout un chapitre à faire sur l’Esthétique des Yankees. Les ventes de tableaux, c’est-à-dire de cadres, seraient une mine inépuisable. Les toiles qui servent de prétextes à ces cadres sont tantôt des plats d’épinards, intitulés landscapes tantôt des omelettes fantastiques, sous le nom de marine, ou de coucher de soleil, ou d’automne américain sur les bords de l’Hudson, du Magaga-dawek, de l’Androscoggin, du Kooskooskie, de l’Atchafalaya, de l’Appalachicola, ou du Mattawamkeag… Ouf !
« Les expositions annuelles de peinture à New-York suivent une marche progressive, mais en arrière. A part un petit nombre d’assez bons paysagistes et quelques peintres de portraits, le reste est au-dessous du médiocre, et pourrait faire beaucoup mieux sans faire bien.
« Quant à leur critique musicale, elle est d’une extrême faiblesse. Rien d’étonnant à cela. La musique est le dernier venu des beaux-arts, et elle en est encore à l’âge héroïque. Les poétiques sont venues après Homère, et ce n’est peut-être pas du temps de Raphaël qu’on a le mieux parlé peinture. Vous imaginez ce qu’est la critique musicale à New-York : — pas plus bête qu’une autre lorsqu’il s’agit de l’exécution, elle est nulle sur la composition, sur l’idée. »
Il suffit de ces quelques indications pour faire voir qu’en musique, comme en littérature, les races et les nationalités ont chacune leur caractère propre.
Au reste, la musique est, de tous les arts, le plus sujet à se développer, à se transformer, à se renouveler, soit par la diversité des complexions et les caprices des passions individuelles, soit par les variations du goût public, ou, pour employer une expression plus élevée, des aspirations morales de chaque génération.
Car, dans l’œuvre d’un homme de génie, — soit musicale, soit littéraire, soit d’un art quelconque, — outre l’homme lui-même, outre l’idiosyncrasie naturelle et héréditaire qui constitue sa personnalité, et outre les connaissances et l’expérience accumulées de toute sa vie antérieure jusqu’à la minute où il crée cette œuvre nouvelle, où il sent l’étincelle morale, il y a, ne l’oublions pas, toute la collectivité des idées, des sentiments et des instincts de son époque, dans laquelle encore toutes les précédentes se condensent incessamment ; il y a l’énorme pression à la fois de toute l’expérience morale antérieure et de toute la sensibilité actuelle de sa nation et de l’humanité entière, aboutissant, à un moment donné, dans une crise individuelle : tout cela ensemble forme en quelque sorte un immense courant magnétique qui emporte cet homme de génie, ajoutant à ses forces personnelles toutes ces autres forces, multipliées les unes par les autres à l’infini.
Les masses qui composent l’humanité ne se conduisent pas par des raisonnements ; elles vont par instincts profonds, par flux et reflux, comme la mer. L’artiste, qu’il le sache ou non, qu’il le veuille ou non, a sur lui tour à tour et sous lui tout cet océan, qui alternativement l’accable et l’exalte.
Mais, parmi tout ce qui concourt ainsi à soulever ou à opprimer la pensée de l’artiste, reconnaissons que son genre de talent ou de génie dépend principalement de la prédominance de certaines conditions physiologiques, fatales, héréditaires, antérieures à tout libre-arbitre, à la naissance même et à la vie, ainsi que de certaines habitudes morales qui résultent de ces conditions organiques, — habitudes instinctives, obstinées, exclusives, presque irrésistibles.
S’il est vrai que l’effet esthétique d’une œuvre dépend moins de la valeur particulière de chacune des qualités de l’artiste que de leur unité et de leur harmonie, est-ce que cette unité et cette harmonie ne jaillissent pas surtout de sa complexion et de son tempérament ? Mais est-ce que ceux-ci à leur tour ne résultent pas de l’hérédité physique et morale, et des influences de la race, du sol, du climat et du siècle ?
Il serait facile de suivre, dans ce qu’on sait de la vie de chaque compositeur, la psycho-physiologie de la musique ; mais le détail en serait long, je m’en fie à vos souvenirs. Je poserai quelques traits seulement : votre mémoire achèvera. Analysez le caractère et l’organisation de chaque maître, ses passions et son humeur, son état de santé et son régime, et écoutez ensuite son œuvre, — ou réciproquement, — et vous trouverez entre l’œuvre et l’homme une ressemblance nécessaire. La pensée se reflète dans chaque passage, tantôt sombre et mélancolique, tantôt riante et gracieuse, tantôt héroïque et sublime. Les changements d’humeur et de disposition physiologique ou morale, tout se peint comme dans un miroir qui retiendrait l’image des objets. C’est ce qui a fait dire que la musique est la photographie des passions. On y retrouve la complexion, le caractère, les habitudes de l’artiste.
Dans Haydn, quelles grâces naïves et touchantes, passionnées et tranquilles ! Quel charme pénétrant ! Quelle honnêteté, quelle sincérité, quelle humanité ! Avant tout, quelle simplicité suave et ingénue ! Quelle candeur ! « Haydn resta toujours l’enfant de chœur enrégimenté dans ce vaste empire, qu’il ne pensa jamais à regarder avec sa conscience d’homme libre. Sa candeur l’empêcha de s’apercevoir et de souffrir de la société où il vivait… Ame innocente, l’inspiration fut le plus grand bonheur, la plus grande récompense que Dieu pût lui accorder : jamais il ne se mettait à son piano sans faire sa prière. Tout, chez lui, se passe en dehors du monde, dans une admirable sérénité34. »
Haydn est, à ce qu’il me semble, une sorte de Pérugin musical, mais plus haut de toute la hauteur de la musique par-dessus la peinture. Pérugin est à Raphaël ce que Haydn est à Mozart.
« La musique allemande, disait Humboldt, est fille des chants populaires. » Cela est vrai surtout pour l’Allemagne orientale. Haydn et Mozart en sont des exemples : nés tous deux à la frontière de Hongrie et de Bohême, dans ce pays si riche en légendes, ils en ont recueilli les souffles.
Mozart, prodige de précocité, de quatre à six ans composait déjà, et devait mourir à trente-cinq ! Que d’œuvres dans cette courte vie ! Vers vingt-huit à trente ans, il commença à sentir les premiers symptômes d’une maladie de poitrine, compliquée d’une affection nerveuse qui le jetait souvent dans une sombre mélancolie. Le travail, sa seule ressource contre la tristesse, augmentait son mal35. On dit aussi qu’il aimait trop les femmes, — comme Pergolèse (qui était mort de même, d’une maladie de poitrine, à trente-deux ans), comme Raphaël, comme Weber, comme Beethoven, comme Bellini. Organisations supra-nerveuses, tous ces grands artistes, excepté Beethoven, meurent prématurément, mais riches d’œuvres.
Mozart et Beethoven sont musiciens de naissance, fils de musiciens ; les germes du génie musical sont dans leur sang et dans leurs nerfs, avec ce feu dont ils brillent et brûlent.
Par-dessus cette organisation première, quelle vie dévorante que celle de Mozart ! Dès l’enfance, il voyage avec son père, court tous les pays, l’Allemagne, la France, l’Angleterre, la Flandre, la Hollande, la Suisse, l’Italie excite partout l’étonnement et l’admiration par son exécution et par ses œuvres. La population milanaise, transportée d’enthousiasme à la représentation de son Mithridate, s’écrie : Evviva il maestrino !… De retour en Allemagne, il erre plusieurs années, sans qu’on veuille lui accorder une place de maître de chapelle. Sa vie se passe dans une lutte acharnée du travail contre la pauvreté. Il entasse chefs-d’œuvre sur chefs-d’œuvre pour payer son pain de chaque jour, De là tant d’accents pathétiques et ce trésor d’émotions humaines ! Ce qui étonne davantage, c’est d’y trouver aussi la joie. Mais telle est la puissance de la musique : elle tire les âmes des enfers, comme Eurydice aux sons de la lyre d’Orphée ; elle les ressuscite du puits de l’abîme ; elle les fait monter du fond des douleurs jusque dans les cieux… Il revient à Paris ; là, sans ressources, il voit mourir sa mère dans le dénuement. De ces épreuves, son cœur fut brisé, mais ouvert…
Ces malheurs, sa naissance populaire et artiste, cette organisation exceptionnelle et cette culture agitée à tous les vents de l’infortune et du succès, nous expliquent les riches floraisons de son génie si sympathique. Ardeur des sens et fièvre du travail, il se prodigue de toutes parts. L’amertume des retards et des humiliations, mêlée à l’ivresse des triomphes et au vin brûlant de la gloire, alimente et torture son génie. L’amour surtout l’embrase…
« Quelle âme aimante !… Mais si comprimée, si éprouvée, que tout ce qu’elle contenait d’amour s’épancha dans sa musique ! De là ce génie dramatique, ces notes du Don Juan, si passionnées que les chanteuses italiennes ne pouvaient les chanter. Souvent, dans ses dernières œuvres, au milieu des chants les plus gracieux, le ton change ; des accents profonds, d’un timbre grave, lui échappent, comme si, même dans la ferveur de l’inspiration, lui revenait la pensée de la mort. Sa voix n’en est que plus secourable : plus il a souffert, plus elle devient tendre, pénétrante. Il tire de sa précocité, du malheur, de la maladie, une huile, une essence, qui alimente la flamme de son génie, jusqu’à ce qu’elle ait tout dévoré36.
Le travail excessif de la composition le faisait tomber d’épuisement, au point qu’on devait le porter de son piano à un lit de repos… Quand la fortune enfin lui devient moins contraire, l’affection nerveuse héréditaire s’aggrave et lui livre de nouveaux assauts ; puis la maladie de poitrine se déclare. « Alors la pensée de la mort, et d’une mort qu’il voyait s’avancer, donna à ses dernières compositions ce caractère de gravité passionnée qui n’est point dans ses premières œuvres, et qu’il n’aurait peut-être jamais atteint, après l’éducation meurtrière d’enfant prodige. Le génie dramatique lui vint ; il le dut au drame intérieur qui se passa en lui. Il faudrait tout citer dans cette production intense, de Don Juan à la Flûte enchantée, écrite au milieu des angoisses de la mort, et enfin au Requiem 37. »
Beethoven eut une organisation analogue ; mais sa vie, moins éprouvée, moins agitée, se prolongea plus longtemps. Au reste, supra-nerveux comme Mozart, hypocondriaque, mélancolique et, de même, très porté à l’amour.
Les premières notions de musique lui furent données par son père, qui était ténor de chapelle, chez l’Électeur Maximilien-Frédéric, à Bonn, sur les bords du Rhin, fleuve de la poésie et des légendes, Le grand-père, à la fois maître de chapelle et basse chantante, avait jadis exécuté des opéras sur le théâtre national érigé par l’Électeur ; il avait eu ses plus grands succès dans l’Amor artigiano et dans le Déserteur, de Monsigny. Le petit Louis s’attacha avec tendresse à cet aïeul, qui était aussi son parrain. Ce grand-père était un petit homme robuste, avec des yeux très vifs ; fort estimé comme artiste. Beethoven lui-même était de moyenne taille, osseux, trapu ; l’air de la force, au premier coup d’œil ; mais, avec cela, d’une santé chétive et extrêmement inégale. Dès l’âge de vingt-six ans, il ressent les premières atteintes de plusieurs infirmités. On en suit les vicissitudes dans sa correspondance avec ses amis d’enfance et de jeunesse, Wegeler, Étienne Breuning et Ferdinand Ries.
Le 25 février 1800, âgé alors de vingt-neuf ans, il écrit au premier, et lui donne d’abord quelques détails sur sa position de fortune, qui va s’améliorant, quoique toujours incertaine, et sur ses compositions, qui commencent à le faire vivre : « On ne marchande plus avec moi ; je demande et on paye ; tu vois que c’est une belle chose. » Puis il ajoute, confiant ce secret à son ami, médecin : « Malheureusement un démon envieux, ma mauvaise santé, a jeté une méchante pierre dans mon jardin, c’est-à-dire que le sens de l’ouïe s’affaiblit chez moi chaque jour depuis trois ans. À cette infirmité s’ajoutent les douleurs de mes entrailles, qui jadis, comme tu sais, étaient déjà dévastées, et sont maintenant dans un état encore plus pitoyable… Mes oreilles bourdonnent jour et nuit. Je peux dire que je passe ma vie bien misérablement ! Depuis deux ans, j’évite presque toutes les sociétés, parce qu’il est impossible de dire aux gens : Je suis sourd. Si mon art n’était pas la musique, cela irait encore ; mais, dans mon art, c’est un supplice atroce !… Et ensuite mes ennemis, dont le nombre n’est pas petit, que diraient-ils s’ils savaient cela ? Pour te donner une idée de cette surdité incroyable, je te dirai qu’au théâtre je suis obligé de me placer tout près de l’orchestre pour entendre ce que dit le chanteur ; les sons bas ou moyens des instruments, des voix, je ne les entends, pas quand je suis un peu éloigné ; et, chose étrange, il y a des gens qui, dans la conversation, ne s’aperçoivent pas de mon infirmité. Comme je suis distrait, on met tout sur le compte de la distraction, et cependant j’entends à peine celui qui parle doucement ; j’entends les sons, mais pas les mots. Et, d’autre part, aussitôt que quelqu’un crie, cela m’est insupportable. Ce que tout cela deviendra, Dieu le sait !… Je te prie de ne parler de cet état à personne, pas même à Éléonore… »
Eléonore de Breuning, devenue Mme Wegeler, était une amie de jeunesse de Beethoven. Était-ce en souvenir d’elle qu’il avait donné d’abord le nom de Léonore à l’opéra qui s’appela ensuite Fidelio ?
Le 13 novembre 1804, le frère de celle-ci, Etienne de Breuning, autre ami de Beethoven, comme toute sa famille, au sein de laquelle Beethoven avait passé les années heureuses de l’adolescence, écrit à Wegeler : « Vous ne sauriez croire, mon cher Wegeler, quelle influence indescriptible, je pourrais dire quelle horrible influence, la perte de l’ouïe a eue sur lui ! Pensez à ce que doit être le sentiment d’un tel mal, avec son caractère bouillant ! De là viennent la concentration, les méfiances, souvent même envers ses meilleurs amis… Depuis le mois de mai jusqu’au commencement de celui-ci, il a habité chez moi, et même, pendant les premiers jours, je l’ai pris dans ma chambre : car, à peine fut-il chez moi, qu’il se sentit atteint d’une maladie violente, qui faillit mettre sa vie en danger, et qui se changea enfin en une fièvre intermittente extrêmement tenace… »
Si Beethoven était ombrageux, irritable et sujet à des emportements allant parfois jusqu’aux injures, il savait faire amende honorable de la meilleure grâce du monde, et bien plus largement encore qu’il n’avait péché. On l’entrevoit dans une lettre à Mlle Éléonore de Breuning, datée de Vienne, 2 novembre 93 :
« Respectable Eléonore !
« Ma très chère amie !
« Depuis près d’une année entière que je vis dans la capitale, vous recevez de moi pour la première fois une lettre, et cependant soyez sûre que vous avez été toujours présente à mon cœur. Souvent je me suis entretenu en pensée avec vous et avec votre chère famille, non sans remords ! Quand cette fatale discussion s’est représentée à mon esprit, ma conduite m’a paru digne d’exécration ; mais le mal était fait ! Combien je donnerais pour pouvoir, si j’étais en état de le faire, effacer de ma vie ma manière d’agir de ce moment-là ! elle me déshonore, et est d’ailleurs tout à fait contraire à mon caractère. Il est bien vrai que beaucoup de circonstances nous éloignaient toujours les uns des autres, et la répétition indiscrète des discours tenus réciproquement par les uns sur les autres a été, je le suppose, la principale cause qui a empêché toute réconciliation. Chacun de nous croyait parler avec une véritable conviction ; ce n’était que la colère, une fois allumée, qui le faisait parler, et nous nous abusâmes tous deux. Votre bon et généreux caractère, ma chère amie, m’est un garant que vous m’avez pardonné depuis longtemps ; mais on dit que le repentir le plus sincère est celui qui fait avouer la faute, et c’est ce que j’ai voulu faire. Et maintenant tirons le rideau sur toute cette histoire, et n’en gardons que cette leçon : c’est que, quand des amis ont une querelle, il vaut toujours mieux qu’ils n’emploient pas d’intermédiaires, mais que l’ami s’adresse directement à son ami.
« Recevez avec cette lettre une dédicace que je vous fais ; je voudrais seulement que l’ouvrage fût plus considérable et plus digne de vous. On m’a tourmenté ici pour publier ce petit ouvrage, et je saisis cette occasion, chère et respectable Éléonore, de vous donner une preuve de mon estime et de mon affection pour vous et de mon souvenir constant pour votre famille. Accueillez ces bagatelles en pensant qu’elles viennent d’un ami bien respectueusement dévoué. Si elles vous font plaisir, mes vœux seront remplis. Que ce soit un petit ressouvenir de ce temps où j’ai passé tant et de si douces heures dans votre maison38. Peut-être serviront-elles à conserver mon souvenir chez vous jusqu’à ce que je revienne…
« Pour terminer ma lettre, je hasarde une dernière demande : je serais bien heureux d’avoir encore un gilet de poil de lapin39 tricoté par vos mains, ma chère amie. Pardonnez à votre ami cette demande indiscrète. Elle vient du grand prix que j’attache à ce qui est l’ouvrage de vos mains ; et je puis bien vous dire en confidence qu’il y a au fond de cela une petite vanité : c’est de pouvoir dire que je possède quelque chose de la meilleure et de la plus estimable fille de Bonn. J’ai bien encore le premier gilet que vous avez eu la bonté de me donner, à Bonn ; mais la mode l’a rendu si hors de mode40 que je ne puis plus en rien faire, que de le conserver dans une armoire à habits, comme un objet qui m’est très cher parce qu’il vient de vous… »
Par une autre lettre adressée à la même, nous voyons qu’au lieu de lui envoyer un second gilet de poil de lapin (comment trouvez-vous ces petits cadeaux germaniques, à la Charlotte ? cela vaut bien le jupon de flanelle anglaise de Mme d’Épinay à Jean-Jacques), Éléonore envoya à Beethoven une belle cravate. Il l’en remercie en ces termes :
« La belle cravate, ouvrage de vos mains, m’a causé la plus vive surprise. Elle a réveillé en moi un sentiment bien douloureux, si agréable que fût la chose par elle-même : elle a fait renaître le souvenir du temps passé et la honte de ma part en voyant votre conduite généreuse envers moi !… »
Eh bien ! est-ce que le mal physique et organique, qui, dès longtemps, peut-être avant qu’il en fît confidence à personne, tourmentait ce grand artiste, n’était pas la cause de ses inégalités de caractère, de ses violences, de son humeur bizarre, farouche, insociable, de ses mélancolies profondes, qui d’ailleurs se traduisaient dans ses œuvres en tristesses pathétiques ? Songez à ce que doit éprouver un musicien passionné pour son art, un compositeur, homme de génie, qui devient sourd ! De là tant de souffrances et tant d’orages !… Et ces bizarreries parfois passaient jusque dans son génie.
Mais, à travers toutes ses colères, il était bon, loyal, dévoué, charitable. Il éleva le fils orphelin de son frère Caspar. Il écrit, en 1816, à Wegeler : « Tu es homme, père ; je le suis aussi, bien que je n’aie pas de femme. »
Il y a çà et là quelques éclaircies dans ce ciel si sombre. Un jour, il écrit à son cher confident : « Je commence un genre de vie plus agréable, je me mêle un peu plus à la société. Tu aurais peine à croire quelle vie solitaire et triste j’ai menée depuis deux ans ! ma surdité m’apparaissait constamment comme un spectre, et je fuyais les hommes ; j’ai dû passer pour misanthrope, et je ne le suis guère pourtant !… Ce changement a été opéré par une douce et ravissante jeune fille, qui m’aime et que j’aime… C’est la première fois que je sens que le mariage peut rendre heureux ; malheureusement, elle n’est pas dans la même position sociale que moi… Ma jeunesse, je le sens, commence maintenant, si je n’étais pas toujours un pauvre infirme !…. »
Dans l’été de 1806 (il avait trente-cinq ans), il se rendit à des eaux minérales en Hongrie, espérant y trouver quelque soulagement à cette infirmité, qui augmentait. C’est de là qu’il écrivit à sa Juliette les trois lettres que M. Schindler a publiées. Quelle était cette Juliette ? Beethoven ne l’a confié à personne ; mais ses lettres révèlent qu’un obstacle infranchissable s’élevait entre elle et lui, et leur ôtait tout espoir d’être unis. « Elle lui avait inspiré la Sonate en ut dièze mineur, et les effusions de cet amour remplissent la Symphonie en si bémol, composée en 1806. Il écrivait en même temps la Symphonie en ut mineur et la Symphonie pastorale, qui sont datées des deux années suivantes. La Symphonie en la ne vient que plus tard, approfondissement suprême d’une âme que tant de souffrances n’avaient pu rendre que plus aimante ! Les lettres à Juliette sont les cris de la passion la plus concentrée, mais les mots lui sont rebelles : « Ma poitrine est pleine de tout ce que j’ai à te dire ; il y a des moments où je trouve que la parole n’est rien. » — Dans la musique seule il put épancher la tendresse infinie dont son cœur débordait… Ne pouvant avoir aucun des bonheurs de ce monde, il prit son art comme la langue sacrée qui pouvait élever jusqu’à Dieu les passions humaines. Il s’en fit les ailes qui le portèrent à une vie plus libre, plus heureuse ! — Que celui qui aime écoute cette musique, il y suivra tous les mouvements de son cœur : car il n’est pas un seul de ces accents qui ne soit l’expression la plus vraie des sentiments humains. Mais celui-là seul qui sera digne par son amour de pénétrer les mystères que je soupçonne à peine41 comprendra dans cette musique comment la passion y devient l’héroïsme, comment elle s’y transfigure dans l’éternel amour. Ah ! mon Dieu ! écrit-il à son amante, contemple la belle nature et calme ton âme, qui se révolte contre la nécessité… Notre amour est un édifice divin et éternel comme les citadelles célestes. »
Au reste, s’il en faut croire un autre de ses biographes et amis, les passions amoureuses de Beethoven ne duraient pas longtemps. C’est Ferdinand Ries qui nous dit : « Beethoven aimait beaucoup la société des femmes, surtout les jeunes et jolis visages. Habituellement, quand nous passions près d’une jeune fille un peu agréable, il se retournait, la regardait de nouveau fixement avec son lorgnon, et, quand il s’apercevait que je l’avais remarqué, se mettait à rire ou à ricaner. Il était très fréquemment amoureux, mais le plus souvent pour peu de temps. Comme je le plaisantais une fois sur la conquête d’une belle dame, il avoua que c’était celle qui l’avait captivé le plus fortement et le plus longtemps ; à savoir, pendant sept mois. »
Nature capricieuse et maladive, « quand par hasard il était gai, nous dit le même biographe, c’était presque toujours jusqu’à la joie la plus folle ; mais cela arrivait rarement… Avec Beethoven, il n’y avait jamais de milieu. »
Il aimait passionnément la campagne, comme Rousseau, avec lequel il a plus d’une ressemblance. Il y faisait de longues promenades ; il y travaillait en marchant, cueillant deçà delà, du moins avec les yeux, puisque les oreilles étaient fermées, les harmonies suaves, les fraîches modulations de la Symphonie pastorale et de tant d’autres œuvres adorables !
« De quel chagrin j’étais saisi, écrit-il, quand à côté de moi un de mes amis entendait de loin une flûte, et que, moi, je n’entendais rien ! quand il entendait chanter un pâtre, et que, moi, je n’entendais rien ! J’en ressentais un désespoir si violent, que peu s’en fallait que je ne misse fin à ma vie !… L’art seul m’a retenu : il me semblait que je ne pouvais quitter le monde avant d’avoir produit tout ce que je sentais en moi. Voilà pourquoi j’ai continué cette vie misérable, oh ! bien misérable, avec une organisation si nerveuse qu’un rien peut me faire passer de l’état le plus heureux à l’état le plus pénible. »
Et ailleurs : « Ah ! si je n’avais pas lu quelque part que l’homme ne doit pas quitter volontairement la vie tant qu’il peut faire encore quelque chose de bon, il y a longtemps que ma main m’aurait délivré !… Oh ! la vie est belle, mais pour moi elle est empoisonnée à jamais ! »
Il n’entendit donc sa divine musique que dans son cœur, et encore lorsque les intermittences de la douleur le permettaient.
Pendant le siège de Vienne par les Français, en 1809, le bruit du canon agissait douloureusement sur son organe malade. Pour ne pas l’ouïr, il se couvrait la tête de coussins et se réfugiait dans une cave.
Cette même année, sa fortune incertaine et son existence précaire allaient le déterminer à accepter la place de maître de chapelle du roi de Westphalie, Jérôme Napoléon ; mais, comme il était sur le point de partir, on le retint dans son pays.
Sa cruelle infirmité résista à tous les genres de traitement ; elle ne fit qu’augmenter. Enfin sa santé tout entière s’altéra si gravement que les promenades devinrent impossibles. Alors, quand ses souffrances lui laissaient du répit, il relisait Homère, et surtout l’Odyssée, son livre favori, retrouvant dans cette poésie d’une naïveté et d’une fraîcheur incomparables les grâces et la simplicité de la nature.
Cette frêle machine commença à se désorganiser : il ne fut plus possible de ne pas apercevoir des symptômes d’hydropisie. Vers la fin de 1826, le mal augmenta. Beethoven mourut à Vienne, le 26 mars 1827.
Son frère Charles était mort phthisique.
Eh bien, encore une fois, je le demande aux spiritualistes les plus absolus et les plus dédaigneux de la physiologie, est-ce que ces détails sur Beethoven et sur ses parents ne mettent pas bien en lumière cette nature à la fois puissante et maladive ? Est-ce que tout cela ne nous explique pas ce génie compliqué et mystérieux, qui aux mélancolies d’Hamlet entremêle les suavités odysséennes et les gaietés champêtres ? Est-ce que cela ne nous fait pas bien comprendre comment ce pauvre sourd, que son infirmité rendait souvent misanthrope malgré lui, se réfugia dans sa musique, — musique intérieure, inentendue, et mit toute son expansion dans son art ? — La musique, c’est là une de ses grandeurs, est de tous les arts celui où l’homme peut le plus efficacement s’isoler, se dégager du monde extérieur, et se construire un idéal, — de quelques heures, mais infini, — loin des pauvretés du réel.
La musique de Beethoven est tout un monde. Elle est si vaste et si immense qu’elle exprime tous les sentiments, et cela avec une nouveauté pleine d’imprévu et de surprises, avec une fécondité, une abondance d’idées et une grâce qui étonnent toujours et ne lassent jamais, et qui toujours vous rajeunissent et vous consolent.
Beethoven est le Gœthe de la musique ; mais un Gœthe chez lequel la sensibilité s’est concentrée par la souffrance solitaire, au lieu de s’affaiblir peut-être par le bonheur. Sa musique est profondément humaine : elle donne une expression et un soulagement à toutes les douleurs ; elle redouble toutes les joies ; elle exalte l’amour et donne l’héroïsme. Elle ajoute, s’il est possible, aux enchantements même de la nature, et vous fait trouver aux bois et aux champs, aux montagnes et aux lacs, encore plus de beauté.
C’est « qu’il s’était sauvé, comme il le dit lui-même, dans le temple de la Nature. » Quand la disposition lui manquait, il sortait, quelque temps qu’il fît, marchait à grands pas à travers les champs, et rentrait riche d’inspiration. Aussi son visage était-il brûlé du soleil, comme celui d’un moissonneur. Près d’un village, aux environs de Schœnbrunn, on montre deux chênes entre lesquels il s’asseyait parfois, pour composer, rêver. Là, ce sourd entendait chanter dans son imagination et dans son cœur tous ces accords puissants ou gracieux, joyeux ou pathétiques, qui devaientconsoler tant d’autres après lui !
L’amante de Werther, se mettant à la fenêtre pendant la nuit, s’écriait, dans un transport d’enthousiasme : « Ô Klopstock ! » Mais moi, que de fois, dans les sombres jours de mes premières années d’exil, alors que la musique seule adoucissait par moments le regret de la patrie et de la liberté, je me suis écrié dans mon cœur, avec des larmes de tendresse et de reconnaissance : Ô Beethoven42 !
