Préface.
De la sincérité littéraire
Ce livre provient pour la plus grande part d’un enseignement oral : presque toutes ces pages ont été écrites pour être parlées ; nous n’avons pas cherché à leur donner ici un autre caractère. La parole didactique, destinée surtout à s’emparer de la raison, n’est pas astreinte à la brièveté, à l’audace d’un article de journal, qui a besoin de frapper fort et vite ; elle ne comporte pas la concision et l’art savant d’un livre, qui doit forcer l’attention et la soutenir longuement. Mais l’esprit s’assimile avec plus de facilité et de sûreté les idées formulées pour la voix ; les effets du style contemporain sont trop souvent calculés pour le plaisir des yeux. Pénible à suivre par l’intelligence dans ses contours saccadés, ce style ciselé, comme on l’appelle, en multipliant les facettes de la pensée lui fait perdre son large rayonnement ; il éblouit plus qu’il n’éclaire ; il fatigue l’esprit pour avoir trop raffiné le plaisir de l’imagination ; le cerveau se lasse plus vite à cet exercice ; les organes s’y énervent souvent ; jamais la raison ne s’y fortifie.
Quel que soit l’objet et la valeur de la pensée, le style moderne, je ne sais si la remarque est nouvelle, comporte peu la lecture à haute voix. J’en excepte un petit nombre de maîtres, et par-dessus tous le plus grand musicien de notre langue, Lamartine. La prose et les vers réalistes, qui font sur les yeux l’effet prolongé de la couleur rouge, passent sur les lèvres comme des cailloux. La phrase précieuse qui vise au trait, qui accumule les nuances, se prête aussi fort mal à la lecture publique ; elle est pour l’orateur d’une émission difficile ; elle est d’une audition laborieuse pour l’intelligence comme pour l’oreille des assistants. L’ancien style classique, mieux fait pour être écouté et compris, s’adressait surtout au sens de l’ouïe, plus intellectuel que celui de la vue. En se matérialisant sous la main des coloristes, la phrase a perdu ses propriétés musicales en même temps que sa valeur rationnelle. On éprouve plus de fatigue à l’entendre, en prenant ce mot dans sa double acception.
C’est en s’éloignant chaque jour davantage des conditions de la parole oratoire pour subir celles du langage imprimé que le style a perdu chez nous tant de qualités, peut-être les plus essentielles. Notons que les écrivains de notre temps qui ont le mieux conservé à la prose française ses mérites classiques, sa clarté, sa justesse, nous pouvons ajouter sa facilité et son charme, sont des orateurs, des professeurs, M. Cousin, M. Villemain, M. Guizot. La chaire et la tribune ont, mieux que les livres, défendu le vrai style contre le premier-Paris et le feuilleton. À l’heure présente, sans avoir une aussi haute origine, les ouvrages de provenance orale peuvent être, sur la façon d’écrire, de la plus heureuse influence. Au prix de quelques répétitions, la simplicité, l’abondance, la logique nécessaire à la parole enseignante, nous défendraient du style découpé, quintessencié et contourné. Ces réflexions sont ici placées pour appeler l’indulgence du lecteur sur un livre dont le fond a été mûri longuement, mais dont la forme est à demi improvisée. Ce volume reproduit quelques leçons à peine retouchées d’un enseignement à la Faculté des lettres de Lyon.
Le sujet tient à la fois de la critique et de la morale. Ce sont des questions de littérature et d’art presque toujours rattachées à l’analyse de la conscience et du cœur. Sous la diversité des titres l’intention est partout la même, et l’on trouvera peut-être la méthode trop uniforme. Il s’agit pour nous, à tout propos, de défendre le spiritualisme dans les arts, dans l’éducation, dans les mœurs et dans l’histoire. Tout en raisonnant des théories, des préceptes, de l’instruction technique en matière d’art, nous aimons à tout subordonner à l’initiative personnelle, au génie, à l’inspiration.
Le caractère, à nos yeux, le plus apparent de l’époque dans la science et dans l’État, dans la littérature et dans les mœurs, c’est le machinisme envahissant, détruisant partout la liberté. Les événements et les doctrines proclament à l’envi la domination du fait sur le principe, celle de l’instrument sur la volonté, celle des organes sur l’intelligence, celle des procédés sur l’inspiration, celle des besoins sur les devoirs, celle du nombre et de la force brutale sur la justice et la vérité, celle des classes incultes sur les classes cultivées ; en un mot, le triomphe de la matière sur l’esprit, de la fatalité sur la liberté morale.
Sans chercher hors du domaine littéraire les indices de cet amoindrissement de l’âme au milieu de l’exubérance des outils et des produits matériels, n’est-il pas évident que la pensée et l’inspiration originale sont aujourd’hui primées dans tous les arts par les moyens d’exécution ? Tout est donné à l’adresse et à l’artifice des doigts ; on n’a jamais su mieux écrire et mieux peindre sans idées, mieux chanter à froid sous les dehors de la véhémence et de la fougue. Tout ce qui est de l’automate se développe ; tout ce qui est de l’homme se rétrécit. Le côté le plus étrange de cette révolution, pour nous si évidente, c’est le merveilleux mensonge des apparences qui la dissimulent au public. On signale partout des libres penseurs, des audaces et des imaginations effrénées.
Allons au fond de cette liberté, de ces témérités effervescentes. À aucune époque, nous le savons, le monde lettré n’a été plus exempt de tout ce qu’on appelle préjugé, plus dégagé de tout respect vis-à-vis des traditions, des vieilles règles, des vieilles convenances, plus impatient de toute autorité, plus sceptique devant toutes les gloires. Jamais tout homme de lettres ne se tint si fort pour affranchi de la routine, pour maître et souverain de son esprit. Mais combien sont-ils qui sachent rester franchement eux-mêmes, sans exagérations et sans réticences, sans nul respect humain vis-à-vis d’un parti, d’un journal, d’un salon, d’un estaminet ; sans nul sacrifice à la pire des tyrannies, celle du succès ? L’inquisition, pendant tous les siècles de sa durée, n’a pas comprimé autant de hardiesses, étouffé autant de convictions sincères, que le goût de la popularité et l’idolâtrie du succès en soixante ans de démocratie. Ce n’est pas seulement l’audace, c’est la faculté même de penser librement qui se trouvent amoindries par la prépondérance croissante des opinions et des forces collectives sur le génie individuel. Encore quelques progrès de l’éducation commune et de l’égalité politique, et la discipline se fera d’elle-même dans la presse ; chacun sera devenu incapable de dire et de croire autrement que tout le monde ; l’extrême scepticisme aura produit l’unanimité comme l’extrême foi.
Rentrons dans les questions d’art. Si l’absence de respect ne suffit pas à prouver l’esprit indépendant, l’absence de règle, la fantaisie sans frein, l’innovation sans limites, supposent-elles mieux le génie original ? S’il suffisait, pour faire germer dans un pays l’imagination créatrice, de déblayer le sol de toutes les conventions, de tous les préceptes, de toutes les formules surannées, d’abolir tous les vieux codes et ordonnances poétiques, et jusqu’aux symboles récents qui réunirent pour un jour quelques adeptes dans les mêmes cénacles, l’originalité jaillirait chez nous de toutes parts. Mais pour être aujourd’hui moins réglée, l’inspiration est-elle plus vigoureuse, plus hardie, et surtout plus personnelle et plus sincère ? Les emprunts cachés, le pastiche et le plagiat deviennent-ils plus rares à mesure qu’il se commet plus d’irrévérences envers les maîtres ?
L’originalité vraie peut, sans rien y perdre, se soumettre aux principes consacrés, aux autorités, aux convenances. L’essentiel est de rester sincère, loyal avec soi-même, et de ne rien exprimer qui n’ait été vraiment ressenti. Il n’est pas de règle qui fasse obstacle à l’expression d’un sentiment vrai, d’une émotion sérieuse, d’une idée juste : tout ce qui est pleinement sincère en poésie est personnel au poète, c’est-à-dire original.
Exigeons des artistes la sincérité : que chacun s’interdise de dire autre chose que ce qu’il a vu, pensé, éprouvé. Alors, quelles que soient les exigences de la règle et l’insuffisance des moyens d’exécution, toute conception originale saura se produire, et, chose meilleure s’il est possible, rien ne pourra se produire que d’original ; le savoir-faire ne passera plus pour du génie. Ce qui tue l’originalité dans les arts, c’est tout ce qui vulgarise les procédés techniques, c’est l’éducation de serre chaude, c’est tout ce qui met les ressources de l’expression à la portée des gens qui n’ont rien à dire ; tout ce qui rend la parole facile à ceux qui ne pensent pas ; en un mot, tout ce qui multiplie le mensonge.
La souveraineté accordée aujourd’hui partout aux éléments inférieurs de l’intelligence et de l’État, la prépondérance de l’outil sur la pensée, de l’ouvrier sur le maître, de l’organe sur l’esprit, implique sans doute une plus grande perfection dans ces rouages qui semblent porter en eux-mêmes la force motrice et nous cachent son véritable principe. Tout fonctionne, en effet, avec plus de précision qu’autrefois dans la science comme dans le gouvernement. L’invention des machines, leur substitution à la main et à la volonté de l’homme est le grand fait économique de notre temps, devenu comme un fait religieux pour cette société idolâtre de la matière. Les machines de tout genre, machines à vapeur, machines électriques, machines administratives, sont les dieux nouveaux que les hommes de notre temps se sont créés. Dans toute religion la loi du fidèle, son idéal, c’est l’imitation du dieu. L’individu et la société de nos jours travaillent à se faire semblables à ces monstrueux engins qui ont remplacé sur l’autel l’image du Dieu vivant.
Ce despotisme de la mécanique se fait sentir partout, et partout se cache sous mille mensonges. On s’y heurte à chaque pas dans l’état, dans les arts, jusque dans la vie religieuse. C’est la forme la plus habituelle que prend aujourd’hui le matérialisme, et la plus sûre, parce qu’elle est la plus décevante. L’automate le plus parfait possède en réalité moins de vie qu’une statue de marbre ; aux yeux de la foule il est animé. Toutes ces choses sans âme qui se meuvent rapidement, régulièrement, irrésistiblement ; cette multitude de mots, de notes et de couleurs agencés avec une merveilleuse industrie, cette armée d’électeurs et de fonctionnaires mus par des fils invisibles, ces plumes innombrables écrivant sous toutes les dictées, tout ce bruit, tout ce mouvement ressemble à la vie à s’v méprendre pour quiconque cherche la vie autre part qu’à sa vraie source, la spontanéité de l’âme, la conscience morale, en un mot la liberté ! Doué de la faculté douloureuse de sentir vivement cette oppression que le simulacre des choses fait peser sur la vérité, de percevoir ce matérialisme à travers tous ses subterfuges, nous avons besoin, dans les questions les plus diverses, de nous placer au poste d’où l’on peut le mieux combattre contre la mécanique perfectionnée en faveur de la vie et de l’initiative personnelle.
Le même souci de la liberté, de la dignité de l’âme nous inspire, en matière littéraire, un sentiment que bien des lecteurs trouveront dans ce livre exprimé avec trop d’insistance. C’est une sorte de prédilection pour les genres et les œuvres impopulaires ; c’est une singulière défiance des goûts, des opinions, du suffrage du plus grand nombre. On nous reprochera de constituer au profit des artistes et des penseurs une petite église, une caste dans la famille universelle. Nous pourrions demander, avant de répondre, si la popularité d’un philosophe ou d’un poète, d’un peintre ou d’un historien, est le signe certain de leur valeur ; mais nous avons une autre excuse à donner de ces invitations à l’isolement, à l’indépendance, à l’orgueil si l’on veut, que nous adressons aux poètes.
Que l’on considère le temps où nous vivons et la nature des travers qui menacent le plus la dignité des arts comme celle des caractères. Voit-on poindre quelque part l’exclusivisme d’une coterie de précieuses et de pédants ; écrit-on pour une cour, une noblesse, une académie ? Est-ce la société polie qui distribue la renommée et le succès ? La littérature est-elle un monopole aux mains des seuls lettrés ? Quels sont les juges souverains au parterre de tous les théâtres et dans les librairies à un franc ? par qui les gens de lettres sont-ils applaudis, enrichis et par conséquent inspirés ? C’est par la multitude illettrée. Le plus grand nombre des livres se fait pour ceux qui savent lire à peine. Si c’était pour les conseiller, mais c’est pour les flatter. Jamais Louis XIV dans toute sa gloire n’a dominé la littérature de son siècle comme la nôtre est tyrannisée par le gros public. À qui ne se laisse pas attirer vers les régions triviales où se font les renommées lucratives, il faut plus de courage que pour résister jadis à un sourire du grand roi.
Le suffrage universel qui rémunère si largement ses comédiens ordinaires ne saurait susciter rien de mieux que le mélodrame et la chanson grivoise. Et cependant il faut une autre littérature, même à la démocratie. Si la multitude est jamais amenée au sentiment du beau, ce sera par des artistes qui refuseront de complaire à ses goûts. Pour élever l’âme des autres, il faut d’abord ne pas abaisser la sienne ; et c’est un abaissement pour le poète que d’obtenir le succès aux dépens de son idéal. Il ne s’agit pas d’être applaudi, il s’agit d’être honnête et vrai. La fidélité à sa propre pensée, voilà le suprême devoir de l’écrivain. Quand cette fidélité froisse les instincts du public, l’artiste sincère n’hésite pas ; c’est dans sa conscience à lui qu’il cherche d’abord son succès ; s’il a des doutes, son recours contre lui-même est dans le jugement de ses pairs. Nos fréquentes réserves en faveur de l’inspiration personnelle contre le goût populaire ont donc pour principe le culte de la sincérité, condition première de toute création originale.
L’unité de ce livre est dans cette protestation parfois implicite, mais permanente, de l’initiative morale contre l’excitation organique, de l’inspiration contre l’habileté, de l’enthousiasme contre l’ironie, de la liberté contre le machinisme, du spiritualisme en un mot contre tout ce qui opprime l’âme et la dégrade. Les droits de l’âme, de la liberté, de l’initiative personnelle et de la grâce inspiratrice, voilà ce que nous plaidons à travers toutes les questions d’art et de méthode, de division et de dignité des genres, de hiérarchie entre les artistes. L’âme se juge dans ses œuvres ; les œuvres doivent être jugées et classées d’après la grandeur de l’âme qu’elles manifestent.
Nous avons hésité à publier ces études fragmentées, par conscience de leur imperfection et en songeant au petit nombre de lecteurs que ces matières intéressent. Mais le succès n’est pas pour nous un besoin. Lorsqu’un nom, et par conséquent un caractère, sont une fois livrés à la publicité par de premiers ouvrages, c’est un devoir pour un écrivain de s’expliquer sur les questions controversées qui ne sortent pas de son domaine. Celui qui affronte un jugement public doit se laisser connaître tout entier. Il convient que chaque écrivain fasse sa confession intellectuelle. L’aveu public des passions, des ambitions, des affections et des douleurs privées n’est permis qu’à un petit nombre ; la confession des croyances est commandée à tous. L’homme de lettres est investi d’une sorte d’électorat dans les matières morales ; une fois la parole prise, avec ou sans éloquence, il s’agit de voter. On n’a plus le droit de cacher son opinion ; on a sa foi, on a ses doutes, on a son idéal, sur lequel on sera jugé plus encore que sur son talent ; on a par-dessus tout, si l’on est digne d’écrire, la sainte passion de la vérité et de la justice ; quoi qu’il advienne, on veut lui rendre témoignage. Il n’y a pas de succès, pas d’applaudissement, pas de couronne qui vaillent le bonheur d’avoir dit franchement et pleinement tout ce qu’on a pensé.
Prolégomènes d’une histoire des arts.
Unité de l’art. Division et limites des genres
I
L’histoire des beaux-arts est une partie essentielle du haut enseignement littéraire. Par la poésie, la littérature touche aux arts et se range avec eux sous une même loi. Pour juger sainement de l’œuvre des poètes et donner plus de certitude aux théories qui doivent la régir, la critique littéraire étudie aussi l’œuvre du peintre, du statuaire, de l’architecte et du musicien. Ce n’est que par des observations simultanément faites sur tous les arts que nous arrivons à la connaissance des préceptes particuliers à chacun d’eux, aussi bien que des lois communes à tous.
Les principes communs à tous les beaux-arts et les règles propres à un art distinct se prêtent une mutuelle lumière. On ne connaît bien les ressources légitimes d’un art qu’en se faisant une idée exacte des rapports qui le rapprochent des autres et des limites qui l’en séparent. En étudiant ces rapports dans la logique et dans l’histoire, l’esprit s’élève jusqu’aux lois supérieures qui règlent toutes les manifestations du beau, il se définit à lui-même d’une manière complète et précise la notion de l’art en général, c’est-à-dire qu’il connaît les sources dont l’art découle et le but qu’il doit atteindre.
Quoique l’art ait son existence indépendante, il n’est point dans la société un fait isolé ; c’est parce qu’il concourt puissamment au développement moral des individus, à la grandeur des nations, qu’il doit tenir une large place dans toute éducation libérale. Ce qu’il nous importe surtout d’en connaître, c’est le rôle qu’il joue comme agent du perfectionnement moral. L’action des arts sur notre intelligence et notre volonté, les moyens de la rendre plus efficace et plus légitime, tel est le sujet de toutes les recherches théoriques sur la statuaire et la peinture comme sur la poésie, recherches qui constituent ce qu’on nomme la Philosophie de l’art ou l’Esthétique.
La philosophie elle-même, dans son sens le plus étendu, n’est qu’un travail analogue appliqué à l’ensemble des connaissances humaines. Rapprocher toutes les sciences, quel qu’en soit l’objet, qu’elles s’occupent des faits de la nature ou des faits de l’âme, déterminer les méthodes et les principes particuliers à chacune ou communs a toutes, parvenir ainsi jusqu’à la loi de la connaissance en général, jusqu’au criterium du vrai, c’est là l’étude qui constitue la philosophie proprement dite. Cette étude rend nécessaire une histoire comparée des sciences les plus diverses : physique, psychologie, astronomie, zoologie, médecine. La philosophie n’existe donc qu’à la condition d’un rapprochement général de toutes les sciences ; comme aussi, par une nécessité corrélative, il n’y a pas de science légitime et de bonne classification des sciences sans une philosophie.
Mais, s’il nous importe de connaître ainsi les conditions du vrai, nous éprouvons le même besoin vis-à-vis du beau. Il serait indigne de la noble intelligence de l’homme de n’apporter dans les arts qu’un aveugle instinct et une jouissance toute passive ; il faut qu’il sache à quelles conditions cette jouissance est légitime, et comment il peut la faire concourir à une fin plus solide que la satisfaction passagère de l’esprit ou des sens. Malgré donc que le beau semble, au premier abord, échapper à toute analyse, et que la préoccupation d’une théorie, portée dans les arts, gâte quelquefois les naïves impressions, il est indispensable de réfléchir sur le plaisir que ces impressions nous causent, tout comme sur les opérations les plus désintéressées de notre intelligence. En un mot, il nous est nécessaire de déterminer les conditions du beau sous des formules abstraites, comme nous avons fait pour le vrai. C’est là le travail de l’Esthétique. Cette science a, comme toutes les autres branches de la philosophie, une part logique et une part historique. De même que la philosophie en général suppose une étude comparée de toutes les sciences, la philosophie du beau a pour base le rapprochement critique de tous les arts.
Si distincte que soit la poésie des autres arts, et notamment des arts plastiques, elle ne rentre pas moins, par ses plus grands côtés, sous les mêmes lois. D’autre part, quoique la poésie soit loin d’enfermer tout ce qu’on entend par littérature, c’est elle qui représente excellemment tout l’ordre littéraire, car c’est l’œuvre qui exige la réunion des qualités les plus diverses, des méthodes les plus complexes, c’est elle, en un mot, qui se pose historiquement et logiquement comme le genre primitif et générateur. La poésie entraîne donc avec elle toute la littérature dans la dépendance plus ou moins étroite de la philosophie de l’art. Quelle que soit la variété des genres à travers lesquels se promène un cours de littérature, histoire, éloquence politique et religieuse, philosophie, mémoires, c’est à la poésie que l’on revient forcément quand il s’agit de rechercher les lois les plus complètes de l’expression littéraire du sentiment et de la pensée. Ces règles dérivent elles-mêmes des lois générales de toute manifestation de l’esprit par la forme sensible, c’est-à-dire des lois du beau et de la science qui les détermine. Un cours de littérature aboutit donc à un traité d’esthétique ou de philosophie de l’art. C’est-à-dire que l’architecture, la statuaire, la peinture et la musique doivent fournir leur contingent d’observations au critique qui étudie les règles de l’éloquence et de la poésie ; c’est-à-dire enfin que l’histoire des beaux-arts est inhérente à toute histoire sérieuse de la littérature.
II
Les rapports qui unissent la littérature et les arts n’avaient jamais été étudiés par les écrivains français avant la fin du siècle dernier. Ce n’est guère que de Diderot que date en France la critique appliquée aux arts. Les poètes et les penseurs les plus éminents du siècle de Louis XIV étaient restés profondément étrangers à la connaissance des arts plastiques. Molière et Boileau mettaient sans façon Mignard au-dessus de Raphaël. Cette ignorance avait sa source dans le sentiment exagéré de la supériorité de la poésie sur la peinture. Les arts de la parole régnaient alors si souverainement et éclipsaient d’une telle lumière les arts du dessin, que personne n’aurait eu l’idée que le poète pût recevoir des leçons du statuaire et du peintre. Jusqu’à la fin du dix-huitième siècle, le jugement un peu dédaigneux des littérateurs relégua les arts plastiques dans une sphère tout à fait à part et tout à fait inférieure.
La pensée d’un enseignement réciproque entre les littérateurs et les artistes ne pouvait naître qu’à une époque où la peinture tiendrait plus de place dans les préoccupations des esprits cultivés, et serait relevée de l’espèce de mépris que témoignaient aux arts les gens de lettres. Deux grands écrivains furent les instigateurs de ce mouvement qui devait placer les beaux-arts sur un pied d’égalité avec la poésie. J.-J. Rousseau, copiste de musique et compositeur lui-même, enthousiaste, peut-être peu judicieux, de la musique italienne, mit à la mode les discussions musicales. Diderot, par ses articles si brillants sur les premières expositions de peinture, dirigea vers les tableaux et les statues l’attention des hommes éclairés, jusque-là exclusivement donnée à la philosophie et au beau langage.
Ce mouvement de réaction en faveur des arts se sentait un peu de l’esprit matérialiste de l’époque qui le vit naître. Les théories des écrivains de ce temps sont, en fait d’art comme en fait de morale, fausses et superficielles, et la littérature française est dès lors bien inférieure sur ce point aux contemporains étrangers, surtout aux Allemands, qui, tels que Baumgarten, Mendelssohn, Lessing, Raphaël Mengs, Winckelmann, fondèrent la critique philosophique appliquée aux arts.
L’origine sensualiste de cette faveur qui entoura chez nous la peinture et la musique depuis Rousseau et Diderot vicia dès l’abord la réaction, d’ailleurs légitime, qui avait forcé en France l’orgueil des poètes à donner un peu de leur attention aux peintres, et à leur céder beaucoup de celle du public. Peut-être même l’importance de la peinture et de la musique dans la hiérarchie intellectuelle et dans les préoccupations des gens du monde a-t-elle été un peu exagérée dès ce moment.
Dans tous les cas, un excès contraire à celui qui naissait de l’isolement et de l’ignorance où s’étaient tenus les arts vis-à-vis les uns des autres, tendit dès lors à se produire et dans la poésie et dans la peinture et dans la musique. Notre époque l’a vu éclater jusqu’aux plus ridicules aberrations.
Les poètes et les artistes antérieurs à notre temps avaient trop ignoré qu’ils avaient des procédés communs ; qu’un certain nombre de lois identiques planent sur les manières les plus diverses d’exprimer le beau par le pinceau, par la lyre ou par la parole. La poésie surtout s’était privée de quelques ressources d’exécution et d’effet, en n’observant pas assez ce qui se passe dans le travail du peintre et du statuaire, et dans les conditions de leur art. On n’avait pas analysé, comme nous, ce qui, dans la phrase et dans le vers, participe de la couleur, du dessin et du mouvement, en un mot des arts plastiques ; quoique, d’autre part, les lois musicales du style eussent été sinon mieux connues, du moins appliquées avec une immense supériorité par les écrivains des deux derniers siècles.
De nos jours, les arts ont poussé jusqu’à l’exagération les emprunts qu’ils peuvent mutuellement se faire ; ils ont cherché à s’approprier les ressources les uns des autres par une confusion de leurs limites respectives, encore plus déplorable que l’isolement qui leur faisait autrefois méconnaître leurs communs rapports. Sans doute la poésie avait beaucoup à gagner à vivre plus rapprochée de la peinture, et celle-ci à fréquenter la poésie et la philosophie elle-même. Mais l’ambition de réunir des caractères que la nature des choses sépare nettement a égaré bien des hommes de talent et retenu leurs conceptions dans ces limbes du vague où s’agitent les œuvres avortées.
C’est ainsi que des peintres ont prétendu philosopher dans leurs tableaux et des musiciens dans leurs symphonies. Sous prétexte qu’une pensée mystique était le support de toute peinture au moyen âge, et s’exagérant la part que la science de Raphaël lui-même avait pu faire au symbolisme dans des compositions telles que l’École d’Athènes et la Dispute du saint Sacrement, quelques artistes se sont tellement attachés à faire prédominer l’expression sur la beauté et la signification sur la forme, ils ont tellement répudié, en faveur du symbolisme, le charme propre de la peinture, que leurs tableaux ont réalisé, pour nos yeux, la difformité bizarre des hiéroglyphes, en restant aussi indéchiffrables pour notre esprit. Tels de nos musiciens ont imaginé tout à la fois de représenter comme les peintres, de narrer comme les poètes, et de raisonner comme les moralistes. Ce qu’il y a de nécessairement indéfini dans l’expression musicale ouvrait là plus qu’ailleurs un vaste champ aux fantastiques aberrations des critiques qui ont amené celles des artistes. Par suite des mille exégèses aventureuses faites par les poètes modernes sur Beethoven et les premiers symphonistes allemands, nos musiciens ont souvent masqué la pauvreté de leur inspiration mélodique sous des prétentions à la couleur pittoresque ou à la philosophie démonstrative. On nous a donné des symphonies pour raconter la découverte du nouveau monde et pour prouver l’immortalité de l’âme. Notre instruction est loin de gagner à ce système musical tout ce que nos plaisirs y ont perdu.
En même temps que l’on se préoccupait si fort de l’idée et du symbole dans la peinture et dans la musique, on s’inquiétait beaucoup de la couleur, du relief, de la forme plastique à propos des vers et de la prose, on voulait forcer le style écrit à produire en quelque sorte son effet sur la vue et sur le toucher. La poésie luttait ainsi avec la peinture dans le monde de la sensation, comme la peinture voulait lutter avec la poésie dans le monde de la pure intelligence. Après l’excès des formes abstraites dans le style qui avait signalé la littérature du dix-huitième siècle, l’école moderne, en restituant à la poésie la richesse des figures, n’a pas su toujours se garantir, même chez les maîtres, d’un excès de pittoresque qui aboutit, chez les imitateurs, à la matérialisation la plus grossière de la pensée. Un style qui n’éveille plus que de vagues sensations au lieu de donner des idées claires, tel a été le résultat final de ces empiétements téméraires de la poésie sur la peinture.
De leur côté, tout en affectant un genre de signification qui leur est interdit, tout en ayant la prétention d’émettre leurs idées dans les mêmes conditions que la parole, la peinture et la musique, sorties aussi de leur voie légitime, sont descendues, de nos jours, jusqu’à faire aux sens, par les moyens les plus violents, un appel exclusif de tout sentiment délicat et de toute jouissance intellectuelle. Ainsi des œuvres qui ont pour résultat de produire chez le spectateur tout à la fois le vague du rêve et la réalité brutale de la sensation, voilà ce qu’engendre au sein des arts l’ignorance de leurs rapports véritables et de leurs limites éternelles.
Ces erreurs devaient fatalement sortir à notre époque du sentiment encore trop irréfléchi de l’unité de tous les arts dans la notion d’art en général. Au milieu de tous les excès de l’analyse et du morcellement, ce principe, oublié depuis le moyen âge, a recommencé à prévaloir dans la philosophie de notre temps ; mais il n’a encore été suffisamment étudié ni dans la raison ni dans l’histoire. L’unité exclut la confusion. La juste idée d’une communauté générale de but et de principe entre les arts comporte celle de la diversité de leurs moyens. En étudiant les points par lesquels ils se touchent, on apprend à connaître les limites par lesquelles ils se circonscrivent.
III
Essayer d’établir l’unité d’origine et la filiation des arts, chercher pour eux tous une base commune dans la notion rationnelle de l’art en général, travailler à leur rapprochement dans une même harmonie et vers un but pareil, ce n’est donc point favoriser cette confusion de moyens dissemblables, qui a gâté les fruits du noble effort des poètes et des artistes de notre temps ; c’est, au contraire, lutter contre toute confusion. Le désordre actuel est issu de deux causes opposées : le sentiment encore aveugle de l’unité des arts ; le morcellement excessif des genres au milieu duquel cette idée d’unité mal raisonnée est brusquement intervenue. L’histoire comparée de la poésie, de la peinture, de l’architecture, de la musique, en montrant comment les arts ont été unis autrefois dans un même faisceau et comment ils se sont séparés, expliquera la loi de formation de chacune des branches distinctes de l’art, et prouvera sa légitimité, c’est-à-dire son droit d’avoir une existence à part. Mais en même temps cette histoire rattachera chaque branche au tronc primordial ; elle fera aussi justice des superfétations parasites que l’on a voulu enter sur les rameaux légitimes. Circonscrire nettement les limites des arts, en les ramenant tous à un même centre, tel est pour la critique le moyen le plus efficace de combattre la décadence, déjà si ancienne parmi nous, de tout ce qui tient à la manifestation du beau.
Ce n’est pas en prenant pour base la situation actuelle des arts qu’on peut s’élever à de légitimes théories. Les faits présents sont si souvent contradictoires aux principes, que l’on aboutirait aux lois les plus fausses si l’on se contentait de les chercher dans les données de l’observation. Pour bien connaître les lois générales des arts, leurs rapports légitimes et leurs limites naturelles, il faut les étudier dans l’ensemble de leur développement historique, et suivre en même temps, dans l’intelligence pure, toutes les transformations de l’idée rationnelle du beau et de la notion générale de l’art qui en dérive.
L’histoire comparée de la poésie et des beaux-arts nous prouve par les faits ces règles que nous trouvons dans notre raison indépendamment de toute expérience. Elle nous montre ainsi, à plusieurs époques différentes, l’existence réelle de cette union de tous les arts sur un tronc commun, union que nous avons déjà préjugée par la théorie. Nous savons par l’histoire qu’à un certain moment de la vie de toutes les sociétés les arts divers étaient subordonnés au même but, tout en retenant chacun la variété de leurs moyens ; que nul d’entre eux ne jouissait de cette indépendance sans frein qu’ils ont affectée depuis ; et que, cependant, par cela même qu’ils étaient constitués dans une hiérarchie, dans une harmonie, on ne les voyait jamais commettre les uns sur les autres ces empiétements et ces emprunts contre nature qui amènent la confusion et les symptômes de décadence dont nous sommes aujourd’hui témoins.
Telle est surtout l’utilité de l’histoire ; elle nous présente autre chose qu’une vaine satisfaction de curiosité, mais elle ne saurait nous offrir d’enseignements certains, de principes absolus. Les faits que l’histoire nous fournit n’ont de sens que subordonnés à des théories préconçues et basées sur les données de la raison. Dans toute science, dans l’esthétique comme dans la politique, comme dans les sciences naturelles, l’histoire n’engendre, réduite à elle-même, aucune règle absolue ; son rôle est surtout de servir de contre-épreuve aux règles que découvre notre intelligence en les déduisant des idées rationnelles. C’est ainsi que la notion du beau, telle qu’elle se pose en nous au sein de l’idée générale de l’être, nous a révélé déjà cette loi commune des arts, ces théories fondamentales de l’esthétique, dont nous allons demander la confirmation aux faits de l’histoire littéraire qui, dans leur ensemble se développent d’une façon régulière et fatale, c’est-à-dire conformément aux lois rationnelles.
Énonçons d’abord ces principes qui nous sont donnés sur la nature et le but de l’art, indépendamment de toute connaissance historique.
L’art est un. Les arts particuliers, démembrés de cet art général, ont entre eux le même principe, le même but, les mêmes règles que lui. Comment se posent dans notre raison l’origine et la fin de l’art ?
La notion de l’être, d’une réalité existante par elle-même, domine toutes les autres dans notre intelligence ; toutes les opérations de notre esprit se rapportent en définitive à cette idée absolue de l’être ; toutes nos sciences, tous nos arts, en dérivent ; l’art et la science ne peuvent avoir un but étranger à cet être. Relativement à lui, tout acte de notre intelligence a nécessairement une de ces deux fins : d’abord le connaître, c’est-à-dire contempler en lui quelqu’un de ses innombrables attributs ; secondement, exprimer cette connaissance dans un des modes de manifestation qui sont au pouvoir de la pensée humaine. La science et l’art, chacun suivant ses lois particulières, ont donc pour but identique de raconter, d’énumérer, de manifester les propriétés de l’être, de la réalité existante par elle-même. Cette réalité absolue, infinie, c’est Dieu, dont l’idée se pose d’elle-même dans notre raison, et dont le sentiment préexiste à tout autre dans notre cœur. La notion de Dieu, le sentiment de l’infini, tel est donc le principe de l’art comme de la science. Mais la science peut rester tout intérieure, c’est l’idée pure ; l’art en diffère en ce qu’il est essentiellement une manifestation extérieure ; l’art, c’est l’idée exprimée, revêtue d’une forme, en un mot l’idée incarnée. Manifester ce que nous sentons de l’être absolu, de l’infini, de Dieu, le faire connaître et sentir aux autres hommes, tel est, dans sa généralité, le but de l’art.
C’est donc la réalité par excellence que l’art cherche à représenter ; mais une réalité tout intérieure, tout invisible. Cette idée que nous portons en nous, de l’infini, de l’absolu, correspond à la seule véritable et positive réalité, dont les réalités extérieures ne sont que les ombres grossières. La vraie réalité pour l’art, le type de ses représentations, c’est donc l’idéal. C’est dans ce qui échappe aux sens, c’est dans le monde invisible que l’art trouve le modèle qu’il doit s’attacher à peindre.
Nous voici, dès l’abord, en face d’une notion de l’art radicalement opposée à la plupart des théories qui ont cours. On répète que l’art est une imitation de la nature, une reproduction du monde sensible, une copie aussi exacte que possible des réalités matérielles. De ce faux principe découlent toutes les théories vicieuses en fait d’art. L’essence de l’art n’est pas de représenter la forme matérielle, les apparences visibles ; c’est l’invisible qui est son véritable objet. Contrairement à toutes les théories sensualistes, nous pouvons donc hardiment poser en ces termes la loi de l’art : l’objet de l’art est la représentation de l’invisible.
IV
Appliquons ce principe à l’un des arts qui semblent s’inspirer le plus directement de la réalité physique, un de ceux qu’on a nommés plastiques, à la peinture, et dans la peinture, au genre qui semble avoir pour condition plus particulière l’exacte reproduction d’une forme matérielle et déterminée, au portrait. La ressemblance est le but du portrait ; c’est là sa plus indispensable beauté. Mais la ressemblance s’obtient-elle seulement par le rendu minutieux de toutes les inflexions des lignes, de toutes les nuances du coloris qui constituent matériellement une figure ? A-t-on fait un bon portrait, même un portrait ressemblant, en copiant avec précision tout ce qui se voit, se mesure et s’apprécie par la vue sur un visage à un moment donné ? Une des plus curieuses inventions de la science moderne, le daguerréotype, est venu démontrer toute la distance qui sépare, même sous le rapport de la ressemblance, un véritable portrait de la reproduction mathématique des formes d’une tête dans tous ses détails. Ce qui constitue l’individualité d’une figure, et par conséquent ce d’où dérive la ressemblance, c’est cette manière d’être tout intérieure, tout immatérielle, émanation du caractère, de la nature morale, et qui prend dans la physionomie le nom d’expression. Demandez aux peintres, même vulgaires, si l’imitation la plus exacte des formes suffit pour réaliser cette expression caractéristique du visage qui est la ressemblance. Tous ceux qui connaissent leur art vous répondront : qu’en face d’une tête à représenter il y a une autre étude à faire que celle de la valeur positive des lignes et des tons. Il faut avoir vu la figure dans les attitudes, dans les impressions les plus diverses, en avoir saisi, par la pensée, le caractère, et, s’étant bien fixé ce caractère dans l’esprit, s’en faire comme un modèle invisible. À l’aide de ce modèle tout intérieur, de cet idéal, l’artiste corrige à chaque instant ce qu’il a sous les yeux, au lieu de le calquer servilement. Car le modèle extérieur est toujours vu à un moment donné, c’est-à-dire dans une certaine modification de ce qui est permanent en lui ; or le peintre ne peut fixer sur la toile que ce qui est permanent, et ce caractère permanent et constitutif d’une physionomie, l’artiste ne le voit pas dans la nature, il le voit dans l’image tout intérieure qu’il s’en est formée, il le voit, en un mot, dans l’idéal, c’est-à-dire dans l’invisible.
Ainsi, dans celui des genres qui semble le plus asservi à l’imitation matérielle, c’est la manifestation d’un idéal, d’un invisible, qui est le but suprême de l’artiste. Voyez, à plus forte raison, si nous avons pu légitimement assigner à l’art en général, comme sa condition essentielle et sa véritable fin, l’expression de l’invisible. La beauté est dans son essence tout invisible, tout immatérielle. Une forme physique, un objet de la nature, ne sont beaux que par la quantité d’invisible, d’idéal qu’ils renferment, si l’on peut s’exprimer ainsi. L’artiste ne peut donc nous montrer le beau qu’en ayant perpétuellement sous le regard de la pensée, lorsqu’il compose, un modèle idéal. Manifester dans ses limites l’idéal, l’absolu, l’infini en tant que beau, tel est le principe de l’art.
Mais l’art ne peut s’exercer qu’à travers des moyens matériels et finis ; c’est la forme sensible que l’art emploie pour manifester l’invisible ; dans ses créations, il est astreint à la même loi que Dieu s’est imposée dans la sienne. Dieu nous a rendu manifeste son infinie beauté dans une œuvre extérieure à lui et sensible à nous, qui est l’univers. La nature est l’œuvre d’art par excellence, le type éternel de toute œuvre d’art. La nature, c’est tout ce qui tombe sous nos sens ; et tout ce qui tombe sous nos sens apporte à notre âme une représentation de quelque chose qui réside en dehors de ce que nos sens perçoivent, une révélation de l’idée, une image de l’invisible. La nature, l’art divin, est donc comme les arts humains une manifestation de l’idée infinie à l’aide d’une forme finie.
Voilà donc le sens dans lequel l’art doit imiter la nature. Il n’a pas à la reproduire, cela serait à la fois inutile et impossible ; ce qu’il peut et doit faire, c’est de s’astreindre dans ses créations aux mêmes lois que la nature suit dans les siennes. Manifester l’idéal, en prenant la nature, l’univers, comme type de toute manifestation, tels sont et le but et la règle souveraine de l’art.
La création divine, l’univers, est le type, le modèle général de la création humaine, de l’art. La nature, en tant que créatrice, est toujours identique à elle-même, elle ne change pas. Le modèle que l’art humain a sous les yeux est invariable, comme l’invisible, comme l’idéal, dont ce modèle n’est lui-même qu’une copie.
Mais, si l’univers est toujours un et identique à lui-même dans son ensemble, il est multiple dans ses formes et variable dans le temps ; en un mot, il a des modes divers et sans nombre d’exprimer le même immuable infini. En outre, il s’adresse à l’intelligence finie des hommes, c’est-à-dire à leurs sens divers et bornés, c’est-à-dire enfin à la source même de toute diversité et de toute variation. La diversité des impressions de l’homme, en face de la nature comme type de l’art, est donc un fait aussi nécessaire et aussi constant que l’unité de ce type lui-même, comme représentation de l’invisible dont il émane. La division de l’art en diverses branches, les variations qu’il subit dans chacune de ces branches, ont donc leur source à la fois dans l’univers lui-même, et dans l’esprit humain, qui éprouve de tant de manières différentes l’impression de l’univers.
C’est donc dans la nature même que l’on doit chercher le principe et la règle de la division des arts. C’est toujours aux impressions faites par l’univers sur l’esprit des différents peuples et des différents artistes qu’il faut ramener les causes qui scindent l’art en un plus ou moins grand nombre de branches distinctes, et lui font subir des modifications si variées selon les lieux, selon les individus. En d’autres termes, l’art, en tant qu’astreint à l’emploi des formes sensibles pour manifester l’idéal, dérive dans l’humanité du sentiment de la nature.
La nature est différemment sentie dans les climats et les âges différents, par les différentes races et les différentes personnes. Ce sont des modifications dans la manière de sentir la nature qui produisent toutes les modifications, toutes les révolutions essentielles dans l’histoire des arts.
L’histoire de l’art est donc l’histoire du sentiment de la nature.
V
À l’origine des sociétés comme dans l’enfance des hommes, l’esprit humain sent d’abord la nature dans une synthèse confuse, il ne connaît rien que le concret, il débute par une notion vague et confuse de l’ensemble des choses extérieures. L’homme sentit d’abord l’univers en bloc, il fut impressionné d’abord, sinon par son unité, du moins par sa totalité. Le sentiment qui, en l’absence de lumières surnaturelles, devait, chez les peuples naissants, engendrer le panthéisme oriental fut le sentiment primitif de la nature. L’art primitif fut l’expression de ce sentiment. Il réunit d’abord, dans sa monstrueuse unité, toutes les formes qui devaient plus tard exister par elles-mêmes, et constituer ainsi les arts divers.
Image de la nature qui supporte et renferme dans son sein les règnes variés des êtres, édifice immense qui se découpe en mille formes, et se nuance de mille couleurs, qui s’emplit des bruits sans nombre émanés du mouvement et de la vie, l’architecture fut cet art primitif et générateur, au-dedans duquel tous les autres sont éclos, confondus d’abord avec leur enveloppe germinatrice et détachés lentement dans l’ordre même où les existences végétales, animales, intellectuelles, se sont détachées de la terre. Ce que l’homme a vu dès l’abord dans la nature, c’est la forme de l’idée de Dieu. Aux yeux des peuples enfants, cette forme était Dieu lui-même. Aussi, en élevant la plus ancienne de ses constructions, l’édifice religieux, le temple, c’est la première idole, l’idole monstrueuse du panthéisme, que bâtissait l’architecture orientale. Le temple était lui-même le Dieu, aucune figure particulière ne s’en détachait encore, et n’usurpait pour elle seule le culte adressé à l’ensemble.
Nous voici amené en face d’une autre vérité de la plus haute importance dans l’histoire des arts, c’est que l’art primitif et le culte furent identiques. Le culte, adressé à l’être que l’œuvre d’architecture représentait, se composait d’abord de la contemplation même des images sculptées et peintes qui en couvraient les parois, plus de toutes les cérémonies imitatrices du mouvement et de la vie, reproductrices de la pensée, qui s’y accomplissaient par la danse, la musique et la poésie. Le sacrifice, que nous trouvons dès le principe inhérent au culte, constituait le fond du drame religieux exécuté dans la vaste enceinte architecturale, au sein de laquelle tous les arts existaient ainsi à l’état rudimentaire.
Mais, avant l’architecture, l’art primitif par excellence, car il correspond au premier réveil de l’âme humaine au sein de la création, c’est la poésie. L’ordre de sentiments et d’idées qu’enferme la première impression faite sur l’homme par la nature est par-dessus tout propre à être représenté par la poésie. Le premier cri de l’âme a été une prière, et cette prière était un hymne, c’est-à-dire un chant. Au moment où l’homme reçoit la révélation de la vie et de la lumière, il exprime cette révélation par la parole. Au commencement, l’art souverain est nécessairement la parole, la parole religieuse primitive, c’est-à-dire la parole poétique. Les arts figuratifs ne se développeront que plus tard. À la naissance des sociétés, la poésie seule peut suffire à la manifestation du sentiment religieux ; et cela par deux causes : d’abord les peuples ne possèdent pas encore assez de richesses matérielles et de procédés techniques pour exceller dans les arts de la forme, et ils ont trop peu la faculté d’abstraire pour s’y appliquer. Enfin, le sentiment déborde avec trop d’abondance dans leur âme pour attendre▶ une expression moins spontanée, moins prompte, moins immédiate que la parole.
L’art des temps primitifs, c’est donc, bien avant toute architecture, l’art d’édifier par la parole, c’est-à-dire la poésie. Chez tous les peuples, la forme de cette poésie primitive, c’est l’hymne.
Si le chant religieux, l’hymne, est la forme primordiale de toute poésie, de tout art dans l’humanité, la seconde forme de l’art en général, forme qui n’est elle-même que la réalisation extérieure de l’hymne, son incarnation, c’est le temple, c’est l’œuvre de l’architecture.
Le temple, c’est l’hymne matérialisé ; c’est la nature sensible façonnée à l’imitation et pour l’usage de la prière. La première architecture s’est modelée sur la première poésie lyrique, car cette poésie renfermait aussi la musique, autre type de l’architecture.
Les deux arts que l’architecture engendre en se démembrant, ceux qui devaient lui rester, pour ainsi dire, les plus adhérents, sont la sculpture et la peinture. Ce n’est, en effet, qu’à des époques relativement modernes que ces deux arts se sont détachés de l’architecture, et ont commencé à vivre d’une vie propre. On n’eut pas d’abord la pensée d’isoler de l’édifice les figures à la fois sculptées et peintes qui représentaient dans le temple les excroissances végétales dont se couvrent la terre et les êtres vivants qui fourmillent à sa surface. Quand l’art qui produisait les figures se distingua de l’œuvre générale de l’édification du temple, il ne se divisait pas encore en peinture et en statuaire. Les représentations des objets par la plastique eurent d’abord à la fois le relief et la couleur. Il fallait un certain degré d’abstraction pour concevoir la forme et la couleur séparées. Les premières statues étaient peintes ; la statuaire resta polychrome beaucoup plus longtemps qu’on ne l’avait cru jusqu’aux récents travaux archéologiques. La peinture, art qui suppose un plus grand raffinement de l’abstraction, avait déjà conquis une existence à part, que la sculpture, toujours coloriée, s’efforçait encore de la retenir dans leur union première.
VI
Un autre grand schisme s’était accompli dans le sein de l’art et du culte primitif, bien avant que l’architecture, la statuaire, la peinture, se fussent séparées en trois rameaux distincts. Une première division s’était opérée entre les arts qui représentent la nature inerte ou purement animale, et ceux qui la manifestent à la fois comme animée et comme intelligente. Des trois arts plastiques, restés mêlés au sein de l’architecture, s’étaient séparés, en abandonnant l’enceinte du temple, les arts qui peignent le mouvement et la vie intérieure, et dont l’art supérieur qui nécessite la parole humaine s’était fait le centre. La poésie, en un mot, existait en dehors de la parole et du chant liturgique qui se produisaient au milieu du temple, comme la voix sortie de ses entrailles. La poésie, échappée du culte et du temple, avait pris possession d’un royaume indépendant dans le monde de l’art, emportant avec elle, et se tenant étroitement incorporées la musique et la danse, c’est-à-dire la mimique, inséparable du chant, l’expression du mouvement et de la vie, liée à celle de l’intelligence. Deux groupes rivaux se posaient vis-à-vis l’un de l’autre, celui de l’art plastique, architecture, sculpture, peinture, symbole de la nature inorganique et de la nature animale, celui de la poésie, expression de la vie de l’âme.
Cette division correspond au premier démembrement du sentiment de la nature, à la première distinction faite entre l’univers et la force créatrice, entre la matière et l’esprit. Les arts plastiques restèrent plus particulièrement voués à l’expression de la nature extérieure, l’âme eut enfin son art à elle dans la poésie.
Désormais la poésie, issue dans son indépendance de ce premier triomphe de l’esprit sur la forme matérielle, de l’homme sur la nature, restera le centre des autres arts et le type de l’art en général, comme l’architecture l’a été dans la seconde période de la vie esthétique des nations. D’ailleurs, la poésie n’est-elle pas réellement une architecture intellectuelle ? elle enferme comme l’autre, dans les édifices qu’elle construit, des dimensions mesurées par le nombre et le rythme, des contours figurés et des couleurs ; elle a de plus le mouvement et la cadence, elle s’empare du temps comme l’architecture s’empare de l’espace ; enfin, construite avec la parole, cette substance intellectuelle, cette émanation créatrice de l’invisible, elle dispose à son gré, pour ses monuments, des ressources infinies du monde idéal. La poésie offre ainsi dans sa virtualité, plus puissante que celle de l’architecture, comme une réunion de tous les autres arts ; elle obtient leurs effets divers, elle applique toutes leurs lois, elle en demeure enfin l’archétype universel.
Nous assisterons par l’histoire, chez tous les peuples anciens et au sein même de la civilisation née du christianisme, à ces diverses phases du développement des arts ; à partir de la synthèse primitive de toutes leurs formes dans le sanctuaire de l’art religieux identique au culte. Chaque nation a vu s’opérer chez elle le démembrement successif des arts, dans les limites que comporte l’âge de l’humanité auquel correspond la vie de cette nation.
VII
Dans la civilisation la plus antique et la plus primitive qui nous soit connue, dans l’Inde, l’art, né sous sa forme la plus synthétique et la plus complète, avec les gigantesques hypogées qui servaient de temple au panthéisme de l’extrême Orient, l’art se divisa pendant la suite des siècles jusqu’à produire cette multiplicité de genres qui témoigne du travail analytique des sociétés les plus avancées. À des époques déjà reculées, la poésie et la philosophie de l’Inde avaient atteint ce raffinement, cette subtilité, qui, en tenant compte des lois imprescriptibles du génie oriental, rappellent les plus fines dépravations de goût de notre dix-huitième siècle. L’histoire de ce pays, resté pourtant stationnaire dans ses formes politiques et religieuses, est un abrégé complet de l’histoire de l’esprit humain en dehors de la tradition chrétienne.
Un exemple, précieux pour nos théories, de cette union de tous les arts dans un seul et au sein de la religion, union qui caractérise leur état primitif, nous est donné par une civilisation unique dans l’histoire, qui est morte tout d’une pièce sans avoir été entamée dans son essence, sans avoir jamais franchi le degré où la plaçait l’ordre de sa naissance dans l’âge des sociétés humaines. L’Égypte, quoiqu’elle eût subi trois conquêtes, trois dominations étrangères avant de s’anéantir entre le christianisme et l’islamisme ; l’Égypte, sous les proconsuls romains comme sous les Ptolomées et les satrapes, n’a jamais vu se modifier chez elle les rapports des arts entre eux, ni s’altérer la loi de l’art primitif, né au sein de sa religion immobile sur les confins du naturalisme asiatique et de l’humanisme occidental.
L’architecture reste en Égypte l’art dominateur ; elle règne solitairement, et garde tous les autres arts enveloppés dans la synthèse génératrice ; la sculpture et la peinture ne s’exercent que sur ses constructions massives. Les statues ne se hasardent hors de l’enceinte sacrée que comme un appendice du temple. Sur les parois intérieures des spéos ou sur les faces des pylônes, les figures coloriées ne s’étalent que comme les lettres d’une écriture plus matérielle qui retrace sur ces pages de granit les exploits des souverains ou les actions des dieux. Il y a plus, la parole qui s’élevait dans ces sanctuaires ne s’est jamais fait entendre au dehors ; les accents de la poésie liturgique qui accompagnaient les rites du culte ne retentissaient que comme la voix même du temple ; ces hymnes n’ont laissé d’échos nulle part en dehors des édifices sacrés. Quand l’âme s’est retirée de ces monuments avec la religion qui les avait enfantés, l’Égypte tout entière est restée muette. À part les chants sacrés qui exprimaient les diverses péripéties des drames du sacrifice et de l’initiation, poèmes qui n’ont jamais été confiés aux mémoires profanes et qui s’effacent aujourd’hui avec les peintures et les bas-reliefs des cavernes mystiques, à part ces hymnes récités dans les temples, l’Égypte n’a pas eu de poésie. Jamais la poésie n’a constitué chez elle une fonction, un art indépendant du ministère sacerdotal. Ce pays n’a jamais eu de libres chanteurs, de dramaturges laïques ; aucun indice de la parole égyptienne ne subsiste qui ne soit sorti de la bouche d’un prêtre ; et cette parole, cette poésie, est restée adhérente à l’architecture. Nous connaissons un Homère, un Euripide indiens, le Gange a son Iliade comme le Simoïs, épopée monstrueuse à côté de l’épopée grecque, comme le fleuve à côté du ruisseau ; l’Égypte n’a pas son Homère, pas même son Orphée. L’Orphée de l’Égypte a silencieusement érigé des temples et des tombeaux, et le bruit de ses hymnes n’en a jamais franchi l’enceinte. Ainsi, en Égypte, peinture, sculpture, poésie, musique, philosophie même, l’architecture absorbe tout, elle tient lieu de tous les arts. C’est l’état primitif de l’art subsistant dans son inviolable sévérité.
En Grèce, aussi avant dans les âges que nous puissions remonter, nous trouvons la poésie en possession de son indépendance. Elle a franchi l’enceinte des temples ; elle a cessé d’être, comme en Égypte et dans l’Orient primitif, la voix immobile du sacerdoce attachée aux pierres des sanctuaires ; elle n’est plus écrasée par l’architecture, c’est elle, au contraire, qui la domine. En Grèce, la lyre bâtit les villes. Le poète, dès l’origine, parcourt librement les contrées ; il appartient à la race militaire et non plus à la caste sacerdotale, comme la Grèce tout entière, qui semble commencer la vie sociale par l’âge héroïque et provenir d’une migration guerrière échappée au joug des prêtres de l’Orient. Aussi l’affranchissement de la parole, comme celui de l’individualité, signale-t-il l’avènement de la Grèce. Aussi chez elle les arts de la parole, réunis sous le nom de musique, ont-ils dès l’abord une existence distincte et séparée des arts plastiques, qui restent adhérents à l’architecture.
Suivant le cours normal des âges, la Grèce voit la musique ou poésie primitive et l’architecture se démembrer, et les arts divers qui dérivent de ces deux synthèses conquérir une vie propre. À des époques cependant très avancées et déjà pleinement historiques, nous trouvons dans ce pays la peinture et la statuaire encore dépendantes de l’architecture, et la poésie encore unie à la musique et à la danse. Pendant la période culminante de l’art grec par excellence, de la statuaire, sous Phidias, du temps de Périclès, la sculpture n’exécutait rien qui ne fût destiné à rentrer dans l’harmonie du temple ; bas-reliefs et statues, tout était encore adapté à l’édifice religieux. Phidias, malgré les soupçons d’impiété qui pèsent lui, ne sculptait que les cérémonies religieuses et les figures encore traditionnelles de la Divinité. Le Jupiter Olympien et la Minerve du Parthénon avaient certaines formes voulues par l’architecture religieuse, dans laquelle ils devaient s’encadrer. L’existence des statues isolées sur les places publiques ou dans les maisons et les jardins est très postérieure à Phidias. La statuaire ne descendit qu’après lui jusqu’à reproduire les figures des hommes, même des héros contemporains. Ce n’est guère que du temps d’Alexandre que datent les statues-portraits. Ce n’est pas avant la même époque que l’on peut placer l’apparition des premiers tableaux détachés, des premiers panneaux de bois peints indépendamment d’une destination monumentale. Jusqu’alors la peinture murale existait seule. La première mention de la vraie peinture, d’une peinture qui ne fût pas le bas-relief colorié comme dans l’origine, ne remonte qu’au siècle de Périclès ; c’est la grande composition murale qui représentait la bataille de Marathon sous les Propylées. Quoique la Grèce ait, pour ainsi dire, créé la statuaire et la peinture comme arts distincts entre eux et séparés de l’architecture, on peut dire que cette séparation ne s’opéra jamais chez elle d’une manière bien absolue. C’est seulement de l’époque romaine que date la multiplication des statues isolées et sans destination architecturale. Comme aussi c’est alors seulement que la sculpture s’adonna sans scrupule à reproduire les figures des hommes historiques et même des personnages vivants, concurremment avec celles des dieux et des héros divinisés, sujets dont n’osa jamais s’écarter la statuaire grecque de la grande époque.
VIII
La poésie, contenue d’abord tout entière dans le chant religieux, dans l’hymne chanté au son des instruments et accompagné de sa représentation mimique, la poésie subissait un démembrement pareil à celui qui s’accomplissait dans les arts plastiques. C’est encore la Grèce qui nous fournit le théâtre de cette évolution, dans son cours le plus rationnel, et de façon que l’on en tire plus facilement les lois et la formule générale.
L’épopée est le premier genre qui apparaît dans la poésie au sortir de l’hymne. Elle transporte le sentiment et le récit de l’éternité dans le temps, des attributs de la divinité aux exploits des héros ; elle remplace la forme primitive de l’hymne, l’exclamation, l’énumération, la litanie, par la narration. Dans l’épopée, l’humanité prend pleine possession de la poésie, qui n’appartenait qu’aux dieux. Homère est le nom que porte cette révolution. La poésie, en se divisant et en prenant une extension plus grande, devait forcément abdiquer une partie de son appareil extérieur. Cependant les poésies homériques restèrent chantées et accompagnées d’instruments jusqu’à l’époque des Pisistratides. Pisistrate, en faisant écrire les rapsodies, inaugurait une ère nouvelle dans l’histoire de la parole et des arts.
À l’époque même où l’épopée existait déjà sous forme écrite, le type de la forme poétique primitive se conservait encore dans l’ode, toujours unie à la musique et à la danse. Pindare, qui est resté pour nous la personnification de la haute poésie lyrique des Grecs, était né en 520 et contemporain par conséquent des guerres médiques ; ses odes étaient exécutées par des chœurs dansants en même temps qu’elles étaient chantées. C’était la forme exactement conservée des poèmes primitifs, adressés aux dieux et constituant le rituel des cérémonies sacerdotales. Aussi bien les odes de Pindare, quoique célébrant des exploits purement humains et n’ayant rien de sacerdotal, uniquement inspirées qu’elles sont par le génie héroïque, les odes de Pindare n’en ont pas moins une haute valeur religieuse, et restent d’une grande importance pour l’histoire de la mythologie grecque
Après la constitution de l’épopée, dégagée comme branche distincte de la poésie primitive dont l’ode conservait jusqu’à un certain point la forme et l’esprit, un autre élément de cette poésie qui avait été pour ainsi dire le formulaire du culte, l’expression consacrée de la prière, arrive aussi à se constituer au point de vue héroïque et humain dans la tragédie, dans la poésie dramatique.
Toute cérémonie religieuse, et, à plus forte raison, les actes du culte primitif, comporte nécessairement deux choses, la prière et le sacrifice réel ou symbolique. L’art, en s’émancipant du sanctuaire, en cessant d’être divin, et en se démembrant pour constituer des arts divers, modela d’abord le type de chacun de ces arts sur un des éléments constitutifs de cette première poésie. L’ode représentait la louange des dieux, la supplication, la prière ; l’épopée, c’était l’enseignement, le récit didactique des actions des dieux et des préceptes sociaux compris aussi dans le culte, et préliminaire de l’initiation ; enfin, le drame figurait humainement les péripéties de l’expiation, du sacrifice, base de tout culte.
La tragédie grecque, qui fit d’abord partie intégrante des cérémonies religieuses, des fêtes de Bacchus, conserva toujours un grand appareil plastique. La musique y tenait sa place comme dans l’ancien drame sacré ; les chœurs étaient chantés et mimés, et la voix des acteurs, qui déclamaient les vers sur un récitatif très voisin du chant, était soutenue par le son de la flûte.
IX
Ces trois grandes divisions primordiales de la poésie s’étaient effectuées sans lui ôter entièrement son caractère religieux, tout en lui portant la vie et la diversité des passions humaines. Les démembrements postérieurs qui devaient produire des genres nouveaux tendirent tous à l’affranchir de plus en plus du sentiment divin, et à la mettre sous la dépendance de passions moins élevées, de goûts plus arbitraires et plus variables. Ainsi apparaissent successivement les nombreuses subdivisions des trois grands genres lyrique, épique, dramatique, les formes tout individuelles de l’élégie, de la chanson, de l’épigramme ; enfin la comédie et la satire, qui, en introduisant l’ironie dans la poésie, dénaturent tout à fait son caractère primitif, et précipitent le morcellement de l’art. La civilisation hellénique vit s’accomplir dans son sein ces diverses phases.
Toutefois, comme il était arrivé pour les arts plastiques dérivant de l’architecture, c’est surtout dans la période latine de l’antiquité que s’opéra la séparation bien complète de la poésie d’avec la musique et le fractionnement de la poésie elle-même en cette multitude de genres inférieurs, dont les traités de rhétorique devaient constater l’individualité et les lois particulières. Le véritable avènement de la satire, de l’épître, du poème didactique, de l’épigramme, de l’églogue, date de cette époque. La poésie lyrique n’est plus ni dansée ni chantée, comme elle l’avait été presque jusqu’à la fin chez les Grecs ; elle est écrite et simplement récitée. Dès lors le poète n’a plus le droit de dire : Je chante. Ce mot reste en tête des poèmes le dernier vestige de la poésie des anciens jours. La poésie écrite, pour être lue silencieusement, marque un premier avènement de la prose. Le poète s’en va, l’homme de lettres commence. C’est par le nom d’Horace, selon nous, que doit être signalée cette transformation.
Ainsi l’époque hellénique, dont la période latine n’est, sous le rapport de l’art, qu’une dernière phase, voit disparaître tout à fait l’art primitif, et se constituer la division des arts telle qu’elle nous a été transmise : architecture, statuaire, peinture, musique, poésie. Au sein de la poésie même se distinguent déjà tous les petits genres que cultivera notre littérature analytique.
Arrêtons ici le tableau du morcellement de l’art, et, en nous tenant à ses grandes divisions normales, cherchons le sens de leur formation à telle époque de l’histoire plutôt qu’à telle autre. Les divers âges de l’humanité et de chaque nation sont signalés par le développement plus particulier de l’un des arts. La succession des arts se fait dans un ordre rationnel et fatal ; exposons sommairement la loi de cette succession, et sa concordance avec un développement parallèle dans l’ordre moral comme dans les ordres religieux et politique. Si l’on ne craignait d’être entraîné trop loin, on pourrait poursuivre le parallèle jusque dans l’ordre économique et industriel.
X
L’architecture est l’art religieux par excellence ; elle caractérise les époques où domine le sentiment du divin, et par conséquent les époques de fondation, d’organisation ; celles où le lien social est le plus fort, où les nations, pleines de sève et de jeunesse, ont devant elles un long avenir. C’est l’art de l’Égypte sacerdotale, du moyen âge théocratique. La poésie, qui lui correspond, est resserrée dans la forme de l’hymne ; elle n’est autre chose que le rituel des prières ; la voix du prêtre est seule libre dans le sanctuaire. L’architecture règne aux époques où les nations sont, pour ainsi dire, muettes autour du sacerdoce, où la parole n’a pas atteint son premier degré d’affranchissement.
Aussitôt que la classe guerrière, émancipée la première du joug sacerdotal, s’empare de l’initiative sociale, dès que s’ouvre l’ère des individualités puissantes avec le règne de l’aristocratie, la statuaire se dégage de l’architecture pour reproduire, d’une façon isolée et distincte, les figures des héros qui ont conquis une personnalité énergique en dehors de la masse sociale. Alors, au poète liturgique emprisonné dans les murs du sanctuaire, au poète égyptien formulant les litanies d’Isis et de Thot entre deux rangs de sphinx, au moine composant une prose pour Noël ou Pâques sous les arcades de son cloître, succèdent le Trouvère homérique et le Rapsode féodal, célébrant les exploits guerriers de leur suzerain et de ses ancêtres, dans des fragments épiques qui deviendront plus tard l’Iliade et l’épopée chevaleresque des cycles d’Arthur ou de Charlemagne. La Grèce, au sein de laquelle, dès l’origine, les héros ont égalé et remplacé les dieux, et détrôné complètement les prêtres, la Grèce, appelée à dégager l’individualité humaine, a créé la statuaire distincte de la sculpture architecturale. L’épopée, qui est la statuaire morale des héros, signale, en Grèce, la première apparition dans le monde de la poésie humaine et libre. C’est bien Homère, comme on l’a dit longtemps sans le comprendre, qui est le vrai fondateur de la poésie, en ce sens, qu’il a le premier suivi une inspiration humaine et libre, qu’il a fait autre chose que varier les litanies traditionnelles à la louange des dieux, et qu’il a créé des personnalités, en vertu de son génie personnel. La statuaire et l’épopée n’existent qu’à la condition d’une individualité héroïque. Homère suppose Achille ; Achille et Homère, voilà le symbole éternel de la Grèce.
La tragédie n’est, en Grèce, qu’une forme particulière de l’épopée appropriée au génie athénien. Le génie de Sparte est le génie héroïque par excellence, tel qu’il se constitue par la première révolte du guerrier contre le prêtre. Athènes devait porter les premières atteintes au génie héroïque, en germant dans son sein la démocratie. Mais il ne faut point se laisser tromper par les mots ; Athènes n’était rien moins qu’une démocratie, comme on l’entend aujourd’hui. Les citoyens d’Athènes étaient des gentilshommes avec leurs serfs, les esclaves ; seulement, la dérogation avait commencé à s’introduire parmi eux ; les liens de la servitude s’étaient relâchés, et la bourgeoisie commençait à se manifester. De même qu’Athènes ne fut qu’une aristocratie modifiée et non point une vraie démocratie, ainsi la tragédie athénienne tenait encore entièrement de l’épopée, même de la poésie lyrique, loin de constituer encore le véritable drame. La tragédie grecque, quoique portant déjà une atteinte au génie de l’épopée, est encore, au drame moderne, ce que la statuaire est à la peinture.
Madame de Staël, la première, a, dans son roman de Corinne, développé cette idée : qu’entre les arts plastiques la peinture est l’art chrétien et moderne, tandis que la statuaire reste l’art de l’antiquité. Cette idée est juste, et méritait d’être poursuivie plus profondément dans ses analogies. La peinture est, en effet, la forme appropriée au génie de l’art moderne. Ce n’est pas, comme le dit madame de Staël, qu’elle soit plus spiritualiste que la statuaire. Tous les arts sont spiritualistes. Qu’il émane de la pierre ou de la parole, le beau est intellectuel. Phidias est aussi spiritualiste que Raphaël. Ce qu’il y a de vrai, c’est que la peinture est plus analytique, elle descend plus avant dans les détails du sentiment et de l’expression ; elle interprète les nuances. La statuaire n’exprime que la puissante unité d’un grand sentiment ; elle est plus simple ; elle exclut l’accumulation des impressions diverses sur la même figure ; elle se prête même difficilement à la réunion de diverses figures dans une scène un peu compliquée. La peinture groupe les sentiments et les figures ; c’est un art à la fois plus analytique et plus collectif. C’est parce que la peinture analyse davantage les sentiments, c’est parce qu’il lui est plus facile de descendre aux minces détails et de reproduire les conditions de la vie vulgaire, qu’elle est plus moderne que la statuaire. Elle est plus appropriée que la sculpture aux époques démocratiques, où il n’y a plus de grandes et puissantes individualités isolées dans leur énergique indépendance. La mâle simplicité de passion des âges héroïques a disparu sous la multiplicité de ces petits sentiments qui donnent à la physionomie une expression tourmentée et nerveuse qui se fixe plus facilement sur la toile, mais qui est trop fugitive pour s’imprimer dans la solidité du bronze et du marbre. Aussi, quand la peinture veut affecter le grand style, l’allure héroïque, elle imite forcément la statuaire.
Le genre dramatique est dans la poésie ce qu’est la peinture entre les arts plastiques, le plus approprié à l’analyse des sentiments, à l’expression des détails de la nature humaine, au rapprochement dans le même cadre de toutes les conditions de la vie humaine ; il suppose, de la part de l’artiste, une observation plus minutieuse et en même temps une liberté d’esprit plus complète pour prendre son sujet partout où il le trouve. Enfin, par la façon dont le drame manifeste ses créations, étant resté le seul genre littéraire qui entraîne une représentation plastique, il s’adresse à un bien plus grand nombre d’hommes à la fois que toutes les autres formes de la poésie. Aussi est-il dans les tendances de la littérature de théâtre, comme on peut le voir dans ce qui se passe chez nous depuis longtemps, de graviter perpétuellement vers les sphères et les sentiments les plus vulgaires. Le théâtre, né de la dernière dissolution de la poésie, devient l’agent littéraire le plus actif de la dissolution des sociétés.
XI
Au commencement, un art unique réunissant les arts plastiques, la musique, la poésie, dans un même but religieux et constituant le culte. L’architecture reste le corps, la forme extérieure de cet art, dont l’esprit intime est la prière. Un premier morcellement dégage l’esprit du corps, la poésie de l’architecture ; ensuite, la poésie religieuse le cède à l’épopée héroïque, en même temps que l’architecture laisse échapper de sa dépendance la statuaire. Enfin, l’art, devenu ainsi tout humain, mais héroïque, de divin qu’il était d’abord, subit sa dernière transformation en se faisant démocratique et vulgaire par la peinture et par le drame.
Nous pourrions maintenant prendre la peinture et le drame à leur naissance, comme arts distincts, et les suivre depuis le moment où ils tenaient encore par la racine à l’ensemble religieux des arts ; nous les verrions subir à leur tour une série de morcellements, et engendrer une multitude de genres inférieurs ; mais ce tableau appartient à l’histoire elle-même, et nous ne faisons ici qu’un sommaire.