Une autre organisation maladive, Weber, était aussi, comme diraient les physiologistes, un sujet supra-nerveux. Il mourut phthisique.
Quelle exquise sensibilité ! Lui aussi, il eut pour nourrice la Nature. Ce fut toute sa société dans son enfance et sa jeunesse solitaires. Il en recueillit avidement les bruits et prêta ces voix aux vagues tristesses d’une âme inquiète, agitée de pressentiments funèbres. Quelle angoisse pénétrante dans cette mélodie qu’on nomme sa dernière pensée, son dernier soupir !
Mais je dois me hâter, j’indique seulement la musique de Bellini qui respire une grâce délicate et triste, et qui, avec des motifs peu nombreux, souvent répétés, nous pénètre d’un charme si doux, auquel une certaine monotonie ne gâte rien, n’exprime-t-elle pas cette nature tendre et ce tempérament à la Millevoye, avec un peu plus de puissance, mais destiné aussi à mourir jeune, pour avoir été trop aimé des femmes et pour les avoir trop aimées ? « Femmes, par qui je meurs ! »
On se rappelle ce que nous avons dit des phthisiques43. Voilà Bellini et Weber, après Pergolèse et Mozart. Je pourrais nommer aussi Mendelssohn, et tant d’autres !… Et Virgile, le tendre poète, qui mourut jeune, d’une maladie de langueur, comme il se détache en mélancolie sur toute cette antiquité si contente de vivre ! C’est par ordre des médecins qu’il s’en allait en Grèce, quand Horace, son ami, lui adressait cet adieu si tendre !… Virgile mourut au retour44.
Dans la musique de Chopin, vous trouvez, comme dans celle de Weber, une nature maladive et exquise, avec une nationalité très accusée. Quelle mélancolie profonde ! quelle grâce étrange et morbide !…
Mais Rossini ! c’est la joie, la santé : nature méridionale, italienne, et tempérament nervoso-sanguin ! C’est la vie, la puissance et l’allégresse ! C’est la sensualité, la jouissance, — et le pathétique en même temps ! — Par-dessus tout, la grâce heureuse, « la grâce, fleur de la vie ! » comme dit Pindare : charis phytalmios.
Jusque dans l’ouverture du sujet le plus sombre, la Semiramide ! — quoi de plus tragique ? — ne voilà-t-il pas que cette nature joyeuse brode un allegretto délicieux ? — Et, dans Guillaume Tell, son chef-d’œuvre, comme il entremêle, aux accents sublimes de la liberté helvétique, les gaietés pastorales et les chants d’hyménée !
Sa première éducation, même musicale, fut à la diable. Quoique fils de musicien, comme Beethoven et comme Mozart, il ne se soucia pas d’abord du contre-point ni de la fugue : il commença tout bonnement par mettre en partitions, sans trop savoir comment, des quatuors et des symphonies de Mozart et de Haydn : régime facile et doux, surtout pratique, meilleur que toutes les théories pour une organisation bien douée. Ainsi, deux grands génies en formèrent un troisième. Ils en ont formé bien d’autres encore, — tous de tempéraments divers.
Meyer-Beer, non moins grand que Rossini, mais d’une nature tout autre, génie germanique, génie du nord, et d’un tempérament nervoso-bilieux, triomphe dans le sombre et dans le terrible. Quoiqu’il ait aussi, quand il veut, bien de l’esprit et de la grâce, témoin les deux premiers actes des Huguenots, il excelle ordinairement, soit dans le grandiose fantastique et dans l’épouvante, soit dans les déchirements pathétiques, soit dans le fanatisme ardent.
Ici, soyez-en sûr, vous n’avez plus affaire à un homme gros et gras, sanguin et pléthorique ; mais à un petit homme frêle et jaune, chez qui le travail des créations profondes s’opère lentement par une concentration extrême. On sent une grandeur née d’un effort puissant, une harmonie savante et compliquée.
Mais, chez Rossini, tout coule de source : il n’a qu’à se laisser aller. Si quelquefois cette facilité admet quelques formules un peu banales, prenez-vous-en à sa nature heureuse, épicurienne, contente d’être au monde, prenez-vous-en à son pays de soleil.
Réciproquement, si chez Meyer-Beer vous sentez l’effort de la lutte, prenez-vous-en à son tempérament, à sa complexion orageuse, volcan de bile et de nerfs, — complexion analogue à celle d’Eugène Delacroix, également petit, également jaune, également noir, également avec des yeux de flamme, — hélas ! ils viennent de s’éteindre ! — également terrible, pathétique et sublime45. — Regardez Meyerbeer, à Spa, se promenant assis de côté sur son ânesse, dans une selle de femme, ses genoux maigres serrés et repliés, son corps frêle concentré sous un petit parasol de couleur écrue, son visage nervoso-bilieux absorbé dans la méditation ; un
souffle le renverserait : aussi l’ânesse, qui le connaît, marche-t-elle toujours au pas. Ce grand génie, il a le corps d’un enfant maigre ; il n’a de corps que juste ce qu’il en faut pour porter une tête admirable. — Rossini, au contraire, a un corps, je vous jure ! et un corps qui s’épanouit de plus en plus ! et des yeux qui sont des torrents d’esprit !
Je dirais bien aussi, si je voulais, quel est le tempérament d’un autre musicien, aujourd’hui célèbre : grande fécondité, mais parfois un peu grossière. Elle me rappelle qu’au temps des guerres du premier Empire français, il y avait des primes pour les fortes femmes qui mettaient au monde beaucoup de garçons : il me semble que le public italien, dans son enthousiasme excessif, décerne une prime de ce genre à cette Muse peu spiritualiste, d’une fécondité incontestable, mais quelquefois brutale. Je reconnais qu’il y a des beautés réelles, et même des délicatesses, au milieu de ces bruyantes vulgarités ; mais peut-être que les vulgarités enterreront les beautés. En tout cas, elles les compromettent.
La musique tapageuse ressemble à la grosse éloquence et au vin bleu. En musique comme en littérature, l’emphase, la plupart du temps, n’est que l’effort de la vulgarité pour atteindre à la grandeur. Les natures moralement médiocres qui essayent d’arriver à la sublimité n’arrivent qu’à l’emphase, — à peu près comme les esprits malsains, qui n’ont pas le charme et la grâce, n’arrivent qu’à la manière. La manière est, à dire vrai, la caricature de la grâce ; l’emphase est la contrefaçon de la grandeur.
A mon avis, en musique comme en littérature, l’idée vaut mieux que la sonorité, et le sentiment vaut mieux que l’idée.
La musique à laquelle nous faisons allusion a été qualifiée de démocratique. C’était apparemment par des personnes qui n’aiment pas la démocratie.
Il y en a une autre, pour le dire en passant, qu’un spirituel et malin critique, M. Gustave Bertrand, qualifie plaisamment de musique diplomatique : c’est celle de M. de Flotow.
« M. de Flotow, dit-il, est un Allemand de la haute Allemagne, authentiquement né à Tentendorff, — cela est dur à dire ; — destiné dès l’enfance à la carrière des chancelleries, M. de Flotow a transporté dans la musique cet heureux don de sociabilité et d’entregent qui distingue les diplomates, et qui efface légèrement la physionomie, l’allure, l’accent du pays natal, pour y substituer une politesse tout éclectique, une amabilité tout internationale. La musique de M. de Flotow n’accuse sensiblement aucune nationalité, et le fait également bien venir à Paris, à Londres, en Allemagne, en Italie. C’est un Philinte musical, à qui le succès doit toujours sourire. »
Qu’y a-t-il, dites-moi, de plus français que la musique de Méhul, de Boïeldieu, d’Hérold et d’Auber ? Qu’y a-t-il de plus parisien que celle d’Adam et d’Offenbach ?
Comme chaque essence d’arbre porte ses fruits, chaque complexion produit ses talents. Un jour on demandait au chanteur Geraldi ce qu’il pensait de Jenny Lind. — « C’est un talent blond », répondit-il.
Ce mot ouvrirait tout un aperçu, qui aurait l’air d’un paradoxe, mais qui ne serait pas sans vérité : c’est qu’il y a, dans les arts et la littérature, deux races distinctes : les talents blonds et les génies bruns. Par exemple, dans la littérature française, est-ce que Joinville, François de Sales, Racine, Mme de La Fayette, Massillon, Bernardin de Saint-Pierre, Lamartine, ne sont pas des talents blonds ? Est-ce qu’au contraire Rabelais, Regnier, Molière, Corneille, La Fontaine, Bossuet, Jean-Jacques Rousseau, Balzac, Victor Hugo, — quoique celui-ci ait été blond jusqu’à vingt-trois ans, — ne sont pas des génies bruns ? — En peinture, Raphaël d’un côté, Michel-Ange de l’autre, nous représenteraient cette double race, — qui se retrouverait de même dans tous les arts.
Le docteur Huffland, qui connut Mozart, raconte une curieuse conversation de ce grand musicien, au sujet des diverses espèces de voix humaines :
Je n’ai, lui disait Mozart, qu’à jeter un coup d’œil sur un homme ou sur une femme pour savoir quelle espèce de voix ils ont.
« Le ténor de poitrine est trapu et de taille moyenne. Ses cheveux sont ordinairement châtains. La voix de ténor, qui est la plus étendue et la plus complète, exige une constitution robuste, une large poitrine bombée. Ces constitutions sont petites de taille, avec des cheveux châtains, cette couleur annonçant une plus grande somme de force que le blond ou le brun. Ils ont, en outre, le cou long et épais, la tête dégagée, les pieds et les mains relativement petits, mais ils sont plutôt laids que beaux. Quand un homme de grande taille a une voix de ténor, c’est une voix de gorge, qu’il perd d’ordinaire entre trente et quarante ans. Le vrai ténor, au contraire, est dans toute sa force à trente-cinq ans, et sa voix parfois se conserve jusqu’à l’âge de soixante ans.
« Il en est de même de la voix de femme appelée soprano. Les grandes belles femmes ont d’ordinaire une voix de contralto, jamais un soprano pur. Les grandes cantatrices, — et on n’est jamais une grande cantatrice sans une voix de soprano, le ténor des femmes, —— sont toutes de taille moyenne ou petite. Elles ont la poitrine large et de la gorge. Elles sont rarement très belles, mais ordinairement très intelligentes. Quand, par hasard, elles sont jolies, elles réunissent tout ce que Dieu a rêvé de beau, de grand et d’enivrant.
« Les plus beaux hommes ont d’ordinaire une voix de baryton. De même, les mezzo-soprani sont les plus belles femmes.
« C’est pourquoi j’ai fait de mon Don Juan un baryton : on m’a parfois reproché de n’en avoir pas fait un ténor ; mais un ténor est rarement un homme à bonnes fortunes : le baryton est l’homme aimable de la société. — Il arrive souvent que les barytons perdent leur voix de bonne heure.
« Dès que l’homme dépasse la taille plus que moyenne, il a une voix de basse. Plus la taille monte, plus la voix descend ! Le baryton-basse et le baryton-ténor peuvent se reconnaître à la taille : le premier est plus grand que l’autre. Je n’ai connu qu’un seul basse petit et gros. C’était un monstre. Sa voix était aussi extraordinaire que lui.
« Il en est de même des contralti du sexe féminin.
« En général, les ténors et les soprani sont d’une constitution plus robuste que les autres voix. Naturellement. Il leur faut plus de force et plus de souffle ! Eux seuls tiennent tout ! Ils réunissent en effet les trois voix humaines.
« Et ces grands colosses de basses, que l’on croit si forts, j’en ai vu que de petits ténors renversaient d’un seul bras. Ils sont, d’ailleurs, plus souvent malades. En général, les petits sont plus robustes que les grands. »
Tels sont les principaux traits de cet amusant aperçu physiologico-musical.
En résumé, on voit que la physiologie est de mise aussi bien en musique qu’en littérature. Elle l’est également en peinture, en statuaire et en architecture, — ce que je ferai voir rapidement.
La peinture
Selon Voltaire, « il n’en est pas de la peinture comme de la musique et de la poésie : une nation peut avoir un chant qui ne plaise qu’à elle, parce que le génie de sa langue n’en admettra pas d’autre ; mais les peintres doivent représenter la nature, qui est la même dans tous les pays. »
Ici l’opinion de Voltaire a besoin, ce me semble, d’être un peu éclaircie. D’abord est-il bien vrai que la nature soit la même dans tous les pays ? Voltaire, dans un autre endroit, reconnaît le contraire avec raison, et l’exprime à merveille. Un de ses personnages, qui est Anglais, dit à un autre, qui est Américain : « Votre climat est fait pour vous, et il n’est pas mauvais, puisque ni vous ni vos compatriotes n’avez jamais voulu le quitter. Les Esquimaux, les Islandais, les Lapons, les Ostiaks, les Samoïèdes, n’ont jamais voulu sortir du leur. Les rangifères, ou rennes, que Dieu leur a donnés pour les nourrir, les vêtir et les traîner, meurent quand on les transporte dans une autre zone. Les Lapons aussi meurent dans les climats un peu méridionaux : le climat de la Sibérie est trop chaud pour eux ; ils se trouveraient brûlés dans les parages où nous sommes. — Il est clair que Dieu a fait chaque espèce d’animaux et de végétaux pour la place dans laquelle ils se perpétuent. Les nègres, cette espèce d’hommes si différente de la nôtre, sont tellement nés pour leur patrie, que des milliers de ces animaux noirs se sont donné la mort, quand notre barbare avarice les a transportés ailleurs. Le chameau et l’autruche vivent commodément dans les sables de l’Afrique. Le taureau et ses compagnes bondissent dans les pays gras où l’herbe se renouvelle continuellement pour leur nourriture. La cannelle et le girofle ne croissent qu’aux Indes. Le froment n’est bon que dans le peu de pays où Dieu le fait croître. On a d’autres nourritures dans toute votre Amérique, depuis la Californie jusqu’au détroit de Lemaire. Nous ne pouvons cultiver la vigne dans notre fertile Angleterre, non plus qu’en Suède et au Canada. Dieu, dans toute la terre, a proportionné les organes et les facultés des animaux, depuis l’homme jusqu’au limaçon, au lieu où il leur a donné la vie. N’accusons donc pas toujours la Providence, quand nous lui devons souvent des actions de grâces. »
Ainsi donc la nature change avec les climats, et Voltaire sur ce point se réfute lui-même ; mais ce n’est pas tout : le caractère et le tempérament des artistes changent aussi avec les climats, et ce changement seul suffirait, la nature fût-elle la même partout, pour produire des œuvres extrêmement diverses, aussi bien en peinture, — quoi qu’il en dise, — qu’en littérature et en musique.
N’est-ce pas encore Voltaire qui a dit : « Le beau, pour le crapaud, c’est sa crapaude ? »
Ce mot est taxé de matérialisme par les spiritualistes dogmatiques. Voltaire était bien, cependant, aussi spiritualiste que ces messieurs, et un peu plus spirituel.
Que nous importent, au surplus, ces distinctions de spiritualistes et de matérialistes, qui ne reposent que sur une hypothèse et qui ne changent rien au fond des choses ? Parlez tant que vous voudrez de beau idéal, pour peu que cela vous paraisse prêter à l’éloquence ; car les trois quarts des soi-disant spiritualistes ne sont que des phraseurs. Toujours est-il que chaque race humaine se fait un beau idéal différent, et que la Vénus hottentote, avec son tablier de chair, porte par devant le surcroît de grâces que la Vénus callipyge portait par derrière : cela était le beau idéal grec, ceci est le beau idéal hottentot.
Stendhal remarque même plaisamment qu’on pourrait augmenter le nombre des diverses espèces de beau idéal, en faisant passer par chaque climat chacune des trois ou quatre formes de gouvernement. Et, comme il écrit au commencement de la Restauration, il annonce en riant qu’on verra naître un beau idéal constitutionnel. Prédiction qui s’estréalisée pleinement sous Louis-Philippe, Aujourd’hui, il y a encore une autre espèce de beau idéal…
Répétons donc avec Voltaire : « Le beau, pour le crapaud, c’est sa crapaude », dussions-nous faire naître sur les lèvres des spiritualistes à brevet, débitants patentés de morale sublime, un sourire qui pourrait se traduire ainsi : « Que tout cela est vieux et pauvre, bonté divine ! quelle étroitesse d’idées ! quels sophismes grossiers ! quelle prodigieuse ignorance des réfutations éloquentes que nous en avons faites mille et mille fois ! »
Non, chers et illustres pédants, nous n’ignorons point vos réfutations ; mais nous avons toujours trouvé que, par malheur, vos réfutations ne réfutaient rien. Nous reconnaissons volontiers que vous dansez sur la phrase à ravir ; que vous êtes des artistes, des virtuoses, des rhétoriciens admirables, tout ce qu’il vous plaira ; mais non des philosophes !
Je préfère à vos phrases le bon sens de Montaigne, et l’esprit de Voltaire, et celui de Stendhal. C’est dans son Histoire de la Peinture en Italie que celui-ci a bien touché ce point :
« Les savants disent qu’il y a cinq variétés dans l’espèce humaine : les Caucasiens, les Mongols, les Nègres, les Américains et les Malais. Il pourrait donc y avoir cinq espèces de beau idéal ; car je doute fort que l’habitant de la côte de Guinée admire dans le Titien la vérité du coloris…
« Un peintre malais, avec son coloris du plus beau cuivre, qui prétendrait à la sympathie de l’Européen, ne serait-il pas ridicule ? Il ne pourrait plaire que comme singulier. On aimerait en lui des marques de génie, mais d’un génie qui ne peut guère nous toucher. Voilà l’effet des tableaux de Rubens et de la musique de Handel à Naples. Jamais, à Venise, les couleurs si fraîches des figures anglaises ne paraîtront naturelles… Ce n’est qu’après que la lente habitude aura ôté l’étonnement que la sympathie pourra naître. Les couleurs, la lumière, l’air, tout est différent en des climats si divers ; et je ne trouve pas en Angleterre une seule tête qui rappelle les madones de Jules Romain (tempérament bilieux). »
Les natures et les races idéalistes excellent dans le dessin, les natures et les races sensualistes excellent dans la couleur. Le très bon critique Louis Pfau, dans ses remarquables Études sur l’Art, si neuves et si pénétrantes, l’observe fort bien : « Raphaël est modeste de couleur ; il ne voudrait pas détruire la clarté de sa ligne ; les Vénitiens, les Espagnols, qui font plus de cas de la couleur, se rapprochent de la nature ; et Rubens enfin, qui veut rendre, par la force de son pinceau, la vie dans toute sa sève, emprunte à la matière sa rudesse exubérante. Il développe le principe réaliste de Michel-Ange et fait du palpable son idéal ; c’est plutôt un peintre de la chair que de l’âme. Mais vous avez beau critiquer ses formes par trop flamandes, vous sentez qu’il est dans la vérité de sa conception, et il vous force bien à le reconnaître. Avec plus de style, son coloris ne serait plus possible : car la ligne ne saurait jamais s’allier à l’effet de la couleur, qui est toujours un effet des masses. Plus l’artiste purifie ses formes et idéalise ses lignes, plus il doit renoncer à l’apparence de la réalité ; et réciproquement, plus il cherche à refléter la vérité matérielle, plus il doit effacer la sévérité du modelé et noyer les contours. »
Stendhal, dans l’ouvrage cité tout à l’heure, rencontre plusieurs fois le point que nous traitons, la physiologie appliquée aux arts, et dit, entre autres choses : « Le peintre qui fera Brutus envoyant ses fils à la mort ne donnera pas au père un tempérament sanguin, — tandis que ce tempérament fera l’excuse des jeunes gens. — S’il croit que le temps qu’il faisait à Rome le jour de l’assassinat de César est une chose indifférente, il est en arrière de son siècle. A Londres, il y a les jours où l’on se pend46… Werther ne sera pas indifféremment sanguin ou mélancolique ; Lovelace, flegmatique ou bilieux. Le bon curé Primerose, l’aimable Cassio, n’auront pas le tempérament bilieux ; mais le juif Shylock, mais le sombre Iago, mais lady Macbeth, mais Richard III. L’aimable et pure Imogène sera un peu flegmatique. »
Pour sentir Michel-Ange, il faut, selon Stendhal, passer par une longue analyse du tempérament bilieux ; il la commence de cette manière :
« Aggredior opus difficile. Je prie qu’on excuse trente pages d’une sécheresse mathématique. Pour dire les mêmes choses au détail et à mesure du besoin, il en faudrait cent, et, pour sentir Michel-Ange, il faut passer par là… » Et il entre dans de longues explications sur la bile et sur les tempéraments où elle domine, — tels que celui de Michel-Ange. Il cite aussi en note Marius, saint Dominique, Jules II, Cromwell.
Voulez-vous d’autres exemples évidents de tempéraments divers ?
Rubens, tempérament sanguin, fougueux, répand à flots le rouge et triomphe dans la chair. Il prête aux Sirènes elles-mêmes les torses plantureux des Flamandes. Ses Vierges se portent à merveille et respirent la fécondité. Tout est blond, tout est rose, et tout sent la chair fraîche. Ce sont de vraies moissons d’appas. C’est sans doute à lui que Michelet pense lorsqu’il dit qu’il faut aux Flamands « des Vierges énormes, fraîches, grasses, scandaleusement belles. » Rubens est emporté par son tempérament. Sa Charité aux cinq rangs de mamelles fait un peu l’effet d’une lice en gésine ; n’importe, elle est splendide ! Et sa Kermesse, — aujourd’hui massacrée par les restaurateurs du Louvre, — c’était la gloire de la couleur, autant que l’ivresse des sens.
Voyez, au contraire, Van Dyck : tempérament nervoso-bilieux, il épanche dans ses ciels verdâtres et violacés les rêveries mélancoliques de sa nature fine et profonde. En ses figures, méditées à loisir et nuancées avec une merveilleuse harmonie, il serre de près le détail et lui fait rendre des trésors de pensée : il exprime tout l’intérieur par les gammes les plus discrètes. Autant l’autre réjouit les sens, autant, lui, il délecte l’âme, en l’attirant dans les délices d’une tristesse sympathique.
Ses crucifixions et leurs paysages respirent le deuil immense de la nature à l’heure de la mort du Sauveur. Il semble que l’artiste ait ressenti lui-même la passion du Christ en la représentant.
Dans la tête du Charles Ier , ne croyez-vous pas distinguer, chose étrange ! un pressentiment funèbre, à travers l’apparente insouciance de l’élégance la plus aristocratique et la plus royale, dans cet habit négligé de Cavalier ? — J’ai vu des enfants de cinq à six ans être frappés de cette physionomie mélancolique, et l’expliquer comme s’ils savaient l’histoire ! — On dit que Louis XVI avait dans son cabinet, aux Tuileries, ce portrait de Charles Ier, et le contemplait souvent…Ô rêverie ! ô vision ! ô miroir d’une destinée semblable, — que Louis XVI cependant ne pouvait prévoir, — non plus que Van Dyck celle de Charles Ier ! — Et encore, il y a cette différence : toute la mélancolie que l’âme de Louis XVI pouvait trouver dans cette tête royale qu’il savait être tombée sous la hache du bourreau, Van Dyck, ô merveille ! l’a mise d’avance dans ce visage fatidique, comme s’il avait su l’avenir ! Tant sa nature nervoso-bilieuse, son âme sympathique et son art profond avaient pénétré et saisi cette physionomie royale, où l’on voyait poindre déjà, parmi tant de noblesse insouciante, mais triste, je ne sais quelle dédaigneuse résignation.
Quand nous parlions de Meyer-Beer, nous avons nommé Eugène Delacroix, complexion analogue, bilieuse et nerveuse à l’excès. Ce qui peut justifier encore ce rapprochement, c’est ce que disait de Delacroix un autre génie, George Sand, liée avec lui pendant trente ans : « Delacroix est un artiste complet. Il goûte et comprend la musique d’une manière si supérieure, qu’il eût été très probablement un grand musicien, s’il n’eût pas choisi d’être un grand peintre. »
Un critique incisif, M. Théophile Silvestre, nous a fait bien connaître cette complexion : « L’atmosphère de son atelier est tellement chaude, disait-il, que des couleuvres y vivraient heureuses. Cet homme ardent et frileux se tient toujours enveloppé comme le python des galeries zoologiques : on croirait qu’il est né à Java, et non pas sous le ciel de Paris. Son teint est un capricieux mélange de vert d’olive, de jaune citron et de café clair. Les sensations qui courent dans ses nerfs délicats, plus rapides que l’électricité sur les fils électriques, le bouleversent vingt fois par jour… »
Avec une telle complexion, faut-il s’étonner qu’Eugène Delacroix fût artiste depuis la moelle jusqu’aux ongles, épris de musique et de poésie autant que de peinture, mais, par-dessus tout, ardent coloriste ? Le même témoin disait : « Lorsque Delacroix parle de Rubens, ses yeux s’allument, il marche vivement, s’arrête brusquement, vous prend en face, vous pousse jusque dans un coin de son atelier : « Rubens ! Rubens ! c’est le roi des peintres ! Il est grand comme Homère, et, comme lui, « il anime d’un trait tout ce qu’il touche. Si l’on « éprouve un frisson, en lisant l’Iliade, au moment « où le poète met Achille et Hector en présence, « on a le cœur serré devant la toile de Rubens où « le soldat romain porte au flanc du Christ un coup « de lance qui le traverse ; Il y a dans ce coup de « lance une impulsion, une force homérique, que « je n’ai jamais pu oublier. »
Est-il nécessaire d’ajouter que Delacroix, quoiqu’il admirât Rubens par-dessus tout, ne laissait pas d’éprouver aussi une vive admiration pour Michel-Ange, Véronèse, Rembrandt, le Corrége et Raphaël ? « C’est Raphaël, disait-il, qui a élevé au plus haut point de perfection cette brillante création du génie italien, l’arabesque de la ligne. Semblable à un poète qui tient dans sa main les deux forces jumelles et expressives du vers et de la rime, Raphaël, avec deux lignes opposées, produit d’un bout à l’autre de ses ouvrages un rythme harmonieux. C’est un peintre-poète ; les autres maîtres ne sont que des prosateurs. Lui seul possède cette concentration de ligne et d’expression, unie au sentiment de la grâce, à la puissance de l’idéalité. Ce mérite suprême que je trouve en lui, n’est pas celui dont on l’a glorifié le plus, si même il est vrai que personne le lui ait reconnu aussi bien que je crois le faire. Privé de moyens qui semblent indispensables, l’imitation exacte, la couleur et l’effet, Raphaël reste encore sublime et inimitable. »
Mais Delacroix revient toujours au coup de lance de Rubens par inclination de tempérament47.
Génie pathétique avant tout, Delacroix n’a presque jamais représenté les affections douces ou tendres. Ce que M. Silvestre encore avait fort bien exprimé en disant : « Non seulement le peintre exalte à l’infini la physionomie de ses héros, mais il nous les fait voir, par je ne sais quelle magie, à travers des couleurs dont chacune rappelle à la fois un trait énergique de la nature extérieure et une passion de l’âme humaine : il poursuit entre le bleu et le vert sombre l’immensité du ciel et de la mer, fait retentir le rouge comme le son des trompettes guerrières, et tire du violet de sourds gémissements. C’est ainsi qu’il retrouve dans la couleur les chants de Mozart, de Beethoven, et les plaintives mélodies de Weber. »
Où voulais-je en venir par toutes ces citations et par tous ces exemples ? — A ceci :
Il y a un fait physiologique incontestable, c’est que chaque homme voit à sa manière ; à plus forte raison, chaque peintre. Les objets apparaissent à chacun d’une certaine façon, sous un certain jour : ses yeux teignent les choses de telle couleur. Quiconque niera ce fait n’a jamais observé. Tel peintre voit tout en rouge, tel autre voit tout en bleu ; tel autre, en vert ; tel autre, en or. Ce n’est ni un parti pris de l’intelligence, ni une affaire d’imagination ; c’est un fait réel, physiologique. Chacun d’eux voit ainsi, et non pas autrement ; Rubens, rouge ; le Guide, bleu ; le Titien, or ; Van Dyck, verdâtre et violacé ; Delacroix, rouge et vert. Sur quoi Charles Baudelaire, esprit très délié, a écrit cette ligne, étrange pour ceux qui ne comprennent pas Delacroix, mais claire et simple pour ceux qui le comprennent : « Cette pondération du vert et du rouge plaît à notre âme. »
Cette manière de sentir et de voir résulte, dans chaque artiste, de sa complexion et de son organisation.
Autant d’artistes, autant de façons de voir et de sentir, autant de différentes interprétations de la nature. Les divers tempéraments se marient avec la nature, pour produire des œuvres diverses : — diverses par la couleur ou par la ligne, par le sentiment ou par la pensée. Exemples :
« Léonard de Vinci est porté par son tempérament à voir et à faire ressortir le côté expressif d’une tête ; Raphaël cherche davantage à y faire dominer la beauté, la noblesse ; Holbein y met surtout l’intimité, le repos et l’habitude ; Rubens y jette la vie, le mouvement et l’animation. Voilà bien des qualités distinctes et des manières différentes de rendre et de comprendre la nature ; croit-on cependant qu’il n’y en ait pas encore une foule d’autres, qui toutes ont leur prix et dont il a été fourni d’admirables exemples ? Velasquez, Lawrence, présentent un homme avec moins de profondeur, de majesté, de calme ou de mouvement, mais ils lui conservent davantage son maintien voulu, sa physionomie acquise, ses mœurs officielles, et toute cette poésie factice qui concourt à former l’idéalité des classes supérieures. Le Giorgione, le Titien, Rembrandt, Caravage, et Reynolds même, avec des nuances différentes, expriment encore autre chose que tout cela, et la nature les émouvait dans un autre sens : à eux surtout appartiennent le premier aspect et la frappante solidité de la nature ; on n’examine pas l’homme sur leurs toiles, on l’y rencontre, et, quand le modèle a été imposant ou beau, le saisissement ou l’admiration arrivent avec une rapidité que la réalité n’aurait pas autrement donnée peut-être, parce que l’art, chez les hommes forts, simplifie et explique la nature48. »
Le procédé de chaque artiste agit sur nous plus ou moins, selon qu’il est plus ou moins analogue à notre propre organisation. Les vibrations de l’organisme du peintre comme du musicien, encore frémissantes dans leur œuvre, trouvent un écho plus ou moins fidèle dans les diverses complexions des spectateurs ou des auditeurs. Le dessin et la couleur, la mélodie et l’harmonie, sont faits sans doute pour charmer les yeux ou les oreilles, mais bien davantage pour exprimer et pour déterminer le sentiment.
Si le gris domine aujourd’hui dans l’école française, c’est peut-être que, depuis une quinzaine d’années, l’âme française ne connaît plus guère les passions généreuses et n’a plus que des teintes neutres. Ce sera la gloire d’Eugène Delacroix d’avoir seul été passionné et d’avoir tenu bon contre l’invasion du gris. Excepté le gris, tout est légitime en peinture comme ton dominant ; mais le gris, c’est l’absence de ton.
On doit reconnaître la teinte particulière de l’âme et de la complexion d’un peintre dans sa manière de rendre le clair-obscur, le dessin, la couleur.
« Avez-vous l’œil délicat, dit Stendhal, ou, pour parler plus vrai, une âme délicate ? vous sentirez dans chaque peintre le ton général avec lequel il accorde tout son tableau : légère fausseté ajoutée à la nature. Le peintre n’a pas le soleil sur sa palette. Si, pour rendre le simple clair-obscur, il faut qu’il fasse les ombres plus sombres, pour rendre les couleurs dont il ne peut pas faire l’éclat puisqu’il n’a pas une lumière aussi brillante, il aura recours à un ton général. Ce voile léger est d’or chez Paul Véronèse et chez le Titien ; chez le Guide, il est d’argent et d’azur… »
Seulement il faut se garder de croire, comme les paroles de Stendhal pourraient le faire supposer, que ce ton général soit choisi de sang-froid et adopté par délibération. L’artiste prend tel ton et n’en peut prendre un autre ; son tempérament s’y oppose. Comment voir autrement qu’avec les yeux qu’on a ? Comment sentir, qu’avec sa complexion native49?
La duchesse de La Ferté disait à Mme de Staal de Launay : « Il faut l’avouer, ma chère amie, je ne trouve que moi qui aie toujours raison. »
Naïveté ou malice, pas un artiste ni pas un critique, au fond, ne dit jamais autre chose. C’est comme s’il disait : Je suis moi, et je ne saurais être un autre.
Ce n’est pas seulement cette manière générale de voir et de sentir, c’est aussi la plupart des goûts et des aptitudes qu’on peut considérer comme faisant partie de la complexion native de l’artiste et comme étant héréditaires. M. Sainte-Beuve disait dernièrement d’Horace Vernet, après avoir énuméré tous ses parents peintres ou dessinateurs : « Sa main fine, mince, longue, élégante, naissait avec toutes les aptitudes, toute formée et toute dressée pour peindre, comme le pied du cheval arabe pour courir. »
Léonard de Vinci, aimable comme un enfant de l’amour et doué de tous les talents, excellait à la fois dans la peinture, la sculpture, l’architecture, la musique, la poésie, la philosophie, les mathématiques, la mécanique, l’hydraulique, l’optique, la physique, la chimie, l’anatomie, la géologie, sans parler des arts d’agrément et des exercices du corps, la danse, l’équitation, l’escrime et le reste. D’une beauté et d’une force peu communes, d’un naturel aimable, sympathique et facile, son esprit, sa gaieté, sa libéralité, plaisaient à tous. Ame épicurienne et artiste, il fuyait toutes les choses laides ; il ne voulait avoir auprès de lui que de beaux objets et de beaux visages. L’aimable Salaï fut son élève favori, ce qu’on appelait alors son creato. L’historien de la Peinture en Italie dit à ce sujet : « Vinci, si beau lui-même et si distingué par l’élégance de ses mœurs, fut sensible aux grâces du même genre qui brillaient dans Salaï. Il l’eut auprès de lui jusqu’à sa mort, et ce bel élève lui servait de modèle pour ses figures d’ange50. » Il s’attacha également Francesco Melzi. beau comme Salaï, et tous les deux le suivirent à la cour de France.
Au-delà de l’influence du sang et des circonstances de la naissance, il y a, chez l’artiste comme chez l’écrivain, l’influence de la race et de la nationalité.
Notre contemporain Diaz de la Pena a du sang espagnol dans son talent comme dans ses veines. Il peint l’Orient sans l’avoir vu, comme s’il s’en souvenait. Tempérament de coloriste sensuel. Les bois ont été son école. Belle vue, Meudon, le Val-Fleuri, ont eu ses premiers pas et ses premiers amours. C’est là, et dans son imagination, qu’il a rencontré ces belles femmes indolentes, nues sous les arbres, avec des enfants ailés, et se jouant paresseusement comme dans les jardins des harems.
Le soleil et les bois, dans ces bocages sombres,Des feuilles sur leurs fronts faisaient flotter les ombres.
Il a saisi au vol ces reflets ondoyants et les a fixés sur la toile dans leur mobilité flottante, — comme on voit, aux batailles de Salvator Rosa, les combattants, à travers la fumée des arquebusades et la poussière de la mêlée, paraître et disparaître tour à tour. — Magie ! prestige !… Images voluptueuses, qui n’ont d’ailleurs pas beaucoup de pensée : effet d’un sang méridional. Peinture séduisante, mais molle et lâchée, qui paraît faite uniquement pour charmer les sens, comme les parfums et les fleurs.
Ordinairement la peinture comme la poésie reflètent les pays qui les voient naître, pareilles à des fleuves qui réfléchissent leurs rives. Est-ce que toute l’Espagne n’est pas dans Murillo aussi bien que dans Calderon ? Est-ce que toute l’Italie n’est pas dans Michel-Ange et dans Raphaël, comme dans le Dante et dans le Tasse ? On sait que le terrible Dante était le poète favori du grand Michel-Ange. Tous deux Florentins et passionnés ; tous deux nervoso-bilieux : teint jaune, tirant sur le vert Michel-Ange se plaisait à lire le poème de l’Enfer dans une édition in-folio qui avait des marges de six pouces, et en lisant dessinait sur ces marges tout ce que le poète lui faisait voir. Ce volume a péri dans un naufrage. Mais, quand on ne connaîtrait pas ce fait, quand on ignorerait la prédilection de Michel-Ange pour le poète de l’Enfer, du Purgatoire et du Paradis, est-ce que la vaste page du Jugement dernier n’apparaîtrait pas toujours comme le résumé de cette grande trilogie et comme la Divine Comédie en un seul tableau ?
De même on sait que l’Arioste et l’Arétin furent les amis de Titien le voluptueux. — On devinerait ces affinités, quand l’histoire ne nous les apprendrait pas.
Est-ce que l’Allemagne n’est pas dans Albrecht Dürer, comme dans Gœthe ? — Est-ce que Gœthe, à son tour, n’est pas dans son Faust, comme Michel-Ange dans son Moïse, comme Phidias dans son Jupiter ?
Poussin et Claude Lorrain sont bien Français. En même temps, toutefois, on sent dans leurs œuvres le chaud reflet de l’Italie.
« Claude Lorrain passait des journées entières dans la campagne de Rome, sans peindre, sans dessiner d’après nature. Seulement il respirait cet air, il s’imprégnait de cette chaude lumière. Avec une sagacité exquise, il en observait, il en suivait les dégradations, surtout le matin ou vers le déclin du jour. — Rentré dans son atelier, il retraçait librement, de souvenir, ces impressions de la nature qui s’étaient déposées en lui. De là le caractère idéal de ses tableaux ; de là aussi l’empreinte de sa personnalité dans des paysages variés d’aspect51. »
« Dans Claude Lorrain et dans Ruysdael, vous avez les deux mondes, les deux civilisations, les deux natures, dans une âme moderne : — le monde gréco-romain, et le monde du nord52. »
Ruysdael, Hobbema, Paul Potter sont mélancoliques et voilés, comme le ciel de la Hollande. — Ajoutons que Paul Potter était phtisique.
Indépendamment de la complexion particulière de chacun de ces maîtres, comme le climat explique bien leur œuvre ! Et comme cette œuvre est harmonique dans son ensemble, malgré sa riche diversité ! Comme Rembrandt, les Teniers, Gérard Dow, répondent bien à Ruysdael, à Hobbema, à Paul Potter et à Albert Cuyp ! C’est que, quand la saison ne leur permettait pas d’errer dans les prairies et dans les polders, au bord des canaux ou de l’Océan, ils étaient obligés, ces Hollandais, pour se garantir du froid de la mer et du vent du nord, si cruel, de se tenir clos dans leurs maisons et d’en calfeutrer hermétiquement les fenêtres à petits vitraux ; c’est là, étroitement renfermés pendant le long deuil de l’hiver, c’est là qu’ils ont trouvé le clair-obscur. Rembrandt, les Teniers, Gérard Dow, c’est la Hollande du foyer ; Ruysdael, Hobbema, Paul Potter, Albert Cuyp, c’est la Hollande sous le ciel nuageux, plein de mélancolique rêverie.
Ils ont fait amitié avec leurs brumes. Ils trouvent des douceurs aux rigueurs mêmes de leur cher pays conquis sur la mer. La tristesse du ciel ou son inclémence favorise le sérieux de la pensée : le sentiment se recueille et s’accroît dans ces prairies tranquilles ; il s’approfondit et s’élève sur ces plages où l’Océan avec sa rumeur monotone berce les rêves infinis.
M. Silvestre dit fort bien : « Les plages de Van Goyen, les champs et les bois de Ruysdael, les pâturages de Paul Potter, sont surtout admirables parce que leurs auteurs, n’ayant jamais quitté la Hollande, la connaissaient à fond et l’ont rendue en toute vérité… Ce n’est pas seulement par l’exactitude physique que ces artistes triomphent, c’est encore par l’intensité du sentiment. »
Un autre excellent, critique d’art définit ainsi, dans une spirituelle boutade, les trois écoles de paysage qui règnent aujourd’hui en Europe :
« Il y a aujourd’hui trois écoles de paysage bien caractérisées : celle de France, à laquelle se rattachent la plupart des paysagistes belges et hollandais ; celle de Düsseldorf, de laquelle relèvent beaucoup d’Allemands et de Suisses, tels que M. Calame ; celle d’Angleterre, qui va toute seule, avec sa terrible lorgnette.
« L’école de Düsseldorf procède par des raisonnements abstraits et philosophiques ; l’école anglaise, par l’analyse physique poussée à la dernière extrémité ; l’école française, par la perception artiste et le sentiment…
« J’ai voyagé avec des paysagistes de Düsseldorf, sur le bateau à vapeur du Rhin : — « Oh ! les sublimes spectacles ! Nature grandiose ! tu élèves l’esprit de l’homme jusqu’à la contemplation de l’infini !… Lignes superbes, qui vous perdez dans le ciel ! Ô Goethe ! Ô le Harzberg ! » etc. — Très-bien ! Voilà mon paysagiste rentré dans son atelier, et qui compose son paysage avec ses idées et ses réflexions, même quand il a pris des études locales. Avons-nous des montagnes ? il en faut. Quelques sapins, brisés par l’orage, auraient bon air au premier plan ; mettons-en. Un lac ? Oui, avec de l’ombre dessus ; cela fait repoussoir, en même temps que c’est poétique : ne se prend-on pas à rêver, sitôt qu’on est en nacelle sur un lac ? Bien ! Postons en avant un berger mélancolique sur un pan de roc. — Le paysage est fait !… Mais que c’est triste ! que c’est vide et insignifiant, malgré les prétentions au grandiose et à la poésie ! Devant ces froides images, le spectateur n’est pas plus ému que ne l’a été le peintre qui les a combinées.
« En Angleterre, le gentleman paysagiste, au lieu de laisser traîner de longs cheveux blonds sur un manteau bleu de ciel, semé d’étoiles orangées, comme les poètes de Düsseldorf, fait « sa raie » d’abord, s’équipe confortablement, jaquette courte, bottines « prince Albert », lacées de lanières de cuir, son étui de lorgnette en sautoir, s’en va herboriser par champs, s’assure que tel végétable a les feuilles pointues ou découpées de telle façon, que telle fleurette a une telle corolle et tant de pétales ; qu’il y a d’ailleurs dans la nature des rouges violents, des verts crus, des jaunes impitoyables, beaucoup de violet, — que la lumière est partout et pour tout, Dieu merci ! — Puis, combinant le télescope qui rapproche et le microscope qui grossit, — car le génie anglais tient à se rendre compte de tout, — notre paysagiste consciencieux fait minutieusement sa vue de tiges de bruyères et de feuilles découpées une à une en plein soleil, comme s’il travaillait pour le cabinet d’un botaniste… On a l’idée que ces fines herbes, convenablement desséchées et préparées par le pharmacien, qui les reconnaîtrait toutes, pourraient être bonnes à faire de la tisane… »
Longtemps les Anglais ne virent dans l’art qu’une profusion de matières précieuses. Ils aimaient, comme l’a dit un de leurs historiens, « des rois d’or avec des couronnes d’or, des anges d’or avec des ailes d’or, des vierges d’or nourrissant des enfants d’or, assises sur des nuages d’or. Le ciel était d’or, la terre était d’or. » Une magnificence matérielle, c’est tout ce qu’ils comprirent au commencement. Ils y ajoutèrent ensuite le goût de la réalité, — sans aucune espèce d’idéal.
Cromwell disait à Pierre Lély, peintre allemand, mais qui vécut en Angleterre :
« Ayez soin de faire mon portrait avec exactitude et sans flatterie. Remarquez bien mes rides, mes bourgeons, ma verrue, enfin tous les détails de mon visage. Si tout cela n’est pas rigoureusement rendu, vous n’aurez pas un penny. »
Le génie anglais, en peinture, fut donc d’abord utilitaire, et ensuite réaliste.
Quelque admirable que soit Hogarth, on a dit de lui avec raison : « Son génie a des pieds et des mains, mais point d’ailes »,
Wilkie est encore plus Anglais et plus réaliste qu’Hogarth. Il n’omet pas un clou de porte.
Reynolds ajouta l’élégance, avec divers reflets des génies étrangers.
L’harmonie bleuâtre de Gainsborough, en contradiction des préceptes de Reynolds, indique une nature tendre et exquise, une âme subtile et douce. Il a le charme, — supérieur à la force.
Wilson, âme volontiers mélancolique, se plaît à exprimer les couleurs de l’automne ; c’est le peintre de la chute des feuilles.
Lawrence, enfant gâté de la Fortune, éclaire des reflets de son bonheur le visage de ses modèles et y répand la fine fleur de la beauté. Il adoucit tout, même la vieillesse. Il est né le peintre des femmes, surtout des femmes d’Angleterre, au sang vermeil.
Constable est le paysagiste anglais par excellence. Quiconque n’a pas vu de ses yeux l’éclatante beauté du paysage anglais, avec sa végétation fraîche et humide, ne peut apprécier suffisamment Constable et sa profonde vérité.
Turner y ajoute les élans d’une imagination aventureuse.
Mais ce qui manque, en général, dans presque toutes ces œuvres si remarquables d’ailleurs des divers peintres anglais, encore une fois c’est l’idéal. Le génie anglais, pour grand qu’il puisse être, demeure partout et toujours un génie positif et réaliste. Partout et toujours on peut répéter : « Il a des pieds et des mains, mais point d’ailes. »
Ainsi les nationalités diverses, les complexions des peuples comme des individus, se marquent dans la peinture aussi bien que dans les autres arts. Et, dans chaque peuple, les races diverses se reconnaissent aisément, et c’est ce qui forme en peinture ce qu’on appelle des écoles. On dit l’école romaine, l’école florentine, l’école vénitienne, l’école lombarde, et tout le monde entend ce que cela signifie, et voit aussitôt par l’imagination autant de groupes et de types différents. Qui ne connaît la fierté florentine de Michel-Ange, la suavité lombarde du Corrége ou du Parmesan, les splendeurs vénitiennes du Giorgione et du Tintoret, la grâce et la beauté romaines de Raphaël, la richesse et la solidité espagnoles de Murillo et de Ribeira, l’abondance flamande de Rubens, et la magie du clair-obscur qui fait la gloire du génie hollandais de Rembrandt ?
« Au-delà de l’Escaut, dit M. Michelet, au milieu des tristes marais, des eaux profondes, sous les hautes digues de Hollande, commence la sombre et sérieuse peinture : Rembrandt et Gérard Dow peignent où écrivent Érasme et Grotius. »
Dans chaque école, toutefois, on distingue des nuances et des qualités variées. A l’exubérance de Rubens l’école flamande elle-même peut opposer la précision de Van Eyck et la finesse de Memling. Avez-vous vu à Bruges, à l’hôpital Saint-Jean et à l’Académie, les têtes de petites filles de Memling ? Quelle ingénuité ! quelle naïveté ! quelle grâce ! Je ne connais que Nausicaa, dans l’Odyssée, qui leur soit comparable. Je ne revois jamais les unes sans penser à l’autre, et réciproquement. Merveilles d’art consommé et de grâce innocente, qui font contraste avec la fougue impétueuse et sensuelle de Rubens.
De même, si l’art florentin a ses parties fières, ses génies altiers, inflexibles, tels que l’Orcagna ou le Ghiberti, ou Michel-Ange, à côté de ces types puissants il a, pour compléter sa gloire, des natures d’un éclat plus doux, Giottino, Masaccio, Andréa del Sarto, physionomies plus modestes, mais plus sympathiques, où l’humanité se reconnaît mieux. Les unes ont la grandeur, et les autres le charme ; et tout cela se dit d’un mot : l’art florentin.
Puisque le sang, la race, le climat, ont leur influence sur les œuvres d’art, comment la religion n’aurait-elle pas la sienne, si la religion n’est ordinairement qu’un effet de la race, du climat, du milieu ? Il y a les peuples polythéistes et les peuples monothéistes, comme il y a les peuples polygamiques et les peuples monogamiques. Il y a les races latines et catholiques, et il y a les races germaniques et protestantes. Ces influences diverses pourraient-elles ne pas se retrouver dans la peinture comme dans la musique et comme dans la littérature ?
Est-ce que, dans la littérature, vous ne reconnaissez pas bien vite les écrivains protestants, à leur style, ordinairement fort, mais sec et triste, et à l’abus des prédications morales ? Il faut distinguer toutefois et honorer, sous Louis XIV, cette école sévère et chagrine
Qui fièrement assise et la tête immobileTraitait tous ses honneurs d’impiété servile.
En Suisse, en Prusse, en Hollande, les Protestants gardent leur caractère. Moralement, Claude et Jurieu sont au-dessus de Bossuet ; littérairement, ils peuvent lui être opposés sans trop d’indignité : c’est déjà la pratique et les procédés de la science qui entrent dans la théologie, mais aux dépens de la poésie et même un peu de l’éloquence. Cela est vigoureux, mais triste, à peu près comme leur modèle, l’Institution chrétienne de Calvin, lourde machine de guerre. Dans Bossuet, au contraire, quelle joie triomphante, quel mouvement et quelle couleur ! « L’Histoire des Variations, dit un célèbre artiste, n’est au fond qu’un traité de théologie ; voyez pourtant quelles grâces sévères Bossuet y a partout semées ! L’art de peindre les hommes, leurs caractères, leurs passions avouées ou secrètes, y est peut-être porté plus loin encore que la vigueur de l’argumentation, et le rival d’Arnaud, le plus grand controversiste du dix-septième siècle, y est le maître de La Bruyère : ses portraits des principaux personnages de la Réforme ont un bien autre relief, et une touche aussi fine et aussi piquante53. »
L’esprit protestant est plus triste et en général moins artiste que l’esprit catholique. C’est encore ici l’opposition de l’esprit du Midi et de l’esprit du Nord : celui-ci, sévère comme le climat ; celui-là, toujours quelque peu païen, sensuel, content et heureux de vivre, au sein de la nature qui lui sourit.
Il y a la musique protestante, comme la musique catholique. Écoutez le Stabat de Rossini, et même celui de Pergolèse. L’un et l’autre, sans doute, sont admirables, pathétiques, dramatiques ; mais peu chrétiens, et même peu religieux. Catholiques, si vous voulez ; car le catholicisme contient une bonne dose de paganisme ; mais chrétiens, non.
Au contraire, comme le Choral de Luther, dans son ardeur farouche et sa gravité sombre, exprime bien l’enthousiasme de la Réforme, la foi indomptable, la joie du martyre ! Quel fanatisme et quelle austérité !
Dès l’Antiquité, la religion était intervenue dans l’art pour en comprimer l’essor trop mondain. J’imagine, d’après ce qu’on nous rapporte, que la musique lacédémonienne était une sorte de musique protestante. La politique Spartiate avait arrêté à l’avance les limites étroites où devait se renfermer un art trop enclin à flatter les sens. Terpandre lui-même, Terpandre, le grand artiste si honoré à Lacédémone, fut mis un jour à l’amende pour avoir ajouté une seule corde, et sa lyre fut confisquée. Le musicien Phrynis parut un jour avec une lyre à neuf cordes : l’éphore Ecprépès en coupa deux aussitôt. La même chose arriva à Timothée, artiste dédaigneux de la vieille musique et ami des nouveautés : il se présenta aux fêtes Carniennes avec une lyre à douze cordes ; un des éphores prit un couteau, et lui demanda de quel côté il préférait retrancher tout ce qui dépassait le nombre fixé par la loi54.
Quant à la peinture et à la sculpture, le christianisme n’eut d’abord pour elles que des anathèmes. Il n’affirmait pas la beauté du Christ : il n’avait pas encore songé à la beauté de la Vierge. L’art s’était confondu avec le paganisme : aussi la religion chrétienne ne songea-t-elle d’abord qu’à le proscrire. Qu’était-ce d’ailleurs que la peinture et la sculpture ? C’était la glorification du corps. Le corps, pour le christianisme, n’était que péché et que corruption. Peu à peu pourtant on se ravisa. Comprenant la puissance de l’art et les habitudes de l’humanité, le christianisme imagina d’accommoder à ses idées les formes païennes. Dans les catacombes, le Christ, sous la figure d’Orphée jouant de la lyre, adoucit les bêtes féroces ; ou bien, comme l’Apollon antique, le Bon Pasteur, assis à l’ombre d’un arbre et jouant de la flûte, garde ses brebis ; ou, debout et marchant, comme le Faune antique, rapporte sur ses épaules celle qui s’est égarée. Dans cette première phase, le christianisme détourne l’art païen à son profit.
Ensuite il le jette dans une fausse route, en tâchant de le transformer. A peu près de même qu’aux temps primitifs, la religion païenne avait retenu la sculpture dans les liens hiératiques et l’avait empêchée de prendre son essor, la religion chrétienne longtemps, par son esprit ascétique, éloigna la peinture des voies de la beauté. Il est intéressant de suivre les progrès non interrompus de l’art, depuis la madone de Cibamue, fille de la Panagia byzantine, jusqu’aux madones de Raphaël. Peu à peu « le sein de Marie se découvre, et, d’impératrice céleste, elle devient la jeune mère allaitant son nouveau-né. Cependant ses images conservent longtemps encore le nom significatif de Majesté avant de recevoir celui de Madone. Peu à peu le masque sans vie de la Panagia fait place à un type plus national, lorsque l’artiste, sûr de son talent, renonce à copier ses maîtres, et, osant regarder la nature en face, reproduit, pour les diviniser, les traits de la femme qu’il aime55. »
Comme le génie grec, sous le nom de Dédale, avait disjoint les jambes des statues égyptiennes et leur avait dit de marcher, de même le Giotto, d’une main vigoureuse et habile, brise ou dénoue les momies byzantines, et continue l’œuvre de son maître Cimabue, la régénération de la peinture. Tout en restant dans le cercle des sujets sacrés, il laissa les vieux types traditionnels, les insipides et muettes figures du Moyen Age, pour peindre ce qu’il voyait, « d’ardentes têtes italiennes, de belles et vivantes madones, qu’il entoura de l’auréole et mit hardiment sur l’autel56. »
Le fond de l’art, à vrai dire, est païen, ou, si vous voulez, naturiste, par conséquent antichrétien dans le sens primitif et radical du mot. Il fallut que le christianisme se transformât, sous le nom de catholicisme, en un certain paganisme nouveau, pour que la peinture pût revenir à ce qui est son essence, à l’adoration de la beauté. Le catholicisme avait cru prendre l’art à son service, et ce fut, à vrai dire, l’art qui le prit au sien en faisant semblant d’être son serviteur. On eût pu concevoir dès lors l’idée d’un livre qui ne vint que beaucoup plus tard, le Génie du Christianisme ; c’est-à-dire en réalité : « De l’emploi du christianisme dans les arts » ; en d’autres termes : « Du néo-paganisme institué par les papes. »
A la Renaissance, ce qui renaît, entre autres choses, c’est le paganisme sous le nom de catholicisme : Jupiter Olympien devient Jésus-Christ, Apollon devient saint Jean, Vénus devient la Madeleine ou la Vierge.
La religion catholique se fit gloire d’être la mère de la peinture moderne. La peinture, à son tour, fit mine de propager la religion qui lui avait donné naissance. Il y eut comme une alliance tacite entre l’une et l’autre. Les papes encouragèrent les arts. Les peuples du Midi et de l’Occident recherchèrent les tableaux religieux, — dont quelques-uns, participant au merveilleux des légendes qu’ils représentaient, furent regardés eux-mêmes comme des miracles.
Stendhal dit à ce propos : « Il est plaisant de voir la peinture, un art frivole, faire la preuve d’un système religieux. » — Et, en note, avec une ironie digne de Voltaire : « Tant il est vrai, ajoute-t-il, que les grands hommes arrivent à la vérité par tous les chemins ! »
Ce qu’il y a de réel au fond, c’est que les grands maîtres de la Renaissance sont de race latine, par conséquent païens, même lorsqu’ils traitent des sujets chrétiens. La Renaissance vint réagir contre l’ascétisme primitif : les peintres et les statuaires rendirent à l’âme humaine le sentiment du beau, en réhabilitant le corps.
Si l’on s’imagine que Raphaël, Michel-Ange et les autres grands maîtres ont fait de la peinture religieuse, c’est parce qu’ils ont traité des sujets religieux ; mais, en réalité, leur oeuvre est de la peinture d’histoire. De toutes parts on revenait directement à la nature.