Au milieu de cette évolution générale de l’art qui emporte dans un mouvement parallèle les arts plastiques et les arts de la parole, les destinées de la poésie, considérées dans son ensemble et sans faire acception de la différence des genres, appellent, de notre part, quelques remarques particulières. Nous avons assigné à l’hymne, à l’épopée, au drame, certains moments dans les révolutions de l’art et dans la vie des peuples ; mais on peut se demander aussi s’il n’est pas des époques où la poésie, en général, éclate d’une splendeur particulière, et fait sentir sa prépondérance aux autres arts. L’histoire nous montre, en effet, des périodes littéraires par excellence, où, malgré l’éclat que jettent les arts plastiques, la gloire des arts de la parole, et surtout de la poésie, qui en est le type, éclipse tous les autres arts de sa lumière, ou plutôt leur communique les rayons dont ils brillent. Le siècle de Périclès, celui d’Auguste, celui de Léon X, celui de Louis XIV ont tous été grands, sans doute, par les arts de la forme ; deux surtout, ceux qui sont les aînés des autres, l’un dans l’antiquité, l’autre dans les temps modernes. Cependant, malgré la présence de Phidias, dans le temps de Périclès, et celle de Raphaël et de Michel-Ange, dans celui de Léon X, la littérature en occupe encore le point culminant. À Athènes, cela ne peut pas faire question : Eschyle, Sophocle, Euripide, Aristophane, Socrate, Platon, ce ne sont pas seulement, comme Phidias, les maîtres d’un art particulier, ce sont comme les fondateurs de l’intelligence humaine émancipée, les précepteurs de toute une civilisation dont nous sommes encore les disciples. En Italie, pour aider les poètes de la cour de Ferrare à se mettre au niveau des peintres du Vatican, leur siècle place au-dessous d’eux tout un monde de poètes secondaires, de penseurs, d’érudits, de jurisconsultes, tous ces écrivains de la renaissance par qui l’Europe, après le travail du moyen âge, sentit les rayons dérobés à l’antiquité allumer, dans son sein, l’esprit des temps modernes. Sous Auguste et sous Louis XIV, la prééminence des arts littéraires est incontestable ; cependant les sculpteurs grecs du temps des Césars n’étaient pas indignes de leurs maîtres et des poètes, leurs rivaux. L’auteur inconnu du Laocoon mériterait d’être nommé après Virgile. Poussin, Lesueur et Pugeta soutiennent dignement, dans les arts, la comparaison avec Racine et Corneille.
XII
Quel est le caractère social commun à tous ces grands siècles de la poésie ? Nous voyons qu’ils sont tous placés à égale distance des époques où l’unité religieuse pèse sur les arts comme sur la société, et des temps où la libre discussion et l’analyse ont remis en question toutes les croyances, et morcelé à l’infini l’esprit humain. Dans ces siècles de grandeur intellectuelle, les arts ont déjà conquis chacun leur essence distincte et la liberté de leurs allures ; mais ils portent encore l’empreinte de l’unité primitive. Alors, la pensée humaine n’a pas perdu le respect pour la foi qui l’a enfantée, mais elle est déjà la raison, c’est-à-dire une force qui ne relève que d’elle-même et de Dieu. Tels sont ces âges, que nous avons signalés comme les moments de grandeur de la poésie. Peut-être sera-t-on tenté de leur refuser, pour la poésie, ce qu’on leur accorderait pour la littérature en général. On objectera que c’est la foi naïve, le sentiment instinctif, l’enthousiasme, l’inspiration, en un mot, qui engendrent seuls la vraie poésie ; que cet art appartient de plein droit aux seules époques héroïques et religieuses. Il est vrai que le germe de l’inspiration poétique date de ces époques ; mais ce germe ne porte des fruits durables que dans les siècles déjà mûris par le soleil de la raison. Les œuvres de la poésie sont engendrées par l’imagination ; mais elles ne peuvent être conservées que par l’élément rationnel, qui s’atteste, dans une œuvre littéraire, par la pureté, la clarté, la précision du langage. La poésie ne dure que par le style et par la raison. Comme les autres branches de la littérature, elle ne fleurit pleinement qu’au moment où la langue est parvenue à sa perfection.
Il n’est arrivé qu’à une seule nation moderne de voir sa langue formée dès les siècles de ferveur de son âge héroïque et religieux, et d’avoir ainsi deux grandes périodes poétiques. Dante et Pétrarque sont les seuls poètes nés au moyen âge qui aient survécu à l’apparition de la littérature classique. La Grèce eut le même bonheur que l’Italie, à un degré plus éminent encore. La langue des héros de ses croisades contre l’Asie fut la même que celle des orateurs de la démocratie athénienne de Périclès, à des différences bien moindres que celles qui existent entre l’italien du treizième et celui du seizième siècle. Mais Dante et Pétrarque, restés les grands monuments de la poésie italienne, après diverses fortunes de gloire et d’oubli, n’ont jamais joui de l’universalité des poètes appartenant aux âges classiques. Par un privilège dû à la Grèce, Homère est le seul et merveilleux exemple d’une poésie contemporaine de l’âge héroïque qu’elle célèbre, et qui traverse les siècles, de concert avec les œuvres d’une époque de maturité, sans rien perdre, à leur être comparée, sous le rapport du style et des qualités rationnelles.
Le caractère de tous les grands siècles de la poésie, de ceux qui fondent les modèles éternels de l’esprit humain, c’est donc une intelligence indépendante, mais toujours respectueuse vis-à-vis des traditions ; c’est le règne de cette foi rationnelle qui faisait le fond des grandes âmes de Corneille et de Bossuet, de Fénelon et de Racine. Dans ces époques, l’unité primitive des arts n’a pas été divisée au-delà des limites légitimes. Tous les genres fondamentaux subsistent dans leur distinction normale, et chacun des arts défend à la fois son indépendance contre le joug de l’ancienne unité, et son unité propre contre le morcellement. On ne voit aucun d’entre eux faire abandon de ses propres ressources pour empiéter sur un art étranger ; ainsi l’on ne voit pas la poésie cherchant à s’emparer de la plastique, et la peinture voulant être une philosophie, comme nous l’avons signalé pour notre époque. Tous les arts sont alors distincts, indépendants, mais gravitent autour de l’art central de ces époques, autour de la poésie. Tel est, chez nous, le siècle de Louis XIV.
XIII
Nous n’avons fait encore que mentionner la musique dans ce tableau de la généalogie des arts et de leur croissance. C’est que la musique est un art relativement nouveau ; elle n’a conquis son indépendance que depuis trois siècles à peine, et son plein développement est un symptôme tout actuel. L’histoire de la musique appartient surtout à l’avenir. Comme il arrive à chacun des arts, une fois libre, elle vise à la domination. Elle l’a obtenue. Elle tient la première place dans les plaisirs de la société moderne, pour qui l’art est surtout une affaire de plaisir.
Quoi qu’on ait dit de l’influence extraordinaire exercée dans l’antiquité sur les imaginations, et sur l’organisme lui-même, par certaines mélodies primitives dont la clef est aujourd’hui perdue, tout ce que nous savons de la musique des anciens atteste un art encore dans l’enfance, si on le compare à celui de Mozart et de Beethoven. La preuve de son importance présente n’est pas seulement dans sa plus grande perfection intrinsèque, dans celle des instruments et des moyens d’exécution de toute sorte ; elle est surtout dans ce fait : que les caractères propres à la musique tendent à prévaloir autour d’elle dans les autres arts et que l’état des âmes favorise singulièrement cette suprématie. Dans notre société sceptique, nerveuse, raffinée, dont le matérialisme cherche à se tromper lui-même en rêvant des voluptés sur la limite des sens et de l’esprit, dans un temps où les aspirations sans portée précise et les vagues pressentiments ont remplacé la foi positive en matière religieuse et sociale, la musique, ce langage si variable où la valeur morale des signes se modifie pour chaque génération, où les mêmes termes expriment une émotion différente selon les individus, les tempéraments et les âges, la musique est appelée à devenir l’art central, comme l’architecture le fut au début de l’histoire des arts, aux époques pleinement, exclusivement religieuses.
La musique n’était dans le principe que la servante de la parole, un accessoire de la poésie. La pensée, à l’origine des arts et du langage, emportait avec elle la mélodie de son expression ; le chant naissait avec le vers comme inhérent aux rythmes, à la prosodie primitive. La parole, aujourd’hui, dans ses rapports avec la musique, n’est plus qu’un accessoire très dédaigné de la phrase musicale : la symphonie se suffit à elle-même sans parole, et le vrai sentiment musical se passe de toute émotion étrangère, de tout écho dans l’intelligence et le sens moral. Il ne suppose l’intervention d’aucune idée qui ne donnerait à l’esprit, à la volonté un objet fixe, une détermination précise.
Cet art si vague est pourtant le plus sensuel de tous ; il est aussi le plus géométrique. On dogmatise en vain à son sujet pour justifier ses envahissements ; on cherche à trouver à son langage une portée morale, une signification positive. La musique est le moins enseignant de tous les arts ; c’est celui qui s’adresse le plus exclusivement aux sens, quoiqu’il renferme un élément abstrait par lequel il se rapproche des mathématiques. Par ses rapports avec le calcul, avec l’arithmétique et l’algèbre, la musique s’adapte au génie de notre temps comme par le matérialisme qu’elle développe ; la justesse de l’oreille est aussi fréquente parmi les géomètres que la justesse de l’esprit est rare chez eux. Fermés à la poésie, peu capables en général de philosopher sainement, ils ont parfois de grandes aptitudes musicales ; la musique suffit à leur imagination pour tout aliment idéal ; elle les laisse en dehors du monde moral et pratique ; elle satisfait leur goût pour la symétrie et la régularité.
Sceptiques en religion, indécis dans leurs croyances morales, pleins d’ambitions et d’aspirations vagues, affamés de jouissances matérielles, plus sensibles par les nerfs que par le cœur, voués par l’industrialisme au culte des sciences exactes, tels sont et tels seront longtemps l’homme et le génie de l’ère nouvelle. À de pareils esprits, l’art se présente comme un délassement, comme une simple jouissance ; il abdique auprès d’eux, pour être goûté, son caractère enseignant et moral. La musique n’est de sa nature ni morale ni enseignante ; elle ne l’a jamais été qu’accessoirement et par reflet. Indépendante et souveraine comme elle l’est désormais, elle répugne au rôle de simple auxiliaire du culte ou de la poésie ; sortie à tout jamais des sanctuaires où elle est née, elle aspire à devenir à la fois le culte, la religion et le sanctuaire. Dans nos sociétés vieillies, sur les ruines des symboles religieux et des fortes croyances, au sein de cet humanitarisme vagabond qui abat toutes les affections nationales, parmi des générations où fleurit une sorte de matérialisme éthéré, âprement positives dans leurs passions et fantasques dans leurs idées, à la fois ergoteuses et rêveuses, dans ces sociétés mobiles, la musique, cet art mobile entre tous, remplacera l’art solide immuable par excellence, l’interprète des religions et des doctrines sociales, l’architecture.
N’est-ce pas une chose frappante dans l’histoire de l’art, que l’incapacité de notre temps, si occupé de bâtisses, à faire revivre l’architecture ? On cherche en vain dans toutes les constructions récentes une trace d’inspiration originale ; nous ne voyons pas s’élever sur notre sol autre chose que de simples ou prétentieux pastiches. Il n’y a de sincérité et de nouveauté possible dans l’architecture contemporaine qu’à l’occasion des gares de chemin de fer et des palais de cristal. L’architecture de verre est la seule qui appartienne pleinement à notre époque.
Quand je cherche à me représenter, dans la société qui nous menace, le culte, l’art, l’enseignement, les plus hautes fonctions de l’âme et la vie sociale, — toute religion positive, toute nationalité, toute vieille morale ayant disparu, — l’acte le plus élevé, le plus pur, le plus dogmatique, l’office religieux de l’avenir m’apparaît sous cette forme : une symphonie à mille instruments, sans paroles, exécutée sous un dôme de verre.
Le temple, aux époques primitives, était le symbole de l’univers visible et la figure d’un certain ordre moral ; dans cet édifice matériel, la vie de l’âme, le grand fait religieux, sacrifice, expiation, résurrection, était représenté, raconté, célébré, commenté par tous les autres arts sous la suprême direction de l’art enseignant et moral de la parole, de la poésie. Dans les constructions immatérielles qu’élève la musique, l’invisible architecture du monde est aussi figurée, quant à sa partie abstraite, par l’application des lois du rythme et de la mesure, mais cette façon de peindre l’invisible est insuffisante par elle-même : elle perd toute signification dès qu’elle prétend se passer des autres arts plus clairs, plus révélateurs, plus propres à l’enseignement, comme la peinture et la poésie.
Si, de son ancien rôle subordonné, vous élevez la musique à cette dignité d’art central et souverain, vous intronisez le vague, la rêverie, la fantaisie, le sensualisme, dans la sphère ou régnait jadis l’esprit d’enseignement et l’autorité religieuse. La révolte d’un art qui s’adresse surtout aux sens est un fait dangereux pour tout l’ordre intellectuel. La musique, destinée essentiellement à servir, ne saurait commander aux autres arts sans les bouleverser et les amoindrir. Elle a sans doute sa part de signification et d’action morale ; mais, si les caractères qui lui sont propres s’insinuent dans la peinture et dans la poésie, elle fait perdre à ces arts leur valeur et leur sens propre et leur communique son matérialisme.
Le procès de la musique aurait besoin d’être instruit plus longuement ; il nous forcerait à trop nous arrêter sur l’époque présente et nous lancerait trop loin dans le monde conjectural. Résumons ce tableau de l’histoire des arts en quelques idées générales.
XIV
Entre l’époque d’unité confuse où dans la synthèse primitive de l’art et du culte, tous les arts étaient mêlés à l’état embryonnaire au sein de l’architecture panthéiste de l’Orient, jusqu’à ce morcellement exagéré de l’art, à cette subdivision infinie des genres, à cette anarchie esthétique dont nous sommes témoins et au milieu de laquelle éclate une confusion pire que la première dans les emprunts et les empiétements contre nature que les arts commettent les uns sur les autres, entre ces deux excès, qui, tous deux également, rendent impossible la manifestation du beau, l’histoire nous donne les moyens de fixer la limite où doit s’arrêter la séparation des arts et des genres, en nous montrant à quel moment de cette évolution et dans quelles circonstances chaque art s’est élevé à son plus haut degré de perfection. Nous apprendrons par là jusqu’à quel point un art doit rompre avec la synthèse primitive pour conquérir son existence propre, et à quel point il commence à se détruire comme art, c’est-à-dire comme manifestation du beau, en perdant lui-même son unité dans la subdivision infinie des genres qui ne deviennent plus que des moyens d’imitation presque mécanique, et sans idéal, de l’aspect matériel des choses.
Prenons exemple dans la peinture. À l’époque où, sur les murs des temples de l’Égypte et de l’Inde et même de la Grèce, la couleur s’emploie à recouvrir des bas-reliefs ou s’étend à teinte plate sur des figures dont les contours et les lignes principales sont indiquées au ciseau, on peut dire que la peinture n’existe pas encore. À une autre extrémité des temps et des méthodes, lorsqu’au-delà du paysage et de la peinture de genre l’art de manier le pinceau s’applique à rendre la forme matérielle des objets si exclusivement de toute pensée, que l’imitation de la nature morte, d’un fruit, d’un légume, d’un pot cassé, constitue au sein de l’art des arts spéciaux qui ont la prétention de marcher à part et de traiter d’égal à égal avec les autres genres ; lorsque, à l’aide du raffinement des procédés techniques, l’artiste s’occupe à reproduire une mouche sur une feuille de façon à inquiéter le spectateur, et quand le vulgaire ébahi proclame devant cette toile le triomphe de l’esprit humain, n’est-ce pas en réalité l’agonie de la peinture ? Parmi les artistes qui triomphent ainsi de la nature, l’école flamande en cite un très apprécié de son temps, qui peignait exclusivement des bas, encore fallait-il qu’ils fussent bleus. En vérité, était-ce là un peintre ? pas plus qu’un faiseur de rébus n’est un poète.
L’admiration unanime des artistes et du monde lettré consacre le commencement du seizième siècle comme l’époque de perfection de la peinture. L’état de l’art à cette époque sera donc pour nous son état normal, les limites dans lesquelles il se renfermait alors sont ses limites légitimes, le genre qui dominait reste le genre central. À mesure que d’autres genres s’en détachent pour s’en éloigner, ils s’éloignent des véritables conditions de l’art. Tout ce qui a la prétention, par idolâtrie pour l’unité religieuse, de remonter plus avant que cette époque vers les temps où pèse sur les arts plastiques le joug absolu de l’architecture et du culte, rétrograde du côté de l’enfance. Tout ce qui pense enrichir l’art en permettant à la fantaisie individuelle de créer autant de genres indépendants qu’il y a de classes d’objets matériels à imiter dans la nature précipite l’art vers la décrépitude.
À ce moment classique qui porte le nom de Raphaël, la peinture de genre est inconnue, le paysage lui-même n’existe pas encore comme art distinct. La fresque et le tableau coexistent et se modifient par les qualités l’un de l’autre. La peinture murale a pris plus de mouvement et de variété, le tableau garde quelque chose dans son style de la précision sévère et de la sereine majesté de l’architecture. Telle est cette époque centrale dont le Vatican conserve les merveilles pour l’enseignement des peintres de tous les âges. Suivre cet enseignement est-ce s’imposer les mêmes sujets, le même coloris, la même manière de poser et de draper les personnages ? Non certes, nous ne recommanderons jamais aux artistes de se faire copistes. Suivre la tradition des maîtres, c’est soumettre son propre génie aux mêmes lois générales, circonscrire son art dans les mêmes limites, parce que ces lois et ces limites sont éternelles.
Aux époques où, en l’absence de toute grande pensée, un art se fractionne en genres aussi étroits et aussi multipliés que les fantaisies des sens, il est fatalement poussé à sortir de ses limites. Alors se manifestent entre les arts ces unions adultères, cette promiscuité, symptômes de la ruine dernière de tout sentiment du beau chez une nation.
En signalant ces résultats funestes, l’histoire aide la théorie à consacrer dans les arts l’unité du but et la diversité des moyens. Ce n’est point un sentiment plus vif de l’unité qui, à des époques telles que la nôtre, pousse les artistes à franchir les bornes légitimes de leur art, c’est, au contraire, un oubli complet du but de l’art en général, et le désir de stimuler les sens blasés faute de pouvoir parler au cœur.
Les artistes qui visent au but véritable ne se perdent pas à la recherche de moyens nouveaux et étrangers à leur art ; pour trouver ces moyens, il faut se détourner de sa route et les chercher dans les chemins de traverse. Or l’artiste qui obéit à une vocation puissante, qui subit l’appel irrésistible de l’idéal, qui a soif du beau, n’a pas la pensée de se détourner et de s’arrêter pour puiser à des sources étrangères. Mais celui-là est exposé à confondre les moyens, qui n’a qu’une notion confuse du but.
Comment pourraient suivre dans l’art une voie droite ceux qui ne savent pas bien si l’art s’adresse aux sens ou à l’âme ; ceux qui hésitent entre ces deux théories : l’art est une contrefaçon de la nature, une imitation du monde matériel ; l’art est la manifestation du beau invisible, l’expression de l’idéal. L’art matérialiste ne cherche qu’à produire des sensations agréables, n’importe par quels moyens ; or le monde des sensations et des appétits est de sa nature un monde désordonné, et le désordre est le contraire de l’art. Le monde de l’esprit est, au contraire, celui des lois fixes, des règles immuables, de l’harmonie. L’art spiritualiste, pour se conformer à ces règles, n’a qu’à suivre sa propre pente ; et ces règles le mènent infailliblement vers le beau.
Là seulement, au sein du beau, se confondront les routes diverses qui nous y conduisent ; c’est de ce centre générateur que rayonne, c’est vers lui que converge l’idée de l’unité des arts ; en dehors de ce centre, la diversité règne parce que c’est le relatif et le fini qui commencent. Cette source infinie où résident dans leur essence toute beauté, toute sagesse et toute vie, vous n’avez pas besoin que je vous dise son nom. Cette beauté qui jamais ne sera pleinement aperçue en ce monde, c’est elle dont les arts sont appelés à nous manifester chaque jour une face, une perfection nouvelle. Celui-là est le but commun de tous les arts, qui est lui-même l’éternel artiste. À lui seul appartient d’unir dans une même création tous les éléments du beau, de confondre sous sa main tous les arts dans un art général ; de mêler dans une œuvre la couleur et le mouvement, la forme et la mélodie, parce que lui seul dispense le don mystérieux de la vie.
L’art peut tout imiter dans la nature, il peut reproduire tout ce qu’il est donné à l’homme de sentir et de concevoir, excepté la vie. Je me trompe, et je mets des bornes trop étroites à la noble puissance de l’art ; il est vrai que l’art de saurait douer de la vie sensible les œuvres de ses mains ; mais il fait plus, il pénètre victorieusement dans notre cœur, il embrase, il alimente, il agrandit en nous par l’enthousiasme du beau le foyer de la vie morale, et, selon les paroles du divin Platon, il fait croître dans notre âme les ailes qui l’emportent vers le principe de toute vie.
II. Union de la métaphysique à la poésie.
— L’œuvre de Ballanche —
I
Quand les pensées d’un philosophe ou d’un artiste sont à la fois si justes et si imprévues, qu’elles nous frappent comme une expression spontanée de la nature des choses, nous sentons que de telles vérités n’ont pas été lentement amassées par l’étude, et nous ne saurions voir dans le monument qui les manifeste le produit d’une intelligence isolée. Des enseignements si neufs et si féconds nous semblent communiqués d’en haut par une voix dont le poète ne fait que nous traduire les paroles. Aussi avons-nous fait un nom mystérieux pour distinguer ces penseurs originaux des écrivains dont le talent se réduit à mettre en œuvre les données de l’expérience, et dont les idées attestent plutôt la souplesse de l’intelligence que l’action souveraine de la raison. Nous appelons ces hommes naïfs et clairvoyants des hommes de génie, comme s’ils étaient possédés par un être invisible, comme s’ils avaient pour hôte familier un esprit supérieur à l’esprit humain. Ainsi plus une création est originale et puissante, plus elle témoigne d’une féconde énergie, et moins elle nous paraît personnelle à l’homme. Par une loi universelle, l’instinct de la foule en face des œuvres du génie remonte vers l’auteur, vers le dispensateur suprême de la force et de la vérité. Par une autre tendance également significative, nous aimons à nous représenter ces esprits puissants et lumineux comme des cœurs chaleureux et purs ; nous sentons si bien que le cœur est la source primitive de la pensée ! Une belle vie nous paraît la condition indispensable d’un beau génie ; sous le talent nous supposons toujours la vertu. Dans notre curieux empressement pour les hommes dont la grandeur intellectuelle nous étonne, nous désirons connaître leur existence tout entière ; nous cherchons à nous en expliquer toutes les circonstances, à en faire disparaître toutes les ombres, à trouver enfin leur vie aussi exempte de fautes que nous voyons leurs œuvres exemptes d’erreurs, en un mot, nous voulons pouvoir les aimer autant que nous les admirons.
Si l’on doit honorer de ce nom de génie le penseur original qui atteint la vérité par une clairvoyance naturelle, à qui les principes apparaissent directement, et dont les idées sont vérifiées par les faits sans avoir été suggérées par l’expérience, l’harmonieux écrivain chez qui le style, dans sa beauté spontanée, dérive du fond de la pensée aussi bien que la pensée elle-même dérive de la nature des choses, nous pouvons dire qu’il n’y a pas eu de notre temps un génie plus vrai, plus complet, que celui de Ballanche. Toute intelligence suffisamment préparée qui aborde ses écrits y reconnaît cette inspiration impérieuse, et pour ainsi dire fatale, qui contraint l’auteur à se décharger d’un fardeau d’idées imposé d’en haut ; ce sens divinatoire qui met sur les lèvres du poète comme sur celles des sibylles des paroles si pleines de l’esprit des choses, que celui qui les profère ignore parfois toute leur portée.
L’unité, l’homogénéité parfaite du système, cet autre caractère des penseurs originaux, se rencontre à un rare degré dans l’œuvre de Ballanche. La diversité des événements dont il est témoin, leur contradiction apparente, n’a jamais rien changé au fond de ses idées ; sa pensée reste toujours d’accord avec elle-même, et son style d’accord avec sa pensée. Les faits l’instruisent, l’exercent, le développent, mais ne lui révèlent rien qui ne soit renfermé d’avance dans ses principes. Sa vie si noble et si paisible nous offre la même unité que son œuvre. Pendant une longue carrière, il est aussi constant dans ses croyances que dans ses mœurs et ses amitiés ; il ne nous laisse pas plus de changements à expliquer que de taches à couvrir.
Ce n’est point cependant à la solitude que ce sage des anciens jours a dû l’unité parfaite de sa vie ; l’isolement est souvent funeste aux penseurs, et engendre cet esprit exclusif qu’on pourrait appeler l’égoïsme de l’intelligence. Entouré d’amis illustres, Ballanche vécut au centre même du mouvement des idées ; il étudia tous les systèmes avec curiosité, avec sympathie ; mais aucune école n’exerça d’influence directe sur ses idées, et il n’appartint jamais qu’à sa propre inspiration. Sa pensée fut indépendante et spontanée, comme sa vertu fut naïve et sans effort.
Cette harmonie du caractère et du talent est déjà un indice de la supériorité de l’un et de l’autre ; elle prouve qu’un homme a suivi la loi de sa nature, sans exagération comme sans faiblesse ; qu’il a possédé le premier attribut du génie, la sincérité. Chaque œuvre de l’intelligence devrait s’offrir comme un fruit nécessaire de l’esprit qui l’a conçue ; le livre devrait témoigner que l’auteur n’a pas été libre de parler un autre langage, qu’il a été poète, historien, philosophe fatalement, en vertu de cette obsession intérieure que Dieu n’exerce en nous qu’à travers les vérités utiles et les généreux sentiments.
Jamais le déplorable talent de produire sans inspiration n’a été plus commun que de nos jours. La facilité abonde, la spontanéité est rare, la conviction est absente. Quel sera donc le mobile de ces travaux exécutés en dehors de toute croyance, de toute émotion profonde ? ce ne peut être l’entraînement des idées, ni même la recherche de la forme : elle suppose l’amour désintéressé du beau. Tous ces écrivains à qui la vocation ne commande pas, mais qu’entraîne la vanité ou le hasard, travaillent sans règle comme sans idéal ; leur seul but, leur seule règle, c’est le succès ; c’est une popularité dont l’essence est la vulgarité, et qui fait la condamnation d’un artiste ; car, dans les conditions actuelles de l’opinion et de la publicité, c’est surtout par ses défauts qu’une œuvre devient populaire.
Rien n’est plus facile à surprendre que l’admiration d’un public sans études, sans croyances, et qui ne demande qu’à être amusé ; il recherche avidement tout ce qui lui retrace sa propre nature, tout ce qui flatte ses passions sans grandeur, et ses préjugés sans noblesse. Aux écrivains qui veulent satisfaire ces goûts, un peu d’adresse suffit ; mais ils doivent renoncer à la fois à toute élévation dans les idées, à toute sévérité dans la forme, à tout idéal.
Il est, au contraire, des hommes condamnés d’avance à ne jouir jamais de la sanction populaire, par la hauteur même des qualités qui honorent le plus l’artiste, par la nouveauté, par la profondeur de leurs conceptions, par la dignité de leur style. Ces hommes n’ont rien concédé aux préjugés de la foule, et rien refusé à leurs propres convictions ; ils ont obéi à tous leurs sentiments, mais n’ont jamais caressé aucune passion. Jamais ils ne s’écartèrent de la région sereine où l’inspiration les guide, prêts à introduire les esprits attentifs dans ce sanctuaire, mais refusant de descendre eux-mêmes dans le tumulte et les ténèbres qu’habite la multitude. Autour de ces écrivains qui ont poussé jusqu’au scrupule le respect pour la dignité de la pensée, il se fait d’ordinaire un silence dénigrant, au milieu duquel la légèreté conspire avec la malveillance contre leur renommée. Leur aspect sérieux ne promet pas aux lecteurs oisifs cette facile distraction qu’on demande aux œuvres littéraires ; leur élévation les a bien vite fait taxer d’obscurité. En vain leur langue sera pure et sévère, leur style ferme et transparent, en vain leurs idées s’enchaîneront dans la plus intime cohérence, en vain même leurs compositions seront pleines de grâces et de sentiment, il suffit qu’on les ait une fois accusés d’être obscurs et métaphysiques pour qu’ils soient à jamais classés en dehors de tout ce qu’il est possible de lire sans effort et sans ennui. Cette accusation d’obscurité qui menace toute conception élevée et philosophique est particulièrement à redouter en France ; c’est l’anathème le plus irrémissible jeté sur un écrivain.
Pour plaire à des esprits ainsi disposés, il faut se préoccuper de leurs idées beaucoup plus que de sa propre inspiration, et rechercher l’effet avec plus de soin que la vérité. En même temps, comme le succès de l’œuvre, devenu désormais le seul but de l’artiste, se complique souvent de la façon dont la personne même de l’auteur est jugée dans le monde, il devient souvent indispensable pour lui de composer ses manières et toute sa vie comme il compose ses ouvrages, en vue de l’effet ; sa bienveillance, sa générosité, sa modestie, sont artificielles comme son inspiration.
Cette fidélité aux lois propres de sa nature, qui est le premier devoir du génie, la spontanéité naïve, l’oubli de tout ce qui mène au succès, et avec cela le travail scrupuleux, la recherche patiente de la perfection, toutes ces qualités si rares, nul écrivain ne les présente à un plus haut degré que Ballanche. Nul n’obéit plus fidèlement que lui à sa conscience littéraire, nul ne composa moins sa personne en vue du monde. S’il a été plus grand que sa renommée, on peut dire que c’est par une prédilection réfléchie pour cette gloire silencieuse, mais solide, qui se fonde sur l’admiration du petit nombre des bons esprits. Il ne voulut donner à plusieurs de ses ouvrages, aux plus importants peut-être, qu’une demi-publicité. Pareil à ces initiateurs antiques dont il avait si bien pénétré les doctrines mystérieuses, il aimait à réserver son enseignement aux intelligences suffisamment préparées. Il sentait si bien lui-même qu’il distribuait une doctrine au lieu d’offrir un amusement, que, malgré les grâces de son imagination, les charmes de son langage, dont la douceur attirerait les plus simples des hommes, il modérait d’avance l’empressement de la foule qui aurait pu envahir l’entrée du temple, et troubler par des applaudissements la majesté sereine des discours du pontife. Il ne voulut pas que son nom franchît prématurément plusieurs degrés d’initiation à la gloire ; aussi ce nom n’a-t-il rien à craindre du temps.
II
Pierre-Simon Ballanche naquit à Lyon en 1776. Dès sa jeunesse, et même dès son enfance, il subit l’épreuve des souffrances du corps, il connut la maladie et ses langueurs, plus tristes encore à cet âge où l’être humain aspire à la vie avec plus d’intensité. Grâce à une rare énergie de volonté, cette époque fut néanmoins pour lui remplie de sérieuses études, d’immenses lectures dont tous ses écrits devaient porter la trace. Il n’y eut pas d’années perdues pour son progrès moral. En même temps qu’une retraite forcée l’aidait à accumuler des trésors de savoir durant les années si souvent employées à dissiper les richesses du corps et de l’âme, il recevait cette éducation de la douleur physique, qui augmente souvent aux dépens des forces du corps la délicatesse de perception des organes intérieurs. À l’époque où l’esprit prend ses habitudes, cet état constant de maladie influa beaucoup sur la nature du génie de Ballanche. C’est d’après sa propre expérience qu’il a pu écrire du personnage d’Hébal : il lui semblait que l’atmosphère fût l’organe général de ses propres sensations ; et tous les troubles qu’elle éprouvait, il les éprouvait lui-même comme s’ils se fussent passés en quelque sorte dans la sphère de son être. Les douleurs et l’affaiblissement du corps, en diminuant chez un écrivain la puissance et la promptitude de l’exécution, celles des qualités de l’artiste qui dépendent le plus de l’état des organes extérieurs, augmentent peut-être la clairvoyance de l’esprit, l’étendue et la finesse des conceptions. Dans le monde de l’art et de la philosophie, il y a aussi de ces phénomènes de double vue, pareils aux faits magnétiques, et qui s’allient souvent comme eux à un état maladif du système physique. On rencontre notamment chez les hommes supérieurs qui se préoccupent des grands problèmes historiques une faculté particulière qui rend leur esprit contemporain des temps écoulés, indépendamment même des études qu’ils ont faites pour les connaître. Ballanche possède cette double vue historique au plus remarquable degré. Ce n’est pas sans une liaison intime avec sa propre nature qu’apparaissent si souvent dans ses écrits les figures des devins et des sibylles antiques. Il a lui-même, dans sa personnalité de poète, grandiosement rêveuse et pénétrante, quelque chose de fatidique et de sibyllin. Chez Ballanche, une âme à laquelle les impressions semblent arriver à la fois de tous les temps, un sens divinatoire mêlé à une nature tendre et douce, constituent d’une manière bien prononcée l’élément féminin du génie, manière d’être tout à fait analogue à celle qui attirait plus particulièrement sur des femmes le don de vision et de prophétie. Sans nul doute, l’auteur d’Hébal a peint sa propre nature dans ce personnage doué d’une intuition si pénétrante. Les conditions particulières de la pensée, l’éloquence paisible et les grâces mélancoliques de son style, il les dut à ses longues douleurs physiques subies avec une patience inaltérable, sous les yeux d’une mère pieuse, douée comme son fils d’une sensibilité exquise, et qui l’entourait de la plus tendre sollicitude.
Ces années de maladies et de retraite coïncidèrent avec le siège de Lyon et le fort de la Terreur. L’aspect de ces événements formidables, au milieu desquels s’accomplissait une immense rénovation sociale, agit d’une façon déterminante sur la direction d’esprit du jeune Ballanche ; il a dû ses premières, ses plus profondes émotions, non pas à des événements personnels, mais à de grands faits politiques. Plus tard, quand son talent aura mûri, après une assez longue phase d’impressions individuelles nécessaires pour le compléter, nous le retrouverons possédé tout entier par l’inquiétude des destinées sociales et consacrant sa vie à déchiffrer la redoutable énigme que propose de nouveau à chaque siècle le sphinx de l’humanité.
La première œuvre de sa jeunesse, écrite durant sa maladie et au milieu de Terreur, fut une composition historique déjà caractérisée par le choix d’une perspective lointaine et mystérieuse. C’est un récit épique du siège de Lyon. Le poète s’est placé pour le faire à quinze siècles de date après l’événement, afin de pouvoir revêtir à son gré son époque de tout le prestige de l’antiquité. Le manuscrit de cette curieuse composition est depuis longtemps perdu, et l’auteur, sur son lit de mort, exprimait encore le regret de cette perte.
Le jeune Ballanche, comme toute sa famille et toute la bourgeoisie lyonnaise, avait accueilli avec enthousiasme les promesses de 1789 ; mais il voyait avec horreur les excès et les désordres qui accompagnaient la Révolution. Son père, riche imprimeur, était sur le point d’expier sur l’échafaud ses opinions royalistes ; il fut sauvé par ses ouvriers, qui vinrent en masse le réclamer à la barre, en affirmant que le citoyen Ballanche avait toujours été leur père. C’est une circonstance notable dans la vie d’un homme de génie, que la tradition au sein de laquelle il a été élevé. Les grands esprits qui défendent aujourd’hui avec le plus de puissance et de ferveur les idées d’avenir sont nés au sein de l’opinion qui respectait, qui défendait le passé. Pour posséder un sentiment juste et complet des destinées sociales, il faut d’abord avoir compris les époques finies ; pour bien les comprendre, il faut les avoir aimées. Les hommes dont la vie intellectuelle commence par la négation des anciennes croyances se condamnent presque toujours à rester injustes et passionnés. Pour qui ne veut pas la commencer à sa première page, l’histoire reste un livre fermé. Ce génie de Ballanche, si progressif, si clairvoyant, si amoureux de l’avenir, nous pourrions dire si prophétique, s’est formé à l’école des vieilles traditions.
III
Dans le même temps où commençaient à s’apaiser les tourmentes de la Révolution, la santé du jeune penseur se raffermissait à la suite de l’opération terrible du trépan, supportée par lui avec une si grande force de caractère, que, au moment où le fer agissait sur la tête du malade, des dames qui causaient dans la chambre ne s’en aperçurent pas. Il devint dès lors le centre d’une petite société littéraire qui se réunissait à Lyon dans la maison de son père ; elle avait pris pour devise Amicitiæ et litteris. De beaux talents s’y développèrent parallèlement à de belles amitiés que la tombe seule a vues finir. Là commencèrent les Ampère, les Camille Jordan, les Dugas-Montbel, les Degérandob, toute une pléiade qui devait illustrer les commencements de ce siècle. Dans la diversité de leur vie et de leurs travaux, tous les hommes de cette époque conservèrent des tendances communes, trop frappantes chez chacun d’eux, et trop générales chez tous, pour qu’il ne soit pas permis d’y voir un constant apanage de l’esprit lyonnais. Un spiritualisme élevé, un sentiment religieux à la fois indépendant et pur, une droiture naturelle, une conscience scrupuleuse dans la conduite et dans le travail, une simplicité, une bonté naïve, telle est la physionomie commune à ces nobles penseurs. Jamais, à Lyon, ne se sont perdues les habitudes d’un mysticisme tendre et rêveur, exalté même, non plus que celles d’une infatigable charité. On est souvent conduit à se souvenir que les fondateurs spirituels de la cité furent des disciples de Jean le bien-aimé, l’apôtre des hardis commentateurs et des croyants mystiques. Les conditions particulières du site et du climat favorisent dans cette ville les rêveries vagues, mais grandioses. La vie de famille y maintient la droiture dans les cœurs, la simplicité et le sérieux dans les habitudes. Lorsqu’une imagination prompte et brillante manque à ces hommes littéraires, la conscience ne saurait leur manquer, leur âme reste supérieure à leur talent.
Ce fut au milieu d’un tel cercle d’amis que Ballanche essaya sa jeune imagination. Le souvenir s’est transmis jusqu’à nous d’une Inès de Castro, accueillie par des larmes unanimes. Aujourd’hui perdue, cette composition n’a jamais été imprimée ; elle fut condamnée par l’auteur avec la même sévérité de goût qui l’a porté à retrancher de ses œuvres un autre essai, lu dans la même réunion, et publié peu après, en 1801 ; c’est le livre du Sentiment considéré dans ses rapports avec la littérature et les arts. Placée en regard des ouvrages de sa maturité, cette tentative juvénile aurait rompu la grandeur magistrale de l’ensemble. L’essai n’en mérita pas moins qu’un juge bien compétent, Charles Nodier, l’appelât dans les journaux d’alors une ébauche de Michel-Ange. À dire vrai, ces commencements de l’auteur d’Orphée ne renfermaient pas un présage aussi sûr que les premières œuvres des autres écrivains illustres de notre temps.
Mais, à ce premier essor, si on ne peut rien présumer encore de la grandeur qu’atteindront les ailes du cygne, on comprend déjà vers quelles régions son instinct l’entraîne. Il incline vers les contrées rêveuses, où l’âme se recueille et s’écoute elle-même, non point dans une égoïste contemplation de ses propres douleurs, mais avec une large sympathie pour les épreuves et les souffrances universelles. Les rois de la pensée dont il fréquente avec le plus d’amour les royaumes lumineux, c’est tour à tour Virgile et Fénelon, Racine et sainte Thérèse, Pascal et Rousseau, Euripide et Job ; tous ceux qui ont eu des destinées humaines la révélation la plus mélancolique et, en même temps, la plus consolante dans sa tristesse. En effet, malgré tout ce qu’il rapportera des âges héroïques de la Grèce, du monde d’Homère et de Sophocle, malgré tout ce qu’il ira chercher dans l’Orient sacerdotal et dans l’antique Égypte, à la suite d’Eschyle et de Platon, sa nature tendre et gracieuse, son imagination curieuse d’avenir, tiendront surtout de Virgile, ce prophète de la poésie chrétienne, de Fénelon, qu’il nomme quelque part le véritable fondateur de l’ère actuelle ; il aura du mélodieux apôtre de l’amour divin cette douce mysticité, ces charmes attendrissants que les plus fortes pensées empruntent quelquefois à la nature féminine, et qu’accompagne souvent un sens prophétique refusé à des âmes plus énergiques et plus ardentes.
Ne semble-t-il pas que Dieu fasse un partage bien distinct des dons de la force et de la grâce, et pour ainsi dire une division de sexe entre les génies qu’il a chargés d’illuminer alternativement chacune des faces de la vérité ? Ne rencontrons-nous pas dans le monde de l’art certains noms qui semblent marcher deux à deux comme des couples divins, comme d’harmonieuses antithèses reproduisant le contraste de ces deux clartés célestes dont les rayons descendent tour à tour sur notre globe ? Homère et Virgile, Sophocle et Euripide, Michel-Ange et Raphaël, Bossuet et Fénelon, Corneille et Racine ; d’une part, la grâce et la douceur ; de l’autre, l’énergique austérité. Ne retrouvons-nous pas les mêmes différences parmi les ouvriers sacrés entre qui les semences de la parole divine furent partagées, pour être répandues sur le champ du père de famille ; d’un côté, Pierre, le chef légal des apôtres, l’inflexible gardien du dogme inflexible ; de l’autre, Jean, l’exemple et l’appui des âmes tendres et hardies, qui puisent l’audace de leur exégèse dans l’excès même de leur amour. C’est ainsi toujours que les cœurs les plus aimants et les plus doux sont les plus ouverts aux pressentiments de l’avenir, et sentent les premiers comme des sibylles les tressaillements presque imperceptibles d’une époque qui va naître.
Homère reste enfermé dans le paganisme héroïque de la Grèce ; Virgile semble parfois guidé par une muse chrétienne. Tandis que Michel-Ange nous peint le Dieu des armées, le Jéhovah irrité de l’ancienne loi, Raphaël nous représente le Jésus souriant de la loi d’amour, la Madone sereine qui nous apporte le pardon et nous montre dans ses bras le Dieu clément de l’avenir. Ne voyez-vous pas, dans la manière puissante et sévère dont Bossuet interprète le passé, quelque chose qui rend toute transition impossible entre les âges qu’il raconte et l’avenir qu’entrevoit Fénelon ? Bossuet reste pour nous un Père de l’ancienne Église, nous l’admirons dans le mystérieux édifice des temps écoulés. Fénelon est notre contemporain, il a travaillé avec nous au livre des lois nouvelles, aux murs de cette Salente fraternelle où toutes les haines doivent s’oublier.
Ne pourrait-on pas, sans être taxé de préoccupation systématique, établir, à propos de Ballanche, un parallèle semblable entre le génie de la grâce et de la tendresse et celui de la vigueur et de la sévérité, dont l’un s’attache obstinément à ce qui n’est plus, et dont l’autre se tourne avec amour vers l’avenir ? Le violent théosophe que Ballanche lui-même a si fortement caractérisé du nom de prophète du passé ne représente-t-il, pas dans ses dissidences avec l’auteur de la Palingénésie, ce fécond antagonisme des deux sexes du génie, du pontife gardien des vieux mystères, et de la sibylle qui livre au vent les secrets de l’avenir ? M. de Maistre nous menace encore au nom du Jéhovah de Moïse et d’Isaïe ; il a oublié que sa foudre s’est éteinte dans le sang de l’agneau. Ballanche nous invite au nom du Fils de la Vierge, qui s’est offert en nourriture à tous les hommes. Ici le fougueux sectateur des sacrifices antiques réclame des victimes pour son Dieu farouche ; là, le doux hiérophante de la Ville des expiations admet le plébéien aux honneurs de la cité mystique, promet à tous l’initiation successive et le pardon qui doit rétablir les membres du Christ éternel dans leur primitive égalité. Dès les premiers écrits de Ballanche, cette mansuétude de cœur, ce mysticisme mélancolique et serein qui devait le rattacher à Virgile, à Fénelon, à tous les génies progressifs, se manifestent par les prédilections et les sentiments, mais dans un style indécis et vague, et sous une forme qui se cherche encore.
IV
Quelques mois après la publication de ce livre du sentiment, Ballanche, alors âgé de vingt-cinq ans, vint pour la première fois à Paris. Le Génie du christianisme occupait tous les esprits ; c’étaient dans leur magnifique éclosion les idées dont les germes confus s’agitaient dans l’âme du penseur lyonnais. Ballanche vit M. de Chateaubriand, et dès cette époque commença cette intime amitié de l’illustre père de notre littérature moderne avec l’aimable théosophe qu’il appelait naguère son vieux compagnon de route. Noble chemin qu’ils ont fait ensemble ! L’un, dont la splendeur incontestée servit de guide à toute la génération poétique de notre siècle ; l’autre, dont le rayonnement plus modeste dirige une tribu moins nombreuse, mais non moins fervente, et qui laisse aussi après lui des clartés qui ne s’éteindront pas.
Entre le livre du Sentiment et l’Antigone, qui parut en 1814, se placent, pendant que la jeunesse de l’auteur s’achevait à Lyon, huit fragments d’élégies. Les douleurs continuaient dans l’âme de Ballanche cette initiation à toutes les choses de la vie que la maladie avait commencée. Le chaste hiérophante qui devait nous dérouler les mystères des luttes sociales et des épreuves imposées aux nations devait avoir subi les épreuves du cœur et les luttes individuelles. L’homme qui ne les a pas connues portera toujours une vue incomplète sur les questions les plus indépendantes du monde des sentiments ; il sera trop porté à juger les hommes comme de simples idées, et abstraction faite de la vie du cœur, qui est leur véritable vie. Ces fragments, écrits en 1808, et dont un dernier morceau daté de 1830 nous donne l’interprétation, sont, dit M. Sainte-Beuve, des élégies en prose qui peignent avec discrétion et douceur les vicissitudes d’un noble attachement. Si ces huit fragments, ajoute-t-il, étaient en vers ce qu’ils sont en prose, M. Ballanche aurait ravi à M. de Lamartine la création de l’élégie méditative. Rien ne nous est laissé à dire après un tel éloge émané d’un poète délicat et profond, resté le maître de la critique moderne. L’époque à laquelle correspondent ces fragments acheva donc de former la personnalité tendre, indulgente et sympathique de ce philosophe qui devait élever à l’état de loi cosmogonique l’idée de l’éducation de l’homme par la souffrance, de son initiation à une vie supérieure par les épreuves et les luttes contre la nature et contre lui-même.
V
Dès 1811, Ballanche songeait à l’Antigone ; il l’écrivit au moment où il se relevait de ses douleurs sous une bénigne influence qui devait devenir le mobile suprême de sa destinée. C’est à Lyon, en 1812, qu’il rencontra pour la première fois, sous les auspices de son ami Camille Jordan,
celle qui a été vue comme une vive apparition de Béatrix
, c’est ainsi qu’il la désigne dans la dédicace de la Palingénésie, chef-d’œuvre de sentiment délicat et de beau style. Il avait des lors trouvé la paix immuable,
l’inaltérable sécurité du cœur dans cette noble affection qui a rempli sa vie, et qui devait rayonner à son lit de mort comme un présage doux et serein des régions d’amour et de grâce qui allaient s’ouvrir à ses espérances infinies.
Le poème d’Antigone parut en 1814 au moment de la Restauration. On voulut reconnaître dans la pieuse enfant d’Œdipe l’auguste fille des rois qui revenaient alors de l’exil ; mais toute allusion à ces hautes infortunes était loin de la pensée du poète ; il y avait plutôt comme un lointain souvenir de ses propres destinées dans l’amour sans bonheur, dans l’hymen impossible d’Antigone et du généreux fils de Créon. On ne serait pas plus fondé à voir dans le poème une arrière-pensée sociale. Ce n’est que très indirectement qu’il se rattache au système historique de l’auteur par son système de morale, par les idées d’épreuve, de solidarité, d’expiation, que Ballanche devait appliquer plus tard aux nations et à la masse de l’humanité. Le succès de ce livre fut aussi grand que légitime. S’il est demeuré l’œuvre la plus connue de Ballanche, il le doit au fait même de l’absence de tout symbolisme et de ces intentions philosophiques qui rendent la poésie moins accessible à toutes les intelligences.
Un rapprochement qu’il serait intéressant de poursuivre naît tout d’abord à l’esprit à propos de l’Antigone : ce poème en prose rappelle l’œuvre la plus populaire de Fénelon, le Télémaque. Les différences de forme, de couleur, d’intentions même que l’on remarque entre ces deux livres, représentent exactement la diversité de sentiment sur l’antiquité, ses mœurs, ses arts, sa poésie, qui divise notre littérature renouvelée de la littérature du dix-septième siècle. Ce serait sans doute juger l’œuvre de Fénelon d’un point de vue à la fois bien étroit et bien injuste que d’y chercher seulement une ingénieuse imitation de la poésie homérique. Rien n’est devenu plus facile que cette couleur locale appliquée de seconde main à des sujets pris tour à tour au moyen âge et à l’antiquité grecque ou romaine. Pour ne chercher que l’exactitude historique du costume et des détails, beaucoup d’œuvres de nos jours n’en sont pas historiquement plus vraies et perdent à ce jeu puéril toute signification morale. Un but beaucoup plus élevé qu’une reproduction du pittoresque antique inspirait le génie de Fénelon. C’est avant tout le moraliste, le politique, qu’il faudrait apprécier dans un examen approfondi du Télémaque, avec cette différence à l’avantage de l’illustre prélat, qu’autant la plupart de nos utopistes modernes sont rebutants de formes, inexpérimentés de style, fastidieux en un mot, autant leur prédécesseur est habile, attrayant, parfait. Quoique le Télémaque ait été écrit, surtout en vue de sa signification politique et comme cours de morale à l’usage d’un jeune homme destiné à régner, Fénelon ne pouvait être infidèle à sa nature de poète au point de ne pas chercher à orner ses préceptes de tout le charme littéraire que comportait la fiction qu’il avait choisie. Il y a mis en même temps tout ce que son époque pouvait savoir et sentir de la couleur et des mœurs homériques. Si l’écrivain moderne déploie un sentiment historique et poétique de l’antiquité plus profond et plus vrai, ce mérite tient à la fois aux progrès de l’esthétique et au caractère particulier du génie de Ballanche, qui semble avoir eu l’intuition des époques lointaines. Les deux siècles de notre littérature que l’on a surnommés classiques, et qui affectaient de suivre avec rigueur les traditions latines, étaient loin d’avoir pénétré si avant dans le sens de la mythologie et de l’histoire ancienne que ne l’a fait notre époque, tout en s’affranchissant des formes grecques ou romaines. À elle seule, l’Antigone nous en fournirait la preuve. Laissons de côté dans le Télémaque les allusions et les théories ; par elles Fénelon appartient à la politique ; il s’échappe de son siècle, non pour remonter par un essor rétrospectif aussi impossible que frivole jusqu’aux rapsodes héroïques de la Grèce, mais pour se placer parmi les promoteurs immortels de la rénovation sociale. À ce titre, il n’a pas besoin d’être un émule de Sophocle ou d’Homère, il est un combattant de nos grandes luttes d’idées, il est notre contemporain.
Le poème d’Antigone est loin d’être dépourvu d’idées philosophiques ; mais, par leur élévation et leur généralité, ces idées sortent de la sphère des théories politiques et sociales. Les destinées des individus, des familles, des nations, y sont jugées surtout du haut des lois cosmogoniques et religieuses relevant de la théosophie, En ceci, l’œuvre est plus conforme aux poèmes antiques qui renfermaient l’interprétation religieuse du passé et non pas des allusions au présent et des règles politiques pour l’avenir. Ajoutez que chez Ballanche le sens est plus souvent caché dans les faits eux-mêmes qu’exprimé dans des réflexions ; l’idée n’est pas préconçue et antérieure aux personnages du drame, mais l’action précède la pensée théorique qui n’exista pas d’abord indépendamment des personnages. En un mot, Ballanche a développé un mythe, Fénelon a créé une allégorie.
Tout est dit sur la pureté, sur la précision, sur l’élégance charmante du style de Télémaque ; on le considère avec raison comme un des chefs-d’œuvre les plus parfaits de la langue. La prose de Ballanche participe à ces grandes qualités. Nul écrivain moderne, par la netteté du contour, la correction, l’aisance, le naturel et la clarté de la phrase, ne reproduit mieux que lui le style du dix-septième siècle, et c’est particulièrement à Fénelon qu’il se rattache par la douceur et les grâces pénétrantes. Mais il faut ajouter que la simplicité, la hardiesse et l’ampleur de la forme dans Antigone, nous rappellent vivement les belles figures grecques de Sophocle ; tandis que le style de Fénelon est loin d’être exempt de cette afféterie qui a déteint jusque sur les beaux vers de Racine. Ainsi les époques les plus pures ne défendent pas leur style des modes éphémères et du mauvais goût. L’Antigone, à son tour, nous laisse apercevoir quelques légères traces de cette fausse manière inventée à la fin du dix-huitième siècle et perfectionnée sous l’Empire et qu’on nommait alors la prose poétique. Cependant, si cette fâcheuse époque a marqué sa date dans l’Antigone par quelques périphrases et par l’emploi trop fréquent de l’exclamation, cette méthode vicieuse n’y apparaît que juste assez pour nous montrer combien Ballanche a su s’en rendre indépendant à un moment où l’on ne croyait pas permis de traiter dans un autre style un sujet épique.
Que si nous laissons la question de style pour regarder à l’élévation, à la vérité des caractères, au relief des scènes, à la moralité, non pas à cette facile moralité des réflexions, mais à celle des personnages et des événements eux-mêmes, nous oserons faire la part encore plus belle à l’auteur d’Antigone. Ce n’est point parce que Télémaque et Mentor nous semblent deux figures très peu de leur époque, mais parce qu’ils apparaissent plutôt comme deux fantômes allégoriques qu’avec le relief de deux personnages vivants, et qu’ils sont loin dans tous les cas d’avoir la réalité humaine d’Œdipe et d’Hémon. Ce n’est pas non plus parce que Calypso et Eucharis tiennent moins de la Calypso et des nymphes d’Homère que des filles d’honneur de la cour du grand roi : si Calypso et Eucharis ne sont pas exactes comme nymphes grecques, elles sont vraies comme femmes, et cela nous suffit. Mais c’est que les personnages d’Antigone, s’ils sont plus de leur temps, plus exacts de mœurs et de langage, habitent aussi une sphère morale plus élevée ; leurs passions sont plus nobles, l’expression de leurs sentiments est plus grande et plus naïve. On s’étonne que celui des deux écrivains qui s’est renfermé le plus fidèlement dans les mœurs et les costumes de l’antique nous ait cependant montré les cœurs plus purs, l’amour à la fois plus chaste et plus attendrissant, le dévouement plus sublime, tout l’idéal enfin du christianisme. Pour être passionnées avec tout le raffinement de la cour de Versailles, Calypso et ses nymphes n’en paraissent pas moins obéir à la Vénus antique ; leur amour n’a rien de la délicatesse des sentiments modernes ; tandis que, par un beau privilège de la vraie grandeur morale, Antigone, en restant le type accompli d’une vierge chrétienne, n’a rien d’impossible comme fille grecque ; ce n’est pas sans doute l’Antigone virile de Sophocle, mais, si elle fût devenue l’épouse d’Hémon, qu’aurait-elle pu avoir de plus tendre, de plus chaste, de plus dévoué que l’Andromaque d’Homère dans les adieux près des Portes Scées ?
VI
Après la publication d’Antigone, Ballanche vint se fixer à Paris ; son cœur l’y attirait, et d’ailleurs sa pensée, qui aimait à fréquenter les âges écoulés, avait un égal besoin d’assister de près aux événements de son temps et de leur
appliquer ses théories. Un œuvre comme Antigone renfermait à son gré trop peu de doctrine, le poème de l’homme individuel usurpait là trop de place sur l’histoire de la race. Le mouvement politique de la Restauration, auquel Ballanche fut beaucoup mêlé non pas d’actions, mais d’affections et d’idées, fit éclore, en 1817, l’Essai sur les institutions sociales. L’auteur, tout en signalant avec une hardiesse et une bonne foi bien rare dans les luttes de partis le caractère éminemment transitoire de la Charte, qu’il appelle
une formule pour dégager l’inconnue
, agrandit les débats que ce compromis momentané suscitait entre les partis en rattachant chaque opinion à l’ensemble du système historique et cosmogonique qu’elle supposait. Les uns voulaient continuer une époque finie ; les autres demandaient un avenir sans racines dans les traditions, et tous, quoique d’une manière différente et à divers degrés, défiguraient le passé en transportant des faits et des idées qui ne peuvent appartenir qu’à d’autres temps. Ballanche fut le plus sage comme le plus sincère des conciliateurs, parce qu’il eut le sentiment le plus juste de ce passé dont il fallait s’affranchir sans avoir la folle prétention de le supprimer.
La question des origines plane sur toutes les questions sociales ; aussi chaque parti a-t-il son système sur les origines. Les uns, éblouis par ce fait qu’un contrat est devenu possible dans les temps modernes comme base fondamentale d’une société, croyaient avoir besoin de prouver que la société humaine n’a pu avoir d’autre origine qu’un contrat et qu’elle a son principe dans elle-même. De ce que l’intelligence émancipée de l’homme de nos jours peut modifier sa science, sa langue et sa religion, en réformant ses traditions, ils concluaient que l’homme avait pu faire lui-même dès le début sa religion, sa science et sa langue. Les autres, partant de cette vérité que la société et la parole sont aussi anciennes que l’homme, et dérivent d’une puissance antérieure à lui, en tiraient cette conséquence que l’homme n’a jamais le droit de défaire une société par laquelle il a été fait. M. de Maistre et M. de Bonald, les théoriciens de ce parti, soutenaient avec raison que l’état dit de nature est une absurdité, que l’homme est un être nécessairement social, qu’il a dû être doué dès son apparition en ce monde du sens social, c’est-à-dire de la parole ; qu’il y a donc une forme de société primitivement révélée à l’homme. Mais c’est précisément pour avoir moins bien compris que Ballanche la nature et les lois de cette parole primitive que MM. de Maistre et de Bonald n’ont pu admettre la légitimité des idées et des institutions modernes. Dans leur système, la parole primitive révélée à l’homme serait identique au langage actuel. C’est-à-dire que les signes ne désigneraient qu’arbitrairement les idées. C’est là aussi une opinion de leurs adversaires, avec cette différence que les premiers placent en Dieu cet arbitraire que les autres attribuent à l’homme. D’après Ballanche, la parole dans l’origine n’était pas seulement le signe de l’idée, mais était en quelque sorte l’idée elle-même. Cette théorie aurait besoin d’être longuement développée pour cesser d’être obscure. Ballanche l’a laissée en germe, mais le livre qui l’achèvera devra sa pensée mère à l’illustre théosophe. Voici comment il explique les transformations successives, les démembrements de cette parole originelle. À mesure que le langage primitif perd de sa puissance synthétique, que le signe est moins indissolublement uni à l’idée, il s’ensuit que ce signe exerce un ascendant moins nécessaire sur l’intelligence humaine, c’est-à-dire que la pensée commence à se produire dans l’homme indépendamment du signe primitif. Jusqu’alors la langue n’a pu être écrite. La première diminution de puissance de la parole traditionnelle coïncide avec l’apparition de l’écriture. Le langage écrit a été une première matérialisation de la pensée, l’imprimerie a achevé cette matérialisation. Le langage s’étant ainsi matérialisé, la pensée a dû lutter sans relâche pour rentrer dans cette indépendance, dans cette spontanéité dont elle jouissait lorsqu’elle a été intimement unie à la parole. À mesure que la parole séparée de la pensée s’est fixée davantage dans une sphère sensible, les efforts de la pensée ont augmenté de vigueur et de puissance pour secouer des chaînes qui devenaient de plus en plus pesantes, et nous sommes arrivés à nous passer du secours de la parole pour penser. L’esprit a pu se séparer complètement de la lettre. C’est l’ère des lois écrites en dehors de la parole traditionnelle, c’est aussi l’âge où l’intelligence peut posséder la lettre des choses sans en posséder l’esprit.
M. de Bonald, qui n’admet point que l’esprit puisse exister en dehors de la lettre, et que l’homme puisse penser sans le secours de la parole, c’est-à-dire de la tradition, fut conduit à nier la légitimité de ce mouvement d’émancipation de la raison humaine auquel Ballanche s’associe.
L’auteur des Institutions sociales, tout en concluant contre le dix-huitième siècle que l’homme a été créé dans la société et avec la parole, et que par conséquent il n’a pu inventer ni l’une ni l’autre, reconnaît avec les rationalistes que les sociétés humaines jouissent aujourd’hui de la possibilité et par conséquent du droit de s’organiser indépendamment de la tradition originelle et en vertu d’un contrat.
Le livre des Institutions sociales, l’œuvre la plus durable qui soit sortie des discussions d’alors, touchait à
tous les problèmes religieux, politiques, littéraires qui se présentent à une époque de rénovation ; pas un fait depuis trente ans n’est venu donner un démenti à ses prévisions d’une sagacité vraiment divinatoire, et les doctrines qu’il renferme, loin d’être épuisées, commencent à peine à se répandre. Les théories littéraires de Ballanche, qui ne s’y montrent, du reste, qu’accessoirement, ses idées sur la nature de la langue et de la littérature française, dépassent encore de beaucoup le niveau de la critique actuelle. Un an avant l’apparition de Lamartine, il prédisait l’École moderne et posait les bases d’une esthétique qui n’a pas été continuée. Homme de tradition et se rattachant lui-même par son style au siècle de Louis XIV, il allait au-devant d’une littérature nouvelle ; il écrivait en 1817 cette phrase que les novateurs oseraient à peine aujourd’hui : « Si nos chefs-d’œuvre littéraires n’étaient pas consacrés par une admiration traditionnelle, par une renommée continue, je pense que nous les apprécierions fort peu. »
Cette audace suffisait à elle seule pour que Ballanche fût repoussé par le parti qui avait alors la force de l’opinion, qui régnait même assez despotiquement, quoiqu’il fût en dehors du pouvoir. Le libéralisme de cette époque était profondément imbu de préjugés classiques, et, quoique Ballanche donnât, en définitive, gain de cause à la plupart de ses idées politiques, ce parti, fait pour la négation et la lutte, n’était ni assez éclairé ni assez tolérant pour adopter un philosophe qui tenait à l’école des traditions. Le livre des Institutions sociales fut peu compris ; il devint le manuel de quelques sages, mais il fut étouffé à l’envi par tous les partis politiques qui disposaient alors souverainement du succès littéraire. Cet ouvrage est le seul écrit didactique de Ballanche : dans toutes ses autres compositions, ses doctrines sont
développées sous forme de synthèse poétique, et ce fut là, de même que leur esprit impartial et conciliateur, un puissant obstacle à leur popularité.
VII
Malgré les tendances des philosophes et des poètes vers les régions paisibles de la théorie, malgré cet attrait mystérieux de l’avenir et du passé qui les emporte loin du présent, malgré cette double vue historique si éminente chez Ballanche et qui rendait sa pensée pour ainsi dire contemporaine de tous les âges, il était loin de se tenir, comme il arrive trop souvent aux esprits de la même nature, dans l’indifférence pour les faits et dans le dédain pour les choses de son temps. Nous le voyons, au contraire, ressentir très fortement le contrecoup de tous les événements contemporains. Aussi quelques-uns de ses écrits sont-ils par un côté des œuvres de circonstance sans être moins pour cela des œuvres de doctrine. Dans cette catégorie se rangent trois compositions de moyenne étendue : Le Vieillard et le jeune Homme, l’Homme sans nom et l’Élégie. Le vieillard de Ballanche cherche à détourner une jeune intelligence du culte acharné des idées vaincues, à l’arracher au désespoir social. Par le mélange de la discussion et des poétiques ornements, sa parole nous rappelle les grâces sévères des dialogues de Platon. La maladie qu’il veut guérir était alors commune dans la jeunesse ; il y avait, dans cette curiosité inquiète, dans cette tristesse même, quelque chose de généreux ; c’était une préoccupation des destinées sociales qui faisait taire les soucis et les besoins de la vie individuelle. Une pareille maladie de l’âme est rare aujourd’hui, et le divin vieillard aurait des plaies moins nobles à panser.
L’Homme sans nom et l’Élégie, contrecoup des Cent-Jours et de l’assassinat du 15 février, firent le principal succès de Ballanche auprès du parti qui retrouvait ses sentiments et ses formes de langage dans ces œuvres dont les tendances s’éloignaient cependant un peu de l’opinion monarchique. Par la généralité des points de vue et la couleur symbolique naturelle à l’auteur, ces compositions échappent à la vulgarité des écrits de circonstance, elles se rattachent à l’ensemble du monument de Ballanche et lui empruntent de sa durée.
L’Homme sans nom est un type de régicide, mais de régicide repentant. Le parti qui adoptait ce livre se faisait quelques illusions sur sa véritable portée. À travers les expressions monarchiques, et malgré la juste flétrissure imprimée au nom de l’équité naturelle au meurtre de Louis XVI, le fond des idées ne va pas moins qu’à faire considérer la mort du roi comme un fait historiquement nécessaire. Le régicide, c’est Œdipe fatalement meurtrier de Laïus et devinant l’énigme du sphinx social ; c’est Romulus meurtrier de Rémus et fondateur de Rome ; c’est enfin l’involontaire instrument de cette loi providentielle à chaque pas signalée dans Ballanche, en vertu de laquelle tout fondateur d’une cité, d’une civilisation nouvelle, d’un ordre de choses nouveau, comme on dit aujourd’hui, est nécessairement un meurtrier. C’est l’initié tuant l’initiateur, c’est la démocratie tuant la royauté qui a préparé son avènement. À ce point de vue, qui est incontestablement celui de l’auteur, l’Homme sans nom était au-dessus du succès de parti qu’il obtint. Au point de vue littéraire, cette transformation de personnages si voisins en figures symboliques est très discutable poétiquement, quoique philosophiquement vraie. Sans doute il y aura toujours un symbole dans les hommes historiques de tous les temps, car les lois du développement de l’humanité seront toujours identiques à elles-mêmes ; mais, par la même raison qui fait que les personnages contemporains ne peuvent pas être admis sur la scène dans un drame héroïque, il est encore moins possible de les revêtir du caractère mystique avec lequel nous apparaissent les héros de l’antiquité.
L’Élégie est remarquable par une tristesse vraiment prophétique qui renferme un pressentiment des fautes de la race royale, tout en déplorant ses malheurs. Le poète supplie, comme des ennemis de l’enfant qui n’était pas encore né, ceux qui veulent exploiter, dans une pensée de réaction, le crime qui le prive de son père ; c’est à eux qu’il demande de ne pas le condamner d’avance à l’exil, « qu’il n’ait jamais, leur dit-il, à saluer de loin la noble patrie de la gloire et des arts. Écoutez cette vérité inexorable qui dit : Sitôt qu’une dynastie cesse de représenter la société, sitôt qu’elle cesse d’avoir le sentiment de ce qui est, alors elle ne peut subsister devant la toute-puissance des choses, alors le fait divin n’existe plus pour elle, alors sa mission est finie »
.
Malgré cette indépendance d’idées, la position de Ballanche au sein du parti auquel ses affections le rattachaient nuisit à son succès populaire, autant peut-être que la nature trop philosophique de son esprit. Le parti opposé, qui s’était rendu maître de l’opinion publique et qui disposait du succès, mettait en pratique, avec une âpreté et une intolérance particulière, la tactique de toutes les sectes, décidées à ne reconnaître du talent qu’à ceux qui les servent.
VIII
Nous arrivons à l’œuvre principale de Ballanche, la Palingénésie sociale. Ce monument, peut-être le plus original, le plus entièrement à part dans les lettres françaises, est achevé comme ensemble de doctrines, il est complet pour les philosophes, quoique tout n’y soit pas encore rangé dans l’ordre et avec la perfection artistique que rêvait l’harmonieux écrivain. C’est comme une ville immense dont les temples et les palais sont déjà construits, et dont le fondateur voulait lier tous les édifices par une série de portiques. Le temps lui a manqué pour compléter ce magnifique enchaînement, mais son plan a été assez souvent tracé devant ses amis pour que des mains pieuses et fidèles soient en mesure de distribuer, dans l’ordre voulu par le maître, les colonnes et les bas-reliefs qu’il a lui-même sculptés. Dans l’état actuel de ses œuvres publiées, un seul des trois principaux poèmes constituant les trois grandes divisions de la Palingénésie a vu le jour dans son entier, c’est l’Orphée. Le second de ses ouvrages, la Formule générale de l’histoire de tous les peuples, appliquée à l’histoire du peuple romain, quoique terminée, n’a paru que par fragments, ainsi que la Ville des expiations. La Vision d’Hébal, le plus étonnant des ouvrages de Ballanche, a été tirée à un petit nombre d’exemplaires, distribués par l’auteur. Dans l’intention de cet écrivain si scrupuleux, les éditions actuelles de ses œuvres n’étaient que provisoires, il voulait consulter les bons esprits avant la publication définitive, non pas, comme quelques-uns l’ont conjecturé d’après son silence prolongé, parce que sa pensée hésitait et se cherchait encore, mais par un soin minutieux de la forme, par un rare et louable désir d’être aussi complet comme artiste que comme philosophe. La pensée de Ballanche n’a jamais rétrogradé ou procédé par bonds imprévus ; avec un sentiment de lui-même qui nous frappait davantage à cause de sa profonde et sincère modestie, il se rendait cette justice, quelques jours avant sa dernière maladie, qu’il était peut-être l’homme de notre temps dont la vie intellectuelle, dont les œuvres offraient le plus d’unité. Ce témoignage est strictement vrai. Nul penseur n’a été plus constamment identique à lui-même dans tous ses écrits.