M. Charles Clément fait très bien voir que Léonard de Vinci, dans son chef-d’œuvre de la Cène, « n’est ni liturgique, ni chrétien, ni religieux, à aucun degré57. »
« La Renaissance, dit Louis Pfau, n’a vu dans la religion que l’histoire sainte, et n’a peint dans l’histoire sainte que l’histoire de l’humanité… La peinture, en accusant la vie dans toute sa plénitude, sort de la religion et n’est plus qu’une peinture historique se servant des sujets mythiques… Les madones byzantines, voilà de l’art religieux. En voyant ces idoles efflanquées et sans mamelles, on croit au miracle de l’Incarnation ; car il est impossible qu’une telle femme conçoive et enfante par voie naturelle. Mais la beauté païenne des madones de Raphaël ne rappelle que les faits et gestes de la maternité humaine ; il n’y a aucune raison plausible pour que ces femmes soient les mères d’un dieu plutôt que d’un homme. Au surplus, la mère n’aime-t-elle pas son enfant du même amour, qu’il soit homme ou dieu ? n’est-il pas toujours le fruit de ses entrailles, et, par là, un petit dieu pour la mère, qui en est fière comme s’il était le Rédempteur lui-même ? Et tout enfant ne peut-il pas devenir un rédempteur par la puissance de son génie ? L’artiste trouve donc sa madone dans chaque mère, et il voit la maternité cent fois plus belle, que vous qui prétendez la diviniser !…
« Et la douleur maternelle, a-t-elle besoin du dogme pour éclater franchement dans l’art ? Où l’art pourrait-il trouver une image plus émouvante que cette mère tenant son enfant mort sur ses genoux ?… Il y a tous les jours des martyrs qui tombent et des mères qui pleurent, et ces douleurs sont d’autant plus favorables à l’art qu’elles sont plus humaines. Car si c’est notre semblable qui tombe, il a toute notre pitié ; si c’est au contraire un dieu, comme nous ne sommes pour rien dans les conseils des dieux et comme nous n’y pouvons rien, nous disons : Qu’il se relève, cela ne nous regarde pas.
« Il n’y a d’élément esthétique dans l’histoire sainte que ce qui est purement humain ; et, si l’art y trouve d’excellents sujets, ce n’est pas parce que, mais quoique religieux. La religion n’a là d’autre importance que de rendre d’avance ces sujets populaires en les portant à la connaissance de tout le monde.
« Comment ! pendant quinze siècles le christianisme n’a su enfanter que des types décharnés, hostiles à la beauté, des ombres ascétiques traînant une vie latente ; l’humanité a été obligée de retourner au paganisme pour produire la Renaissance, pour retrouver l’art perdu, pour reconstituer le culte du beau, et vous parlez d’un art religieux, d’un art chrétien ? Comment ! vous citez Michel-Ange et Raphaël ? Vous ne savez donc pas que Dieu le Père, du Florentin, est sorti de la hanche du Jupiter de Phidias, et que c’est la Vénus Génitrix qui a tenu sur les fonts baptismaux la madone du peintre d’Urbino ?
« Certes, les maîtres de la Renaissance avaient eu des devanciers : dans la société chrétienne, la race nouvelle (germanique) avait apporté un sentiment nouveau ; l’expression cherchait à gagner sur la forme, et l’école allemande surtout mettait franchement la beauté morale au-dessus de la beauté physique. Mais l’élément artistique ne se développait qu’aux dépens de l’élément religieux. Ce qui donne aux anciens tableaux allemands leur valeur, ce n’est pas la forme retenue, typique, byzantine, c’est au contraire le fond tout individuel, l’intelligence naïve de la nature qui s’y manifeste, et qui est l’antithèse de l’art dogmatique. La Réforme y montre déjà ses premiers germes… »
Si la Réforme a été une tentative de retour au christianisme primitif, est-il étonnant que l’art protestant, en général, soit une tentative de retour à l’ascétisme des premiers temps et à la déchéance du corps ?
Il le voile du moins, n’osant le supprimer. Chez les Hollandais et chez les Anglais, peuples protestants, le nu est presque interdit par les mœurs, même dans la peinture et dans la sculpture. A la dernière exposition universelle de Londres, il n’y avait, dans la galerie des peintres hollandais, pas une seule figure nue. Cela n’est-il pas caractéristique ?
C’est parce que l’art est naturellement païen que la peinture et le catholicisme, qui est le paganisme moderne, contractèrent une sorte d’alliance et associèrent leurs destinées. Mais le retour à la nature, qui était pour l’art la voie du salut et de la résurrection, était au contraire, pour une religion qui avait voulu être ultra-spiritualiste, l’abandon de son principe et, par conséquent, le premier pas vers la décadence et vers la mort. Ainsi cette religion commença de se perdre par où elle croyait régner d’autant plus. Le prestige des arts parut lui être utile pendant quelque temps, mais la compromit pour toujours.
Au moment où la peinture mystique de l’école d’Ombrie, personnifiée d’abord dans Fra Angelico, de Fiesole, puis, un peu plus tard, dans le Pinturicchio et dans le Pérugin, allait se perdre dans le grand courant florentin, « Raphaël hérita de ce qu’elle conservait de véritablement fécond ; sa belle, « facile et heureuse nature reçut et développa ces germes, qui chez tout autre auraient dégénéré : il les transporta à temps dans le terrain fertile du naturalisme ; mais les œuvres qui en sortirent gardèrent toujours, comme un signe de leur origine, le parfum des montagnes natales…. Il faut d’ailleurs que les souvenirs qu’emportaient de cette terre sacrée d’Ombrie les peintres qui la quittaient fussent bien profonds pour que le Pérugin, vivant à Rome et à Florence au temps de Michel-Ange et dans l’intimité de Léonard de Vinci, n’ait jamais abandonné les traditions de l’école58. »
Raphaël imita d’abord le Pérugin et ensuite Michel-Ange ; mais il resta fidèle aux traditions exactes et discrètes du premier, plutôt qu’il ne s’aventura à suivre les libertés audacieuses du second. Sa peinture, toutefois, après avoir été d’abord uniquement représentative, devint peu à peu dramatique.
C’est à Urbino, au milieu de l’une des contrées les plus gracieuses des Apennins, entre les hauts sommets de ces Alpes italiennes et la mer Adriatique, que naquit Raphaël59. »
Son père, Giovanni Santi, et trois autres de ses ancêtres, étaient des peintres distingués. « Ce père, homme de sens et de jugement, dit Vasari, savait combien il importe de ne pas confier à des mains étrangères un enfant qui pourrait contracter des habitudes basses et grossières parmi des gens sans éducation : aussi voulut-il que ce fils unique et désiré fût nourri du lait de sa mère, et put, dès les premiers instants de sa vie, s’accoutumer aux mœurs paternelles. » Giovanni fut le premier maître de son fils. De très bonne heure, le jeune homme l’aida dans ses travaux… « C’est au milieu de cette famille honnête, dans ces habitudes de travail, aimé par une tendre mère, guidé par un homme intelligent, que grandit Raphaël. Une admirable nature frappa ses premiers regards. A l’âge où les impressions sont ineffaçables, il respira au foyer paternel l’enthousiasme mystique qui, dans l’école d’Ombrie, était une religion plutôt qu’une simple tradition d’art60. »
Mais la nature l’attira et le sauva du mysticisme ; la réalité, bien plus que la foi, lui inspira tant de merveilles. Et qui pourrait dire quels nouveaux chefs-d’œuvre il n’eût pas accomplis encore si sa vie n’eut été rapidement consumée par l’excès du travail et du plaisir ? Les beaux modèles, dont il faisait des Vierges, n’étaient autres que ses maîtresses. On connaît la fleuriste de Florence, la fioraia, d’où est venue la dénomination d’une de ses premières Vierges, plusieurs fois répétée, la belle Jardinière, et à Rome la fille d’un boulanger, la fornarina, dont le merveilleux portrait est à la Tribune de Florence et se répète dans presque toutes les œuvres de la seconde moitié de la vie de l’artiste, comme celui de la fioraia dans les œuvres de la première moitié. Pendant qu’il travaillait à la Galathée, il abandonnait si souvent sa peinture pour aller chez la fornarina, qu’Agostino Chigi, désespérant de le fixer autrement, finit par installer cette femme à la Farnésine.
Il avait trente-sept ans, lorsque la mort l’emporta après une très courte maladie, le vendredi saint, 6 avril 1520, jour anniversaire de sa naissance.
C’est Vasari qui attribue la mort de Raphaël à des excès de plaisir. « Un jour, dit-il, il rentra chez lui avec une forte fièvre ; les médecins crurent qu’il s’était refroidi : il leur cacha les excès qui étaient la cause de sa maladie, de sorte qu’ils le saignèrent abondamment et l’affaiblirent, tandis qu’il aurait fallu le fortifier. »
Il est tout aussi vraisemblable que sa santé, naturellement faible et déjà fatiguée par d’immenses travaux, fut ébranlée, brisée, au premier choc trop rude, et c’est ce que peuvent faire croire les renseignements communiqués par Missirini à Longhena, et publiés par celui-ci : « Raffaelo Sanzio était d’une nature très distinguée et délicate ; sa vie ne tenait qu’à un fil, quant à ce qui regardait son corps ; car il était tout esprit. Outre que ses forces s’étaient beaucoup amoindries, et qu’il est extraordinaire qu’elles aient pu le soutenir pendant sa courte vie, étant très affaibli, un jour qu’il se trouvait à la Farnésine, il reçut l’ordre de se rendre sur-le-champ à la cour ; il arriva en un moment au Vatican, épuisé et tout en transpiration : il s’arrêta dans une grande salle, et, pendant qu’il parlait longuement de la fabrique de Saint-Pierre, la sueur se refroidit sur son corps, et il fut pris d’un mal subit. Étant rentré chez lui, il fut saisi d’une sorte de fièvre pernicieuse, qui l’emporta dans la tombe. »
Se sentant mourir, il donna ordre de faire partir sa maîtresse, à qui il laissa par testament de quoi vivre honnêtement. Il partagea le reste de son bien, qui était considérable (16 000 ducats d’or, c’est-à-dire près d’un million de notre monnaie), entre son élève et collaborateur Jules Romain, et un de ses oncles qui était prêtre à Urbino. Il légua sa maison, située près du Vatican, au cardinal Bibiena, dont il devait épouser la nièce.
Bellori, dans le portrait qu’il nous trace de Raphaël, concilie les deux explications de la mort prématurée de ce grand artiste : « Il était, dit-il, d’une complexion très grêle et délicate, qui ne promettait pas une longue vie ; il avait le cou long et mal placé. Ces mauvaises dispositions physiques, la fatigue résultant d’études continuelles, et son goût pour le plaisir, durent abréger sa vie. »
Raphaël s’est représenté dans plusieurs de ses ouvrages. « Son visage, agréable et délicat, est loin d’être régulier : le nez est grand et fin, les lèvres pleines, la mâchoire inférieure avancée ; mais les yeux sont très beaux, bien ouverts, doux et bienveillants ; les cheveux sont bruns, comme les yeux ; le teint olivâtre et très particulier61. »
En résumé, l’art ne vit pas d’abstractions, cela est vrai ; mais la mythologie, soit païenne, soit chrétienne, ne lui est pas absolument indispensable. S’il leur emprunte volontiers leurs légendes pour prêter des corps à ses créations, il saurait trouver d’autres éléments, et le vaste champ de l’histoire humaine lui en offre d’inépuisables.
Toujours est-il qu’il y a une peinture catholique et une peinture protestante : la première, plus préoccupée de la beauté réelle ; la seconde, de la beauté morale ; l’une, éprise avant tout de l’art et contemplant avec amour la terre, la nature, l’homme, la femme, les animaux, la vie sous toutes ses formes ; l’autre, s’attachant à l’idée et ne voulant regarder que le ciel. Au reste, c’est tantôt la peinture catholique qui l’emporte, et tantôt la peinture protestante, selon le génie des artistes.
Le Titien, dans le repas des Pèlerins d’Emmaüs, met sous la table un chien en querelle avec un chat : détail réaliste, qui distrait l’esprit du sens de cette noble scène. — Rembrandt, plus sérieux et plus profond, a si grand’peur de le distraire, que dans le même sujet, sur la table bénie, si splendide par la lumière, il ne met rien. Repas idéaliste, vraiment digne du convive, qui est Jésus. — Ceux qui riraient de cette idée sont libres de supposer que le repas est fini, ou n’est pas encore commencé. Toujours est-il que l’artiste a choisi, avec un dessein évident, le moment précis où pas un détail de la vie réelle et vulgaire ne peut troubler dans l’âme du spectateur le grand effet moral.
La sculpture et l’architecture achèveront de faire voir les influences réciproques des religions sur les arts et des arts sur les religions ; — faits mixtes et complexes, psycho-physiologiques.
La sculpture
Pour la facilité de l’analyse, nous essayerons de séparer, dans notre étude, la sculpture et l’architecture ; mais il sera quelquefois impossible de ne pas les mêler ensemble, comme dans la réalité, c’est-à-dire dans l’art.
Voici d’immenses souterrains, à plafonds bas, soutenus par de gros piliers courts ; voici un géant à huit bras, le pied gauche posé sur un éléphant couché : c’est Vira-Bhadra, une des avatars ou incarnations de Vischnou. Une autre statue nous le montre, moitié homme, moitié lion, s’élançant du milieu d’une colonne. D’autres temples, non souterrains, sont portés par un bataillon carré de gros éléphants : c’est là le socle de l’édifice. Au dedans on voit tantôt l’un, tantôt l’autre des animaux dont Vischnou a pris la forme : la tortue, le poisson, le sanglier à quatre bras, le cheval, le sinhâ (lion gigantesque sans crinière).
Ou bien, voici l’antique pagode de Talicot, surmontée du bœuf colossal de Siva ! Ou les rochers sculptés de Mâvalipouram, montagnes taillées en temples, œuvre gigantesque ! Ou ceux de l’île de Salcette, près d’Ellora. — Ou bien c’est la grande pagode de Tritchinâpali, avec sa forme carrée, à lignes roides, et ses murailles toutes nues, soit à l’extérieur, soit à l’intérieur. Tout auprès, celle de Siringam, à sept enceintes : au-dedans, l’image de Vischnou, à laquelle Brahma lui-même rend un culte d’adoration : elle représente le dieu Vischnou couché sur le serpent Sécha (Durée) ou Ananta (Sans-Fin), dont les sept têtes lui servent de dais ; — ils voguent sur un océan de lait, agité par les bons et les mauvais génies. — Quelquefois un lotus énorme jaillit de son nombril, et Brahma est assis dans cette fleur. — Dans d’autres temples, on voit Vischnou assis par terre, les mains posées à terre aussi et en arrière, la tête renversée et les yeux levés au ciel, avec une expression de béatitude extatique. Autour de lui s’empressent les Gôpi ou Laitières ; — ce sont les naïades des Indous, elles versent du lait au lieu d’eau.
A la pagode d’Éléphantine, près de Bombay, la statue colossale de Brahma est assise les bras croisés ; par devant, elle a le visage et le corps d’un homme ; par derrière, le visage et le corps d’une femme ; sur le côté droit de la poitrine, on voit le soleil ; à gauche, la lune et les constellations. On y voit aussi représentés des animaux, des plantes, des rivières, des montagnes. Les Indiens croient que cette statue fut donnée de Dieu à son fils, comme un emblème de la création.
Tout cela est bizarre et terrible, plein de mystère et de superstition. Il semble que ces pagodes pèsent sur ceux qui viennent s’y prosterner ; elles ont un caractère écrasant, et les monstres énormes dont elles sont ornées, ces géants à plusieurs bras et à plusieurs têtes, mi-partis hommes, femmes, animaux, plantes, achèvent ce caractère colossal et hybride, cette physionomie panthéistique.
Dans les sculptures de Ninive, c’est encore l’Orient énorme. Voici une statue de vingt pieds de haut ; c’est celle d’une sorte d’Hercule asiatique : dans l’angle de son avant-bras il enserre un lion de grandeur naturelle, comme une miss porte un king’s Charles, — si ce n’est que le dieu de la Force étouffe le lion sans y songer : les griffes de l’animal se crispent impuissantes contre les flancs du colosse.
Deux immenses taureaux ailés, à tête humaine, doivent avoir servi de cariatides d’entrée aux portes du palais de Khorsabad. Ils ont aussi vingt pieds de haut et trente de long. La tête, barbue, est coiffée d’une sorte de tour, de dessous laquelle sortent les tresses symétriques des cheveux. Les ailes s’étalent à plat sur le dos et la croupe de l’animal. Les jambes sont de force à porter tout l’édifice. On sent que cette sculpture est faite pour l’architecture, et à la fois pour l’enseignement religieux. — Une figure de dieu à bec d’aigle, à quatre ailes, porte un panier et une pomme de pin, symbole de fécondité.
Notez que ces figures de vingt et trente pieds n’étaient qu’un détail, perdu dans l’ensemble des monuments asiatiques. Le père Martinn rapporte qu’en Chine on voit une montagne taillée en statue d’une si prodigieuse grandeur qu’on en peut distinguer le nez et les yeux à plusieurs milles de distance.
Dans la sculpture égyptienne, l’uniformité des figures, leur peu de mouvement, même lorsqu’elles représentent des actions violentes, révèle un peuple esclave de la théocratie et aplati sous un niveau commun.
La loi de l’art, dans ce pays, comme celle de la société tout entière, était l’immobilité. L’immobilité des institutions se réfléchissait dans l’immobilité des statues.
Voici une longue avenue de lions ou de sphinx, conduisant à un temple, à la porte duquel se dressent deux obélisques monolithes, symboles de l’éternité. Entrons. Les chapiteaux des colonnes sont formés de vastes feuilles de palmier et de lotus. Des figures gigantesques, serrées dans une étroite tunique blanche, croisent les mains sur la poitrine. « Ces statues, aux joues couleur de brique, ouvrent de grands yeux noirs qui semblent regarder fixement l’éternité62 . »
Sur le faîte d’une colonnade, s’élève la statue de la déesse égyptienne de l’amour, aux oreilles de génisse, et appelée par les Égyptiens « la grande Vache qui a engendré le soleil. »
Dans le temple d’Abou-Simbel, en Nubie, à l’extrémité d’une avenue gardée par une double rangée de sphinx, s’élèvent deux statues colossales, ayant chacune soixante-cinq pieds de haut. Ce sont les figures de Rhamsès le Grand, assis dans une attitude d’impassible majesté qui indique bien un être supérieur et insensible aux choses du monde que nous habitons. A l’intérieur du temple, sont quatre statues de même grandeur et représentant le même personnage : la personne royale est multipliée, afin qu’elle règne en nombre comme en étendue.
Les anciennes statues grecques étaient roides et sans vie, comme celles des Égyptiens. Cela tenait à ce que, pendant longtemps, il ne fut permis aux statuaires de reproduire les divinités que dans des poses traditionnelles, sur lesquelles les prêtres veillaient avec sévérité. C’est seulement lorsque les artistes, peu à peu, se furent affranchis de ces entraves, que les dieux sortirent de leur immobilité. L’art se développa sur les ruines de la théocratie, en même temps que la liberté et l’indépendance helléniques. C’est à l’époque où commença la lutte des Grecs contre les Perses que l’art parvint rapidement à la perfection. Au faîte de leur puissance, ils semblèrent vouloir triompher par les arts, comme ils avaient vaincu par les armes. Dans une période de cent cinquante ans, la Grèce a produit plus de sculpteurs, de peintres, d’orateurs, de poètes, de philosophes célèbres, qu’aucune autre nation.
La vie antique était beaucoup plus favorable à la statuaire que la vie moderne. Les anciens, peu vêtus, vivaient au grand air, sur les places publiques, dans les gymnases, dans les palestres.
Aux jeux olympiques, les athlètes combattaient nus, et les artistes les représentaient nus. Étudiant ainsi la beauté des formes, ils arrivèrent au beau idéal grec, que tous les hommes de race caucasique et blanche considèrent comme le beau idéal humain, et dont ils firent, par une illusion naturelle à l’humanité, le beau idéal divin.
Nous, modernes, trop vêtus et mal, nous vivons dans des boîtes que nous nommons maisons, et dans des tiroirs de commode que nous nommons appartements. De là, de grandes différences. Le corps est oublié, enseveli, difforme ; on ne s’inquiète plus de cette guenille. On vit emmaillotté, renfermé, concentré. Courbé sur sa tâche, le corps se déjette. Les anciens avaient des concours de beauté, pour les femmes et pour les hommes ; il semble que nous ayons des concours de laideur : voyez, dans les écoles de natation, ou aux bains de mer, surtout à ceux où les deux sexes barbotent pêle-mêle, quelles exhibitions ! ô Daumier !… Admirons d’autant plus les quelques statuaires modernes, qui savent repêcher dans toutes ces grenouillères quelques traits épars de ce fameux beau idéal. — Idéal, en effet, cent fois plus idéal pour eux, qu’il ne le fut jamais pour Phidias, sous les yeux duquel se mouvait toute une race fine et forte, qui ne connaissait ni les hideux pantalons, ni les bretelles, ni les cravates, ni le funèbre et grotesque habit noir, chef-d’œuvre de la laideur !
Les statuaires anciens n’avaient qu’à ouvrir les yeux, et la beauté y entrait toute seule, et ils l’exprimaient comme ils la voyaient. De sorte qu’à cette époque, le réalisme, supposé qu’on eût connu le mot et la chose, eût été encore de l’idéal. Ils n’avaient qu’à se baisser pour ramasser des dieux. Les Doriens avaient fait d’Apollon, leur type national, le plus beau des immortels. Les Athéniens avaient élevé jusqu’à l’idéal le type de la patronne de leur ville Pallas Athènè. Cérés et Proserpine, ce groupe de Phidias, quoique décapité par le temps ou les barbares, est peut-être ce qu’il y a de plus beau sur la terre. Ces deux figures, enlacées et assises, sont d’un mouvement, d’une grandeur et d’un charme de lignes incomparables.
Toute race hellénique était artiste ; mais, par une riche harmonie, chacune, dans ce concert, l’était différemment et conservait son caractère propre. Voulez-vous voir comment une même idée était rendue diversement par les deux races principales et rivales ?
Il y avait à Sparte une statue de Mars avec des fers aux pieds, et dans l’acropole d’Athènes une Victoire sans ailes. « Les Spartiates, dit Pausanias, pensent que Mars ne les quittera jamais, puisqu’il est enchaîné ; les Athéniens, que la Victoire restera toujours parmi eux, puisqu’elle n’a plus d’ailes. » Il est curieux d’observer la même idée chez deux peuples rivaux, et chacun d’eux montrant, par la manière dont il l’exprime, son caractère naturel. « Les Spartiates, plus violents, choisissent l’impétueux Mars et l’enchaînent ; les Athéniens, plus politiques, préfèrent une jeune déesse et veulent la fixer dans leur ville par la ruse63. » D’un côté, la force ; de l’autre, la grâce. Là, se retrouve l’antithèse constante du caractère dorien et du caractère ionien.
Né de la liberté et de l’indépendance, l’art hellénique ne leur survécut pas, La conquête romaine essaya de le transplanter en Italie ; mais il ne fil qu’y dépérir et y donner quelques fruits
corrompus. « La conquête de la Grèce par Rome, dit M. Charles Clément, avait fait affluer en Italie une foule d’ouvriers habiles, qui y apportèrent les traditions de leur pays, mais qui ne tardèrent pas à se laisser entraîner et corrompre par la décadence générale. »
On suit, dans les statues romaines, cette décadence rapide. Les femmelettes de la Rome impériale ont beau se commander des statues de déesses. Les artistes, mal inspirés par des sujets si pauvres et une époque si triste, ne réussissent presque jamais à idéaliser ces vilains galbes ; et dès lors, au lieu d’élever l’humanité jusqu’à je ne sais quelle beauté divine, ils rapetissent la divinité jusqu’à la laideur humaine.
Comme ces petites dames, impératrices ou autres, veulent suivre la mode, même dans leurs statues, l’artiste obéissant sculpte pour leur image diverses perruques de marbre, afin que la statue puisse varier sa coiffure aussi bien que la dame elle-même et être accommodée au goût du jour.
Étudiez cela au musée du Louvre. — Et, d’autre part, suivez, au musée Campana, les types de plus en plus ignobles des Césars, et l’art de plus en plus dégénéré qui les copie servilement.
Dans cette triste époque, les quelques statues qui essayent encore d’être idéales s’avisent parfois de mêler les caractères des deux sexes, pour réveiller les imaginations blasées. Voyez, par exemple, au musée du Louvre, la figure juvénile et virginale de l’Apollon sauroctone, qu’on prendrait pour sa sœur Diane, et qui semble une réalisation des vers d’Horace que Jules Janin traduit ainsi : « Chloris me rappelle ce bel enfant Gygès, de Gnide, blanc comme un cygne, au milieu d’un cercle ingénu de jeunes filles ; les plus clairvoyantes le prenaient pour une sœur, à ses cheveux épars sur ce beau front, où se rencontrent, dans une piquante énigme, la grâce de la jeune fille et les traits du jeune garçon. »
Ces conceptions hybrides, malsaines (comme le Saint Jean de Léonard de Vinci, qui est évidemment une femme), n’ont de charme que pour des esprits déjà corrompus, dont l’idéal est au rebours de la raison, et dont les sens mêmes sont dénaturés.
Par ces œuvres, la sculpture romaine s’acheminait aux sales imaginations de l’Hermaphrodite et des Priapées.
Voilà à quels bas-fonds de turpitude, sous l’influence du despotisme, était descendu ce grand art.
Nous avons dit comment le christianisme le proscrivit d’abord, le confisqua ensuite, puis le jeta dans une fausse route en tâchant de le transformer ; comment, enfin, la Renaissance restaura le culte du corps et l’adoration de la beauté.
Nicolas de Pise ressuscite la sculpture, comme Cimabue la peinture. Michel-Ange, encore jeune, obtient du prieur de San-Spirito, à Florence, une salle secrète et des cadavres, pour étudier l’anatomie. De là le style du statuaire, si accusé, si en relief, qui donne tant aux muscles ! S’il idéalise, c’est par la vigueur. Au reste, peu soucieux du vraisemblable : voyez la pose de la Nuit ! elle est impossible à réaliser. N’importe ! cela est grandiose, d’une beauté violente jusqu’au sein du repos : — juste le contraire des statues d’Egypte, immobiles jusque dans la violence. — On sent que l’artiste a vécu au milieu des guerres civiles. L’inscription qu’il fit pour cette statue convient bien à l’œuvre et au temps. Un jour, il avait trouvé écrits sur le socle les vers suivants :
La notte che tu vedi in si dolci attiDormir, fu da un Angelo scolpitaIn questo sasso, e perchè dorme ha vita ;Destala se nol credi, e parleratti.
« La Nuit, que tu vois plongée dans un si doux sommeil, fut sculptée en ce marbre par la main d’un Ange, et, puisqu’elle dort, elle est vivante. Si tu en doutes, éveille-la, elle te parlera. »
Michel-Ange écrivit au-dessous cette réplique, où il mit son âme :
Grato m’è il sonno, e più l’esser di sasso,Mentre che’l danno e la vergogna dura,Non veder, non sentir, m’è gran ventura,Pero non mi destar ! deh ! parla basso !
« Il m’est doux de dormir, et encore plus d’être de marbre. Tant que dure le règne de la honte et de la tyrannie, ne pas voir, ne pas sentir, m’est un bonheur suprême. Ne m’éveille donc point, oh ! parle bas. »
Le Saint Matthieu, à Santa-Maria-del-Fiore, Michel-Ange lui-même reconnut qu’il avait une posture trop contournée, et l’abandonna. Derrière la Madone, qui est à la Tribune de Florence, il a mis quelques figures nues dont il s’est amusé à détailler tous les muscles, en dépit de la perspective aérienne. Stendhal dit fort bien : « Son Bacchus (encore à Florence) est une idylle écrite en style d’Ugolin… Et cependant ce Bacchus est plus grec qu’aucun de ses autres ouvrages. » Son Christ, à Saint-Pierre de Rome, est un athlète, même dans la mort. Son Enfant Jésus ressemble à un Hercule enfant.
La force est donc le caractère de ce génie naturaliste, qui réagit avec excès contre l’ascétisme du Moyen Age . — Ce n’est pas au hasard qu’Auguste Barbier a dit, dans un sonnet célèbre :
Sublime Michel-Ange, ô vieux tailleur de pierres !…
Né dans le diocèse d’Arezzo, Michel-Ange avait été élevé à Settignano, pays abondant en carrières, qui avaient attiré une assez nombreuse population de tailleurs de pierres et de sculpteurs. Là, Michel-Ange eut pour nourrice la femme d’un de ces ouvriers. Plus tard, dans ses conversations avec Va sari, le grand artiste reconnaissait les influences physiologiques de ces diverses circonstances sur l’éclosion de son génie : « Giorgio, lui disait-il, si j’ai quelque chose de bon dans l’esprit, je le dois à l’air excellent de notre pays d’Arezzo, de même que je dois au lait que j’ai sucé les maillets et les ciseaux dont je me sers pour sculpter mes figures. » Jusqu’à l’âge de soixante-quinze ans, il disait que « le travail du maillet et du ciseau était nécessaire à sa santé. » A quatre-vingt-dix-sept ans, il dirigeait encore les travaux de Saint-Pierre de Rome.
Il était d’un tempérament nervoso-bilieux, d’une taille moyenne ; il avait les épaules larges ; le front carré et spacieux, dessiné par sept lignes droites ; les yeux plutôt petits que grands, de couleur de corne et tachetés d’étincelles jaunes et azurées ; les sourcils peu épais, les lèvres minces, mais celle de dessous légèrement saillante ; les cheveux noirs, la barbe de même couleur, peu épaisse, fourchue et, plus tard, semée de poils blancs. Dans sa vieillesse il eut à souffrir de la gravelle. Il aimait la solitude, menait une vie retirée et méditative. Bon républicain. Caractère très noble, mais un peu ombrageux, par sa délicatesse même.
On a vu à quel point il admirait le Dante, et combien il s’en inspirait. Quand les restes du grand poète, son compatriote, mort en exil, furent rapportés de Ravenne à Florence, Michel-Ange écrivit au pape pour lui demander la faveur de faire le tombeau du vieux Gibelin. — On peut lire, dans les Rime de Michel-Ange, les Sonnets XXXI et XXXII, à la louange d’Alighieri : car Michel-Ange était non seulement peintre, sculpteur et architecte, mais il était poète aussi. Le manuscrit de ses poésies est à la bibliothèque du Vatican. Les marges sont chargées d’esquisses.
Tous les arts à la fois étaient cultivés par ces grands génies. Raphël, qui ne nous est guère connu que comme peintre, était pour le moins aussi admiré de ses contemporains comme architecte. Il fut également sculpteur.
Le Margaritone, le Giotto, Andréa Orcagna, étaient peintres, sculpteurs et architectes en même temps. En outre, le Giotto était mosaïste, et Orcagna était poète. Brunelleschi avait tous les talents, depuis la poésie jusqu’à l’art de faire des montres ; mais l’architecture était son domaine. Le Florentin, Andréa Verocchio, était à la fois graveur, géomètre, perspectiviste, architecte, sculpteur, peintre, orfèvre et musicien. Ces beaux génies étaient comme de grands jardins où croissent toutes les essences. Les arts, véritablement frères, se fortifiaient les uns les autres. Aujourd’hui, la spécialité triomphe. Mais la spécialité, si elle est une force dans les arts industriels, est plutôt une faiblesse dans les beaux-arts. Il faut, sans doute, préférer un certain art ; mais il faut les connaître tous, pour exceller dans celui-là. La peinture et la sculpture, par exemple, se prêtent l’une à l’autre de puissants secours, et agrandissent le style de l’artiste qui les possède toutes deux à la fois. Léonard de Vinci disait que rien n’enseigne mieux au peintre le jeu de la lumière et de l’ombre, que de modeler d’abord en terre. Les arts s’interprètent les uns les autres, et expriment les mêmes idées dans des langages différents. On l’a dit : « La Bible ressemble aux Pyramides ; l’Iliade, au Parthénon ; Homère, à Phidias. Dante, au treizième siècle, c’est la dernière église romane ; Shakespeare, au seizième, la dernière cathédrale gothique64. » Il y a entre tel peintre et tel poète de frappantes analogies : l’expression de Lucrèce, grande, large et flottante, et la touche de Rubens, se ressemblent beaucoup : de part et d’autre, même matérialisme, tranquille et grandiose, même philosophie de la nature, même sérénité.
Et, dans ces artistes de la Renaissance, que de physionomies diverses ! Si l’on admire chez Michel-Ange la puissance du génie en sa maturité, est-ce que dans les œuvres de Desiderio, né dans ce même Settignano où l’autre avait tété un laid si fécond, est-ce que dans ces gracieuses têtes de femmes et d’enfants, dans leur simplicité élégante et suave, dans leur délicatesse exquise, vous ne sentez pas la jeunesse du statuaire, et vous ne devinez pas la rapidité de la destinée qui devait l’enlever si prématurément ? C’est à vingt-huit ans qu’il mourut.
Quelle admirable époque, dans l’histoire de l’art, que cette Renaissance, la bien nommée, où, après dix siècles de ténèbres, éclate, presque sans aurore, un si beau jour ! « Dante et Giotto ouvrent cette ère glorieuse, et ressuscitent la poésie et les arts du dessin. Après eux, se pressent les plus grands hommes des temps modernes : Brunelleschi élève le dôme de Santa-Maria-del-Fiore ; Ghiberti fond les portes du baptistère ; Colomb découvre un monde ; Copernic, les lois de l’univers ; Gutenberg rend l’ignorance à jamais impossible ; Savonarole, Luther, réveillent la conscience individuelle ; enfin, Léonard de Vinci, Michel-Ange et Raphaël, couronnent ce monument prodigieux de l’esprit humain65. »
Ce n’est pas seulement une époque aussi riche que la belle époque hellénique ; elle offre un intérêt plus curieux encore, par le mélange de l’antique et du gothique, par l’imprévu qui en résulte dans les compositions et dans le style.
Qu’est-ce qui peut mieux peindre ce mélange des idées et des sentiments de la Renaissance que le tombeau de Benedetto Pisaro, dans l’église des Frari, à Venise, où cet homme de guerre est représenté avec la Madone au-dessus de sa tête et le dieu Mars, tout nu, à ses côtés ?
Ainsi se mêlaient le christianisme et le paganisme dans les âmes, et de ce mariage du Moyen Age avec l’Antiquité allait naître un esprit nouveau, l’esprit moderne, destiné à les dépasser tous deux, sinon dans l’art et la littérature, du moins dans la critique, dans la philosophie, dans l’histoire et dans les sciences.
La sculpture antique, toute au corps, indiquait à peine l’expression de l’âme, ou la subordonnait à la beauté ; la sculpture chrétienne, toute à l’âme, ne regardait le corps que comme une misérable dépouille terrestre, et se souciait peu d’en rendre les formes ; la sculpture moderne essaye de réaliser tout ensemble (à tort ou à raison) et la beauté physique et l’expression morale dans toutes ses nuances, soit de beauté, soit même de laideur. La physionomie des œuvres de l’art devient de plus en plus particulière, nationale et individuelle. Par là, elle prête matière de plus en plus à l’étude psycho-physiologique.
Voyez Jean Goujon et Germain Pilon ! Tout en imitant les œuvres des Grecs et des Italiens, ne sont-ils pas profondément Français, par la grâce correcte et sensée, délicate et pure ?
Quant à Puget, qui a certainement de la puissance et de la grandeur, mais qui manque parfois de goût, ne reconnaissez-vous pas à sa redondance, si l’on peut s’exprimer ainsi en fait de statuaire, un Français du midi ? Il était de Marseille. — J’y vois aussi la pompe, quelquefois un peu vaine, du siècle de Louis XIV. — Ainsi, l’on retrouve toujours et partout le tempérament, le climat, le siècle.
Coysevox et les deux Coustou ont des élégances royales et féminines, un peu d’afféterie mêlée à la majesté.
Glodion, spirituel, gracieux et libertin, est le Parny de la sculpture.
Houdon, charmant et exquis, cache la vigueur sous la grâce, une grâce toute parisienne, pleine de finesse et de sens : la réminiscence grecque n’y est pour rien. C’est bien l’esprit moderne ! Comme son Molière est grand et bon ! comme il respire l’humanité ! Quelle négligence aimable, quelle douceur ! Il n’y a pas jusqu’à la teinte jaune du marbre, heureux hasard ! qui n’ajoute quelque chose à cette suavité… Quelle physionomie expressive ! quelle bouche ! quel regard !… Et son Voltaire ! Il étincelle d’esprit, d’ironie, de malice : il règne par le rire sarcastique, — sans déployer aucune grande ligne, ce qui eût été en contradiction avec ce génie essentiellement parisien aussi, dont la puissance s’exerça par la familiarité. — De ses deux mains maigres et fines, ancré à son fauteuil d’homme de lettres, qui est son trône, il regarde son siècle et le monde, et ses deux prunelles creusées lancent des éclairs d’ironie, dont sourit sa bouche moqueuse. — Le buste de Rousseau, sans avoir les mêmes séductions que les deux figures dont nous venons de parler, est presque aussi remarquable. — Et la Diane en bronze, quelle merveille ! Parfaitement nue, comme elle est chaste, et jeune, et fière ! Quel mouvement ! comme elle s’élance ! Je ne connais que le Persée de Benvenuto Cellini, à Florence, qui ait, en marchant seulement, un pareil essor. — Ajoutons, mais je n’y tiens pas, que le centre de gravité est si bien pris, que tout pose sur un pied, et sur un pied levé, et cela sans nul artifice. — Comme ce corps est virginal, et sans ombre d’afféterie ! L’expression de la tête est si noble et si belle, qu’elle commande le respect. On est saisi d’admiration devant cette jeune déesse, nue avec majesté. Et vera incessu patuit dea.
Quels chefs-d’œuvre encore que les terres cuites du même sculpteur qui sont dans la galerie de M. Walferdin : Mirabeau, Franklin, Washington ! Quelle finesse profonde ! Les yeux de Washington percent l’avenir !… Prévoit-il la lutte fratricide qui déchirera son pays ?
Et maintenant, est-ce que toute la Révolution française et toute sa fureur patriotique n’éclatent pas dans le sublime groupe échevelé que la main puissante de Rude a sculpté sur l’Arc de triomphe, le Départ en 92 ? — Rude, tempérament bilioso-sanguin, nature vaillante, héroïque, chauvin et démocrate en même temps, était très fort et très habile à tous les exercices du corps. Un jour, un gros sergent de ville insolent osa lui manquer de respect dans la foule ; Rude le prit au collet et le porta presque au poste voisin, en lui disant : « Je suis le sculpteur Rude, drôle ! Vous ne savez pas à qui vous parlez ! » Un autre jour, il faisait assaut « avec une des plus fines lames de Paris, et boutonnait son adversaire, qui disait toujours : Pas touché ! On mit du blanc, puis du rouge, aux fleurets : même contestation. — « Eh bien ! déboutonnons-les, dit Rude, nous verrons les coups. » Et l’on se battit jusqu’au sang66. — Ici encore est-ce que l’homme n’explique pas l’œuvre ? Est-ce que vous ne sentez pas comment ce caractère et ce tempérament étaient profondément remués par les hauts faits de nos révolutions et de nos guerres ?
Mais, dans Pradier, tempérament tout autre, sensuel et efféminé, comme on sent l’absence d’idée élevée, de souffle moral ! Même dans la statue de Rousseau, son compatriote, à Genève, il reste froid. Il n’aime que la chair, et celle des femmes. Il leur donne beaucoup plus de gorge que ne firent jamais les Grecs, ni les gens de goût d’aucun pays. Ce n’est pas Pradier qui eut dit, avec la charmante et ingénue Mme de Motteville, parlant de la reine Anne d’Autriche : « Elle avait de la gorge assez pour remplir la main d’un honnête homme. » Pradier ne se contente pas pour si peu ; son honnêteté a la main plus large. Même quand il veut faire de l’antique, il fait du moderne, du dix-neuvième siècle, du Parisien, et du plus sensuel et du plus corrompu. On a dit de lui, avec esprit, que tous les matins il partait pour Athènes, et que tous les soirs il se retrouvait dans le quartier Bréda.
Voulez-vous voir, tout au contraire, une sculpture essentiellement idéaliste, comme la peinture d’Ary Scheffer ? Un seul exemple suffira. La princesse Marie d’Orléans, dit admirablement l’auteur des Misérables, « avait fait de son âme un marbre qu’elle avait nommé Jeanne d’Arc. »
Qui ne voit que Barye a fait pendant longtemps de l’anatomie comparée et connaît aussi bien les animaux que l’homme ?
Le statuaire Préault, qui fréquente les théâtres avec une assiduité passionnée, a dans ses œuvres violentes et contournées quelque chose de théâtral. Ce sont des ébauches en grand : — d’une fougue apparente, poussée à l’effet. — « Il vit célibataire, dans un cinquième étage mansardé, dont les murs sont tapissés, du carreau au plafond, de vieilles gravures selon son goût, c’est-à-dire d’un aspect coloré, grandiose, ronflant ou bizarre ; les Goltzius les plus musclés, les Rubens les plus apoplectiques, les Albert Dürer les plus pensifs67. »
Voici trois ou quatre des maximes qu’on a saisies au vol dans sa conversation pleine de figures :
« L’artiste est celui qui voit plus grand, plus haut et plus clair que les autres hommes. — Voyez-vous cette étoile ? dit-il au vulgaire. — Non. — Eh bien ! moi, je la vois ! »
« On ne discute qu’avec les gens de son avis, et seulement sur des nuances. »
« Si dans les arts l’extraordinaire devient vite monotone et ennuyeux, rien n’est si bête et si plat que le naturel absolu. »
« Je hais l’inertie, l’ineptie, les platitudes consacrées ; j’adore le feu, le mouvement, la liberté, et je cherche à m’élever de la boue aux étoiles. Je fais faire la queue de paon à mon cœur et à mon cerveau. »
Préault a souvent d’incroyables écarts, mais il n’est jamais ni mou ni banal. Insouciant de son corps robuste et vivace, il ne sait jamais ni comment il s’habille, ni ce qu’il boit, ni ce qu’il mange : tous ses raffinements sont dans son cerveau. Un jour, à dîner, chez Théophile Gautier, il buvait coup sur coup plusieurs verres de vin de Chypre, sans s’apercevoir que ce n’était plus du vin ordinaire. Gautier, affligé de voir maltraiter son vin, lui dit de sa voix douce et lente : « Ah ça ! tu f… ça dans le plomb, toi ! » — Les vêtements poudreux, débraillés, boutonnés de travers, la cravate roulée en corde autour du cou, il traverse les rues au pas de course, enflé, rebondissant, ébouriffé comme un chat qui vient de combattre sur les gouttières et qui regagne son gîte, sanglant, couvert de boue, de plâtre, de toiles d’araignées, mais plein de courage et de fureur68. Hardiesse désordonnée et expression fébrile. Tempérament ultra-nerveux. Il appartient, dans l’art, à la race des tribuns.
Voilà bien des types divers, mais, dans tous, le tempérament français, — dégagé de l’Antiquité.
Les autres peuples s’en dégagent moins. Canova, sculpteur italien, essaye de la refaire et l’amollit : c’est de l’Antiquité mignardisée. Thorwaldsen, sculpteur danois, c’est de l’Antiquité germanisée ; — du vin de Lesbos, mais glacé au souffle du Nord.
… Finduntque securibus humida vina.
Ainsi, vous le voyez, la nationalité, le tempérament, le caractère, les habitudes des individus et des peuples se marquent dans la sculpture comme dans les autres arts. — J’en citerai un dernier exemple assez curieux :
Pourquoi la principale fontaine de Bruxelles, fontaine dont l’histoire particulière se rattache à
l’histoire nationale du Brabant par des faits qu’il serait trop long de rappeler ; pourquoi, dis-je, cette fontaine, entourée de traditions et de sympathies populaires, représente-t-elle un petit enfant — occupé, comme dit Sganarelle, « à expulser le superflu de la boisson », dans une attitude charmante et avec un naturel parfait ? On l’appelle en flamand Manneken-pis, nom qui parle assez de lui-même. Les jours ordinaires, il est nu, en bronze ; les jours de grande fête, il a divers costumes, dont on l’habille selon la circonstance, mais de manière à ne jamais gêner l’exercice de ses fonctions. Un gardien, qui reçoit un traitement spécial sur les revenus dont Manneken-pis a été doté par divers souverains et par la commune de Bruxelles, est chargé de l’habiller et de le coiffer, et aussi de lui découvrir la tête lorsque passe le saint sacrement dans les processions des kermesses. Manneken-pis, dans ce moment-là, ôte son chapeau, mais continue toujours… d’être une fontaine.
Deuxièmement, pourquoi une autre fontaine de la même ville représente-t-elle un buste d’homme penché, en train d’expulser aussi le superflu de la boisson ? et ici le mot superflu trouve son application plus juste encore ; car, celui-là, c’est par la bouche qu’il expulse. On l’appelle le Cracheur, — par politesse et par euphémisme.
Pourquoi enfin une troisième fontaine qui existait jadis, toujours dans la même ville, avait-elle pour figures, à ce que l’on m’a dit, trois femmes dont le sein laissait jaillir le lait ?…
La boisson ! toujours la boisson !
Est-ce que ces trois faits ne signifient rien ? Est-ce que mes amis de Belgique prétendraient que ces trois sujets, identiques au fond, se sont rencontrés dans leur élégante capitale par un pur effet du hasard ? Mais le hasard lui-même, ici, aurait un sens ! Des physiologistes concluraient de la coïncidence de ce triple hasard, qu’en ce temps-là du moins, je veux dire aux époques où furent élevées ces trois fontaines, les Bruxellois et les Brabançons étaient, comme parle Rabelais, « buveurs très illustres. »
Aujourd’hui encore, à l’occasion, les Bruxellois et tous les Belges aiment à verser le vin d’honneur, et aussi, je ne l’oublie pas, le vin de l’hospitalité. Les meilleurs vins de France se boivent en Belgique, parce que, les droits à payer étant les mêmes pour les vins médiocres et pour les plus grands crus, on préfère avec raison s’approvisionner de ceux-ci. Rien ne surpasse la qualité des grands vins de Bordeaux qui vous sont offerts avec largesse dans les bonnes maisons du Brabant et des Flandres, si ce n’est la qualité des grands vins de Bourgogne, qui vous sont prodigués sur les tables luxueuses du pays wallon, à Liège, à Mons, à Namur. Je connais des bourgeois de Namur qui ont des caves si vastes, qu’elles sont distribuées en galeries, en rues, avec des noms marqués sur des écriteaux. Namur s’est surnommée elle-même joyeusement la Gloute, et elle force les gens qu’elle accueille de l’aider à justifier, le verre en main, ce surnom pantagruélique. Le Belge ne me démentira pas, je crois, lorsque je dirai, avec la chanson :
Il aime à rire, il aime à boire,Il aime à chanter comme nous !
Si d’aventure il me dément, ce sera par fausse pudeur. Et, en tout cas, ce démenti des classes aristocratiques serait désavoué par le vrai peuple belge. — Deux faits achèveront de le prouver.
Un jour, les brasseurs de Bruxelles voulurent augmenter d’un centime le prix du verre de faro, qui contient un demi-litre contrôlé, pour douze centimes, ou six cents. Le peuple bruxellois, ordinairement si sage, ami de l’ordre autant que de la liberté, commença une émeute et menaça de faire une révolution. On se hâta de rétablir le prix sacramentel de six cents, lequel encore aujourd’hui reste ainsi fixé, à la grande joie des buveurs, qui, tous les soirs, dans les estaminets, peuvent en absorber des quantités incroyables. Quelques-uns font gloire d’avaler dans leur soirée jusqu’à vingt et vingt-cinq demi-litres. Où les mettent-ils ? Je n’en sais rien. Mais peut-être que deux des fontaines dont je viens de parler, feraient réponse à cette question.
Le dernier fait que m’a conté un de mes amis anversois, est celui-ci : Comme le prix du verre de bière à Anvers est un peu plus élevé qu’à Bruxelles, et que d’ailleurs le faro de Bruxelles est très renommé dans tout le pays, quelques braves gens du peuple, à Anvers, ont fait le petit calcul suivant : en prenant, le dimanche, un billet de chemin de fer, d’Anvers à Bruxelles et retour, par les wagons de troisième classe, ils peuvent, pour le même total de centimes, boire deux ou trois verres de plus à Bruxelles qu’à Anvers, et de faro encore ! et ils ont, par-dessus le marché, l’agrément de passer la journée à Bruxelles. Tous les dimanches donc, dans la belle saison, ils se payent ce petit train de plaisir.
L’architecture
Le climat, la religion, la race, le tempérament le caractère des peuples et des individus ne se marquent pas moins dans l’architecture que dans tous les autres arts.
Chaque animal fait son logis à son image. — Et l’homme aussi, en chaque pays, en chaque siècle.
« On pourrait classer les monuments, de même que les plantes, en diverses familles, groupées sinon par latitudes, du moins par époques, ces latitudes de l’histoire. Une nomenclature, ainsi comprise, serait tout simplement la botanique appliquée à l’architecture. »
Cette pensée, aussi juste que jolie, de notre ami M. Eugène Pelletan, montre comment l’architecture ne relève pas moins de la critique physiologiste, que ne font la sculpture proprement dite, la peinture, la musique et la littérature.
« Chaque oiseau a son nid, — dit Alexandre Dumas, — fait d’herbes ou de plumes différentes ; chaque homme a sa maison — quand il a une maison toutefois, — appropriée à son caractère, à son tempérament, à sa fantaisie. »
L’habitation, — dirai-je à mon tour, si l’on me permet cette formule, car dans un sujet psychophysiologique, il faut quelques formules, — l’habitation est une extension de l’habit, qui est une extension du corps, qui est une extension de l’âme.
M. Alfred Maury, dans le livre intitulé la Terre et l’Homme, le montre ingénieusement : « Chez les peuples pasteurs, que la nécessité de changer de pâturage empêchait de construire des demeures fixes, la tente fut l’habitation par excellence. Elle n’était en réalité qu’une extension du vêtement : la même peau d’animal qui leur servait à se couvrir, cousue grossièrement à d’autres et soutenue par des perches ou des pieux, devenait l’habitation… Chez les peuples pêcheurs, les animaux marins fournirent les éléments de la tente, que les peuples pasteurs empruntaient à leurs bestiaux. Les Esquimaux construisent encore des tentes avec des peaux de morses. Les Groenlandais emploient la peau des phoques, et ferment l’entrée des tentes avec les intestins transparents du même animal. »
Lorsque l’homme cesse d’être nomade et se fixe enfin quelque part, il construit d’abord un abri plus solide pour lui, sa femme et ses enfants, contre les intempéries de l’air, le froid des nuits et les changements des saisons ; ensuite, débarrassé du soin de garantir et de loger le corps, son âme curieuse et inquiète s’élève peu à peu à la recherche des causes de tout ce qui l’entoure ici-bas, de la terre et du ciel, — et enfin de lui-même. — C’est sa grandeur de rechercher toujours ces causes, c’est sa faiblesse et sa douleur de ne les pouvoir trouver jamais, et c’est, si l’on peut ainsi dire, sa nécessité et sa destinée, résultant de sa nature même, de faire de temps à autre des haltes dans cette poursuite.
Cette poursuite perpétuelle des causes premières, c’est ce qu’on appelle la philosophie ; ces haltes, c’est ce qu’on nomme les religions.
Dès qu’une religion se constitue, sortant des profondeurs les plus intimes du caractère d’une race et d’une époque, œuvre du sol et de l’âme d’un peuple, du climat physique et moral, l’homme, faisant Dieu à son image, lui élève aussi des demeures comme il s’en est fait à lui-même. Il bâtit des temples à la Cause première, qui recule à mesure qu’on la poursuit ; il croit la saisir en l’imaginant ; il fixe pour un temps, sous des formes sensibles, l’Être inconnu, l’Être des êtres, le perpétuel Devenir, la Force toute-puissante et inépuisable, qui incessamment, éternellement, crée et transforme toutes choses ; Force intelligente, mais inintelligible, dont les mille petits noms changent avec les peuples, recouvrant toujours le même grand nom, le même grand mot, le même grand X mathématique : — Dieu, la Cause infinie, éternelle, ineffable, le problème insoluble, l’espoir, le désespoir de notre inquiète pensée.
L’architecture religieuse est donc la première, à vrai dire, et longtemps la seule. Car, à lui-même, — c’est là sa gloire, — l’homme ne bâtit pendant longtemps que des abris plus ou moins informes, profitant de ce qu’il rencontre, du creux d’un arbre ou d’un rocher. Mais, à la Cause inconnue, toute-puissante, qu’il cherche et qu’il devine sous tout ce qui existe, sous l’univers visible et invisible ; mais à l’Ouvrier, quel qu’il soit, de l’œuvre éternelle, incessante, de la création continue, sans commencement ni fin, mais à ce Dieu qu’il croit sentir avant tout dans son âme et dans son cœur, par la raison, par la justice et par l’amour, l’homme élève des édifices, les plus grands, les plus beaux qu’il puisse concevoir et réaliser.
Naturellement, ces édifices sont en harmonie avec sa pensée. Ou, pour mieux dire, ils sont sa pensée elle-même, rendue palpable en pierre et en métal, avant de l’être par les écrits.
Nous avons entrevu les pagodes hindoues, pleines d’idoles monstrueuses, aux attributs bizarres et terribles. L’horreur superstitieuse qui pesait sur ces peuples, se fait encore sentir au voyageur dans les labyrinthes souterrains de Milassa, d’Arabhisar et de Tchelminar. Les rêves de leur imagination envahissent la nôtre, devant ces Babels en spirale, devant ces pagodes échelonnées les unes sur les autres, telles qu’on les voit à Bénarès, dans le Bihar et dans le Maduré.
Entre les temples indiens et les temples égyptiens, il y a de grandes ressemblances. L’art ayant ses racines dans la nature humaine, il arrive que les temples, comme les religions, se ressemblent parfois de peuple à peuple. Il n’est donc pas nécessaire de chercher entre l’Inde et l’Égypte une filiation et une tradition, pour expliquer de certaines analogies entre l’architecture ou la sculpture de l’un des deux pays et celles de l’autre. Mais, quoique cette filiation et cette tradition ne soient pas nécessaires, elles ne laissent pas d’être vraisemblables. Il est remarquable, en effet, que la civilisation égyptienne a commencé près de l’embouchure de la mer Rouge, et non loin de la mer de l’Inde, et que longtemps après seulement elle se rapprocha, par diverses convenances commerciales et agricoles, des rivages de la Méditerranée. D’ailleurs, pour que l’on pût descendre vers ces rivages, il fallait qu’ils se fussent formés ; ce qui n’eut lieu que par alluvions successives. C’est le Nil qui a fait la basse Égypte. On connaît le mot d’Hérodote : « Elle est, dit-il, un don du fleuve. »
La différence entre les temples égyptiens et les pagodes hindoues, c’est qu’en Égypte il y a un moins grand nombre de souterrains, parce qu’on avait à redouter les infiltrations du Nil et les inondations des crues : aussi a-t-on élevé, au contraire, presque tous les monuments sur des buttes factices.
A part cela, il y a de nombreuses ressemblances. Ici, comme dans l’Inde, tout est colossal et écrasant ; tout est à lignes droites et à plafonds. D’immenses pierres plates composent les entablements ; quelques-unes, comme celles du temple d’Edfoû (autrefois d’Hôros), ont six mètres de longueur et deux d’épaisseur. Ces pierres énormes, posées à plat sur des piliers, voilà pour l’un et l’autre peuple le fond de l’architecture, — lorsqu’ils n’ont pas trouvé plus court (dans l’Inde) de creuser les flancs mêmes des rochers, et de faire porter à ces piliers courts et à ces plafonds bas des montagnes tout entières. Ajoutez (en Egypte) des pyramides, des obélisques et des pylônes, la plupart monolithes et d’une masse énorme. On a trouvé même des temples entiers qui étaient également monolithes. La religion a imprimé son caractère à tous ces édifices, qui semblent construits pour l’éternité. Cette architecture a quelque chose d’écrasant, comme le gouvernement théocratique d’où elle naquit et dont elle est l’image. Je ne m’étonne point qu’elle n’ait pas inventé la voûte. La voûte est la réaction de l’esprit contre la pesanteur, cette sorte de fatalité ! L’esprit triomphe d’elle, comment ? en se servant d’elle contre elle-même. Oui, au moyen de la clef de voûte, il emploie la pesanteur même à suspendre dans l’air les masses qu’elle tâche de précipiter ! Plus elles tombent, mieux elles restent suspendues. Modèle d’antinomie, exemple de la manière dont se doivent résoudre tous les problèmes, soit dans l’art, soit dans la science, soit dans la philosophie sociale, — par la réduction des contraires à l’unité et à l’identité.