L’édition projetée de la Palingénésie n’aurait différé que par une distribution plus symétrique et l’adjonction de plusieurs compositions nouvelles dont quelques-unes ne sont malheureusement qu’ébauchées. L’auteur avait songé à remplacer le nom de Palingénésie sociale par celui de Théodicée de l’histoire. Sous l’un ou l’autre de ces deux titres, l’œuvre de Ballanche paraîtra au complet et dans l’ordre qu’il avait réglé, c’est le devoir le plus sacré et la consolation de ses amis. L’inachèvement de quelques parties disparaîtra dans l’harmonie générale de l’édifice, comme il arrive pour nos grandes cathédrales, avec lesquelles cette vaste construction du philosophe poète a plus d’un rapport. La plupart des églises du moyen âge sont encore inachevées, et, par un merveilleux attribut de cette architecture inspirée du sentiment de l’infini, la beauté artistique et la signification symbolique de ces monuments n’en sont pas moins éclatantes.
Le poème d’Orphée est, dans la Palingénésie sociale, l’œuvre centrale à laquelle se rattachent les fragments raisonnés et les notes sur l’époque mythologique et cosmogonique. La période humaine que l’on appelle plus particulièrement l’Antiquité est interprétée dans la Formule générale, qui, malgré son titre, n’est rien moins qu’un écrit abstrait et didactique, mais présente en un drame très animé le tableau des diverses sécessions plébéiennes. Enfin, la Ville des expiations, qui correspond aux temps modernes, renferme avec les conclusions du système le plan d’un avenir ayant ses bases dans les faits mêmes de l’époque présente. Les divers chapitres compris actuellement sous le titre de Palingénésie doivent être répartis autour de chacune de ces trois compositions, sous forme de Prolégomènes généraux, d’arguments pour les divers livres et de notes. L’auteur laisse, en outre, la valeur de deux volumes de fragments manuscrits qui doivent entrer dans cette refonte de la Palingénésie et la compléter. Ces notes renferment les preuves historiques du système et donnent en général sous forme analytique et raisonnée les mêmes idées que le corps de l’œuvre présente dans une synthèse poétique. Elles attestent la plus vaste et la plus saine érudition. Car telle est la nature bien rare de l’esprit de Ballanche, que, si ses grandes vues historiques devançaient en lui le savoir et procédaient d’un instinct particulier, il n’a jamais partagé l’injuste dédain de quelques fondateurs de systèmes originaux pour l’érudition ; elle marchait en lui de pair avec l’inspiration, elle s’y mêlait et la fécondait, de telle sorte qu’on peut dire de lui que son érudition était inspirée et que sa spontanéité était savante.
La Grèce, l’Orient même et l’Égypte, étudiés dans leurs antiquités, lui avaient donné l’initiation historique ; mais son esprit était plus particulièrement attiré vers l’Italie
primitive : l’œuvre de Vico lui était familière. Il avait visité la péninsule italique avec ce coup d’œil de l’historien philosophe qui, pareil à celui du naturaliste et du géologue, ressuscite une époque perdue, à l’aide de quelques débris. Rome avait évoqué devant lui tout son passé. Il étudiait plus curieusement encore la Grande-Grèce et la Sicile ; il y suivait la filiation non interrompue de l’école italique, sur laquelle il émet des aperçus très neufs, en la rattachant à l’Égypte et à l’Inde. On comprend que s’il avait à donner lui-même sa généalogie intellectuelle, c’est à cette école qu’il remonterait de préférence, plutôt qu’à Platon lui-même, moins historique, moins traditionnel, moins oriental que Pythagore. Les fragments raisonnés de la Palingénésie seront sans doute consultés plus souvent par les philosophes que la partie poétique, quoique la pensée de l’auteur soit plus complète et plus vivante dans les poèmes. La somme d’aperçus nouveaux que renferment ces fragments est immense. Peu d’écrivains offrent, autant que Ballanche, des germes enveloppés encore, mais faciles à féconder. Ces questions accessoires, que l’auteur ne fait que poser en passant, sans avoir l’intention de les traiter, sont toujours présentées dans une forme qui met sur la voie de la solution. C’est ainsi que procèdent naturellement les génies synthétiques et poétiques. Les esprits analytiques n’aperçoivent d’abord les questions que par un côté, et les étudient seulement d’après les données de l’expérience ; les esprits synthétiques ne sont frappés par un problème qu’à la condition d’en pressentir en même temps la solution. La sagesse primitive procédait ainsi par une méthode toute semblable à celle du poète. La science actuelle professe l’emploi de l’expérience et du raisonnement, jusqu’à l’intolérance, jusqu’à refuser la valeur philosophique à toute idée éclose synthétiquement dans
l’esprit et formulée dans une expression concrète et poétique. Les philosophes eux-mêmes partagent ce point de vue avec les savants. L’école rationaliste de nos jours, quoiqu’elle ait renversé le sensualisme expérimental du dix-huitième siècle, n’admet au fond d’autre méthode que l’induction et l’expérience, et d’autre forme d’exposition des idées que la forme didactique. Cette école fait un reproche à Ballanche, par l’organe de M. Damiron, dans l’Histoire de la Philosophie en France, au dix-neuvième siècle, d’avoir choisi l’exposition poétique plutôt que l’exposition scientifique ; et comme l’auteur de ce reproche est obligé de reconnaître que, nonobstant sa forme, Ballanche est très nourri d’histoire et de psychologie, il pense que c’est par artifice que Ballanche ramène l’expression de ses idées aux formes de la poésie, à une inspiration qui ne semble pas pouvoir être naïve. M. Sainte-Beuve défend ici Ballanche, avec toute la supériorité de sa critique : « Nous croyons, dit-il, qu’il ressort de la biographie psychologique de Ballanche que ce n’est point par voie d’analyse ou de logique qu’il a composé l’ensemble de son système L’œuvre en lui s’est édifiée autrement. Il n’a pas été d’abord philosophe et métaphysicien, et ensuite poète ; sa conception et sa forme se tiennent de plus près, et ont une bien réelle harmonie… Les philosophies primitives de l’antiquité furent, sans contredit, intuitives, et se produisirent sous les voiles de la poésie, avec les accents de la muse ; refuserait-on entièrement aux époques de transformation, où le sens antique se réveille, et où aboutissent tous les échos du passé, de reconstruire à leur manière quelque chose de ces mystérieux monuments ? »
La sagacité de Ballanche avait prévu ces objections des philosophes de l’école ; aussi, pour les esprits didactiques, écrivait-il une foule de notes raisonnées sur ses poèmes. Il projetait même pour l’Orphée une espèce de dédoublement, comme une traduction, en idiome vulgaire, d’un oracle rendu dans la langue sacrée. À chacun des livres actuels devait s’adjoindre, sous le nom de livre-prose, une espèce d’argument très détaillé, dans lequel les idées incarnées dans les personnages et les expressions symboliques devaient être exposées en formules abstraites. C’est comme l’anatomie de sa pensée qu’il voulait présenter. Car il comprenait bien l’esprit moderne, et surtout l’esprit français, ennemi du symbolisme, et qui ne voit de philosophie que dans la logique, et de poésie que dans la forme. Si Ballanche, métaphysicien profond, historien, psychologue, a été lentement accepté comme penseur par les philosophes de l’école et les publicistes, c’est qu’il a fait vivre ses idées en de poétiques incarnations. Si, d’un autre côté, le peintre virgilien d’Antigone et d’Eurydice, l’imagination rêveuse et charmante, l’irréprochable écrivain, le poète naïf et inspiré, n’a pas conquis la popularité littéraire, c’est que ses tableaux recouvrent des idées profondes ; c’est que ses personnages représentent autre chose que des sentiments. L’union de la poésie et de la philosophie, qui fait son originalité et sa valeur, a nui à son succès ; car c’était là une innovation que l’esprit français acceptera difficilement.
IX
Après l’Orphée, et sous la double forme poétique et didactique, en y comprenant les prolégomènes et les notes, se présente la Formule générale, vaste épopée, embrassant les cinq premiers siècles de l’Histoire romaine, cette époque incertaine, dont le véritable sens était perdu du temps de Tite-Live.
L’évolution de l’humanité, dans le monde antique, commencée dans le mythe de Prométhée, donnant à l’homme la capacité du bien et du mal, se continue à travers celui d’Orphée ouvrant aux profanes la barrière de la société religieuse. Le plébéien romain, type de l’homme conquérant une à une toutes les facultés morales et civiles, poursuit la série des épreuves et la lutte du principe progressif de l’Occident contre le principe oriental et stationnaire, contre le patriciat. Dans les trois sécessions, le plébéien acquiert successivement : la conscience ou le sentiment de son individualité, et par conséquent une faculté, limitée il est vrai, de disposer de soi, une sorte de liberté personnelle qui ne peut être encore la liberté civile et politique ; plus tard, il acquiert la pudicité ou le mariage légal, c’est-à-dire le droit d’avoir un nom qui se transmette, le pouvoir du père de famille, un commencement de propriété et de droits politiques ; enfin, il arrache aux patriciens le partage de la dignité, c’est-à-dire l’égalité politique presque complète, l’aptitude aux diverses magistratures.
Comme épilogue de cette seconde partie de la Palingénésie, l’auteur projetait un épisode sur Julien l’Apostat, dernier représentant du monde antique en face du christianisme naissant. La scène de ce poème devait être à Paris, la ville appelée à devenir le centre de l’évolution sociale. Le plan de l’ouvrage existe seul dans les manuscrits de Ballanche, et la seconde partie de la Palingénésie se composera seulement de la Formule générale et de notes et prolégomènes très nombreux. Une œuvre également inexécutée devait ouvrir la troisième partie de la Palingénésie ; c’est une espèce de tableau poétique de la Révolution française, ramenée au point de vue de l’histoire générale et divisée en sept journées cosmogoniques. Il n’existe que de courts fragments de ces compositions, où, selon toute probabilité, l’Homme sans nom et l’Élégie devaient prendre place.
À la suite de ces écrits sur la Révolution française, se présente la Ville des expiations ; ainsi que de la Formule générale, il n’en a paru que des fragments : elle peut être considérée comme tout à fait inédite. La pensée de ce livre est la pensée généreuse et chrétienne de substituer, dans la société actuelle, l’initiation au supplice et à l’infamie, l’épreuve au châtiment ; elle part de ce principe, qui domine l’œuvre entière de Ballanche : c’est que toutes les substances intellectuelles finiront par être bonnes, car il est dans la nature de la substance intellectuelle d’être bonne. Maintenant que le christianisme a fait que la loi de solidarité est devenue une loi de charité, il est impie de frapper le coupable dans un but de vengeance pour la société ; c’est l’utilité même du prévaricateur qui doit être prise pour base des lois répressives. L’idée chrétienne du purgatoire est l’idée même de la société humaine, qui est, cosmogoniquement, la véritable cité des expiations. Toutes les villes primitives, étant fondées sur le droit d’asile, furent aussi, à la lettre, des villes d’expiation. La cité qu’entrevoit Ballanche est comme un immense pénitentiaire chrétien, où le châtiment n’est plus infligé pour l’utilité seule de l’association, où la peine n’est pas considérée comme efficace par elle-même, erreur dans laquelle est tombé M. de Maistre, mais où le coupable est amené par la charité sociale à se soumettre lui-même au châtiment ; car la peine ne peut effacer le crime qu’à la condition d’être acceptée par le criminel ; il faut que le coupable acquiesce lui-même au châtiment pour qu’il y ait expiation. Les trois derniers livres de la Ville des expiations sont, dans la pensée de l’auteur, l’utopie de la société moderne, l’avenir de l’Europe telle que l’ont faite ses institutions primitives et ses révolutions, ses doctrines anciennes et nouvelles, ses monuments d’art, de science et de poésie.
X
Un livre déjà célèbre parmi les penseurs, quoiqu’il n’ait reçu qu’une demi-publicité, sert d’épilogue à la Ville des expiations, et résume l’œuvre entière de Ballanche, c’est la Vision d’Hébal, une des plus étranges et des plus grandioses productions de notre littérature. Espèce d’extase intuitive en face de l’infini, cette vision embrasse, dans un regard instantané, l’universalité des temps. Le Voyant, appelé à traduire, dans la langue impuissante et successive des hommes, cette impression de l’éternité, conserve, dans son magnifique récit, toute la rapidité, toute la grandeur de son inspiration. Une telle œuvre ne peut s’analyser ; mais elle peut servir de guide pour résumer sommairement la doctrine de Ballanche.
Le fait capital de l’histoire intellectuelle de notre époque, c’est la réaction qui s’est opérée dans les arts, dans la poésie, dans la philosophie surtout, dans les sciences sociales, contre les idées du dix-huitième siècle. La raison de l’individu, ses droits, ses sentiments particuliers, tel était le point de départ des doctrines régnantes, lorsque parurent les penseurs de notre temps. On plaçait dans la volonté de chaque homme l’origine et la sanction du pouvoir politique ; dans son intelligence le criterium suprême de la vérité. En ce qui touche aux questions sociales, les conséquences de ce système engendraient un individualisme trop absolu, une exagération dangereuse de la sainte notion de liberté. Ces principes, destinés surtout à saper les anciens pouvoirs, ne renfermaient pas en eux le germe d’une autorité nouvelle qui pût établir entre les individus un lien social autre que la forme matérielle. Or il ne suffit pas d’assurer l’indépendance des personnalités, il faut que la philosophie pose les bases de leur association. Les droits de la société, par opposition à ceux de l’individu, les devoirs de chacun envers tous et de tous envers chacun, les moyens de coordonner les intérêts, de relier entre elles les consciences qui se débattent dans l’isolement : ces côtés de la question avaient dû être négligés durant la lutte en faveur des droits individuels. C’est sur ce point du problème que notre époque a surtout fixé son attention ; et, si un excès est à craindre pour elle, c’est plutôt l’exagération de l’idée de l’association et du pouvoir que celle de l’idée de liberté.
Les écoles les plus opposées, quant à leur point de départ philosophique et religieux, ont partagé cette tendance de la science de notre époque à renforcer les liens moraux et matériels qui unissent les hommes aux dépens de la personnalité, dont l’excès les isole. Ce sentiment plus vif de la solidarité a réagi en particulier sur les études historiques et sur la manière dont on appréciait le passé. De même que l’on sentait davantage la dépendance des hommes entre eux, on a mieux compris la dépendance des époques, le lien nécessaire qui unit le présent au passé, dans le monde des faits comme dans le monde des idées, dans la vie d’une nation comme dans la pensée d’un individu. On s’est convaincu que l’existence de la société est un fait antérieur à toute espèce de contrat social ; que l’existence des vérités fondamentales dans l’esprit de l’homme a précédé toute réflexion, toute spéculation philosophique ; il a fallu en conclure qu’il y a eu un fait primitif, extérieur et supérieur à l’homme, qui a donné cette impulsion originelle à la société et à la pensée humaine. Quel que soit le nom que l’on donne à ce fait, révélation, inspiration, cet acte primitif apparaît comme essentiellement divin. Dès son apparition, ce grand fait primitif engendre donc dans la société tout un ordre d’événements, dans l’intelligence tout un ordre de doctrines, dont l’influence se transmet nécessairement d’âge en âge et d’esprits en esprits. Cette transmission d’une doctrine primitive, antérieure dans l’humanité à toute expérience, à toute réflexion, ne peut avoir lieu en dehors de la société ; chaque homme ne la possède qu’à la condition de l’avoir reçue des autres hommes ; elle constitue ce qu’on appelle la tradition.
Entièrement niée par le dix-huitième siècle, la nécessité de la tradition fut également méconnue, de nos jours, par cette école éclectique, qui, pourtant, venait rétablir le spiritualisme dans la philosophie, qui démontra si admirablement le caractère impersonnel et divin de la raison, et qui a rendu tant de nobles services à la science morale. Si le rationalisme de cette école, si élevé qu’il soit, est insuffisant à rendre compte de tous les faits de l’âme humaine, il l’est encore plus à expliquer l’ensemble des faits sociaux et le mouvement de l’histoire. Une autre école surgit donc en face du rationalisme ; elle devait tenir compte des éléments qu’il négligeait, et prendre son point de départ ailleurs que dans la raison individuelle, c’est-à-dire dans la tradition. Cette école traditionaliste trouvait aussi sous ses pas un écueil que tous ses penseurs n’ont pas su éviter : c’était, en constatant tout ce que le présent doit au passé, tout ce que l’intelligence doit à la tradition, de vouloir transporter dans la société actuelle les formes de ce passé, de vouloir asservir trop complètement la raison à cette tradition.
L’honneur de Ballanche est d’avoir maintenu aussi fermement que personne les droits de la tradition, et, néanmoins, d’avoir tenu les portes de l’avenir grandes ouvertes, en face de la raison et du cœur humain. Ballanche n’admet pas que l’individu trouve par lui-même la vérité religieuse et sociale ; il reconnaît que l’homme la reçoit d’un initiateur ; mais, d’après lui, l’initiation est progressive dans ce double sens, qu’elle appelle chaque jour à la connaissance de la vérité un plus grand nombre d’individus, et qu’elle-même gravite chaque jour vers la plénitude de la vérité. Cette puissance initiatrice réside dans la société elle-même, entre les mains de qui fut déposée et s’accroît chaque jour la révélation primitive. Certaines nations vis-à-vis des autres nations, certaines classes vis-à-vis des autres classes, certains hommes vis-à-vis des autres hommes, remplissent ces fonctions d’initiateurs, et transmettent cette vérité sociale, qu’ils ont eux-mêmes reçue, et qui s’est augmentée entre leurs mains de la révélation journalière et incessante que Dieu fait à l’humanité. À l’origine des choses, le nombre des hommes qui possédaient l’initiation fut très restreint, à cause des conséquences du mal originel ; mais, à chaque nouvel âge, un moins grand nombre d’hommes est laissé en dehors de l’initiation, et l’initiateur lui-même embrasse dans son intelligence un plus grand nombre de vérités.
Cette doctrine concilie donc l’idée de la transmission nécessaire d’une vérité religieuse primitive, et l’idée du progrès de la société, l’idée d’un fait antérieur et divin, d’une action génératrice de Dieu, et d’une coopération de l’homme.
Telle est la pensée qui résulte du système cosmogonique et historique de Ballanche, résumé dans la Vision d’Hébal, dont nous allons tracer une rapide esquisse.
XI
Dieu antérieur à tout crée les essences intelligentes ; quand l’essence humaine fut détachée de la substance intelligente universelle, elle dut nécessairement recevoir, pour être elle-même, pour jouir d’une existence personnelle, le don de la responsabilité, c’est-à-dire la capacité du bien et du mal, la liberté. L’homme est une force libre qui peut agir sur le monde pour achever la création. Sa volonté est un destin, c’est-à-dire qu’en sa qualité de force libre, elle peut enfanter indépendamment de la Providence une série de faits opposés momentanément aux lois fondamentales de l’être. Le destin, dans le sens le plus étendu, c’est l’irrévocabilité d’un acte de volonté produit au dehors ; le destin est donc tantôt le résultat de la volonté divine, tantôt l’ouvrage de l’homme. En effet, dès le commencement, la force de l’homme essaye une puissance au-delà de celle qui lui est attribuée ; l’homme veut prématurément s’assimiler une existence supérieure, sa volonté rencontre dans les lois irréfragables de la Providence un obstacle invincible ; l’essence humaine a succombé à l’épreuve ; le mal apparaît dans la création. Mais la Providence rétablit l’harmonie de ses lois à l’instant même où cette harmonie est menacée ; le décret de déchéance renferme la promesse de réhabilitation ; l’être déchu et l’être réhabilité restent identiques. Cependant une succession d’épreuves nouvelles est imposée à cet être pour remplacer l’épreuve inconnue dans laquelle il a succombé ; l’unité brisée produit la succession ; le mal est dispersé dans la génération des êtres afin d’atténuer son immensité.
L’homme emprisonné dans des organes est partagé en sexes ; c’est-à-dire que les facultés humaines originelles sont divisées entre les individus qui doivent naître du brisement de l’unité, et cette division des facultés humaines, dont la séparation des sexes est l’emblème, devient le principe fondamental de la division des castes et des classes.
L’homme déchu est tenu de se reconstruire dans son unité ; par conséquent les castes doivent être abolies, le sexe passif doit parvenir à l’égalité avec le sexe actif, autant que le permettra dans ce monde la différence physiologique qui doit continuer d’exister.
Dans toutes les cosmogonies il est dit que la femme a introduit le mal sur la terre en induisant l’homme en tentation. C’est que la femme est l’expression volitive de l’homme, qu’elle représente dans le brisement de l’essence humaine la volonté, de même que l’homme représente la raison. Le rédempteur promis à l’homme à l’instant même de sa chute doit sortir de la femme, c’est-à-dire de la faculté volitive de l’homme. La réhabilitation de l’homme doit donc provenir de la volonté, plus que de l’intelligence.
L’essence humaine est enfermée dans des organes et divisée en sexes par suite de la chute primitive ; elle doit se reconstituer dans son unité pour s’élever à une existence supérieure, et, en même temps qu’elle accomplit ce travail sur elle-même, elle agit sur le globe où elle a été déposée. Le Créateur a combiné les organes qu’il lui a donnés pour ce double ordre d’action ; il a mis l’homme en possession de tous les instruments nécessaires pour accomplir sa destinée ; il l’a mis en possession de la parole, qui renferme toute la révélation, toute la science primitive ; de la parole, qui est la plus haute expression de la puissance de spontanéité dévolue à l’homme nouveau sur la terre. Le don de la parole est identique à la première initiation de la race humaine.
Par suite même de la division de l’essence humaine en sexes et par conséquent en castes, ce don de l’initiation primitive, de la parole, a dû être réparti inégalement entre les diverses castes constituant l’ensemble de l’humanité. Toutes ces classes, représentant les facultés diverses de l’essence humaine, n’étaient pas, à cause de leur nature même, capables de porter le même degré d’initiation. La répartition de la parole primitive est identique avec la répartition de la beauté, de la force, de la dignité, de la propriété primitive. Le travail de l’homme en ce monde, qui a pour but de reconstituer son unité primitive brisée par la chute, a pour résultat historique de faire disparaître cette inégalité de répartition de la parole primitive et par conséquent des droits et des aptitudes entre les hommes.
Ainsi, de cette distribution inégale de la parole, de la révélation primitive entre les castes humaines, naît le mouvement, la succession des temps historiques. Chaque nouvelle époque historique est marquée par l’accession de la dernière classe à un degré d’initiation supérieur : d’où la division du genre humain en initiateurs et initiés, identique à celle des patriciens et de plébéiens. Le patricien primitif fut celui qui le premier posséda le langage, la propriété, l’idée sociale, toutes choses indissolublement unies dans l’époque primitive. Le plébéien primitif fut celui qui fut reçu dans la société primitive aux conditions imposées par le patricien possesseur de la religion et du sol. Le patricien d’une époque fut le plébéien de l’époque précédente ; ainsi la patricien d’une époque historique fut le plébéien d’une époque héroïque, le patricien d’une époque héroïque fut le plébéien d’une époque cosmogonique.
La cité primitive fut un asile ouvert à des coupables, comme la terre elle-même est un asile expiatoire ouvert à l’homme déchu. Toutes les traditions nous montrent la cité primitive fondée par un meurtrier. Dans la Bible, Caïn, le premier meurtrier, fonde la première ville. D’après les mêmes traditions, le meurtrier primitif a versé le sang de son frère, de son père, de quelqu’un de sa race, son propre sang, en un mot, emblème de l’établissement de l’humanité elle-même sur la terre à la suite du fractionnement de son essence première par la chute. Partout encore le meurtrier mythologique est un fugitif d’une époque, d’une civilisation antérieure dont il emporte les traditions.
La plus grande inégalité règne dans la cité primitive. Le patricien est seul en possession des choses sacrées, du langage identique à la connaissance et de la propriété qui en est inséparable. Le plébéien doit arriver par une suite d’initiations successives à la participation de tout ce que possède le patricien. Cette participation sera conquise au milieu d’une lutte incessante entre le patriciat et les plébéiens, lutte qui forme tout le mouvement de l’histoire. L’initiation est volontairement accordée par l’initiateur patricien ou violemment arrachée par les plébéiens. L’initiateur, qui peut aussi recevoir le nom de médiateur et de rédempteur, est toujours victime dévouée et volontaire du don de l’initiation : tantôt c’est par le patriciat jaloux de ses droits qu’il est mis à mort, tantôt il est tué par les plébéiens à qui il donne l’initiation. Ainsi Prométhée, enchaîné par les dieux sur le Caucase en punition de la révélation du feu faite aux hommes, est le mythe de l’initiateur puni par les patriciens. Orphée, déchiré par les peuples de la Thrace qu’il vient d’arracher à l’état sauvage, est le mythe de l’initiateur tué par les initiés eux-mêmes, et c’est là le fait le plus général dans l’histoire. Gravitant par une série d’épreuves et d’initiations successives vers la participation complète des choses sacrées, vers l’égalité, le plébéien est le type de l’humanité elle-même appelée à se reconstituer.
Un moment doit venir où l’unité humaine sera recomposée, où il n’y aura plus deux cités dans la cité, une cité patricienne et une ville plébéienne. Le plébéien possédera la même notion des choses divines et humaines et par conséquent les mêmes droits que le patricien. Le christianisme est cette initiation suprême qui fait la révélation égale pour tous, qui est par conséquent la religion du plébéien, c’est-à-dire la religion même de l’humanité. L’accomplissement social du christianisme, tel devient donc le but de toute l’évolution historique.
La fatalité qui résulte de la déchéance va donc s’abolissant. D’abord l’homme a été absorbé tout entier par sa lutte contre les forces de la nature ; c’est l’époque antérieure aux temps historiques et dont Ballanche peint l’achèvement dans le poème d’Orphée. Ensuite vient la lutte de la liberté humaine contre le destin, c’est-à-dire contre les faits créés en dehors de la Providence par le mauvais usage que l’essence humaine a fait dès l’origine de la liberté. Enfin, au sein du christianisme et dans la personne du Christ initiateur suprême éclate l’accord de la Providence et de la liberté humaine. Dès lors la charité est substituée à la solidarité ; les sacrifices sanglants, la peine de mort et la guerre sont abolis, et la confarréation universelle, symbole des symboles, immolation perpétuelle et sans fin, sacrifice pacifique qui résume, complète et annule tous les autres, est la grande expression de la religion de l’humanité.
L’ancien monde a été la ville des expiations par le sang et la chair ; le monde nouveau sera la ville des expiations pacifiques, des épreuves par le sœur et par l’esprit. Le grand devoir des hommes de notre temps est donc de poser les fondements de cette cité en faisant passer la charité dans les lois. Mais ces sociétés modernes courent toujours, comme la société antique, le danger de voir dans leur sein l’initiation refusée, ou trop longtemps retardée par le pouvoir qui a succédé au patriciat primitif, et par conséquent de voir le peuple s’emparer violemment de l’initiation et franchir prématurément plusieurs degrés à la fois. Or la loi du développement successif veut que l’homme se rachète d’un degré franchi sans l’épreuve préparatoire. La chute originelle de l’homme n’est pas autre chose qu’un degré d’initiation prématurément franchi. Cependant la Providence finit toujours par rétablir l’harmonie, et les conquêtes de l’homme lui sont assurées.
Il n’est pas besoin, pour sortir de l’époque transitoire où nous nous trouvons, d’une révélation nouvelle, comme l’◀attendait▶ M. de Maistre. Les choses de notre temps, dit Ballanche, parlent un langage qui se fait assez comprendre et qui est aussi une révélation de Dieu. L’esprit rénovateur qui souffle sur le monde n’est pas un esprit différent de celui qui le créa et qui le meut dès l’origine. Ce nouveau monde de paix, de justice et de charité qui va surgir n’est que la floraison progressive et naturelle de l’ancien monde. Dans l’esprit de l’illustre théosophe, ce règne à venir de la charité n’a aucune ressemblance avec ces utopies de bonheur terrestre dont se repaît le matérialisme des sectes socialistes de notre époque. Malgré l’abolition du sacrifice sanglant, l’épreuve et la douleur ne seront point, ne peuvent pas être abolies. Ballanche ne promet ici-bas la félicité ni à la société, ni aux individus. L’homme n’a pas été mis en ce monde pour être heureux, mais pour être grand. D’ailleurs, la série des épreuves ne finit pas avec la vie, elle doit se poursuivre selon les besoins de chaque âme jusqu’à l’expiation, jusqu’à la purification la plus complète ; car il faut que toute créature parvienne à la perfection à laquelle elle est propre, à laquelle elle a droit par son essence même. Partout où il y a intelligence, il doit y avoir un degré quelconque de liberté ; il ne peut donc venir pour l’homme un moment où il n’y aurait plus lieu à mériter ou à démériter, aussi toute substance intelligente finira par être bonne d’une bonté acquise par elle-même.
Ce résumé de la Palingénésie est bien incomplet ; nous n’avons pu toucher à toutes les questions de métaphysique et d’histoire qui se trouvent résolues ou soulevées dans ce livre. Les expressions même de l’écrivain dont nous nous sommes servi garantissent du moins notre exactitude.
XII
Parmi les ouvrages déjà publiés de Ballanche, figure un Éloge de Camille Jordan, lu à l’Académie de Lyon. Cette appréciation d’un homme de bien, faite avec toute l’effusion de l’amitié, nous atteste toute la sagesse, toute la modération des sentiments politiques de notre illustre compatriote et le culte touchant et vraiment poétique qu’il avait gardé pour toutes les affections, pour tous les souvenirs de sa ville natale.
Ainsi les écrits de Ballanche nous le montrent à la fois poète, historien, philosophe, unissant le savoir du lettré le plus studieux à la clairvoyance, à l’inspiration du vates antique. Esprit vaste et vraiment universel, il avait néanmoins un goût trop exquis pour affecter l’universalité littéraire, prétention de nos jours trop commune. Quoiqu’il ait toujours porté sur les affaires de son pays cette attention passionnée que la grandeur des intérêts politiques commande à l’intelligence du penseur comme au cœur du citoyen, il resta pourtant étranger à la polémique quotidienne des partis. Esprit charmant et facile sous sa lenteur apparente, ayant vécu de la vie des affections, capable d’attendrir et de charmer cette classe de lecteurs que rebutent les œuvres trop sérieuses, il ne voulut pas chercher auprès d’eux la popularité.
Il aurait pu trouver dans un ordre supérieur ce renom d’universalité qui a tenté souvent les meilleurs esprits. Des goûts et des travaux qui n’ont eu pour confidents que ses amis attestent que ses puissantes facultés s’exercèrent sur les sciences physiques comme dans le monde de la psychologie et de l’histoire. Il avait un sentiment trop complet, trop impérieux, des destinées humaines pour n’être pas frappé par le côté vraiment grand des découvertes industrielles de notre époque. Comme tous les esprits élevés, il voyait dans ce qui semble un triomphe de la matière une des manifestations les plus puissantes de l’esprit ; aussi se préoccupait-il vivement de toutes les questions actuelles de science physique et d’industrie. Dès sa jeunesse, et tandis qu’il était encore à la tête de son établissement d’imprimerie, il avait fait des travaux de mécanique. Avant 1814, le futur auteur de la Palingénésie sociale exécutait le premier projet de clavier-compositeur pour l’imprimerie, et un appareil de presse atmosphérique. Malgré le regrettable inachèvement dans lequel sa mort a laissé d’autres expériences qui passionnèrent ses dernières années, il est nécessaire d’en faire mention pour donner une idée complète de l’étendue de ce grand esprit. La science n’a pu encore se prononcer sur leur valeur, mais nous croyons qu’il reste assez de dessins et de notes pour que l’idée mère de ce travail soit conservée et jugée. Nous sommes trop incompétent en pareille matière, pour rien présumer du succès définitif des expériences physiques faites par Ballanche ; mais, quels que soient leurs résultats, la coexistence d’aptitudes si diverses dans un même esprit n’en est pas moins un fait psychologique très remarquable. Pour qui s’est fait une juste idée de l’intelligence de notre théosophe, il n’y a rien d’étonnant à voir ce don d’inventions mécaniques uni au sens de la métaphysique et de la poésie. Chez tous les sages primitifs, la science naturelle est complètement fille de la théosophie. Ce n’est même qu’à partir de Bacon que la science naturelle a joui d’une vie propre et indépendante de la science morale ; il est certain, malgré les préjugés contraires, que les plus grandes découvertes, que les conquêtes fondamentales de l’homme sur la matière, datent de l’époque où l’inspiration religieuse et métaphysique dominait l’expérience. Malgré l’orgueil scientifique de notre siècle, il faut bien lui dire qu’il ne fait guère qu’appliquer des principes trouvés avant lui. Les faits scientifiques les plus brillants de ces dernières années ne sont eux-mêmes que des applications ; et c’est précisément depuis le règne exclusif de la méthode de Bacon que l’on a cessé de faire des découvertes fondamentales. Ce temps du moyen âge, qu’on appelle encore parfois une époque de ténèbres, a enfanté tous les grands inventeurs, toutes les vérités vraiment difficiles à découvrir. Si paradoxale que semble cette assertion, les alchimistes et les astrologues ont été en possession d’une inspiration scientifique plus profonde, plus puissante, plus créatrice que les savants modernes. S’il y a plusieurs méthodes pour appliquer, il n’y en a qu’une pour découvrir ; c’est la même dans la science que dans les arts et dans la poésie : l’Inspiration.
Quelle que soit donc la valeur positive des idées de Ballanche sur la physique, l’importance en est grande comme question de méthode, et c’est à ce point de vue que lui-même l’envisageait. La science physique et l’industrie datent d’hier ; elles ont envahi le monde, elles montrent, il faut le dire, un peu de l’orgueil et de l’intolérance des parvenus ; on ne discute pas leur infaillibilité sans péril ; c’est une témérité aussi grande aujourd’hui d’élever des objections sur la marche qu’elles suivent que c’en était une autrefois dans la scolastique de contester l’autorité d’Aristote. Nous avouons que Ballanche a eu cette témérité ; il était fortement possédé de l’idée d’une nouvelle ère scientifique, où le même esprit de synthèse, où la même méthode religieuse et inspirée présiderait à la science physique et à la science morale. Déjà de nombreux symptômes se manifestent de cette résurrection de l’esprit synthétique et organisateur. En même temps que la méthode ontologique et le sentiment religieux recommencent à se montrer dans la philosophie, les oppositions qui existent entre la science morale et la science physique sont à la veille de disparaître. Depuis trois siècles il semblait que chaque découverte en physique, que chaque triomphe de l’homme sur la matière, fût une victoire remportée contre l’esprit et contre Dieu. Il y avait divorce entre la philosophie religieuse et la physique. Nous touchons au moment de la réconciliation. La science morale précédera les sciences de la matière ; elle les entraînera à sa suite, elle les dominera au lieu d’en être dominée, elle les agrandira et leur préparera des découvertes encore plus étonnantes en les faisant participer à la puissance de sa méthode.
Ballanche avait pressenti ce souffle spiritualiste et religieux qui va féconder de nouveau les sciences naturelles. Pour l’auteur de la Palingénésie, cette idée était l’objet des plus anciennes préoccupations et des plus vives espérances. Non content de présager cette époque scientifique, il avait mis la main à l’œuvre et dirigé dans ce sens sa puissance d’intuition. Aucun sacrifice ne lui coûta pour suivre ses investigations physiques ; artiste et poète soigneux de la forme, autant que philosophe, il ne recula pas même devant la pensée de laisser privée du dernier achèvement l’œuvre qui fera sa principale grandeur auprès de la postérité.
XIII
Il obtint de son vivant ces honneurs littéraires qui empruntent tout leur lustre de la gloire même des hommes qui en ont été revêtus. Supérieur non seulement à sa renommée, mais à bien des renommées plus bruyantes, il était de ceux dont la valeur doit être enseignée à la foule par ces doctes assemblées qui ont tantôt à réformer, tantôt à consacrer les jugements populaires. Plus la profondeur d’un écrivain réduit le nombre des esprits d’élite qui peuvent le suivre, plus il a droit d’être adopté par ces compagnies qui doivent concentrer dans leur sein la sagesse pour l’en faire rayonner. Ballanche, désigné depuis longtemps au choix de l’Académie française, fut élu, trop tardivement peut-être, en 1841. Les plus graves assemblées ne peuvent sans doute moins faire que de refléter certains goûts nationaux ; et notre littérature, qu’elle s’en glorifie ou qu’elle s’en défende, donne encore la plus large place à ces productions faciles dont la légèreté inimitable au-delà de nos frontières jouit de la vogue et d’une admiration qui n’est pas sans ironie chez les étrangers. Deux fois le vaudeville arrêta Ballanche sur le seuil de l’Académie française, et il emporta au détriment du poète philosophe le fauteuil de M. de Bonald. Il est d’autant plus permis aux admirateurs de ce beau génie d’en manifester quelque étonnement, que lui-même, dans sa parfaite sagacité, dans sa modestie naïve, n’éprouva jamais ni surprise ni rancune de ces caprices de la renommée. Il avait conscience de son génie, mais cette conscience élevée qui engendre la simplicité et détruit l’ambition ; car c’est un sentiment tout impersonnel qui procède de la foi et non de l’orgueil, qui permet au penseur de se juger lui-même comme s’il était un autre, et lui laisse ◀attendre▶ patiemment le succès de son idée, parce qu’il est sûr que son idée vivra.
Les qualités de l’homme complètent chez Ballanche le génie de l’écrivain dans un type rare et digne autant d’être aimé que d’être admiré. Le caractère de sa vertu était le même que celui de son talent, une simple obéissance à la loi de sa nature ; il recevait directement et sans effort l’inspiration qui fait le poète, la grâce qui fait l’homme de bien. Cependant, de même que son génie s’était entouré de tous les secours que donne l’étude au point de recevoir parfois son inspiration de l’érudition elle-même, on peut dire que sa vertu était aussi réfléchie et consciente d’elle-même dans son exercice journalier qu’elle était naïve et spontanée dans son principe. C’était à la fois une sagesse acquise et une innocence conservée. Ce doux et calme vieillard, dont l’aspect était tout d’ingénuité et de candeur, possédait une justesse d’observation, une finesse de tact peu communes chez ceux-là mêmes qui n’exercent que leurs facultés critiques. Car ce n’est pas à celui qui cherche tout savoir dans l’expérience que l’expérience profite le plus ; elle ne vaut que selon l’esprit qui l’acquiert. Il fallait avoir demandé conseil à Ballanche dans quelque circonstance difficile et délicate pour apprécier tout ce qu’il y avait de connaissance parfaite des hommes et du monde sous cette apparence de distraction et de rêverie. S’il oubliait ou dédaignait parfois de suspendre le dialogue intérieur avec l’hôte familier, pour s’appliquer à de vulgaires calculs et à ses propres intérêts, dès qu’il s’agissait des intérêts d’autrui, d’un service à rendre, d’une existence à régler, il savait s’arracher à ses hautes conceptions et porter un coup d’œil exact et positif sur les choses de la vie commune. On était surpris de trouver l’homme du monde dans ce penseur des jours antiques, dans cette âme candide comme un enfant. Car le fond de cet homme, la nature de cette organisation, appartenaient à une autre époque ; son corps lui-même, enveloppe frêle et maladive, qui laissait subsister toute la clairvoyance de l’âme, constituait en lui un de ces tempéraments sibyllins, pareil à celui qu’il attribue au prophétique Hébal. Il avait éprouvé devant plusieurs de ses amis quelques-uns de ces phénomènes de double vue qui rendent présent au regard un objet éloigné et condensent tour à tour la succession des sensations et des idées dans un instant inappréciable, et la succession des heures dans la permanence d’un seul sentiment.
Il y eut en réalité parmi ses facultés de poète et d’historien une espèce de double vue qui le rendit contemporain, non point seulement par la réflexion, mais par le sentiment même des époques les plus inconnues. Sa science se présente avec des caractères tout à fait impersonnels ; elle semble transmise par une tradition sacrée, on donnée par une inspiration plus puissante que l’écrivain. Sa muse grave et sereine, à la parole harmonieuse et fleurie, s’est assise autrefois sur le Sunium ; ou plutôt, sauf les mouvements violents et la terreur de l’aspect, elle est descendue du trépied de Delphes ou des cryptes mystérieuses d’Éleusis. Cependant, s’il tient à la Grèce par la pureté mélodieuse de la forme, par la douce égalité de la lumière et par la paix qui règne dans sa pensée et dans son style, chez lui, la tendresse rêveuse, l’accent de la charité, attestent l’âme façonnée par le christianisme.
Ballanche fut profondément chrétien par la pensée et par le cœur ; sa foi dans l’évolution progressive des âmes vers Dieu fut aussi inébranlable que son esprit de charité. L’idée chrétienne est le point fixe autour duquel gravitent toutes ses doctrines ; mais il garda vis-à-vis des traditions cette respectueuse indépendance d’une raison qui n’a jamais le droit de s’abdiquer parce qu’elle vient de Dieu directement. Il eut de ces hardiesses que se permettait la foi robuste des grands docteurs et qui encourent aujourd’hui l’anathème. Mais, grâce à sa forme inoffensive, aux profondeurs qui le voilaient, il échappa aux emportements de ces croyants modernes dont l’orthodoxie est d’autant plus timorée, qu’elle n’est souvent qu’un scepticisme se faisant illusion à lui-même et qu’elle a besoin pour être bien sûre de ses croyances de se transformer en parti. Ballanche ne fit jamais de profession de foi bruyante, d’acte solennel de scission contre le rationalisme, enfin il ne se livra jamais à cette polémique acerbe par où éclate le zèle des nouveaux serviteurs. La polémique, ou plutôt la contradiction, n’apparaît dans ses écrits qu’au sujet de ce fougueux apôtre du passé qui retourna contre le dix-huitième siècle les armes acérées, parfois peu loyales, et dans tous les cas peu chrétiennes, dont cette époque se servit pour son œuvre de destruction. Séparé de M. de Maistre de tout l’abîme qui divise la loi de grâce des religions farouches de l’antiquité, il combattit ce brillant génie avec respect, avec l’aimable douceur de sa nature, et, pour tout dire en un mot, avec une charité inconnue dans l’école de son adversaire.
Au reste, il n’avait pas d’efforts à faire sur lui-même pour rester pacifique dans ses écrits, il l’était par le fond même de sa nature. La charité et la tendresse étaient natives en lui comme la pureté du cœur, comme l’élévation de la pensée. Pour être plus faciles et coûter moins de combats, certains génies et certaines vertus n’en sont pas moins admirables. Qu’est-ce, en effet, que tout génie et toute vertu ? Dieu présent au fond de l’homme et l’homme docile à l’action de Dieu. Plus l’élément divin abonde, moins il y a de résistance et de lutte possible. Qui sait d’ailleurs quelle supériorité de la volonté atteste cet anéantissement de tout obstacle qui appelle l’abondance de l’action divine ? Il y a des âmes où l’effort est perpétuel, où la lutte n’est jamais apaisée, parce que l’obstacle est toujours debout. Dans l’âme de Ballanche, l’apaisement était complet, il avait cette sagesse facile et calme parce qu’elle est victorieuse, la vraie sagesse toujours sereine, confiante, indulgente. Ce calme s’étendait autour de lui. Auprès de ce vieillard à l’œil limpide et doux, on se sentait dans une atmosphère de mansuétude et de pureté ; tout mouvement tumultueux de passions ou d’idées s’y modérait ; la gracieuse lenteur de sa parole contribuait elle-même à cet apaisement. Sa tête semblait toujours éclairée par un sourire intérieur ; il n’y eut jamais rien en lui de cette morosité que produit souvent une longue expérience de la vie. Jamais vieillard n’alla avec plus d’empressement au-devant des hommes et des choses jeunes. Ses censures du présent étaient sans amertume, ses encouragements pour l’avenir presque passionnés. Dans cet amour pour la jeunesse, il n’y avait ni calcul de vanité, ni étalage de protection, mais un attrait sincère et profond pour ce qu’il y a de vie et d’espérance dans l’humanité. Aussi laisse-t-il, outre ses grands et illustres attachements, toute une jeune famille d’amis et de disciples dont la piété pour sa mémoire est vraiment religieuse et dont les souvenirs les plus encourageants se rapportent à lui. Plusieurs de ses auditeurs assidus éprouvaient d’une manière semblable, malgré la diversité de leur caractère, cette influence toute spéciale qui régnait autour du paisible philosophe et que l’on subissait même sans entendre sa parole. Dans le milieu qui se forme autour de certaines âmes, on entre comme dans les sanctuaires dont le silence même nous remplit de religieuses émotions. Rien qu’à s’asseoir auprès de Ballanche, on sentait un bien-être du cœur, semblable à cet épanouissement que procurent l’air pur et la lumière à l’homme qui sort de l’obscurité des villes ; on se trouvait meilleur auprès de lui. Les grands esprits, les saintes consciences, sont ainsi environnés d’une atmosphère qui calme et fortifie. Comme la lumière, la vertu et le génie ont leur rayonnement. Dieu a voulu que la perfection morale répandît ainsi autour d’elle une émanation pénétrante ; afin qu’il soit donné aux âmes faibles de s’éclairer, de se purifier, de s’agrandir en respirant le même air que ces hommes choisis.
La fin de ce sage fut comme sa vieillesse, sereine et souriante. Il est mort entouré de ceux qu’il aimait, et, sauf le sentiment de leur tristesse, n’emportant de ce monde ni doutes, ni craintes, ni regrets. Tel était le milieu de paix et de lumière dans lequel cette belle âme nous apparut toujours durant ces dernières années, qu’elle nous semblait habiter déjà par le cœur la région de nos espérances immortelles ; il a dû s’y asseoir sans étonnement, et comme dans un lieu connu. Par l’acquiescement du cœur à toutes les épreuves de cette vie, par l’intuition clairvoyante des mystères de l’autre, par l’amour ardent de Dieu et des hommes, il avait devancé dans le bien, dans le vrai, dans le beau, l’initiation suprême de la tombe.
III. Des préceptes en matière d’art et des facultés de l’artiste
I
La vie poétique et la vie morale sont régies par des lois semblables. Entre l’ordre du beau et celui du bien, l’existence du libre arbitre établit, pourtant, de notables diversités : tout homme est obligé à pratiquer le bien ; très peu sont appelés à créer le beau. L’agent moral est libre ; son mérite est jugé sur ses intentions plutôt que sur ses actes ; l’agent poétique est indépendant de la volonté. Chacun de nous est artiste en morale ; l’homme est placé en ce monde pour édifier de ses mains l’œuvre de sa destinée future, pour se créer lui-même dans la vertu. Un petit nombre d’intelligences reçoivent seules la mission d’engendrer le beau, de révéler, de manifester la lumière. Quel que soit son tempérament et son esprit, chaque être humain possède les forces nécessaires pour cette création du bien, pour ce nouvel engendrement de nous-même qui est le but de notre existence terrestre. Si restreinte que soit sa liberté par la violence ou l’inertie de ses organes, chacun de nous conserve assez la direction de sa volonté pour être responsable de ses passions et de ses actes. Chaque homme, enfin, dans ses épreuves, reçoit les secours d’en haut assez abondamment pour être coupable de leur avoir résisté lorsqu’il se détermine en faveur du mal. La grâce est donnée à tous ; toute conscience humaine est libre d’y concourir. Le génie de l’artiste est un privilège ; il est accordé à quelques-uns, et par prédestination ; la volonté n’y concourt en rien. Aussi, à la différence de l’être moral, l’artiste n’a-t-il aucun mérite personnel dans ses créations. L’acte poétique n’appelle par lui-même ni châtiment, ni récompense. Le poète est innocent de la nature et de la quantité de son génie. Si ce génie a dévié, s’il a été étouffé par les passions mauvaises, si, au contraire, il s’est développé, ennobli, grâce à une vie, à une volonté pures, c’est par la faute ou par la vertu de l’être moral ; le génie en lui-même est irresponsable, car il est impersonnel.
Cette différence de liberté dans l’agent poétique et dans l’agent moral nous fait déjà conclure à l’inégale importance des préceptes en matière de vertu et en matière d’art.
Deux opinions se combattent sur la valeur et l’influence du précepte : les uns semblent considérer la règle comme douée par elle-même d’une puissance virtuelle, comme étant la cause, ou tout au moins l’instrument et l’occasion de la production du bien et du beau. Ce qui leur paraît essentiel dans l’art, c’est le respect de la règle plutôt que l’inspiration ; dans la morale, c’est l’accomplissement du précepte plutôt que l’amour du bien. D’autres, plus sagement, pensent que les préceptes sont faits pour servir le génie et non pas le génie pour servir les préceptes ; que la règle morale peut éclairer sur l’accomplissement du bien, mais qu’elle n’en donne pas à l’amour, c’est-à-dire la force qui l’accomplit. Certains jugements accrédités impliqueraient que la multiplicité des préceptes, l’étroite observance de la règle, suffisent à faire l’homme de génie ou l’homme vertueux. Si tel artiste a été grand, si tel homme a été saint, c’est qu’ils ont plus soigneusement appris, plus minutieusement exécuté que d’autres les prescriptions de la poétique ou celles de la morale. On place ainsi le mouvement dans ce qui n’est que le frein, l’étendue dans ce qui n’est que la limite, l’esprit, en un mot, dans la matière, et la vie dans le néant. Les saints et les poètes ont pratiqué la règle sans la connaître, et c’est d’après eux que la règle est écrite. D’Aubignac et Campistron observèrent les règles aussi bien que Corneille et Racine ; Homère et Shakespeare les ont ignorées. La poésie n’émane pas d’un esprit qui a beaucoup étudié, mais d’une âme qui n’a pas besoin d’apprendre. Les formulaires de rhétorique ont été souvent les complices des fautes d’un écrivain, et jamais les instigateurs de ses belles pensées. Voir dans l’observation des préceptes l’origine des chefs-d’œuvre, c’est accorder au champ parcouru les honneurs de la vitesse. L’art poétique est au poète ce que les rails sont à la locomotive ; ils l’empêchent sans doute de s’emporter à travers champs ; ils effacent certaines aspérités de la route ; mais le principe du mouvement, c’est la flamme intérieure, c’est l’expansion de l’idée bouillonnante ; voilà la force irrésistible, et qui se fait partout un chemin à défaut de chemin frayé.
Est-ce à la virtualité des préceptes que nous devons ces divins artistes de l’ordre moral : les saint Benoît, les saint Bernard, les saint François d’Assise, les saint Vincent de Paul ? Ils ont vécu comme leur grand cœur les y poussait, comme l’esprit d’en haut leur enseignait à vivre, comme la grâce les y aidait ; et cet accomplissement spontané des sublimes prescriptions de leur âme n’est devenu une règle qu’après avoir été un acte ; de leurs exemples transformés en lois, il a été construit comme une sorte de refuge pour les âmes qui auraient les mêmes aspirations et une volonté semblable, mais inégale à ces volontés héroïques. Séjour commode pour vaquer au même travail spirituel, pour concentrer tous les élans de la pensée, toutes les forces d’aspiration qui les poussaient vers Dieu, mais séjour immobile, impuissant à nous porter par lui-même vers le ciel, à faire naître chez tous ses hôtes le sentiment de l’infini, la soif dévorante de l’amour divin qui avait animé les premiers architectes.
Dans l’ordre moral, cependant, la volonté d’accomplir le précepte est déjà un acte méritoire. Le simple acquiescement du cœur à la règle est un pas fait dans le perfectionnement. Mais dans l’ordre poétique, la seule intention est non avenue ; le mérite n’est pas dans l’agent, il est dans l’œuvre. L’artiste est souvent trompé dans la poursuite du beau ; le désir du bien est un infaillible principe de vertu. Les meilleurs exemples, les meilleurs préceptes, peuvent égarer un poète aussi bien que le guider. L’imitation dans les arts est essentiellement improductive, même l’imitation de la nature : l’art n’est pas une copie, c’est une création. Toutes les règles de la poétique sont dominées, sont effacées par l’énergie mystérieuse qui fait le poète ; aucune théorie n’est féconde par elle-même, le seul élément productif, c’est le génie, c’est l’inspiration.
II
Le mot de génie s’applique à toute activité supérieure, au savant comme à l’artiste, au capitaine comme au penseur. On l’emploie de même pour indiquer toute aptitude spéciale dans les ordres les moins relevés : on dit le génie de la mécanique, le génie des finances, le génie de tel ou tel métier ; toujours, néanmoins, à quelque sphère spéciale et bornée qu’on l’applique, le mot de génie emporte une idée d’originalité et de création. Le génie n’est point une habileté acquise ; il diffère essentiellement du talent. Entre le génie et le talent, il n’y a pas seulement différence de degré, mais de nature ; comme entre l’intelligence et la raison, comme entre l’énergie native du principe vital et la force passagère que donne une alimentation généreuse. Le talent s’acquiert ; le génie est fatalement donné. Le talent se fortifie et s’accroît par l’exercice ; il peut jusqu’à un certain point se passer de la prédestination originelle ; l’éducation, à elle seule, est souvent capable de le produire ; elle peut au moins en développer les germes jusqu’à de merveilleuses proportions. Un bon enseignement, une ferme volonté, donnent parfois à l’œuvre du talent l’apparence des œuvres du génie. Autant le désir est impuissant à susciter le génie, autant sa bonne direction est souveraine pour former le talent. Mais les talents les plus évidemment acquis reposent toujours sur une force native qui précède tout exercice, et que l’exercice ne réussit pas toujours à donner. C’est une certaine promptitude, une facilité d’exécution tout à fait indépendante de la vigueur de l’esprit, et qui s’applique aux plus grandes comme aux plus vulgaires conceptions. Vous rencontrez souvent la facilité, le talent même sans l’ombre de génie ; et ce qui semble étrange, le génie n’est pas toujours accompagné de la facilité et du talent. Telle œuvre éclatante de génie porte partout des traces d’une laborieuse inhabileté. Combien d’œuvres dont l’habileté nous éblouit et qui n’attestent pas même le talent ! C’est un devoir pour l’homme de génie de cultiver son talent et de développer sa facilité ; c’est un malheur dans les arts que la facilité et le talent puissent être acquis par l’homme sans génie. Le génie ne ment jamais ; tout ce qu’il enfante est une des faces de l’éternelle vérité, un des aspects de la nature, car il produit indépendamment des volontés de l’homme. Étranger à l’homme en quelque sorte, il vient d’ailleurs et de plus haut.
L’habileté réduite à elle-même, le talent tout seul est presque toujours menteur ; car il dépend toujours du goût personnel, du caprice et des passions de l’artiste ; il peint toute chose non pas dans ce qu’elle a d’immuablement vrai, mais d’actuellement saisissant. Les arts et les lettres sont perdus quand les habiles gens s’y multiplient sans qu’il survienne un homme de génie. Tout ce qui n’est qu’incomplètement vrai dans les arts est un mensonge et conduit à de pires faussetés ; or le silence vaut mieux que le mensonge. L’œuvre du génie est, par excellence, de nous ramener sans cesse à la nature, à la vérité, et par la vérité à l’idéal. Le génie est évidemment créateur, et qui dit création dit réalité. Il ne sort rien que d’éminemment vrai des mains d’un artiste de génie ; les types qu’il dessine sont des types réels ; le talent n’est qu’imitateur, et toute imitation est plus ou moins menteuse. Dans l’œuvre du talent tout seul, il y a quelque chose de factice et d’emprunté, à tout le moins de superficiel ; c’est la nature dans ce qu’elle a d’accidentel et de variable, mais rien de profond et d’éternel.
Quelle est l’essence de cette activité sans rivale qu’on nomme le génie, mystère aussi impénétrable que l’essence même de notre âme ? Nous ignorons de même par quelles lois cette inexplicable puissance est si peu également répartie entre les hommes. Mais là, pas plus qu’ailleurs, ne règnent le hasard et le caprice. C’est dans un but général, c’est en faveur de l’humanité tout entière, plutôt que par un bienfait personnel à celui qu’elle en investit, que la Providence paraît distribuer le génie. Ce don glorieux est plus souvent une charge qu’un privilège.
Le génie, d’ailleurs, n’est pas toujours un agrandissement de l’âme entière, un accroissement général des énergies de l’esprit et du cœur ; ce n’est la plupart du temps qu’une activité spéciale et restreinte à une sphère bornée. Dans les ordres inférieurs de la science ou des arts mécaniques, le génie ne suppose pas d’autres aptitudes plus élevées. Le génie de telle fonction, de tel art spécial, est souvent exclusif d’une certaine étendue de l’intelligence, d’une certaine grandeur morale. N’est-ce pas dans cette division nécessaire des facultés et du travail qu’est la cause légitime de l’inégalité entre les hommes ? L’âme la plus privilégiée ne saurait, d’ailleurs, posséder à la fois toutes les aptitudes humaines, tous les génies : il n’y a pas d’homme universel.
Lorsqu’au lieu de s’appliquer à un genre inférieur, à des études restreintes, le génie s’exerce dans une fonction élevée et dans un ordre très vaste ; il suppose une puissance répandue dans toutes les facultés de l’esprit ; il agrandit, il ennoblit tout l’être moral. On ne dit plus, alors, d’un personnage, qu’il a tel ou tel génie, mais qu’il est un homme de génie. Ainsi, quand le génie de la science, de la poésie, de la politique ou de la guerre est descendu dans une âme et qu’il éclate par des faits illustres, nous avons besoin de croire cette âme différente du vulgaire en toute chose ; elle nous semble consacrée d’en haut, investie d’un pouvoir divin. Au contact de ce feu céleste, l’homme tout entier a dû se transformer ; celui qui réalise à nos yeux le beau avec tant d’éclat ; celui qui nous révèle une vertu inconnue, qui nous fait apparaître un rayon de l’invisible idéal, pourrait-il ne pas connaître, ne pas aimer, ne pas pratiquer tout ce qui est bien ? Sainte croyance qui nous fait chercher de grands cœurs où nous voyons de grands esprits ! juste condamnation de tous ceux qui, doués de cette royauté du génie, ne savent pas affranchir de toute souillure une conscience qu’habite ce feu sacré, et dépensent dans un but égoïste cette richesse intérieure confiée à un seul pour le bien de tous.
Mais, quelque usage que fasse un homme de son génie pour son propre perfectionnement moral, il est rare que l’action de cette force divine ne tourne pas, en définitive, au profit de l’humanité. Pour celui qui le porte, un grand génie n’est guère autre chose qu’un plus douloureux fardeau. Dans cette nourriture vivifiante que les initiateurs sont chargés de répandre, il entre toujours un peu de leur propre sang. Le pain qu’ils nous offrent est toujours pétri de leurs larmes. Toute grande mission emporte, ici-bas, la nécessité d’un crucifiement. Quelles lèvres de génie n’ont pas été touchées par l’éponge imbibée de vinaigre et de fiel ? Le mot de martyr veut dire témoin ; tout témoignage en faveur de la vérité et de la justice entraîne quelque chose des souffrances et de la grandeur du martyre.
III
L’importance qu’on attache aux préceptes en littérature, aux rhétoriques, aux arts poétiques de tout genre, est subordonnée à l’idée qu’on se fait du génie. Depuis la Renaissance toutes les doctrines ont gravité vers le matérialisme qui a éclaté au dix-huitième siècle ; avec le matérialisme dans les arts, le respect grandissait pour les codes et les formulaires. Lorsque après Boileau la vieille législation du Parnasse eut acquis sa pleine autorité, l’esprit, le talent, la facilité, foisonnèrent dans les lettres ; mais de cent ans, il ne parut pas un grand poète. Il faut l’avouer, notre admirable dix-septième siècle, malgré toute sa noblesse de langage, son ferme et lucide bon sens et toutes ses délicatesses morales, avait conduit la poésie à l’entrée d’une fausse voie ; on devait s’y précipiter après lui. L’élément religieux, traditionnel et mystique une fois chassé de la philosophie au profit de la seule raison, du même coup la grande imagination fut chassée de la poésie : le siècle de Louis XIV n’eut pas de poésie lyrique.
Quand, plus tard, la raison elle-même fut détrônée par l’intelligence, ou, comme on l’appelait alors, par la sensation transformée, avec ce qui restait de divin dans l’homme, disparut de la littérature toute trace de poésie.
Entre la grande et la fausse poésie, entre le vrai beau dans les arts et l’agréable, entre le génie et la facilité, la même différence existe que la saine philosophie constate entre l’intelligence et la raison. L’intelligence est une faculté personnelle, incertaine, éminemment faillible, que l’éducation développe et qu’elle peut engendrer en quelque sorte, qui varie selon les caractères et les temps. La raison est une lumière impersonnelle, infaillible, invariable, qui vient directement de Dieu et dont l’homme peut voiler en lui, peut étouffer la clarté, sans pouvoir la corrompre jamais. La raison est donnée à tout homme en certaine mesure ; le génie est une énergie plus intense de la raison, une lumière plus vive venue aussi de Dieu, mais qui ne frappe à la fois qu’un seul côté des choses et qui n’est accordée qu’à un petit nombre d’élus.
Quoique l’intelligence et la raison soient des forces également immatérielles, on peut dire qu’il y a entre elles comme une différence de nature. Il y a au fond identité d’essence entre la raison et le génie : confondre la raison avec l’intelligence mène à confondre le génie avec le talent. La même éducation ne convient pas au talent et au génie. Les préceptes, la scolastique, les formulaires, tout-puissants sur le talent, sont incapables de former le génie et la raison.
IV
Chaque sorte de génie a son nom et ses lois spéciales.
C’est du mot d’imagination qu’on désigne plus particulièrement le génie du poète ; mais ce mot, dans la langue usuelle, s’applique à deux états de l’esprit qu’il faut bien se garder de confondre. La langue allemande, plus riche que la nôtre en termes philosophiques, distingue nettement ces deux sortes d’imaginations. L’imagination de l’artiste diffère essentiellement de la simple capacité de percevoir et de se rappeler des images ; elle est active, elle est créatrice. Tous les esprits sont doués de l’imagination passive ; tout homme a la faculté de saisir les images des choses sensibles et de les reproduire dans sa mémoire plus ou moins vivement, quelquefois même jusqu’à l’hallucination et la douleur. Dans toute intelligence les idées peuvent s’associer à des objets matériels. Certains cerveaux, sans être pour cela plus poétiques, ne pensent qu’à travers une succession d’images : c’est ce qui se passe chez les enfants et chez les sauvages. Les idées ne se combinent indépendamment de toute figure que dans les esprits cultivés.
Entre la soumission des intelligences neuves ou débiles aux objets extérieurs et cet acte souverain de l’artiste qui contraint ces objets à exprimer sa propre pensée, entre ces deux genres d’imagination il y a un abîme. Les préjugés communs et la vieille rhétorique n’ont jamais su les distinguer ; de là tant d’erreurs sur l’imagination en général, passées à l’état de chose jugée.
On attribue à cette noble faculté tous les dérèglements et tous les mensonges : l’imagination nous trompe, l’imagination nous emporte ; elle est hostile par nature au bon jugement, à la droite raison. Il se passe, en effet, dans certaines âmes faibles et surexcitées un travail d’association des idées aux images qui s’accomplit comme à l’insu de l’intelligence et qui la domine. Sitôt qu’une image vient s’offrir à de pareils esprits, elle éveille inévitablement toutes celles que l’habitude ou les circonstances lui ont associées. Aucun lien logique n’unit entre elles ces représentations capricieuses ; le hasard qui les amena se transforme en une loi qui forme l’âme à subir, l’une après l’autre et dans un enchaînement fatal, toutes les impressions provoquées par l’image primitive. L’esprit se met alors en mouvement comme une mécanique dont le ressort est lâché ; il s’y fait un véritable tumulte d’idées, sans liaison et sans raison d’être. La conscience n’est plus libre ni commandée ; elle est comme une place publique où les passants se croisent en sens divers. L’esprit n’est plus l’auteur du drame confus qui se joue en lui ; il n’en est que le théâtre. Le paroxysme d’un état semblable n’est autre chose que la folie. Lorsqu’une âme a trop peu d’énergie pour gouverner en elle cette association des idées et des images, il est permis de croire, en effet, que la raison est absente aussi bien que la volonté. Dans le sommeil, nous subissons tous, sous le nom de rêve, cette succession fatale de sentiments et de tableaux. Dans la veille, et mêlée d’une activité volontaire, à demi capricieuse, à demi gouvernée, nous la connaissons tous et nous l’appelons rêverie. Ne soyons pas trop sévère pour cette forme indécise de la pensée. La rêverie est la première enfance des plus viriles conceptions ; c’est un crépuscule que suivront peut-être les ténèbres, une langueur inféconde qui précède parfois l’évanouissement, mais souvent aussi l’idée étincelante en jaillira, et l’athlète s’en réveillera tout armé.
Sans doute l’imagination passive, la capacité de recevoir avec leur suite tumultueuse toutes les impressions du dehors, de subir toutes les injonctions de la mémoire, est un danger pour la volonté et la raison. Cet hôte impétueux qui se promène ainsi dans notre âme à travers les plus bizarres métamorphoses, cette imagination qui ne porte avec elle ni sa limite ni son frein, a bien mérité d’être appelée la folle du logis. Si secourable qu’elle puisse être à certains moments, lorsqu’elle efface de notre cœur une triste réalité pour y dérouler de brillantes fantaisies, si douce qu’elle apparaisse, quand sous le nom de rêverie elle consent à nous obéir à demi, elle affecte parfois un si absolu pouvoir, elle a si vite envahi toutes nos résolutions et toutes nos heures, que le sage fera bien, peut-être, de lui fermer strictement la porte.
Lorsqu’elle s’agite en nous comme un agent subtil par qui nos sens essaient de nous dominer, qu’elle y pénètre comme un émissaire de ce monde grossier de la matière, formé d’illusions et d’apparences, tout ce qu’elle envahit est ôté aux seules réalités solides, aux infaillibles vérités de la raison. L’homme sensé doit lui forger un frein sévère ; le philosophe a le droit de la bannir de son austère laboratoire. Les législateurs du Parnasse peuvent entasser les décrets pour l’exiler ; les codes littéraires font bien de l’emprisonner dans leurs plus étroites formules. Si toutes ces précautions n’ont pour but que de régler la capacité, de sentir et non d’enchaîner la faculté de créer, les artistes, les poètes, les hommes d’intelligence créatrice, ne se révoltent pas de ces anathèmes lancés contre l’imagination. Leur imagination à eux, leur robuste et fertile activité, n’a rien de commun que le nom avec cette énervante maladie. Ces deux imaginations se ressemblent par l’analogie des contraires, et comme le sépulcre où le corps va se dissoudre ressemble aux flancs féconds où l’homme est engendré.
Loin d’être un état passif, où l’âme se laisse envahir par de tumultueux fantômes, où elle subit toutes ses impressions, toutes ses idées, sans y coopérer en rien, l’imagination poétique est l’acte vigoureux d’un esprit qui sort pour ainsi dire de lui-même et va s’emparer dans la nature de toutes les formes, de toutes les couleurs, de toutes les figures qui conviennent à sa pensée. Rien n’est admis par hasard dans un cerveau qui crée ; là toute image est l’objet d’un choix réfléchi. Dès qu’il y a production, enfantement d’une œuvre, le hasard est exclu de l’esprit de l’homme comme il est exclu de la nature. Si peu contraire au droit sens, au lucide jugement est l’imagination de l’artiste, que la moindre œuvre d’art suppose les perceptions les plus justes, le discernement le plus délicat. Si l’artiste subit un instant l’empire de la sensation révoltée et de l’imagination mécanique, s’il se laisse imposer par ses nerfs une seule image, s’il oublie de tenir compte d’une des lois de la nature, d’une des conditions de la vérité les plus inaperçues de la foule et des savants eux-mêmes ; à l’instant le poète est averti par son œuvre ; au lieu de la beauté qu’il cherche il a produit la difformité.
Il faut plus que l’apanage du sens commun à celui qui sait incarner dans le marbre ou dans la parole la moindre parcelle de vérité ou de beauté, à celui qui sait nous rendre un seul des mille aspects de la nature. Il a besoin d’une intuition plus perçante, d’une révélation toute particulière, d’une raison qui s’applique à mille détails des lois de la vie, à mille vérités aussi nécessaires, aussi éternelles que les axiomes de la raison commune, mais voilés à l’universalité des hommes.
L’artiste être inférieur en raison à la multitude, aux géomètres ! L’imagination vigoureuse suppose le faible jugement ! Mais la lumière qui découvre le beau, la force qui crée chez le poète, n’est rien autre chose que la raison elle-même, la raison à sa plus haute puissance ; c’est une lumière plus éclatante et plus complète par qui sont éclairés les recoins les plus inconnus de la nature ; c’est, en un mot, la raison en acte, tandis que la raison vulgaire est passive. La raison humaine devient un instant pareille chez l’artiste à ce qu’elle est dans le Créateur, dans cet esprit qui ne saurait rien concevoir en dehors des lois de l’être et qui donne l’être à tout ce qu’il conçoit.
Quel philosophe enseignera à l’artiste une loi de la raison que celui-ci n’ait déjà appliquée dans son œuvre avant que l’autre l’ait connue ? Après que Shakespeare nous a montré le sang ineffaçable sur les mains de lady Macbeth, que reste-t-il au moraliste à nous apprendre du remords ? Quelle raison sera plus prodigue de révélations sur le cœur humain que la folie du roi Lear ?
On oppose aux hommes d’imagination la suprême sagesse des savants, des géomètres. Quand le savant est autre chose qu’un vulgarisateur de vérités déjà conquises, lorsqu’il crée à son tour, lorsqu’il invente, est-ce en vertu d’un syllogisme ? Chaque découverte n’a-t-elle pas commencé par être une idée à priori, une hypothèse ? Est-ce comme la valeur de l’inconnu au bout d’un problème d’algèbre que Colomb a trouvé le nouveau monde ? Quelle que soit la forme qu’une vérité doive revêtir, celle d’une figure peinte ou sculptée, celle d’un axiome ou d’une sentence, celle d’une machine ou d’une terre inconnue, l’acte qui la révèle n’est pas une opération du raisonnement, c’est toujours, dans son premier germe, un jet spontané de l’imagination.
N’abaissez donc plus la raison de l’artiste devant celle du savant sous prétexte des erreurs de l’imagination. Serait-ce d’aventure par le sens pratique, par le tact dans les affaires, par l’indépendance et la fermeté, par l’absence d’allures excentriques, par l’humilité et le désintéressement que les astronomes et les chimistes se sont distingués jusqu’ici des peintres et des poètes ?
Que signifie donc cet appel si souvent interjeté par les sophistes de l’imagination au bon sens ? À quoi se réduit ce devoir si souvent proclamé par la vieille rhétorique de régenter, de contenir, de refréner l’imagination ? Cette faculté, chez le poète, est la faculté créatrice, c’est-à-dire ordonnatrice par excellence, celle qui comporte essentiellement la notion de l’harmonie, de la convenance, de la mesure. L’imagination est comme la fleur, la quintessence de la raison ; elle renferme la raison tout entière, et je ne sais quoi que la raison toute seule n’atteindra jamais. Si les arts et la poésie sont produits par le sens commun, comment les poètes sont-ils si rares ?
Notre littérature des deux derniers siècles fut exquise de bon sens ; on n’y découvre nulle trace de cette imagination fébrile et désordonnée qui n’est pas celle de l’artiste, car elle s’épuise sans rien produire. Tout ce que le sens commun, tout ce que la raison usuelle, ont de plus saisissant et de plus clair, brille dans notre ancienne poésie. Est-elle aussi riche en vérités supérieures à la vérité vulgaire ? Atteste-t-elle au même degré cette raison d’un autre ordre, cette lumière plus intense et plus chaude, cette énergie créatrice, en un mot, la grande imagination poétique ? Il est à croire que les théoriciens et les critiques de la vieille école auraient moins réclamé en faveur du bon sens s’ils avaient eu sous les yeux plus d’exemples de la véritable imagination.
Nous avons assisté, de nos jours, aux fâcheux effets d’une erreur en sens contraire. L’ancienne critique tenait l’imagination pour suspecte, parce qu’elle attribuait à la faculté poétique les vices de cette fantaisie toute passive que l’activité des poètes étouffe en s’éveillant pour faire œuvre d’art ; les contemporains ont péché par trop de complaisance pour cette maladie des âmes privées de vigueur ou enivrées des émanations de la nature. Un moment on a cru pouvoir investir les plus stériles, les plus énervantes rêveries de la toute-puissance en matière poétique. Au dix-huitième siècle il suffisait, pour se dire poète, d’avoir le sens commun et un peu d’esprit ; on se proclamait artiste, il y a vingt ans, parce qu’on avait très peu de logique dans les idées et beaucoup de vague dans les sentiments. Les vrais poètes avaient eux-mêmes trop laissé croire que l’imagination était chez eux un pouvoir effréné, une force tyrannique qui les dominait au lieu de les servir. Tout jeune homme, alors, qui n’était maître ni de sa raison, ni de son cœur, fut autorisé à porter le nom d’artiste. Un front échevelé, un cerveau de fantasque humeur, une poitrine phtisique, furent un moment réputés pour le sanctuaire naturel des grandes pensées.
Mais ce n’est pas là une erreur bien dangereuse en France ; notre génération l’a vue naître et mourir. L’imagination, parmi nous, a d’autres ennemis à redouter que ses propres excès. Sous ce rapport comme sous tant d’autres nous sommes tout le contraire de l’Allemagne, qu’un moment nous avons cru imiter. Une lutte n’est pas longtemps possible, de ce côté du Rhin, entre l’enthousiasme et l’ironie, entre la poésie et le ridicule. L’ennemi de la poésie en France, ce n’est pas la fausse imagination, c’est le faux bel esprit ; c’est, par-dessus tout, l’intolérance de la raison vulgaire qui se révolte contre tout ce qui la dépasse, contre tout ce qui dérive de la haute et véritable raison ; c’est la jalousie hargneuse qu’inspire toute distinction à ce sens matérialiste qui, pour être le plus commun, n’est pas pour cela le bon sens. Cet esprit français dont nous sommes si fiers et qui nous a donné la gloire de créer le vaudeville, a bien mérité d’être défini : « l’art de trouver entre les choses des rapports qui n’existent pas »
. Ce talent si national est dans son essence le contraire de l’imagination poétique. L’imagination consiste à saisir, à exprimer des
rapports, parfois Insaisissables, pour d’autres facultés, mais toujours vrais, profonds, éternels. Faut-il ajouter à ce dénombrement des ennemis de la poésie un nom qui devrait être celui de son plus indispensable auxiliaire ? Quoi de plus nécessaire à celui qui crée comme à celui qui juge que cette finesse et cette promptitude des perceptions, que ce discernement exquis, cette délicatesse d’une conscience de sensitive, qu’on appelle le goût ? Et comment se fait-il qu’on ait tant abusé de ce mot, non pas seulement contre l’imagination du poète, mais contre le jugement lui-même et la droite raison ?
V
C’est toujours en France au nom du goût que la haute imagination et les créations originales ont été attaquées.
Quel est donc ce principe qui, sous le nom de goût, avait ainsi obtenu la prépondérance dans notre littérature ? Tel qu’il a été prêché, pratiqué et défini par l’ancienne école, le goût n’est rien de plus, en réalité, qu’une prompte perception de la laideur et du ridicule. En prenant le goût chez l’artiste dans son sens le plus légitime et le plus élevé, c’est la faculté toute négative qui retranche, qui élimine, qui modère ; ce n’est pas la puissance qui crée. Ainsi conçu, néanmoins, c’est un élément essentiel du génie poétique ; il fait partie du sentiment de l’ordre que personne ne songe à retrancher de la notion du beau. Mais cette révélation de l’ordre et d’une certaine géométrie mystérieuse n’a rien de commun avec ces conventions surannées et ces capricieux raffinements qui constituaient le goût dans la vieille rhétorique. Le sentiment du beau est la perception de ce qu’il y a de vérité nécessaire éternelle, absolue dans une idée, dans une forme, dans une passion. Le goût tel que l’avaient fondé chez nous Voltaire, La Harpe, je dirai presque Boileau, est le sentiment de ce qu’il y a de plus relatif, de plus éphémère, de plus capricieux dans les choses ; c’est une règle qui varie suivant les temps et les nations, une faculté essentiellement française si l’on veut, mais qui n’a rien d’universellement humain ; c’est, dans tous les cas, le don peu enviable d’apercevoir surtout dans une œuvre ses difformités, de saisir avant tout le reste ce qu’il y a de bizarre et de repoussant, d’oublier entièrement le bien à la seule apparence du mal. L’homme de goût par excellence est celui qui n’a jamais rien admiré.
La simple histoire du mot de goût nous édifiera pleinement sur sa portée littéraire ; sans le suivre même jusqu’à l’évolution finale qui l’a naturalisé dans le commerce des objets futiles et la petite industrie. Ce nom est emprunté au moins noble de tous les sens, à celui de tous qui est le plus capricieux, le plus personnel, au seul qui soit incapable de jouissances et de perceptions morales ; car si le toucher n’est pas un sens directement esthétique, il est au moins, si on peut le dire, un sens philosophique, un criterium de certitude. Le goût ne nous révèle que les propriétés les plus variables, les moins essentielles des substances. Transporté du monde moral des sens dans celui de l’esprit, il ne saura désigner que le don de percevoir des rapports éphémères, superficiels, tout de convention et de caprice.
Le dix-septième siècle, ce temps de haute et puissante raison qui atteignit à la beauté poétique, par son côté le plus noble, la grandeur et la vérité morales, le siècle de Descartes et de Malebranche, malgré sa sévérité à l’endroit de l’imagination, emploie modérément ce mot de goût. Boileau lui-même ne le prodigue pas et le prononce sans affectation. L’heure où ce mot triomphe dans le langage du monde et dans la langue littéraire, où on le rencontre dans toutes les conversations et sous toutes les plumes, c’est une ère de décadence, au moins pour la poésie, c’est le dix-huitième siècle. Nous ne faisons pas ici le procès à cette époque tant discutée ; mais il est évident qu’au point de vue de la littérature et des arts, après Corneille, Molière, Racine et La Fontaine, après Poussin et Le Sueur, le siècle de Watteau, de Boucher, de Dorat, de Crébillon, de Marivaux, de Voltaire lui-même, est loin d’être un siècle de progrès. Que faisons-nous en France depuis soixante ans, dans la peinture, dans la poésie, et je puis ajouter heureusement dans la religion et la morale, si ce n’est de nous débattre contre les traditions du dix-huitième siècle ? Tout ce qu’il y a de grande imagination, d’originale poésie dans les œuvres de notre temps, qu’est-ce autre chose que la négation la plus absolue des idées du dix-huitième siècle en fait d’art ? Ce siècle fut pourtant par excellence le siècle du goût ; il s’est décerné à lui-même ce titre ; nous ne cherchons pas à le lui ôter, mais nous nous souviendrons que subordonner aveuglément le génie à ce qu’on appelait les lois du goût, c’est forcer le talent à sacrifier à ce qu’il existe au monde de plus mortel à la poésie, à la mode.
Les plus fermes esprits paient quelquefois tribut à cette éphémère et capricieuse royauté, et risquent ainsi de voir se retourner contre eux plus tard cette tyrannie du goût qu’ils ont trop encensée de leur temps. Notre siècle a professé bien haut le culte de Shakespeare, sans l’absoudre de ces taches grossières, de ces équivoques, de ces jeux de mots qui déshonorent son style. Or l’auteur d’Othello et d’Hamlet, avant d’être pour le monde entier un des géants de la poésie, fut pour son siècle un homme de goût. Les gentilshommes de la cour d’Élisabeth et les bourgeois de Londres lui surent un gré infini des misérables calembours que nous lui reprochons. Il ne les a point trouvés dans son génie, mais dans le goût de son temps. Nous gémissons de ces souillures qui ternissent, parfois, le vêtement de ses personnages, sans rien ôter à l’éclat de leur immortelle beauté. Mais nous plaignons surtout les hommes dont le goût poétique n’a vu, comme celui de Voltaire, qu’un sauvage ivre dans le seul rival que les temps modernes puissent présenter aux grands tragiques grecs.
Pour conclure entre l’imagination et le goût, laissons une large action à la faculté qui retranche, qui modère, qui taille et choisit entre les jets trop vigoureux de la pensée, mais n’oublions pas que cette sorte de critique est plus exposée que l’imagination elle-même à se mêler des caprices et des préjugés de la mode, et qu’un vrai poète doit surveiller en lui l’esprit de son temps avec plus de défiance encore que son propre génie. Les écarts d’imagination d’un homme de génie conservent une certaine logique et renferment presque toujours un enseignement. Une erreur originale est quelquefois un trait de lumière ; l’imitation et la vulgarité n’éclairent jamais. Une erreur nouvelle a souvent cet avantage de corriger une erreur accréditée ; l’adoption d’une erreur vulgaire par un esprit éminent peut la rendre éternelle. Ce qu’il faut, d’ailleurs, sauver à tout prix dans les arts, c’est l’originalité, c’est la force de création, c’est l’individualité du poète. Le goût général, le sens commun si l’on veut, le pouvoir de la multitude, se défendront assez par eux-mêmes ; ils sont souvent oppressifs et toujours sur le point de l’être. Ne multiplions pas les entraves qui peuvent asservir le génie au goût de la foule. Dans l’intérêt de la multitude elle-même laissons toute liberté à l’essor de l’individu ; c’est toujours l’initiative d’un seul qui arrache les multitudes aux grandes captivités et aux grandes erreurs.
VI
Cette initiative, cette force originale du poète dont nous réclamons l’indépendance sous son nom particulier d’imagination, est une faculté tout d’une pièce, un principe en soi tout à fait primitif. Le génie de l’artiste ne peut être scindé, démembré, analysé que par une suite d’hypothèses, comme l’âme elle-même. Mais quoique l’imagination se produise essentiellement dans un acte indivisible et spontané, qu’elle naisse tout armée comme la Minerve immortelle, il faut, pour nous rendre compte de sa nature, diviser son action en mouvement particulier, en époques successives ; il faut la dépouiller de cette panoplie qu’elle ne quitte jamais et l’examiner pièce à pièce.
Il en est de l’imagination et de toute faculté primordiale comme du fait insaisissable de la vie : nous pouvons énumérer ses fonctions nécessaires et les éléments extérieurs qui font, pour ainsi parler, sa nourriture. Mais comment ces impressions venues du dehors peuvent-elles ainsi se transformer en force créatrice ? Il nous est aussi peu donné de le savoir que d’expliquer par quel mystère les aliments deviennent le sang humain et la matière inerte un organisme vivant. L’imagination est avant tout un principe sui generis, actif par lui-même, une cause, en un mot, au-dessus de laquelle nous ne rencontrons que la cause inexplicable et souveraine qui se trouve derrière tous les grands faits vitaux dans l’homme et dans la nature. Ce principe de l’imagination, c’est la force divine elle-même, aussi libre, aussi insaisissable quand elle crée un poème à travers un homme de génie que quand elle fait sortir l’univers entier du chaos.
Au-dessous de l’agent primordial inexplicable, apparaissent dans l’imagination trois éléments bien distincts : 1º une faculté qui s’adresse au monde invisible, à la vérité abstraite, à l’idéal ; 2º un sens particulier des réalités extérieures, de la forme sensible de la vérité individuelle et relative ; 3º une énergique perception des rapports qui unissent le monde des formes à celui des idées, un vif sentiment des analogues du monde physique et du monde moral.
L’art ne reproduit pas seulement la beauté et la vérité visibles, mais une beauté et une vérité supérieures à celles des faits réels. La vérité dans la représentation poétique d’un objet ne consiste point dans l’exactitude matérielle des détails, c’est la vérité de l’ensemble, la signification générale de l’objet, qui doit nous apparaître dans sa représentation ; c’est plus que cela, c’est un côté de la vérité suprême et absolue, c’est l’idéal : à cette condition seulement, le but de l’art est atteint. Toute peinture qui n’a d’autre mérite que la ressemblance triviale et la vérité vulgaire n’est pas une œuvre d’art. L’art est autre chose qu’un procès-verbal exact, qu’un inventaire scrupuleux des réalités. L’esprit de l’artiste, malgré le sentiment très vif des plus minces particularités de la forme, est un esprit essentiellement généralisateur. La forme lui apparaît dans ce qu’elle a de plus abstrait, de plus dégagé de toute circonstance locale. L’imagination du poète suppose une forte intuition de l’absolu. Il doit envisager toujours le sujet particulier qu’il a choisi sous son aspect le plus général, le plus rationnel, le plus idéal. Aussi, quand il arrête son dessin, il ne suffit pas qu’il soit ému, inspiré par l’idée élémentaire de son œuvre, il doit l’avoir méditée ; il doit parcourir son sujet dans tous les sens. Jamais une œuvre saine et durable n’a été improvisée ; il n’y a pas d’art sans méditation.
Gardons-nous de croire, cependant, que la vérité, fonds commun de l’artiste et du philosophe, doive être envisagée de la même façon par tous les deux, et saisie par le poète sous sa forme philosophique. Voici à ce sujet un important passage de l’Esthétique de Hegel : « La philosophie n’est pas nécessaire à l’artiste ; et, s’il pense à la manière du philosophe, il produit une œuvre précisément opposée à celle de l’art, quant à la forme sous laquelle l’idée nous apparaît. Car le rôle de l’imagination se borne à révéler à notre esprit la raison et l’essence des choses, non dans un principe ou dans une conception générale, mais dans une forme concrète et dans une réalité individuelle. Par conséquent, tout ce qui vit et fermente dans son âme, l’artiste ne peut le représenter qu’à travers les images et les apparences sensibles qu’il a recueillies. En même temps, il sait maîtriser les images pour les approprier à son but et leur faire recevoir et exprimer le vrai absolu d’une manière parfaite. Dans ce travail intellectuel qui consiste à façonner et à joindre ensemble l’élément rationnel et la forme sensible, l’artiste doit appeler à son aide, à la fois, une raison active et fortement éveillée et une sensibilité vive et profonde. C’est donc une erreur de croire que les poèmes se forment comme un rêve pendant le sommeil du poète. Sans
la réflexion qui sait distinguer, séparer, faire un choix, l’artiste est incapable de maîtriser le sujet qu’il veut mettre en œuvre ; il est ridicule de s’imaginer que le véritable artiste n’a pas conscience de ce qu’il fait. »
Cette dernière phrase du penseur allemand nous prouve que ce n’est pas seulement en France que l’on a tenu l’imagination pour une faculté folle et livrée au caprice, et pensé qu’une espèce de hasard heureux est la source des productions de l’art.
Après ce sens de l’idéal, dont l’objet est le même au fond, mais dont l’organe diffère chez le philosophe et chez le poète, le second élément de l’imagination de l’artiste est un don particulier pour saisir la nature extérieure et ses formes diverses, une attention qui, sans cesse éveillée sur tout ce qui peut frapper les yeux et les oreilles, grave dans l’esprit les images variées des choses, une mémoire qui conserve tout ce monde de représentations sensibles. L’artiste doit ressentir fortement toutes les impressions qui viennent par les sens ; il doit avoir une perception délicate de toutes les nuances de la couleur, de toutes les évolutions du contour. S’il est nécessaire qu’il saisisse ce qu’il y a de plus général, de plus absolu, de plus idéal dans la pensée, il faut aussi qu’il soit frappé par le côté particulier de chaque chose, par l’individualité de chaque forme. Généralité dans l’idée, individualité dans la forme, telle est la loi de l’art. C’est donc dans les inépuisables trésors de la nature vivante, et non pas dans le monde abstrait que l’artiste doit prendre la matière de ses créations ; puisque autre chose est l’art, autre chose est la philosophie. Si donc le poète doit beaucoup penser, beaucoup méditer, il doit aussi beaucoup voir et beaucoup entendre ; il est donc d’une curiosité infinie. Rien n’est pour lui indifférent : les nuances d’un coquillage, la dentelure d’une feuille, pas plus que les grands effets d’un soleil couchant et les bruits majestueux de la mer ou des sapins de la montagne. Le poète écoute toutes les voix, contemple toutes les formes, suit de l’œil et de la pensée tout ce qui se meut, tout ce qui a vie et apparence dans la création ; rien dans le monde de la forme et de la couleur ne doit échapper à l’attention de l’artiste.
Ce regard scrutateur que le poète jette sur la nature pour s’assimiler le monde des images, il le porte également sur le monde intérieur, sur l’intimité de l’âme humaine. Il doit connaître toutes les passions qui agitent le cœur, toutes les fins auxquelles aspire la volonté. Il étudie dans la physionomie, dans le geste, dans les paroles, dans toutes les actions des hommes, l’expression que dévoile chacun des innombrables sentiments qui constituent la vie de l’âme. Il saisit des nuances imperceptibles dans la forme extérieure que prennent les passions ; il entend la signification morale du moindre regard, de la moindre inflexion de la voix ou des traits du visage.
Cette connaissance du cœur et de la valeur morale de l’acte physique le plus insignifiant en apparence, l’artiste la puise pour une grande part dans la société, dans l’observation. Mais l’observation d’autrui ne lui offre qu’un élément stérile, si par lui-même, si dans sa propre vie, il n’a pas connu tout ce qui peut ébranler fortement l’âme humaine. Il faut que son esprit et son cœur aient été profondément saisis et remués ; il faut qu’il ait beaucoup senti, beaucoup agi, beaucoup vécu, pour être en état de révéler dans son œuvre les mystères de la vie. Si la sérénité est nécessaire, l’impassibilité est mortelle au poète. On ne peut rendre sous une forme à la fois idéale et vraie qu’une émotion que l’on a éprouvée, ou que l’on est capable de sentir.
Que devient donc ce solennel adage du vieil art poétique : imiter les modèles, s’il n’est plus indifférent pour l’artiste d’avoir vécu et pensé par lui-même, s’il ne suffit plus, pour nous apprendre à peindre un sentiment, que d’autres l’aient représenté avant nous ? Imiter les modèles, régler ses sentiments et son langage en matière de poésie sur un type convenu, c’est professer qu’il n’est pas nécessaire d’avoir quelque chose à dire pour parler ce noble idiome de l’art. Non, les formes de l’art ne sont pas une monnaie courante qu’un maître a frappée dans l’origine et que ses successeurs se contentent d’échanger avec le public ; l’art n’est point le fastidieux commerce d’une vieille denrée ; l’art est une incessante création.
Placé entre le monde des idées pures et celui des formes sensibles, l’artiste fréquente ce double domaine ; son regard plonge alternativement dans la nature et dans l’idéal. Pour les esprits ordinaires, ces deux régions sont nettement séparées et comme étrangères l’une à l’autre ; le métaphysicien, le savant, le géomètre, considèrent le monde des images comme non avenu ; pour l’intelligence des enfants, des sauvages, pour l’inculte imagination de la foule, la sphère de l’idée pure n’existe pas. Les esprits cultivés, mais sans être doués si faiblement que ce soit de la faculté poétique, admettent ces deux mondes de la pensée et de l’image comme simplement superposés et parallèles l’un à l’autre ; le trait d’union, l’intime analogie, échappe à qui n’est pas doué du sens de l’artiste.
Cherchons à toucher le point vital du génie poétique. D’autres pénètrent plus avant que le poète dans l’idée pure ; l’artiste n’est pas le métaphysicien ; d’autres âmes reçoivent une impression plus profonde des objets sensibles ; l’artiste n’a pas l’ouïe plus fine et la vue plus perçante que la foule ; le poète n’est pas une sensitive qui subisse jusqu’à la défaillance le contrecoup des choses visibles. Il y a bien des intelligences plus fortement ébranlées que la sienne par les images et dont les déterminations morales sont asservies à ces images devenues des idées. L’artiste reste souverain maître des formes qui se succèdent dans son imagination ; il ne subit pas docilement comme la foule la tyrannie du monde sensible.
En quoi consiste donc la faculté poétique dans son double rapport avec les conceptions et les images ? Elle consiste dans le sentiment de l’union nécessaire, éternelle, indissoluble, de la forme et de l’idée, dans la faculté de percevoir et de traduire les symboles, les analogies, qui fait qu’avec l’idée son image naturelle se présente spontanément à l’esprit de l’artiste. Dans cette sorte d’impossibilité où se trouve le poète de produire l’idée sans l’image, et l’image sans l’idée, se cache l’essence du génie poétique ; c’est là qu’est aussi le secret du grand poème de l’univers et de la nature créatrice.
Contemplez l’œuvre de l’Artiste suprême, et vous chercherez en vain dans tout ce qui sort des mains de Dieu l’idée sans l’image, l’image sans l’idée, la loi sans une incarnation vivante. Tout dans la nature est à la fois un esprit et un corps, une force cachée et un phénomène apparent, une figure et une pensée, c’est-à-dire un symbole. Quelle est cette loi mystérieuse qui en toute chose a pétri la forme avec de l’idée, a donné l’intelligence pour support nécessaire à la matière ? C’est là le secret même de la création. Le poète n’a pas la prétention de pénétrer cette loi de la nature, mais d’en reproduire les effets dans son domaine borné. Il a reçu aussi le don mystérieux et divin d’assembler dans un tout harmonieux la figure et la pensée. En modelant sous ses doigts l’informe limon, l’artiste, lui aussi, a le pouvoir de lui insuffler une âme ; et cette fange devient une œuvre d’art, une création. Glorieux privilège de l’art qui fait participer la faiblesse de l’homme au plus essentiel, au plus magnifique des attributs de la toute-puissance.
VII
Mystérieuse dans son essence, comme la force vitale, la force poétique n’est pas comme elle dans une activité continue. Elle a ses intermittences ; elle apparaît à ses heures sous le nom d’inspiration. La volonté est aussi impuissante à l’éveiller qu’elle est impuissante à faire naître le génie. L’inspiration est accordée à l’artiste, comme le génie, par un don gratuit et imprévu. Tout homme a droit aux secours divins dans sa vie morale ; nul homme n’a droit au génie ; on ne doit ni le désirer, ni l’espérer, mais le recevoir avec soumission et en tremblant. L’homme de génie lui-même n’a ni droit, ni pouvoir sur l’inspiration ; elle vient à son jour et souvent sans être appelée :
Spiritus Dei flat ubi vult.
Mais la volonté ne concourt-elle pas dans une certaine mesure à l’inspiration ? L’artiste n’a-t-il aucun moyen de provoquer le retour d’un hôte devenu familier ?
L’inspiration, comme l’imagination qu’elle met en jeu, a deux éléments distincts : une cause intime et insaisissable, une action des organes extérieurs de la pensée. Elle est à la fois un état de l’âme dû à la présence d’un agent inconnu, et un état physiologique.
Cet orgasme du cerveau peut être produit, sans doute, par une excitation artificielle ; mais en rendant plus faciles les opérations du talent, cette activité factice ne saurait engendrer la force infaillible d’où sortent les grandes œuvres. Le Champagne et le café n’amènent pas l’inspiration, mais une certaine volubilité, une rapidité des images qui n’est pas plus la poésie que la promptitude de la langue n’est l’éloquence. L’artiste doit stimuler pourtant cet indispensable concours que les organes physiques apportent à la pensée, en se plaçant dans toutes les conditions matérielles qui peuvent favoriser le jeu de ces organes. Ces conditions présentent toute la variété, toute la bizarrerie des divers tempéraments humains. Ce serait une histoire plus amusante qu’instructive que celle des moyens employés par beaucoup de grands artistes pour exciter leur verve et seconder l’inspiration. Les ressources, d’ailleurs, qu’on emprunte à ces auxiliaires étrangers sont de ces secours qui nous affaiblissent.
Loin donc, bien loin du poète tous ces excitants qui pourraient le tromper lui-même sur la nature et la sincérité de son émotion. Au lieu d’allumer la fièvre dans ses veines, au lieu de s’entourer des objets propres à susciter dans son cerveau le tumulte des images, le véritable artiste fera le calme dans ses sens et tout autour de lui ; il suspendrait, s’il était possible, jusqu’au battement de ses artères ; il se placerait dans les ténèbres et dans le vide pour que nulle impression extérieure ne vînt troubler sa contemplation de la lumière vivifiante qui se répand peu à peu dans son cœur. C’est à la profondeur, à la sincérité de son émotion, à la vigueur originelle de son idée, aux vertus de son sujet, que l’artiste demandera tout ce que la volonté peut obtenir des divins caprices de l’inspiration.
Si déjà l’inspiration n’a germé dans l’âme avec la conception du sujet, nulle circonstance extérieure ne la pourra développer ; pas de philtre qui l’infuse dans le sang, pas d’image assez splendide pour la faire pénétrer dans l’âme à travers les regards, pas de musique assez suave pour l’insinuer dans notre cœur à travers l’ouïe ; pas même le plus merveilleux de tous les spectacles, la plus pénétrante de toutes les harmonies, l’harmonie et le spectacle de la nature. Un soir, vous avez gravi la montagne, votre corps se baigne et s’épanouit dans l’éclatante lumière du touchant, dans les senteurs résineuses de la forêt. Les vallons pleins d’ombres et les collines empourprées se déroulent en ondoyant devant vous comme les vagues du gigantesque océan. Vous entendez la musique des sapins, ces murmures aussi larges, aussi profonds et plus variés encore que les bruits mêmes de la grande nue. Vous montiez pour consulter la parole intime que vous avez cru n’être qu’un écho de l’universelle nature ; vous écoutez avec recueillement et ferveur. Vous écoutez en vain ; la voix désirée, la voix divine qui profère la parole créatrice restera muette en vous, muette même en face de la nature !
Si l’inspiration n’est déjà suscitée par elle-même, aucun milieu ne la produit, aucune force étrangère ne la réveille ; elle naît, elle jaillit dans l’âme avec l’idée mère, avec le sujet spontanément germé dans l’imagination de l’artiste. Mais la question se présente sous une autre forme : dans quelles conditions le sujet doit-il s’offrir à l’esprit du poète pour apporter avec lui l’inspiration ? Tout sujet, même un sujet de commande, peut renfermer en lui la grâce inspiratrice ; et cette grâce peut être retirée aux conceptions que l’artiste a puisées dans le plus vif et le plus profond de sa croyance et de son émotion personnelles. Un sentiment qui possède l’artiste, une pensée qui le domine, une passion qui le torture, offrent sans doute au génie créateur un plus sûr et plus fécond véhicule qu’un sujet d’emprunt, qu’une donnée recueillie d’un spectacle indifférent. Mais à tout propos, néanmoins, et de toute part, l’inspiration et le sujet peuvent jaillir tout épanouis, tout vivants, tout organisés, pour ainsi dire, dans l’imagination du poète, sans cause appréciable, sans concours de la volonté ; par hasard, en un mot, puisqu’on appelle ainsi, parfois, les opérations de la Sagesse divine.
Mais n’exagérons pas cette indépendance de l’inspiration. Une fois investi du don de poésie, l’homme est doué d’un certain pouvoir sur cette énergie créatrice ; il y concourt par sa volonté. Nous l’avons dit déjà : l’inspiration est à l’artiste ce que la grâce est à l’homme moral, avec cette différence que l’être moral étant responsable, le libre arbitre joue dans le fait de la grâce un plus large rôle que la volonté dans le fait de l’inspiration.
Qu’on nous permette ces rapprochements entre les augustes vérités de la doctrine chrétienne et les aperçus de la critique littéraire. C’est un devoir pour l’artiste de se prendre lui-même au sérieux, et d’évoquer, au début de son œuvre, une divinité plus réelle que la vieille muse classique. Nous avons le droit de prononcer le nom du vrai Dieu comme principe de toute poésie, et nous en aurons le courage. Pour s’être bornée en fait d’esthétique à ces banalités d’Apollon favorable ou de Pégase rétif, pour avoir persisté à être païenne dans son langage quand le cœur de l’homme était devenu chrétien, l’ancienne critique n’a pu parvenir à nous donner sur le génie du poète aucune théorie de quelque valeur. Elle voulait être sceptique et badine, là où il faut de la gravité et de la foi ; la philosophie, à ses yeux, la religion et sa lumière infaillible, ne pénètrent jamais dans le monde de l’art, livré ainsi tout entier au bon sens vulgaire. La fantaisie, tempérée par l’expérience des rhéteurs et le goût de la multitude, voilà le fond du vieil art poétique.
Nous avons une plus noble idée des fonctions de l’artiste ; le nom de Dieu, prononcé sans périphrase dans la critique, ne nous effarouche pas comme une insulte à la raison humaine. Toute science, en remontant la chaîne des causes secondes, parvient nécessairement à un point où ce système de force naturelles, imaginé pour expliquer tous les phénomènes, aboutit nécessairement à une force primitive au-dessus de laquelle rien n’est aperçu. Il serait peu philosophique, sans doute, de s’arrêter dans l’analyse des causes secondes et d’isoler chaque fait, en l’expliquant par une intervention directe du premier principe des choses. Mais l’inspiration est, comme la raison, un de ces actes primordiaux qui supposent la présence d’un agent supérieur dans l’âme humaine ; et la seule force, le seul agent qui puissent à travers nos débiles organes produire la beauté véritable, c’est l’esprit créateur par excellence, c’est l’esprit de Dieu.
Reportons-nous à cette poésie sincère et naïve s’il en fut, à la poésie antique. Pourquoi ces invocations à chaque instant ramenées du poète à la Muse, à la déesse nourricière, au dieu paternel ? Dans toutes les poésies primitives, même dans celle de la Grèce, la moins religieuse de toutes, le poète ne dit jamais : je chante ; mais, chante, ô déesse ; prêtez-moi, dieux propices, votre souffle pour chanter. N’est-ce pas là un aveu naïf de l’intervention divine dans l’inspiration ? De quel formulaire de rhétorique les rapsodes de la Grèce et de l’Inde avaient-ils appris à procéder ainsi par une invocation initiale ? En cela, comme en toute chose, ils rendaient simplement, spontanément, hommage à leur croyance, à celle du monde entier de leur temps. Grâce aux préjugés de l’école, nous avons transporté dans l’esprit convaincu d’Homère et des poètes primitifs cette religion de commande, cet enthousiasme artificiel, ce perpétuel mensonge auxquels les imitations classiques nous ont accoutumés pendant trois siècles. À force d’avoir invoqué nous-mêmes, sans conséquence, les secours de la Muse et la lyre d’Apollon, nous avons cru que chez les Grecs, Homère et Pindare, et dans l’Inde Valmiki et Vyasac, mentaient aussi effrontément que nous à eux-mêmes et aux hommes en inscrivant au début de leur œuvre le nom du dieu qui la dictait. Mais il est aussi vrai pour nous que pour Homère que le poète ne fait qu’écrire sous la dictée d’un dieu ; et la formule des invocations antiques doit être prise à la lettre pour être saisie dans son véritable esprit. N’en déplaise encore sur ce point à la vieille critique, la poésie n’a pas vécu de fictions, mais de réalités. Les philosophes, les historiens, les rhéteurs de l’antiquité ont pu mentir ; les poètes seuls ne le pouvaient pas. La poésie primitive est une voix spontanée sortie de la conscience même des générations. Quand les poètes antiques ont parlé d’un dieu qui les inspirait, c’est qu’ils l’ont senti. Pour nous, une fois délivrés des formules et des divinités de convention, si nous sommes agités de nouveau par l’esprit du Dieu réel, pourquoi ne confesserions-nous pas sérieusement, simplement, religieusement son vrai nom ? Écrivons-le sur la première page de notre livre. L’œuvre est issue de l’inspiration ; mais l’inspiration, c’est Dieu lui-même.
L’inspiration est donc impersonnelle à l’artiste et ne lui appartient pas ; pour l’avoir possédée une heure, un jour, des années entières, il n’est pas sûr de la retrouver le lendemain. Il l’a obtenue sans mérite de sa part ; mais il peut mériter de la perdre. Le vrai poète est toujours tremblant devant l’inspiration, comme le véritable saint devant la grâce. Mais, plus favorisé que l’artiste, l’homme vertueux a le don de forcer pour ainsi dire la grâce. Vouloir, dans l’ordre moral, c’est presque pouvoir ; une intention ferme et droite équivaut à l’action. Le désir et la prière ont une puissance à qui Dieu cède. Le premier acte du désir, la plus imperceptible initiative de la volonté vers le bien sont immédiatement suivis d’un secours d’en haut, d’une grâce qui vient renforcer la volonté et le désir. L’homme ne peut rien sans Dieu pour réaliser le bien moral ; mais Dieu ne peut rien sans l’homme. Il faut que l’homme ait eu au moins le mérite de l’intention, du désir, pour qu’il puisse avoir la récompense.
Le désir et la prière, tout-puissants sur la grâce, ne peuvent rien sur l’inspiration. En vain le poète l’◀attend▶ avec amour et la demande avec larmes ; elle n’apparaîtra qu’à son jour, à son heure ; peut-être la flamme divine est-elle pour toujours évanouie ! Combien de génies n’ont eu que peu d’années, peu de jours dans une longue existence ! Combien d’âmes sans nom, obscures, perdues dans la foule, ont obtenu, pour un jour, l’accent du génie ! S’il était permis d’appliquer le mot de caprice à quelque chose qui vient d’en haut, si le hasard n’était une sorte de providence plus mystérieuse, quelle force dépendrait plus du caprice et du hasard que l’inspiration ?
L’artiste s’est préparé dès la veille à une matinée laborieuse ; il est plein de son sujet, tous ses rêves de la nuit l’en ont entretenu. Levé avec l’aube, il se place en face de sa toile ou de ses tablettes ; ardent et joyeux, il se croit sûr d’une bonne journée. Mais voilà que nulle expression ne traduit fidèlement son idée ; aucun trait n’est ferme ; ses couleurs sont pâles ; son intelligence elle-même s’est couverte d’un nuage. Il lutte des heures entières, le cerveau tendu ; il efface, il ajoute ; il laisse courir son pinceau avec précipitation, ou le dirige avec lenteur. Rien ne jaillit, rien n’est exprimé ; la pensée n’a pu sortir du germe qui l’enveloppe. Un autre jour, triste et découragé, il s’assied devant son œuvre par distraction et par hasard ; tout à coup, comme si un soleil subit fondait d’un seul rayon toutes les glaces d’un torrent, l’idée jaillit, bouillonne et se précipite à grands flots. Toutes les images sont vives, tous les contours sont harmonieux et purs. L’œuvre est achevée en moins de temps que l’artiste n’en a mis, hier, pour tracer une de ces lignes ingrates qui n’exprimaient pas, mais défiguraient sa pensée.
Est-ce à dire que le poète, impuissant à provoquer, à fixer l’inspiration, doive l’◀attendre▶ passivement ? Ce serait écarter comme inutiles toute science, tout effort, toute sagesse. Moins victorieusement que la conscience de l’homme ne concourt à la grâce, mais avec un effet certain, le génie de l’artiste peut concourir à l’inspiration. Ce que donne ce souffle imprévu est essentiel ; mais ce que la volonté peut acquérir est immense. Du poète seul, de son activité, de sa droiture, de sa patience, dépendent l’exécution et le savoir, indispensables auxiliaires de l’inspiration. Dès que l’artiste a reconnu sa vocation, qu’il ne néglige donc rien pour préparer, pour assouplir, pour fortifier tous les instruments dont ne peut se passer Dieu lui-même pour produire par les mains de l’homme ; qu’il réunisse tous les secours de la science et de l’histoire, de l’observation et de l’expérience ; qu’il ne refuse, pour aller au-devant du génie, aucune fatigue, aucune privation, aucune lutte. Mais, par-dessus tout, qu’en tenant son cœur paré de tous les nobles sentiments, de tous les enthousiasmes, de toutes les hautes aspirations, il puisse offrir à l’esprit créateur une demeure si pure et si belle que l’hôte divin refuse à jamais de la quitter.
IV. De la croisade contre l’antiquité et du génie de la Grèce
La Grèce et l’Italie auront toujours le privilège d’exciter la curiosité des plus nobles intelligences, et l’esprit des nations modernes ne cessera jamais d’interroger avec un respect filial l’histoire de ces deux pays. C’est dans leur génie que nous trouvons la source de tout ce qui est de création humaine dans les sociétés de l’Occident. La Grèce, initiatrice de Rome, la Grèce où la philosophie et les arts ont commencé à vivre de leur vie propre en se séparant des religions, où l’homme a fait sur la nature sa plus noble conquête, celle de la conscience de lui-même et de la liberté morale, où la dignité humaine s’est pour la première fois consacrée dans la liberté politique, la Grèce sera éternellement pour nous l’auguste mère de la civilisation ; ses moindres vestiges resteront sacrés au philosophe et au poète. Toute éducation vraiment libérale, toute saine culture littéraire, à quelque degré qu’elle soit donnée, auront pour effet d’engendrer l’amour de l’antiquité et d’éveiller la sympathie pour le noble pays d’Homère, de Léonidas et de Platon.
Pour moi, je le confesse hautement aujourd’hui qu’il est de mode d’impliquer ces grandes époques dans le procès fait à l’éducation classique : depuis l’heure où mes premières études évoquèrent ces grands souvenirs, où la poésie et l’histoire ouvrirent à mon imagination les champs d’Athènes, de Sparte et d’Argos, ma pensée n’a cessé de les fréquenter avec prédilection ; et, au milieu des systèmes, des préjugés de partis et d’écoles que le cours des temps nous fait traverser à tous, j’ai constamment chéri tout ce qui pouvait me remettre en mémoire ces noms divins de Marathon et de Salamine, des Thermopyles et de Platée, de Delphes et de Sunium. Il n’en est pas qui sonnent plus harmonieusement à l’oreille et à l’âme. Les hommes, les lieux et les choses de la Grèce ont gardé pour moi l’ardent attrait des souvenirs de famille ; il m’a toujours semblé que leur histoire était le commencement de nos traditions nationales.
Cette glorieuse patrie des arts et de la liberté, il ne m’a pas été donné de la visiter autrement qu’en rêve ; je n’ai pas le droit de dire avec le poète :
Et ego in Arcadia !
Je n’ai jamais cueilli les lauriers roses de l’Eurotas, et ramassé sur l’acropole de Minerve la sainte poussière des marbre de Phidias ; aussi je recherche et j’écoute pieusement les fortunés voyageurs qui ont accompli leur pèlerinage à ce berceau des demi-dieux. Peu curieux des pays
inconnus, trouvant la nature assez belle partout où je rencontre le soleil, un grand arbre et la solitude, j’ai peu fait de longs voyages et j’en lis encore moins. Les Alpes et la Méditerranée bornent mon horizon, et peuvent suffire au plus ambitieux paysagiste. Quant aux lieux habités, toute ville moderne me semble si dépourvue de beauté et je suis si fermement convaincu de la laideur progressive des cités de l’avenir, que je me tiens pour suffisamment renseigné sur la physionomie de toutes les rues d’Europe et d’Amérique. Tout l’or du nouveau monde ne m’attirerait pas dans les fourmilières humaines de ce pays sans passé ; et mon imagination donnerait cette terre promise de l’utopie, depuis le golfe des Esquimaux jusqu’au détroit de Magellan, pour un brin d’herbe du mont Lycée ou du promontoire de Phigalie. Mais que j’entende parler de l’Égypte ou de l’Inde, aussitôt mon esprit s’agite pour franchir l’horizon qui m’emprisonne ; que le nom de la Grèce soit prononcé, et voilà mon imagination partie : je vogue sur la mer Ionienne, je débarque au Pirée, et je revois l’un après l’autre ces sentiers si souvent parcourus sur le char des poètes en compagnie des héros ou des dieux. Si, plus heureux que moi, un voyageur ami a vu de ses yeux ce que j’ai rêvé, s’il revient d’Athènes, de Delphes et de Corinthe, il m’apparaît environné de tout le prestige des temps héroïques : depuis Ulysse, fils de Laërte, devisant des Cyclopes, des Lestrygonsd et de Circé à la table d’Alcinoüs, roi des Phéaciens, jamais navigateur ne fut écouté d’une oreille plus avide ; et, tandis que la vapeur du cigare s’élève entre nous comme celle des trépieds antiques, je me crois un moment contemporain d’Eschyle ou de Démosthènee, j’entends bourdonner les abeilles de l’Hymettef, ou frémir les chênes prophétiques de Dodone.
Depuis que ce monde enchanté de l’histoire et de l’art grecs a été ouvert à l’esprit des nations modernes, il est impossible d’en arracher les penseurs et les artistes ; l’humanité y reviendra toujours comme on revient aux souvenirs de beauté, d’héroïsme et de joie qui s’attachent aux saisons vigoureuses de la jeunesse. Les révolutions littéraires se succéderont ; des langues, des poésies nouvelles pourront éclore ; et chaque peuple sera forcé de proclamer qu’au-dessus de sa poésie et de sa langue, la littérature des Grecs plane souverainement dans la région sereine du beau. Les formes politiques changeront ; les nations passeront encore mille fois des hurlements de la démagogie au morne silence du despotisme ; et la plus grande époque de l’histoire restera celle où la parole libre, éclatant dans l’Agora d’Athènes, fit intervenir dans la lutte de la fatalité et des passions une puissance nouvelle née de la conscience humaine, l’idée d’une résolution prise en commun par tout un peuple, d’un acte réfléchi, responsable, c’est-à-dire l’idée même de la liberté morale.
I
Des préjugés plus respectables que les erreurs du goût littéraire et les réactions de l’opinion politique auxquelles ils s’associent, ont donné lieu récemment à une immense levée de plumes contre l’antiquité classique. Or l’antiquité, en ce qu’elle a d’original dans les arts et dans la philosophie, c’est la Grèce elle-même. Si nous pouvions croire un instant qu’aujourd’hui, comme aux premiers jours de la prédication des Apôtres, le principe contraire au principe chrétien soit l’Hellénisme ; s’il nous était possible d’admettre que tout ce qui est donné aujourd’hui d’admiration à sa poésie et à son histoire soit enlevé à la foi catholique, nos sentiments religieux auraient bien vite imposé silence à nos sympathies d’artiste. Mais des voix saintes ont pris soin d’absoudre les admirateurs du génie des anciens, et, sous l’autorité de nos prélats les plus illustres, on continue à donner pour modèles à la jeunesse ces grands précepteurs des nations modernes. Cependant, pour rassurer encore certaines consciences, il n’est pas inutile de montrer comment l’amour le plus tendre pour le christianisme se concilie avec le respect de l’antiquité.
L’ennemi du christianisme n’est pas derrière nous et dans le passé de l’art antique, il est en face et dans l’avenir de la science matérialiste ; il n’est pas dans les religions de l’Orient, qui reposent sur le sentiment de l’infini, dans les philosophies de la Grèce qui ont préparé l’intelligence humaine au culte du Verbe ; il est dans ce monde privé d’art, de philosophie et de religion qui se développe à l’Occident, sans autre principe que l’appétit du bien-être. La philosophie et la poésie grecques sont les sources humaines du spiritualisme chrétien. Le génie grec a rempli dans le monde, vis-à-vis de la parole du Christ, ce ministère de précurseur que Jean-Baptiste accomplissait dans Israël. Les premiers docteurs de l’Église n’ont-ils pas reconnu le Verbe, fils du Père, dans le Λόγος
de Platon ? L’enthousiasme de quelques-uns alla jusqu’à proclamer le disciple de Socrate illuminé du même esprit qui avait inspiré David et Isaïe. En restreignant dans leurs plus étroites limites les magnifiques témoignages rendus par les fondateurs du dogme catholique à la philosophie
platonicienne, il faut du moins reconnaître, avec saint Augustin, aux doctrines de l’Académie le mérite d’avoir convié l’intelligence à la recherche de la vérité incorporelle
1. Lorsqu’on peut attribuer ainsi à la sagesse des Grecs le pouvoir d’arracher l’esprit à la domination de la nature et aux grossières idolâtries pour le donner au culte de l’invisible, comment contester à cette sagesse d’avoir été la préparation humaine à la lumière divine de l’Évangile ? N’est-ce pas là une gloire immense pour ce génie de la Grèce, qui se rendit ainsi l’auxiliaire du Christ ? Croyons, sur la foi des Pères, qu’Eschyle et Platon, Socrate et Pythagore, ne furent pas des ennemis de la vérité ; mais que, sans la posséder pleinement, ils ont néanmoins travaillé pour elle. Pourquoi n’obtiendraient-ils pas leur part du salaire accordé à tous ceux qui ont donné une heure de labeur au champ du père de famille ? De grands docteurs les ont admis parmi les voix prophétiques de la venue de l’Homme-Dieu, et l’Église ne les a jamais exclus de la tradition antérieure au Christ. Nous n’avons pas ici qualité pour plaider leur cause à ce grand tribunal ; mais, convaincu que le christianisme a trouvé dans l’œuvre intellectuelle de la Grèce une puissance essentiellement amie et non pas contraire, nous ne cesserons de proclamer l’éternelle reconnaissance que l’esprit humain doit rendre à l’antiquité hellénique.
Dans cette question de l’antiquité païenne, il est juste de réserver les droits de la Grèce à part du monde romain. Si Rome a préparé, de son côté, la terre à l’avènement du Verbe et de son Église, comme l’a proclamé le plus grand docteur français dans ce merveilleux discours qui a fondé la philosophie de l’histoire, ce fut d’une préparation politique, administrative, en un mot toute matérielle. Rome a créé l’unité du gouvernement, elle a fait la place territoriale des pasteurs ; mais c’est la Grèce qui a créé l’unité de l’esprit humain, c’est elle qui a préparé dans le troupeau des âmes la place à la lumière souveraine en qui réside l’autorité des pasteurs. Rome et ses légions, Rome avec la fermeté de ses capitaines et le bon sens de ses juristes, Rome ne fut que le bras de la civilisation antique. La pensée mère, la raison d’être de cette société, la grandeur intellectuelle du monde païen, c’est le génie de la Grèce ; c’est ce Verbe humain précurseur du Verbe de Dieu, cette beauté, splendeur du vrai, qui naquit dans Athènes armée de toutes pièces comme la Minerve immortelle.
L’Orient avait tenu la raison et la liberté de l’homme emmaillotées dans les langes du panthéisme. Les religions de la nature écrasaient, chez les peuples d’Asie, le sentiment de la personne morale sous le culte de ce monstrueux infini, au sein duquel la vraie notion de Dieu disparaît avec notre propre individualité. L’univers matériel dans sa totalité confuse, cet assemblage de formes dont l’homme enfant ne pouvait mesurer les proportions, de forces qu’il ne savait pas encore combattre à l’aide d’elles-mêmes, tel était le dieu à l’image duquel végétaient, puissantes comme la vie organique, mais asservies comme elle à un cours fatal, immobiles, sans action sur leur propre destinée, les sociétés qui précédèrent la société hellénique.
Dans la mythologie grecque, Dieu et l’homme ont conquis sur le panthéisme la personnalité et la conscience, sur le fatalisme la liberté et le mouvement. Si les proportions divines y sont rapetissées, si elles ont besoin d’être ramenées à leur infini dans la pensée humaine par une révélation, au moins l’homme existe ; il a conscience, il
est préparé, par cette conscience elle-même, à recevoir la révélation d’un Dieu libre et personnel. Si le culte des Grecs s’adresse à une idole, cette idole n’est plus la matière et la forme animale, c’est l’homme dans sa beauté d’où transperce l’âme ; l’homme qui est ici-bas l’image, la force, l’idole nécessaire de l’Être divin. Ces dieux que la Grèce adore, à qui elle a prêté ses faiblesses, mais aussi son héroïsme, son intelligence et sa beauté, que sont-ils dans leurs incarnations radieuses ? sinon le prophétique symbole de celui qui doit venir, vrai Dieu et vrai homme tout ensemble, de celui qui portera ce nom de Verbe que la Grèce lui a donné d’avance par la bouche de Platon ? C’est ce Λόγος
immortel qui est le Dieu réel de la Grèce. Chez qui respirait cette parole libre et vivante, avant de jaillir des lèvres d’or de ses poètes et de ses sages ? Sur quels marbres, avant ceux qu’ont touchés ses statuaires, a-t-on vu dans la forme humaine ce rayonnement de l’idéal ? Oui, c’est à la beauté morale, à la parole immatérielle qui se dégage de ses statues, que la Grèce adressa ses adorations ; son idole possède la splendeur du vrai autant qu’elle peut appartenir à l’homme, autant que l’homme peut la donner. La religion hellénique fondée sur le sentiment du beau, sur l’idée de la liberté substituée au fatalisme oriental, sur l’action de l’esprit et de la parole devenus des forces distinctes au sein des forces générales du monde ; c’est, d’avance et par figure, la religion du Verbe, d’un Verbe humain, c’est-à-dire imparfait, mais qui prépare les nations à une parole plus pure ; c’est l’enveloppe corporelle, mais déjà radieuse, que ne dédaignera pas le Verbe d’en haut, le jour où, dans son incarnation mystérieuse, il s’abaissera sur cette terre pour y constituer l’Homme-Dieu.
Si le génie grec a travaillé pour le christianisme en
intronisant l’humanité comme la forme terrestre de Dieu que l’Orient voyait dans la masse universelle, c’est lui aussi qui a donné les premiers exemples du sentiment qui devait être l’âme de la civilisation moderne, après que la religion du Sauveur l’aurait agrandi et sanctifié. Les Grecs, les premiers, ont pratiqué dans leurs mœurs et dans leur politique la vertu qui porte le nom de cette humanité qu’ils déifiaient. L’Orient est impitoyable comme l’inflexible destin ; ses dieux sont anthropophages, le char de ses conquérants roule en écrasant les peuples comme une poussière. La Grèce a connu la miséricorde et le prix du sang humain. Quel autre peuple que celui d’Athènes a été vu se répandre tout entier dans ses temples pour obtenir des dieux la prompte arrivée d’un message révoquant un ordre cruel, qui n’était pourtant qu’une représaille légitimée par les lois de la guerre ? Cette mansuétude inouïe avant le christianisme est si bien propre à la race athénienne, que l’invasion même des arts, de la poésie, de la langue, de la civilisation grecque n’en put rien faire pénétrer à Rome. Quand on oppose à nos mœurs la férocité païenne, c’est dans Rome qu’il faut en chercher le type. Un jour les fils de la louve du Tibre, voulant embellir la ville de Minerve d’une de leurs plus chères créations, en retour sans doute des magnifiques présents qu’ils avaient reçus de son génie, imaginèrent, pour payer la statuaire de Phidias, la tragédie de Sophocle, la philosophie de Platon, d’offrir aux Athéniens un amphithéâtre pour les combats de gladiateurs. Voici la réponse que fit au peuple-roi le peuple conquis et dégénéré : « Vous êtes le maître, mais ◀attendez▶ que nous ayons renversé l’autel élevé par nos ancêtres à la Pitié ! »
De pareils sentiments sont-ils si contraires au christianisme, et ne voit-on pas briller dans cette miséricorde athénienne l’aube de la charité ?
Loin donc que la civilisation antique, dans sa religion, dans sa poésie, dans sa philosophie, dans sa politique, recèle, comme on a voulu le dire, une opposition radicale et permanente aux principes chrétiens, elle a été l’initiatrice qui devait conduire l’esprit humain jusque sur le seuil de l’Église. Cette initiation qu’apportait le génie grec était si nécessaire, que les peuples seuls qui ont été profondément pénétrés de la culture hellénique se sont trouvés aptes à recevoir et à conserver le christianisme. Aujourd’hui encore, après dix-huit siècles, la vitalité religieuse se trouve concentrée dans les limites intellectuelles du monde gréco-romain.
L’antagonisme religieux de l’Europe et de l’Orient, commencé avec la mythologie grecque, subsiste encore aujourd’hui. La vieille Asie panthéiste, contre laquelle se révoltèrent les poètes, les sculpteurs, les philosophes et les guerriers d’Athènes et de Sparte, est encore à peine entamée par la conquête chrétienne. L’Asie Mineure, la Syrie et l’Égypte ont été perdues pour l’Église en même temps que pour l’empire romain et la civilisation grecque.
Est-ce parce que la philosophie rationnelle et la critique sont nées dans son sein que l’antiquité païenne et ses traditions semblent constituer un esprit permanent d’opposition à la foi ? Mais l’Orient n’a-t-il pas eu ses philosophies, plus nombreuses, plus subtiles, plus subversives que celles d’Athènes ? Le scepticisme existe dans l’Inde dès la plus haute antiquité ; la philosophie du néant y a été proclamée d’une manière si audacieuse, qu’elle est devenue la base d’une religion. La création de la philosophie est, il est vrai, la grande gloire d’Athènes, mais c’est précisément parce que cette philosophie n’est ni le scepticisme ni le panthéisme. C’est la grande tradition du spiritualisme rationnel ; c’est moins une révolte contre les religions qu’une affirmation du droit et du devoir qu’a la raison de poursuivre la vérité par ses propres voies, et de sa capacité il la posséder. Et cette raison, qui a découvert son origine ? qui lui a donné son nom véritable, si ce n’est la philosophie d’Athènes ? La plus haute et en même temps la plus populaire expression de la philosophie ancienne, c’est la doctrine de Platon. Le premier parmi les hommes, le disciple de Socrate a proclamé la raison cette lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde, et l’a nommée du nom de Verbe. L’assentiment, parfois enthousiaste, donné à sa pensée par les premiers Pères n’autorise-t-il pas le monde à voir en lui un précurseur de la vérité chrétienne ? Voilà donc l’œuvre de la Grèce dans la philosophie : elle pressent, elle prépare, elle annonce la religion du Verbe.
L’esprit humain, livré à lui-même, ne pouvait rien ajouter à la somme de vérité découverte par le génie grec ; pour éclairer d’un jour plus complet et plus pur que la philosophie de Platon les grandes questions de Dieu et de l’âme, il fallait une lumière surnaturelle, il fallait le soleil de l’Évangile. La révélation seule pouvait élever l’homme plus haut que ne l’a fait la sagesse athénienne. Or, la révélation est de Dieu ; elle est le plus précieux trésor de l’humanité, mais elle n’est pas son œuvre ; elle est pour nous un bienfait, mais non pas un mérite.
La gloire humaine ne peut s’attacher qu’à ce qui est d’origine et d’œuvre humaines. Mais tout ce qui est d’œuvre humaine dans la possession du vrai, du bien et du beau, tout ce qui ne vient pas de la parole même de Jésus-Christ, tout cela dérive, par une incontestable filiation, des grandes œuvres et des grands hommes de la Grèce.
Si, dans les vérités qu’on est forcé de reconnaître au fond des doctrines helléniques, si dans la merveilleuse sagesse de Platon on veut ne voir qu’un écho des traditions de source divine qui circulaient en Orient, si l’on admet que l’esprit humain est par lui-même incapable de s’emparer d’une seule parcelle de lumière, et qu’il ne peut faire autre chose que la recevoir et la transmettre, il lui reste au moins le travail et le mérite de la forme sous laquelle il la transmet. Qu’est-ce qu’une idée qui existe dans le monde sans avoir trouvé sa forme ? Celui-là est humainement l’inventeur d’une vérité, qui la revêt d’une expression précise et qui lui donne un nom. Sans doute l’Orient portait dans son sein les germes confus de toutes les grandes idées philosophiques, mais c’est le soleil de la Grèce qui les a fait éclore en vivants symboles, en formules assez radieuses pour illuminer toutes les intelligences.
C’est pourquoi la reconnaissance et la curiosité pieuse du philosophe, de l’artiste et du poète, s’attachent à ce pays comme au premier ancêtre illustre duquel datent les titres de noblesse de l’esprit humain. Athènes est une patrie pour tous ceux qui cultivent le domaine de la pensée. Après le pèlerinage au saint tombeau d’où sortit le salut et la vérité religieuse, il n’en est pas de plus cher à l’imagination que celui qui la ramène à ce berceau de la raison, des arts et de la liberté. En revenant d’adorer sur le Calvaire les vestiges de Dieu, il est permis d’aller sur l’Acropole vénérer, avec les noms de Socrate et de Platon, de Sophocle et de Phidias, les plus grandes traces de l’homme.
II
Sans doute ce n’est pas à la source de l’antiquité grecque que nous irons puiser la vie du cœur et l’enseignement des vertus surnaturelles dont l’âme n’est capable que par l’Évangile ; mais il est des vertus et des lumières dont l’humanité réduite à elle-même garde encore en son sein la puissance ; et, ce flambeau de la droite raison, nul ne l’a porté plus ferme et plus lumineux que le génie antique dans les hautes régions de la morale, de la politique et de l’art.
Si l’antiquité ne nous enseigne pas la perfection intérieure, révélation du christianisme, elle ne renferme rien qui la nie ; elle a tenu pour mérite et pour vertu tout ce qui nous est donné comme devoir. Si on la juge comme il faut la juger, comme nos siècles chrétiens demandent à être jugés eux-mêmes, sur les grands hommes qui en sont les types, l’antiquité aussi a vénéré la justice, la piété, le dévouement et la pudeur.
Les reproches de corruption adressés à la société païenne ne sont justes qu’à la condition de s’adresser à certaines époques, et d’exempter du moins de leur flétrissure les chastes et sereines productions de l’art grec. Peut-on équitablement englober dans la même accusation les mœurs de la décadence et celles des âges héroïques ? La grossièreté morale des temps primitifs de la Grèce est commune à tous les peuples qui commencent ; et l’on peut dire en faveur de la race hellénique qu’elle est la première qui repousse franchement la polygamie orientale. Pourquoi reprocher à Homère les mœurs bibliques, et se montrer plus exigeant pour Achille et Agamemnon que pour Abraham et Jacob ? Maintenant que les dieux de l’Olympe sont bien morts, on peut sans danger être plus vrai en parlant d’eux que les polémistes des premiers siècles du christianisme. Jamais ces personnifications des diverses forces de la nature n’ont prétendu enseigner dans leurs unions et dans leurs combats le meurtre et l’adultère, pas plus que ne l’enseignent aujourd’hui la chimie et l’histoire naturelle ; et la preuve, c’est que chez les Romains et chez les Grecs des lois très formelles, issues de leurs idées religieuses, qui ne faisaient qu’un avec leurs institutions politiques, infligeaient à ces crimes des peines sévères, plus sévères que celles de nos codes.
Ce monstrueux mélange de cruautés et de débauches qui signale les mœurs de l’empire romain est particulier à la nature romaine, qu’il faut distinguer soigneusement de celle des Grecs dans le procès fait à l’antiquité. Il y a certains degrés de la corruption que ne franchissent jamais les hommes doués du sentiment du beau. La débauche, comme la cruauté, trouva chez les Grecs des limites dans le culte de l’art et dans un respect de l’humanité, une sociabilité sympathique qui n’apparaissent dans l’histoire qu’avec le génie athénien. D’ailleurs, quelque réprobation que mérite le relâchement des mœurs païennes, d’autant plus apparent que tout se passait chez ces peuples en plein soleil et que la sensualité n’y rendait pas encore à la vertu l’hommage de l’hypocrisie, nous cherchons encore quel siècle, quelle nation moderne, du haut de sa pudeur immaculée, a le droit de jeter la première pierre au siècle de Périclès. Sans doute, auprès de l’idéal chrétien tout n’est que grossièreté dans les mœurs antiques ; mais chez quel peuple et dans quel temps trouvez-vous jusqu’à ce jour la pratique de l’idéal chrétien ? Serait-ce dans ce moyen âge si naïvement célébré par nos fantaisistes comme l’âge d’or du christianisme ? Lisez donc seulement l’Histoire des Croisades, ces grands actes d’enthousiasme et de foi religieuse bien innocents à coup sûr de tout levain de rationalisme. Suivez d’Europe en Asie ces fermes croyants dont nous sommes les fils, aux lueurs des incendies, aux traces du pillage, du massacre et du viol exercés chez des nations chrétiennes, parmi les querelles intestines et les débauches au milieu desquelles se fondaient ces immenses armées avant d’avoir aperçu les murailles de la sainte Cité. Venez, après cela, fulminer contre les querelles des Grecs devant Troie, et reprocher à Homère Hélène et Briséisg.
Passez de l’histoire à la poésie, et poursuivez la comparaison morale à travers les innombrables épopées chevaleresques du douzième et du treizième siècles, y compris le cycle tenu pour mystique du saint Graal, à travers les fabliaux et les sirventes et même les légendes monacales, et venez nous parler ensuite du danger que court la jeunesse à lire Homère, Pindare, Eschyle, Sophocle, Euripide, Platon et Démosthène.
On serait dans le vrai en disant, au contraire, que s’il existe une poésie chaste, saine, fortifiante, pure de toute excitation maladive, sereine comme la raison, vigoureuse comme l’héroïsme, c’est la poésie des Grecs. Il n’est pas possible à l’imagination de l’artiste d’entrer dans la région du vrai beau et de l’idéal sans se dépouiller des souillures qui sembleraient les plus inhérentes à son siècle et même à sa propre vie.
Du moment où nous abordons la sphère de l’art, le domaine du beau, la Grèce n’a plus à soutenir de parallèle ; elle y règne souverainement, d’une royauté aussi pure que le rayonnement immatériel de l’idéal. Plaignons, sans leur répondre, ceux qui discuteront la chasteté des marbres de Phidias. Or, cette beauté forte et paisible de la statuaire, c’est la beauté propre à la poésie, à toute la littérature des Grecs.
III
S’il est permis, même à l’impartialité du philosophe, de choisir entre les divers moments de l’histoire, pour l’entourer d’une prédilection particulière, celui où l’humanité lui semble avoir possédé dans le plus juste équilibre la beauté, la force et même le bonheur, à plus forte raison l’artiste et le poète peuvent-ils avouer hautement leur enthousiasme pour l’époque hellénique. La Grèce représentera éternellement, entre les diverses périodes humaines, la période de l’art, le règne de la beauté. Tout chez elle, religion, morale, arts mécaniques, législation, héroïsme, philosophie, tout s’assujettit aux conditions du beau, tout prend la forme de poésie. Homère est le vrai législateur des Grecs, comme Moïse celui des Hébreux. Le but que poursuit la Grèce dans ses institutions et ses guerres, c’est de s’ordonner tout entière sur le plan de l’Iliade. L’autorité d’Homère règle encore, au bout de plusieurs siècles, les contestations entre les cités et les familles de la Grèce : la plus haute prétention des héros de l’histoire, c’est de réaliser en eux les types du poète. Ils aiment le pouvoir et la gloire, non par besoin d’orgueil, mais par amour de la beauté. La valeur guerrière, le génie politique, l’ambition qui partout ailleurs, à Rome surtout, ne seront que la flamme intense des passions égoïstes et des instincts féroces, apparaîtront dans l’âme du héros grec comme une forme plus énergique et plus ardente du culte de l’idéal. Pour faire de lui-même et de son nom une œuvre aussi belle, aussi admirée que les figures d’Homère ou de Phidias, le guerrier veut être brave comme Achille, le magistrat sage comme Ulysse ou Nestor.
Quand la Grèce, après avoir refoulé l’invasion de l’Orient dans les guerres médiques, eut conquis la perfection de son propre génie ; lorsqu’elle eut produit ses poètes, ses artistes, ses philosophes, ses orateurs et ses capitaines, parvenue à ce moment de la maturité où les nations éprouvent le besoin de répandre au dehors leur influence et de créer à l’image d’elles-mêmes, elle dut se résigner à concentrer les forces divergentes de ses républiques entre les mains d’un seul chef, pour attaquer et vaincre l’Asie sur son propre territoire et jusqu’au bord des fleuves mystérieux de l’Inde. Alors le génie grec se personnifia dans un homme. La Grèce, c’est-à-dire la beauté, la jeunesse éternelle, l’héroïsme et la poésie, la Grèce ne pouvait accepter qu’un maître beau, jeune, héroïque, et né comme elle de la poésie. Alexandre parut : fils de Jupiter comme les antiques demi-dieux, héritier d’un roi, nourri par un philosophe, mais par-dessus toutes choses engendré d’Homère. Chef des Grecs à dix-neuf ans, il part à leur tête pour conquérir l’Asie, emportant dans une cassette d’or l’esprit et le plan de ses guerres, le conseil de ses dieux, l’âme de ses soldats, le génie de la Grèce en un mot, c’est-à-dire l’Iliade et l’Odyssée d’Homère. Il parcourt l’Orient, victorieux et clément comme un immortel, fondant des cités jusqu’au bord de l’Indus et du Nil, et distribuant chez les peuples consolés de leurs défaites les disciples de Phidias et de Platon. Sans doute les passions fougueuses de la jeunesse et de l’héroïsme ont mêlé quelques ombres à la splendeur de cette belle vie terminée à trente-deux ans ; mais quelle auréole de générosité, de beauté, de poésie rayonne autour de cette figure, la seule aimable entre toutes les figures de conquérants ! Roi par la naissance et non par l’usurpation, imposant sa suprématie à la Grèce par le génie et par la clémence ; son ambition, c’est de terminer la vieille querelle de la Grèce et de l’Asie commencée sous les murs de Troie, de livrer l’Orient au génie des poètes, des artistes et des philosophes, qui déborde des étroites limites de la péninsule hellénique ; et, comme si sa mort devait témoigner, comme sa vie, que l’esprit de conquête aurait été, une fois et dans l’âme d’un héros grec, pur de tout égoïsme de personne ou de race, il expire en léguant l’empire du monde, non pas à ses plus proches, non pas aux plus forts, mais au plus digne.
C’est une étude morale bien curieuse à poursuivre dans l’histoire de l’antiquité païenne, que la comparaison de l’héroïsme grec et de l’héroïsme romain. La distinction profonde à faire entre les deux races y devient plus manifeste encore que sur d’autres terrains où elles semblent offrir d’abord plus de dissemblances. Cette division faite entre la Grèce et Rome de la royauté de l’esprit et de l’empire matériel, confessée par Virgile lui-même devant Auguste, éclate à propos des capitaines et des politiques des deux pays comme à propos de leurs philosophes et de leurs poètes. Si l’on nous demande dans lesquels l’humanité nous a paru plus belle, plus noble, plus digne d’amour, nous ne saurions hésiter. Rapprochez de la figure d’Alexandre celle de César, qui apparaît à un moment de l’histoire romaine analogue à celui où Alexandre vient couronner l’histoire grecque. Comme toutes les circonstances de la vie et du caractère, jusqu’au dernier jour, mettent entre eux la différence qui sépare l’héroïsme fondé sur l’amour du beau, de l’ambition du pouvoir acharnée aux résultats positifs de la gloire !
N’en déplaise au siècle d’Auguste, le fondateur de l’empire romain, — quel que soit l’échelon de grandeur militaire sur lequel il repose, au-dessus ou au-dessous d’Alexandre et d’Annibal, — si les lois du beau moral sont applicables aussi aux gagneurs de batailles et aux chefs de dynasties, n’est pas moins dépourvu de toute autre grandeur que celle de l’égoïsme du Titan. C’est le type colossal de l’ambition qui n’a de borne dans aucun sentiment, de principe dans aucun idéal. Quelle est, dans la conscience de César, le point de départ de ses aspirations à gouverner Rome et le monde ? Est-ce, comme chez Alexandre, le poétique enivrement que lui aurait versé quelque Iliade romaine ? Est-ce le rêve de trancher avec éclat, au profit de la grandeur de Rome, la querelle de l’Europe et de l’Asie commencée au pied des murs d’Ilion ? Non : tout est plus simple, plus positif, plus pratique, plus conforme à la sagesse romaine, dans les ressorts du génie de César. Il éprouve cet immense appétit de domination, de richesses et de volupté qui commence à remplacer chez ses concitoyens le rude mais noble orgueil des vertus républicaines. Perdu de dettes, de concussions et de rapines, complice de Catilina, moins la franchise et l’audace, associé, lui patricien, avec les instigateurs de la guerre servile, prostitué aux plus honteuses débauches, voyant contre lui dans Caton tout ce qu’il y avait de grandeur morale, dans Cicéron tout ce qu’il y avait de haute intelligence à cette époque, s’appuyant, pour refaire sa fortune, sur ce tas d’hommes perdus de crimes qui, si tout n’est renversé, ne sauraient subsister : pour échapper à toutes les hontes, il fallait qu’il devînt maître du monde ; il avait à opter entre les Gémonies et le Capitole ; il avait à faire du nom de César le titre des chefs d’empire, pour qu’il ne restât pas, au-dessous de Catilina, la flétrissure des impurs fauteurs de la démagogie.