Ces temples, qui avaient deux ou trois vestibules, étaient entourés de plusieurs enceintes ; ce qui ajoutait au mystère. Voisine du désert, l’architecture égyptienne est immense et muette comme lui.
Le palais de Karnak, à Thèbes (d’où nous vient notre obélisque), était précédé d’une avenue de trois mille sphinx en granit, longs de cinquante pieds chacun. Les chapiteaux des colonnes de ce palais représentent des têtes de palmiers, avec des feuilles de vingt à vingt-cinq pieds de haut. Cent vingt hommes se rangent à l’aise sur le sommet d’une de ces colonnes.
Il y avait de ces temples, au rapport d’Hérodote, dont le péristyle, en guise de piliers, était porté par des colosses de douze coudées de hauteur. Il cite le temple du bœuf Apis, à Memphis.
Au-dedans de ces édifices régnait une demi-obscurité : car la plupart n’avaient pas de fenêtres et n’étaient éclairés que par des jours masqués s’ouvrant et se fermant au besoin, ou par d’étroits soupiraux percés dans le plafond.
Dans ce demi-jour que distinguait-on ? Des sculptures et des peintures étranges, des monstres de toute sorte, des lions à têtes d’épervier ; des tortues, des gazelles, des serpents ; des girafes, des béliers ; des figures d’hommes à têtes d’oiseau, ou de chacal, ou de lion, ou d’ibis, ou de taureau, ou de chien, ou de lièvre, ou de crocodile, ou de grenouille. Ou bien c’était une statue d’Hôros, fils d’Isis, assis (comme Brahma) dans une fleur de lotus ; ou bien Isis, entourée d’une multitude de feuilles de la même plante, la tête ornée de cornes de génisse ; ou bien le dieu Typhon, sous la forme d’un hippopotame ; ou bien un cygne placé sur un cube et précédé de quatre serpents, et mille autres symboles fantastiques, pleins de mystère et de terreur.
Tels furent les premiers temples, dans l’Egypte et dans l’Inde. Ils étaient conformes à l’idée vague et terrible que ces peuples se faisaient de la Divinité : créatrice et conservatrice de la Nature, avec laquelle du reste elle se confondait à beaucoup d’égards, — mais en même temps armée d’une redoutable puissance de jalousie et de colère.
Chez les Grecs, l’idée religieuse, plus épurée, plus dégagée de la matière, s’exprime par une architecture moins colossale, moins écrasante, mieux proportionnée à l’homme. Les piliers massifs se changent en colonnes, qui unissent la grâce à la majesté. Les colonnes elles-mêmes, peu à peu, sortant du sol, montent sur une base, que d’abord elles n’avaient point. Elles s’élancent, elles poussent et se mettent à fleurir en chapiteaux légers. L’architecture n’a plus cette énormité sombre, et toutefois sa physionomie respire pour le moins autant de grandeur. Elle n’a plus le caractère panthéistique : c’est une beauté, morale, idéale, qui impose à l’âme sans l’oppresser. Tout se dégrossit, s’épure, s’élève. L’art, enfin affranchi du joug sacerdotal et de l’ombre du sanctuaire, se développe enfin au grand air et au grand soleil de la liberté.
Le style dorique, reste des âges primitifs, reflète encore l’esprit de conservation et de stabilité, représenté en Grèce par la race dorienne, dans la monarchique Lacédémone.
Le style ionique, moins ancien, double produit du riant climat de l’Asie Mineure et de l’esprit indépendant et progressif de la race ionienne, a moins de sévérité et plus d’élégance. Il fleurit dans la démocratique Athènes.
Au reste, centre commun de la vie hellénique, Athènes admet tous les styles, tous les ordres. « Placée au seuil du monde dorien, respectée comme une métropole par les Ioniens, qui envoyaient rallumer le feu sacré à son Prytanée, Athènes réunit les tendances opposées des deux races : dans les arts, comme dans les lettres, elle eut à la fois la grandeur de l’esprit dorien, la fécondité et la grâce de l’Ionie. Au théâtre de Bacchus, la tragédie parlait alternativement les deux dialectes, et c’est à Athènes que les deux ordres d’architecture ont créé leurs chefs-d’œuvre69. »
Le style corinthien unit la richesse à la beauté et le faste à la grandeur, dans la métropole du commerce, fièrement assise sur les deux mers.
Désormais la ligne courbe se mêle à la ligne droite ; la force se cache sous l’élégance. Le colossal, le monstrueux, l’hybride, ont disparu. Toute idée est subordonnée à l’expression de la beauté. La beauté physique se combine avec la beauté morale si étroitement, qu’on ne sait laquelle des deux mène à l’autre. En un mot, les dieux, pour les Grecs, sont des hommes idéalisés, et les temples sont faits pour ces dieux.
Outre les modifications de l’idée religieuse, la différence de climat contribua à transformer l’architecture. « Si les Grecs, dit Winkelmann, ont pris leur mythologie et leurs arts chez les Égyptiens, l’influence du climat les a beaucoup modifiés. » Pour ne citer qu’un seul détail, le toit incliné, par exemple, était chose inconnue chez les Égyptiens, la pluie aussi étant chose inconnue dans leur pays. En Grèce, où il n’en est pas de même, le toit incliné fut inventé par la nécessité, et donna naissance au fronton, qui fut un champ nouveau pour le génie. De là les métopes du Parthénon, œuvres sublimes de Phidias.
Qu’est-ce que le type du Parthénon lui-même dans son ensemble ? Regardez-y : c’est, si l’on me permet cette formule, la cabane, élevée à l’idéal. Ainsi les formes les plus simples, commandées par le climat, sont celles qui conviennent le mieux à la beauté, et la beauté, en chaque lieu, résulte d’une harmonie secrète entre la nature et l’art.
Chaque climat a son architecture, comme sa flore, — l’architecture n’étant qu’une végétation de pierre, éclose au souffle de l’homme. — La méthode naturelle enseigne à apprécier toutes les beautés, chacune en son lieu : les sapins dans le Nord et les palmiers dans le Midi. Si je me promène à travers les Flandres, je vois les houblonnières élégantes, aux longues lances entourées de festons verdoyants, les thyrses du Nord ; dans le Midi, les vignes mariées aux ormeaux. Chaque être a sa beauté, dans tel ou tel aspect : les cygnes sont admirables quand ils nagent et disgracieux quand ils marchent. Les Andalouses sont enivrantes lorsqu’elles dansent ; mais, lorsqu’elles marchent, elles sont comme les cygnes : la désinvolture et le déhanchement, qui font le charme de leur danse, ne font pas celui de leur marche, tant s’en faut !
Pour en revenir à l’architecture, jetez vos regards tour à tour vers le Midi et vers le Nord, et voyez comme la différence des climats se marque dans le contraste des habitations. Il suffira de deux exemples opposés :
En Andalousie, comme en Algérie, chaque maison a son patio, sorte de petite cour intérieure, entourée de colonnettes portant une galerie. Au-dessus s’étend la cortina, qui garde des rayons ; du soleil ce réduit à la fois abrité et aéré, où les femmes passent la journée, étendues sur des coussins. Au milieu, un bassin et des eaux jaillissantes répandent la fraîcheur. Le haut de la maison est en terrasse, ornée d’arbustes et de fleurs, parmi lesquels on vient respirer l’air du soir. Vie de mollesse et de parfums ! Voilà le Midi, pays du soleil et de la rêverie à l’ombre ! Cette cortina, je la reconnais ! c’est encore la tente de l’Arabe ! Fixée aux élégantes colonnettes comme la tente aux palmiers du désert, comme elle aussi elle se balance au souffle des brises nocturnes et laisse entrevoir le ciel étoilé… Abri léger, sous un heureux climat !
Mais, dans les montagnes de la Suisse, où la belle saison est si rapide, l’hiver si long, si rigoureux, le paysan, à coups de cognée, tire de la forêt voisine son massif chalet de sapin, solide abri contre l’inclémence du ciel. Le toit, très incliné, laisse écouler les neiges. Il s’avance très bas sur les galeries et sur les fenêtres étroites, garnies d’épais contrevents. De grosses pierres, posées sur ce toit de distance en distance, l’empêchent de s’envoler dans la tempête. On voit que tout est disposé pour soutenir les assauts de l’hiver. Souvent, aux pentes ou au pied des montagnes, le chalet est élevé sur de gros pilotis, à claire-voie, afin que les avalanches passent dessous, au lieu d’emporter avec elles maison, famille, troupeaux. Tout cela est d’un aspect sévère… Et cependant, à travers les vitraux de ces fenêtres si petites, je vois flamber dans l’âtre le sapin résineux, qui console les âmes de la saison farouche et du climat terrible : foyer plus doux peut-être que le soleil d’Espagne ou d’Algérie, car le patio sent le harem ; mais le chalet, c’est le foyer de la famille et de la liberté !
Plus on va vers le Nord et vers le ciel brumeux, plus le toit s’élève en pointe et en pente, pour laisser écouler les pluies et les neiges. C’est pourquoi les contrefaçons de monuments grecs dans notre pays, n’étant pas suffisamment appropriées au climat, sont ridicules : quand il neige, on est obligé de balayer le toit.
L’architecture vraie, résultant de la nature des choses, naît du climat. On peut dire, comme règle générale : Tel climat, telle architecture. Et aussi : Telle religion, telle architecture. Mais, d’autre part encore : Tel climat, telle religion. — Ce sont des équations diverses, qui rentrent les unes dans les autres et qu’on peut remplacer les unes par les autres à volonté.
Les Romains, empruntant aux Grecs leurs divinités, et situés sous un climat peu différent, leur empruntent aussi leurs temples. — En outre, occupés continuellement à maintenir ou à rétablir l’équilibre entre les différents ordres de leur république, ils ont soin aussi de conserver exactement aux dieux et aux déesses leur rang dans la hiérarchie religieuse. Chez eux, les autels des dieux célestes sont fort exhaussés ; ceux des dieux terrestres sont un peu plus bas ; ceux des dieux infernaux sont enfoncés dans le sol. Ainsi le signe est toujours en rapport avec la pensée qu’il exprime.
De même, dans la construction des temples, on avait égard à la nature et aux fonctions des dieux auxquels ils étaient consacrés. Par exemple, suivant Plutarque, « Numa Pompilius donna une forme ronde au temple qu’il fit bâtir à la déesse Vesta, pour représenter la forme de l’univers, au centre duquel les Pythagoriciens placent le siège du feu, qu’ils nomment Vesta. » Par exemple encore, suivant Vitruve, les temples de Jupiter foudroyant, du Ciel, du Soleil, de la Lune et du dieu Fidius, devaient être découverts ; les temples de Minerve, de Mars et d’Hercule, devaient être d’ordre dorique, dont la majesté convenait à la vertu robuste de ces divinités. Pour ceux de Vénus, de Flore, de Proserpine et des Nymphes des Eaux, on employait l’ordre corinthien, « l’agrément des feuillages, des fleurs et des volutes dont il est égayé, sympathisant avec la beauté tendre et délicate de ces déesses. » L’ordre ionique, qui tenait le milieu entre la sévérité du dorique et la délicatesse du corinthien, était mis en œuvre dans les temples de Junon, de Diane et de Bacchus, « en qui l’on imaginait un juste mélange d’agrément et de majesté. » L’ouvrage rustique était consacré aux grottes des divinités champêtres.
De plus, tous les ornements d’architecture et tous les attributs que l’on voyait dans les temples de diverse sorte étaient aussi en harmonie avec la divinité qui y présidait.
Après les temples, l’architecture, chez les Romains comme chez les Grecs, produisit d’autres édifices, où l’on ne reconnaissait pas moins les influences combinées du climat, du tempérament et du caractère de chaque race : chez les Grecs, les théâtres, les portiques, les gymnases, les marchés et les fontaines ; chez les Romains, mille autres créations encore. L’architecture est le seul art dans lequel les Romains aient paru vraiment grands, et, tout en imitant les Grecs, aient montré un esprit national. L’architecture romaine refond, à son usage et à sa taille, tous les éléments connus jusqu’alors. C’est comme un vaste répertoire de toutes les formes et de tous les styles, de tous les matériaux et de tous les moyens. Temples, palais, rotondes, basiliques, panthéons, théâtres et amphithéâtres, colonnes de victoire, arcs de triomphe, bains, mausolées, voies ornées de tombeaux, aqueducs, viaducs ; ponts — simples, doubles, triples ; — forum, tribune ; cirques, hippodromes, naumachies ; cimetières, égouts, cloaques ; ports, phares ; statues, tableaux, tentures, incrustations, mosaïques, marqueteries, meubles et inventions de toute sorte ; enfin, magnificence, profusion, puissance ; et après tout pourtant, il faut le dire, plus de richesse, et de force et d’orgueil, que de sentiment artiste et fin.
La différence entre les temples anciens et les temples modernes résulte d’abord de la différence de destination. Chez les anciens, le prêtre seul ou la prêtresse pénétrait dans le temple, qui, par conséquent, était petit. Le Parthénon, pour nous, ne serait qu’une chapelle. Le peuple restait dehors, devant le temple, pro fano ; de là le nom donné à la foule profane, pour la distinguer des personnes revêtues d’un caractère sacré. Mais les églises chrétiennes admettent tout le monde. Elles ne furent primitivement que les catacombes, puis les cimetières, où s’assemblaient les fidèles ; ensuite, avec la permission de Constantin, on éleva sur ces cimetières les premières chapelles ou églises, dont le nom demeura en témoignage de ces anciennes assemblées. Puis les chrétiens s’emparèrent des temples païens, qu’ils transformèrent en chapelles, et aussi des basiliques, qu’ils approprièrent aux besoins du culte nouveau. Ces basiliques étaient de grands édifices, où autrefois les Romains tenaient leurs tribunaux, aux jours de pluie, et se réunissaient, soit pour entendre les plaidoiries, soit pour parler d’affaires après l’audience. La cathedra, ou chaise épiscopale, y remplaça le tribunal et y devint la chaire ; l’autel fut dressé vers le fond de l’édifice, sous l’arc du milieu. Souvent une poutre dorée ou argentée, coupant le cintre, supportait une statue du Christ. — Lorsqu’il fallut construire de nouvelles églises pour remplacer les basiliques anciennes, on donna la préférence au style latin, modifié selon les besoins nouveaux. Le style byzantin fut admis aussi. Saint-Marc de Venise est une copie de Sainte-Sophie de Byzance.
A mesure que la religion nouvelle s’étendit et se propagea vers le Nord, une autre différence, entre les temples païens et les temples chrétiens, résulta de celle des climats et des pays. — Dans les Gaules et dans la Germanie, les grandes avenues des forêts druidiques donnèrent l’idée et le modèle des vastes cathédrales, sombres forêts de pierre.
On peut distinguer trois époques dans l’architecture religieuse moderne : la phase romane, à cintre surbaissé ; la phase gothique, à ogive ; enfin la renaissance, mélange de tous les styles.
La première de ces trois architectures, massive, écrasée, à peine éclairée d’étroites fenêtres, exprime bien « la tristesse taciturne de ce monde souffrant et désespéré, issu du christianisme. L’âme encore pleine de l’ombre funèbre des catacombes, il croit que la terre va mourir !
Dies irae, dies illaSolvet saeclum in favilla,Teste David cum Sibylla !
Il vit à genoux, la tête perpétuellement penchée sur un tombeau70. » Souvent l’église principale couve une seconde église mystérieusement cachée aux entrailles du sol, la Crypte, image des catacombes.
« Mais, avec le temps, le christianisme finit par croire à l’existence de la terre et par y prendre goût, après s’y être emparé du pouvoir. Alors il secoue sa tristesse et sa prédilection pour la laideur. Il devient alerte et ambitieux. Il abandonne la ligne trapue pour la ligne ardue. Il passe du cintre à l’ogive. L’architecture fait explosion dans l’espace sous forme de cathédrales. Elle semble vouloir atteindre d’un jet hardi le Paradis. Elle simule admirablement l’apothéose gigantesque de l’Église. Une voix perdue dans le nuage, au sommet du clocher, y célèbre un perpétuel hosanna. Dans cette architecture triomphale, la ligne est une infatigable aspiration. Elle monte toujours71. »
Une fois délivrée des horreurs de l’an mil, la chrétienté ressuscite et s’élance. Sans qu’il y ait proprement aucun style chrétien, elle admet toutes les formes et les modifie. Mais enfin la tradition n’a pas si grand tort qu’on a voulu dire, en donnant le nom d’art gothique à l’architecture du Nord. Seulement l’Orient se mêle avec le Nord, et sur l’architecture gothique se greffe l’architecture moresque.
Avec cette architecture mixte, mais propre surtout à nos climats, les autres arts se mettent en harmonie. « Si nos cathédrales reproduisirent les arceaux, les faisceaux de colonnes, les dômes, les clairières en perspective, de nos grandes forêts du Nord, ce sont nos couchers de soleil qui donnèrent les modèles de la peinture sur verre. Chacun de nous, l’automne, au soleil couchant, a vu dans les nuages les plus splendides effets de nos vitraux d’église. C’est notre peinture architecturale, comme la fresque est nationale pour l’Italie. Si nous n’avons pas ce soleil, qui tous les jours baigne uniformément les édifices des flots d’une chaude et pénétrante lumière, — nous avons la magie du clair-obscur, les luttes, les jeux, les mélanges infiniment changeants de la lumière et de l’ombre, et, dans une harmonie toujours diverse, mais continue, les accidents brusques, rapides, d’un ciel moins pur, mais plus animé, mieux en rapport avec notre nature humaine, presque toujours voilée, agitée, traversée d’inquiétude et d’espérance. — Le Moyen Age a trouvé pour les saints de ses légendes ces mosaïques d’une harmonie si étrange, que nous les regardons encore aujourd’hui avec saisissement72. »
Il était utile que les arts vinssent égayer cette religion d’abord si triste. Les peuples ont besoin d’être amusés. La religion hellénique était une fête, la religion catholique primitive était une menace. « Tout homme qui ne sent pas, dit Stendhal, que la mélancolie est inhérente à l’architecture gothique, et la joie à la grecque, doit s’appliquer à l’algèbre. »
La renaissance des arts fut un retour à la nature et à l’humanité. Brunelleschi, sculpteur et architecte florentin, l’auteur admirable de la coupole de Santa-Maria-del-Fiore, tout en combattant le système de l’architecture gothique, lui emprunte ce qu’elle a de précieux, la naïveté, la hardiesse, pour les marier à la vigueur, à la sobriété, à la grandeur de l’architecture antique. C’est en face de cette coupole que Michel-Ange s’écriait : « Il est difficile de faire aussi bien, il est impossible de faire mieux ! » Et, seul, Michel-Ange lui-même devait faire mentir cet éloge, en mettant le Panthéon sur le Parthénon pour faire le dôme de Saint-Pierre.
Saint-Pierre, cette œuvre mixte, est comme la résultante du génie de deux peuples. C’est le génie italien croyant imiter le génie grec, — quelque chose comme la Phèdre de Racine, qui, voulant être grecque, est française et chrétienne.
Toute l’architecture de la Renaissance présente ce caractère gracieux et charmant, l’union amoureuse du style gothique avec l’architecture gréco-romaine, l’alliance du génie du Nord avec le génie du Midi, la fusion des contrastes entre la religion riante et la religion menaçante.
Cependant l’âme humaine, peu à peu, s’affranchit non seulement des terreurs, mais de la foi aveugle. Retrempée aux sources antiques, la raison sent ses forces qui reviennent. Alors l’initiative, en fait d’art, passe de l’Église à la société. L’architecture civile succède à l’architecture religieuse.
A côté des cathédrales et des abbayes, outre les ponts et les portes de ville, les châteaux et les palais, elle élève ces hôtels-de-ville splendides, forteresses des libertés communales.
En Belgique, où ces libertés fleurissent autant et plus qu’en aucun lieu du monde, les hôtels-de-ville de Bruxelles, de Gand, de Bruges, de Liège, de Louvain, etc., sont des merveilles d’architecture et des témoignages puissants de l’énergie de la vie communale chez cette nation, si heureuse aujourd’hui, autrefois tant éprouvée et si persistante !
Les maisons des corps-de-métiers exprimaient encore la même énergie, la même puissance, le même esprit, le même caractère, les mêmes harmonies. Voyez, entre autres, sur la place de l’hôtel-de-ville de Bruxelles, l’ancienne maison des Bateliers, dont l’architecture rappelle un navire. Joignez-y les fontaines si caractéristiques dont nous avons parlé. Est-ce que toutes ces œuvres diverses ne nous donnent pas les différents traits de la physionomie d’un peuple à une certaine époque ?
M. de Custine, dans son livre sur la Russie en 1839, dit à propos de l’architecture russe, qui est tout le contraire de l’architecture belge issue de la liberté : « L’équerre et le cordeau s’accordent si bien avec la manière de voir des souverains absolus, que les angles droits sont l’écueil de l’architecture despotique. L’architecture vivante ne se commande pas : elle naît, pour ainsi dire, d’elle-même, et sort comme involontairement du génie et des besoins d’un peuple. Faire une grande nation, c’est créer immanquablement une architecture : je ne serais pas étonné si l’on venait à prouver qu’il y a eu autant d’architectures originales que de langues
mères. »
Aussi, tandis que l’architecture de Saint-Pétersbourg, ville fabriquée en quelque sorte de vive force, est telle que l’on vient de dire, tirée à l’équerre et au cordeau, le même auteur reconnaît que celle de Moscou, qui s’est faite toute seule et de plus longue date, a plus de physionomie, parce que la nationalité a eu le temps de s’y empreindre. Le Kremlin, notamment, est tout un paysage de pierres, où l’Asie se mêle à l’Europe.
L’architecture de Constantinople est coiffée de turbans comme les Turcs. Les minarets, qu’un poète compare à des « doigts qui montrent le ciel », ne peuvent-ils passer pour des symboles de la religieuse soumission de ces peuples à ce qui est écrit là-haut ?
En présence de cette architecture fataliste, ronde, énervée, un Français vif, artiste, s’impatiente. Écoutez Horace Vernet :
« De la fenêtre de notre auberge à Péra, je vois toute cette grande villasse ; j’ai beau me battre les flancs pour m’enthousiasmer ; impossible ! je ne vois que des maisons de bois et des espèces de grosses tourtes, entourées plus ou moins de chandelles, qu’on appelle mosquées et minarets, mais rien de ce pittoresque, rien de cette originalité de l’admirable Syrie, rien de cette brutalité de l’homme qui donne du charme et fait ressortir les œuvres de la civilisation ; tout est rond, tout est mou ; c’est le sérail de la pensée : enfin, je me sens énervé, et il ne faudrait pas longtemps pour que mes idées prissent du ventre comme tous les vilains Turcs que je rencontre dans les rues. »
Et, dans un mouvement lyrique relevé de jurons militaires, il se met tout d’un coup à les apostropher, à les traiter comme à une descente de barrière on traiterait des Turcs de mardi-gras ; c’est tout un feu d’artifice d’injures, qui se couronne par un bouquet en faveur des Arabes, cette race fine et légère :
« Chers Arabes ! votre pou, votre puce, quoique souvent incommodes, valent mieux que les parfums de vos indignes ennemis ! »
« Bon Dieu ! — ajoute M. Sainte-Beuve, à qui nous empruntons cette citation, — que les jugements des hommes sont bien d’accord au fond avec leur organisation, et qu’ils ressortent vivement de leur personnalité même ! Que c’est bien là le jugement que doit porter en effet de la race accroupie, aux jambes croisées, cet homme mince, maigre, alerte, bien corsé, toujours debout, toujours courant, infatigable, trempé comme l’acier et souple comme un fleuret ! »
Ce que nous avons entrevu de l’esthétique américaine, en fait de musique et de peinture, doit nous faire assez pressentir que l’architecture est à l’avenant. Voici comme l’esquisse Maurice Sand, en son joli voyage à toute vapeur : « Dans l’Hudson, large comme un bras de mer, nous passons entre deux forts très patauds, qu’on prendrait volontiers pour les piles gigantesques d’un futur pont suspendu. Les rives se couvrent de fabriques, de jardins, d’usines aux longs tuyaux, dont les fumées montent droites comme des cierges pour se réunir dans le ciel à un immense nuage noir qui dort sur la ville. C’est New-York, le grand comptoir des États-Unis…
Vus du yacht, ces clochers, ces monuments de pierre brun-rouge, pauvres imitations du style grec ou du gothique, ces hautes maisons carrées à six étages, percées d’innombrables petits yeux, toutes collées les unes aux autres, ne parlent point au sens artiste. Si l’habitation de l’homme est l’homme même, ces bâtisses régulières, cette froide rigidité de lignes, sont en pleine harmonie avec ce que l’on s’◀attend▶ à trouver en fait d’imprévu et de pittoresque chez ce peuple nouveau, positif par conséquent… On arrive sur un quai sale et dépavé ; mais on trouve bientôt des voitures de remise, et l’on roule dans Broadway, interminable artère de la ville, douze kilomètres de long ! C’est large et populeux, et les riches maisons, les vastes magasins, les innombrables voitures publiques, ne sont qu’étendue et mouvement, — sans révélation d’aucune pensée de vraie grandeur et de vraie splendeur. — Nous passons devant plusieurs squares ; deux ou trois églises, protestantes ou catholiques, — aucun caractère particulier ne les distingue ; — un cimetière en plein boulevard ; l’hôtel-de-ville tout en marbre blanc, grandes dimensions, — rien qui ait cachet ou couleur, rien qui puisse faire dire au voyageur autre chose que ceci : Visite à des bourgeois riches. »
A Londres, même impression : nation utilitaire, peu soucieuse du beau, je l’ai marqué ailleurs. Ces maisons de brique non enduite, noircies par la fumée de houille, ces fenêtres en guillotine, partout, même au palais habité par la reine, attristent à première vue le voyageur, surtout le voyageur français. Jusque dans les œuvres des arts, vous retrouvez toujours un peuple moins occupé du beau que de l’utile. Voyez, par exemple, cette statue de Nelson, qui est au haut d’une colonne : pour la préserver de la foudre, on lui a fiché un paratonnerre dont la pointe a l’air de sortir de sa tête. Vous diriez que Nelson est à la broche. Cela ne choque ni ne fait rire aucun Anglais.
« Cet énorme Londres est monumental, dit M. Taine, mais comme le château d’un enrichi : tout y est soigné et coûteux, rien de plus. Ces hautes maisons en pierres massives, chargées de péristyles, de demi-colonnes, d’ornements grecs, sont le plus souvent lugubres ; les pauvres colonnes des monuments semblent lessivées à l’encre… Rien de beau ; tout au plus les maisons bourgeoises, bien vernissées, avec leur carré de verdure, sont agréables ; on sent qu’elles sont bien tenues, commodes pour un homme d’affaires qui veut se délasser, se détendre, après une journée laborieuse. Mais un sentiment plus fin et plus haut n’a rien à goûter là. »
Ce que les Anglais ont tenté de mieux en fait d’œuvre architectonique, c’est peut-être le Crystal Palace de Sydenham, qui encore est moins beau que curieux. Cette curiosité consiste en ce que, là, les Anglais, par exception, semblent avoir pris le contre-pied de leur nature massive, en élevant un palais de verre. C’est un paradoxe architectural. N’importe ! il y a là quelque chose.
Et si, à présent, vous rapprochez de ce dernier point auquel nous sommes arrivés, notre point de départ dans cette rapide revue de la physiologie de l’architecture, est-ce que cette ruche transparente, abritant le travail des peuples, ne fait pas un frappant contraste et une remarquable antithèse avec les pagodes hindoues, ténébreusement creusées dans les flancs des montagnes, pour loger la superstition, l’oisiveté et la peur ?
Mais voulez-vous savoir quelle est, à mon avis, la vraie et belle architecture de Londres, — et cela sans rien contredire de ce que nous avons avancé ? — c’est sa forêt de mâts sur la Tamise ! ce sont ces vaisseaux innombrables dégorgeant dans les docks immenses toutes les denrées de l’univers en quantités prodigieuses, en amoncellements fabuleux !