Le génie militaire de César, dans ses guerres des Gaules, est impitoyable, féroce, sans générosité comme le caractère romain ; la prudence, le calcul politique l’adoucissent dans les guerres civiles, mais son plus noble sentiment reste encore, celui qui fit le ressort de toute œuvre romaine, c’est-à-dire l’orgueil. Ne cherchons pas en lui d’autre idéal que le besoin de dominer ; il l’assouvit, non pas sur un monde rival, mais sur les institutions de son pays ; et sa grande œuvre c’est d’avoir organisé la décadence de Rome.
À ceux donc qui admirent la force, abstraction faite de son but et de son principe moral, nous laissons le culte de César et de sa fortune. La domination pour elle-même, pour les fruits d’orgueil et de volupté qu’elle rapporte, tel fut le mobile du fondateur de l’empire et celui du génie romain.
Tu regere imperio populos, Romane, memento :Hæ tibi erunt artes…
Cet art romain, c’est aux ambitieux à l’étudier et à le pratiquer. Vous, philosophes et poètes, conquérants pacifiques des âmes, ouvriers des beautés éternelles, feuilletez nuit et jour les sublimes exemplaires de l’homme que vous offre le monde grec ; à vous de gouverner les intelligences par la puissance impersonnelle et divine de la vérité, de les soumettre à l’attrait purifiant du beau ; peuplez de vos chastes et sereines créations les royaumes sans bornes de l’idéal ; telle est ici-bas votre mission, telle fut l’œuvre éternellement durable de la Grèce.
IV
Sur le terrain de la poésie et de l’art, discuter la prééminence du génie grec, c’est déjà la méconnaître. La beauté comme la lumière s’affirme assez d’elle-même ; aveugle qui ne la voit point. « Seule, a dit Platon, la beauté a reçu en partage d’être à la fois la chose la plus manifeste comme la plus aimable2. »
Ainsi en est-il du droit des Grecs à la royauté de l’art ; c’est le plus manifeste comme le plus aimable de tous les droits. La beauté, en effet, c’est le caractère de la Grèce tout entière, religion, philosophie, héroïsme ; mais elle éclate surtout en rayons triomphants sur ses édifices, sur ses statues, et dans ses livres.
Le beau a sa définition rigoureuse dont la formule peut varier suivant la terminologie de chaque écrivain, mais dont le sens est le même dans toute saine philosophie. Dans le monde où règnent la fantaisie individuelle, l’esprit de système et d’école, ou le caprice de la mode, chaque homme définit le beau selon sa manière de le sentir, chaque artiste selon sa manière de l’exprimer. La Grèce aussi nous a laissé une définition du beau qui dérive de sa manière de comprendre et de pratiquer l’art ; mais il se trouve que cette définition qu’elle nous en donne par la bouche du divin Platon renferme à la fois le caractère et la règle dont l’art grec ne s’est jamais écarté, et la vérité de tous les temps en matière d’art, la loi éternelle du beau. Cette formule, le beau est la splendeur du vrai, que Platon a trouvée dans la raison innée et indépendamment du témoignage capricieux des sens, elle ressort également de l’observation et de l’expérience, quand on cherche à extraire des faits la loi qui préside à toutes les œuvres des artistes et des poètes grecs.
Le caractère de l’art grec est cette beauté universelle, immuable, rationnelle en un mot, qui plane au-dessus de toutes les nuances, de tous les détails de physionomie que chaque nation et chaque époque peuvent y ajouter ; ce n’est pas l’idéal de telle société, de telle religion, c’est l’idéal humain dans son essence la plus générale. Sous tel ou tel nom de leur pays et de leur temps, la sculpture et la tragédie grecques ont dressé la statue de l’homme éternel. Aux esprits tourmentés de notre âge qui se plaignent du calme et de la sereine immobilité de ces lignes, nous dirons que cette paix impassible est le caractère même de l’éternité. L’ordre est la loi suprême de toute création durable ; toute expression, tout mouvement dont la violence indique une infraction, même commençante, à cette loi de l’ordre, à cette subordination dans laquelle la raison doit tenir autour d’elle les éléments inférieurs, doivent être répudiés par l’artiste qui veut donner à son œuvre le cachet de l’immortalité. Prenons-y garde, le pathétique excessif, réclamé par notre sensibilité moderne surexcitée et blasée à la fois, touche à la contorsion. La saine jeunesse des Grecs, autant que leur génie rationnel, ordonné, géométrique dans l’acception divine du mot, les garantissait des fascinations de cet art extatique et convulsionnaire, dernière ressource de la vieillesse des nations. Sans doute l’art grec a fouillé moins profondément dans la nature humaine ; il n’a pas disséqué, comme notre poésie moderne, les dernières fibres du cœur ; il a connu l’anatomie, mais sans l’étudier sur l’écorché. Les poètes grecs ont vu l’homme et le monde avec leurs yeux, avec une vue perçante, mais non pas à travers le microscope ; ils ont vu, en un mot, tout ce qui doit être vu pour être représenté dans les conditions du beau, mais rien que cela. Tout ce que l’art a prétendu conquérir depuis, tout ce qu’il a ajouté de pathétique et d’émotion à son domaine, est étranger à cette région calme, pure, immuable, du beau rationnel, de cette beauté qui est de tous les lieux et de tous les temps.
Par une distinction aussi juste que profonde, on a séparé le beau du sublime. Le beau est la condition habituelle, nécessaire, de l’œuvre d’art ; il est possible à réaliser d’un bout à l’autre du poème ou de la statue ; le beau réside et dans l’ensemble et dans chaque partie. Il est de l’essence du sublime de n’apparaître qu’à certain moment, à certain trait : il réside dans un mouvement, dans une expression, toutes choses fugitives de leur nature ; c’est un geste, c’est un regard, c’est un cri ; tout cela est transitoire ; mais la beauté est persistante comme la substance même qu’elle a revêtue de sa forme. La beauté est une clarté sereine, égale, immobile ; le sublime est un éclair. Le sublime ne peut pas plus composer une œuvre d’art à lui tout seul, qu’un ou plusieurs éclairs, si répétés et si lumineux qu’on les suppose, ne peuvent constituer le jour. Toute œuvre de poésie, une tragédie, je suppose, peut et doit être belle dans son ensemble et dans ses
détails ; elle ne peut être sublime que par intervalle. Imaginez un poème de deux mille vers, lequel quatre fois dans chaque alexandrin rayonnerait d’un trait sublime comme les trois syllabes du
qu’il mourût !
Le sublime est donc impossible à l’état continu ; il n’est pas la loi nécessaire, la règle infaillible de l’art. Le sentiment du sublime tient à celui de l’infini, et l’intelligence humaine, sous peine de se détruire, ne peut prétendre ici-bas à se placer perpétuellement dans le sentiment de l’infini.
L’art moderne, on l’a dit avant nous, se distingue de l’art ancien par la fréquence du sublime et par l’expression qui fait appel au sentiment de l’infini. Cela est vrai ; mais c’est à la condition d’éveiller aussi en nous le sentiment de la douleur, du combat entre des principes contraires, du désordre en un mot. Aussi l’art moderne manque-t-il de ce calme, de cette harmonie, de cette admirable ordonnance, de ces proportions irréprochables, de cet ensemble rationnel qui constituent le beau. L’art moderne cherche le plus souvent ses effets dans le contraste, dans l’antithèse, dans la dissonance. Il a besoin de se charger de plus de détails, il analyse davantage. En réalité, depuis les Grecs, l’art ne s’est enrichi que de nuances, de dissonances, et de contrastes ; c’est une richesse, mais une richesse dont il faut user sobrement, sous peine de la ruine et de la décadence.
L’art moderne a plus d’expression et de pathétique poignant que l’art ancien, nous l’admettons. La tête de l’homme mûr, avec les traces qu’y laissent les travaux et les passions, est incontestablement plus expressive, plus pathétique que la tête de l’adolescent ; elle offre plus de détails à modeler ; sa physionomie présente des contrastes, des dissonances très propres à l’effet, et, disons-le, beaucoup plus faciles à rendre que la beauté simple, unie, placide de la jeunesse. Une figure de jeune femme a toujours passé pour ce qu’il y a de plus difficile dans la peinture. Il est plus aisé d’imiter exactement des rides, que de copier un front jeune et pur. Osons le dire, tous ces détails nouveaux, cette analyse plus profonde, cette expression plus passionnée et plus sublime, ces contrastes d’où jaillit un éclair d’infini, tous ces progrès faits par les modernes dans la représentation de l’homme, ne sont pas autre chose que les attestations des ravages que les ans ont creusés sur la figure et dans le cœur humains. En résumé, l’art moderne, et j’entends par là celui du moyen âge et le nôtre, n’a pas fait autre chose que d’ajouter quelques rides à la beauté sereine et calme, à l’adorable jeunesse des types grecs.
Mais, me dira-t-on, les cathédrales, Dante et Shakespeare, Raphaël et Michel-Ange ! Je protesterai d’abord de ma profonde admiration pour ces grandes choses, et même d’une sympathie personnelle très prononcée pour l’expression du pathétique, du sublime, de l’infini. J’ajouterai, maintenant qu’il est de mode d’écraser l’admiration des anciens du nom d’admiration de collège, que pas un mortel de dix-sept ans ne sortit jamais du lycée emportant plus que moi l’exécration cordiale des Grecs, des Romains, du rudiment et de la robe universitaire ; j’ai détesté la porte du collège à l’égal des portes de l’enfer, ὁμῶς ἀίδαο πύλησιν
, comme dit Achille. Aujourd’hui encore ce souvenir me fait frémir d’horreur, et je ne recommencerais pas les dix années de ma vie d’écolier au prix des grandeurs réunies d’Alexandre et d’Homère, de Phidias et de Platon. J’ajouterai encore que, loin d’avoir ignoré la réaction romantique et religieuse, j’ai vécu avec enthousiasme dans son sein ; que, sans avoir dansé la carmagnole autour du buste de Racine à la première représentation
d’Hernani, j’ai plus tard piétiné sur la perruque classique avec autant de délire que le plus échevelé de mes camarades de l’école de droit. J’ai acheté mon initiation à la doctrine du progrès. Aussi je cherche d’où pourrait me venir ma prédilection rétrograde pour l’art grec, d’autre part que du développement normal de l’intelligence et du goût et de la maturité de la raison. Je sens ardemment la sublimité de Dante, de Shakespeare et des Pères de l’Église, mais je sens aussi que l’infini et le sublime ne peuvent pas faire le régime habituel de l’intelligence, pas plus qu’ils ne sont la règle de l’art. Sophocle, Phidias et Démosthène se contentent d’être beaux ; et la lumière du beau peut éclairer l’esprit à toutes les heures, sans l’éblouir et l’aveugler comme les lueurs de la foudre. C’est pourquoi, quand je cherche dans l’histoire de l’art un monument dont les œuvres puissent servir de type et de modèle, et d’où l’on puisse extraire ce qui est la règle et l’état nécessaire et normal, je remonte à Sophocle et à Phidias. Sous le soleil paisible de la Grèce, mon regard est plus net, ma raison plus lucide qu’à travers les clartés fulgurantes du moyen âge et de Shakespeare. Je puis m’asseoir des jours entiers au milieu des figures reposées de Phidias, et au bout de quelques minutes je sens mes muscles disloqués par les sublimes contorsions de Michel-Ange. Lorsque Dante lui-même m’a transporté entre Lucie et Béatrix au milieu de ses visions éblouissantes, après les premiers enivrements de l’hallucination, l’instinct même de la conservation pousse mon esprit à chercher une atmosphère moins subtile et à descendre précipitamment de ces hauteurs vertigineuses.
Que sera-ce donc si vous demandez à l’étude des monuments de la poésie, de l’éloquence et des arts dans le passé, non plus seulement les modèles et les conseils qui doivent aider l’inspiration de vos artistes, non plus seulement les jouissances et les consolations de l’intelligence mûre, mais la nourriture même que doit s’assimiler l’esprit naissant, l’hygiène et la gymnastique qui doivent le développer dans sa forme et sa beauté normale ? Essayez donc de soustraire la jeunesse au rationalisme des Grecs et des Latins ; mettez-la au régime mystique du moyen âge, faites-lui respirer habituellement le sublime et l’infini de la poésie et de l’éloquence théologiques ; faites-lui, ainsi, chercher la lucidité de sa raison, la détermination de ses idées, les formes de son langage, dans l’éblouissement de la vision et de l’extase, dans le vague et l’indéfini de la fantaisie, dans les caprices d’une forme sans géométrie et sans rythme ! Je ne sais pas si, en donnant pour atmosphère à l’esprit du jeune homme la sublimité moderne au lieu de la beauté antique, vous ferez avec les plus robustes des saints et des hommes de génie ; mais j’ai grand peur que vous ne fassiez des hallucinés ou des idiots avec chacun de ceux dont la simplicité offrait du moins l’étoffe d’un homme raisonnable.
En matière d’enseignement comme en matière d’art, nous que la muse romantique a nourri, nous ne cesserons pourtant jamais de répéter avec autant de conviction que les maîtres du vieux Parnasse :
Vos exemplaria græcaNocturna versate manu, versate diurna.
Puisque nous sommes en voie de paganisme, et en même temps coupable au premier chef envers la doctrine du progrès, osons un suprême et dernier sacrilège en faveur de l’art grec. S’il est une question aujourd’hui jugée, c’est la supériorité du moyen âge dans l’architecture. Quelles avalanches de mépris n’ont pas été déversées, du haut des flèches gothiques, sur l’humble fronton grec ! Il est certain que les tours de Notre-Dame ont beau jeu contre la Bourse et la Madeleine. Mais, d’abord, la Madeleine et la Bourse ne sont pas plus le temple de Thésée et le Parthénon que Luce de Lancival et Lebrun ne sont Pindare et Sophocle ; ensuite, le procès a-t-il été bien et dûment instruit entre le Parthénon lui-même et Notre-Dame ? Les classiques les plus encroûtés se sont hâtés de passer condamnation de l’antiquité grecque en matière d’architecture. Depuis que la poésie avec Victor Hugo, l’histoire avec Augustin Thierryh et Michelet, ont réhabilité le moyen âge et les cathédrales, il s’est levé toute une armée de gens convaincus qu’ils avaient découvert, que dis-je ? édifié de leurs propres mains les églises gothiques, et qui s’en sont emparés comme de leur chose. Du milieu des arceaux, des ogives, des rinceaux, des flèches, des balustres, des guivres, des goules, des clochetons, des tourelles, un si bruyant hosannah s’est mis à carillonner qu’il n’y a plus eu de place pour la voix humaine, et la discussion a été étouffée. Les classiques consternés baissent la tête au seul nom de l’ogive. Le bourdon de Notre-Dame a décidé la querelle des anciens et des modernes.
Il eût fallu, il y a soixante ans, un grand courage pour soutenir devant les artistes et les lettrés que l’architecture gothique n’était pas une œuvre de barbarie et Shakespeare
un sauvage ivre
, comme l’appelle Voltaire. Soutenir aujourd’hui que le Parthénon est plus beau que la cathédrale de Reims, de Strasbourg ou de Cologne, c’est une audace révolutionnaire qui demanderait une plume vraiment héroïque ; nous ne l’oserons jamais. Sans compter la librairie des frères Gaume ; l’Institut lui-même, l’École des Beaux-Arts et l’École normale, et qui sait ! peut-être
] aussi l’École d’Athènes, se dresseraient contre nous pour nous crier anathème. Cependant, si après avoir déclaré : que nous sentons nous-mêmes jusqu’à la moelle des os le mystérieux frisson qui descend du haut des voûtes ogivales ; que nous entendons, comme un autre, les murmures de l’infini courir entre les piliers avec les soupirs de l’orgue, ainsi qu’ils courent à travers les sapins avec ces orages tant désirés qu’implorait la douleur de René ; qu’au pied de ces flèches gothiques, qui s’élancent dans le ciel comme la prière, notre âme aussi a souhaité les ailes de la colombe ou de l’aigle pour s’élancer d’un vol éperdu dans la sphère de l’idéal ; après cette énergique et sincère protestation, nous nous permettrons de dire :
Que nous éprouvons aussi, en faisant le tour d’une cathédrale et en la considérant en plein soleil, à l’aspect de ces arcs boutants, de ces aiguilles, de ces terrasses d’inégale hauteur, de ces lignes droites et courbes qui se croisent et s’entrechoquent dans tous les sens, quelque chose qui nous gâte le sentiment de l’infini par celui de l’inachevé. Pour peu que l’intelligence prenne alors en nous le dessus sur le sentiment, il nous semble que nous sommes en face d’une énorme bâtisse encore en construction et sans ordonnance apparente, à laquelle sont encore suspendus les échafauds, les poulies et les cordages à travers lesquels circulent les maçons et leurs aides. Outre qu’il n’y a presque pas au monde de cathédrales gothiques réellement terminées, il n’y en a pas une seule qui ait l’air d’être achevée ; et cet aspect d’inachèvement, l’indétermination de ce rythme architectural si vague et qui n’éveille aucune idée d’ordre, de proportion et de symétrie, offre quelque chose de douloureux à l’esprit. Ce besoin d’ordre, de clarté, de précision, ce sentiment d’une mesure arrêtée, d’une mélodie franche, d’un accord complet entre le tout et les parties, en un mot toutes ces notions diverses qui constituent la notion du beau, restent hésitantes et bouleversées, et la jouissance que l’on éprouve a quelque chose d’inquiet et de maladif. Au lieu de se trouver transporté dans la région sereine de ce qui est éternel et divin, on sent trop, à cette admiration mélancolique et poignante, que l’on reste enchaîné dans la vallée de larmes.
Étudiez au contraire le temps grec : quelle ordonnance harmonieuse, quelle exactitude dans les proportions, que de grâce et de sévérité à la fois dans ces lignes calmes et reposées ! Là, point d’ambition démesurée, de jets irréguliers et qui n’aboutissent pas ; sans prétendre à rien de gigantesque et de surhumain, l’art fait naître en vous le sentiment de l’éternel et du divin par celui de la perfection et du repos. Il n’a pas aspiré à donner une forme et un rythme à ce qui est sans limite et sans nombre, à exprimer ce qui n’a pas de nom dans la langue des hommes et de représentation possible dans la matière ; mais tout ce qu’il veut exprimer, il le dit clairement, tout entier, sans rien laisser désirer à la raison, sans tenir l’intelligence dans une hésitation douloureuse ; et, pour n’avoir eu qu’une intention sage, qu’une ambition tout humaine, il nous épargne le douloureux témoignage des intentions avortées et le triste aspect d’une œuvre vieillie avant d’être achevée. Voyez, sur l’acropole d’Athènes, s’élever les colonnes du Parthénon comme de belles vierges rangées en ordre à la procession des Panathénées ; elles portent leurs gracieux chapiteaux comme des corbeilles de fleurs. Dans cette lumière étincelante et pure du ciel de l’Attique, les angles des frontons se découpent nettement, tous les détails des métopes et des frises restent dans leur
élévation à portée de l’œil humain, et les immortelles sculptures de Phidias se déroulent devant vous. L’imagination ne saurait rien ajouter à cet ensemble qui n’en rompît l’harmonie ; la raison la plus géométrique et la plus sévère n’y saurait rien retrancher ; vous le sentez, et vous avez l’idée de la perfection ; cela est complet en soi comme l’existence d’un Dieu. Aucun mouvement violent, aucune audace de la pierre ne vous inquiète sur la solidité de l’édifice ; il est assis dans un repos majestueux qui vous fait concevoir l’éternité. La perfection et l’éternité, n’est-ce pas là le caractère du divin ? c’est celui de la beauté des monuments grecs. Aussi, au lieu de goûter cette beauté dans la région tumultueuse et maladive du sentiment, nous la percevons dans la sphère immuable et sereine de l’esprit. Ce mélange de souffrance et de mélancolie qui accompagne en nous l’aspect des œuvres de l’art moderne, est exclu de la contemplation de la beauté grecque. Nous éprouvons devant elle une entière satisfaction, une joie calme et profonde ; et c’est alors, et alors seulement, que l’art nous arrache à la terre et nous transporte au sein des félicités olympiennes, dans ce monde où la passion n’entre pas et qu’habite seule l’auguste raison. « Là seulement nous retrouvons le souvenir de ce que notre âme a vu dans son voyage à la suite de Dieu, lorsque, dédaignant ce que nous appelons improprement des êtres, elle élevait ses regards vers le seul Être véritable… La beauté était toute brillante alors que, mêlées aux chœurs des bienheureux, nos âmes, à la suite de Jupiter, contemplaient le plus beau spectacle ; quand, jouissant encore de nos perfections et ignorant les maux de l’avenir, nous admirions ces beaux objets parfaits, simples, pleins de béatitude et de calme, qui se déroulaient à nos yeux au sein de la plus pure lumière, non
moins purs nous-mêmes et libres encore de ce tombeau qu’on appelle le corps. »
Cette beauté parfaite, simple, pleine de béatitude et de calme, dont parle ici Platon, c’est la beauté qui caractérise l’art grec ; et c’est à cause de cette simplicité, de ce calme, de cette perfection rationnelle, exempte des violences de la passion et des surcharges de la fantaisie, que les œuvres de la Grèce doivent éternellement présider à l’éducation des artistes et des poètes. La Grèce et le christianisme, voilà les deux sources éternelles où doivent puiser l’intelligence et le cœur. L’homme moral ne saurait exister en contradiction avec le christianisme ; l’artiste n’existe pas en contradiction avec les lois du beau tel que la Grèce nous l’a révélé.
En tête de ce livre admirable, dans lequel il résumait naguère les doctrines du haut spiritualisme qu’il enseigne à la France depuis trente-cinq ans, l’illustre maître de la philosophie au dix-neuvième siècle écrivait ces belles paroles : « N’écoutez pas ces esprits superficiels qui se donnent comme de profonds penseurs, parce que, après Voltaire, ils ont découvert des difficultés dans le christianisme : vous, mesurez vos progrès en philosophie par ceux de la tendre vénération et de la reconnaissante sympathie que vous ressentirez pour la religion de l’Évangile3. »
S’il nous était permis de nous emparer de cette magistrale et saisissante formule pour y déposer à l’adresse du poète le suprême conseil de l’art, comme M. Cousin y a déposé pour tous les hommes droits de volonté le suprême conseil de la philosophie, nous dirions à tous ceux qui cherchent sincèrement le beau : « Ne vous mettez pas à la suite de ces imaginations déréglées qui se donnent comme
puissamment créatrices, parce qu’après Dante, le moyen âge et Shakespeare, elles ont découvert qu’il existe une poésie et des nuances de sentiment propres aux temps modernes ; vous, mesurez vos progrès dans l’art à l’intelligente admiration que vous ressentirez pour la poésie de la Grèce. »
V
Il existe dans notre littérature un âge où ces lois éternelles du beau, ces principes d’ordre, de simplicité, de savante précision que nous a transmis le génie grec ont été appliqués à l’expression des sentiments modernes sans en restreindre la sublimité et le pathétique, et sans fléchir eux-mêmes sous les violences de la fantaisie. Les manifestations du cœur humain agrandi par le christianisme, l’intelligence enrichie par mille ans d’investigations, ont alors revêtu sous la main de nos poètes cette forme pure, calme et sévère dont le ciseau grec avait trace les contours ; et le métal plus ardent coulé dans ce moule inflexible ne l’a pas fait éclater. Toutes ces délicatesses, dont le spiritualisme religieux et chevaleresque du moyen âge avait nuancé la physionomie de nos héros, la main savante des poètes du dix-septième siècle a su en colorer les types sévères de la tragédie antique et les rendre nos contemporains par les passions et les idées, sans leur faire perdre ce caractère d’universalité, d’éternité, qui nous fait reconnaître en eux l’homme de toutes les nations et de tous les temps. Le dix-septième siècle a réalisé dans la juste et difficile mesure cette alliance de l’esprit moderne et de la forme antique, imposée à toute œuvre littéraire qui veut à la fois agir vivement sur la sympathie d’une génération et se conserver solidement dans la raison de tous les siècles. Ceux qui ont reproché à nos grands poètes du siècle de Louis XIV de répéter les Grecs et les Romains se sont laissé prendre à l’apparence. Le Cid, Polyeucte, Andromaque, Phèdre, Athalie, reproduisent sans doute la tragédie grecque par l’unité de la composition, la beauté de l’ordonnance, la clarté de la pensée, la noblesse et l’idéale élévation des caractères ; mais, sous ces formes si antiques par la simplicité et la pureté du dessin, quel spectateur assez peu clairvoyant n’aperçoit pas vivants et agissants l’âme chrétienne et l’esprit chevaleresque ? Le dix-septième siècle reste le grand siècle littéraire de notre nation et des temps modernes, en vertu des mêmes principes qui ont fait de l’époque athénienne la grande époque de l’humanité. Les poètes et les orateurs de Louis XIV ont obéi aux mêmes lois que Sophocle et Démosthène ; c’est pourquoi la littérature française partage l’universalité de la littérature ancienne.
D’autres causes que celle qui dérive d’une conception du beau, commune à ces deux époques, ont contribué à faire d’elles les deux moments suprêmes de l’esprit humain sous le paganisme et sous la religion chrétienne. Plusieurs de ces causes appartiennent à l’histoire politique ; nous en ferons ressortir une seule, parce qu’elle est d’un ordre purement intellectuel. Les grands hommes du siècle de Périclès et du siècle de Louis XIV parurent à ce moment de la vie religieuse de leur pays où le respect de l’autorité et des traditions s’allie encore avec la liberté naissante de l’esprit. Or il n’y a pas d’art sans liberté, pas plus que sans traditions. Ce n’est pas aux moments de foi naïve pas plus qu’à ceux de critique révolutionnaire qu’apparaissent les grandes œuvres d’art ; c’est aux époques de croyance raisonnée, de liberté respectueuse. L’art a une vie et des lois qui lui sont propres ; il n’existe pas encore quand l’artiste ne fait qu’écrire sous la dictée du sacerdoce, comme en Égypte, comme dans notre moyen âge et dans celui de la Grèce. C’est au moment où la France et la Grèce sont affranchies des servitudes de leur moyen âge, sans l’être du respect des traditions, qu’elles ont enfanté leurs monuments durables.
La Grèce elle-même apparaissant à la vie à ce moment où l’esprit humain, écrasé sous le sentiment religieux au sein du panthéisme oriental, se relève dans la conscience de sa personnalité et de sa liberté et ne garde plus la tradition que volontairement, la Grèce, dans l’ensemble de l’histoire, représente par excellence l’âge du splendide épanouissement de l’art. Quelles que soient les phases que l’humanité traverse encore avant d’achever sa destinée, toutes les fois qu’on voudra se reporter par la pensée à l’heure précise de l’éclosion du beau, pour surprendre les secrets de sa végétation sublime, il faudra se placer dans Athènes entre Sophocle, Phidias et Platon. Mille sciences nouvelles sont nées depuis lors et naîtront encore ; le cœur s’est enrichi de mille fibres plus délicates, l’intelligence a franchi mille horizons nouveaux dans le monde des idées : eh bien ! toutes les fois qu’on songera à revêtir ces faits nouveaux, ces sentiments, ces idées du caractère de la beauté et des formes de l’art, c’est aux artistes grecs qu’il faudra demander le secret des créations éternelles. Plus vous serez réellement nouveau par la pensée, plus vous aurez la véritable originalité, la puissance maîtresse d’elle-même qui s’exprime dans des créations claires et précises, et plus vous serez pareils aux Grecs, et plus facilement vous accepterez dans l’art les lois qu’ils ont observées.
Sur des pensers nouveaux faisons des vers antiques.
a dit André Chénier. Ce vers renferme à lui seul toute la théorie de l’art. Certes, sous peine d’être ans âme, notre poésie doit avoir une âme chrétienne. Qui pourrait d’ailleurs, avec la plus ferme volonté, faire abstraction de trois mille ans de vie morale, pour répéter mot à mot la Muse d’Homère ? Mais à vos sentiments, si dégagés qu’ils soient du monde matériel, si délicats, si fluides, si éthérés qu’ils s’exhalent de votre cœur, si rapides qu’ils s’élancent dans leurs aspirations infinies, il faut une forme visible pour qu’ils se communiquent aux autres hommes à travers l’espace et la durée ; pour les transmettre à votre siècle et aux âges futurs dans les conditions durables de l’art et de la poésie, il faut les condenser en une substance arrêtée dans ses contours. Cet art de tracer les contours, vous ne l’apprendrez jamais bien que du ciseau d’Homère et de Phidias. Allez nourrir votre âme de la vie de l’intelligence et du cœur aux sources sacrées de l’Évangile ; mais, si vous voulez animer du souffle de cette âme une forme durable, en faire une œuvre d’art, demandez aux maîtres grecs la solide substance qui doit en conserver les parfums. Nous vous dirons, si nous osons laisser parler nos vers après ceux d’André Chénier, que vous aurez réuni toutes les grandes conditions de la poésie moderne, le jour où l’on pourrait dire de votre œuvre :
Beau vase athénien plein de fleurs du Calvaire.
Peut-être la poésie sobre et sévère du dix-septième siècle a-t-elle laissé à la nôtre quelques filons inexplorés des sentiments humains ; elle nous a laissé, dans tous les cas, intacte et neuve la grande mine du sentiment de la nature, et une richesse que l’humanité n’épuisera jamais dans l’inspiration chrétienne. Ne cherchons donc pas à répéter ce siècle, pas plus qu’il n’a répété lui-même le siècle de Périclès ou d’Auguste ; mais, à la suite de nos maîtres français et des grands génies de Rome, allons respectueusement demander des leçons à la Muse ionienne.
C’est d’ailleurs une richesse si grande que d’avoir, à l’abri des agitations de la vie et des émotions fiévreuses de l’art mélancolique et tourmenté de nos époques modernes, un refuge dans le monde jeune et serein de la poésie antique ! Plaignons ceux dont la pensée ne pénètre jamais dans cette région à la fois héroïque et paisible où se meuvent les poètes, les guerriers et les sages. Quel que soit le développement que l’âme humaine soit censée avoir acquis depuis dix-huit siècles, il y a beaucoup à gagner pour l’homme moral comme pour l’artiste dans la compagnie des grands hommes d’Athènes et de Rome. Plutarque est encore aujourd’hui
bon conseiller de vertus
, comme du temps de Montaigne.
Au-dessous de l’enseignement et des grâces surnaturelles que l’âme a besoin de puiser dans l’Évangile pour pratiquer les vertus surhumaines du christianisme, il existe aussi des vertus humaines et des moyens humains de s’entretenir dans l’amour de la beauté morale. Sans doute le saint est supérieur au héros de toute la distance du ciel à la terre ; mais la vie de la terre a ses nécessités, et, dans ce conflit d’intérêts, de devoirs et de droits qui compose l’existence des nations, on risquerait souvent de tomber au-dessous de l’homme en voulant s’élever trop au-dessus. La résignation, l’obéissance, le détachement, peuvent attester la sainteté la plus éminente, mais sont aussi à l’usage de l’impuissance et de l’égoïsme. On entendra toujours prêcher ces vertus passives dans les jours de décadence ; et, chaque fois que l’avilissement d’une nation se préparera, elle détournera les yeux des mâles exemples des grands hommes de l’antiquité, et cessera d’écouter les fermes conseils des orateurs et des historiens stoïques.
Il est commode, quand on veut se débarrasser des influences gênantes de la littérature et de la politique des anciens, de traiter ces nobles souvenirs comme les naïves réminiscences de l’écolier de rhétorique, comme une idolâtrie passagère des jeunes années que l’âge mûr doit remplacer par un culte plus positif. À ce respect humain qu’on essaye de susciter en nous à l’encontre de nos premiers enthousiasmes, nous restons complètement insensible ; et devant notre sens, aujourd’hui bien rassis, c’est un témoignage de plus en faveur des hommes et des choses de la Grèce, d’avoir passionné notre jeunesse. Ce que peut faire de plus raisonnable l’homme parvenu à sa maturité, c’est de se retremper souvent aux sources qui ont vivifié ses années les plus généreuses ; c’est de revenir souvent à la contemplation de cet idéal dégagé d’intérêt et de calcul qu’il aperçut au réveil de son imagination et de son cœur : nos inspirations les plus droites, les plus saines, les plus viriles, nous viendront toujours de ces heures d’énergie et de candeur qui suivent la pure et forte adolescence.
L’antiquité grecque elle-même, considérée dans l’ensemble de l’histoire, constitue précisément cette noble jeunesse de la civilisation, durant laquelle le sentiment du beau domine tous les intérêts. C’est pour cela que l’humanité s’adressera toujours aux souvenirs de cette grande époque de sa vie quand elle aura besoin de faire appel à l’amour du beau et de ressusciter l’héroïsme, ainsi que nous allons chercher nous-même ces divines passions dans les flammes rallumées de nos enthousiasmes de vingt ans.
V. De la hiérarchie dans les œuvres de l’esprit.
— En quoi la poésie diffère de la prose —
I
Une histoire reste à faire après celle des littératures, de la philosophie et des arts, merveilleuse histoire et vraiment universelle ; c’est l’histoire de la parole elle-même, des révolutions qu’elle a subies dans son énergie intime et dans ses propriétés extérieures ; depuis cette parole vivante dont la domination fut si puissante sur l’humanité première et sur les peuples enfants, jusqu’à la parole abstraite de nos jours, qui, par la presse, l’électricité et la vapeur, s’élance instantanée comme la lumière et, à peine échappée d’une intelligence, se communique en quelques heures à plusieurs millions d’hommes.
Cette grande histoire de la parole ◀attend▶ un rare génie. Essayons un simple chapitre de l’histoire du langage. Le langage est distinct de la parole ; il est à la parole ce que les phénomènes sont à la substance, ce que la parole elle-même est à l’esprit qui le conçoit. Si la parole est une incarnation de la pensée, le langage en est le vêtement ; mieux que cela, il en est le dessin et le coloris ; il en détermine les variétés, comme dans la nature la forme et la couleur déterminent les variétés des êtres de la même espèce ; le langage est, en un mot, ^extérieur variable de la parole, comme la parole est elle-même l’extérieur de l’idée.
Quoique le fonds de la pensée soit nécessairement conçu comme antérieur à la forme, comme générateur et principe actif du langage, la forme est-elle purement inerte ? Le langage n’a-t-il pas sa part d’action dans l’engendrement de la pensée ? Toute différence un peu profonde dans les conditions de la parole n’implique-t-elle pas une différence dans les conditions et jusque dans la nature de la pensée ?
Venons à la question spéciale qui nous occupe, et supposons, comme l’admettent les rhéteurs, que la poésie et la prose ne se distinguent que par la forme du vers et par les conditions du langage ; écartons le sentiment qui nous fait croire que la poésie dérive d’un état particulier de l’âme, qu’elle constitue dans la façon de comprendre et de peindre la nature, une méthode différente de la prose. Prenons les choses au simple point de vue de la grammaire et de la prosodie, constatons la différence de la phrase libre à la phrase rythmée, et déjà nous pourrons conclure de ces deux ordres d’expressions à deux ordres d’idées, si l’on nous a donné une juste opinion de l’importance du langage dans le développement de la vie morale. Une simple discussion de rhétorique et de grammaire nous amènerait, comme l’on voit, à l’un des plus hauts problèmes de la philosophie, celui de l’influence et de l’origine du langage. Quoi qu’on fasse, il n’est pas moyen d’éviter la philosophie. La seule manière d’éclairer la plus humble question, c’est de la prendre de très haut ; ce n’est jamais d’en bas que vient la lumière.
Avec Ballanche, avec J. de Maistre, avec Bonald, nous croyons que la parole n’a pas été laborieusement inventée, que l’homme a été créé en pleine possession du langage aussi bien que de la vie ; qu’ainsi la parole est contemporaine de la pensée, qu’elle est nécessaire et jusqu’à un certain point identique à la pensée. À chaque nature de langage correspond une nature d’idées ; il n’est donc pas, en matière de langage, de diversité si superficielle en apparence qu’elle n’ait son importance morale. À n’admettre entre la poésie et la prose qu’une question de forme, qu’une distinction de langage, on doit comprendre qu’il y a là deux régions de l’âme, deux mondes différents.
Tous les arts sont des langages, quelle que soit la substance qu’ils emploient. Le langage proprement dit est le plus excellent de tous les arts ; il se fait d’une substance immatérielle, la parole ; il participe à toutes les vertus de cette substance. Si étroitement lié que le langage soit à la parole et à la pensée, il s’en distingue cependant comme la ligne et la couleur se distinguent de la matière. En tant qu’art et système de signes, le langage a donc son histoire indépendante en quelque sorte de celle des idées. Comme les idées, il a ses crises décisives. L’étude des diverses formes de la parole implique le tableau des révolutions qu’elle a subies S’il existe entre la poésie et la prose une différence essentielle, cherchons-en le secret dans l’histoire, avant de le demander à la psychologie.
II
Quel fut le langage primitif ? Sous quelles formes, dans quelles conditions de rythme et de mouvement, de sonorité et de couleur, la parole humaine se manifesta-t-elle dans les anciens jours, où les traditions nous représentent des hommes suscités de Dieu, un voyant, un législateur, un prophète élevant à la dignité d’êtres moraux et intelligents des tribus encore à demi bestiales. Par-delà cette période de poètes révélateurs dont les noms nous sont parvenus et dont quelques œuvres nous restent, Moïse, Orphée, Zoroastre, plaçons-nous par la pensée dans les temps cosmogoniques qui ne nous ont point laissé de monuments écrits, mais dont l’existence et quelques-unes des conditions principales nous sont attestées à la fois par la tradition et par le raisonnement. Quelle sorte de langage employait pour s’exprimer devant la foule celui qui avait reçu le don de la parole à l’époque primitive ?
L’homme n’a pas été créé dans cette ignorance où les traditions nous peignent la plupart des races avant les temps héroïques. L’homme n’a pas débuté par l’état bestial, il y est tombé en certaines contrées par une suite de fautes. L’homme est né dans la pleine possession de l’intelligence ; mais cette division qui s’est opérée plus tard entre les facultés de la nature humaine n’était pas faite en lui ; ses instincts, son esprit, ses énergies morales, n’étaient pas séparées et pour ainsi dire armées les unes contre les autres, comme chez l’homme des époques modernes, en qui plusieurs personnalités diverses semblent coexister. L’homme primitif était un être synthétique et tout d’une pièce ; il n’y avait pas moyen de parler en lui séparément à l’intelligence, à l’imagination ou au cœur ; il fallait, pour agir sur lui, s’adresser à son être tout entier, le saisir par toutes ses facultés à la fois. C’était là le don merveilleux de cette parole primitive que la tradition nous présente comme douée d’une si grande puissance civilisatrice.
Le langage primitif était donc tout autre chose que la parole abstraite et analytique de nos jours qui s’adresse uniquement à l’esprit. Sans aucun doute la parole primitive sollicitait l’homme par toutes ses facultés à la fois ; par son imagination, par ses sens, en même temps que par le pur entendement. Ce langage devait donc renfermer à leur plus haute puissance toutes les qualités que nous reconnaîtrons comme distinctives du langage poétique. Il y a plus, quand la parole émanait d’un homme ou d’un pouvoir social, quand elle apparaissait dans sa forme la plus haute, la forme religieuse, dans le culte, la parole sociale n’était pas seulement identique à la poésie, c’était un mélange de la poésie avec tous les autres arts. Le langage primitif, c’est la poésie primitive, et cette poésie est identique à l’enseignement religieux, au culte primitif ; or le culte, à cette époque, est une synthèse indivisible de tous les arts.
La poésie, inséparable de la musique et de la danse, s’aidait des arts plastiques ; elle se manifestait au milieu de la sculpture et de la peinture dans le temple dont elle était la voix. Les arts, le culte et l’enseignement ne font qu’un à l’époque primitive. La poésie tient tous les autres arts à son service, elle s’empare de l’âme et des sens à la fois par les couleurs, par les mélodies, par les mouvements, par les idées pures. Cette unité primitive des arts, qui rendait leur action si merveilleusement puissante sur le cœur des hommes, fut brisée à la suite du fractionnement de l’unité religieuse. Nous ne connaissons que par des traditions vagues et par des reconstructions hypothétiques la physionomie de cette époque divine de la poésie. L’histoire nous fait assister cependant aux actes d’une poésie infiniment plus complète et plus vivante que la nôtre, et qui peut nous aider à préjuger de l’existence d’un art plus voisin du commencement de l’homme et plus synthétique.
Chez tous les peuples dont nous connaissons l’enfance avec quelque certitude, nous trouvons la poésie indissolublement unie à la musique et à la mimique, et se produisant comme la voix du temple primitif. Quelle que soit la différence du génie des peuples, dans l’Inde, en Grèce, chez les Juifs, il en est de même. Aujourd’hui encore, partout où les navigateurs rencontrent quelqu’une de ces peuplades dégénérées, sans avoir pu passer à un degré de civilisation supérieur, chez toutes les races qui sont encore à l’état sauvage ou barbare, la poésie est à la fois chantée ou dansée.
Cet usage se conserva longtemps dans l’antiquité grecque, il était encore en pleine vigueur du temps de Pindare, postérieurement à la soixante-cinquième olympiade, moins de cinq cent vingt ans avant Jésus-Christ, c’est-à-dire à une époque relativement très moderne, si l’on comprend dans l’existence de la société humaine les temps antéhistoriques. Les odes de Pindare étaient chantées au son des instruments et au milieu des danses. Le nom de strophe, encore actuellement appliqué aux divisions d’un morceau de poésie lyrique, est un vestige de cette forme ancienne usitée encore longtemps après Pindare et qui se retrouve dans les tragédies grecques.
L’ode pindarique est divisée en séries successives composées de la strophe, de l’antistrophe et de l’épode. La strophe et l’antistrophe sont composées du même nombre de vers écrits sur le même mètre. L’épode en renferme un plus ou moins grand nombre. Le mot strophe à sa racine veut dire tourner. Pendant le chant de la strophe le chœur accomplissait certaines danses en se dirigeant autour de l’autel, de droite à gauche. Pendant l’antistrophe il tournait, comme le mot l’indique, dans un sens opposé et revenait au point de départ. Il y avait alors un temps d’arrêt ou une danse sans changer de place, pendant laquelle on chantait le morceau appelé épode, c’est-à-dire chant par-dessus, chant pour finir. L’épode était ou plus longue ou plus courte que la strophe, rarement elle lui était égale ; elle se composait de vers d’un rythme différent et ne se chantait pas sur le même air. Les vers de la strophe et de l’antistrophe étaient au contraire du même nombre, de la même espèce et dans le même arrangement, pour que les mouvements des danses pussent être pareils.
Cette forme lyrique, débris de la poésie primitive, avait conservé d’elle le principe du symbolisme. La poésie primitive dérivait directement du sentiment de la nature ; et, dans ses représentations, auxquelles concouraient tous les arts, elle avait pour but de reproduire l’aspect et le sens intime de la création. Chacun des arts exprimait une des faces de la nature. Il est reconnu que la danse, chez les Égyptiens, avait une signification astronomique. Quelque chose de ce symbolisme s’était conservé dans la mise en scène de l’ode pindarique. Par les danses du chœur de droite à gauche, autour de l’autel, on prétendait représenter le mouvement du monde d’orient en occident. Car Homère et d’autres poètes anciens appellent à droite tout ce qui est à l’orient. La strophe finie, le chœur continuait la danse pendant l’antistrophe, mais dans un sens contraire, c’est-à-dire de gauche à droite ; pour imiter par ce mouvement celui des planètes d’occident en orient.
Chez les Grecs, la poésie lyrique, qui d’ailleurs est la poésie typique par excellence, avait donc conservé quelques vestiges de la poésie primitive ; elle nous offre quelque chose de l’antique union de tous les arts dans un seul langage concret et universel. En Égypte, et surtout en Grèce, où le sentiment du rythme, du nombre, de la mesure, de la proportion mélodique était prédominant, la désignation générique des arts fut le nom de musique.
C’est au sein de la musique, celui de tous les arts qui est le plus analogue à l’architecture, que toutes les formes de la connaissance humaine trouvaient leur unité aux yeux des Grecs. Le mot de musique a le même radical que celui de Muses. Les Muses sont les divinités qui président aux diverses formes de la musique, c’est-à-dire de l’art en général. Or, l’art primitif était identique à la science primitive ; c’est pour cela que les Muses, quoique leur nom reste subordonné à l’idée de musique, régissaient en même temps les œuvres de l’esprit que nous classons dans la science, l’astronomie, par exemple.
III
Quand la poésie eut cessé d’exprimer à la fois la religion et la science tout entière, elle resta longtemps encore unie aux autres arts, ou plutôt elle continua à renfermer tous les autres arts dans son sein. La musique et la danse n’en étaient point encore détachées du temps de Pindare ; elles contribuaient, avec le langage parlé, à constituer une parole concrète qui saisissait l’homme à la fois par son imagination, par son intelligence et par ses sens. Dès l’origine, l’élément parlé de la poésie, celui qui tient plus directement à ce que nous appelons le langage, s’était assimilé le plus possible les vertus des autres arts. La poésie avait, comme l’architecture et la musique, le rythme, le nombre, la mesure, l’harmonie ; comme la peinture et la sculpture, elle employait les figures, les couleurs, les images ; comme la danse, elle possédait le mouvement.
Ce rythme, ce mouvement, cette harmonie, la poésie les réalisait dans le langage à l’aide de cet arrangement des mots qu’on appelle le vers. Les plus antiques monuments de la parole que l’histoire nous ait conservés sont écrits en vers. Quand les législateurs, les philosophes, les historiens, les savants de l’antiquité, commencèrent à enseigner en prose, ce fut une innovation ; c’était plus que cela, c’était une révolution immense, un nouveau fractionnement de l’unité primitive qui marquait l’ouverture d’une des grandes phases de l’esprit humain. C’est la Grèce qui représente plus que tout autre pays cette révolution dans la parole ; c’est en Grèce que la substitution de la prose à la poésie s’opéra de la façon la plus éclatante dans la législation, dans la philosophie, dans l’histoire. Cependant Lycurgue et Solon furent encore poètes comme Pythagore.
À l’époque qui précéda immédiatement les temps historiques et que l’on désigne en général sous le nom d’époque héroïque, la poésie était le seul langage religieux, philosophique et social. Il en fut ainsi non seulement dans l’époque héroïque de l’humanité en général, mais dans l’âge héroïque de chaque civilisation, de chaque nation. Les chroniques du moyen âge sont, pour la plupart, écrites en vers, tout comme ces chroniques grecques qui sont devenues l’Iliade et l’Odyssée.
Une grande question se présente si, des temps héroïques, nous remontons, pour assister à l’origine de la poésie, vers les époques mythologiques, c’est-à-dire jusqu’aux âges vraiment primitifs. Aux époques antérieures à l’âge dont nous possédons les poèmes, existait-il deux formes distinctes du langage comme nous les voyons coexister dans les temps héroïques ? Avait-on d’une part le langage religieux, philosophique et social, le langage du poète en un mot, c’est-à-dire le vers ; d’autre part le langage de la vie matérielle, celui du vulgaire, c’est-à-dire de la prose.
Cette forme de la parole qu’on appelle le vers est-elle une invention arbitraire et réfléchie, ou bien sort-elle de la nature des choses et du berceau même de l’humanité ? Nous ne pouvons procéder ici que par conjectures. S’il s’agissait de l’origine de telle ou telle forme de vers déterminée, dans une langue encore subsistante, l’histoire nous fournirait des documents certains. Ainsi on connaît les inventeurs de quelques-uns des rythmes les plus usités chez les Grecs et qui ont été ensuite naturalisés chez les Latins par Horace. Quant à l’origine de l’hexamètre, elle échappe, comme l’origine des vers en général, à toute investigation historique. Reste donc cette question tout entière : avant l’époque où nous trouvons le vers nettement séparé de la prose, quelle était la forme du langage en général ? était-ce la prose, était-ce le vers ?
Les conjectures que nous venons d’émettre sur les principaux caractères du langage primitif préjugent une partie de la question, La parole primitive, avons-nous dit, renfermait toutes les qualités essentielles de la poésie ; dans son mécanisme physique, elle était imitative de la nature, elle était rythme, mesure, mouvement, c’est-à-dire musique, harmonie ; dans son rapport avec les idées, elle était allusive, symbolique, c’est-à-dire figurée. Or la poésie est, en principe, une langue harmonieuse et figurée. C’est donc de la poésie plutôt que de la prose que participait le langage primitif. Poétique par le fond, était-il assujetti à ces règles qui constituent la forme extérieure du vers ? Sans avoir l’allure indéterminée, volontaire et vulgaire de la prose, sans être soumis à des formes définies, circonscrites comme le vers, un langage n’aurait-il pas existé, réglé par des lois mystérieuses, ayant leurs principes dans l’âme humaine et leurs analogies dans la création physique ? Lois fécondes, larges et invisibles comme celles de la nature, lois que suivait spontanément la parole des hommes inspirés, par cela même qu’elle était la vérité et la sagesse, mais dont l’analyse leur échappait aussi bien qu’à la foule elle-même : lois en vertu desquelles le langage du poète s’appropriait tout ce qu’il y a dans la création de plus capable d’agir fortement sur les sens de l’homme pour exprimer l’ordre abstrait et intellectuel des idées sous une forme concrète et animée. Ce langage, vivifié par tout ce que la sympathie donne en puissance communicative à la parole de l’homme, aurait ainsi constitué la plus haute manifestation de la poésie, sans qu’il fût possible de déterminer les règles précises qui l’auraient fait ressembler à une versification.
Une semblable forme de langage a-t-elle existé ? est-elle possible ? Pour aider les conjectures et la théorie sur cette question, nous possédons quelques faits, non encore suffisamment éclaircis, il faut l’avouer, pour que la science en tire des affirmations certaines, mais assez concluantes déjà par leur conformité avec les raisonnements et les hypothèses.
Dans la poésie hébraïque, la plus ancienne qui nous soit connue avec celle de l’Inde, l’érudition n’a pu encore déterminer et retrouver les conditions du vers. Le langage n’y est pas soumis à un rythme qui soit nettement perceptible. On y distingue cependant çà et là quelques-uns des éléments de la versification analogues à ceux qui existent dans d’autres langues : mais rien pourtant d’assez général et d’assez fixe pour que l’on puisse savoir en quoi consistait le vers hébraïque ; de telle sorte que l’on doute même qu’il y en ait en un vers hébraïque. L’opinion la plus accréditée, c’est qu’il n’a pas existé de versifications chez les Juifs. Cependant la plupart des livres de l’Ancien Testament, et notamment les Psaumes, ne sont évidemment pas écrits dans cette liberté complète de toutes conditions rythmiques qui caractérise la prose ; il y a dans la forme de ces compositions poétiques une intention évidente de se conformer aux modulations de la voix et aux différents sons de la musique. On y rencontre même des effets qui ressemblent à la rime des langues modernes. Voici donc une littérature tout entière, et la plus ancienne peut-être, dont la forme est essentiellement différente de la prose et cependant ne peut être assimilée à la versification telle que nous la concevons. Si cette forme de la poésie hébraïque n’est pas tout à fait le mode de la poésie primitive et cosmogonique, c’en est au moins une dérivation évidente et qui nous donne droit de conclure à la possibilité de cette forme antérieure.
L’Inde nous fournit aussi des données sur les caractères du langage poétique dans les premiers âges. Nous n’avons pas à nous arrêter sur le fond des idées et la nature des images qui, pour les Védas comme pour la Bible, attestent la plus lointaine antiquité. Il est même à peu près certain, dans l’état actuel des études orientales, que les Védas sont le monument le plus ancien qui nous reste de la pensée humaine et de la poésie. Les Védas de l’Inde sont à la fois des hymnes, des prières et des enseignements, non seulement sur la religion, mais sur la science, sur les arts mécaniques ; enseignements qui touchent à la fois à tous les ordres de nos connaissances. Ces poésies, comme toutes les poésies antiques, étaient chantées, ou, dans certaines parties, psalmodiées sur un récitatif. Une versification et des mètres bien caractérisés coexistent dans ces hymnes avec une forme de langage dont les lois sont encore un mystère pour nous comme celles des psaumes hébraïques, mais qui n’est pourtant pas la prose ordinaire.
Tout ce qui n’est pas écrit sur un mètre déterminé dans les Védas, se divise en deux parts : l’une dans laquelle on saisit une espèce de mesure contenant de une à plus de cent syllabes, l’autre dans laquelle les modernes ne découvrent aucune espèce de rythme et de mètre ; ce qui ne prouve pas du reste qu’elle en soit tout à fait dépourvue. En admettant néanmoins cette dernière hypothèse, nous verrions donc coexister dans le langage des anciens hymnes de l’Inde, la prose pure, le vers et cette forme encore inexpliquée du langage que nous retrouvons dans les psaumes hébreux. En voilà assez pour donner des bases positives à nos conjectures sur la forme primitive du langage. Possédant toutes les qualités essentielles de la poésie, ce langage était également cadencé sur un rythme ; mais ce rythme mystérieux, destiné à agir sur des organisations plus sensibles, plus voisines de la nature, échappe à nos appréciations modernes. Le langage primitif fut donc une poésie soumise aux lois du rythme ; ces lois ne sont point arbitraires, elles ne sont pas le résultat d’une convention. La poésie, même dans sa forme, n’a donc point été inventée ; elle est la plus ancienne forme et la plus naturelle du langage ; c’est le langage par excellence, c’est la parole elle-même. La poésie, c’est-à-dire la parole, fut donc le premier des arts et il renferma d’abord tous les autres arts dans son sein ; il les garda longtemps indissolublement unis dans la synthèse du culte et de l’enseignement social. Peu à peu, dans un certain ordre et suivant certaines lois, les arts et les sciences s’en détachèrent.
La littérature hébraïque nous fournit aussi des preuves de l’universalité de cette union de la poésie et des autres arts dans les époques reculées. Si austère que fut le culte d’Israël, relativement à celui des Grecs, sur la montagne de Sion comme sur l’Acropole d’Athènes, l’hymne était inséparable de la musique et de la danse. Les psaumes qui figurent actuellement dans les rites chrétiens étaient, chez les Hébreux, dansés aussi bien que chantés. Quoiqu’ils ne fussent pas divisés en strophes d’une mesure déterminée, comme les hymnes grecs, ils étaient exécutés comme eux sous une forme en quelque sorte dramatique. Il s’en est conservé quelque chose dans nos églises, où deux chœurs se répondent alternativement. Dans le chant des psaumes hébraïques, le coryphée, qui chez nous ne fait qu’entonner le commencement de l’hymne, prenait plusieurs fois la parole. Les versets qu’il disait seul sont ceux où le peuple est invité à s’unir à lui pour louer le Seigneur. Les chœurs continuaient ensuite en donnant leur assentiment à ce qu’ils venaient d’entendre. Le son des instruments de musique et des danses conformes au chant complétaient l’ensemble de l’hymne. Ce mode d’exécution des psaumes n’est point une hypothèse ; le texte hébraïque indique clairement le rôle du coryphée, celui des deux chœurs et l’action de la symphonie et de la danse.
Cette union de la musique, de la gymnastique et du drame avec la poésie qui se montre ainsi chez les Juifs a subsisté même assez tard en quelques pays, jusqu’au sein des cérémonies austères du christianisme. Des danses hiératiques étaient exécutées à certaines fêtes dans les cathédrales du moyen âge. En Provence et dans le reste du midi les processions de la Fête-Dieu ont été accompagnées de danses presque jusqu’à nos jours. Il y a très peu de temps que cet usage existait encore en Espagne.
La poésie était à l’origine un acte essentiellement religieux. C’est dans le culte que les usages de la poésie primitive se sont le plus longtemps conservés. L’hymne, la prière, l’élévation de l’âme à Dieu, ce mouvement du cœur qui s’arrache au monde réel pour s’élancer dans le monde infini, tel sera toujours l’acte poétique par excellence. Le christianisme et la civilisation l’ont complètement spiritualisé de nos jours. Mais, dans l’âge primitif, comme c’était à travers la nature, à travers les harmonies de la forme, de la couleur et du mouvement, à travers la vie, en un mot, que l’homme percevait Dieu et l’infini, l’hymne, alors, pour célébrer la nature, cherchait à l’imiter, et ne trouvait point de formes trop riches, trop animées, trop vivantes. Maintenant que la prière s’est séparée pour nous de la poésie, comme Dieu s’est distingué à nos yeux de la création, la prière est un acte purement moral où l’on ne s’inquiète pas de la forme extérieure ; mais la poésie conserve son type éternel, dans ce qui a forme, couleur, mouvement, harmonie, dans ce qui est vivant et animé, en un mot dans la nature.
IV
La poésie, isolée des autres arts, après la période religieuse, et réduite à la parole chantée, a vu son action s’amoindrir encore à l’époque où l’écriture a remplacé pour elle la transmission orale. La presse aujourd’hui, en lui aidant à se répandre plus vite et plus loin, nous l’apporte dépouillée de tout ce qui parlait le plus fortement aux sens et à la mémoire.
De toutes les ressources extérieures qu’elle possédait autrefois pour frapper l’imagination et la sensibilité, la poésie écrite n’a plus gardé que la versification. Le vers n’est plus essentiellement chanté, il a conservé pourtant la mesure, la cadence, certaines qualités du rythme et de l’harmonie ; mais seulement leurs qualités abstraites, celles que l’intelligence perçoit sans qu’elles émeuvent les sens, celles qui ne saisissent qu’indirectement l’imagination.
Telle qu’elle est, pourtant, réduite à ces lois géométriques et privée de ce qui faisait sa vie, la versification a toujours sur la prose une grande supériorité morale ; elle met en jeu un plus grand nombre des facultés humaines ; l’impression qu’elle nous procure rappelle mieux celle qui nous vient des réalités ; elle se rapproche un peu plus de ce langage, type de tous les autres, que Dieu nous parle à travers la création. En conservant une mesure, une cadence, un rythme, quelques-unes des qualités de la musique qui manquent à la prose, elle reste plus semblable à ce qui est vivant et par conséquent plus parfaite. Plus il y a de vie quelque part, plus il y a de perfection. Et que l’on ne pense pas rabaisser la dignité du vers en disant que ce pouvoir d’impressionner plus vivement les sens n’est en définitive qu’une action sur l’homme physique, une plus grande matérialisation de la pensée. Le plus haut degré de puissance qui soit accordé à l’homme, c’est précisément de matérialiser la pensée, de lui donner un corps. L’homme est un véritable créateur quand il est parvenu à insuffler une idée dans une forme, à contraindre une forme à rester adhérente à son idée. C’est par là que toute œuvre d’art peut mériter d’être appelée une création. D’ailleurs ce charme des sens qui résulte des qualités propres aux vers, n’est point un effet purement physique, il suppose, au contraire, certains actes du jugement et ses actes les plus exquis. Le vers ne séduit l’oreille que par sa conformité aux rythmes nécessaires, aux lois éternelles de l’harmonie ; et l’homme n’éprouve le charme du vers que parce qu’il a l’instinct de ces grandes lois communes à tout ce qui a vie et beauté.
En se séparant des autres arts, la poésie a conservé leurs qualités principales ; elle est l’art en qui tous les autres se résument, ou plutôt celui dont tous les autres tirent leur origine ; car la poésie, c’est la parole elle-même à sa plus haute puissance ; et la parole est le premier, le plus ancien des arts. Que la parole soit d’invention humaine ou de révélation divine, l’homme n’a possédé les autres arts qu’après avoir acquis la parole ; il a réglé tous les autres arts d’après ce qu’il possédait de la parole. Chez tous les peuples, la perfection des arts a été subordonnée à celle de la langue.
Le plus parfait des arts après celui de la parole, après l’art qui bâtit l’édifice des idées, c’est celui qui (à l’imitation de ce vaste temple de l’infini que nous nommons la nature) élève les sanctuaires où siège dans sa majesté la pensée de Dieu, l’idée religieuse, en un mot tout ce que l’intelligence humaine s’est appropriée de cet infini.
L’architecture est l’art des âges primitifs et religieux ; un étonnant parallélisme règne entre elle et la musique ; ces deux arts sont encore plus directement que les autres soumis à la loi des rythmes, c’est-à-dire des nombres et de la mesure qui enfantent l’harmonie ; ils reproduisent le type de l’Être sous une forme plus générale que la statuaire et la peinture.
Or, cette loi des rythmes qui préside à l’architecture et à la musique, elle est la règle même des vers. La versification est l’introduction du rythme dans l’arrangement des paroles, comme l’architecture est l’introduction du rythme dans la construction des édifices. Il n’y a pas architecture, dans le sens esthétique du mot, partout où il y a construction ; pas plus qu’il n’y a musique partout où il y a émission de sons. L’homme peut se construire un abri commode sans avoir fait œuvre d’architecture ; comme il peut employer les sons pour la transmission des idées sans faire œuvre poétique et musicale. Sans doute, en toute construction, même la plus informe, il y a quelque chose de l’éternelle géométrie, mais il n’y a architecture que lorsqu’il y a emploi d’un ordre, d’un rythme. L’agencement des mots dans la prose est sans doute subordonné aux lois de la génération des idées et même à certaines conditions d’harmonie ; mais ce n’est qu’au moment où le rythme, jusque-là imperceptible, se transforme en une mesure déterminée que commence la versification.
La forme poétique a donc de plus que la prose le rythme ; et la possession du rythme communique une grande puissance à la parole. La pensée qui se produit sous une expression rythmique acquiert quelque chose de plus solide et de plus durable ; l’ordre et la proportion contribuent, dans le style comme dans l’architecture, à la solidité. Pour faire entrer la pensée dans un rythme, le poète est obligé de lui faire subir un travail d’épuration, de concentration ; il est obligé d’en élaguer tous les appendices inutiles, comme on fait disparaître les scories d’une roche pour en faire la pierre de taille qui s’associera dans une frise ou qui formera la base d’une colonne. De là résulte une phrase mieux jointe et plus fortement cimentée que dans la prose ; de là une plus grande concision, c’est-à-dire la qualité la plus nécessaire pour assurer la durée aux œuvres de la parole.
La nécessité de la mesure réagit sur la nature même de la pensée. Toute espèce de rythme est fondé sur une des lois de l’harmonie éternelle, et tout ce qui est une loi est par excellence une vérité. Le langage rythmé a, pour ainsi dire, plus de vérité que la prose. Il est plus difficile de se placer en dehors de toute réalité et de toute raison dans un écrit sainement versifié que dans une œuvre en langage libre. Rarement un vers est bon en tant que vers, c’est-à-dire réunit toutes les conditions intimes du rythme, s’il renferme une idée qui soit tout à fait contraire à la logique et à la nature. Une pensée obscure, embrouillée, passera difficilement sous le joug du rythme. Il faut que les idées s’éclaircissent, se classent, se trient avant d’être soumises à l’harmonie poétique. Le rythme est donc, dans certaines limites, comme un critérium de la clarté de la justesse d’une idée. Il ne contribue pas seulement à vérifier, à juger la pensée, mais aussi jusqu’à un certain point à la produire ; il communique à l’esprit un mouvement, une cadence qui entretiennent l’inspiration en lui fournissant une issue toute prête pour s’épancher. Une pensée mise en communication avec le rythme est comme une source au bord de laquelle on a creusé un canal. Le canal n’a pas augmenté la quantité d’eau, mais il lui aide à s’échapper de la terre, d’où elle jaillirait moins abondamment sans cette ouverture.
La versification est un secours pour l’esprit plus souvent qu’une, difficulté. C’est une grande erreur de croire le poète asservi par les lois du rythme. La rime elle-même, si arbitraire et si impérieuse qu’elle paraisse, sert très souvent la pensée et ne la gouverne jamais sous une plume tant soit peu inspirée. Les sacrifices faits à la rime par les vrais poètes sont très rares. Si le vers est plus laborieux à écrire et demande plus de temps que la prose, c’est par des raisons toutes contraires à celles qu’on imagine vulgairement. Ce n’est point que le poète se sente gêné par ce qu’on appelle la tyrannie de la rime et de la mesure, c’est qu’il est astreint à un choix plus exquis de pensées, à une logique plus déliée et plus profonde, à un sentiment plus délicat de toutes les nuances de l’idée ; c’est qu’enfin il est obligé de porter sur le fond même des choses un plus grand nombre de jugements et des jugements plus fins que le prosateur. Ces divers mérites de la forme rythmée ne paraîtraient pas sans doute évidents à tous les esprits ; il faudrait entrer ici pour les démontrer dans des détails trop techniques.
Mais une qualité que personne ne refuse au langage poétique et dont l’éducation tire encore aujourd’hui de précieuses ressources, c’est l’action du vers sur la mémoire. Les vers se retiennent mieux que la prose. C’est là un fait que tout le monde reconnaît, mais dont on n’a guère entrepris de chercher la cause et la portée. L’histoire abonde en prodigieux exemples du secours donné à la mémoire par le rythme. On n’a jamais raconté qu’une composition en prose de trois pages se soit transmise oralement d’une génération à l’autre ; et nous voyons des poèmes de plusieurs mille vers traverser des siècles avant d’avoir été écrits. Depuis combien de générations les chants homériques ne circulaient-ils pas dans la bouche des Grecs avant que Pisistrate les fît recueillir ? Il a existé des littératures entières qui ne se sont jamais servi de l’écriture et qui ont duré ainsi pendant toute la vie d’une nation, conservées qu’elles étaient par le rythme et l’harmonie.
Voilà des faits constants. D’où vient que le langage rythmé se grave mieux dans la pensée que la phrase libre et qu’il se conserve plus longtemps dans la mémoire ? Cette propriété de la phrase poétique ne dénote-t-elle pas de plus intimes rapports et avec la nature de notre âme et avec la nature des choses ? La loi des rythmes, c’est-à-dire du nombre, de la proportion, de l’harmonie, préside à toutes les existences ; un être est plus parfait suivant la perfection du rythme auquel il est assujetti. L’esprit humain ne pense, Dieu lui-même n’a créé que suivant les rythmes. Tout ce qui s’éloigne de l’harmonie s’éloigne de la vie. C’est par la conformité de leur rythme que les objets se ressemblent poétiquement. Notre intelligence ne peut s’assimiler et retenir que ce qui est conforme à ses propres lois ; tout ce qu’elle rejette d’elle-même ou laisse vite échapper est contraire à son intime constitution. Pour qu’un objet en contienne exactement un autre, il faut qu’il y ait analogie dans leur forme et qu’ils puissent adhérer par leurs contours. Toute idée dont notre intelligence s’empare et qu’elle retient fortement ne s’assimile ainsi à nous que par une profonde analogie avec les lois de notre esprit, avec les lois de la raison éternelle. Si donc notre intelligence s’imprègne plus facilement du langage poétique, si notre mémoire le conserve mieux que la prose, c’est que par elle-même la forme rythmée est supérieure, c’est qu’elle a des rapports plus intimes avec l’esprit humain et avec la nature des choses. L’ordre qui nous frappe dans la création et qui est au fond de tout, dans les couleurs, dans les sons, dans les formes ; l’inimitable harmonie qui existe dans l’ensemble d’un être vivant, d’un site que la main de l’homme n’a pas défiguré sont dus à la présence cachée du rythme. Ces harmonies, ces rythmes du paysage sont irréductibles pour nous à des règles déterminées, à cause de la présence de l’infini dans la création. Mais, quoique nous ne puissions pas formuler tous les rythmes que suit la nature, nous avons le secret de quelques-uns. L’instinct des artistes en devine plusieurs, et le sentiment religieux reconnaît et adore les autres sans les comprendre. Or, puisque les rythmes sont ainsi le principe de l’ordre et de la beauté dans l’œuvre de Dieu, c’est pour tout ce qui est de création humaine une évidente supériorité que de participer à cette harmonie. Là est le secret de la puissance qu’exerce le vers sur notre mémoire, sur notre imagination.
La prose elle-même n’est-elle pas assujettie à un certain rythme, et la valeur inégale des différents styles ne provient-elle pas de leur plus ou moins de conformité aux lois du nombre, de la mesure, de la proportion ? Dans tous les cas, ce rythme de la prose est moins perceptible, moins défini, moins parfait que celui du vers, moins approprié surtout à l’état actuel de notre intelligence et de nos rapports avec la nature, puisque la prose parvient plus difficilement que les vers à loger une idée dans notre mémoire. Quoique la présence du rythme dans la belle prose soit certaine, il est impossible de découvrir et de formuler ce rythme en règles invariables. Or, du moment où le rythme ne se manifeste pas d’une manière constante et régulière, il perd ses propriétés essentielles, et n’a plus autant de prise sur l’imagination et la mémoire.
V
La poésie est, dans son essence, ce qu’est l’univers lui-même, un langage rythmé et symbolique, c’est-à-dire harmonieux et figuré. Les images, les couleurs, sont, avec le nombre, la mesure, la cadence, inhérents à la parole poétique. Le style figuré donne aux vers sur la prose des avantages plus grands, peut-être, ou du moins plus faciles à démontrer que ceux mêmes du rythme.
Le propre de la poésie, c’est de parler par figures. Dans quel rapport est donc la figure, l’expression symbolique avec l’expression directe, la parole synthétique et concrète avec la parole abstraite et analytique ? Qu’est-ce que la figure, l’image poétique ?
Les figures poétiques sont de plusieurs espèces ; mais elles ont toutes cela de commun, qu’elles rappellent à l’esprit un être matériel, vivant, animé, comme signe d’une idée. Au lieu d’énoncer cette idée par le mot abstrait, au lieu d’énumérer ses qualités par des épithètes, la figure nous met à la fois sous les yeux toutes les propriétés de l’idée incarnées dans un symbole, dans un objet de la nature visible. Aux signes conventionnels qui ne parlent qu’à l’intelligence, l’image poétique ajoute des couleurs et des formes qui parlent en même temps à la sensibilité. Pour nous apprendre ce qu’est tel homme, telle chose, elle nous montre dans la nature d’autres objets qui possèdent d’une manière évidente pour nous la qualité qu’elle veut mettre en relief. À la place d’une abstraite nomenclature et du chiffre mort de la pensée, elle nous offre cette pensée unie à un corps, animée de la vie.
La poésie, au lieu de procéder comme la science par des signes analytiques, par des chiffres, procède comme la nature par des tableaux. La pensée humaine s’exprime à travers la poésie, comme la pensée divine à travers la nature, par des symboles. Le type du langage poétique et du langage de tous les arts, c’est la création, qui est elle-même un langage.
Tout langage est une forme sensible que prend la pensée pour apparaître au dehors ; et toute forme est un langage, c’est-à-dire que toute chose visible correspond nécessairement à une pensée.
La nature n’est, et ne peut être, que la pensée de Dieu produite hors de lui. Tous les mondes dont la création se compose, et tous les grains de sable qui composent ces mondes, sont des idées de l’intelligence divine, sont des mots et des syllabes d’un langage que parle Dieu.
Tout langage humain est plus ou moins parfait, selon qu’il se rapproche plus ou moins du langage par excellence, c’est-à-dire de la nature. Chacun de nos arts est un langage ; mais, dans l’impossibilité où se trouve l’homme de posséder un idiome aussi complet que la nature, chacun des arts ne reproduit qu’un petit nombre des qualités de ce langage divin. Entre tous les arts, la parole est l’art essentiellement créateur : la poésie est ce qu’il y a de plus semblable à la nature ; elle lui ressemble par l’observation des rythmes, et enfin par l’usage des symboles.
Le propre des symboles dans la nature, c’est-à-dire le propre de toutes les formes, de toutes les couleurs, de tous les sons, de tous les parfums, de tous les êtres, c’est de posséder une valeur intellectuelle, c’est d’être des signes dérivant immédiatement d’une pensée ; pas de signe, pas de forme dans la nature qui ne corresponde à une idée.
Le mode d’expression le plus naturel, le plus complet de la pensée, c’est donc la figure. Dans la forme imagée, outre l’énoncé direct de l’idée que présenterait le mot abstrait, il se trouve de la couleur, du dessin, de l’harmonie, quelques-unes, enfin, des qualités de la vie ; et la vie, c’est le perfection par excellence ; donner la vie, c’est le plus grand acte du Créateur. L’œuvre de Dieu, que nous appelons son langage, car elle est sa pensée exprimée, le langage de Dieu renferme à la fois la substance, la forme et la vie. Chacune de ses créations est plus ou moins parfaite, selon qu’elle possède une plus ou moins grande somme de substance, de forme et de vie.
Depuis l’homme, doué d’une âme, merveille de la toute-puissance créatrice et pouvant créer à son tour, jusqu’au grain de sable, jusqu’à la molécule de matière inorganique, la nature ne renferme rien qui ne corresponde à une des idées de Dieu, rien qui ne soit revêtu d’une forme sensible et qui n’ait une portion, si minime qu’elle soit, de la substance et de la vie. Partout la nature nous révèle un monde invisible, un monde divin.
Partout la nature nous dit quelque chose de la pensée divine ; et ce quelque chose, elle l’exprime avec des signes colorés, harmonieux, vivants.
Cette parole de la nature, cette démonstration d’un monde, d’un ordre infini, s’adresse à quelqu’un. Ce n’est pas là uniquement un monologue de la toute-puissance se racontant à elle-même. C’est aux créatures intelligentes, c’est à l’homme que s’adresse le langage de la création. Son office est d’instruire l’homme des idées divines, de lui révéler l’infini.
Il y a dans la nature une multitude des choses qui ont été faites pour l’usage direct et matériel de l’homme, qui sont destinées à la vie de son corps et qui pour cela sont douées elles-mêmes d’un corps ; mais il y en a d’autres qui ne sont évidemment destinées qu’à la vie de son esprit, qui ne sont d’aucune nécessité physique, qui n’ont de valeur que par leur signification morale ; qui, relativement à nous, ne sont qu’un enseignement donné par Dieu, un livre où il veut nous faire lire des vérités qu’il nous importe de connaître. Ce livre n’est pas écrit avec des chiffres morts, avec des lettres inanimées, avec des lignes géométriques, il est écrit avec des couleurs, des harmonies, des créatures vivantes ; ce n’est pas un livre de science, ce n’est pas une démonstration géométrique, c’est une œuvre d’art, c’est un livre de poésie.
L’arithmétique écrite avec des chiffres, la géométrie avec des lignes, la physique avec des formules, présenteraient un enseignement bien plus positif, bien plus scientifique ; et cependant ce n’est pas de cette manière que la nature nous enseigne les mathématiques éternelles et la grande science de l’être. C’est avec des images vivantes que Dieu nous a parlé sa pensée.
Plus donc la pensée humaine s’exprimera sous une forme colorée, harmonieuse et vivante, plus elle s’approchera du divin langage de la création, plus elle sera puissante, plus elle sera vraie.
L’expression figurée et symbolique qui est le propre de la poésie a de plus que la formule abstraite la couleur, l’harmonie, les qualités de la vie. L’expression figurée est donc celle qui renferme à la fois le plus d’énergie et le plus de vérité ; elle est plus vraie, parce qu’elle est plus conforme à la nature, où rien n’existe à l’état abstrait.
Où trouve-t-on dans la nature une loi exprimée sous des formules au lieu d’être manifestée par des existences ? Puisque l’art humain ne peut pas créer la vie, qu’il crée au moins l’image et le symbole. Des mots qui ne renferment point d’images ne réveillent en nous que nos facultés abstraites ; l’image, outre nos facultés, met en jeu nos sensations et nos sentiments ; elle transporte pour ainsi dire la nature elle-même devant nos yeux. Or, quelles formules du langage scientifique peuvent exciter en nous les impressions profondes qu’y produit la nature ? Mais l’action que la nature exerce sur notre âme ne provient pas de la forme physique toute seule. Si l’aspect de la création nous émeut fortement, c’est qu’au fond de cette langue merveilleuse il y a la pensée divine. C’est comme symbole d’une grande idée qu’une belle image frappe vivement notre esprit. Par l’expression figurée, la pensée devient plus qu’intelligible, elle devient émouvante. Mais l’image ne nous émeut néanmoins qu’à cause de la pensée ; plus l’image a de relief, de couleur, de mouvement, plus elle agit sur nous ; pas d’expressions énergiques sans images, mais pas d’image éloquente sans idée. Quand l’image n’est pas le symbole d’une idée, elle cesse d’avoir une valeur poétique ; elle exerce une action sur les sens, mais elle n’en a plus sur l’esprit. Une réunion d’images sans valeur symbolique ne forme pas plus un morceau de poésie que la juxtaposition des couleurs sur une palette ne forme un tableau.
VI
Cet emploi des images dans le style est le propre de la poésie ; c’est là ce qui distingue essentiellement la forme poétique du langage de la prose. Mais l’expression figurée peut se rencontrer ailleurs que dans le vers.
Il n’y a pas plus de poésie absolue que de prose absolue. Il est rare que la parole humaine soit tellement dénuée de couleur et d’harmonie, tellement sèche, tellement algébrique, qu’elle ne conserve pas un certain reflet de poésie. La prose n’existe à l’état absolu que dans les mathématiques. La poésie ne se montre à l’état parfait qu’à certains endroits d’une œuvre où l’image et le rythme sont incorporés indissolublement l’un à l’autre. Mais les nécessités du langage contraignent souvent le poète à se servir de l’expression abstraite, tout en conservant le rythme du vers, de même que les instincts de l’âme portent souvent l’écrivain qui ne veut faire que de la prose démonstrative à employer l’expression imagée.
Faut-il donc reconnaître un état intermédiaire du langage entre la poésie et la prose ? Peut-il y avoir de vrais poèmes en prose ? La forme nécessaire de la poésie n’est-elle pas la versification ?
La poésie ne peut pas se passer de rythme ; c’est pour avoir à son service un rythme bien déterminé et sensible pour tous qu’elle adopte la forme du vers.
Mais peut-être la forme poétique est-elle compatible avec des rythmes non déterminés et sans règles fixes. Dans les monuments les plus anciens de la pensée humaine, dans la poésie indienne et la poésie hébraïque, on rencontre des compositions qui appartiennent essentiellement à la poésie, par le fond des idées et par les images, et où la présence du rythme ne se fait sentir que très vaguement.
Il est certain, d’autre part, que dans la prose elle-même, pour peu qu’elle soit animée par une inspiration morale et par le souffle de l’imagination, il existe un rythme toujours présent, quoiqu’on ne soit pas parvenu jusqu’ici à en déterminer le mouvement et la mesure. Il faut donc admettre qu’il y a deux espèces de rythmes, les rythmes déterminés, définis, et les rythmes que nous appellerons indéfinis, soit que la critique doive renoncer à tout jamais à les définir, soit qu’ils échappent seulement à nos moyens actuels de définition. Peut-être, en supposant l’homme doué d’une sensibilité plus exquise, d’un esprit analytique plus pénétrant, parviendra-t-il à jouir des rythmes indéfinis avec le même charme que des rythmes déterminés, et saura-t-il saisir et définir les lois intimes qui constituent cette harmonie indécise. Alors la poésie, sans rien perdre de ses avantages, pourrait peut-être s’exprimer dans un langage soumis seulement à ces rythmes vagues ; c’est-à-dire qu’elle adopterait cette forme supérieure de la prose, soumise comme le vers à certaines lois harmoniques et qu’elle abandonnerait la versification à mesure fixe pour adopter les rythmes indéterminés.
Dans cette hypothèse, la poésie écrite sur les rythmes définis, la poésie en vers, conserverait toujours sur le plus grand nombre des intelligences une action supérieure ; outre son harmonie plus saisissable et plus parfaite, elle aurait encore son action décisive sur la mémoire.
Nous avons prononcé le mot d’hypothèse au sujet d’une poésie non rythmée, mais cette hypothèse n’est-elle pas réalisée ? N’existe-t-il pas dans notre littérature des œuvres de la plus incontestable poésie et qui ne sont pas écrites en vers ? n’y a-t-il pas dans Fénelon, dans Bernardin de Saint-Pierre, maintes pages complètement poétiques ? et qui oserait refuser le nom de poète à Chateaubriand, le père et le maître de toute la poésie nouvelle ?
Cet emploi, dans certaines limites, des rythmes indéterminés au lieu des rythmes définis, de la phrase libre au lieu du vers, est relativement nouveau et il a suivi jusqu’à présent un mouvement progressif ; il semble se lier à une révolution qui s’opère aujourd’hui dans l’esprit humain. Dans l’antiquité classique on ne trouve pas d’œuvre d’imagination écrite en prose. Deux ou trois romans grecs de la basse époque et quelques compositions latines d’une époque également inférieure ne font pas d’exception à cette loi. Au moyen âge, non seulement il n’y a pas d’œuvre d’imagination, de poèmes en prose, mais l’histoire elle-même s’écrit encore en vers. Ce n’est que dans les siècles tout à fait modernes que l’imagination a envahi la prose et brisé la forme des anciens rythmes. C’est de nos jours seulement qu’elle a jeté un solide éclat sous cette nouvelle enveloppe, dans Chateaubriand et dans quelques pages de ces nombreux romans qui semblent destinés à devenir les seuls poèmes populaires de notre temps.
Déjà, dans la constitution même des langues et de la versification moderne, une révolution analogue s’était opérée. Le vers moderne n’observe plus la loi principale du vers ancien ; il ne tient plus compte de la quantité dans les syllabes. Cette quantité, dans la langue française, reste la plupart du temps indéterminée ; il n’y a ni longues ni brèves dans notre vers, et c’est le mouvement de la pensée qui décide sur quelle partie du mot tombera l’accent. Voilà donc un pas fait, même par la versification, vers l’indétermination du rythme. Où cette progression s’arrêtera-t-elle ? Il est impossible de le prévoir, s’il se forme des langues nouvelles sur les débris des langues actuelles ; mais ce qu’il y a d’incontestable, c’est que dans notre langue les lois de la versification ne peuvent plus être modifiées. Il est également certain que la poésie n’abandonnera jamais entièrement l’usage du vers ; les grandes imaginations seront toujours portées vers cette forme plus harmonieuse et par conséquent plus parfaite.
VII
De tout ce que nous avons dit sur la forme poétique, on peut induire qu’outre le rythme et la figure il existe quelque chose qui est l’essence de la poésie. Il y aurait ainsi dans le monde de la pensée deux ordres d’idées différents, l’un qui constituerait la poésie, l’autre qui appartiendrait à la prose. Deux ordres d’idées supposent deux états de notre âme, deux ordres de propriétés dans les objets extérieurs, et enfin deux classes dans les œuvres de l’art et du langage qui nous mettent en rapport avec ces objets.
La poésie est donc à la fois un état particulier de l’esprit, une manière d’être des objets extérieurs, une certaine qualité des œuvres de l’homme ; la poésie est en nous, elle est dans les choses, elle est dans nos œuvres.
L’homme nous présente une incontestable dualité ; sans établir ici le contraste de ses grandeurs et de ses misères, sans chercher à décider où est réellement la misère, où est réellement la grandeur, nous sommes obligés de reconnaître qu’il existe en lui deux natures, deux principes différents, opposés même, et dont la confusion est impossible. Les croyances les plus sacrées du genre humain, l’idée de l’immortalité qui est la base de toute religion et de toute morale, impliquent cette dualité de la nature humaine.
Une partie de l’homme appartient à ce monde et y restera ; une autre partie dérive d’un monde supérieur et doit y retourner.
L’homme est donc placé entre deux ordres de faits, entre deux mondes divers, et il participe de l’un et de l’autre ; il est placé au sommet de la création et au bas de l’échelle mystérieuse sur les degrés de laquelle l’être immatériel s’élève jusqu’à l’être infini. L’homme plonge d’un côté dans la nature et de l’autre dans le pur esprit ; il est à la fois visible et invisible ; il touche à la fois au fini et à l’infini ; il a les pieds dans le réel et le front dans l’idéal ; il est obligé par les lois les plus impérieuses de son existence d’entretenir des rapports constants avec les deux mondes auxquels il participe. Ces deux ordres de rapports sont nécessaires, quoique inégaux en noblesse et en fécondité. Cette communion de l’homme avec les deux natures engendre en lui des états distincts qui mettent en jeu diverses facultés et qui ont leur siège dans des régions particulières de l’âme. L’homme ressent des impressions qui lui viennent du monde matériel et fini ; il reçoit des communications qui dérivent de l’invisible et de l’infini ; il perçoit le réel et il s’en empare ; il conçoit l’idéal et il aspire à le posséder. C’est par les sens et par les facultés de l’esprit, sur lesquelles les sens agissent le plus directement, que l’homme se met en rapport avec la réalité matérielle. Ses sens sont divers et leurs forces d’appréhension sur les objets sont inégales. L’âme a aussi pour communiquer avec l’invisible, avec l’idéal, plusieurs facultés, plusieurs sens. Ses deux facultés primordiales sont celles de connaître et d’aimer ; il existe en elle une région intellectuelle et une région affective : l’esprit et le cœur. Toutes les impressions que reçoit l’âme, qu’elles viennent d’en haut ou d’en bas, du visible ou de l’invisible, du fini ou de l’infini, aboutissent à l’une ou à l’autre de ces deux régions, le plus souvent à toutes deux à la fois ; mais toujours de façon à intéresser l’une d’elles plus directement. Dans laquelle de ces deux régions est placé le centre de l’homme, ce qui fait sa vie essentielle, individuelle, son moi ? Nous croyons que le centre de l’homme, le moi, réside dans la région affective, dans le cœur. C’est là le véritable terme de toutes les impressions que l’homme reçoit du dehors, la source de toutes les réactions qu’il exerce sur les objets extérieurs et de toutes les révolutions qui s’accomplissent au-dedans de lui-même.
La poésie, en tant qu’état de l’âme, est son état le plus élevé ; c’est dans la partie affective, c’est dans le cœur qu’elle réside ; c’est par le cœur que l’homme communique le plus abondamment avec l’infini. Les facultés de son corps, celles de son intelligence, agissent en vain si rien n’aboutit au cœur ; l’homme reste étranger à l’idéal, ignorant de l’infini ; car le rapport de notre âme avec l’infini est un sentiment avant d’être une idée, un acte du cœur plutôt que de l’intelligence. L’intelligence toute seule ne reçoit que des notions ; le corps reçoit des sensations ; le cœur éprouve une manière d’être qui participe de la faculté de connaître et de celle de sentir, qui les résume et les confond dans une faculté par excellence, dans l’aspiration, dans l’amour. L’intelligence est la connaissance sans désir, sans amour ; la sensibilité physique, c’est le désir, le besoin sans la connaissance. L’homme communique donc avec les réalités extérieures par la connaissance pure, par le besoin et le désir ; enfin par le sentiment, mélange de l’intelligence et du désir.
Les rapports matériels de l’homme avec les objets donnent lieu à une foule d’opérations qui exigent l’emploi des facultés intellectuelles. La nécessité de pourvoir à ces rapports est la cause première du développement d’un grand nombre de sciences qui honorent le génie de l’homme. Les sciences physiques, leur application à l’industrie, l’industrie elle-même, attestent que derrière notre corps, qui a besoin de la nature, siège une grande puissance spirituelle qui peut s’emparer de cette nature, pénétrer ses secrets, se rendre maîtresse de ses lois et l’asservir à ses propres volontés. Par cela même que l’homme a matériellement besoin de objets extérieurs, il a avec eux des rapports intellectuels. L’intelligence de l’homme a en outre des relations directes avec le monde des idées pures, avec le monde invisible, en un mot avec tout ce qui peut être l’objet de la connaissance. De là naît un autre ordre de sciences, qui, avec les connaissances que l’homme tire directement du monde physique, constitue la science en général. La région de l’âme que la science intéresse immédiatement, c’est l’intelligence ; la science réagit ensuite sur nos besoins physiques par les moyens qu’elle nous fournit pour les satisfaire ; mais quand elle reste dans toute sa pureté et qu’elle n’est rien de plus que l’expression abstraite des lois de la création, elle n’a aucune prise sur cette partie constitutive de l’homme que nous appelons le cœur. La vérité scientifique n’a point d’action sur le cœur quand elle est réduite à elle-même, quand elle n’est pas combinée avec un élément étranger. La vérité a besoin d’être associée à un autre élément pour rayonner, pour resplendir, pour réchauffer ; c’est par son union avec la beauté que le vrai, comme dit Platon, possède une splendeur et qu’il peut allumer l’amour.
Mais la vérité scientifique toute nue n’éclaire l’homme que d’une lumière froide et inféconde, parce qu’elle n’éveille en lui que l’idée abstraite et non pas le sentiment.
Or, il n’y a pas de vie là où il n’y a pas un acte du cœur ; car vivre, c’est vouloir, c’est agir ; et sans désir, sans attrait, sans amour, il n’y a pas de volonté, pas d’action.
L’intelligence de l’homme construit donc, à part de son cœur et de ses sentiments, un monde distinct qui se compose à la fois de la connaissance du vrai et de celle de l’utile ; du vrai dans l’ordre des choses purement intelligibles, de l’utile dans l’ordre des rapports, de notre nature matérielle avec les objets matériels qui l’environnent et dont elle a besoin. Le vrai et l’utile se touchent donc par une intime connexité ; les connaissances qui n’ont pour objet que la vérité mathématique sont étroitement unies aux connaissances appliquées aux arts industriels et constituent cet ordre intellectuel tout à fait indépendant de la vie du cœur, et que nous nommons la science. Le propre de la science et de l’intelligence pure, c’est de se suffire à elles-mêmes, de se passer du sentiment, d’exclure l’émotion.
VIII
La science, comme tout acte de l’esprit humain, et plus encore que toutes les autres fonctions de l’âme, a besoin, non pas seulement pour se manifester, mais pour être créée, pour exister, de la parole, du langage ; il faut une langue à la science.
La langue nécessaire à la science, celle qui doit parler à l’intelligence pure, sera plus parfaite à mesure qu’elle aura moins de prise et sur les sens, et sur le cœur de l’homme, et sur son imagination, et sur ses désirs.
Le langage poétique a pour qualités indispensables l’harmonie et la figure, les rythmes et les images. Le langage scientifique doit s’abstenir de ces richesses qui, en éveillant l’action des sens et du cœur, troubleraient le froid et paisible laboratoire de l’intelligence. Au lieu d’être, comme la langue de la poésie, symbolique, figurée, rythmée, harmonieuse, la langue de la science ne saurait être trop directe, trop abstraite, trop rigoureuse ; elle a besoin dans ses allures d’une liberté que gênerait l’obligation du rythme ; elle ne peut pas augmenter ou raccourcira son gré les proportions ; elle ne peint pas, elle ne reproduit pas des harmonies, des couleurs ; elle trace des angles, elle arpente, elle mesure. Or cette langue qui s’adresse directement, exclusivement à l’intelligence, c’est le type de la prose.
Dans toutes les œuvres de la parole humaine, la prose, comme la poésie, se trouve souvent mêlée à plus ou moins d’alliage ; mais le type par excellence de la prose n’en est pas moins le langage mathématique qui ne parle ni à l’imagination ni au cœur, et qui s’adresse à l’intelligence toute seule.
IX
Revenons au point de départ de cette étude. Nous cherchions les différences qui distinguent la prose et la poésie : nous devons les trouver d’abord dans l’âme elle-même qui reçoit les impressions de la poésie et de la prose, et dont l’activité crée à son tour la prose ou la poésie ; puis dans les œuvres que l’homme produit en vertu de cette double faculté, et enfin dans les objets extérieurs qui fournissent à l’homme la matière de la prose et de la poésie.
Nous n’avons pas besoin de dire que le mot de prose n’a jamais ici le sens qui s’est attaché au mot prosaïque, et qui emporte avec lui quelque chose de bas et de vulgaire. La prose est une faculté, un besoin de l’âme comme la poésie, et, même en la classant au second ordre, nous ne la privons pas de sa dignité. Nous lui conférons d’ailleurs un noble, un immense attribut, celui d’être le langage de l’intelligence pure.
La prose est donc une fonction de l’âme qui n’affecte que l’entendement et non point l’homme intégral ; or, s’il est un état où l’âme tout entière soit en jeu, il sera supérieur à l’état de prose.
Pourquoi une idée de vulgarité s’est-elle naturellement attachée à l’idée de la prose ? pourquoi ces mots, une âme prosaïque, indiquent-ils le contraire d’une âme élevée ?
La science, dont la prose est l’organe, ne dérive pas du seul besoin de connaître ; elle a une autre origine moins désintéressée.
La science a eu son premier stimulant dans nos besoins matériels ; elle a cherché le vrai pour arriver à l’utile ; partie des besoins matériels, elle se dirige encore de leur côté ; les fruits qu’elle porte, c’est la région inférieure de la nature humaine qui les recueille. L’expérience nous révèle beaucoup moins de vérités supérieures que le sentiment. Les connaissances où le cœur n’entre pour rien prennent bien vite pour but la seule satisfaction des désirs matériels. L’intelligence toute seule n’atteint pas le grand côté des choses, la beauté, perfection de la vie, splendeur de la perfection morale. L’esprit, sans être aidé du sentiment, ne peut pas juger du vrai beau, du beau infini, du beau moral, c’est-à-dire du bien. La connaissance du vrai, sans celle du bien, ne porte pas sur le monde supérieur, sur l’idéal, elle n’a trait qu’à ce côté de la réalité qui constitue le monde matériel et le domaine de l’utile.
Le langage de la prose, en tant qu’il émane de l’intelligence toute seule, ne nous apprend donc rien du véritable ordre moral ; l’état de l’âme qu’il exprime et qu’il provoque n’est point cet état élevé de l’âme qui se sent dirigée par l’aspiration vers le monde divin. La prose nous sert de guide à travers cet ordre de vérités qui aboutit à des pratiques utiles pour la vie physique. Or cette vie du corps est évidemment inférieure à la vie morale, et c’est parce que la prose avoisine toujours plus ou moins le monde des désirs et des besoins matériels, que le mot de prosaïque emporte avec lui une idée de vulgarité et de bassesse. Dans la rigueur de la vérité, le monde physique, le monde de la nature, est loin d’avoir rien de grossier et d’ignoble. Il est seulement inférieur au monde invisible, au monde moral. L’état poétique de l’âme est celui où sa puissance de connaître et d’aimer se dirige vers l’ordre opposé à la nature matérielle : c’est la prédominance de la vie morale sur la vie physique ou purement intellectuelle.
On voit que si les limites de la poésie et de la prose sont parfois indécises dans les œuvres du langage, elles sont bien marquées en ce qui touche le fond même de la poésie et de la prose, c’est-à-dire l’état de l’âme correspondant à chacun de ces deux modes d’expression.
X
En quoi la poésie diffère-t-elle de la prose quant aux objets eux-mêmes ?
Il n’est pas donné à l’homme de rien créer qui soit entièrement neuf ; même dans l’ordre de la poésie et des arts, où se manifeste sa plus grande puissance créatrice.
L’homme est obligé d’emprunter au dehors les éléments dont il se sert dans ses créations. Ses œuvres d’art et de poésie sont la représentation de certains faits, de certains êtres qui sans doute ne sont point copiés tout d’une pièce de la réalité, mais qui, même dans les conceptions les plus originales, sont composées de traits empruntés au monde réel. Les objets extérieurs à l’âme jouent donc un grand rôle dans la poésie, aussi bien que dans les arts plastiques
L’art, en général, admet donc comme un de ses éléments essentiels la représentation, la reproduction des objets de la nature et des faits de la vie.
À quelles conditions ces faits rentrent-ils dans le domaine de la poésie ? Tout objet qu’il est impossible de rattacher aux émotions de l’âme, duquel, en un mot, il n’y a pas moyen de faire ressortir un peu de cette splendeur qui s’appelle le beau, est exclu du domaine de l’art ; il est peut-être d’une grande utilité matérielle, il joue un grand rôle dans la science, il fournit une ample matière à la prose, mais il ne saurait porter le joug divin des rythmes et de l’harmonie. L’utilité d’un objet, loin d’être une des conditions de sa beauté, y met très souvent obstacle. Rarement le même acte peut servir à la fois les besoins grossiers et les aspirations supérieures, Dieu et Mammon. La poésie laisse à la prose tout ce qui est utile sans être beau.
Quand il s’agit de la nature elle-même, de la nature telle qu’elle est sortie des mains du Créateur, il est bien peu de faits où l’art ne trouve pas un élément de beauté à reproduire. Il n’y a d’absolument laid dans le monde que des choses introduites par l’homme. C’est donc parmi les objets qui portent l’empreinte de l’homme, parmi les faits dont l’homme est acteur, que l’art doit exercer le plus souvent son droit d’exclusion.
Comment l’artiste doit-il voir, comment doit-il représenter les phénomènes pour les voir et les représenter autrement que la prose, pour en faire une poésie ? L’art n’imite point, ne copie point servilement ; il aperçoit dans les objets tout ce que les yeux les plus exercés y aperçoivent, mais il y découvre quelque chose de plus que l’âme seule peut discerner. L’art ne fait pas comme la prose la nomenclature, le procès-verbal, l’inventaire de la réalité ; il peint la réalité, mais en subordonnant les côtés inférieurs des objets à leur élément idéal. Tout objet qui dans une œuvre d’art ne laisse pas transparaître quelques rayons de l’idéal n’est point poétiquement représenté.
Il y a dans la nature comme dans l’homme lui-même une dualité. Il s’en faut de beaucoup que matière et nature soient une même chose. La nature, outre sa forme tangible, possède la vie et représente l’idée. La nature est un symbole immense ; chacun de ses phénomènes, outre sa forme et sa vie propre, renferme une idée ; chaque objet visible a une signification morale.
La nature ne saurait être belle que par l’esprit dont elle est animée. L’esprit n’est perçu par l’homme dans la nature qu’à travers sa forme ; mais la nature, abstraction faite des idées qu’elle enveloppe, n’a de commerce qu’avec les sens des hommes et non point avec leur imagination. L’esprit seul agit sur l’esprit ; les objets extérieurs ne parlent à notre âme que parce qu’ils communiquent eux-mêmes à une autre âme, à une idée. Pour que l’art soit ce qu’il doit être, une parole adressée à notre âme, il faut qu’il mette en jeu l’esprit des choses, leur caractère moral. Tous les objets de la nature par un côté appartiennent à la poésie, par un autre à la prose.
Par leur élément usuel, matériel, pratique, ils sont du domaine de la science et de la prose ; ils tiennent à la poésie parce que, outre leur substance et leur forme matérielle qui affecte nos sensations, ils possèdent une valeur représentative qui est perçue par notre âme ; en un mot, ils ne sont poétiques que parce qu’ils sont symboliques. Le propre de la beauté, c’est d’être un symbole ; le beau est la splendeur, l’expression, le symbole du vrai, du vrai par excellence, c’est-à-dire du vrai moral. Le vrai matériel, la réalité physique n’a pas besoin de symbole ; elle se représente elle-même, elle est directement perçue par nos sens ; nous la voyons et la touchons sans intermédiaires.
C’est donc la vérité supérieure, la vérité invisible qui a besoin d’un symbole : ce symbole est la beauté. C’est pourquoi l’art est chargé d’exprimer seulement la beauté des choses afin de nous faire aimer le monde divin que cette beauté représente. Tout objet dont il est impossible de tirer une beauté est exclu de la poésie.
Si tous les objets de la nature rentraient dans la poésie par cela seul qu’ils sont réels, l’art n’existerait pas. Le but de l’art n’est pas de remplacer la réalité ; il faut que ses œuvres aient un autre mérite qu’une conformité exacte avec la nature. Elles ne sont point utiles à la vie matérielle de l’homme, elles doivent servir à la vie morale ; leur fonction nécessaire est d’arracher l’homme à la réalité, d’élever son cœur vers l’idéal.
XI
Nous appelons état poétique de l’âme celui où le sentiment de l’idéal prédomine sur les instincts matériels. Les objets appartiennent à la prose par leur côté positif, usuel, à la poésie par leur signification morale ; mais ce n’est pas à dire que tout ce qui est du monde extérieur soit en dehors de la poésie. Quand l’inspiration poétique se formule, quand elle s’exprime dans une œuvre parlée ou dans une autre œuvre d’art, elle fait beaucoup plus d’emprunts que le langage de la prose à la forme sensible, au monde de la nature.
La fonction de la prose est de faire connaître à l’intelligence, le plus directement et le plus nettement possible, les propriétés utiles des objets. Ces propriétés peuvent s’énoncer dans un langage exact, parce qu’elles sont bornées.
Le langage de la science, qui les énumère et les décrit, est donc simple, abstrait, prosaïque. Quoique destinée à nous présenter le côté matériel des choses, la prose n’emploie pas l’expression figurée ; son véritable type est dans la formule mathématique.
Le monde extérieur a, comme nos sens, son côté purement matériel et son côté esthétique. La valeur esthétique des objets n’importe pas à la science, et le langage scientifique n’est pas astreint à en tenir compte. Il est contraire à l’essence de la prose de nous présenter les objets sous l’aspect qui saisit l’imagination. La poésie les envisage précisément sous cet aspect, quoique son but soit d’émouvoir ce qu’il y a dans l’homme de plus immatériel, l’enthousiasme et l’amour. La poésie doit employer comme moyens les impressions faites sur nos sens ; c’est par là qu’elle éveille l’imagination. La poésie vise à toucher le cœur. Or l’imagination est plus voisine du cœur que le pur entendement.
Le langage de la poésie sera donc plus concret, c’est-à-dire plus vivant que celui de la prose, et pour donner ainsi la vie à sa parole, le poète emploiera le rythme et la figure, le mouvement et l’harmonie.
Si l’homme était une créature purement spirituelle, ce mélange de la forme sensible et de l’idée n’existerait pas dans son langage ; l’âme n’aurait pas besoin de langage et percevrait les idées sans intermédiaire. Mais dans la nature humaine l’esprit est enchaîné aux sens, les sentiments les plus élevés et les plus purs ne sauraient se rendre indépendants de l’imagination, et l’imagination elle-même est soumise aux besoins et aux émotions du corps. Pour saisir l’homme par toutes ses facultés à la fois, pour pénétrer plus sûrement jusqu’au point central de tout son être, c’est-à-dire jusqu’à son cœur, il faut traverser son imagination, il faut s’emparer de ses sens. C’est à l’être tout entier et non pas seulement à l’intelligence que s’adresse la poésie. Le poète réunira donc dans son langage l’élément sensible à l’élément intellectuel ; et la parole poétique aura pour type la nature elle-même, qui n’énonce rien avec des signes abstraits, qui exprime tout avec des formes, avec des couleurs, avec des accords.
XII
Prose ou poésie, toute œuvre du langage est une œuvre sociale en même temps qu’individuelle ; la parole suppose la tradition, c’est-à-dire la société. Prose ou poésie ont toutes deux leur raison d’être dans certaines conditions sociales aussi bien que dans certaines conditions de l’âme et de la nature. Sans doute à certains moments la poésie est un monologue du cœur, mais l’homme ne se parle à lui-même, dans ses heures les plus intimes, qu’à travers les idées, les sentiments, les expressions qu’il tient de ses rapports avec les autres hommes, de la tradition, de l’enseignement, du milieu social où il s’est développé.
Comme elle a ses germes propres dans l’âme, la poésie a ses origines particulières dans la société.
À quelles conditions, dans quel milieu la poésie apparaît-elle d’abord chez une nation ?
Distinguons parmi les œuvres littéraires, qui rentrent par la forme dans ce qu’on nomme la poésie, deux courants d’idées morales tout à fait contraires.
Il y a une poésie qui s’attache à ce qu’il y a dans les choses d’absolu et de divin ; elle est frappée de la beauté, de l’ordre, de la majesté ; elle se sent attirée vers tout ce qui est grand ; quel que soit l’objet actuel dont elle s’émeuve, c’est toujours vers l’infini, vers Dieu qu’elle gravite.
Placée en face de la nature, c’est l’esprit qu’elle cherche à percevoir à travers la nature elle-même ; c’est l’éternelle substance qu’elle conçoit derrière les phénomènes passagers ; c’est l’admirable harmonie, c’est l’amour qu’elle pressent à travers les déchirements et les catastrophes, à travers les scènes de destruction et de douleur. Ces sentiments, qui l’envahissent devant les magnificences et les douleurs mêmes de la création, s’expriment par des hymnes vers le Créateur. Dans ces hymnes, la crainte, le doute, la mélancolie, s’insinueront peut-être, parce que le mystère et la souffrance se rencontrent à chaque pas dans la nature ; mais ces tristesses, ces terreurs, seront dominées par l’adoration, emportées par l’élan de religieux enthousiasme, d’aspiration fervente qui élèvent le cœur du poète vers le père de toutes choses.
Quand elle observe la nature humaine, cette poésie s’attache à tout ce qui manifeste l’âme dans ses tendances les plus nobles, les plus pures, les plus légitimes ; elle y contemple ce qu’elle a vu dans la création, l’ordre, la beauté, l’harmonie. Mais dans la vie mortelle, dans cet incessant combat, l’harmonie nous apparaît à chaque instant troublée par des luttes, par un désordre plus réel que les cataclysmes qui nous ont épouvantés dans l’univers. Ces épreuves, ces chutes, ces douleurs, ont leur aspect religieux et fécond ; elles nous font entrevoir au fond de toutes les misères, au fond même de tous les crimes, ces deux principes de l’ordre moral, Dieu et la liberté humaine. De profonds enseignements jaillissent de cette contemplation de la douleur ; la grandeur du spectacle frappe l’homme et le rend sérieux. Le vrai poète dans la peinture des misères morales s’applique à tout ce qui peut nous relever à nos propres yeux, nous pénétrer de la noblesse, de la grandeur de notre âme, et, en nous instruisant de nos grandes destinées, nous donner la force de les accomplir ; il néglige la partie basse et grossière, les vils instincts de l’humanité ; s’il nous les montre, c’est dans un état de légitime asservissement ; il nous inspire l’effroi du désordre et de la laideur. Mais c’est moins par l’horreur du mal que par la sympathie naturelle pour le beau que la poésie nous gouverne ; si son langage nous fait aimer la nature parce qu’il nous montre Dieu au fond, il nous fait aimer l’homme parce qu’il nous fait deviner à travers ses misères et ses faiblesses un être créé à l’image de Dieu et destiné à s’unir à lui.
Il est dans l’intelligence et dans l’art une région où s’agitent d’autres sentiments que la sympathie et les émotions religieuses. Il y a des hommes dont la vue s’attache surtout à l’élément difforme et désordonné. Peu attirés d’ordinaire par le spectacle de la nature, où l’harmonie et la beauté dominent les apparences éphémères du désordre, ils ne s’inspirent en général que des choses humaines ; et l’humanité leur apparaît surtout dans ce qu’elle a d’infirme et de vicieux. Ils se plaisent à reproduire le ridicule, la laideur et le vice. L’habitude d’observer exclusivement le mal dénote un esprit peu profond ; toute âme qui creuse le grand problème rencontre à la fin le bien et le beau. Ces intelligences adonnées à l’observation du ridicule et du difforme sont rarement assez puissantes pour atteindre même la poésie du désespoir ; elles sont enfermées dans un étroit scepticisme ; et l’aspect du mal, au lieu d’une haine féconde, n’éveille en elles qu’une froide et stérile moquerie.
Deux états de l’âme si différents ne sauraient se traduire sous les mêmes formes littéraires 5 de là dans la poésie elle-même deux ordres très distincts et comme deux courants opposés, l’ordre héroïque et religieux et l’ordre comique.
Les genres épique et lyrique correspondent aux degrés les plus élevés de l’inspiration sérieuse ; l’ode et l’épopée reposent sur l’enthousiasme qu’excitent en nous l’harmonie, la beauté du monde, la force et la grandeur de l’homme. Avec le genre dramatique commence une poésie moins pure ; les sentiments héroïques et religieux descendent de leur hauteur en se compliquant de l’observation des réalités, c’est-à-dire des infirmités humaines. La tragédie néanmoins se maintient presqu’à la noblesse de l’épopée ; c’est encore la peinture des grandes et sérieuses passions et par conséquent le respect et l’enthousiasme qui dominent sur le théâtre tragique.
Au-dessous de la tragédie, à mesure que le drame entre plus avant dans les faits vulgaires, la peinture du vice et des laideurs devient prédominante et l’ordre ironique commence avec la comédie. Il dérive en mille branches capricieuses qui toutes ont le caractère commun de s’alimenter à l’observation du mal et de s’écarter de plus en plus de la vénération, de l’amour, en un mot des sources de la pure et vraie poésie. Deux courants partis de points si opposés de la double nature humaine doivent avoir dans le monde social des histoires et des sources diverses.
Quoi qu’il en soit du pêle-mêle actuel dans les classes et dans les races et de cette future harmonie dans l’égalité qu’on nous prophétise, le passé nous présente toujours l’espèce humaine divisée en castes et en nations. Dans ces époques simples et primitives, cette division concorde avec celle des aptitudes et des fonctions principales de la nature humaine. Depuis l’Inde jusqu’au moyen âge, c’est toujours en trois grandes catégories que se trouve divisée chaque nation. La classe sacerdotale, la classe guerrière ou patricienne, et la classe laborieuse, qui dans les époques primitives est composée de races esclaves.
On attribue bien des origines à cette division de la race humaine en castes ; on y voit surtout l’effet des invasions et des conquêtes ; mais elle remonte dans son principe à la division naturelle des facultés et des fonctions entre les diverses familles primitives ; à la hiérarchie de ces aptitudes ; à l’inégalité de leur importance dans l’ordre métaphysique et moral, bases de l’ordre social ; surtout enfin à l’inégalité d’intelligence, de dévouement et de liberté morale avec lequel les premiers individus et les premières familles ont reçu cette révélation primitive qui renfermait les principes de toute civilisation, de toute culture poétique et morale.
Quand l’Éternel a fait don aux hommes du langage, de la parole, source de tous les développements ultérieurs, cette précieuse initiation, ce divin enseignement, n’ont pas été conservés au même degré de pureté par tous ceux qui les ont reçus. L’histoire nous apprend et la géographie nous atteste encore, que par des dégradations successives et par l’affaiblissement de la liberté morale, certaines races ont laissé le langage, la parole sociale, c’est-à-dire la civilisation tout entière, au point de tomber dans un état voisin de celui des animaux sans parole et sans liberté. Avec les puissantes facultés que l’homme primitif avait reçues pour le bien et pour le mal, les chutes furent rapides dans les races humaines chez qui la révélation s’était d’abord altérée. Ces familles tombèrent moralement et physiquement dans une infériorité qui les vouait à la servitude vis-à-vis de celles qui avaient mieux conservé la pureté du sang avec le dépôt de la moralité et de la science. Cette servitude était nécessaire pour empêcher de tomber encore plus bas et jusqu’à la pure animalité des hommes dont la liberté morale ne savait plus résister aux bas instincts. Les classes dominantes, c’est-à-dire les classes capables des fonctions qui exigent la subordination des instincts à la liberté, le sacrifice de la passion à la loi morale, le dévouement, en un mot, composèrent essentiellement le sacerdoce et le patriciat. Avec le dépôt de la religion, ces classes conservaient le foyer de toute lumière, le principe de toute culture intellectuelle, de toute science, de toute poésie ; et ce dépôt dans les civilisations primitives était désigné par ce seul mot : la parole. À l’origine, la poésie et la parole étaient donc identiques. Ce fut des classes d’où émanait la parole qu’émanait aussi la poésie.
L’histoire nous montre, en effet, les deux grands genres entre lesquels se divise la haute poésie, le genre lyrique et le genre épique, comme appartenant d’abord l’un à la classe sacerdotale, l’autre à la classe guerrière. Car toute vraie poésie a pour principe un sentiment religieux, la vénération, l’enthousiasme, le dévouement, les facultés qui entraînent le don de soi-même, le sacrifice de sa personnalité à un être supérieur, à une croyance, à un devoir. Sentir le beau, l’admirer, l’aimer, aspirer à lui et s’y dévouer, en un mot s’élancer vers Dieu par quelqu’une des énergies de notre âme, voilà le point de départ de la poésie. Il n’y a poésie que là où le beau est à la fois le principe et le but des actes de l’âme ; l’idée même de la poésie exclut celle de laideur, de haine, de critique, d’ironie.
La poésie est née au sein des classes conservatrices de la parole sociale. Dans l’Inde et dans la Grèce, les deux pays dont l’histoire peut servir de formule générale, l’une à toute la vie de l’Orient, l’autre à toute la civilisation occidentale, nous voyons la poésie, comme la parole, comme la civilisation, émaner d’abord du sacerdoce et du patriciat.
Les genres inférieurs, ceux que remplit l’élément ironique, ceux qui s’éloignent de la poésie pour s’approcher de la prose, existent néanmoins chez ces deux nations : à un faible degré dans l’Inde, à un degré plus éminent chez les Grecs, moins religieux, moins pénétrés du sentiment de l’infini que les peuples de l’Inde. C’est d’ailleurs chez les Grecs qu’est née la critique comme y est née la démocratie. Dans leur poésie, cependant, le genre lyrique et l’épopée conservent leur supériorité et leur grandeur.
Le drame, qui commence à occuper une grande place, reste chez eux à l’état héroïque, la tragédie y domine ; mais les divers genres ironiques commencent à paraître ; la fable subsiste, la comédie se développa, la satire vient de naître. Elle reste à sa place inférieure ; elle émane des premières agitations populaires, des premières influences conquises dans le mouvement social par les classes serviles. À mesure que les classes supérieures deviennent indignes de leurs fonctions, laissent la tradition se dégrader entre leurs mains, la parole sociale s’affaiblir sur leurs lèvres, cette tradition, cette parole sont saisies par les classes émancipées ; mais c’est trop souvent par une usurpation prématurée et dès lors elles sont viciées et dégradées sur des lèvres indignes ou inhabiles.
La poésie lyrique, l’épopée, le drame héroïque, c’est-à-dire la poésie elle-même, ont donc pris naissance au sein des classes patriciennes. La fable, la comédie, la satire, dérivent des tendances et de l’esprit des classes inférieures, originellement des classes serviles.
Celui des genres ironiques qui a fait le premier son apparition, d’abord timide, au sein de la poésie, c’est la fable. L’apologue osa se montrer, mais avec quelles précautions, au sein même de l’Orient sacerdotal. Pour peindre les difformités et les vices, pour introduire l’esprit de critique, de négation, de révolte, on n’osa pas mettre en scène des personnages humains ; les héros et les dieux avaient seuls droit de cité dans la poésie. Pour faire servir la poésie au renversement de ce qu’on avait adoré, pour donner le principal rôle à la difformité, au ridicule, on choisit des acteurs au-dessous de l’humanité ; les animaux investis de la parole, devinrent les organes du prosaïque bon sens, des instincts grossiers, des passions, des rancunes, et, il faut le dire aussi, des justes griefs de la race esclave.
L’esprit d’ironie devait un jour se poser en dominateur, se faire l’instrument inexorable de toutes les destructions et de toutes les vengeances, arriver enfin à éclipser la poésie au sein de la poésie elle-même, comme les classes d’où il émanait éclipsaient au sein de la société le sacerdoce et le patriciat.
Ce triomphe ne change rien à la nature des choses ; la raillerie n’en reste pas moins éternellement le contraire de la poésie, et la poésie dérive des hautes régions de l’âme et de la société humaine. La Grèce nous enseigne l’origine de l’ironie dans une de ces admirables personnifications dont elle est si féconde et qui résument mieux que toutes les théories un grand fait littéraire, une grande époque historique. Le plus ancien des genres subalternes, celui qui est venu rompre l’unité de la poésie même au sein de l’Orient, l’apologue, critique d’abord innocente et naïve, et poétique par cela même, l’apologue renfermait en germe tous les autres genres ironiques. Or à qui l’imagination des Grecs, d’après les traditions orientales, attribue-t-elle l’invention de l’apologue ? À un personnage incontestablement légendaire et mythique qui n’a point existé comme individu, mais qui est la représentation de toute une classe. Ce personnage, dont le nom est encore populaire parmi nous comme celui du père de la fable, c’est Ésope.
Et que fut Ésope d’après tous les récits de l’Orient et de la Grèce ? Le sage Ésope avec son bon sens qui mérite, comme celui de La Fontaine, le nom d’égoïsme intelligent plutôt que le nom de sagesse, nous est représenté par toutes les traditions comme un esclave bossu.
La fable et la satire, voilà pour quelle part les classes populaires ont contribué à la poésie. Tout le reste sort des classes patriciennes.
Mais toute poésie, le genre comique comme les autres, suppose une langue plus ou moins parfaite. Or la langue littéraire se forme essentiellement dans les classes supérieures.
Aux époques primitives la parole se transmettait de la caste sacerdotale à toutes les autres. Pour l’antiquité tout entière il est donc incontestable que le langage ne remontait pas de la foule, mais qu’il descendait d’en haut. Ce mode de transformation des langues va changer peut-être. Dans nos sociétés modernes, l’initiative semble avoir passé des classes autrefois prépondérantes et des esprits éclairés aux multitudes. Ce n’est plus de la pensée, mais des instincts ; ce n’est plus de la notion du droit, mais de la tyrannie des besoins qu’émanent les institutions et les pouvoirs. Il est certain que cette révolution aura son couronnement dans les arts et dans le langage.
En France déjà depuis nombre d’années, à travers bien des écoles et bien des fantaisies d’artistes dont l’imagination se croit fort indépendante de la politique, le langage a progressé peu à peu de la familiarité à la bassesse. Encore quelques progrès semblables et le joug que les idées et les termes nobles faisaient peser sur la parole sera complètement brisé, et l’argot jouera dans les futures démocraties le rôle initiateur réservé dans les anciennes sociétés au langage des cours ou des sanctuaires.
XIII
Il y a donc une langue noble et une langue inférieure, comme il y a une grande poésie et une poésie vulgaire. Pourquoi faut-il qu’on soit obligé de se servir du même mot de poésie pour désigner deux ordres de sentiments si opposés ? Une éternelle guerre divisera la poésie sérieuse de la poésie légère, comme elle divise les âmes enthousiastes des esprits ironiques. Un abîme les sépare ; mais dans la saine acception des mots, la poésie et la prose sont les deux revers de la même intelligence, les deux faces nécessaires de la nature des choses. En flétrissant tout sentiment grossier, toute expression basse du nom de prosaïque, on donne à ce mot une extension injurieuse à la prose et un sens illégitime. Mais cette exagération du langage repose au fond sur un sentiment vrai, celui d’une inégalité de noblesse entre les deux formes de la pensée, entre les deux natures de l’homme.
La prose a comme la poésie ses hautes et ses basses régions ; elle correspond à deux tendances aussi distinctes t’une de l’autre que la poésie religieuse et la poésie bouffonne. Dans son essence, la prose est le langage des vérités abstraites et de l’intelligence pure, comme la poésie est celui de l’âme humaine dans son ensemble et pour ainsi dire la voix même de la vie. La prose est l’organe de la science acquise, expérimentale, extérieure ; la poésie est celui de la lumière intuitive, de l’inspiration, du sentiment primordial.
Mais la science elle-même dans sa source et dans son principe générateur se confond avec la poésie ; elles naissent toutes deux sur les plus hauts sommets de l’âme ; là où s’opèrent nos communications avec Dieu. La science, comme la poésie, est fille de l’inspiration. Le besoin, l’expérience, l’industrie laborieuse, en sont les occasions, mais non pas l’origine. Depuis longtemps le matérialisme et la politique subversive ont déplacé les effets et les causes dans toutes leurs théories. On voyait dans les sens l’origine de nos idées ; c’est dans les opérations des sens qu’on a cherché le germe de la science et dans la fermentation des multitudes l’initiative de tous les grands faits sociaux. Mais, comme la parole, comme la poésie, comme toute organisation politique, la science émana d’abord de la pensée religieuse ; elle eut pour premiers interprètes les dépositaires de cette pensée. Il y a loin sans doute de cette science primitive à celle qui de nos jours se vante d’avoir pris possession de la nature ; mais des grands génies qui ont fondé la science moderne à des poètes inspirés, la différence est moins grande qu’on ne le suppose. Quoi qu’on en puisse dire des petites occasions qui ont amené les grandes découvertes, des petits faits accumulés dont on a construit l’édifice des vérités générales, c’est par des actes instinctifs, par de véritables révélations, que tous les principes ont été trouvés. Or la science réside dans ces principes ; les applications les plus ingénieuses et les plus utiles qu’on en tire constituent un monde différent, un monde subalterne. On prêche aujourd’hui la confusion de ces deux ordres si divers ; ou plutôt, dans la science, comme ailleurs, le monde subalterne est en voie d’éclipser l’autre, et l’industrie émancipée a la prétention de se faire passer pour la science. Elle y réussit auprès de la foule, qui croit s’exalter elle-même en abaissant tout ce qui est élevé ; mais les bons esprits ont jugé la science actuelle. L’ère des véritables savants semble terminée ; on ne fait depuis longtemps qu’appliquer à l’industrie les grandes découvertes du passé. Tout en proclamant les bienfaits de la science, l’industrie, au fond, s’est déjà révoltée contre elle. Avide, arrogante, menteuse comme la science est humble, sincère et désintéressée, l’industrie, déjà substituée au noble savoir, ne peut faire autre chose qu’en tarir les sources. Les deux puissances de notre temps se croient étroitement unies contre la religion, contre la poésie, contre le spiritualisme, et leur empire est déjà divisé contre lui-même ; l’industrie est en voie d’étouffer la science.
C’est ainsi que dans toutes les sphères l’élément subalterne est entré en révolte contre les principes supérieurs. Au sein de la parole il y a révolte du bas langage contre le langage élevé ; la partie grossière et matérielle de la prose s’insurge contre le noble idiome de la pensée pure et tend à l’épaissir sous prétexte de le colorer ; la prose elle-même s’est révoltée contre la poésie en lui déniant le privilège d’exprimer sous une forme plus complète la véritable vie de l’âme, en contestant la puissance et la nécessité du rythme, en cherchant à s’attribuer le domaine des images. Par cette usurpation la prose s’est appauvrie ; elle s’est ôté sa limpidité par ses prétentions à la couleur. Ainsi surchargée d’ornement d’emprunt, elle cesse d’être le langage clair et précis de l’entendement, de la science de la philosophie ; mais, toujours rebelle au joug du rythme, elle ne saurait devenir la vivante harmonie qui suscite la vie morale à travers l’imagination.
Tous ces désordres ont le même point de départ, le refus d’admettre les distinctions naturelles et la hiérarchie : rien n’est noble, rien n’est bas ; rien n’est grossier, rien n’est pur ; l’âme et le corps sont une même chose. Les appétits matériels et les plus hautes aspirations du cœur ont le même mérite et les mêmes droits ; toutes les fonctions de la nature, toutes les classes sociales, tous les métiers, tous les arts, ont une égale dignité. Cette religion du chaos abaisse ce qui était grand et n’élève pas ce qui est infime, car elle mêle et confond tout. L’uniformité dans l’ordre physique, c’est l’impossible, c’est le néant ; l’extrême égalité dans l’ordre moral, c’est l’extrême injustice, c’est le mensonge.
Dans ce besoin d’établir des classifications, des distinctions précisées entre les divers ordres de la pensée, entre les diverses formes du langage, on aurait tort de ne voir rien de plus qu’une habitude de la vieille scolastique. C’est une question bien subtile, bien pédantesque au premier abord que celle des limites de la poésie et de la prose. Nous avons montré cependant que l’objet est sérieux, et qu’on pourrait le rattacher aux problèmes dont la gravité est le moins contestée. Un des plus grands vices de l’esprit de ce temps, c’est de vouloir déplacer toutes les limites. Tous les arts, par exemple, empiètent les uns sur les autres. On ne sait plus où commence la peinture et où finit la poésie. La musique a la prétention tantôt de parler aux yeux, tantôt de s’adresser à la raison. On fait de la sculpture dans les poèmes, de la métaphysique dans les romans ; de mille façons, le monde littéraire atteste ainsi le désordre politique et moral. La confusion de ce qui doit rester distinct, la négation de toute hiérarchie, la révolte des sens contre l’esprit, les théories d’égalité et d’identité absolue, voilà le principe que l’on retrouve dans toutes les maladies de notre temps. À n’en chercher que les conséquences littéraires, cette manie de nivellement ne va rien moins qu’à détruire toute culture intellectuelle, tout art, toute poésie. Ce n’est pas l’orgueil de quelques-uns qu’elle humilie ; ce qu’elle abaisse en réalité, c’est le caractère de tous, c’est le niveau de la civilisation, c’est la grandeur même de l’esprit humain.
VI. Du respect comme élément d’inspiration.
La poésie et le style au dix-huitième siècle
I
Les siècles de foi naïve ont-ils le privilège de l’inspiration poétique ? On l’a soutenu de nos jours et l’on a cherché les beaux temps de l’art dans les âges de simplicité et de crédulité absolues. La tradition universelle, en consacrant les siècles de Périclès et d’Auguste, de Léon X et de Louis XIV, ne se montre guère favorable à cette opinion ; mais l’infirme-t-elle complètement ? S’il est peu historique et peu rationnel de placer la perfection des arts dans l’enfance des sociétés, et de la rendre solidaire des superstitions, est-il plus exact de signaler de libres penseurs et des ironiques dans les artistes des grandes époques, et de bercer la maturité des peuples sceptiques de l’espérance d’un art rajeuni ?
Entre le règne de l’innocente foi et celui de l’ironie, entre les extrêmes illusions et le désenchantement, il est chez les individus et les nations une heure par excellence pour la poésie. La raison est éveillée, mais non révoltée ; l’autorité est obéie, mais elle admet des remontrances ; la passion, toute vive encore et bouillonnante, sait déjà se juger et se contenir ; l’imagination commence à subir le frein de la critique et du goût ; chaque art a conquis son existence et ses lois séparées ; les genres se distinguent déjà. Le poète n’écrit plus sous la seule dictée de la tradition, mais lui garde une entière déférence. Le sens et l’inspiration personnels fournissent désormais la matière de l’œuvre ; et des principes, admis de tous, lui imposent le moule qui la condense et lui tracent souverainement ses contours et sa limite. L’instinctive obéissance va devenir la soumission raisonnée ; et pour définir en un mot l’état moral dont témoignent alors la politique et les arts, le respect succède en toute chose à l’aveugle superstition.
À défaut de naïve croyance, l’artiste ne saurait donc s’exempter du respect. Tous les siècles vraiment féconds et qui ont laissé des monuments durables enseignèrent et pratiquèrent le respect. C’est par là qu’ils ont mérité d’être appelés classiques. Eux seuls nous offrent des exemples parce qu’ils acceptèrent des modèles placés au-dessus du caprice et de la fantaisie. Affranchis de l’imitation des types consacrés par la religion, première institutrice des arts, dédaignant l’imitation matérielle de la nature, source certaine de décadence, ces grandes époques s’inspirèrent du modèle infaillible qui siège dans la conscience de l’homme de génie. Au-dessus de la tradition, au-dessus de la nature, elles placèrent le culte de l’idéal, du beau rationnel ; et l’idéal ne se manifeste qu’aux esprits sérieux, sincères, respectueux.
II
Les siècles et les hommes qui ont pratiqué le respect l’obtiennent seuls à leur tour ; on peut les discuter, on ne saurait les haïr. C’est ainsi que la littérature du temps de Louis XIV est un objet d’études calmes et fécondes ; elle éloigne les irritantes controverses ; les questions qu’elle soulève gardent l’attrait de tous les grands problèmes, mais se présentent à nous désintéressées des passions et des haines de partis. En face des œuvres de ce temps, la discussion reste grave et sereine, circonscrite dans le sanctuaire des idées, et semblable à ces disputes augustes que la main divine de Raphaël a personnifiées sur les murs du Vatican dans les sublimes figures de l’école d’Athènes. Le dix-huitième siècle, au contraire n’offre presque pas un seul nom, une seule œuvre qui ne nous entraîne fatalement en dehors de la littérature, sur le terrain de la politique et jusqu’au milieu des démêlés contemporains. On ne saurait prononcer encore aujourd’hui les noms des grands écrivains de ce temps sans risquer de voir la critique littéraire se terminer en une ardente polémique de croyances et de partis hostiles, comme l’époque elle-même s’est terminée dans une immense et terrible bataille. C’est que la littérature du dix-huitième siècle avait son but tout à fait en dehors de la littérature elle-même ; de là sa faiblesse et aussi sa grandeur. Elle songeait moins à devenir une œuvre d’art durable, qu’à être une grande machine de guerre : quitte à s’écrouler elle-même avec les abus qu’elle aurait détruits et les ruines qu’elle aurait, faites. Jamais écrivains d’une même époque, à travers les dissidences et les haines, n’ont marché avec plus de concert à une même conclusion. Aussi est-il impossible de juger parmi eux un nom de quelque importance, sans être amené à faire le procès au siècle tout entier. Or, le dix-huitième siècle dure toujours : les jugements qu’on en porte ne peuvent être encore le jugement de l’histoire ; j’y vois ou des apologies ou des accusations ; c’est-à-dire la lutte même des idées, des passions, des intérêts qui agitent la société de notre temps.
Sans vouloir toucher à la théologie, à la politique, aux problèmes sociaux, nous rencontrons, à propos de style, d’art et de poésie, les mêmes questions morales, mais dégagées des irritations qui les compliquent sur un autre terrain, et par cela même plus faciles à la fois et plus instructives. L’état des mœurs, la grandeur ou l’abaissement des caractères, la situation des âmes vis-à-vis de la vérité religieuse, tout cela se peint dans le style, dans les tableaux des poètes et des peintres aussi clairement que dans les manifestes des philosophes et des publicistes.
Ce n’est pas seulement dans son ensemble et par les idées que la littérature est l’expression de la société, c’est aussi par les conditions de forme et de langage, et dans les détails de l’art qui semblent de prime abord les plus étrangers au mouvement religieux et politique.
La littérature exprime la vie sociale jusque par les accidents et les caprices du style. L’art est la physionomie d’une époque, c’est son âme devenue visible, c’est son caractère qui tombe sous les sens. L’état moral et religieux d’une société est aussi apparent dans le coloris, dans le dessin, dans le mouvement du style de ses poètes ou de ses peintres, que les sentiments d’un homme et ses habitudes sont apparents dans son regard, sur son front, dans son sourire, dans l’accent de sa voix et dans tous ses gestes.
Ne craignons donc pas d’amoindrir les questions en nous occupant uniquement de l’art et du style, dans une époque qui doit sa célébrité à son esprit de réformes positives, aux graves débats qu’elle a soulevés sur l’organisation sociale, sur la vérité philosophique. Nous pouvons être certains d’une chose, c’est que si nous arrivons à une notion juste de la valeur du dix-huitième siècle en matière de style et de poésie, si nous avons apprécié sainement l’idée qu’il a eu du beau, ne fût-ce que dans la versification et le dessin, nous aurons son exacte mesure dans l’ordre métaphysique et moral. Les vers de la Henriade et les doctrines de l’Essai sur les Mœurs se supposent et s’expliquent mutuellement.
En cherchant ce que sont devenus, au dix-huitième siècle, la poésie du Cid et l’éloquence des Oraisons funèbres, les vers de Corneille et le style de Bossuet, nous arriverons à constater les dispositions morales qui ont remplacé à cette époque le sentiment chevaleresque de l’honneur, la grandeur d’âme et la haute inspiration religieuse.
C’est donc sur ces deux points seulement, la poésie, le style, que nous essayons d’apprécier la littérature du dix-huitième siècle.
III
Quand on veut juger une littérature par ce côté spécial, le sentiment poétique, la première difficulté, lorsqu’on se trouve en face des critiques français, c’est de savoir si on a le droit d’admettre que la poésie est quelque chose d’essentiel ; si elle existe en elle-même ; si elle est autre chose qu’une certaine condition de forme et de langage ; si la versification, jointe à certaines habitudes conventionnelles dans le mouvement de la phrase, n’est pas la seule différence qui sépare la poésie de la prose.
La plupart de nos théories sur ce point, non seulement dans les livres de l’école, mais aussi dans le monde et dans la presse, procèdent presque toujours d’une façon plus ou moins directe, plus ou moins avouée, de cette idée que la poésie n’a pas d’existence essentielle, qu’elle est un simple accident de la forme, qu’elle ne vit que par des conventions, qu’elle est incorporée à la rime et à la césure et s’évanouit avec elles.
À nos yeux la poésie est un élément très positif des choses, aussi positif que l’électricité ou le calorique ; la poésie existe par sa propre vertu, et non pas en vertu de la prosodie et de la grammaire ; quand une œuvre littéraire remplit toutes les conditions voulues par la prosodie, il n’est pas prouvé, par cela même, qu’elle appartienne à l’ordre poétique.
La poésie existe. Il paraît peut-être singulier d’entendre affirmer comme une chose qui a besoin d’être démontrée et presque comme une chose nouvelle, une vérité si évidente ; mais cette vérité est explicitement ou implicitement niée par presque tous les écrivains qui ont disserté en France sur les matières littéraires. La poésie existe donc comme sentiment, et abstraction faite des conditions de langage qui lui sont propres.
La poésie est un état particulier de l’âme humaine, c’est là sa principale essence ; mais elle est aussi une certaine manière d’être des choses et n’existe pas dans tous les objets. Ainsi, quoique la poésie abonde dans la nature, qu’elle puisse s’y mêler à tout, cependant tous les faits de la nature ne sont pas poétiques, pas plus que toutes les figures humaines ne sont belles. Nous ne pouvons pas entreprendre dans ce court exposé de déterminer toutes les conditions nécessaires pour que la poésie existe dans les objets ; bornons-nous à développer cette partie de sa définition qui est à la fois la plus complète et la plus vraie : la poésie est un état de l’âme ; elle correspond à un ordre d’idées tout particulier, elle s’exprime dans des formes spéciales. Le sentiment poétique touche de près au sentiment religieux, de si près qu’ils se confondent parfois ; et tout sentiment religieux constitue l’âme dans l’état poétique. S’il y a une poésie indépendante du sentiment religieux, cette poésie suppose cependant les principales conditions de la religiosité. Par sentiment religieux il ne faut pas entendre ici la foi à tel ou tel dogme positif ; mais la croyance générale à un monde surnaturel, cette croyance qu’il existe dans l’univers autre chose que tout ce qui est visible ou tangible à nos sens. Derrière tout ce qui a une forme, une couleur, une substance corporelle, derrière tout ce qui peut se toucher et se voir, il y a quelque chose qui vit, dont tous les phénomènes matériels sont l’expression, qui dirige et gouverne tous ces phénomènes ; il y a, en un mot, des âmes, un esprit, cachés et révélés pourtant par tous les objets avec lesquels nous sommes en rapport ; voilà la croyance primordiale qui constitue le sentiment religieux et en même temps le sentiment poétique. Ce sentiment peut aboutir à des doctrines diverses, soit au panthéisme, soit au spiritualisme chrétien, mais il n’en est pas moins l’essence même de l’idée religieuse ; on peut en tirer ou l’unité de Dieu, ou le panthéisme, ou le polythéisme, mais il est commun à toutes les religions, à toutes les grandes philosophies. Sentir et croire qu’il y a partout un esprit vivant derrière la forme, que nulle forme n’existe indépendamment d’un principe spirituel, que chacune a sa signification morale, que la nature, quels que soient son origine et son auteur, est un vaste symbole d’un monde invisible supérieur à elle, et que pour cela on appelle surnaturel, c’est là une faculté commune à l’homme religieux et au poète.
Bien d’autres causes font que la poésie a sa source dans la religion, qu’elle en suit les destinées, que tout ce qui porte atteinte à la religion ruine aussi la poésie, mais la cause fondamentale est cette première communauté d’idées. La poésie est donc un principe positif, indépendant des formes du langage, comme la religion est une chose positive et qui ne consiste pas uniquement dans les formes du culte. Enfin la poésie est inhérente au sentiment religieux, et l’histoire de la poésie suit les phases de l’histoire de la religion.
IV
Outre l’état religieux des esprits, il y a un état général de la société plus ou moins favorable au développement de la poésie. Sans parler des conditions qui peuvent influer sur l’imagination proprement dite, c’est-à-dire le climat, l’âge et le tempérament de la race, le plus ou moins de richesse et d’industrie, la vie agricole ou citadine, la jeunesse ou la vieillesse de la langue, l’état des autres arts, la nature du gouvernement et des hiérarchies sociales, mais pour nous attacher surtout aux conditions intérieures, aux conditions morales du sentiment poétique, nous devrons chercher, en appréciant une époque au point de vue de la poésie, le caractère de cette époque sous le rapport de ce que nous avons appelé le respect. Pour donner une signification encore plus déterminée il ce mot de respect, nous l’opposerons à son contraire, c’est-à-dire à l’ironie. L’état de l’âme directement opposé à l’ironie est en réalité l’enthousiasme ; et l’enthousiasme est un des principes nécessaires de la poésie. Mais à défaut de l’enthousiasme, qui est le privilège de quelques âmes et qui ne saurait être l’état habituel d’une société, nous demanderons au moins à une nation qui veut avoir une poésie le respect, le respect de tout ce que la nature, les traditions sociales, la religion ont consacré comme respectable ; le respect des supérieurs par l’âge, par les dignités, par le caractère ; le respect des grandes idées et de leurs symboles ; le respect de tout ce qui est faible, gracieux, innocent ; le respect des enfants et des femmes ; le respect de toute chose qui porte dans sa beauté le caractère du divin. Ce sentiment du respect, loin d’être un des caractères de l’abaissement et de la servitude, a sa source première dans le sentiment de la dignité humaine, dans la fierté individuelle. Le vrai respect n’existe qu’avec la force et la liberté. Les âmes les plus héroïques, les plus fières sont celles qui connaissent le mieux le sentiment du respect. Nulle part la vieillesse n’était honorée comme à Sparte et dans les beaux siècles de Rome ; c’est la puissante individualité de l’homme du moyen âge, c’est l’âme indomptable du chevalier qui a créé le culte de la femme. Le sentiment du respect commence par le respect de soi-même, de sa dignité personnelle ; il est lié au sentiment de l’honneur. La soumission de l’esclave est un avilissement ; l’homme libre peut seul pratiquer le respect. La poésie suppose une âme capable de respect ; c’est-à-dire une âme fière et enthousiaste, ouverte à la sympathie, à l’admiration, placée, en un mot, à l’extrême opposé de l’ironie. L’ironie, le contraire du respect, est l’état des esprits subversifs et des époques où règne l’esprit de destruction, Quand les pouvoirs, la hiérarchie, les croyances, les traditions deviennent un objet de moquerie et de dédain, que les hommes sont pleins de soupçons vis-à-vis les uns des autres, que nul ne croit plus à la vertu et à la bienveillance de son semblable, dès lors ce sentiment que nous avons nommé l’ironie a remplacé, dans la littérature comme dans les caractères, l’antique respect, principe des époques de création et des âmes fortes. Et ne croyons pas que l’ironie soit un indice d’indépendance véritable dans les esprits, ou même de liberté dans l’État ; c’est là une erreur assez commune, et pareille à celle qui fait considérer le respect, l’admiration, la vénération religieuse comme l’apanage des âmes faibles. En général les cœurs portés à l’ironie sont tout le contraire des cœurs héroïques ; les esprits vraiment fiers, nobles, énergiques ne pratiquent pas la moquerie ; l’ironie est une arme de la servitude. L’histoire des ironiques les plus célèbres est là pour attester le peu de noblesse de leur caractère et leur peu d’indépendance. Depuis Rabelais jusqu’à Voltaire, tous n’ont obtenu le privilège de manquer impunément de respect aux grandes choses qu’en se faisant les humbles courtisans des personnes les moins respectables. L’ironie, comme état habituel du cœur et de l’intelligence, est mortelle à la poésie comme à la religion.