En France, passé la Renaissance, l’architecture dégénère. Au reste, on peut suivre dans les édifices la physionomie de chaque règne. Un dernier souffle gracieux, un air de galanterie voluptueuse anime encore les monuments de François 1er et de Henri II. Les Tuileries représentent l’art sous Catherine de Médicis ; la place Royale et la place Dauphine, c’est le Paris de Henri IV ; maisons de brique, à coins de pierre, à toits d’ardoise ; le Val-de-Grâce, trapu, ramassé, triste, c’est le Paris de Louis XIII et d’Anne d’Autriche ; le pastiche italien des Quatre-Nations, où est aujourd’hui l’institut, c’est la pauvre architecture Mazarine. « Voici les palais de Louis XIV, longues casernes à courtisans, raides, glaciales, ennuyeuses », et le dôme des Invalides, « grand, riche, doré et froid. » Le Paris de Louis XV est à Saint-Sulpice : « des volutes, des nœuds de rubans, des nuages, des vermicelles et des chicorées, le tout en pierre, le Paris de Louis XVI, au Panthéon : Saint-Pierre de Rome, mal copié ; le Paris de la République, à l’École-de-Médecine73. » etc.
Aujourd’hui, enfin, on mêle tous les styles, parce qu’on n’en a plus aucun. Un art qui ne produit plus de monuments, expression de sa foi, et qui a recours à des styles d’emprunt, soit grec, soit romain, soit gothique, soit renaissance, soit pastiche quelconque, est un art qui agonise : la vie se retire de lui.
Aux autres arts l’inspiration individuelle peut suffire ; mais le style architectural ne se contente pas du génie d’un seul homme, si grand qu’il soit ; il lui faut le génie, l’inspiration, la foi, l’enthousiasme de tout un peuple : il naît, sans qu’on sache comment, du sentiment collectif de toute une race, dominée par la même pensée et aspirant au même but. Ce ne sont pas seulement les Pyramides, comme le dit finement Louis Pfau, qui ont été bâties par un peuple tout entier.
Si nous n’avons plus aujourd’hui aucune architecture, c’est que nous ne croyons plus à grand-chose ; ou du moins, qu’entre les croyances du passé, qui vont s’éteignant, et celles de l’avenir qui se dégagent à peine, la société d’aujourd’hui, hésitante, incertaine, ne sait pas nettement ce qu’elle veut. Nous sommes dans un interrègne de l’art comme de la liberté.
Pour le moment, les casernes dominent, comme au Moyen Age les églises. Les cathédrales sont les monuments du passé ; les casernes sont les monuments du présent : quels seront les monuments de l’avenir ?
Apparemment ce seront les écoles, les embarcadères de chemins de fer, les salles d’assemblées et de congrès, les théâtres, les cirques, les hippodromes, les halles, les gymnases, les cités harmoniques, où le travail du corps, de plus en plus allégé par les progrès des sciences et des machines, laissera une place plus large à la culture de l’esprit ; les palais d’exposition pour les arts et pour l’industrie ; les jardins de divertissement, où les forces se renouvelant et se recréant, l’âme reprendra son ressort, pour pouvoir se mêler ensuite utilement, dans les meetings, lectures et conférences publiques, aux discussions de toute sorte, aux nobles travaux de l’art et de la liberté.
Réserves et conclusions
Ainsi se marquent, dans tous les arts comme dans les littératures, la physionomie et la physiologie des individus et des peuples, l’influence des tempéraments, des races, des climats et des siècles.
Je crois avoir donné assez d’exemples pour une indication sommaire ; il est temps de nous arrêter.
En résumé, la critique naturelle va du style au tempérament, puis du tempérament de chaque individu à ceux de la mère et du père, et de la famille et de la race. De la race, elle remonte au sol natal, et au climat, et enfin au milieu. Si l’on veut remonter plus haut, on élargit de plus en plus le cercle des investigations et on est amené à considérer l’humanité tout entière dans sa durée, que le vulgaire croit infinie, simplement comme une des séries innombrables de créations diverses qui se sont succédé et qui, selon toute apparence, se succéderont encore les unes aux autres à la surface du globe terrestre. Alors la critique, devenue immense (ce n’est plus seulement la critique naturelle, c’est la critique naturiste), se noue à la géologie, qui elle-même se rattache à l’astronomie…
Ce n’est pas tout : le chemin que nous venons de tracer dans l’ordre de l’espace, on le fait à la fois dans l’ordre du temps : on remonte d’aujourd’hui à hier, de ce siècle-ci à ce siècle-là, et ainsi de suite indéfiniment ; car l’homme, soit esprit, soit matière, est le produit de l’espace et du temps.
La différence de la critique naturelle à la critique naturiste, c’est que celle-ci paraît s’en tenir avec joie au domaine purement physiologique, géographique et fataliste ; tandis que la critique naturelle, tout en admettant et en recherchant les interprétations physiologiques et scientifiques de toute sorte, recherche avant tout et met au-dessus les interprétations spiritualistes. Celles-ci sont principales, directes, essentielles ; celles-là ne sont qu’accessoires, indirectes, extérieures ; mais elles ne sont pas inutiles, cela suffit : elles éclairent plus complètement chaque sujet. Ce sont, avons-nous dit, de nouveaux réactifs.
Il est vrai que les premières, les interprétations spiritualistes, ne reposent que sur l’hypothèse d’où nous sommes partis, l’hypothèse de l’âme et du corps, de l’esprit et de la matière.
Dans toute question il y a deux extrêmes ; dans tout problème il y a au moins deux termes. Les voir et les marquer, c’est déjà quelque chose, en attendant qu’on puisse les concilier. En tout sujet, il y a d’abord la thèse, puis l’antithèse, et enfin la synthèse ; à peu près comme, dans les évolutions du chœur antique, il y avait d’abord la strophe, puis l’antistrophe et enfin l’épode. Or, nous n’avons traité, jusqu’à présent, que la thèse ou la strophe de notre sujet ; et cependant, tout en ne développant, pour le moment, que le côté physiologique, nous avons souvent touché l’autre, le côté psychologique et moral, qui doit être sous-entendu partout, à chaque page de cette étude rapide. Il resterait à le développer à son tour ; mais ce serait un autre volume. On y entendrait les répliques de l’âme et de la liberté contre toutes ces quasi-fatalités physiologiques. On y verrait comment l’esprit, avec une puissance intermittente, à la vérité, mais réelle, réagit quelquefois comme tant d’influences qui la plupart du temps, l’entravent et l’oppriment.
Les analyses physiologiques les plus complètes, si l’on prétendait s’y borner, seraient insuffisantes à rendre raison des belles œuvres intellectuelles. Isolément, tous ces moyens sont impuissants. Les chimistes, avec quatre corps, hydrogène, oxygène, azote et carbone, composent tous les végétaux ; mais quelle variété de doses ! Et la vie, qui lie tout cela !… À plus forte raison les choses de l’esprit !
Si l’organisation physique agit sur l’âme, l’âme agit sur le corps bien davantage, quoique ce soit seulement par éclairs ; et l’esprit fait mieux, en définitive, que d’imprimer sa marque souveraine sur les œuvres des écrivains ou des artistes, puisqu’après tout et avant, tout c’est lui, l’esprit, qui crée ces œuvres, lui qui les fait jaillir enfin du milieu de tant d’influences diverses.
L’action du physique sur le moral et du moral sur le physique est réciproque, tantôt alternative, tantôt simultanée. Si l’esprit et la volonté subissent trop souvent les influences de l’état physiologique et pathologique, d’autre part, n’oublions jamais (des faits nombreux sont là pour le prouver) que cet autre principe inconnu, cette force qu’on appelle esprit ou âme, domine souvent la matière et peut même la modifier, au point de substituer quelquefois au tempérament naturel une sorte de tempérament acquis.
On sait l’exemple de Socrate, sur le visage duquel le physionomiste Zopyre croyait voir le type de différents vices. Socrate ne se trouva nullement offensé de ce jugement perspicace et avoua qu’en effet son organisation physiologique ne le prédisposait à rien de bon, mais qu’il était parvenu à la vaincre par la raison et par la volonté. Illa vitia quidem sibi ingentia, sed ratione a se dejecta, dixit 74.
Il serait facile de mettre en regard, par beaucoup d’autres exemples analogues, l’empire des instincts naturels et l’empire de la volonté.
Quel homme fut plus spiritualiste que Maine de Biran ? et quel homme fut plus empêché par ses organes ? Dans son Journal intime, récemment publié, recueil secret d’impressions personnelles qui va de 1794 à 1824, année de sa mort, on lit ces curieux passages, qu’on croirait être plutôt de Cabanis :
« Du 4 au 11 septembre 1814, la température a été fraîche, les nuits froides : mon organisation physique et morale prend un peu de ressort ; je recommence à vivre et à penser. J’ai le sentiment de cette sorte de renaissance, je prends plus de confiance en moi-même, j’élève la voix, je prends part aux discussions qui s’agitent en ma présence, enfin il y a un progrès sensible dans le jeu de toutes mes facultés. Du 9 au 16 octobre, la température a été fraîche, un peu humide, il a plu en petite quantité : c’est l’automne et les vendanges en plein : je suis mélancolique, moins disposé à me répandre au-dehors, et beaucoup plus à revenir sur moi-même ; aussi suis-je porté aux méditations psychologiques, comme par un instinct qui se renouvelle périodiquement avec une force marquée…
« 1815. J’ai perdu le conscium et le compos sui ; la faculté de réflexion, la seule par laquelle je vaille quelque chose, s’est considérablement altérée ; la mémoire s’est affaiblie dans la même proportion : c’est une véritable maladie d’esprit ou un affaiblissement qui correspond à celui des forces physiques. La médecine morale ne tient aucun compte de ces anomalies intellectuelles… Il y aurait un régime à suivre ou une sorte d’hygiène à observer, pour remédier à ces anomalies ou les rendre moins fréquentes…
« 13 mai. Depuis huit jours environ, nous jouissons de tous les charmes du printemps ; je suis heureux de l’air embaumé que je respire, du chant des oiseaux, de la verdure animée, de ce ton de vie et de fête exprimé par tous les objets…
« Du 28 mars au 1er avril 1818, beau temps, froid sec, état nerveux. Dormitavit anima mea prae taedio. Je suis comme un somnambule dans le monde des affaires…
« Il y a des défauts d’esprit et de cœur qui tiennent à l’organisation que toute notre activité ne surmonte jamais. Ces défauts se développent quelquefois à un certain âge et assez subitement ; nous les tenons de nos parents ; ils entrent dans la constitution de notre machine…
« Du 1er au 4, froid sec, vent du nord desséchant. Je suis, tous ces jours, dans un état nerveux, souffrant, ennuyé, ayant un sentiment intime et radical de faiblesse. Ce sentiment intime et continuel d’une faiblesse organique et morale, que je cherche en vain à dissimuler à moi-même et aux autres, me compose une manière d’être artificielle qui éloigne de moi les personnes avec qui je suis en rapport et me laisse sans appui au dedans… »
Il semble, par moments, que son spiritualisme fléchit et va se confesser vaincu. Et en tout cas, dans ce Journal intime, Maine de Biran ne ferait cette confession qu’à lui-même et non au public : tant il est spiritualiste de dessein formé et de parti pris !
Eh bien ! qui donc, en lui, a formé ce dessein et pris ce parti ?… ! Voilà la revanche ! N’est-ce pas son âme, sa volonté, son activité toujours renaissante ou persistante sous tant d’entraves ? Ainsi le spiritualisme triomphe par cela même qu’il est presque vaincu.
Quoi qu’il en soit, il y a à présent, comme le dit M. Albert Lemoine, deux Maine de Biran (à peu près de même qu’il y a deux Pascal), avant et après la révélation des textes inédits.
Écoutez l’homme parlant avec lui-même : « Qu’est-ce donc que cette activité prétendue de mon âme ? Je sens toujours son état déterminé par tel ou tel état du corps. Toujours remuée au gré des impressions du dehors, elle est affaissée ou élevée, triste ou joyeuse, calme ou agitée, selon la température de l’air, selon ma bonne ou ma mauvaise digestion… Je ne sais pas s’il existe d’homme dont l’existence soit si variable que la mienne. J’attribue ces variations à mon tempérament, ou peut-être à la constitution de mon cerveau, dont les fibres molles et délicates sont susceptibles de prendre successivement toutes les modifications qui peuvent être produites par les objets divers à l’influence desquels je me trouve exposé. Je ne puis garder nulle forme constante et mes principes me paraissent bien ou mal fondés selon que je suis dans telle ou telle disposition… Dans certains temps, je me sens embrasé pour le bien, j’adore la vertu ; dans d’autres, je me sens une tiédeur, un relâchement, qui me rendent indifférent sur mes devoirs. D’où vient cela ? Est-ce que tous nos sentiments, nos affections, nos principes ne tiendraient qu’à certains états physiques de nos organes ? La liberté ne serait-elle autre chose que la conscience d’un état de l’âme tel que nous désirons qu’il soit, état qui dépend, en réalité, de la disposition du corps, sur laquelle nous ne pouvons rien ?… J’ai cherché ce qui constitue mes moments heureux, et j’ai toujours trouvé qu’ils tenaient à un certain état de mon être, absolument indépendant de mon pouvoir. D’après mon expérience, je serais disposé à conclure que l’état de nos corps ou un certain mécanisme de notre être, que nous ne dirigeons pas, détermine la somme de nos moments heureux ou malheureux ; que nos opinions sont toujours dominées par cet état, et que généralement toutes les affections que l’on regarde vulgairement comme des causes du bonheur, ne sont, ainsi que le bonheur même, que des effets de l’organisation… Si je me consulte moi-même, je dois reconnaître de bonne foi que tous les bons mouvements, toutes les bonnes pensées que j’ai eus dans ma vie, ont tenu à certaines dispositions de la sensibilité, ou conditions organiques, aussi étrangères à mon activité propre que le sont la digestion, la nutrition, l’accroissement, les maladies, etc. »
Voilà donc les aveux, la confession intime d’un philosophe spiritualiste, et de l’un des plus spiritualistes qui aient jamais existé ! Que dirait de plus un physiologiste tout pur, Cabanis, Destutt de Tracv, Biehat, Broussais, ou le docteur Moreau ?… Tant cette nature humaine est compliquée ! tant il semble vrai, comme l’avoue encore Maine de Biran, que « le tempérament est la cause qui unit ou plutôt qui identifie ce qu’on appelle le physique et le moral de l’homme ! » — « L’homme, dit-il encore, n’est pas une certaine âme ni un certain corps organisé, mais il est une telle âme unie à un tel corps. » C’est justement la doctrine d’Aristote (Voir ci-dessus).
Dans le Mémoire sur l’Habitude, que Maine de Biran avait publié, et non gardé pour lui seul, il s’était contenté de dire sous forme générale : « Il est des individus qu’un tempérament délicat, une sorte de gêne dans les fonctions vitales, ramène sans cesse au-dedans d’eux-mêmes, qui entendent, pour ainsi dire, crier les ressorts de la machine et sentent que la pensée se tend ou se relâche avec eux. »
Quelle différence entre ces lignes générales et les impressions personnelles notées dans le Journal secret ! Ah ! comme, dans celui-ci, je reconnais le fils du médecin de Bergerac ! et comme j’y saisis le vrai de cette organisation nerveuse, et les luttes de cet esprit avec cette organisation ! Jamais il n’y eut un plus vif exemple ; mais le spiritualisme l’a emporté ! Jamais on ne vit mieux l’homo duplex, ni ce tout naturel dont parle Bossuet.
On comprend à présent en plein cette définition de Maine de Biran, modifiant spirituellement celle de Bonald renouvelée de Platon : « L’homme, dit Biran, n’est pas une intelligence servie par des organes, mais plutôt une intelligence empêchée souvent par l’organisation. »
Au surplus, en un tel sujet, qui est la grande énigme de la vie, l’alternative résulte tellement de la nature même des choses et des oscillations où l’homme sincère ne peut manquer de flotter incessamment entre les deux termes du problème, le physique et le moral, que, tandis que Maine de Biran, d’un spiritualisme bien connu et bien avéré, s’exprime en secret comme aurait pu faire un philosophe sensualiste, au contraire Cabanis lui-même, après avoir écrit cette formule : « Le moral résulte du physique et n’est que le physique », finit par tirer de son cœur la Lettre sur les Causes premières, où il nous montre in extremis un spiritualisme qu’on n’◀attendait plus. Les hommes sincères sont ainsi : ils flottent comme la nature humaine elle-même ; il se portent tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, plongeant tantôt de la poupe, tantôt de la proue, dans les gouffres ou dans les cieux, mais toujours et partout dans les abîmes. Matière, esprit ! et leur union ! problèmes insolubles ! éternels mystères !
« Tout ce qui se passe dans l’âme, dit un médecin philosophe, est lié à quelque modification corporelle. L’acte organique et l’acte mental sont déterminés l’un par l’autre dans une indissoluble et indéfectible solidarité. L’esprit n’est pas pour cela matière, ni la matière esprit ; mais les deux facteurs, quoique logiquement distincts, se confondent et s’identifient dans l’indivisible unité de la vie. C’est ce qui explique comment le haschisch, introduit dans le corps, produit sur l’esprit l’effet hilarant d’une bonne nouvelle, et que, réciproquement, une mauvaise nouvelle, introduire dans l’esprit, peut produire sur le corps l’effet mortel d’une dose d’acide cyanhydrique75. »
Un royaliste, en apprenant la condamnation de Louis XVI, tomba mort. On pourrait citer beaucoup d’autres exemples pareils.
La crainte abat les forces motrices ; la joie, l’espérance, le courage, la colère, les accroissent prodigieusement. Une simple idée excite ou glace les sens : témoin Jean Jacques Rousseau avec la Vénitienne. Dans les fatigues de la guerre, c’est le moral qui soutient le soldat. Blessé, sa volonté aide le chirurgien dans les opérations les plus terribles. Une injure purement morale fait bouillonner le sang. Une joie très vive arrête la respiration. Une simple pensée accélère ou trouble les fonctions de l’estomac. L’influence de l’imagination ou des passions de l’âme sur l’état des organes est incontestable ; — l’influence de l’état des organes sur l’âme n’est pas moins démontrée.
« Qui peut nier qu’une bonne hygiène soit nécessaire à l’équilibre des facultés intellectuelles ? Il suffit pour troubler la plus puissante intelligence, d’un de ces petits graviers dont parle Pascal, qui, placés ici plutôt que là, causent d’effroyables douleurs… Tous ces faits sont bien connus : Stahl, Cabanis, Maine de Biran et, depuis ces maîtres, Frédéric Bérard, M. Flourens, M. Lélut, en ont composé une science des plus riches et des plus intéressantes, qu’on appelle la science des Rapports du physique et du moral… A côté de chaque fait cité pour établir la dépendance où l’âme est de la vie organique, on peut citer un autre fait qui plaide pour l’indépendance. Il y a des hommes chez qui l’énergie vitale est languissante et qui déploient la plus rare présence d’esprit… Qui n’a entendu citer quelques-uns de ces vieillards qui nous offrent le spectacle admirable d’une force d’âme invincible au milieu du dépérissement des organes ? En général, la vigueur de l’esprit, soit dans la politique, soit dans la science, ne se déploie dans toute sa plénitude qu’à l’âge où l’activité vitale vient à s’affaiblir. Descartes assure quelque part que le chagrin, à un certain degré, aiguise l’appétit… Quelle âme élevée, au milieu des plus nobles contemplations, n’a senti avec un peu de confusion les demandes de la bête, les importunités de cet hôte exigeant que l’aimable et spirituel Xavier de Maistre appelle l’autre ? On assure qu’à la guerre le premier coup de canon produit une émotion involontaire sur les plus braves, et que, lorsque les balles sifflent dans l’air, un mouvement machinal fait baisser la tête : on appelle cela saluer les balles. Le mot de Turenne est assez connu : « Tu trembles, carcasse ! tu tremblerais bien plus si tu savais où je te mène ! » De cet ensemble de faits, qu’on pourrait grossir à l’infini, ne semble-t-il pas résulter que, dans notre être divers et compliqué, la vie organique et la vie intellectuelle sont aux prises comme deux principes rivaux, destinés sans doute à s’accorder en général, mais ayant souvent bien de la peine à se mettre d’accord dans les cas particuliers76. »
Eh bien ! comment ces luttes des deux principes, ces influences combinées, pourraient-elles ne pas se marquer et se traduire fidèlement dans les lettres et dans les arts ? Et comment la critique vraie pourrait-elle se dispenser de faire la part de tous ces éléments divers ? C’est pourquoi nous disons : Autant le corps est inséparable de l’âme dans la complexité de la vie, autant la critique physiologiste est inséparable de la critique philosophique et morale. Mais, d’autre part, autant la pensée remporte sur la matière et l’âme sur le corps, autant la critique philosophique et morale doit avoir le pas sur la critique physiologiste, et encore plus sur la critique naturiste, sorte de fatalisme physique, chimique, géographique, cosmographique.
Répétons-le donc : dans toute œuvre d’art, outre la physiologie, qui se rapporte à la matière, il y a la physionomie, chose immatérielle et purement morale : c’est une âme et quelquefois deux, — par exemple, dans la peinture, l’âme de l’artiste et celle du modèle, — lesquelles, combinées ensemble, s’adressent à toutes les autres. L’impression ressentie par les personnes qui regardent un beau tableau est en quelque sorte une émanation et comme une partie de cette œuvre, qui est chose vivante, dont l’action se continue toujours. A sa vue, une foule d’instincts s’éveillent. « Ainsi, dit M. Dumesnil, le mystère ineffable qui créa cette œuvre se renouvelle à chaque instant dans l’âme de celui qui la regarde. »
L’art n’est pas, quoi qu’on en ait dit, la simple imitation de la nature. C’est la nature interprétée par une âme pour d’autres âmes. « Il n’y a, dit Humboldt, que les âmes passionnées et contemplatives qui sachent interpréter la nature. » C’est plus encore : c’est une âme qui, se réfléchissant dans la nature, s’interprète elle-même par ce moyen, à travers ce milieu, et s’efforce de s’exprimer pour elle-même et pour les autres.
L’artiste crée ce qu’il voit, parce qu’il s’y mêle : il le féconde, il le transforme, il le refait à son image. A vrai dire, où prend-il son œuvre ? C’est dans le meilleur de lui-même. Aussi y met-il, dans cette œuvre, l’expression de son moi, plus vraie et plus fidèle que dans ce qu’on appelle communément sa vie et qui n’est que l’écorce de sa vie. Il met, en effet, dans cette œuvre, non seulement ce qu’il a été, mais ce qu’il aurait voulu être, ce qu’il a entrevu de l’idéal, ce qu’il a cru sentir de l’infini dans une minute sacrée ; il le fixe d’un trait léger dans cette page touchée de la grâce, fleur de son esprit et fruit de son cœur.
Et ce trait léger ne périra plus. Et la vue seule de cette œuvre éveillera dans d’autres âmes le germe d’un nouvel idéal. Quant à l’artiste, à peine il l’a finie qu’il est déjà plus loin, plus haut.
L’homme élève son idéal aussitôt qu’il le voit réalisé. C’est la nature même de l’idéal d’aller toujours en s’élevant et, ainsi que son nom l’exprime, de n’être jamais qu’en idée. Car l’idéal, sitôt qu’il est réalisé, n’est plus de l’idéal et devient du réel, comme l’instant présent qui s’écoule tombe aussitôt dans le passé. L’homme entre donc sans cesse plus avant dans l’idéal comme dans l’avenir. A mesure que ses pieds s’enfoncent dans la terre, sa tête monte dans le ciel.
C’est la beauté intérieure qui s’exprime au dehors dans l’œuvre de l’artiste. On disait, il y a deux mille ans, devant les œuvres de Phidias (Amyot, en son doux langage, nous le répète ainsi, d’après Plutarque) : « Il y a en elles je ne sais quoi de florissante nouveauté, comme si chacune avait au-dedans un esprit toujours rajeunissant et une âme non jamais vieillissante qui les entretînt en cette vigueur. »
Le grand artiste est une âme généreuse, pleine d’aspirations et de pressentiments. Il excite les vagues pensées qui dorment au fond du cœur de tous, il les éveille par ses œuvres. Parfois aussi c’est la pensée, la foi d’un peuple, qui allume l’âme de l’artiste.
« L’artiste vraiment digne de ce nom, dit l’auteur de la Foi nouvelle, est l’ami universel qui répond à rame individuelle comme à l’âme de la foule… L’artiste, c’est l’homme inquiet par excellence. Il n’a pas plus tôt conçu son œuvre qu’il veut la réaliser : « Mon œuvre sera-t-elle identique à ma pensée ? » se dit-il avec anxiété, jusqu’à ce qu’il l’ait faite. Et quand il l’a, visible, en face de lui, lorsqu’il la reconnaît : « Les autres la reconnaîtront-ils ? Vivra-t-elle ? » Alors il la produit au public ; mais déjà, au moment où il la quitte, cette œuvre n’est plus assez pour lui, et il se replonge dans une recherche nouvelle… Mozart ne disait-il pas sur son lit de mort : « Je sens que j’allais enfin écrire avec mon cœur ? » Et cependant tous ces essais, qu’il jugeait indignes, nous semblent la voix la plus pure, la plus sincère du cœur de l’homme. Tant il est vrai que l’art n’est que pressentiments, qu’aspirations !… L’artiste n’est jamais si artiste, c’est-à-dire homme si universel, que lorsqu’il désire toujours plus… »
Le grand artiste est donc, si l’on peut ainsi dire, celui qui est le plus homme : — le plus lui-même et le plus tout le monde. — Il répand sur tous son humanité, il anime tout de son âme. Tempérament riche, passion ardente, imagination féconde, au service d’un cœur généreux et d’un bon sens exquis, d’une haute raison : voilà l’artiste !
Il agit principalement sur ses pairs, sur les âmes dignes de la sienne. Un artiste en éveille un autre, un grand esprit s’aimante à un autre grand esprit. La Fontaine, entendant une ode de Malherbe, se sent poète. Corrége, regardant le tableau de la Sainte Cécile de Raphaël, s’écrie : « Et moi aussi je suis peintre ! » Anch’ io son pittor ! Cimabue découvre et forme le Giotto ? Dante l’attire et le tient près de lui ; Pétrarque et Boccace célèbrent sa gloire : l’armée de ses élèves est innombrable. — Dante donne la parole aux anges de Giotto ; Giotto, de son côté, saisit les anges de Dante et les fixe par le crayon et la couleur, afin qu’ils ne s’envolent plus. L’Orcagna, comme le Giotto s’inspirent du Dante dans les peintures du Campo-Santo, qu’étudièrent tous les artistes du quinzième et du seizième siècles. Michel-Ange, à son tour, traduit le Dante avec ses pinceaux et lui rend témoignage : « Ah ! que n’ai-je été comme lui ? Pour son dur exil avec sa vertu, je donnerais la plus heureuse vie ! » L’Arioste et le Titien s’inspirent l’un de l’autre et se donnent mutuellement une seconde immortalité. — Milton fait à Shakespeare cette épitaphe : « Qu’a besoin mon Shakespeare, pour ses os vénérés, que tout un siècle s’épuise à entasser des pierres, ou que ses restes consacrés soient cachés sous une pyramide à pointe étoilée ? Fils chéri de la mémoire, grand héritier de la renommée, que te sert un si faible témoignage pour ton nom, à toi qui t’es bâti dans notre étonnement, dans notre admiration, un monument de longue vie ?… Tu reposes enseveli dans une telle pompe, que les rois, pour un pareil tombeau, voudraient mourir ! » — Le Tasse, un martyr, envoie à un autre martyr, au Camoëns, alors presque ignoré, ce souvenir reconnaissant : « Le bon Louis déploie tellement son vol glorieux, que tes vaisseaux éprouvés, ô Vasco, ne purent aller si loin !… » Rubens rend témoignage à Léonard de Vinci, comme Michel-Ange au Dante : « Léonard de Vinci, écrit Rubens, par la force de son imagination aussi bien que par la solidité de son jugement, élevait les choses divines par les humaines. » Molière s’abreuve de Rabelais, et La Fontaine aussi, — bien plus encore que de Malherbe. — Beethoven, admirateur passionné de Mozart, se forme d’abord sur ses compositions, comme Mozart sur celle de Haydn. « Écoutez ce jeune homme, avait dit Mozart en montrant Beethoven, il fera parler de lui dans le monde. » Et de même Haydn avait dit au père de Mozart ; « Sur mon honneur et devant Dieu, je vous déclare que votre fils est le meilleur compositeur de nos jours. » — Gœthe, malgré sa forte personnalité, ne laissait pas non plus de s’inspirer des grands génies qui l’avaient devancé, tantôt de Raphaël et tantôt de Molière, tantôt de Schiller ou de Kant ; parfois même, de quelques talents moins élevés : il les indique, honnêtement, dans ses entretiens avec Eckermann77— Le chef-d’œuvre de Chateaubriand, René y ne se trouve-t-il pas déjà tout entier dans ces six lignes des Confessions de Jean-Jacques ? « J’atteignis ainsi ma seizième année, inquiet, mécontent de tout et de moi, sans goût de mon état, sans plaisirs de mon âge, dévoré de désirs dont j’ignorais l’objet, pleurant sans sujet de larmes, soupirant sans savoir de quoi, enfin caressant tendrement mes chimères, faute de rien voir autour de moi qui les valût. » Rousseau, en effet, est bien le père de Chateaubriand et de George Sand, et de la plus grande partie de notre littérature romantique.