Lors donc qu’en interrogeant l’esprit d’une époque nous trouvons qu’elle a, pour premier caractère, l’absence de respect, l’ironie, nous pouvons décider d’avance et à coup sûr que cette époque est contraire à la poésie.
À aucune époque de l’histoire l’ironie n’a exercé sur les âmes une domination aussi absolue qu’au dix-huitième siècle. La littérature de ce temps, prose et vers, la vie sociale, les conversations, les correspondances sont si complètement privées du respect, elles se distinguent si bien par un esprit d’agression contre tout ce que le genre humain a vénéré, qu’il semble que l’armée des intelligences soit organisée tout entière comme pour une bataille. Jamais, du reste, il n’y a eu dans une société une pareille unité de tendance ; et le but commun c’est un assaut à donner à tous les sanctuaires réputés jusque-là les plus inviolables. Il devient presque injuste de juger la littérature du dix-huitième siècle du haut des lois de la poésie et de l’art, tant elle est étrangère à tout ce qui n’est pas la guerre au passé et l’esprit de réforme ; ses vers et sa prose ne relèvent pas de l’esthétique, mais de la stratégie. Ouvertement, ou sans le savoir, toutes ses pensées ont le même but : la révolution.
Cette unité, cette discipline dans une pareille mêlée des intelligences a certainement sa grandeur. À côté de la négation, du scepticisme, de l’ironie, il y eut, chez les écrivains du dix-huitième siècle, des haines justifiées, des passions vraies et jusqu’à des éclairs d’enthousiasme. Quelques âmes, comme celle de Jean-Jacques Rousseau, tout en participant, par des sophismes, à l’œuvre de subversion, se tiennent en dehors du courant de l’ironie. Aussi l’éloquence n’est-elle pas rare dans les œuvres de ce temps ; ce n’est plus l’éloquence de Bossuet sortie des profondeurs de la raison et des plus hautes régions de l’âme humaine, c’est une véhémence qui a sa source dans le tempérament plutôt que dans le cœur, dans l’imagination sensible plutôt que dans l’entendement, mais enfin c’est une véhémence entraînante, qui saisit certains côtés de l’âme, et qui engendre un des effets que l’on demande à l’éloquence, l’émotion.
Le dix-huitième siècle a donc eu son éloquence, car il a eu des passions ; mais le dix-huitième siècle, hostile au sentiment religieux et dépourvu de respect, n’a pas eu de poésie. Tout le monde a fait des vers au dix-huitième siècle, depuis les abbés galants et les graves magistrats jusqu’aux rois philosophes, et j’y cherche un poète. À part quelques lueurs perdues de Malfilâtre et de Gilbert, et l’aurore d’André Chénier qui commence une époque nouvelle, la critique ne peut rien accepter comme vraie poésie dans les innombrables rimes des contemporains de Voltaire.
V
Une étroite connexité joint la substance de la poésie et le style poétique. La poésie peut exister en puissance indépendamment du style, mais pour se réaliser dans une œuvre d’art elle a besoin d’une certaine forme, elle vit dans une étroite dépendance du style ; dès qu’elle sort de l’âme pour se manifester, le style en devient une face si importante, que l’on peut expliquer, par cette importance de la forme, l’erreur de ceux qui n’admettent entre la poésie et la prose d’autre distinction que celle du style.
On peut néanmoins étudier, et on a toujours étudié les œuvres de l’esprit en séparant la critique du style de celle de la pensée. Mais apprécier le style, c’est encore une manière de connaître le fond de l’âme de l’écrivain.
Le style est une condition commune à tous les arts, peinture, statuaire, architecture, musique ; mais c’est dans les arts du langage qu’il émane le plus directement du caractère de l’artiste.
Qu’est-ce que le style ? C’est là sans doute une définition bien difficile, même après les nombreux traités de rhétorique, de prosodie et de grammaire qui ont énuméré et décrit les divers genres de style et les qualités qui leur sont propres. Le style est autre chose que la langue ; la langue appartient à tous, le style est personnel ; la fameuse définition de Buffon, « le style c’est l’homme même »
, nous présente le style comme le côté de l’œuvre qui exprime l’individualité de l’écrivain. Le fond des idées est souvent emprunté au patrimoine commun ; il se modifie, il peut perdre avec le temps de sa valeur, il peut au contraire acquérir une valeur nouvelle en arrivant à une époque qui le comprend mieux ou en prenant une forme plus belle sous d’autres mains. Le style est comme une empreinte, une effigie personnelle qui peut être frappée sur toute espèce de métal. Le style n’est pourtant pas indépendant de la pensée comme l’effigie est indépendante du métal ; la comparaison n’est pas exacte en ce sens que
l’empreinte de la médaille est frappée sur l’extérieur du bronze et que le style se dresse des profondeurs de la pensée pour repousser le métal et modeler l’effigie par un soulèvement intérieur et non par une ciselure. Mais ce qu’il est essentiel de retenir de la définition de Buffon, c’est cette vérité : que le style est la marque de l’individu, et qu’il porte par conséquent tous les caractères de la personnalité de l’écrivain.
Ce n’est pas là pourtant la seule définition du style ; on emploie souvent ce mot dans une acception très légitime et qui cependant contredit en quelque manière la sentence de Buffon, « le style c’est l’homme même »
. Ainsi, lorsqu’on dit en parlant d’une œuvre d’art, statue, tableau, page d’éloquence ou de poésie, cette œuvre a du style ou manque de style, on ne veut pas toujours désigner par là ce cachet personnel dont un écrivain marque la forme de sa pensée, quels que soient la nature et la valeur du fond ; on entend, au contraire, par style, dans les arts, certaines conditions universelles de dessin tout à fait distinctes de la manière personnelle de chaque artiste, et rentrant dans les données générales d’une beauté convenue, ou plutôt d’un idéal supérieur qui doit planer sur l’imagination du poète et le rappeler de sa libre fantaisie à l’observation des grandes lois. Ainsi, la peinture de Rembrandt est empreinte d’une personnalité extrêmement forte ; elle est certainement plus individuelle que la peinture de Raphaël ; on ne dira jamais, cependant, que Raphaël a moins de style que Rembrandt ; Raphaël est au contraire entre tous les peintres le plus grand, le plus admirable par le style.
Le mot de style est donc employé à propos de la poésie et des arts dans deux acceptions qui semblent opposées ; l’une qui implique des qualités tout à fait individuelles, l’autre qui se rapporte à l’observation de certaines lois générales, exclusives du sens personnel, de la fantaisie et même d’une complète liberté. Du reste, ces deux éléments du style peuvent tour à tour prédominer et rompre l’équilibre ; les qualités qui sont recommandées aux artistes et aux écrivains sous le nom de style, et qui ont trait particulièrement à la régularité, à un air de noblesse, dégénèrent vite, dans les écoles, en formes conventionnelles et banales ; et quelquefois l’originalité, le style individuel des hommes de génie poussé à l’excès va jusqu’à la bizarrerie et la monstruosité. Dans lequel de ses deux sens devons-nous prendre le mot de style, pour juger la façon d’écrire d’un auteur ou d’une époque ? Nous prendrons ce mot dans sa double acception, dont les deux termes sont moins contradictoires qu’ils ne paraissent. L’artiste qui obéit sans réserve à sa fantaisie et celui qui se règle servilement sur des conventions d’école n’ont pas plus de style l’un que l’autre dans le sens général, et n’ont pas davantage un style personnel. Pour arriver à marquer son individualité dans le style, il faut une certaine conséquence avec soi-même que ne possèdent pas les esprits déréglés et incapables de se subordonner à ces prescriptions qui dérivent d’une notion absolue du beau, et qui constituent la loi générale de l’art. L’artiste qui n’aurait aucune notion du beau absolu, du style considéré en lui-même, qui n’aurait pas le sentiment de la logique générale des formes, serait incapable de cette fixité d’idées, de cette énergie intérieure, de cette logique particulière qui engendre le style dans le sens où l’entend Buffon. D’un autre côté, un poète assez dépourvu d’initiative personnelle pour ne faire que reproduire les formes de style consacrées comme les plus nobles prouverait par là qu’il n’a vu dans ces formes que le côté mort et immobile, qu’il est dépourvu de la notion du beau, qui suppose la notion du mouvement et de la vie.
VI
Nous demanderons à la littérature du dix-huitième siècle comment elle a rempli ces deux conditions du style si diverses, mais toujours combinées en certaines proportions chez le véritable artiste et le véritable écrivain. Lequel a dominé au dix-huitième siècle de ces deux éléments du style ? de celui qui dérive de la notion du beau absolu, de la raison universelle, ou de celui qui a son principe dans l’énergie de l’individu, dans la force de la logique personnelle, dans le caractère, en un mot ?
Le dix-huitième siècle, époque de liberté de penser, où chacun se joue des traditions et des formes consacrées, où chaque opinion semble ne relever que de la seule conscience de celui qui la professe, est-il remarquable par la variété des styles, par leur caractère énergique et personnel, par leur originalité et leur hardiesse ?
Le dix-huitième siècle qui se vante de ne procéder que de la raison, qui substitue aux superstitions, aux préjugés, aux coutumes, aux croyances locales, des principes abstraits et des idées générales, qui tend à effacer toute distinction de race au profit d’un certain idéal de l’humanité, a-t-il possédé ces qualités du style qui dérivent d’une raison élevée, de cette notion absolue du beau, supérieure aux accidents du goût et aux variations de la mode ?
Voilà un double mérite qu’il semblerait tout naturel d’attribuer à l’avance à une époque qui se vante à la fois de sa liberté d’esprit et de son respect pour la seule raison. Or, si nous considérons la littérature du dix-huitième siècle dans son ensemble, de 1715 à 1815, réservant les exceptions, moins nombreuses dans ce siècle que dans tout autre, tenant le compte que nous devons tenir d’écrivains tels que Voltaire, J.-J. Rousseau, Montesquieu, Buffon, nous pouvons affirmer que de tous les siècles littéraires de la France, y compris le nôtre, le dix-huitième siècle est celui où le style a été le plus rare.
Voyez au dix-septième, voyez au seizième siècle : que de physionomies différentes et profondément caractérisées dans le style. Montaigne, Rabelais, Amyot, Marot, Ronsard, Montluc, tous les auteurs de Mémoires ont si bien marqué leur individualité dans leur manière d’écrire, qu’il est impossible de ne pas les reconnaître à la première phrase. Dans ce temps de discipline, d’autorité, d’unité qui porte le nom de Louis XIV, où le respect des modèles, où des principes fixes règnent dans les esprits, combien nous trouvons de richesse et de personnalité dans le style ! Les grandes lois de l’art n’ont jamais été mieux observées que par les écrivains du dix-septième siècle, et cependant chacun y a son style à soi parfaitement distinct et original, Descartes, Pascal, Balzac, Molière, Racine, La Fontaine, La Rochefoucauld, Bossuet, Fénelon, Boileau, La Bruyère, Bourdaloue, madame de Sévigné, les Mémoires, les Correspondances : autant de génies, autant de styles différents ; et toutes ces manières d’écrire, si diverses, possèdent toutes ce qui constitue le style dans son acception la plus générale et la plus élevée, c’est-à-dire la fermeté, la simplicité et l’élégance du dessin, des contours arrêtés et solides, de la noblesse, toutes ces qualités enfin qu’on retrouve dans les écrits comme dans la peinture et la statuaire des époques dont le style est proposé pour modèle.
Au dix-huitième siècle, nous ne rencontrons que quatre écrivains qui puissent prétendre à la gloire du style ; peuvent-ils soutenir la comparaison, sous ce rapport, avec les auteurs du siècle de Louis XIV ? nous ne le croyons pas. Il reste évident, du moins, que Montesquieu, Buffon, J.-J. Rousseau et Voltaire sont très dissemblables par le style, qu’ils ont chacun leur manière personnelle. Les autres écrivains du temps, surtout à mesure qu’on s’éloigne du siècle précédent et que la souveraineté de Voltaire s’est mieux établie, ont tous une même façon d’écrire dans laquelle se remarque la même absence de véritable style. Cette uniformité est encore plus complète dans les vers que dans la prose, c’est-à-dire là où le style serait le plus nécessaire. Tous les vers du dix-huitième siècle se ressemblent, par cela même que le dix-huitième siècle n’a pas eu de poètes. Tout homme cultivé distingue à première vue un passage de Corneille, de Racine, de Molière ou de Boileau ; mais tous ceux qui ont fait des vers au dix-huitième siècle les ont faits les uns comme les autres, les ont faits comme Voltaire, et Voltaire lui-même les a faits comme tout le monde.
Tous les éloges qu’on a pu faire du style commun à tout le dix-huitième siècle se résume en celui-ci : la clarté. Mais d’abord était-ce une qualité bien nouvelle dans notre langue ? Les plus hardis de nos grands classiques, Corneille et Bossuet, sont-ils donc si obscurs ? La langue du dix-huitième siècle est très claire, il est vrai ; mais à la condition d’être complètement dépourvue de couleur, elle a la clarté de l’eau. Elle a gardé un certain mouvement, mais elle n’a plus ni l’éclat de l’image, ni la solidité du contour.
Ce défaut de richesse, de variété, d’énergie dans le style, témoigne de l’état moral aussi bien que le fond des idées recouvert par cette transparence banale du langage. Avant de connaître, par l’histoire, les mœurs et les opinions du temps de Louis XV, à eux seuls l’état de la langue et les allures du style nous indiqueraient l’amollissement des cœurs, l’abaissement des caractères et l’effacement des individualités.
Le style du dix-huitième siècle est naturel ; mais autre chose est le naturel de la conversation et de la vie commune, et le naturel de l’œuvre écrite, de tout ce qui aspire à durer comme œuvre d’art. L’art ne doit pas se sentir dans le style, mais il est nécessaire ; une facilité trop dégagée et trop complète exclut cette fermeté, cette solidité de contours nécessaire pour faire subsister une œuvre.
Le scepticisme et la mollesse sont coulants et faciles ; les mots leur viennent aisément et sont aisément compris ; mais ces vices ne sauraient donner au langage la vigueur, le caractère qu’ils détruisent dans les âmes. Un siècle de scepticisme et de corruption est nécessairement aussi pauvre en matière de style qu’en matière de poésie.
Le dix-huitième siècle en est-il moins une grande époque intellectuelle ? Nous rendons hommage à ce qui fait sa véritable valeur ; mais nous ne sommes pas obligés de lui attribuer l’universalité à laquelle il a pu prétendre, à l’imitation de l’homme dont il a fait son Dieu. La gloire de l’art, celle de la poésie et du style, ne sont pas les seules gloires de l’intelligence ; quand le dix-huitième siècle, qui n’a été ni artiste, ni poète, ne serait pas non plus un philosophe comme il a cru l’être, il lui resterait encore d’autres prétentions légitimes.
Sans juger son action politique et religieuse, sans lui faire un mérite ou un crime de son esprit de réforme et de propagande, en ne l’appréciant qu’au point de vue purement intellectuel, reconnaissons en lui l’auteur d’une des grandes créations modernes.
VII
Le dernier siècle, et c’est là sa seule originalité, a créé la langue, le style et l’esprit scientifiques. Non pas qu’il ait découvert la méthode scientifique ou créé des sciences tout à fait nouvelles, comme on l’en glorifie quelquefois ; il a formé, du moins, non seulement le vocabulaire de telle ou telle science en particulier, par exemple, de la chimie, mais une langue courante, un style merveilleusement propre aux expositions scientifiques et à la vulgarisation de toutes les idées.
Pour donner à la langue et au style cette aptitude aux sciences physiques, à la géométrie, à la consignation et à l’explication exacte de tous les faits matériels, à l’enseignement des théories abstraites et générales, il fallait la dépouiller, autant que possible, de tout autre élément que les éléments logiques et la clarté ; il fallait lui ôter tout coloris qui aurait pu modifier sa transparence de cristal, toute sonorité trop vive, tout ce qui vient de l’imagination et tout ce qui s’adresse à elle. À cette langue, qui devait être un instrument si admirable pour les opérations logiques et l’intelligence pure, il ne fallait que des qualités abstraites, des qualités générales, communes à tous les esprits. Le raisonnement seul est universel ; l’imagination, le caractère sont individuels. Le dix-huitième siècle, en faisant disparaître de la langue toutes les traces de l’imagination, du caractère, favorisait beaucoup l’étude et le progrès des sciences exactes ; mais à cette langue, ainsi privée de coloris, d’accent et de relief, il rendait impossible toute œuvre d’imagination. C’est ce qui est arrivé, en effet ; depuis Voltaire jusqu’aux grands poètes contemporains qui ont renouvelé la langue, il n’y a pas eu dans le style la moindre puissance d’imagination et de poésie.
Ce n’est pas seulement en leur créant une langue claire, précise, exacte, que le dix-huitième siècle a favorisé le progrès des sciences, il a répandu le goût de l’observation de la nature, le goût des recherches positives et pratiques ; il a créé, enfin, ce que nous appellerons l’esprit scientifique moderne. Par là il a préparé le grand mouvement industriel sur lequel notre époque fonde de si belles espérances et qui nous inspire tant d’orgueil.
Nous n’avons pas à juger ici l’esprit scientifique moderne, mais à cause de l’influence qu’il a eue et qu’il aura sur les lettres et les arts, nous avons dû constater son apparition comme le grand fait intellectuel du dix-huitième siècle. Sans essayer de le définir, distinguons-le soigneusement du véritable esprit philosophique. La philosophie comprend toutes les tendances de l’âme, toutes les opérations de l’intelligence, tous les besoins ; elle établit entre eux une hiérarchie légitime ; la philosophie est le soutien naturel de la poésie et des arts, elle connaît leur rôle dans l’âme et dans l’histoire ; elle se glorifie de faire partie des lettres. La poésie et les arts grandissent toutes les fois qu’ils se rapprochent d’elle.
L’esprit scientifique moderne, puisque nous n’avons à l’apprécier ici que dans son rapport avec les lettres, a commencé au dix-huitième siècle par appauvrir, par énerver, par dénaturer la langue et le style, par en faire un instrument complètement muet entre les mains d’un poète, d’un homme d’imagination. Il n’a pas cessé depuis sa naissance de faire la guerre aux lettres, et déjà il a diminué considérablement, dans notre pays, l’esprit littéraire qui faisait notre gloire, et qui constitue la grandeur réelle de l’être intelligent et moral.
De quelque façon qu’on le juge, cet esprit scientifique, devenu l’esprit industriel, n’en est pas moins le fait capital de notre époque, et son premier avènement date du dix-huitième siècle. C’est vers ce but intellectuel que se dirigeait tout le travail de l’époque, comme il se dirigeait, dans l’ordre des faits, vers la Révolution.
Si donc on apprécie la littérature de ce temps, dans ce qu’elle était en réalité, c’est-à-dire une grande machine de guerre dressée contre l’ancien monde, on doit reconnaître qu’elle a possédé toutes les qualités qui devaient la rendre irrésistible ; elle eut, dans cette guerre, une discipline, une unité d’action sans pareille dans l’histoire. Mais si on applique aux productions de son génie les lois éternelles avec lesquelles on doit juger la poésie et les arts, depuis Homère, Sophocle et Phidias jusqu’à Corneille, Racine, Le Sueur et Poussin, on sera obligé de confesser que le dix-huitième siècle est dépourvu d’art et de poésie.
Mais la poésie devait jeter encore un vif éclat sur la langue française, et au moment même où le style et la forme poétique semblaient le plus complètement ruinés parmi nous, un charmant génie, né sous le ciel de la Grèce, allait renouveler le trésor de notre imagination en puisant dans cette source éternelle du beau que nous garde l’antiquité hellénique ; André Chénier retrouvait la forme du vers, au moment où Chateaubriand allait ressusciter parmi nous, avec le sentiment religieux, le principe même de la pensée poétique.
VII. De l’éducation par les langues anciennes.
— Le débat des sciences et des lettres —
I
La question de l’enseignement est encore aujourd’hui le terrain d’une ardente controverse. Les mesures législatives qui sont intervenues sur cette matière n’ont pas étouffé la querelle. Dans le nouveau régime fait à l’instruction publique, les hommes dont l’esprit, resté libre durant les débats, ne se préoccupe que du bien des études et de l’éducation en elle-même, peuvent-ils du moins se réjouir de quelque réforme aux imperfections des systèmes d’enseignement communs à tous les partis ? Pas plus, ce nous semble, que, dans la polémique qui a produit la loi nouvelle, ils n’ont pu s’éclairer sur les conditions véritables d’une bonne institution de la jeunesse.
On réclame de toutes parts, et souvent avec justice, contre l’ancien système d’études classiques et d’éducation commune ; et pas une des questions vitales que soulève l’instruction de la jeunesse n’a été sérieusement traitée dans la polémique sur la liberté de l’enseignement.
Si opposés qu’ils soient dans leurs prétentions et quant au fond même de leurs doctrines, les adversaires qui se disputent le droit de former l’intelligence des jeunes générations restent d’accord et sur les méthodes d’enseignement et même en définitive sur le système entier de la pédagogie. Tous les anciens vices de l’éducation scolaire ont été respectés. Bien des esprits cherchent vainement quelle peut être la différence si radicale entre le mode d’instruction et le régime d’un petit séminaire et ceux d’un lycée ; ils ont vu exister partout au même degré tout ce que présente la déplorable façon de traiter l’intelligence, le cœur et le corps des enfants, depuis la fondation des collèges.
Tous ces vices, qui concourent, pour leur part, à la décomposition de la société française, semblent être admis en force de chose jugée. La plupart s’accordent si bien avec le courant révolutionnaire qui nous emporte, que rien ne peut s’élever contre eux dans la société actuelle, si ce n’est la conscience des hommes qui ont réfléchi sur l’éducation, avec un esprit indépendant et sainement conservateur.
Entre les mille problèmes sur lesquels auraient voulu s’édifier ceux qui se préoccupent de la jeunesse avec désintéressement et simplement avec le cœur du citoyen, aucun n’a été abordé de ceux-là même qui se rattachent étroitement aux principes dont l’un ou l’autre des deux corps rivaux semblait le gardien le plus naturel.
Les adversaires de l’enseignement laïque ont-ils paru s’apercevoir que, malgré l’esprit religieux qui les anime, le même levain révolutionnaire fermente sur les bancs qu’ils surveillent, excité par les mêmes auteurs, les mêmes pages, les mêmes commentaires traditionnels, répétés dans toutes les chaires de la vieille rhétorique ? Avec des doctrines littéraires exactement semblables dans les deux enseignements, l’esprit d’ironie s’empare de l’enfance, faite pour l’admiration et le respect. C’est à la recherche complaisante du laid et du ridicule, à l’esprit de moquerie que sont dressées les jeunes âmes par l’éducation classique. Depuis les fables de La Fontaine jusqu’aux satires plus innocentes de Boileau, c’est la critique et le persiflage qu’on nous enseigne partout dans notre initiation à la littérature nationale. Il semble que le développement du goût ne se puisse obtenir que par la compression de l’enthousiasme. Satisfaits de nous transmettre quelques banales admirations, nos maîtres d’humanités paraissent craindre de réveiller en nous le vrai sentiment du beau et l’amour passionné des grandes choses. Nous mettre en défiance contre tout ce qui porte le sceau d’une imagination hardie, d’une inspiration profonde, contre tout ce qui est franc, naturel, primesautier ; remplacer en nous les vraies jouissances littéraires par la satisfaction mesquine et pédantesque de découvrir des taches dans la perfection même ; nous initier d’avance à l’art suprême d’étouffer la pensée d’une œuvre en faisant ressortir un mot mal sonnant, tel est le résultat de l’enseignement des lettres, comme il est pratiqué chez nous, quelle que soit sa bannière, philosophique ou religieuse. Sans oublier que le bon sens et la liberté du jugement sont les qualités les plus essentielles à cultiver dans l’intelligence du jeune homme ; peut-être, est-ce le plus grand devoir du maître de combattre avant tout la tendance trop naturelle de l’esprit français à la légèreté et à l’ironie, d’écarter pour cela du disciple les modèles trop fréquents du persiflage et de la satire, les maximes de l’égoïsme transformé en sagesse, pour nourrir le jeune homme de la substance plus généreuse que recèle la vraie poésie.
Aux dépositaires de la tradition religieuse, aux gardiens de ce haut spiritualisme, source vive de tous les arts, il eut appartenu de prendre l’initiative de quelques réformes, d’indiquer quelques voies nouvelles dans l’éducation esthétique de la jeunesse. Flagellé depuis si longtemps par l’ironie, au détriment des saintes vérités qu’il conserve sur la terre, ce corps auguste aurait pu peut-être, dans la lutte où il s’engageait, mieux comprendre que l’éducation actuelle dresse les âmes à l’ironie, et, le premier, remplacer dans ses écoles, une rhétorique surannée par un enseignement littéraire plus vivifiant pour l’imagination et pour le cœur. Si la voie nouvelle est difficile à tracer, fallait-il voir du moins que, malgré le soin donné à l’instruction religieuse, la méthode littéraire que l’on conserve est en désaccord avec l’esprit religieux, et que le système d’éducation et d’études, également enraciné dans les deux camps, a pour conséquence naturelle de créer chaque jour de nouveaux fils à Voltaire.
Les intérêts d’un autre ordre que représente l’enseignement laïque ont-ils été du moins plus sainement appréciés ? Ceux qui se préoccupent surtout des droits de la raison individuelle ont-ils élevé quelques réclamations contre tout ce qu’il y a dans notre système d’éducation commune, de propre à détruire l’énergie, la spontanéité, la vitalité de la personne humaine.
De nos jours, en même temps que les prétentions personnelles se déchaînent, nous voyons s’amoindrir tout ce qui tendrait à les justifier ; les caractères s’effacent, les fassions mêmes se dégradent, en perdant ce qu’elles avaient le franc et de naturel. Tandis que la puissance collective de l’humanité s’exalte au sein des découvertes de la science moderne, il semble que les générations s’énervent et que le sang s’appauvrisse dans la plupart des races. Avec la vitalité physique, l’énergie morale décroît : l’homme perdra sa grandeur intellectuelle avec les derniers restes du sang héroïque.
Au sein des classes moyennes qui forment aujourd’hui l’élément important et conservateur de la société, le séjour les villes, les habitudes sédentaires et peut-être un manque de ressort originel rendent cet appauvrissement du sang plus prompt et plus facile que dans les anciennes races militaires et dans les populations agricoles. C’est surtout aux enfants de la bourgeoisie que s’applique l’éducation des collèges ; à travers cette classe, la société tout entière, qu’elle gouverne aujourd’hui, est appelée à subir le contrecoup des bienfaits ou des vices du régime des pensionnats. Or, l’hygiène qu’on impose au caractère et à la santé des enfants dans toutes ces institutions est identique, au fond, comme celle à laquelle on soumet leur intelligence. Partout c’est la même vie claustrale ; et la plupart du temps, au milieu de l’air empesté des villes ; c’est la privation presque absolue des exercices du corps les plus salutaires, un appel constant fait à l’action du cerveau et des forces nerveuses, aux dépens de cet équilibre vital qu’il importe de maintenir chez l’adolescent. Quel homme fait, et dans toute sa vigueur, supporterait, non seulement sans ennui, mais sans une révolte de son organisme, le nombre d’heures d’immobilité qu’on impose chaque jour à cet âge, à qui le mouvement et l’expansion sont aussi nécessaires que la nourriture et l’air respirable : c’est pendant une durée moyenne de neuf à onze heures par jour que l’on retient, enchaînés sur leur banc, ces forçats de la vieille pédagogie, ces pauvres jeunes êtres humains dont tous les membres frémissent du besoin de se mouvoir, et pour qui sont faits surtout le grand air et le soleil. De ce manque d’exercice corporel, de cette surexcitation, nous ne disons pas de l’intelligence, mais du mécanisme intellectuel, quel effet peut résulter, si ce n’est l’affaiblissement de l’énergie vitale, et par suite celui du caractère, et une atteinte grave portée à la puissance morale de la personne.
Ce ne fut pas là le régime nourricier de ces fortes générations antérieures à la vulgarisation des études classiques qui ont amassé et qui nous ont légué ce capital de sang généreux qu’épuiseront si vite l’éducation et les habitudes modernes. Ce n’est pas ainsi qu’était comprise l’institution de la jeunesse dans cette race la plus saine, la plus belle, la plus intelligente, la mieux équilibrée de toutes les races, celle des auteurs de tous les merveilleux chefs-d’œuvre que la vie de collège nous force de haïr plutôt qu’elle ne nous enseigne à les admirer ; cette race des Grecs où la culture de la santé et de la beauté corporelle était inséparable de celle de l’esprit, où le génie fut toujours ce qu’il doit être, une vigueur saine, un juste équilibre de toutes les puissances de l’homme, et non pas une fièvre qui ronge et qui flétrit ; où les penseurs valaient sur le champ de bataille et dans la palestre les athlètes et les héros ; où Eschyle se montrait des mieux faisant à la bataille de Marathon, où Socrate, dans une retraite, portait Alcibiade blessé pendant plusieurs stades et avec toutes ses armes, où le noble Aristoclès devait son immortel surnom de Platon à la largeur de ses épaules et à sa vigueur dans les jeux du gymnase. L’enseignement classique qui renouvelle chaque jour tant d’idées des Romains et des Grecs, ne s’abstient de leur prendre qu’une chose : leur vraie sagesse.
Comment les rationalistes formés à l’école de la Renaissance et dans une réaction contre le mysticisme et l’ascétisme du moyen âge n’ont-ils pas reconnu et signalé cette vérité : que le collège, quel que soit son nom, séminaire ou lycée, est de forme et d’origine monacale ? Ce sont des ordres religieux imbus, comme tout le monde au seizième siècle, des préjugés classiques de la Renaissance, mais façonnés avant tout par les règles monastiques qui ont imaginé ainsi d’appliquer les lois, les mœurs et le régime du couvent, à ce qui doit le plus souffrir de la vie claustrale, à l’enfance. C’est ainsi que le cloître institué pour aider les âmes lasses du monde à faire l’apprentissage de la mort, est devenu le moule absurde et cruel où l’on enferme ceux qui auraient besoin de faire, dans toute la joie de leur âge, un vaillant apprentissage de la vie. Comprimer la vie, et même l’épuiser lentement, plier la volonté jusqu’à en rompre le ressort, établir la prédominance de l’esprit sur les organes physiques, jusqu’à leur atrophie, telle est la loi de l’ascétisme monacal.
Des journées entières données à l’étude, ou du moins à l’immobilité, en l’absence de toute éducation gymnastique, c’est, pour des enfants agglomérés dans quelque vieux cloître, dans l’obscurité et l’air lourd d’une ville, c’est un régime qui produit, à la longue, sur les individus et sur les races, ces effets destructeurs de la vitalité qui peuvent être la fin de l’ascétisme religieux, mais qui ne sont certes pas le but de l’éducation civile. L’enseignement officiel a-t-il même entrevu ce côté de la question ? Loin de là : s’il a de son côté la force des études ou plutôt le perfectionnement de ce mode de surexcitation mécanique de la mémoire qui remplace dans l’éducation d’aujourd’hui un salubre développement intellectuel, c’est peut-être dans les écoles rivales que l’on rencontre les meilleures conditions d’hygiène morale et physique, que les exercices du corps, que les jeux favorables à l’enfance sont le plus encouragés et que l’intelligence, moins surchargée de travail matériel, conserve le mieux ses qualités natives et sa spontanéité.
II
Toutes ces questions si graves qui auraient dû remplir une polémique sur l’enseignement, nous ne faisons que les indiquer ici pour déplorer qu’elles n’aient pas tenu la place des aigres et souvent déloyales récriminations qui ont été échangées. Nous venons défendre les belles-lettres, nourricières de toute jeunesse libérale, contre les attaques que leur livrent à la fois et l’orgueil des sciences exactes, et le matérialisme mercantile, et les grossiers instincts de la démagogie.
Ce n’est pas ici une stérile question de prééminence entre les sciences et les lettres. Il s’agit de savoir lesquelles sont les plus propres à devenir la substance qui doit vivifier la personne intellectuelle et morale dans la nature de l’enfant et du jeune homme.
Fières des conquêtes que leur doit l’industrie, et s’aidant de l’esprit d’un siècle à la fois mercantile et révolutionnaire, les sciences exactes empiètent chaque jour sur les lettres, dans le domaine de l’éducation. Toutes les critiques adressées dans le monde et dans la presse au mode actuel d’enseignement partent au fond d’une partialité plus ou moins avouée pour les sciences et pour l’ordre matériel qu’elles sont appelées à servir. Nous venons de prouver que nous ne sommes pas aveugles pour les défauts de notre système d’éducation. Mais, en cela qu’il prend pour base de l’enseignement les belles-lettres, l’étude des langues, et en particulier celle des langues anciennes, il est dans le vrai ; et nous croyons toute la grandeur intellectuelle, toute la beauté morale d’une société intéressée à la conservation de ce système.
Peut-être, au premier abord, trouverez-vous un peu surannée une apologie des lettres, même à ce point de vue particulier et dans ce but pratique. Mais si les principes que nous émettons ne sont pas nouveaux, les utopies contraires ne sont pas non plus des nouveautés bien originales, c’est un vieux legs du dix-huitième siècle. Quand on ressuscite autour de nous de vieilles erreurs, essayons de rajeunir les antiques vérités.
Les glorieux effets du progrès des sciences naturelles et des sciences exactes éclatent de toutes parts dans la société moderne. Si l’homme semble avoir conquis la puissance de multiplier les heures et d’engendrer, pour ainsi dire, le temps, à force de rapidité ; si l’abolition des distances établit un contact journalier, présage d’une intimité fraternelle entre des peuples jusque-là étrangers et hostiles ; si la pensée se transmet au loin avec autant de vitesse que la lumière ; si les métaux et les agents de la nature, asservis et façonnés en esclaves dociles et presque intelligents, nous affranchissent déjà d’une part de nos labeurs ; si l’on peut entrevoir dans l’avenir une époque où la durée moyenne du travail matériel étant abrégée par le travail des machines, les hommes auront plus de temps il donner à la culture essentielle entre toutes, à celle de l’âme, ces magnifiques résultats de la civilisation moderne, c’est aux sciences que nous les devons. Qu’elles en soient fières et que la philosophie leur soit reconnaissante. Mais, à en juger par le langage, par toutes les habitudes intellectuelles de leurs adeptes, enfin par les prétentions mêmes qu’elles ont émises la tribune nationale dans cette question de l’enseignement, n’est-on pas fondé à reprocher aux sciences, vis-à-vis des lettres, un peu d’intolérance et d’orgueil ? Les influences qui prédominent dans la société depuis un siècle, sont venues singulièrement aider les sciences à dominer l’éducation et tout le monde intellectuel, comme elles régnaient déjà dans le monde des intérêts.
L’accession à la vie politique, des classes que la force des choses retient sous une préoccupation plus constante des besoins matériels ; l’initiative que les révolutions ont donnée à ces classes, l’accroissement du bien-être qu’elles ont trouvé pour un temps dans les progrès de l’industrie, toutes ces causes ont concouru à grandir l’importance des sciences dans l’opinion du siècle. Si les lettres et les arts correspondaient mieux aux goûts patriciens, les sciences, telles qu’elles se sont produites dans le monde depuis un siècle, c’est-à-dire les sciences appliquées, ont servi d’une manière plus frappante les intérêts populaires.
Les sciences se sont donc élevées sur le flot croissant de la démocratie ; elles ont gagné dans l’estime publique et dans l’enseignement tout le terrain qu’y gagnait la révolution ; elles ont affecté pour les lettres le même dédain, la même ignorante ingratitude que la foule prodiguait aux puissances détrônées.
Elles ont oublié d’abord une chose, c’est que, dans l’histoire de l’esprit humain, l’étude du monde matériel est postérieure aux connaissances morales, c’est-à-dire que les sciences sont postérieures aux lettres, qu’elles ont été conçues dans le sein des lettres, qu’elles ont été longtemps portées et nourries par elles ; qu’à l’époque, appelée un moment la nuit du moyen âge, leurs germes ont été couvés dans les flancs de la philosophie, de la théologie elle-même ; qu’il n’y a eu des naturalistes que par ce qu’il y a eu d’abord des poètes et des mystiques, et qu’enfin les vraies découvertes, les inventions vitales, la révélation des grands principes que la science actuelle ne fait qu’appliquer, datent, pour la plupart, de cette époque où les savants étaient des mystiques et des poètes.
Certes, nous ne voulons contester ni la noblesse de l’histoire naturelle et de la géométrie, ni leur portée dans la science générale qui prend le nom de philosophie et qui a Dieu lui-même pour fin. Toute philosophie a besoin de la physique ; mais à la condition de la tenir subordonnée comme les ressorts visibles de la création sont subordonnés à l’âme qui les dirige. Il serait insensé de discuter la grandeur des sciences en elles-mêmes ; il ne peut être ici question que de leur valeur relative comme aliment de l’intelligence, et en particulier comme moyen d’éducation.
Chacune de nos connaissances doit être jugée moins sur ce qu’elle nous enseigne de la nature des choses extérieures, toujours si obscures pour nos regards bornés, que sur l’accroissement apporté par elle dans notre aptitude générale à mieux sentir, à mieux juger, à mieux agir, en un mot sur la manière dont elle contribue en nous à l’édification de la personne intellectuelle et morale.
On ne contestera pas que la poésie, que l’histoire, que la morale, que la théologie ne parlent plus au cœur de l’homme que la géométrie et la physique. Notre conscience, notre imagination, notre volonté trouveront-elles à mieux s’éclairer, à se rendre plus pures par l’observation des faits matériels et des lois mécaniques de l’univers, que par l’étude de tout ce qui nous révèle le plus directement la nature et les besoins de l’âme ? La supériorité morale des études littéraires n’est donc pas à discuter. Il serait tout aussi superflu de démontrer leur action sur l’imagination, sur le sens du beau, cette noble faculté, la source la plus vive de tous les enthousiasmes, de toutes les nobles passions. Quelle vérité formulée par le raisonnement a le don d’entraîner les hommes comme une vérité révélée sous la forme du beau ? En comparant les sciences qui démontrent avec les arts qui nous présentent le beau, on peut dire que la beauté est la plus vraie de toutes les vérités. La beauté, comme s’exprime le divin Platon, a seule reçu en partage d’être à la fois la chose la plus manifeste comme la plus aimable.
Nous ne ferons pas ici un titre exclusif aux arts, à la poésie, d’éveiller dans l’âme le sentiment du beau et d’agrandir l’imagination ; nous n’avons pas l’injustice de méconnaître que les sciences, que l’astronomie, par exemple, et la géologie, que la géométrie elle-même sollicitent aussi les hautes pensées et l’enthousiasme ; à la condition, il est vrai, d’être autrement comprises, autrement enseignées, qu’elles ne le sont par ceux qui prétendent isoler l’explication de la nature de l’étude de nous-même et de la connaissance de Dieu.
Insister trop sur la part qui doit être faite à l’imagination et au cœur dans la vie de l’intelligence, c’est se rendre suspect à ceux qui pensent que la raison se fortifie de tout ce qu’on retranche à l’imagination. Prenons la question dans les mêmes termes que les ennemis de l’éducation littéraire : Le but est avant tout de créer des hommes de sens ; nous le pensons comme eux. Les nobles facultés qui font les poètes, les artistes, les hommes d’enthousiasme se feront jour toutes seules ; elles sont si vivaces que l’enseignement lui-même, si mal conçu qu’il soit, ne saurait les étouffer. C’est le droit sens, le sens commun, le sens pratique que l’éducation doit cultiver, et dont nous devons avant tout maintenir l’intégrité dans nous-même, quel que soit le genre de nos études.
Eh bien ! c’est surtout en prenant ce but principal, unique, posé comme tel par les lettrés ainsi que par les savants, le but de créer des hommes de sens, que nous verrons éclater la supériorité des études littéraires.
Un savant illustre, le plus populaire de nos savants, plaidant la cause des sciences à la tribune de l’ancienne Chambre, contre le plus grand de nos orateurs et de nos poètes, demande, à propos des objections faites contre la prépondérance des mathématiques dans l’éducation, comment, en habituant l’esprit à raisonner, on arriverait à fausser le jugement. On peut lui répondre que cela se fait précisément en habituant l’esprit à raisonner, comme on raisonne dans les sciences exactes.
Lorsqu’on préconise les mathématiques, comme le modèle par excellence d’une méthode, pour apprendre à raisonner, sait-on bien à quelles conditions la logique de la géométrie est si rigoureuse, pourquoi ses démonstrations sont si évidentes ? Ces sciences, qui se sont décorées du nom d’exactes, ne doivent cette exactitude qu’à l’absence de réalité des objets sur lesquels elles opèrent. Ces objets ne sont que de pures abstractions, des points de vue de notre esprit, des entités idéales, mais qui n’ont pas d’existence dans la nature. Toutes leurs propriétés sont rigoureusement déterminées à l’avance par la convention qui les nomme et les définit. Certainement la géométrie est exacte ; mais elle n’est pas réelle. Avez-vous rencontré quelque part le triangle abstrait et la ligne droite des géomètres ? Où résident les nombres séparés des êtres réels dont les propriétés sont si multiples et si complexes que la moindre est, sans contredit, celle de pouvoir être dénombrée ? Qu’est-ce qui fait enfin l’exactitude des mathématiques ? C’est l’étroite simplicité des faits dont elles raisonnent ; leurs formules ne sont si précises et si rigoureuses que parce que leur point de vue est borné.
Vous avez sous les yeux dix personnes, dix animaux même ou dix plantes, et vous êtes théologien ou poète. Tandis que votre esprit est entraîné à travers les mille jugements divers que ce spectacle suggère au philosophe ou à l’artiste, moi, algébriste, je raisonne des propriétés du nombre dix. Dans une opération aussi simple, aussi pauvre, à côté du monde de pensées qui s’élève en vous, aurai-je grand sujet de me vanter si mes conclusions sont plus nettes, sont plus exactes que les vôtres ?
Après cela, si l’évidence des résultats auxquels j’arrive dans la sphère rétrécie des chiffres et des lignes m’inspire dans ma méthode et dans ma raison une telle confiance que j’imagine pouvoir les appliquer souverainement au monde immense des réalités vivantes, si je veux disserter des êtres qui sentent, qui pensent et qui veulent comme je raisonnais des unités abstraites, croyez-vous que j’en sois quitte pour des erreurs ? Dans tous les jugements portés sur les caractères, les mœurs, les intérêts même, d’après la logique des mathématiques, un enfant démêlerait les plus monstrueuses absurdités.
La sagesse pratique, l’art de juger sainement dans les choses usuelles, cette qualité d’homme de sens que l’éducation doit développer avant tout, suppose un esprit autrement souple, autrement habitué à tenir compte de mille nuances, de mille complications, de mille contradictions, que l’intelligence rigide des géomètres. Dans le domaine de la physique et de l’histoire naturelle, combien paraîtront peu nombreux et peu complexes les rapports sous lesquels on considère les objets, si l’on songe à la variété, à la complication que présentent les faits de la psychologie, de l’histoire, de la poésie, tout ce qui est le théâtre d’action de l’âme humaine, tout ce qui reflète le jeu des passions et de la liberté morale. Un homme formé dans l’étude des belles-lettres, nourri de poésie, de philosophie, d’histoire, constamment tenu en présence des images vivantes et non point du chiffre des choses, n’aura-t-il pas habité un monde plus réel, plus humain, plus pratique, ne sera-t-il pas plus près d’être un homme de sens, c’est-à-dire de connaître les affaires et les hommes, que celui qui n’aurait étudié que les stériles évolutions des lignes et des nombres ? Le préjugé qui attribue aux hommes de science un sens plus droit qu’aux gens de lettres, ne serait pas difficile à ruiner complètement, si les tendances matérialistes de l’opinion ne lui venaient en aide. On prône les sciences, parce que chacun les croit à sa portée, tandis que tout le monde sent que l’imagination nous est donnée ou refusée, et qu’elle vient d’en haut.
Si donc il fallait répudier les lettres comme premières nourrices de l’intelligence, j’aimerais mieux, même au seul point de vue du bon sens à acquérir, du jugement à former, réduire l’éducation à l’étude de l’un des beaux-arts. Sans parler de toutes les autres facultés, la raison se formerait mieux en dessinant avec correction un arbre, une tête, une main, qu’en reproduisant sur le tableau tous les théorèmes de la géométrie. Une bouche ou un œil, copiés avec vérité d’après la nature, supposent, chez le peintre, plus de sagacité, de justesse d’observation, de liberté d’esprit, de jugement droit, de bon sens en un mot, qu’un professeur d’optique n’est obligé d’en dépenser dans tout le cours de ses études.
Interrogeons d’ailleurs notre expérience de tous les jours, et ce que nous possédons chacun de connaissance du monde, sur cette supériorité de jugement que s’attribuent les hommes nourris de sciences exactes. La géométrie et l’algèbre ont-ils défendu bien efficacement leurs adeptes des plus folles erreurs de notre siècle ?
Le saint-simonisme et le fouriérismei ont recruté un peu partout ; mais qui leur a fourni leur état-major ? est-ce la poésie ou la science ? N’ont-ils pas enrôlé surtout dans une école célèbre, qui se considère elle-même comme le sanctuaire des études exactes, et d’où il est sorti jusqu’à présent beaucoup d’agitateurs et d’utopistes, si elle a produit peu de grands savants.
Qui, de nos jours, n’a payé son tribut à l’utopie ? qui n’a voyagé un peu de son cabinet, on même de son comptoir, dans le pays des chimères politiques ? Un artiste, un poète reviennent de ce pays-là, ne fût-ce que par amour du changement. Un savant y demeure ; il est sûr de la méthode qui l’y a conduit ; il est habitué à faire la preuve de toutes ses opérations. Faut-il donc redouter plus la versatilité littéraire que l’entêtement scientifique ? Qui jugera entre la morgue et la vanité ? À tout prendre, la vanité me divertit quelquefois ; la morgue souvent me blesse, et toujours m’ennuie.
Dieu nous garde de toute irrévérence vis-à-vis des savants ; mais il est trop vrai qu’en toute occasion, les sciences en agissent un peu vis-à-vis des lettres avec l’orgueil des parvenus. La poésie et les études littéraires, le grec, le latin, la métaphysique auront encore à essuyer plus d’une fois les dédains des géomètres, en même temps que les brutalités révolutionnaires. On les relègue dans les abîmes du passé comme la religion, la noblesse, l’autorité. Les bonnes lettres ont partagé, avec tout ce qu’il y a de grand, et d’éternel, l’insigne honneur d’être déclarées mortes par la démagogie. Ne leur serait-il pas permis, à elles aussi, comme il serait de tactique meilleure, de se défendre en devenant agressives à leur tour ?
Dans ces débats sur l’enseignement, les lettres portent avec elles l’intérêt moral de la société ; sur tout autre terrain, elles peuvent céder la préséance avec courtoisie, mais il est de leur devoir de ne pas se dessaisir des jeunes intelligences, dont l’expérience de tous les siècles et la nature même leur ont confié l’éducation.
III
Le but de l’instruction dans le premier âge, c’est, avant tout, de former l’âme ; quand la personne intellectuelle et morale existera, vous songerez à l’homme spécial. Ce n’est point par une fantaisie du langage que l’on a nommé libérale l’éducation littéraire classique. L’étude des bonnes lettres est seule capable de créer un esprit libre, c’est-à-dire un esprit qui possède la conscience et la domination de lui-même. C’est le plus souvent au point de vue de l’éducation professionnelle et spéciale que l’on propose de substituer, dans les maisons d’études, les sciences aux langues anciennes, à la philosophie, à l’histoire. Or il est certain qu’avec l’enseignement professionnel commencé trop tôt et aux dépens de l’instruction générale, au lieu de créer un homme, vous ne faites que forger un outil.
Les études littéraires s’adressent à l’âme tout entière ; il n’est pas un recoin de l’imagination, de la raison et du cœur où elles ne portent le flambeau. En nous faisant vivre de compagnie avec les hommes de tous les siècles, la poésie et l’histoire érigent en nous le type de l’homme idéal. Vers cet idéal, elles dirigent, en l’éclairant, notre volonté ; elles la vivifient par le puissant mobile de l’enthousiasme.
Si donc l’homme est autre chose qu’une machine intelligente dont l’éducation doit monter le ressort pour une fonction déterminée, si l’homme est avant tout un être moral, la question entre l’éducation professionnelle et l’éducation littéraire est jugée. Elle est jugée aussi entre les lettres et les sciences, du moment où l’enfant est à vos yeux quelque chose de plus qu’un appareil logique à faire mouvoir, du moment où vous tenez compte de sa volonté et de son cœur.
Il y a trop de nécessités morales qui plaident la cause des belles-lettres, pour qu’on refuse entièrement les études littéraires à l’institution de la jeunesse. On admet les principes, mais on se réserve d’en ruiner l’application en sapant la base de l’enseignement classique, c’est-à-dire l’étude des langues, et, en particulier, celle des langues anciennes. À force de banales railleries adressées au grec et au latin, le préjugé commun contre les langues anciennes, parti du fond du matérialisme industriel et des instincts grossiers de la démagogie, a fini par s’imposer même à des gens raisonnables. L’enseignement d’une langue est trop évidemment le début nécessaire de toute instruction. Mais pourquoi pas, s’écrie-t-on triomphalement, une langue vivante au lieu d’une langue morte ?
Une langue ? c’est toute une philosophie. C’est d’abord toute une logique, et non point une logique étroite, spéciale, comme telle des sciences exactes, fausse par conséquent en dehors du monde auquel elle s’applique ; c’est une logique vivante qui découle de faits réels et palpables, qui ressort de la nature elle-même. Une langue porte en elle son enseignement métaphysique ; enfin elle renferme par-dessus tout, avec le génie, avec le caractère de la race qui la parle, une tradition, une substance, une nourriture morale. Le premier mode de culture intellectuelle, le travail fécondant par excellence, c’est l’étude d’une langue. L’initiation suprême, celle de laquelle toutes les autres dépendent, c’est l’acquisition de la langue maternelle. Des conditions particulières de pureté, de noblesse, d’élégance, de profondeur, avec lesquelles la langue maternelle a été enseignée, disons mieux, révélée à un enfant, dépend le niveau de son intelligence et même de son sens moral. L’homme destiné au ministère de la parole reçoit son style dès le berceau avec le langage de sa mère. Si inculte que soit ce langage au point de vue de la rhétorique, il porte l’empreinte d’une raison et d’un cœur, et il grave cette empreinte dans un autre cœur et dans une autre raison.
Les qualités de la langue d’un peuple et les qualités de l’intelligence nationale sont identiques. Félicitons-nous, d’avoir eu pour nourrice notre langue française, si surtout elle nous a été donnée avec les saines et vigoureuses traditions de ses jours de grandeur, et préservée de ce levain de bassesse qui tend aujourd’hui à la corrompre, en même temps que nos mœurs et notre génie national.
Il est des langues qui ne peuvent plus se corrompre, et qui, placées au-dessus des atteintes du changement des mœurs et des révolutions sociales, se conservent pour nous avec toute la pureté et tout l’éclat de la jeunesse dans les impérissables chefs-d’œuvre qu’elles ont produits. On appelle ces langues des langues mortes, mais leur véritable nom, comme l’a dit le grand poète qui plaidait leur cause à la tribune, est celui de langues immortelles. Elles vivent, en effet, depuis des siècles, de la plus noble des vies ; elles n’ont pas cessé un instant de parler à toutes les intelligences cultivées, à tous les grands esprits. Si l’on dispute de l’âge entre ces langues et nos idiomes usuels, ce sont elles qui ont, en réalité, la supériorité de la jeunesse. Elles ont gagné à l’extinction des races chez qui elles se développèrent ce que l’âme gagne à sa délivrance du corps, elles vivent dans une région sereine, elles sont entrées en possession de l’éternité.
L’ignorance la plus complète des véritables conditions du développement intellectuel de l’enfance est au fond de toutes ces attaques contre le latin et le grec. Déguisée sous ce faux-semblant de bon sens et de sagesse pratique qui s’impose si vite à l’opinion, parce qu’on y croit entendre la voix même des intérêts matériels, cette erreur semble ne plus rencontrer de contradiction ; et nous voyons des hommes, lettrés pourtant, se demander pourquoi l’on ne remplace pas le latin et le grec par des langues vivantes.
Un parallèle entre les deux grands idiomes de l’antiquité et les principaux dialectes modernes est une œuvre trop vaste pour être traitée ici sous forme incidente, elle demanderait d’ailleurs des connaissances plus profondes que les nôtres. Cependant la supériorité des langues anciennes, au point de vue de l’éducation première, éclate d’une façon si évidente que nous n’aurons pas de peine à la faire ressortir, surtout devant un auditoire français. Les mêmes causes qui tendraient à faire de la langue française la langue universelle et classique de l’Europe, et à remplacer dans l’enseignement le grec et le latin, si ces deux langues périssaient, ces causes et d’autres encore militent en faveur des langues de l’antiquité.
Le français est clair, logique, raisonnable entre toutes les langues ; mais il est l’idiome analytique d’une époque de maturité de l’esprit humain ; il n’a pas cette sonorité, cet éclat, et en même temps cette énergique concision des dialectes qui servirent à la poétique adolescence des peuples. L’ordre d’idées, d’images, de sentiments qu’il est le plus apte à rendre et qui remplissent nos chefs-d’œuvre littéraires, est moins jeune, moins simple, moins universel que l’ordre où se renferme la poésie antique. Les formes sont plus abstraites, les expressions moins pittoresques, et par là moins propres à se graver dans la mémoire ; en même temps la complexité des sentiments rend le fond plus difficile à saisir par de jeunes et fraîches imaginations. Tout ce qui provient du génie des anciens, langue, art, poésie, est plus spontané, plus naturel, et par là plus universellement humain que les œuvres modernes. La poésie allemande, la poésie espagnole, ont avant tout une valeur nationale. Le mérite supérieur de notre littérature est dans la généralité des sentiments qu’elle exprime. Ce mérite, la poésie antique nous le présente à un degré encore plus éminent. C’est un aliment approprié à toutes les jeunes intelligences, comme le lait à tous les nouveau-nés.
En même temps, ces œuvres du génie grec restent, par cela même qu’elles sont plus naturelles, ce qui a été fait de plus sain, de plus pur, de plus raisonnable, en un mot de plus beau, dans toute l’histoire de l’art. À mesure que l’homme avance dans la vie et les peuples dans l’histoire, tout se complique et devient tourmenté, les sentiments, les physionomies, et l’art qui les reproduit. L’art antique, pour modèle des types qu’il nous a transmis, trouvait des formes corporelles et des caractères nettement définis, composés de traits purs, symétriques, et non pas de ces figures qui abondent dans nos cités modernes, et dont la face est un amas confus de ratures, selon la pittoresque expression d’un penseur américain.
Si l’âme et la littérature moderne sont plus profondes, plus sublimes, elles sont aussi plus tourmentées, moins harmonieuses. L’antiquité, plus simple, plus calme et plus sereine, est aussi plus belle. La Grèce représente excellemment cette courte époque de l’histoire où les deux grandes conditions du beau se rencontrent : c’est-à-dire où la civilisation a déjà produit un art libre, une pensée indépendante qui commence à se posséder, à se raisonner elle-même, et où la nature est encore assez jeune, assez primitive, assez puissante pour dominer l’art et l’inspirer avec une simplicité souveraine. La littérature antique est belle de cette merveilleuse et fugitive beauté du jeune homme qui porte déjà sur sa face l’expression de la passion et de la pensée, et qui garde encore pourtant cette fleur de grâce simple et sereine qui est le propre d’une saine et robuste adolescence. « Cette littérature s’exprime simplement comme le font sans le savoir les personnes d’un grand sens, avant que l’habitude de réfléchir soit devenue l’habitude prédominante de l’esprit. Notre admiration de l’antique n’est donc pas l’admiration du vieux, mais du naturel4. »
C’est parce que l’intelligence de l’enfant doit, comme son corps, être nourri de tout ce qu’il y a de plus sain et de plus naturel, que nous préférons pour les premières études les langues et les littératures anciennes aux langues et aux littératures contemporaines.
L’enseignement d’une langue morte existe chez tous les peuples aussi avant que l’histoire nous permette de remonter. Jusque dans l’antique civilisation de l’Inde, nous trouvons une classe cultivée à l’aide d’une langue sacrée, antérieure au dialecte usuel et dépositaire des traditions. Mais ce n’est point seulement par la nécessité de ne pas rompre la chaîne des traditions humaines, que nous devons maintenir l’étude des langues antiques, c’est avant tout à cause de la beauté, de la perfection de leur littérature.
Si l’instruction première est autre chose qu’un apprentissage professionnel, si son but est supérieur à celui de surexciter des vocations littéraires, ou autres ; si elle doit tendre avant tout, comme nous le pensons, à créer des hommes de bon sens, c’est au nom du sens le plus droit, de la raison la plus saine, que nous plaidons la cause des lettres antiques.
Nous nous sommes élevé, à propos de l’éducation littéraire, contre l’esprit d’ironie ; mais, si nous demandons qu’en dressant les jeunes intelligences on leur apprenne surtout l’admiration du beau ; l’amour du beau lui-même, de ce juste équilibre en qui réside la perfection, nous fait détester l’aveuglement dans l’enthousiasme. Il faut mettre, avant tout, dans l’âme de l’enfant de l’harmonie, de sages proportions entre toutes les facultés, et c’est là le don par excellence du génie ancien. L’ironie y tient peu de place à côté de la naïveté et de l’enthousiasme, mais l’enthousiasme, dans la poésie grecque, est avant tout celui de la raison. Si vigoureuse que soit son inspiration, cette inspiration se maîtrise dans son énergie elle-même, comme tout ce qui est véritablement fort. Le fruit que les jeunes intelligences recueilleront des lettres antiques est donc celui qu’on doit chercher à travers tout exercice de l’esprit et du cœur, à travers toute éducation, à savoir le sens de l’ordre et la domination de soi-même.
Soyons donc armés dorénavant contre toutes ces attaques dirigées sur les études classiques et à travers elles sur toute culture littéraire. Sous ces prétentions de remplacer les langues anciennes par un enseignement professionnel ou par celui des sciences, combiné même avec l’étude des langues vivantes, ce n’est point le zèle des sciences qui se cache, ni même une meilleure entente des intérêts industriels. Ce n’est rien de plus qu’un des mille déguisements de l’esprit révolutionnaire, qu’un des épisodes de la guerre éternelle de tout ce qui est bas et médiocre contre tout ce qui est noble et élevé ; c’est une concession faite à cet égalitarisme aveugle qui a posé en fait d’enseignement cet article de la charte socialiste : une éducation, la même pour tous, et obligatoire pour tous. Or, comme il ne peut y avoir de commun à tous, en fait de savoir, que ce qui est possible au plus médiocre de tous, abolissons toute haute culture de l’esprit, établissons le niveau là seulement où il peut exister, c’est-à-dire dans la stupidité et dans l’ignorance.
D’un bord opposé l’on récrimine souvent, et avec justice, contre les demi-lettrés. Trouvez le moyen de diminuer le nombre de ceux qui ont mal étudié le latin et le grec ; n’imposez pas la nécessité de ces études mal faites à des professions qui n’en ont pas besoin. Mais si vous pouvez accroître la famille des esprits, sérieusement, sainement nourris des bonnes lettres, c’est-à-dire des lettres antiques, vous aurez élevé le niveau intellectuel de la nation tout entière, vous aurez fait ce qui peut le plus contribuer à son influence, à sa véritable grandeur. En dépit des splendeurs de l’industrie, il faudra dans l’avenir, comme il le fallait dans le passé, pour être une grande nation, viser plus haut qu’à former une société de castors ou de fourmis. On déclare la grandeur militaire désormais impossible ; plus les gloires de l’héroïsme s’effaceront et plus doivent resplendir celles des arts de la pensée. Un peuple découronné de toute auréole littéraire passera sans nom parmi les peuples.
Mais ce n’est pas seulement à une question de grandeur que se lie le maintien des études littéraires dans une nombreuse portion de la jeunesse, c’est aussi à une question de conservation sociale. On cherche dans la religion, dans les intérêts, une barrière contre la démagogie envahissante et contre la barbarie qui marche sur ses pas. Contre toutes ces folles utopies dont le moindre vice, si elles pouvaient se réaliser, serait d’enfanter un monde tout de grossièreté et de laideur, il existe aussi un préservatif en dehors même de la morale, dans le simple amour du beau. Soyez certains que nous n’exagérons rien en vous disant : tant qu’il y aura chez un peuple une notable quantité d’hommes nourris de belles-lettres, tant que les grandes voix de l’antiquité, tant qu’Homère, Sophocle, Platon, Virgile, charmeront encore de nombreux esprits, tant que le jugement et le goût, qui est une des faces du sens moral, se formeront à l’école de ces Grecs et de ces Latins que l’on déclare surannés, tant que l’on pourra juger encore la poésie, l’art, la philosophie moderne à la lueur d’Athènes et de Rome, la société française subsistera, et vous ne verrez pas s’établir sur nos ruines la ruche communiste ou l’étable phalanstérienne.
Vous objecterez en vain l’action critique exercée par la littérature païenne sur le monde que nous avait légué le moyen âge ; vous citerez les parodies classiques de l’époque révolutionnaire ; vous accuserez dans Platon lui-même un ancêtre du socialisme. Relisez sérieusement les anciens avant de maintenir ces accusations, étudiez sérieusement l’histoire, et vous verrez dans quel camp sont en réalité Platon le théocrate et l’aristocrate Brutus. Il est vrai que la littérature antique, en se réveillant, a combattu l’œuvre du moyen âge : prétendrez-vous qu’il n’y avait rien à réformer ? Après les écarts du mysticisme et de la politique féodale, le génie grec a reparu au milieu de nous comme la raison se redressant au sein d’une imagination déréglée ; il est venu, comme elle, nous enseigner la mesure, l’équilibre, la proportion en toutes choses. Mieux nous le connaissons, mieux nous voyons combien il fut étranger, dans la politique et dans les arts, aux aberrations dont les plagiats modernes ont voulu le rendre complice ; car nous le trouvons toujours souverainement dominé par le bon sens, le goût, le sentiment de l’ordre et de l’harmonie.
Comme ce génie a été le recours de l’esprit humain et de la civilisation moderne contre les dérèglements du passé, il peut être encore notre défense contre les folies monstrueuses qui menacent l’avenir.
Nous donc qui rêvons pour notre pays une autre dignité que celle d’une ruche ou d’une fourmilière, nous qui voulons une société libre, morale, intelligente, grande par la pensée et par le cœur au moins autant que par la richesse, nous qui savons qu’une société n’est rien de tout cela sans un développement littéraire, résistons à cette avant-garde des barbares qui veulent détruire avec les études classiques les fondements de toute grandeur littéraire.
Ayons le courage de ne pas rougir des Grecs et des Latins. Sans doute, notre admiration n’est refusée à aucune grande poésie moderne. Nous relirons avec enthousiasme Dante, Shakespearej, Goethek, Byron, Chateaubriand, Lamartine. Nous tâcherons surtout, par un culte assidu, d’obtenir notre initiation à ce merveilleux langage que parlèrent Corneille, Molière et Racine, Bossuet, Pascal et Fénelon. Et lorsqu’au milieu des nobles jouissances que nous devons à leur génie il nous arrivera de nous sentir fiers, pour notre pays, de cette immense gloire littéraire du dix-septième siècle, allons dans quelqu’un des sanctuaires où se conservent les œuvres du ciseau grec, et saluons avec reconnaissance les bustes d’Homère et de Platon, de Cicéron et de Virgile.
VIII. De l’ironie et des genres comiques
I
Le doute et la raillerie sont aussi anciens sur la terre que les premières paroles du serpent. C’est en Grèce néanmoins que se place à sa date certaine l’éclatante apparition de l’Ironie. La Grèce a vu commencer les divers antagonismes qui ont engendré la vie et le mouvement de l’histoire dans notre Occident. L’œuvre de la Grèce n’est pas, comme on l’a dit, d’avoir créé les faux dieux, c’est de les avoir détruits pour mettre à leur place la personnalité humaine. La Grèce accomplit l’œuvre suprême du scepticisme, le sublime de l’impiété ; elle abolit le sentiment de l’infini sur lequel avait vécu l’Orient. Le scepticisme et la raillerie sont nés d’un sentiment excessif de l’individualité humaine, opposé à celui de l’universel et du divin.
Le principe d’ironie auquel se rattachent la comédie, la satire et tant d’autres œuvres littéraires est une combinaison de la raillerie et du scepticisme. Le génie railleur fut si puissant chez les Grecs, que la philosophie elle-même, cette philosophie si dogmatique avec Platon, fut fondée en Grèce par l’ironie. C’est par l’ironie que Socrate ruina les sophistes ; c’est par elle qu’il ouvrait et qu’il excitait les jeunes intelligences. Une discussion mélangée de doute et de fine moquerie, tel est le point de départ de la philosophie grecque.
L’arme que Socrate employait triomphalement contre la superstition et contre les sophistes ne lui appartenait pas en propre ; elle était si bien d’origine grecque, et aux mains de tous, qu’elle fut tournée contre lui et qu’elle l’égorgea. En même temps que l’illustre martyr fondait la critique, Aristophane fondait la comédie ; il élevait le premier grand monument littéraire de l’ironie. Dans la comédie des Nuées, il semait la ciguë que le peuple d’Athènes devait faire boire au maître de Platon. Merveilleux exemple de la vraie destination de l’ironie et de toutes les œuvres qui s’y rattachent ! Dans cette sphère, les hommes et les choses sont destinés à s’entre-tuer. La critique de Socrate a tué le vieux paganisme d’Aristophane ; la comédie d’Aristophane a tué Socrate. Le plus sage, le plus affirmatif, le plus divin des railleurs, voilà la première et la plus noble victime de la raillerie.
En passant de l’Attique à Rome, l’esprit satirique devait se fortifier de toute la rudesse du caractère romain ; chez les Grecs, à travers la crudité d’Aristophane, un mélange de grâce et de fantaisie en atténuait la violence. Il y a dans Aristophane une poésie indépendante de son ironie. La satire d’Horace, formée à l’école des Grecs, sera mitigée par l’élégance attique et par la prudence d’un poète de cour. Ce n’est point sur le théâtre que s’épanchera dans sa liberté et sa vigueur la sève de raillerie propre aux Latins. Dans l’énergique concision de Perse, dans la violence sans frein de Juvénal apparaît, dépouillée de tout ornement, de toute poétique fantaisie qui pourrait la dissimuler ou l’atténuer, la satire romaine nue et tranchante comme le fer d’un glaive. Dans la comédie, la raillerie et la critique se mélangent forcément d’un intérêt étranger. Dans la satire, telle que Rome nous l’a léguée, l’esprit ironique a trouvé sa plus simple et sa plus directe expression ; il se manifeste sous la forme positive, concluante, pratique, pour ainsi dire, qu’affecte le génie romain. La satire condamne et enseigne directement, sans le secours de ces allégories dont use la fable, sans personnification comme dans la comédie, de la façon la plus immédiate, la plus absolue. La satire, en un mot, quoique écrite envers, appartient au fond à la prose ; elle est née du génie éminemment prosaïque et positif du peuple romain.
Au moyen âge, l’élément satirique circule dans la littérature avec une abondance et un caractère nouveau provenant des différences essentielles que le christianisme et le génie gaulois ont introduites dans la poésie. L’esprit railleur et narquois sont un vieil apanage de notre nation ; c’est dans la population conquise et asservie, gauloise par la race et par l’humeur, que se développa la littérature des fabliaux et des sirventes. Au moyen âge, comme dans l’antiquité, la satire et tous les genres qui s’y rattachent furent particulièrement cultivés par des hommes d’origine servile, par des esclaves et des affranchis. Ésope, créateur de la première forme de la satire, de l’apologue, où la critique encore tremblante s’enveloppe prudemment de l’allégorie, Ésope était esclave ; la satire est la triste consolation des opprimés.
Mais au sein de la société du moyen âge, l’élément ironique se manifesta dans la littérature sous des conditions tout à fait nouvelles. Dans la littérature classique le genre noble, héroïque, sérieux, était tout à fait distinct et ne comportait aucun mélange de trivialité ou de raillerie. Aristophane et Sophocle, Horace et Virgile, Juvénal et Lucain n’empiètent jamais sur le domaine l’un de l’autre, une œuvre est tout héroïque ou tout ironique ; les exceptions sont imperceptibles. Ajoutons que la satire est chez eux plus franchement ironique qu’au moyen âge ; l’ironie classique est directe, sans mélange de fiction et de poésie. Au moyen âge, le christianisme, tout en donnant une force plus grande à l’antagonisme du corps et de l’esprit, des instincts inférieurs et des sentiments élevés, de la prose et de la poésie, contraignit, par la prédominance qu’il accordait à l’âme, toutes les choses de l’ordre contraire à se mélanger d’idéal. D’ailleurs le symbolisme était une des lois de l’art à cette époque ; en s’imposant à la satire comme à tout le reste, il la força de se revêtir d’ornements pris à une région meilleure. Dans les poèmes du moyen âge, la critique est presque toujours déguisée ; comme il arrive à Satan lui-même qui s’y montre rarement sous sa véritable forme, et qui, sous ses habits empruntés, laisse à peine passer son pied fourchu. Entre les mains des auteurs de fabliaux satiriques issus du peuple, comme entre celles d’Ésope esclave, la critique dirigée contre les puissants dut s’envelopper de précautions. Aussi, quoique l’élément ironique apparaisse au moyen âge dans presque toutes les œuvres d’art et jusque dans l’architecture, la satire, comme genre à part, la satire de Perse et de Juvénal, n’existe pas encore. L’ironie est toujours incarnée dans un symbole poétique, pour moins offenser les regards.