Ainsi ces grands esprits s’aimantent les uns les autres. Ainsi ces génies, comme des étoiles, croisent leurs rayons à travers le ciel, en répandant leur divine lumière sur l’univers et sur l’humanité.
Donc toute œuvre d’art, avant tout, vient de l’âme et s’adresse aux âmes. Donc, au-dessus de la critique analyste et anatomiste, qui est d’une grande utilité pourvu qu’on ne s’y enferme pas, il y a la critique morale et humaine, émue et émouvante. Si la critique naturiste a un appareil plus scientifique, en réalité, elle est moins flexible, moins vivante, et par conséquent moins vraie.
M. Sainte-Beuve lui répond avec sa justesse parfaite : « Entre un fait aussi général et aussi commun que le sol et le climat, et un résultat aussi compliqué et aussi divers que la variété des espèces et des individus qui y vivent, il y a place pour quantité de causes et de forces plus particulières, plus immédiates, et, tant qu’on ne les a pas saisies, on n’a rien expliqué. Il en est de même pour les hommes et pour les esprits qui vivent dans le même siècle, c’est-à-dire sous un même climat moral : on peut bien, lorsqu’on les étudie un à un, montrer tous les rapports qu’ils ont avec ce temps où ils sont nés et où ils ont vécu ; mais jamais, si l’on ne connaissait que l’époque seule, et même la connût-on à fond dans ses principaux caractères, on n’en pourrait conclure à l’avance qu’elle a dû donner naissance à telle ou telle nature d’individus, à telles ou telles formes de talents. Pourquoi Pascal plutôt que La Fontaine ? pourquoi Chaulieu plutôt que Saint-Simon ? On ignore donc le point essentiel de la difficulté, le comment de la création ou de la formation : le mystère échappe. Ce qu’on peut faire de plus sage, c’est de bien voir et d’observer, et ce qu’il y a de plus beau, quand on le peut, c’est de peindre. »
Quelle est donc notre conclusion ? La voici, sans ambages ni ambiguïté : Dans ce qu’on nomme les œuvres de l’esprit, tout ne s’explique pas par l’esprit. Mais aussi, à plus forte raison, tout ne s’explique pas par la matière. Tout n’est pas affaire de tempérament, de race, de sol et de climat. De quelque pays et de quelque complexion que vous soyez, pour peu que vous ayez d’honneur, vous haïssez l’hypocrisie, la fourberie, la violence, vous méprisez le succès qu’elles donnent, vous vous indignez du parjure. Est-ce que, par hasard, cette indignation ne viendrait que des nerfs, de la bile et du sang ? Broussais lui-même n’eût pas osé le soutenir. Est-ce donc mon organisme seul qui déteste l’iniquité brutale ? Est-ce lui qui adore la justice et qui se réjouit de souffrir pour elle ? Est-ce lui qui se soulève de dégoût à la vue de la servilité ? Est-ce des nerfs uniquement que vient l’enthousiasme de la pensée, le plaisir du travail, la joie de l’art, et celle du devoir accompli ? Les dévouements héroïques et secrets, qui n’espèrent nulle récompense, la fidélité aux principes à travers la défaite, la prison et l’exil, à travers la compassion des imbéciles et les interprétations amoindrissantes des prétendus amis, tout cela ne procède-t-il que du corps et de la matière ? L’amour, qui nous exalte et nous fait croire ; l’amitié vraie, qui nous réconforte quand on nous l’accorde et nous rend meilleurs quand nous la donnons ; la reconnaissance, qui nous attendrit ; l’amour du sacrifice qui nous console et qui nous paye de nos misères ; la persévérance courageuse et forte dans la ligne du devoir obscur, au milieu de l’espèce de déconsidération injuste qui s’attache à la pauvreté la plus honorable, tandis que les pieds-plats triomphent dans la fatuité de leur bassesse ; toutes les généreuses pensées, enfin, qui nous font sentir fortement la vie par l’enthousiasme ou par la douleur, est-ce que tout cela viendrait seulement — des nerfs, du sang ou de la bile, — de la race, du sol ou du climat ? — Rien ne pourrait nous le persuader ! Nous sentons trop bien le contraire ! Et, si ce sentiment est une illusion, il faut avouer qu’elle est profonde, et que la vie elle-même en est une.
Oui, elle en est une peut-être, mais plutôt au rebours de ce que vous croyez. Ce n’est pas l’âme qui est un leurre, une apparence ; ce serait plutôt la matière. La matière n’est pas l’être des choses, elle n’est qu’une manifestation ; elle n’est ce qu’elle paraît que par rapport à nous : changez notre appareil sensible, elle ne paraîtra plus la même. Vous voyez bleu, moi rouge, un autre vert, ainsi de suite ; cela est relatif. Les causes, en tout, nous échappent ; nous ne connaissons que des effets et des phénomènes résultant des actions et des réactions. Les actions réciproques supposent la diversité et, par conséquent, la dissemblance, en tout sens, des substances.
Mais ce que nous appelons substances n’existe, au moins pour nous, qu’à l’état d’hypothèses. Nous ne connaissons pas les substances, nous ne connaissons que les espèces. L’espèce est pour nous l’unité réelle. Il y a des espèces de toute sorte ; le mode d’existence des unes n’est pas celui des autres. Les unes existent dans le temps, d’une manière continue, homogène, à ce qu’il semble ; les autres, et ceci graduellement, se perpétuent par des séries de manifestations périodiques qu’on appelle individualités. L’individu est une reproduction périodique du type de son espèce, dans des conditions sans cesse nouvelles : car, dans la vie, il n’y a jamais deux périodes entièrement semblables. Il naît, par conséquent, dans des conditions physiologiques spéciales ; il a un caractère propre.
Plus on s’élève dans l’échelle des espèces appartenant au système de notre planète, le seul dont nous puissions parler, plus les individus sont détachés les uns des autres, plus ils ont une vie propre, plus cette vie est renfermée dans des limites précises. Ainsi, dans les polypes, la vie est répandue sur toute la surface de l’être, si bien qu’avec un animal je puis en faire deux, trois, quatre, presque comme les boutures des végétaux ; il n’en est pas de même chez les animaux plus rapprochés de nous ; mais la gradation est incessante et très variée dans ses formes : il suffit de citer les phénomènes si remarquables de la génération alternante, ceux de la vie des abeilles, etc.
Le principe de la vie, le principe qui préside à l’éclosion du germe et à son développement organique, le principe vital dont parle l’école de Montpellier, en un mot, est spécifique et non individuel. Quand la force spécifique est épuisée dans une famille, cette famille n’a plus de rejetons.
Venons à l’homme. Je nais dans un milieu, dans des conditions, qui ne dépendent pas de moi ; mon principe vital, mon organisation, mon type, la manière dont le type de mon espèce est incarné en moi, ne m’appartiennent pas : à ce titre, je suis de mon temps, de mon pays, de ma race, et j’en porte l’empreinte. Mais ce n’est pas tout : il y a autre chose dans l’homme que son type spécifique, autre chose que son principe vital. — Quoi ! deux êtres en moi ? Nullement. Mais deux modes, deux manières d’être. Corps et âme sont comme circonférence et centre, manifestation et puissance active, deux pôles, enfin, deux moments, si vous voulez : comme chez les animaux, comme dans l’électricité et le magnétisme, rien de plus. Mais ce n’est pas le corps, et ce n’est pas l’âme, dans ce sens, qui est moi : comme tous les êtres de la nature, nous sommes, chacun d’une façon particulière, l’unité mystérieuse qui a pour condition d’existence cette dualité.
Et cette unité, par sa nature, est telle (parce qu’elle joue le rôle de centre), que non seulement elle a une sphère d’activité propre à l’égard des autres, mais encore à l’égard d’elle-même ; d’où il suit qu’elle a quelque chose d’absolu. En un mot, les individualités sont tellement tranchées dans notre espèce, qu’elles reproduisent chacune non pas seulement un moment de l’existence de l’espèce, mais toute l’espèce, toute l’existence de l’espèce. Dans notre pensée, nous embrassons tous les temps et tous les espaces ; je suis non pas seulement un terme dans une série, mais une intégrale qui donne leur vrai sens à tous les termes de la série. Par là, je suis, comme raison, comme conscience, au-dessus de la série elle-même, au-dessus de moi-même en tant que d’autre part je dépends de cette série ; je suis libre, je suis indépendant du temps et de l’espace, identique, responsable en tant que moi. Je ne puis, sans doute, me manifester que dans les limites assignées par ma nature spécifique et, de plus, par le caractère particulier de mon individualité ; mais ces limites, ce caractère, ne font bien souvent que me dérober à moi-même, et je ne serais plus moi, je ne serais plus homme, si je ne pouvais que les subir. Cette fatalité physiologique, ma conscience proteste contre elle ! Si la personne ne peut naturellement traduire sa pensée que dans une forme qui reçoit, en même temps, l’empreinte des circonstances extérieures et du type organique, elle parvient pourtant quelquefois à s’en affranchir par l’effort puissant de la volonté et par un généreux Sursum corda !
Sans doute, un million de quasi fatalités s’entrecroisent autour de cette volonté, dès avant la naissance ; mais il y a, dans la vie, des minutes heureuses où elle se dégage et triomphe. Si rares que soient ces minutes, où l’homme peut se flatter d’être victorieux, où il peut dire avec orgueil : « Non, tout n’est pas fatal ! et, sur ce point, du moins, ma volonté est invincible ! » elles suffisent
pour sauver la foi spiritualiste. Mais, de là à un prétendu gouvernement permanent et tout-puissant de ce fameux moi, si content de lui, il y a loin !
Une femme d’esprit du siècle dernier, Mme de Coislin, causant avec son confesseur, au moment de mourir, et philosophant in extremis, lui disait pour conclure : « Les vertus ne sont que d’institution humaine, les passions sont d’institution divine. «
Le mot est joli. S’il était aussi vrai que spécieux, je répondrais : Et c’est justement la grandeur de l’homme ! — Mais, pour peu qu’on y réfléchisse, on s’aperçoit que les vertus ne sont pas moins d’institution divine que les passions elles-mêmes ; car, si les passions naissent de l’instinct, les vertus naissent de la raison et de la liberté, qui sont les dons les plus divins qu’il y ait en l’homme.
Nicole, esprit sévère pourtant, n’avait pas craint de dire : « Ce n’est point la raison qui se sert des passions, mais les passions qui se servent de la raison pour arriver à leurs fins. »
Voltaire et Chamfort, en reprenant à peu près la même idée, n’ont pas été si hardis, ni dans l’expression, ni dans la pensée.
Disons, si vous voulez, pour mettre tout le monde d’accord, que la raison et la passion se servent tour à tour l’une de l’autre.
Mais, soit raison, soit passion, c’est l’énergie morale qui crée l’art véritable. L’âme, fécondée par le malheur, enfante la grandeur et la beauté. Au fond de toute œuvre vraiment belle, regardez bien, vous verrez les luttes de la conscience avec la fatalité.
Le naturisme pur, qu’il le veuille ou non, supprime la liberté et la morale ; mais la critique naturelle dit simplement : Si nous dépendons de la terre et du corps, nous nous sentons cependant responsables de nos actions, de nos écrits, de nos pensées ; donc nous nous sentons libres, malgré tout et quand même ! Quoique opprimée sous des monceaux de fatalités innombrables, cette liberté, cela suffit, peut se faire jour quelquefois ; elle combat incessamment, et elle n’est pas vaincue toujours. Quoique enchaînés à la matière, comme jadis les serfs à la glèbe, nous élevons nos regards et nos cœurs vers un idéal de justice, et nous sentons qu’il n’est pas impossible non seulement d’en voir distinctement, mais d’en réaliser, par nos efforts sincères, quelque chose ici-bas.
Ce que Rousseau reproche à l’homme dans ces premières lignes de l’Émile que nous avons citées, c’est justement, à notre avis, ce qui fait la grandeur de l’homme et ce qui est le signe manifeste, la marque évidente, de l’être supérieur, libre et parfois puissant, qui est en lui, sous le chaos, des sensations, des passions et des instincts. Oui, l’homme refait tout, transforme tout et, si vous y tenez, déforme tout, à son image ; oui, il imprime à tout, à la nature elle-même, l’empreinte, laide ou belle, de sa volonté, de son caractère et de son tempérament mêlés ensemble, de ses idées et de ses intérêts, de sa personne, de son moi et de son espèce tout entière ; mais pourquoi donc ? si ce n’est pas parce qu’il possède en lui, homme, une force propre, une activité, une énergie, une âme enfin ? Son étonnante complexité doit-elle nous cacher cet être intime ? Vous l’accusez de ce qui fait sa gloire ! Vous le raillez amèrement, ô misanthrope, de ce qui atteste sa grandeur ! C’est par là qu’il sort de l’état physiologique et fatal ! c’est par là qu’il fait voir qu’il est un être libre !
Proudhon, disciple de Rousseau, s’exprime en apparence à peu près comme lui ; mais il aperçoit la raison du fait, où Rousseau, emporté par son tempérament, n’a vu qu’une occasion de déclamer. « L’homme, dit Proudhon, ne fait rien selon la nature ; c’est, si j’ose m’exprimer de la sorte, un animal façonnier… Tout ce qu’il touche, il faut qu’il l’arrange, le corrige, l’épure, le recrée. Pour le plaisir de ses yeux, il invente la peinture, l’architecture, les arts plastiques, tout un monde de hors-d’œuvre, dont il ne saurait dire la raison et l’utilité, sinon que c’est pour lui un besoin d’imagination, que cela lui plaît. Pour ses oreilles, il châtie son langage, compte ses syllabes, mesure les temps de sa voix ; puis il invente la mélodie et l’accord, il assemble des orchestres aux voix puissantes et harmonieuses… De même que l’homme, par sa nature d’artiste, tend à idéaliser son travail, c’est un besoin pour lui d’idéaliser aussi son amour. Cette faculté de son être, il la pénètre de tout ce que son imagination a de plus fin, de plus puissant, de plus enchanteur, de plus poétique. L’art de faire l’amour, art connu de tous les hommes, le plus cultivé, le mieux senti de tous les arts, aussi varié dans son expression que riche dans ses formes, a pris son plus grand essor vers les temps de la puissance du catholicisme : il a rempli tout le Moyen Age ; il occupe seul la société moderne, par le théâtre, les romans, les arts, le luxe, qui tous n’existent que pour lui servir d’auxiliaires. L’amour, enfin, comme matière d’art, est
la grande affaire de l’humanité. »
Dans l’éducation, comme dans l’amour, nous créons l’objet d’après nous, d’après l’idéal intérieur. Ce retour de l’homme sur lui-même par la conception de l’idéal, c’est ce qui lui donne puissance sur tous ses semblables et sur la nature. C’est d’après son idée qu’il modifie, qu’il refait, qu’il révolutionne toutes gens et toutes choses. Il est naturellement artiste, poète, transformateur et créateur : de là le progrès. Les abeilles ni les castors ne connaissent le progrès. Les simples évolutionnaires, comme Herder et ses disciples, ne rendent pas compte de l’idée du progrès ; ou bien le progrès qu’ils admettent n’est qu’un progrès aveugle, nécessaire, fataliste, un progrès qui ne se veut pas lui-même. Mais l’homme n’est pas seulement un être évolutionnaire et fatal ; il est un être libre, malgré tout, et essentiellement révolutionnaire, dans le sens le plus élevé du mot. C’est par ce caractère qu’il se distingue des autres êtres habitants de ce globe, et qu’il peut espérer d’entrer un jour en communication, ne fût-ce que par signes, avec les autres êtres, moralement analogues, qui doivent habiter les autres planètes. Mais aussi, de sa liberté viennent les oscillations, les reculades, les intermittences du progrès. N’importe ! la liberté à ce prix.
Il n’y a dans la nature et dans tous les êtres que nous connaissons sur cette terre, en dehors de l’homme, que des évolutions ; l’homme, réagissant par sa force propre, fait les révolutions, les changements de front, par une conception de l’esprit. Voilà ce qu’il ne faut pas oublier.
L’homme, dans l’ordre moral comme dans l’ordre physique, complète la nature, s’y ajoute lui-même, — la déforme, dit Rousseau, la transforme, disons-nous, — la refait, la recrée, la perfectionne. A l’incessante création de la nature, il mêle le travail incessant de la civilisation. L’homme, malgré le mystère qui l’enveloppe sent qu’il ne saurait être le jouet du hasard, et qu’il est l’associé responsable de l’ordre universel. Et c’est par là, directement, qu’il croit en Dieu, sans pouvoir le comprendre. Travaillant avec lui, il le sent dans son cœur quand il réalise la justice.
Dès que l’homme, par son imagination et sa raison, conçoit l’absolu, l’idéal, il est libre par cela même. L’homme ne naît pas libre, mais il naît capable de le devenir, et le devient de plus en plus. S’il n’était pas capable de concevoir l’idéal, il ne serait pas libre ; mais il le conçoit, et c’est cela qui le rend libre. « Chaque passion, dit Platon, a un clou qui attache l’âme à la terre, la rend semblable et lui fait croire que rien n’est vrai que ce que le corps lui dit. » Eh bien ! plus la raison travaille en nous, plus elle arrache ou émousse ces clous des passions ou des instincts ; plus, par conséquent, elle nous affranchit des chaînes de l’organisme et des fatalités de la matière, plus elle dégage notre liberté.
De même l’égalité existe-t-elle chez l’homme à l’état naturel ? Pas le moins du monde ! Mais l’homme l’invente ! Gloire à l’homme ! Par la raison et par l’amour de l’idéal, l’homme conçoit l’égalité, et dès lors il travaille à la réaliser. C’est la beauté de la société humaine de créer, autant que possible et de plus en plus, l’égalité, chose inconnue dans la nature. Par là l’homme complète l’œuvre divine ; mais au moyen de quoi ? Au moyen même des facultés que l’œuvre divine a mises en lui.
Le droit est une conception qui, certes, ne vient pas des organes, et le droit fonde la société. Dans la nature, à l’état primitif, rudimentaire, enveloppé, la seule forme existante du groupement humain est ce qu’on appelle la tribu ; — la commune n’existe point. C’est le sens du droit, lorsqu’il s’ouvre et se développe dans l’homme, c’est le sens du droit qui crée la commune. Ainsi donc, outre les influences physiologiques dûment constatées, il y a autre chose. Celles-ci ne produisent que la tribu et les nationalités ; la raison crée la commune et le contrat social. Avec le naturisme pur, jamais on n’aurait eu les droits de l’homme.
Alors les influences de la race et du sol, du climat et de la matière, sont fortement modifiées par l’action sociale et politique, résultant de l’essor des volontés communes et de la liberté de tous, en un mot par la civilisation, c’est-à-dire au fond par l’esprit.
Oui, c’est l’esprit qui, en définitive, reste vainqueur de la matière. Un des hommes qui ont le plus brillamment dépeint toutes les influences physiologiques, M. Michelet, dans sa description des divers caractères des provinces françaises, conclut cependant en ces termes :
« La fatalité des lieux a été vaincue ; l’homme a échappé à la tyrannie des circonstances matérielles…. La société, la liberté, ont dompté la nature : l’histoire a effacé la géographie. Dans cette transformation merveilleuse, l’esprit a triomphé de la matière, le général du particulier, et l’idée du réel. L’homme individuel est matérialiste, il s’attache volontiers à l’intérêt local et privé ; la société humaine est spiritualiste, elle tend à s’affranchir sans cesse des misères de l’existence locale, à atteindre la haute et abstraite unité de la patrie. Plus on s’enfonce dans les temps anciens, plus on s’éloigne de cette pure et noble généralisation moderne. Les époques barbares ne présentent presque rien que de local, de particulier, de matériel. L’homme tient encore au sol ; il y est engagé, il semble en faire partie. L’histoire alors regarde la terre et la race, elle-même si puissamment influencée par la terre ! Peu à peu la force propre qui est en l’homme le dégagera, le déracinera de cette terre. Il en sortira, la repoussera, la foulera : il lui faudra, au lieu de son village natal, de sa ville, de sa province, une grande patrie, par laquelle il compte lui-même dans les destinées du monde. L’idée de cette patrie, idée abstraite, qui doit peu aux sens, ramènera par un nouvel effort à l’idée de la patrie universelle, de la cité de la Providence78. »
Les influences des races sont très puissantes, mais elles ne sont pas toutes-puissantes. Plus d’un exemple est là pour l’attester. « Nous voyons, dit M. Franck, des peuples d’origine sémitique se plonger avec une sorte de fureur dans les grossières erreurs du polythéisme et y retourner, après même que la vérité a lui pour eux, comme à leur état naturel. Nous voyons des peuples d’origine indienne ou indo-européenne s’élever, par un effort spontané de leur génie, aux principes du plus pur spiritualisme et de la plus austère morale. »
La preuve que le talent et le génie ne sont pas une question de latitude, c’est que, dans certains pays où l’art florissait autrefois au souffle de la liberté, il est mort avec elle, et pourtant la nature y étale encore ses splendeurs.Le climat physique est le même, mais le climat moral a changé.
L’âme est sous les fatalités physiques comme une étincelle sous les cendres ; c’est à nous de la dégager, au lieu de la laisser éteindre ! Heureux qui la recueille et l’alimente, et qui transmet le feu sacré !
« Malgré la vue de toutes nos misères, qui nous touchent, qui nous tiennent à la gorge, dit Pascal, nous avons un instinct que nous ne pouvons réprimer, qui nous élève. »
Voilà quelques-unes des répliques de l’esprit contre la matière, et je ne les ignore point ; mais elles me remettent en mémoire ce qu’on disait, je crois, de Périclès, pour exprimer combien son éloquence était puissante, spécieuse et décevante. « Quand même vous l’auriez terrassé, quand vous le tiendriez sous votre genou, il saurait encore, là, vous persuader que c’est lui qui est le vainqueur ! »
Eh bien ! j’ai peur parfois que notre esprit ne soit aussi adroit, aussi habile à nous persuader et à nous décevoir : ployé et terrassé par la matière, il proteste toujours, comme le veut l’honneur ! Pourtant il est forcé d’avouer en lui-même que la matière pèse terriblement sur lui et qu’elle a le genou bien dur !
Appendice
Voir la fin du chapitre sur le climat.
Dans une des séances du comité pour la nouvelle Encyclopédie que l’on prépare en ce moment, M. Duruy, après avoir rappelé cette idée de Cuvier, ajoutait :
« Non seulement il y a des rapports entre les grandes régions de la terre et les populations qui les habitent, qui y prennent leurs mœurs et beaucoup de leurs idées, par conséquent une portion considérable de leur histoire, mais je dirai qu’il y a des choses en apparence fort étrangères aux sociétés humaines qui agissent cependant sur elles. Ainsi, je lisais, il n’y a pas longtemps, dans le récit du voyage de circumnavigation du capitaine Duperré, quelque chose qu’on aurait pu intituler : De l’influence sociale des Courants marins. Et je disais l’autre jour à M. Duveyrier qu’on pourrait faire un curieux article sur l’influence diplomatique du Gulf-Stream. Ce serait trop long à expliquer, et je demande pardon à l’assemblée de présenter les choses sous un aspect qui semble manquer de gravité,
M. Duveyrier. Mais non, ce serait bon à dire en quelques mots.
M. Duruy, Le capitaine Duperré avait remarqué qu’il n’y avait pas d’esclaves noirs au Pérou. Il en chercha la cause, et il trouva qu’un grand courant austral, par conséquent froid, vient baigner les côtes de ce pays, rafraîchir la température, et permettre aux blancs de se livrer au travail de la terre, qui, sous la zone torride, ne peut être exécuté que par des noirs. Les blancs, n’ayant pas besoin de noirs, n’en ont pas fait venir, et ces pays sont demeurés affranchis de la lèpre de l’esclavage.
Quant au Gulf-Stream, ce grand fleuve d’eau chaude, large parfois de plusieurs centaines de lieues, profond de mille pieds, qui a ses sources dans le golfe du Mexique et son embouchure dans l’océan Arctique, il vient, par un de ses rameaux, se briser contre certaines parties des côtes de la Norvège, où il élève la température à ce point que la glace ne s’y forme pas. L’empereur Nicolas connaissait ce fait que certains bords de Norvège ne gèlent jamais, et il exerça une grande pression sur la cour de Stockholm pour obtenir qu’on autorisât quelques pêcheurs russes à s’y établir. Les suites étaient faciles à prévoir : pour garder ces pêcheurs, que nul n’aurait menacés, le tzar aurait déclaré nécessaire d’envoyer des soldats ; puis, pour abriter ces soldats, on eût bâti une caserne, et nous savons qu’en certains lieux les casernes russes se changent très aisément en forteresses. La flotte de Cronstadt, qui reste chaque année prisonnière pendant sept mois dans les glaces du golfe de Finlande, se serait trouvée, là, libre toute l’année, et une menace eût été ainsi constamment suspendue sur les ports de Cherbourg et de Ports-mouth. C’est la raison qui décida la France et l’Angleterre à imposer à la Suède, dans le traité de 1855, l’étrange condition que ce pays ne céderait aucune portion de son territoire à la Russie,
Voilà des faits de géographie physique qui ont des conséquences fort sérieuses.
Et cette grande zone de déserts qui a quatre mille lieues d’étendue, depuis le cap Vert jusqu’à la grande muraille de la Chine, coupant l’ancien continent en deux ? elle n’a pu, à cause de sa composition géologique, être habitée par des peuples sédentaires : on n’y trouve que des nomades. Par cela même qu’ils ne tiennent à rien, la civilisation a couru après eux sans les saisir ; mais quelquefois, à la voix d’un chef inspiré, adroit ou habile, ces hommes dispersés, errants, se sont réunis, comme le vent amoncelle leurs sables en collines mouvantes ; et alors ça été des avalanches épouvantables s’écroulant sur les nations civilisées dont les terres fécondes et les riches cités bordent cette zone de déserts. C’est de là que sont sortis Attila, Timour, Gengis-Khan, et toutes les invasions qui ont bouleversé l’ancien continent.
Il y a donc une influence très sérieuse exercée par le sol sur les sociétés qui l’habitent, et l’histoire scientifique, qui remonte aux causes, ne doit pas omettre l’action du milieu dans lequel les peuples naissent, vivent et se développent.
Pour l’Angleterre, par exemple, je m’engagerais volontiers à expliquer toute son histoire avec ces trois mots géographiques, que c’est un bloc de houille et de fer au milieu de l’Océan, — si vous me permettiez d’y ajouter le fait historique de la conquête normande.
M. Michel Chevalier, président. Le Gulf-Stream est aussi là.
M. Duruy. Certainement : c’est lui qui fait la température de l’Angleterre et de la verte Érin, leurs brouillards et leurs gras pâturages, avec une partie des mœurs anglaises. On sait que la constitution physique des habitants, qui s’est développée au milieu de cette atmosphère humide, ne résiste pas à l’action contraire du vent d’est : dès qu’il souffle, ils ont le spleen et se coupent la gorge.
Il a été calculé que, si l’on pouvait réunir la quantité de calorique que le Gulf-Stream verse dans les mers arctiques et la répandre sur la France et l’Angleterre le jour où ces deux pays auraient une température égale à zéro, cette température serait élevée jusqu’à 30 degrés ; et, si nous voyons le myrte florissant en pleine terre à Brest ou à Cherbourg, et le camélia à Angers, c’est grâce au Gulf-Stream. »