D’autre part, au moyen âge, comme le sentiment religieux, la foi, l’amour, la poésie en un mot, ne peut jamais être complètement absente de l’esprit d’un poète, l’élément ironique marche côte à côte avec l’élément poétique. Chaque homme a son bon ange s’il a son démon. Dans les poèmes chevaleresques, expression des classes nobles et de l’esprit féodal, l’ironie ne prend pas la forme railleuse ; c’est une guerre franche et ouverte contre le mal. On ne voit pas dans ces poèmes comme dans les fabliaux populaires des moines cafards et cyniques, mais des démons et des nécromants. C’est par des types ouvertement monstrueux et haïssables que s’y manifeste le principe d’ironie. L’antagonisme entre la chair et l’esprit, entre la prose et la poésie, est ici franc et déclaré. En face des chevaliers armés de toutes pièces, les monstres, guivres, goules, dragons, tarasques, apparaissent dans toute leur laideur et dans toute leur puissance, comme Satan devant saint Michel.
Enfin le principe d’ironie dans les conditions que lui fait la société du moyen âge créera le grotesque, bien différent du comique de l’antiquité ; et l’art moderne mélangera dans la même œuvre le grotesque au sublime, innovation foncièrement opposée à l’esprit de l’art grec.
À mesure que périt le moyen âge, que l’art symbolique est abandonné pour un art plus simple imité de l’antiquité, l’ironie se dépouille de ses poétiques vêtements, elle se montre sans accessoires et sans voiles. À côté de l’ancien fabliau et de l’apologue, qui subsisteront toujours pour avoir leur immortel épanouissement dans La Fontaine, la satire positive et directe commence à poindre. Au moment de la renaissance, Rabelais, suspendu entre le moyen âge et les temps modernes, exprime encore l’ironie à travers une sorte de symbolisme ; mais en la dépouillant déjà des ornements qui la dissimulent. Pulci, Arioste, Cervantes, nés de races moins railleuses que la race gauloise, emploieront encore la forme mélangée de sérieux et de moquerie propre à l’ironie des époques religieuses. En France, la satire deviendra bien vite ce qu’elle était à Rome, une accusation directe, une invective continue que l’esprit assaisonne de son sel, si l’imagination ne la revêt plus de ses couleurs. Aussi, l’ironie, chez nous, se servira-t-elle plus souvent et plus heureusement de la prose que des vers. La Satyre Ménippée est au seizième siècle une œuvre bien plus puissante, bien plus nationale que la poésie de Régnier ; au dix-septième, les Provinciales laissent bien loin dans l’ombre les innocentes satires de Boileau ; et enfin, quand l’ironie atteindra sa plus colossale expression dans Voltaire, elle ne sera, même dans les vers, que de la prose pure, sans aucun mélange de poésie.
Arrivée à Voltaire, l’histoire de l’ironie s’arrête ; nous avons atteint le sommet ; jamais le sarcasme de Voltaire ne sera dépassé : dans cette âme l’ironie apparaît toute pure, dans sa quintessence, pour ainsi dire. Il n’est pas avant lui de railleur et de sceptique qui par un côté de son cœur ne touche à l’amour et au respect ; pas d’esprit si gonflé de haine que sa haine elle-même ne s’appuyât sur une sorte de foi ; pas de négation si audacieuse que sa violence ne vînt expirer au pied de quelque sanctuaire réservé. Chez Voltaire l’ironie, au lieu de se tempérer quand elle approche des choses éternellement saintes, semble contracter de leur voisinage un nouveau degré de véhémence ; plus un nom sera respectable et sacré, plus amer sera le rire dont Voltaire l’accompagne. Sa pensée encyclopédique parcourra l’univers pour voir s’il existe quelque chose de divin qui n’ait pas encore été bafoué. Hors lui-même, rien dans la création ne trouvera grâce devant son rire.
II
La peinture des difformités et du mal n’est admissible dans l’art qu’en proportion de son efficacité à produire les amours contraires aux vices sur lesquels s’exerce la satire. Mais, une fois sur la pente de l’ironie, il est difficile de s’arrêter ; la plupart des génies ironiques, presque tous ceux qui se complaisent dans la peinture des travers et des ridicules, tombent vite dans ces deux excès : justifier les vices, nier et ridiculiser la vertu.
Divers genres littéraires se rattachent au principe d’ironie, sans lui appartenir exclusivement. La noblesse, l’élévation, l’utilité, en un mot la beauté de ces genres, varie selon qu’ils empruntent plus ou moins à l’ironie, et sont plus ou moins mélangés de la foi, de l’admiration, de l’amour, des sentiments poétiques. L’art peut critiquer, il peut nier, mais à la condition de nous faire entrevoir derrière la chose niée, une chose affirmée ; derrière l’objet critiqué, un objet admiré et aimé.
Le plus fécond et le plus goûté des genres ironiques, le plus ancien, celui auquel se rattachent les autres, comme à la souche mère, c’est la comédie. L’esprit français y excelle particulièrement. Quel que soit le rang qu’on assigne à notre poésie sérieuse, la supériorité de notre comédie est incontestable. Molière n’a pas de rivaux. Nos vaudevillistes modernes n’en ont pas dans leur genre. Ce n’est pas avec une grande fierté que nous le constatons, mais c’est là un fait irrécusable. Le théâtre comique, dans le reste de l’Europe, vit d’emprunts faits au nôtre. C’est par cette supériorité dans l’ironie que la filiation du génie français avec le génie grec est attestée de la façon la plus évidente. Aristophane ne pouvait écrire qu’à Athènes, Molière qu’à Paris.
La comédie est la peinture des travers de toute espèce qui enlaidissent la nature humaine, depuis les grands vices jusqu’aux petits ridicules. Une première infériorité de la comédie, c’est d’avoir moins de raison d’être à mesure que l’homme se perfectionne ; si bien que dans un monde d’élite, dans un monde d’hommes tels que nous devons tous aspirer à le devenir, la comédie n’aurait plus ni valeur, ni signification. Ce danger, sans doute, est peu à craindre, et nous nous empressons de restituer à la comédie tous ses droits à l’éternité.
La comédie a pour base ce triste fait de la permanence et de la généralité de nos misères morales ; mais a-t-elle au moins logiquement, a-t-elle eu historiquement le don de les peindre de manière à aider l’homme à s’en guérir ? Renferme-t-elle par essence, a-t-elle contenu, en fait, derrière la moquerie qui la constitue, une affirmation, un enseignement, contraires aux vices et aux ridicules qu’elle critique ? Est-il dans la nature de la comédie de mettre le mal en scène de façon à faire aimer le bien ; de nous montrer nos défauts en nous aidant à les corriger ? Je sais que c’est là son antique prétention. Sur les tréteaux les plus vulgaires et sur les théâtres les plus illustres, sous le bonnet du fou et de l’histrion, et sous le masque d’Aristophane, la comédie s’est toujours flattée de corriger les mœurs en riant. En faveur de l’amusement qu’elle nous procure, nous n’avons pas bien scrupuleusement examiné la justesse de l’éloge qu’elle se décerne ; elle caresse des penchants de notre esprit pour lesquels nous sommes indulgents, des penchants qui n’ont rien de rare et d’élevé, qui sont échus aux natures les plus communes et qui sont évidemment en majorité parmi les hommes. Comme il est plus facile de rire que de s’attendrir, comme une difformité s’aperçoit vite avec les yeux, et que les facultés les plus délicates de l’âme perçoivent seules la beauté morale, comme pour un esprit capable d’enthousiasme il y en a mille capables de moquerie, les vertus de la comédie sont admises comme chose jugée. Il est convenu qu’elle nous corrige en riant.
Examinons cette idée du haut de la morale et de l’histoire. Les belles époques de la comédie ont-elles été suivies d’améliorations dans les mœurs ? Après Aristophane, nous avons la décadence d’Athènes ; après Plaute et Térence, l’anéantissement des vieilles mœurs romaines ; après Molière, la régence et le dix-huitième siècle. Qu’on n’aille pas au-delà de notre pensée ; nous ne rendrons point ces grands hommes responsables de la corruption qui les a suivis ; nous constatons seulement ce fait, que tout leur génie comique a été impuissant à combattre le mal. L’histoire nous prouve que l’ironie a eu beaucoup de puissance pour détruire ; nous cherchons encore quels sont les vices qu’elle a détruits.
Mais quittons le terrain de l’histoire, un peu vague peut-être sur ce point, et demandons-nous à nous-mêmes quelle influence exerce l’ironie sur notre âme. Est-il bien sûr que la peinture des difformités d’autrui que la raillerie déverse sur les vices nous ait parfois révélé plus clairement les vertus contraires, nous ait poussés vers elles avec plus d’amour ? Suffit-il de nous montrer la laideur du mal pour nous faire sentir la beauté du bien ? Quand il nous est arrivé à la suite d’une lecture, après la contemplation d’une œuvre d’art, de concevoir l’idée d’un état moral supérieur, de nous prendre de passion et d’enthousiasme pour un devoir difficile, pour une belle vertu, était-ce en lisant une œuvre comique, en assistant à cette anatomie du vice et du ridicule que font devant nous les railleurs ? N’était-ce pas, au contraire, sous le charme sympathique d’une noble et digne peinture issue de l’amour et du respect ?
La moquerie et le rire trahissant un fonds de légèreté et d’égoïsme incompatible avec une sérieuse action morale, l’écrivain qui attaque par le rire un vice, même un simple ridicule, suppose nécessairement que lui-même et le spectateur sont exempts de ces travers. Si l’écrivain comique ou son lecteur s’imaginaient receler en eux le défaut qu’ils poursuivent de leur moquerie, ce n’est pas l’ironie qui devrait naître, ce serait la confusion, le remords. Or l’œuvre comique ne développe en nous ni remords ni confusion, elle nous égaye, au contraire ; car nous jugeons les difformités qu’elle fronde, du haut de la supériorité que nous aimons à nous attribuer. Le sentiment le plus réel que la comédie éveille, c’est donc un sentiment de vanité et d’orgueil. Comme on l’a dit si souvent, nous appliquons à notre voisin les vérités ironiques, jamais à nous-même. Comment l’idée d’une réforme personnelle pourrait-elle sortir de cet orgueilleux sentiment de notre perfection ?
Quel profit avons-nous donc à ◀attendre des peintures moqueuses ? Un seul ; nous gagnons à les contempler une promptitude plus grande à percevoir les défauts et les ridicules d’autrui, et souvent une dureté de cœur plus impitoyable. Ce n’est pas le juste mécontentement de nous-même que fait naître en nous la comédie, c’est une répulsion pour les autres ; au lieu de créer des sympathies et des aspirations élevées, elle engendre l’aveuglement et l’égoïsme ; en un mot, tous les défauts contraires à cette fraternelle indulgence qui doit unir les hommes, à cette échange de respect qui les ennoblit.
Il est pourtant certaine crainte, certain désir que nous éprouvons devant les peintures comiques. Ce n’est pas la crainte du vice et le désir sérieux de la beauté morale ; la comédie nous laisse ignorer la beauté. Cette crainte qui agite particulièrement les âmes faibles, c’est la crainte du ridicule. Nous nous croyons exempts des vices réels, mais en nous jugeant capables de ces inadvertances, de cette ignorance de la mode qui constitue le ridicule ; et nous éprouvons devant les railleries qui l’atteignent une terreur que n’engendre pas en nous la critique des véritables vices. Il reste donc à la comédie, impuissante à corriger les difformités morales, le mérite de corriger quelquefois les ridicules. Or qu’est-ce que le monde et l’esprit comique appellent un ridicule ? Loin d’être un vice réel, ce sera souvent une vertu ; une vertu trop simple et trop naïve, une bonhomie, une candeur trop parfaite, une ignorance des corruptions du monde, une fidélité à la nature, honorables pour ceux qui les conservent. Il est de l’essence de la moquerie de finir par s’attaquer à la vertu elle-même, à la grandeur, à la beauté morale.
L’ironie est une maladie de l’âme qui commence par la rendre aveugle pour ce qui est beau, et ne lui laisse que la triste perception du mal ; elle fait pire : elle arrive à transfigurer à nos yeux la beauté même en difformité. Un railleur est comme ces malades tourmentés par une humeur malsaine qui voient tous les objets de la même couleur, celle de leur propre fiel extravasé dans tous leurs organes.
C’est le dix-huitième siècle qu’il faut voir à l’œuvre pour juger l’ironie, pour se convaincre de cette vérité, que la moquerie ne part point de la haine du mal, mais de la vanité et de l’égoïsme. L’ironie déborde de ce siècle, son flot s’élève au-dessus de tout ce qu’il y a de plus grand parmi les hommes, il va souiller de son écume les sommets jusqu’alors les plus respectés. Dans le cours antérieur de son histoire, l’ironie a pu faire illusion sur elle-même, elle a pu s’excuser sur la nécessité de poursuivre et de châtier le mal, au préjudice de quelques innocents ; mais au dix-huitième siècle, sa véritable nature se dévoile ; loin qu’elle apparaisse comme l’antagonisme naturel de l’âme humaine contre la laideur et le vice, comme la haine du mal, elle se manifeste comme la cause, comme l’esprit même du mal, car c’est au bien, au bien suprême que s’adressent ses coups ; comme l’antique serpent, elle poursuit de sifflements railleurs l’œuvre des sept jours. Le véritable objet de l’ironie de cette époque, ce n’est point tel ou tel homme, même innocent, ce n’est pas telle ou telle institution, même respectable et sainte, c’est l’innocence, c’est la sainteté elle-même, en un mot, c’est Dieu. L’ironie, c’est-à-dire l’égoïsme, c’est-à-dire l’orgueil, c’est-à-dire le mal, s’est prise enfin à son véritable ennemi, à la vérité, à la perfection infinie, à l’amour absolu. Le rire, dans la vie commune, n’est que l’arme dont les mesquines et vicieuses natures poursuivent les nobles caractères ; à juger son rôle dans l’ensemble des choses, l’ironie est le perpétuel blasphème que les ténèbres lancent contre la lumière.
Après Dieu, son ennemi direct, l’ironie du dix-huitième siècle s’attaque à tout ce qui ressemble le plus à Dieu. Les traditions, les gloires, les saintetés de la patrie, elle se complaît à les souiller de son venin. Avec la langue française, nous la verrons railler, insulter infatigablement la France. Ce noble pays aura eu le privilège entre tous de voir sa nationalité personnifiée dans une figure héroïque et virginale, la plus pure, la plus grande, la plus sainte figure de l’histoire tout entière ; tellement qu’après la vie et la mort qui ont sauvé le monde, les annales du genre humain n’offrent rien de plus sublime que cette vie et cette mort qui ont sauvé la France. Eh bien ! la cendre sacrée de cette vierge, de ce héros, de ce martyr, Voltaire voudra l’enfouir dans la fange, et devant le bûcher de Rouen comme devant le Golgotha, il rira.
Tels sont les fastes de l’ironie : avec Aristophane, elle exprime d’avance la ciguë que boira Socrate ; avec Voltaire et son siècle, elle présente au crucifié du Calvaire l’éponge imbibée de fiel et de vinaigre, elle verse la poix et le soufre dans les flammes qui brûlent Jeanne d’Arc.
III
Sans doute l’ironie n’est pas toujours offensive, le rire n’a pas toujours de venin. Il existe une multitude d’œuvres innocemment ironiques. Sans attribuer à ces productions une portée pernicieuses qu’elles n’ont pas, nous leur refusons l’influence salutaire qu’elles s’attribuent. Quoi qu’on en dise, la comédie n’a jamais rien corrigé. La réforme de nous-mêmes est chose trop difficile et trop grave pour naître du rire.
Quand d’ailleurs l’ironie en s’attaquant au mal nous inspirerait pour le vice une haine énergique, son effet moral serait encore bien faible à côté de celui que peut exercer la peinture du beau sérieusement et sympathiquement faite. La haine du mal est quelque chose sans doute ; mais il ne faut pas croire qu’elle produise nécessairement la connaissance et l’amour du bien. La laideur nous repousse ; mais, si nous n’avions vu que des choses laides, pour en avoir été choqués vivement, aurions-nous l’idée de la beauté ? On n’arrive jamais à un principe moral par son contraire. On ne s’élève pas à l’idée de Dieu par celle du néant. Si nous portons en nous le sentiment de l’infini, ce n’est pas parce que nous avons eu d’abord l’expérience du fini. Nous n’avons pas l’idée du beau parce que nous avons vu beaucoup de laideurs ; nous n’aimons pas le bien parce que nous détestons le mal. Tout au plus la haine du mal, la répulsion que nous cause la difformité, indiquent-elles un commencement d’attrait pour le bien et le beau. Ainsi la crainte de Dieu, dit l’Écriture, n’est pas la sagesse, mais le commencement de la sagesse ; car la sagesse entière, c’est précisément le contraire de la crainte, c’est l’amour. Les peintures ironiques, quand leur résultat serait de faire naître dans notre âme un sentiment de répulsion pour le mal, ne nous inspirent point par cela même l’amour du bien. Elles nous ont placés dans un état de haine ; il faut une action toute contraire pour nous faire passer à l’état de respect et d’amour, le seul qui engendre effectivement le bien.
En supposant donc les productions comiques inoffensives, elles restent toujours inférieures aux œuvres qui nous révèlent directement le beau, ce qui est la même chose que nous le faire aimer. Pour être acceptée dans la haute poésie, l’ironie doit se combiner avec l’admiration et l’enthousiasme. Il faut faire à l’ironie une part strictement limitée. L’esprit de négation et de moquerie est, comme tout égoïsme, d’une nature ambitieuse, indocile, envahissante ; il est d’origine servile et de tempérament rebelle ; enchaînez-le quand vous l’employez ; il devient tyran sitôt qu’il cesse d’être esclave. Quand on oublie de surveiller la partie de l’intelligence dont on a livré le domaine à l’ironie, cette flamme aride dessèche bientôt l’âme tout entière. Pour s’être trop accordé la stérile jouissance de rire de ce qui est mal, on finit par perdre la délicieuse perception du bien : heureux quand le bien lui-même ne se trouve pas enveloppé dans le sentiment de haine et de dégoût universel qui devient le fond des caractères ironiques.
IV
Il y a le rire de la gaieté, qui n’est pas celui de l’ironie ; il y a des paroles qui ne sont ni railleuses, ni sceptiques, et qui appellent le rire sur nos lèvres, sans exclure l’enthousiasme et le respect. Ce franc rire de la gaieté est un signe de bienveillance et de bonhomie. Sous la gaieté se cachent parfois dans les cœurs autant de parfums que l’ironie recèle de venin. Le rire de la gaieté dénote une franchise d’impression, un contentement de soi-même provenant de la sérénité de conscience et non pas de cette vanité, encore moins de cet égoïsme et de cet orgueil, sources de l’ironie. Ce rire rafraîchit l’âme et la repose, tandis que l’autre la dessèche et l’énerve ; il appartient aux époques où les mœurs sont pures, où l’esprit trouve le calme dans une foi, où l’horizon n’est pas chargé de pressentiments sinistres ; ce rire, c’était notre ancien rire national, cette bonne gaieté qui, selon l’expression charmante d’Auguste Barbier, s’échappait du cœur comme un flot de vin vieux. Le rire de l’ironie s’en échappe comme un liquide âcre et corrosif. C’est là le danger que court le vin le plus franc comme le plus franc rire ; il est exposé à s’aigrir.
Mais s’il arrive à la gaieté de tourner à l’ironie, n’arrive-t-il pas aussi à l’enthousiasme de tourner au fanatisme ?
La gaieté est l’ennemie du fanatisme, la raillerie inoffensive et légère est surtout appelée à tempérer les excès de la passion. Le don du rire arrête en nous l’exaltation qui pousse quelquefois nos sentiments les meilleurs dans une voie d’inflexible dureté. Ce rire de la gaieté n’exclut point la faculté de l’enthousiasme, quoiqu’il modère le fanatisme. Nous en appelons encore sur ce point à notre histoire. Quelle race peut se vanter d’avoir possédé la sainte ardeur de l’enthousiasme à un plus haut degré que la nation des croisades et des grandes guerres de la Révolution ? Les mêmes hommes, chez qui les fabliaux des trouvères excitaient ce bon rire des aïeux, s’enflammaient aux prédications de saint Bernard, et de joyeux compagnons devenaient les héros et les martyrs des plus sérieux et des plus divins sentiments.
Si notre littérature a été empestée par l’ironie, elle est riche, il faut le dire, en œuvres gracieuses qui reposent le cœur de la tension énervante des grandes passions et du pénible accomplissement des hautes vertus. Cette grâce et cette gaieté embellissent encore l’héroïsme ; elles ôtent à notre enthousiasme ce que l’enthousiasme a de farouche chez la plupart des autres hommes. Nos soldats montent à l’assaut en fredonnant des refrains de vaudeville, et la furie française n’en est pas moins redoutable, seulement elle est moins cruelle pour le vaincu. La gaieté dans l’héroïsme atteste le contraire de l’orgueil. Si le rire de l’ironie part d’un sentiment exagéré de soi-même ; il y a dans ce sourire d’un homme prêt à sacrifier sa vie, un abandon plus complet de sa personnalité, une fleur de dévouement qui n’existe pas toujours chez ceux qui accomplissent les mêmes actes héroïques avec plus de solennité.
Dans une relation du siège de Constantine publiée par un journal d’outre-Rhin, nous avons été frappé d’un fait que l’écrivain germanique constatait avec un naïf étonnement. Il avait, après la bataille, parcouru la brèche couverte des soldats tombés dans ce terrible assaut ; il avait examiné avec son flegme de penseur allemand les physionomies des morts des deux nations : toutes les figures arabes étaient grimaçantes et convulsives ; les visages français lui parurent plus que sereins et calmes, ils étaient tous souriants ; ils semblaient achever une chanson légère. Et le narrateur de ne pas comprendre que l’on puisse faire de si grandes choses avec si peu de solennité : il ne concevait l’héroïsme que revêtu d’une face austère.
Il y a des peuples chez lesquels il est ainsi ; mais leur héroïsme est doublé souvent d’un farouche orgueil, d’une inflexible cruauté. On ne rit pas sur la terre classique de l’inquisition. L’orgueilleuse et insatiable Angleterre ne rit pas non plus ; aussi malheur aux vaincus de l’Espagne et de l’Angleterre ! l’Amérique et les Indes en savent quelque chose.
Les haines ne sauraient être violentes et l’enthousiasme fanatique dans ces âmes promptes au rire et à la gaieté ; c’est là certes une précieuse compensation pour la dose de légèreté que suppose parfois le rire. Si l’homme qui rit toujours n’est pas à rechercher, l’homme qui n’a jamais ri est à craindre. C’est d’une lèvre dont le sourire n’a jamais détendu l’arc inflexible que s’échappent souvent les traits les plus aigus, les plus envenimés de l’ironie. Mais cette innocente gaieté, cette bonhomie du rire n’a pas de plus mortel ennemi que l’esprit de négation et de sceptique ironie.
V
Les arts et la poésie, dans leurs peintures les plus sublimes et les plus monstrueuses, ont toujours pour point de départ une réalité. L’art en général ne peut rien imaginer de si excellent ou de si difforme, que sa conception ne corresponde à un germe contenu dans le nature.
L’ironie existe dans l’art, parce que dans la nature existent la douleur, la difformité physique et morale, le mal en un mot.
Avant de s’exprimer dans les arts, et comme tout ce que les arts expriment, l’ironie est un sentiment de notre cœur ; elle est un état de notre âme avant de devenir une œuvre de notre esprit. Depuis le rire le plus inoffensif et le plus léger persiflage jusqu’à l’indignation véhémente et à l’amère tristesse, l’échelle entière de sentiments que nous désignons sous le nom générique d’ironie correspond à des degrés parallèles de la difformité, de la douleur, du mal enfin, dans la création. Depuis le ridicule jusqu’à l’odieux et au terrible, depuis la grimace du singe jusqu’au hurlement blasphématoire de Satan, il y a dans la laideur et dans l’impression qu’elle nous cause, d’innombrables degrés, dont les extrêmes semblent appartenir à des mondes contraires, tant ils sont divers dans leur expression morale et poétique.
La raillerie, la tristesse et la colère, sont trois états de l’âme bien distincts, bien opposés même, et nous les rangeons tous les trois sur l’échelle de l’ironie parce qu’ils dérivent tous les trois de la présence du mal en nous et dans l’univers. Chacun de ces sentiments correspond à une des formes de la douleur.
Dans la poésie du panthéisme, aux yeux duquel il ne peut y avoir de mal absolu, l’ironie n’existe pas, ou du moins elle ne saurait produire de genres distincts. Elle peut circuler voilée et sans conscience d’elle-même, comme elle circule à travers la nature, mais elle n’a pas de forme particulière ; elle est toujours mêlée à ce qui n’est pas elle, défigurée, étouffée ; comme le mal est voilé sous la splendeur générale de la création.
Les races panthéistes ne connaissent pas la raillerie ; le rire est inconnu à l’Orient. Une sérieuse immobilité est empreinte sur la face de l’Égypte et de l’Inde. L’ironie est l’apanage de l’Occident ; elle est née en lui avec le sentiment de l’individualité, avec une conscience plus nette du bien et du mal : l’Occident rira de ce que l’Orient avait adoré. Voyez ces figures dans lesquelles l’antique Égypte consacre la monstrueuse alliance de la nature humaine et de la nature bestiale, la confusion de l’esprit et de la chair, ce mélange du fini et de l’infini accompli par l’Orient au profit de la matière ! La majesté la plus calme, la plus sereine, la plus solennelle, règne sur la face des sphinx. Au point de vue de l’Occident, le sphinx est un animal monstrueux, grotesque, ironique, et l’art du moyen âge traitera comme telles les figures issues du mélange des natures opposées ; il revêtira ses dragons et ses guivres d’un aspect ridicule en même temps que terrible. L’Orient, au contraire, laissera, même sur les monstres, un cachet de divinité, parce qu’il ne peut rien concevoir indépendamment de la présence réelle du dieu Tout. Pour l’Orient, le ridicule n’existe pas ; la moquerie lui est interdite, car tout est englobé pour lui dans le sentiment religieux. De tous ces états si divers que font naître en nous les degrés divers du mal, et qui constituent l’ordre ironique, il ne connaîtra que la terreur, et encore sa terreur sera mêlée d’une telle résignation, d’un fatalisme si soumis, qu’elle ne s’exprimera ni par les convulsions, ni par le blasphème ; la terreur ne sera pour le panthéiste Orient qu’un mode plus sombre, plus solennel encore de l’adoration. L’Orient contemple, il vénère avec effroi ou avec amour ; il voit du même regard religieux la difformité et la grâce, et jamais le rire ne contourne la ligne majestueuse et sacerdotale de ses lèvres.
C’est en Grèce qu’avec le génie de l’Occident naîtront l’ironie et le rire ; mais ils y resteront au berceau et le front toujours paré des grâces indélébiles de l’enfance. Cependant l’abîme est franchi ; l’homme s’est arraché à l’universelle vénération ; il sait désormais juger, choisir, condamner ; il a cueilli une seconde fois le fruit de l’arbre de la science, et, au prix de la douleur issue de cette funeste révélation, il distinguera le bien du mal.
L’ironie date de la distinction du bien et du mal. L’enfant ne connaît pas la moquerie ; il ne connaît que la sympathie ou la terreur. Dans le sourire ou dans les larmes, ses impressions sont sérieuses. Il ignore le rire critique de l’homme fait, ce rire qui renferme à la fois un jugement sur les choses et une affirmation de la personnalité qui les juge. Un caractère commun à toutes les formes de l’ironie, c’est qu’elles affirment énergiquement la personnalité qui les emploie. L’enfant ne connaît pas le rire critique, parce qu’il n’a pas le discernement, parce qu’il ne possède pas sa pleine individualité.
Quoique sa triste occasion ne soit autre que la présence du mal dans le monde, l’ironie a donc des bases légitimes dans l’esprit humain ; elle s’appuie sur la faculté de discerner le bien du mal et sur le sentiment de la personnalité. Si le juste sentiment de la personnalité dégénère en égoïsme et en orgueil, si la critique du bien et du mal engendre les préoccupations du pessimisme et tue la vénération et la sympathie, il n’y en a pas moins une critique légitime et un saint orgueil. La haine et le mépris du mal, l’héroïque anathème que lui lance une personnalité résistante, sont aussi nobles, aussi respectables qu’est misérable et sacrilège cette ironie vaniteuse, irréfléchie, pour qui tout est matière à dénigrement et qui se justifie à elle-même sa malignité, pourvu qu’elle réussisse à provoquer le rire chez les autres.
VI
L’ironie est une échelle qui descend jusqu’aux profondeurs les plus infernales du scepticisme et qui monte jusqu’aux plus divins sommets de l’enthousiasme et de la foi. Depuis les degrés inférieurs, où siègent le persiflage et la raillerie comique, il y a une multitude d’échelons jusqu’à celui sur lequel la haine sérieuse du mal se confond avec l’amour passionné du bien.
Il y a donc dans la sphère de l’ironie un point où cesse le rire et où commence l’émotion sérieuse ; un point, par conséquent, où se mélangent ces deux formes de l’impression produite sur l’âme par le mal. Ainsi, dans le monde des productions ironiques, il y a des genres divers correspondants à ces divers degrés du sentiment d’ironie. S’il y a une ironie qui s’exprime par le rire, il y en a une autre qui se manifeste par la tristesse et par les larmes, une autre, enfin, qui éclate par l’anathème et l’horreur. Toutes ces formes peuvent se mélanger entre elles et témoigner, dans une œuvre étrange et puissante, de l’aversion naturelle à l’âme pour tout ce qui sort de l’ordre et de l’harmonie, pour la méchanceté et la laideur ; en un mot, pour le mal.
Le genre littéraire qui représente plus particulièrement l’ironie moqueuse, c’est la comédie ; et la comédie comprend, outre le drame comique, toutes les œuvres d’art où les choses sont envisagées par le côté propre à exciter le rire.
Mais il des états plus élevés de l’ironie, ceux où la connaissance des difformités physiques et morales commence à se traduire par l’indignation, où la raillerie se mélange de tristesse et d’horreur. Lorsqu’un sentiment sérieux se combine avec l’ironie, le rire s’élève et s’ennoblit ; ce qu’il imprime de grimaçant et de convulsif sur la face humaine va s’effacer pour faire place à la mélancolie austère et véhémente qu’inspire le mal aux grandes âmes ; auguste tristesse qui peut conduire à la sérénité radieuse engendrée par la contemplation du bien.
VII
Parmi les genres littéraires dérivant du principe d’ironie, la satire, quoiqu’elle paraisse uniquement correspondre à l’idée du ridicule et du difforme, nous offre souvent des émotions plus nobles que le rire. L’indignation sérieuse y apparaît, la haine même ; et quel que soit le nom que porte une passion profonde et vraie, même celui de haine, c’est une façon d’être plus respectable que la moquerie sceptique et l’orgueilleuse indifférence. La satire comporte la haine, mais la haine du mal. La satire ne peut être basée sur la haine du bien, car elle s’appellerait alors blasphème. Le blasphème ! c’est là, en effet, le sommet le plus extrême et le plus détestable de l’ironie. Or nous supposons toujours, ici, l’ironie née de l’aspect du mal. C’est comme telle qu’elle est admissible dans l’art ; quoique moralement, chez les âmes ironiques, la raillerie franchisse bien vite ses limites permises pour remonter jusqu’aux objets les plus sacrés.
Il y a deux ordres d’esprits et de poèmes satiriques : les uns semant le rire et la moquerie, les autres lançant l’indignation et l’anathème. Les premiers appartiennent à l’ordre comique ; ils ont les défauts et les mérites du genre. Les seconds seuls rentrent dans cette classe supérieure de l’ironie que nous avons nommée l’ironie sérieuse.
L’élégant persiflage d’Horace recouvre une indifférence complète pour le vrai bien et pour le vrai mal ; la violente invective de Juvénal part d’un cœur qui croit encore à la vertu, gémit du vice et répugne à ce paisible égoïsme qui ne voit dans l’odieux et dans l’immoral que du risible.
Les productions satiriques où l’indignation sérieuse n’apparaît jamais sont futiles par les sujets qu’elles traitent, ou coupables de traiter futilement des sujets sérieux.
Dans quelle catégorie rangerons-nous la satire de Boileau ? Employer la langue de la poésie à châtier de petits ridicules littéraires, des travers et des vanités d’auteurs, c’est prendre la massue d’Hercule pour écraser une mouche. Mais la satire de Boileau est un genre qui n’a de la poésie que la forme du vers. Boileau fait d’ailleurs tous ses efforts pour être épigrammatique et malin ; il n’y saurait parvenir. Écrivain sensé, judicieux, honnête, un des plus habiles, le plus habile peut-être des versificateurs, Boileau à l’âme trop bonne et trop naïve pour être un véritable railleur. Ses satires sont tout juste d’une vigueur suffisante pour les corrections anodines qu’il se croyait destiné à infliger aux vers médiocres et à la mauvaise prose. Quand il s’adresse à des travers plus sérieux, quand il attaque d’autres vices que des vices de grammaire et de prosodie, son sujet se rapetisse de suite entre ses mains. Il se figure avoir rudement et utilement châtié le genre humain quand il a déclaré que, du Japon jusqu’à Rome, le plus sot animal, à son avis, c’est l’homme. Sa satire sur les femmes témoigne de la plus honorable candeur ; mais en même temps, comme la plupart de ses critiques et de ses épigrammes, elle atteste une âme si calme et si peu profonde, qu’elle fut incapable de la vraie satire. Boileau n’est donc point un poète ironique, c’est un poète didactique. C’est à tort qu’on a fait de lui le représentant de la satire dans une littérature comme la nôtre, dont plus de la moitié peut-être appartient, non par les titres des ouvrages, mais par le fond des choses, au genre satirique.
Nous n’essayons pas ici une histoire ou un traité de la satire, il s’agit seulement de montrer dans ce genre littéraire le passage de l’ironie comique à l’ironie sérieuse.
Le mal et le difforme sont par eux-mêmes en dehors de la sphère de l’art ; comment le poète peut-il les y faire rentrer ? Une œuvre consacrée à peindre ironiquement le mal peut-elle attester la croyance et l’amour du bien ? Les productions ironiques se rapprochent du sentiment du beau et de l’amour du bien sur lesquels se mesure la moralité d’une œuvre, à proportion qu’elles s’éloignent du rire et de la moquerie. En opposant au mal l’indignation et la haine, l’ironie s’élève plus près des sentiments supérieurs, plus près de la sympathie et de l’enthousiasme qu’en restant parquée dans les froides et infécondes régions du rire ; elle devient ainsi plus poétique et plus morale.
L’ironie comique peut être amusante ; elle n’est point poétique, elle n’émeut point.
Selon le génie des hommes qui l’exercent, la satire s’arrache parfois entièrement à l’ordre critique, pour entrer dans celui de l’enthousiasme et de la foi. La moquerie suppose sans doute une distinction faite entre le bien et le mal, entre le difforme et le beau, mais elle témoigne en même temps d’une sorte d’indifférence, d’une neutralité dédaigneuse entre les bons et les mauvais principes. L’ironie indignée atteste la chaleur d’une âme capable d’enthousiasme ; la haine du mal fait partie de l’amour du bien ; tout véritable amour est doublé d’une haine. Il y a, je le sais, des âmes en qui la haine existe seule ; toute haine n’implique pas nécessairement un amour. Le type de l’ironie, Satan, n’a pas d’amour à l’envers de sa haine ; sa haine est universelle ; lui-même y est compris. Dans le langage figuré de l’Écriture, Dieu, l’amour parfait, le Créateur, connaît la haine ; il ne serait pas le bien absolu s’il n’avait horreur du mal.
Il y a donc des haines vertueuses et fécondes ; quant au rire, il peut être innocent, il ne sera jamais utile et méritoire. Ce qui fait la supériorité de la satire sur les autres genres ironiques, c’est qu’elle échappe au rire pour entrer dans la sphère de l’indignation ; c’est qu’elle connaît les saintes colères et les tristesses augustes de la vertu. Sous les formes de la violence la plus emportée, de la plus âpre crudité, telle satire atteste, à ne pouvoir s’y méprendre, le besoin d’admiration et de sympathie. Notre époque a été féconde en chaleureuses satires ; les passions politiques ont fréquemment employé de nos jours l’énergique langage de la poésie. Il faut le dire, bien des torrents de fiel, et du plus méprisable, ont coulé par cette voie. Les apostasies de la satire ont plus d’une fois prouvé que l’ironie est au fond sceptique et menteuse de sa nature. Mais la satire a aussi dans ses annales des noms de vrais poètes et de vrais citoyens ; André Chénier l’a consacré au pied de son échafaud ; et de nos jours quelle œuvre, dans un langage âpre et violent porte plus irrécusablement l’empreinte d’un esprit convaincu, d’une âme noble, désintéressée, enthousiaste, que les poèmes ïambiques d’Auguste Barbier ?
VIII
L’aspect du mal fait naître dans les âmes une émotion plus légitime, plus féconde, plus morale que le rire ou la colère ; nous voulons parler de la tristesse.
Nous comprenons sous le mot d’ironie tout sentiment engendré par la perception des difformités physiques et morales. Appartient à l’ordre ironique toute œuvre dans laquelle intervient la peinture du mal, quelle que soit la manière dont le poète s’inspire de cet aspect des choses ; qu’il en rie, qu’il s’en indigne, qu’il en gémisse. Suivant les caractères et suivant les époques, la laideur et le mal se reflètent dans les âmes sous une de ces trois formes, le rire, la colère, la mélancolie. L’art reproduit ces divers sentiments dans la poésie comique, dans la poésie satirique et dans un troisième genre à qui nous ne savons pas trouver de nom, quoiqu’il soit propre à la poésie de notre siècle ; poésie triste et rêveuse, qui reflète le mal dans les larmes, comme le siècle précédent le reflétait dans le rire.
Avons-nous sagement fait de ne pas nous laisser fasciner par le premier attrait du genre comique ? Quoi de plus innocent d’abord, de plus pur de tout souvenir, de toute apparence du mal, que l’hilarité provoquée par des peintures fines et moqueuses ? Quoi de plus séduisant pour les esprits légers que le rire ? Quelques-uns le confondent avec le bonheur. Quand nous avons plaint ceux qui rient, on a été surpris peut-être ; et voilà que nous sommes arrivés à découvrir que le rire a la même source que la colère, la même source que les larmes. Si la difformité, si le mal n’existait pas dans le monde, la tristesse, la colère, la moquerie, n’existeraient pas. La face humaine garderait sa primitive et divine sérénité ; elle ne serait défigurée ni par les convulsions des sanglots, ni par les convulsions du rire. Il semble que la nature ait voulu traduire en signes irrécusables à nos regards ce que la philosophie démontre sur ce point à notre raison : les éclats du rire et ceux de la douleur contournent également et déforment le visage. Le rire et les sanglots, pareillement nés de la présence du mal dans l’univers, attestent cette présence en imprimant une laideur momentanée sur la figure de l’homme, sur la plus belle des œuvres de Dieu. L’habitude du rire plisse et ride la face dans le sens d’une laideur bestiale. Les empreintes dont la douleur flétrit notre visage lui laissent sa noblesse. Défions-nous donc des séductions du rire ! c’est une tentation et une épreuve plus funeste que les larmes ; il y a dans les larmes de la sympathie ; les larmes appellent la consolation : « Bienheureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés. »
Dans le rire il y a de l’égoïsme ; et le rire met une infranchissable barrière entre les âmes. Le persiflage, la moquerie, le sarcasme,
isolent les intelligences ; ils séparent les hommes de tout ce qui est en ce monde amour et sympathie ; ils le séparent de ce qui est la sympathie et l’amour absolu, c’est-à-dire de Dieu.
Quelles que soient donc au fond les croyances positives et l’apparente similitude des doctrines, la seule différence du rire à la sérieuse tristesse, de l’esprit railleur au génie mélancolique, met entre deux œuvres, comme entre deux âmes, un abîme aussi profond que celui qui sépare le bien du mal.
La littérature de notre siècle a hérité en grande partie des doutes religieux du siècle précédent. Comme les écrivains de ce temps sceptique, bien des poètes de notre âge ont été frappés par le côté difforme et douloureux des choses ; dans la nature et dans la société ils ont vu surtout le mal. Ils ont peint l’homme dans ses souffrances et dans ses erreurs. Supprimez certaines grandes maladies morales, supprimez le scepticisme, cette grande difformité de l’intelligence, supprimez les iniquités sociales les plus choquantes, et vous tarissez les sources où puisent les écrivains les plus influents des dix-huitième et dix-neuvième siècles. Ces deux littératures, où domine la préoccupation du mal et de la douleur, appartiennent au monde de l’ironie. Eh bien ! il y a entre elles l’abîme d’une grande révolution morale : l’une descendait vers le néant, l’autre remonte vers la vie ; l’une se moquait de ses passions et de ses doutes, l’autre en souffre et en gémit ; l’une suit le courant du rire, l’autre celui de la mélancolie.
Cette poésie de Chateaubriand, de Lamartine, de Victor Hugo, d’Alfred de Musset, de Byron, n’a pas toujours une croyance plus déterminée, une vue plus ferme de l’avenir que les sceptiques railleurs du dix-huitième siècle. Cette poésie pourtant est déjà religieuse, nous la dirons même chrétienne. Au fond, c’est bien encore l’élément mauvais des hommes et des choses dont elle s’inspire le plus souvent. Les passions qu’elle chante tiennent bien encore au côté souffrant, incomplet et vicieux de la nature humaine ; mais elle en parle avec tristesse. Dans cet art moderne, la peinture des difformités occupe sans doute une large place, mais les difformités y sont envisagées comme elles doivent l’être, avec gémissement, avec mélancolie.
Cette dernière et suprême forme de l’ironie, la tristesse, est d’origine chrétienne. C’est le christianisme qui a permis à l’art de faire un plus grand usage de la peinture du mal et des difformités, en lui révélant la manière légitime de les juger et de les peindre. C’est là une incontestable vérité ; elle a fourni à un illustre poète de notre temps une théorie, juste au fond, mais qui devient contraire à la vérité historique par son exagération et sa forme absolue. Dans la célèbre préface de Cromwell, M. Victor Hugo affirme que le christianisme a engendré dans l’art le comique, le grotesque, en un mot les divers genres que nous avons appelés ironiques. Cette idée nous semble fausse, si on l’applique à la comédie ; elle est vraie quant à l’ironie sérieuse, à la mélancolie tout à fait inconnue aux poètes de l’antiquité grecque et romaine.
Il y a donc en réalité une forme de l’ironie entièrement chrétienne et moderne. Mais pour la forme comique, quoique les littératures modernes l’aient en effet plus souvent employée que les artistes de l’antiquité, elle n’en occupe pas moins dans l’art une place très apparente et très considérable dès avant le christianisme ; et par ses racines morales elle appartient à un ordre de sentiments tout à fait contraires à ceux que le christianisme a développés dans le cœur et l’intelligence de l’homme.
C’est à notre siècle qu’il était réservé d’inaugurer la forme tout à fait moderne et chrétienne de l’ironie, qui se confond presque avec l’enthousiasme, et où la peinture du mal ne sert qu’à donner un relief plus vigoureux à l’image de la beauté, poésie sublime dont la tristesse est une source d’ineffables joies ; où l’horreur devient la base des plus hautes aspirations ; où la difformité apparaît de façon à nous révéler des types de beauté inconnue ; où la sympathie et la haine sont aux prises, mais où l’on pressent le triomphe des plus nobles et des plus religieux sentiments.
Il est un poète dans lequel se personnifie avec un immense éclat cette forme transcendante de l’ironie propre à une société mûrie par le christianisme, et qui subit l’influence de sa religion, même en se révoltant contre elle, un poète en qui la mélancolie caractéristique de la littérature de notre temps se mélange des plus vives passions, un poète pétri des doutes du dix-huitième siècle et de l’enthousiasme des époques de foi ; un poète qui ne croit pas et qui aime pourtant comme nul n’a aimé ; un poète dont la bouche lance des blasphèmes remplis, si on peut le dire, des plus ardentes et des plus sublimes adorations. À ce sommet de l’ironie où l’apparition du mal n’est plus que l’ombre du bien, où la haine n’est que le revers de l’amour, où la personnalité et l’orgueil donnent aux sentiments sympathiques une expression plus poignante, à la tête de cette poésie du dix-neuvième siècle se place la grande figure de lord Byron.
L’auteur de Lara, de Childe-Harold et de Don Juan nous apparaît, plus que celui de René, comme le type de la poésie mélancolique de notre temps, parce qu’il appartient plus incontestablement au monde de l’ironie. Chez lui, le scepticisme est avoué ; dans René, il y a de tels efforts pour croire, une tension si énergique de la volonté pour retenir l’esprit dans la tradition, que la critique est obligée de laisser le poète sur le terrain où il a voulu se placer, et ce terrain est celui de la foi. Lord Byron, au contraire, a semé ses germes de foi sur le sol de l’ironie ; c’est en plein scepticisme que toutes ses productions sont écloses ; il considère le plus souvent toutes choses par le côté douloureux ; ses types les plus grands et les plus purs sont presque toujours mélangés d’une passion mauvaise. La loi constante de ses compositions c’est l’alliage d’un élément criminel aux plus hautes, aux plus splendides qualités de l’âme : chacun de ses héros porte le poids d’une déchéance ; on sent qu’ils ont touché le fond de l’abîme par une chute qu’on ignore ; mais ce que l’on voit d’eux est un effort pour remonter. Lara, Manfred, le Giaour, Childe-Harold portent tous au fond du cœur une blessure mystérieuse ; le passé est pour eux plus qu’un regret, c’est un remords. Le poète ne nous laisse pas ignorer qu’il y a une difformité ou une plaie aux endroits secrets de leur âme ; et cependant quelle invincible sympathie nous éprouvons pour eux ! Quels modèles plus séduisants et plus grandioses de fierté, de tendresse et de dévouement ! Leur crime inconnu n’est qu’indiqué et de façon à mettre en lumière les qualités les plus brillantes. On les aime dans le présent de tout l’effroi qu’on éprouve pour ce passé terrible que l’on devine à travers leurs douleurs. L’ironie byronienne est l’art par excellence de donner à la beauté plus de relief par l’ombre et le contraste du mal. Dans l’homme tel que le peint ce poète, une chute est incontestable ; le héros se l’avoue à lui-même, si son orgueil lui empêche de la confesser aux autres ; et il grandit à nos yeux de l’immense douleur qui lui tient lieu de remords. Sa bouche ne consent pas à lancer l’anathème sur sa faute, mais ses larmes la réprouvent éloquemment. Le bien lui est encore inconnu, mais il y aspire de toute l’énergie de la souffrance que lui fait éprouver le mal.
Le sentiment du mal domine Byron comme Voltaire ; c’est pour cela que nous les rattachons l’un et l’autre au monde de l’ironie. Mais à quelles extrémités, à quels pôles opposés de ce monde ils sont placés tous les deux !
Byron doute comme Voltaire, mais son doute le fait souffrir ; il se retourne et s’agite sur ce lit de douleur comme sur des charbons ardents. Voltaire s’établit complaisamment dans son scepticisme ; l’atmosphère du doute lui paraît la région naturelle de l’homme intelligent. Byron porte envie à ceux qui croient ; Voltaire les méprise. Tous les deux sont frappés par l’aspect du mal qui abonde dans la nature, dans les âmes, dans les institutions sociales ; mais l’aspect du mal fait naître chez Voltaire le rire, chez Byron la douleur. Il semble que Voltaire soit heureux chaque fois qu’il découvre dans le monde un vice nouveau, une iniquité nouvelle ; lui seul dans l’univers est exempt d’imperfection. Byron voit d’assez haut le mal pour en gémir ; il n’a pas cette basse et mesquine vanité qui s’adresse à elle-même des flatteries, il est doué d’un assez noble orgueil pour s’accuser et pour avouer dans son cœur la plaie que porte tout homme venant en ce monde. L’œil de Voltaire aperçoit partout le mal, et pourtant le rire est stéréotypé sur ses lèvres ; Byron, du moins, verse, des larmes sur la blessure éternelle.
Voltaire clôt et scelle dans sa tombe glacée la littérature de la moquerie et du doute ; du milieu des ténèbres de cette ironie inféconde sort comme une aube humide de larmes et déjà rayonnante la poésie de Byron, muse enthousiaste et pleine d’amour, quoiqu’elle n’ait fait encore qu’entrevoir l’horizon du bien ; déjà frappé au front d’une divine lumière, quoique ses pieds plongent encore dans les ombres. Mais ces ombres du doute qui ont entouré au berceau la poésie du dix-neuvième siècle se dissiperont ; dès sa naissance elle a étouffé l’ironie sacrilège du rire ; elle ne s’est point condamnée à ramper dans les stériles domaines de la raillerie ; les ailes de l’aspiration et de l’enthousiasme l’ont déjà rapprochée du bien inconnu ; qu’un rayon de plus vienne percer les nuages, et sur sa figure s’effaceront les dernières traces de la sainte ironie des larmes pour faire place à l’expression radieuse et sereine de la foi et de l’amour.
IX
Nous avons distingué trois formes principales de l’ironie : l’ironie railleuse, l’ironie indignée, l’ironie mélancolique. À la première se rattachent et le genre comique et ses mille variétés ; la satire sérieuse dérive de la seconde ; la troisième enfin, la mélancolie, est la source de cette multitude d’œuvres d’un caractère si complexe qui sont propres à l’époque et à la poésie modernes, et qu’on a désignées d’abord sous le nom de romantiques. Un autre mode important de l’ironie reste en dehors de ces trois classes ; il se distingue de la comédie, de la satire, de l’élégie, ou plutôt il semble fondre ces trois modes en un seul.
D’après un grand poète contemporain, nous donnerons le nom de grotesque à cette forme si mélangée, si bizarre et si féconde de l’ironie ; mais nous croyons que l’illustre auteur de Cromwell commet une erreur grave lorsqu’il identifie le genre grotesque avec la comédie, et lorsque, sans faire de différence entre l’ironie railleuse et l’ironie mélancolique, il suppose l’ironie, en général, inconnue à l’antiquité et d’origine toute chrétienne et moderne. Le mode supérieur, le mode sérieux de l’ironie, celui dans lequel l’âme, placée en face du mal, s’arrache au scepticisme par la tristesse, premier effort de l’amour du bien, la mélancolie est, en effet, un fruit tout moderne développé dans le monde moral par le christianisme ; mais le rire, l’esprit moqueur, la comédie enfin est un legs évident du génie grec. Confondant le comique avec le grotesque et l’ironie sérieuse, Victor Hugo a pu dire que la comédie passe inaperçue dans l’antiquité. La vérité, c’est que les Grecs non seulement essayèrent, mais fondèrent la comédie. La littérature du rire est tout entière d’origine païenne ; mais les anciens ne connurent pas le grotesque, parce qu’ils ignorèrent la mélancolie, et que le propre du grotesque, c’est le mélange du difforme au sublime, du sérieux à la raillerie, du rire aux larmes. La mélancolie, on l’a répété bien souvent depuis madame de Staël, date du christianisme ; c’est du christianisme que dérive le besoin de songer à la douleur à côté de la beauté, de sentir le mal à côté du bien dans notre nature déchue. C’est là un sentiment tout opposé à celui du rire toujours plus ou moins égoïste et sceptique qui constitue la comédie et ses nombreux dérivés. Comment donc le christianisme, en introduisant dans la poésie le principe mélancolique, aurait-il engendré en même temps le principe le plus contraire, le plus subversif de ce sentiment sérieux et presque religieux ? Comment le rire, la raillerie sceptique, comment une forme du blasphème serait-elle d’origine chrétienne ?
La comédie est, au contraire, un produit tout à fait caractéristique du génie grec ; c’est l’esprit analytique des Grecs qui a opéré dans l’art la division des genres, comme il opérait la division de toutes les connaissances humaines. Le panthéisme oriental admettait dans sa poésie ces représentations combinées du beau et du difforme, de l’ironie et de l’amour, que le christianisme a ramenées dans l’art, mais sous des proportions et dans un sentiment différents. Le vrai caractère de l’art grec, et la préface de Cromwell l’admet comme nous, c’est la séparation absolue des types sublimes et des types grotesques. Jamais un artiste grec n’aurait pu concevoir l’idée de produire l’attendrissement ou l’admiration à l’aide d’une difformité, de rendre la laideur sympathique, ou de corrompre l’effet du beau par une vulgaire imperfection.
Distinguons d’ailleurs, en traitant cette question du comique chez les anciens, les peintures physiques des peintures morales, les arts plastiques de la poésie. Dans les arts de la forme, dans tout ce qui représente le corps et l’aspect matériel des choses, les anciens, en effet, ont presque ignoré l’emploi de la laideur. Comme le remarque si judicieusement M. Victor Hugo, toutes les créations de l’esprit antique qui s’écartent de la beauté physique la plus pure ne s’en écartent que très peu. Les Satyres, les Tritons, les Sirènes, sont à peine difformes ; les Parques, les Harpies, les Furies, sont hideuses par leurs attributs moraux, mais non repoussantes par leurs traits physiques ; et tous ces types sont séduisants de beauté si on les compare aux figures grotesques, aux monstres imaginés par les artistes chrétiens du moyen âge. L’art grec, éminemment destiné à peindre la beauté extérieure, n’a donc presque jamais employé la laideur physique. Mais si la difformité matérielle ne joue qu’un faible rôle dans l’art antique, les Grecs ont les premiers introduit dans la poésie la peinture de la difformité morale, en l’isolant de ce mélange de sentiments meilleurs qui, pour l’honneur de l’humanité, subsiste plus ou moins dans les natures vicieuses. En un mot, l’antiquité païenne a créé la comédie, c’est-à-dire le genre où l’on admet des types vicieux ou ridicules sans aucun mélange de beauté, sans leur rien laisser qui puisse exciter la sympathie.
Le grotesque moderne reproduit ce perpétuel mélange du bien et du mal, du laid et du beau, que nous offre la réalité. L’essence du comique est de provoquer exclusivement le rire ; le grotesque, celui de Shakespeare, par exemple, provoque alternativement, ou même à la fois, le rire, la terreur, la pitié, l’admiration.
Non seulement le grotesque comporte le voisinage du sublime, mais c’est la présence d’un élément sublime dans la difformité qui constitue le grotesque. Le comique, au contraire, isole son type ridicule, difforme et vicieux, de tout ce qui pourrait attirer sur lui un intérêt sympathique et engendrer un autre sentiment que celui du rire. L’art ancien, et d’après lui l’art classique, n’employait que des types tous comiques ou tous sublimes ; il opérait ainsi dans les objets une division contraire à la nature, dont les productions sont toujours mélangées de bien et de mal. L’art est sans doute dans son droit quand il supprime les imperfections et cherche à nous révéler la beauté pure. Mais quand il nous montre le difforme, le ridicule, le comique sans mélange, il fait la nature plus mauvaise qu’elle n’est en réalité ; il laisse dormir en nous tous les nobles sentiments pour n’exciter que l’instinct égoïste du rire : en un mot, comme représentation de la nature, il est faux ; comme œuvre morale, il est impie. Le rire en face du mal est le plus sacrilège des blasphèmes. L’artiste qui peint le mal avec un esprit railleur, l’homme qui l’accueille par le rire, professent implicitement cette monstrueuse erreur : Le mal est égal au bien ; le mal, c’est le bien ; ou celle-ci : Le mal est éternel ; le mal ne peut être racheté ; l’œuvre de Dieu est irrévocablement condamnée.
Voilà, au fond, quelle est la portée du rire. L’art et la pensée du moyen âge, tous les temps chrétiens, l’ont si bien compris, que dans la peinture et dans la poésie le rire est devenu le trait caractéristique de l’être méchant et désespéré par excellence, de Satan. Goethe lui-même, le grand païen, comme rappellent les Allemands, a conservé à la personnification du mal cette figure ricanante dans le type devenu populaire de Méphistophélès.
Ce qui distingue l’ironie chrétienne et moderne de l’ironie classique, le grotesque du comique, c’est d’abord que dans la poésie moderne, dont M. Victor Hugo voit avec raison le type dans le drame, l’élément grotesque n’occupe jamais la scène tout seul ; qu’il est toujours avoisiné, souvent enveloppé de peintures sublimes. Ainsi, dans la pensée de l’auteur de Cromwell, le drame ne laisse pas subsister en dehors de lui la comédie, il l’embrasse dans sa vaste architecture ; comme au moyen âge l’art religieux ne laissait pas en dehors de lui un art comique indépendant, mais englobait dans l’immensité de la cathédrale, image du monde, les représentations difformes avec les peintures sublimes, les figures des diables et des damnés, avec celles des anges et des bienheureux.
Mais une figure grotesque est autre chose qu’une figure comique placée au milieu de types sublimes ; un type grotesque est autre chose qu’une comédie intercalée dans une tragédie ; le grotesque diffère du comique intrinsèquement et indépendamment de tout voisinage et de tout contraste. Dans la composition d’un type grotesque, il entre autre chose que du difforme : il y a un peu de ce mélange du comique et du sublime qui constitue le drame. Dans le grotesque, la difformité est peinte de façon à ce que le rire soit dominé par un sentiment sérieux, par la pitié ou la sympathie, par l’admiration ou la terreur.
Toutes les formes monstrueuses inventées par le moyen âge, et mêlées dans les cathédrales et dans les poèmes chevaleresques aux types héroïques, ne sont point imaginées pour rendre le mal qu’elles représentent comique et risible, mais terrible et haïssable. L’art classique, au contraire, se jouait en sceptique de la difformité ; il n’osait jamais aborder franchement la peinture du mal dans toute sa laideur, de peur d’être obligé de cesser de rire devant lui. Les Satyres et les Faunes, qui représentent moralement les mêmes vils instincts, ne sont point physiquement horribles comme nos démons du moyen âge.
D’un autre côté, la poésie classique est impitoyable pour ses types comiques ; elle n’admet pas que la laideur physique puisse cacher la beauté morale, et que la difformité morale puisse se corriger. Homère ne laisse rien à Thersite qui puisse l’aider à se réhabiliter ; Thersite est complètement laid et vicieux, comme Achille est complètement beau. Les comiques d’Aristophane ne conservent aucun trait qui puisse les rendre intéressants. Quand le poète s’empare d’un personnage pour le faire entrer dans le domaine de la comédie, il ne lui concède pas même l’ombre d’une vertu, ce personnage fût-il Socrate. Dans la poésie moderne, au contraire, dans Shakespeare, par exemple, les personnages difformes ou vicieux, Caliban, Falstaff, Richard III, Iago lui-même, conservent tous quelque chose qui les relève plus ou moins ; ils n’excluent pas toute sympathie. Par là ces types sont plus humainement vrais ; car rien de ce qui est humain n’est absolu, ni en bien, ni en mal.
Ainsi les types grotesques dans l’art moderne sont : ou tellement monstrueux et terribles qu’ils engendrent de prime abord l’effroi et la haine comme une apparition directe du mal ; ce sont alors des types extra-humains, bêtes horribles et démons ; ou bien, quand ils ont figure humaine, ils conservent dans leur difformité un élément qui nous fait entrevoir la possibilité d’une régénération, d’une métamorphose ; physiquement laids, ils renferment une beauté morale ; coupables, ils ont ou le remords, ou la souffrance ou une passion sympathique, ou un grand courage ; aucun d’eux enfin ne nous apparaît comme irrévocablement condamné.
Les Grecs ne poussent jamais la peinture du difforme jusqu’à l’horrible, jusqu’au terrifiant ; ils se plaisent dans ce milieu où la difformité fait naître la raillerie au lieu de l’effroi, parce que leur nature sceptique recule devant tout sentiment trop religieux. Quand ils peignent un personnage lâche, méchant, ridicule, ils ne songent point à nous faire comprendre que ce qui est aujourd’hui difforme et corrompu peut être racheté demain par un effort, par un sacrifice ; car ils ne possèdent ni la croyance chrétienne de la réhabilitation, ni le sentiment chrétien de la miséricorde. Le difforme, en un mot, comme le beau, le bien comme le mal, sont renfermés chez eux dans une région moyenne, dans un juste milieu exclusif de l’idée d’infini. L’amour et la terreur sont deux extrêmes qui sont parfois bien près de se toucher. À égale distance de l’un et de l’autre, mais sans pouvoir conduire ni à l’un ni à l’autre, siège, enfermé dans lui-même, l’esprit infécond et destructeur par excellence, l’esprit de moquerie. Le comique des anciens ne dépasse jamais cette région. Le grotesque de l’art chrétien n’a qu’un pied dans la sphère du rire ; il s’élance ou vers la terreur, ou vers l’amour, à travers la mélancolie et la pitié. Or la terreur ainsi que l’amour nous fait communiquer avec l’infini, ce sont deux sentiments religieux ; voilà pourquoi l’art religieux du moyen âge admettait le grotesque.
En disant que le grotesque est de création moderne, que c’est le comique réformé par le christianisme, nous n’avons pas la prétention de faire rentrer dans le grotesque toutes les productions chrétiennes, par la date, qui appartiennent à la comédie. Ces œuvres sont nées de l’imitation des anciens, elles dérivent de l’art classique. Chez tous les poètes inspirés du moyen âge, de l’esprit chrétien et moderne, ce qui est chez les autres du comique devient du grotesque. Chez eux l’ironie n’est jamais exclusivement rieuse ; elle se nuance ou de terreur, ou de pitié, ou de sympathie, ou de mélancolie ; ainsi de Dante, de Shakespeare, de Milton, des dramatiques espagnols, souvent même des poètes touchés par l’esprit de la renaissance, tels qu’Arioste et Cervantes.
X
L’histoire et les théories ne valent que par leurs conclusions pratiques, par le criterium qu’elles fournissent pour juger les faits présents et les corriger si c’est possible. Il ne ressort pas sans doute de cette étude sur l’ironie une impression très favorable au genre comique, à toutes les œuvres qui ont pour principe la moquerie. Nous ne saurions nous défendre d’un profond dégoût pour les railleurs, même les plus illustres ; et c’est à nos yeux une richesse peu honorable du génie national que cet esprit gaulois dont on évoque le prestige, toutes les fois que le cynisme et la bouffonnerie sont en cause avec un mauvais livre, ou un nom bassement populaire. Quand se manifeste chez une nation, surtout chez la nôtre, une recrudescence du génie railleur, c’est un triste symptôme poétique et moral, et nous ajouterions politique, si nous n’avions crainte de trop étendre la question. Il nous est cependant impossible de ne pas constater, en dressant le bilan littéraire des douze dernières années, combien se sont multipliées les œuvres qui se rattachent à l’ironie. On va nous rappeler bien de nobles écrits et nous interdire de regarder ce qui se passe en dehors de la sphère vraiment littéraire. Mais si cette multitude de pièces de théâtre, de livres et de journaux auxquels nous songeons, n’ont pas de place dans la littérature et d’existence pour la critique, ils jouent un joie immense dans la formation de l’esprit public.
Il ne faut pas oublier que depuis soixante ans les conditions de l’influence littéraire ont complètement changé. Aujourd’hui, comme jadis, un bon livre, qui atteint un grand succès, n’a pas plus de trois mille lecteurs judicieux ; mais, de plus que jadis, un écrit subversif trouve aujourd’hui cinq cent mille lecteurs qui n’ouvraient autrefois ni les bons, ni les mauvais livres, et qui désormais choisissent infailliblement les pires. Dans l’ère où nous sommes, en littérature comme en tout le reste, les grandes influences s’exercent par en bas. C’est entre les auteurs qui ne savent pas écrire et les lecteurs qui savent lire à peine que se passe le grand mouvement intellectuel dans notre société bouleversée. Il ne faut pas craindre de trop se baisser en dehors de la littérature des honnêtes gens pour juger ce qui s’agite entre le public et la presse. Vous gémissez des grands journaux et des grandes brochures qui pénètrent dans vos salons, des grands théâtres où vous allez parfois ; que diriez-vous des petits journaux, des petits théâtres, des petits livres, dont vous ignorez le nom et qui font l’éducation d’un million d’hommes ? Si la critique littéraire doit les oublier, la critique morale en doit tenir compte comme de l’aliment presque universel. J’y note aujourd’hui ce seul point : la prépondérance du genre bouffon et de la raillerie cynique. Dans une région mieux fréquentée de la presse, voyez combien se sont multipliées ces publications qui vivent de bouffonnerie et de personnalités, ce qu’on appelle les petits journaux ; et combien les plus graves élargissent chez eux chaque jour le domaine de la frivolité dans ces plats et scandaleux commérages qu’on appelle des Chroniques ! Il semble, à lire certaines feuilles réputées sérieuses, que la curiosité des laquais ait remplacé chez nous le noble souci des affaires publiques.
Ce goût de la basse plaisanterie et du scandale se trahit à propos des plus graves questions. On est sûr de se faire applaudir, ou du moins rechercher, en traitant sur le ton du persiflage les sujets qui commandent le sérieux, sinon le respect. La raison et l’honnêteté française sont destinées il expier longuement la gloire que nous a donnée Voltaire et que nous lui avons trop bien rendue. Le grand railleur subirait lui-même de tristes mécomptes dans sa postérité. Il était peu démocrate de sa nature et prétendait ne divertir que la bonne compagnie. Quel châtiment que de tels héritiers ! Il sort aujourd’hui de petits Voltaire de tous les ruisseaux de Paris, et de la province, qui pis est. Au fond, toutes ces âmes sont pareilles, quelle que soit la finesse du langage ; les railleurs de tous les temps et de tous les talents ont le même ennemi, la même tactique, les mêmes alliés. L’ennemi, c’est tout ce qui s’élève au-dessus d’un facile matérialisme, tout ce qui contredit les grossiers intérêts ; c’est la religion, la liberté, la poésie, toute distinction que l’on déteste, parce qu’on ne saurait l’atteindre ; l’arme éternelle, c’est le persiflage et ce simulacre de la raison qui se fait prendre pour le sens commun, parce qu’il est vulgaire ; l’allié, c’est la force brutale, qu’elle soit représentée par les passions d’un despote ou par celles de la multitude. Tous ces ironiques, du petit au grand, avant de se donner cette attitude martiale, ce vernis d’indépendance et d’audace qu’on suppose aux agresseurs des principes vénérables, commencent par flairer de quel côté est la vraie puissance du moment. Est-ce l’opinion populaire ou bourgeoise ? est-ce une cour, est-ce une caste, est-ce une police ? Et dans leurs plus grands excès, cette chose qui tient la renommée, l’argent ou le bâton, leur est toujours sacrée. Rabelais meurt dans son lit pourvu d’une grosse prébende et protégé d’un prince de l’Église, pendant qu’on brûle autour de lui son ami Étienne Dolet et d’autres réformateurs naïfs. Molière, pour aller droit au plus honnête et au plus illustre, achète par les bassesses d’Amphitryon le droit d’attaquer les marquis et les dévots qui tremblent moins que lui devant Jupiter. Voltaire flatte les courtisanes de Louis XV pour déshonorer en paix la vierge de Domrémy.
Je m’arrête à l’entrée de notre siècle ; mais les ricaneurs subalternes ne s’arrêtent pas. Après Voltaire cependant la grande veine est tarie ; le génie du persiflage n’a plus ni beaucoup de mal à faire ni beaucoup de gloire à ramasser. Mais la seule vogue de ces basses productions est un triste symptôme. L’instinct dominant de l’ironie, le rire cynique est le caractère des époques et des nations serviles, comme le poignard est leur arme. Cette arme sert très efficacement les mauvaises causes ; elle est impuissante au service des bonnes. Voltaire passerait avec tout son arsenal au service de la religion et de la pudeur, que les vrais amis des causes saintes devraient congédier un tel auxiliaire. Il ne rendrait pas l’erreur plus haïssable et risquerait de rendre la vérité odieuse. Est-ce à dire que les pures croyances et le sentiment de l’honneur doivent rester désarmés ? Les âmes enthousiastes, les esprits convaincus, ont aussi leurs instruments de guerre, une armure défensive qui, rien qu’à se tenir debout et ferme, sait rendre tous les coups en les repoussant. Dans la bonne ou la mauvaise fortune, cette arme des nobles idées et des nobles cœurs, ce n’est pas le sarcasme et la moquerie ; c’est l’indignation et le mépris. La flèche du rire est empoisonnée comme celle de l’assassin et du sauvage, l’indignation frappe à découvert et sans mettre de venin à son acier. Elle est plus dangereuse à celui qui s’en sert, plus difficile à manier, et plus lente ; mais d’un seul coup elle peut abattre ce que mille sarcasmes n’auraient pas ébranlé. Le mépris, dans son silence même, n’a-t-il pas une force agressive ? Quel éclat d’ironie blesserait plus sûrement qu’un impassible dédain ? Mais c’est peu de blesser l’ennemi pour servir les bonnes causes, pour sauver de l’ironie subversive les sanctuaires où se portent ses coups. Il est plus utile de faire aimer ce que l’on défend que de faire haïr ce que l’on attaque. La meilleure et la plus digne façon de combattre le mal, c’est de rendre au bien un éclatant témoignage, de le parer avec ferveur de toutes les beautés qui lui sont propres, de le montrer à tous ce qu’il est réellement : si souriant, si séduisant, si adorable, qu’on oublie, à le voir, ce qui n’est pas lui. C’est là l’œuvre des esprits et des principes contraires aux principes d’ironie, c’est l’œuvre des âmes douées de respect, de sympathie, d’enthousiasme ; c’est l’œuvre, en un mot, de la poésie.
IX. De la tradition française en littérature
I
Il est des moments où les peuples, comme les artistes, ceux-là surtout qui sont dans toute leur vigueur, doivent faire sur eux-mêmes un retour critique, une sorte d’examen de conscience. Ils y gagnent une connaissance plus exacte de leurs ressources et de leur génie particulier, un sentiment plus vif de la mission qui leur est assignée, une détermination plus juste des voies qu’ils doivent suivre pour se conformer librement aux vues de la Providence.
Chaque peuple a une mission spéciale dans l’achèvement de l’œuvre humaine ; c’est là un principe que la philosophie a le droit de poser avant que l’histoire le démontre, car il découle des idées primordiales, que la création a un but, que l’homme a un but dans la création ; nier ces vérités, c’est nier la Providence elle-même. Dans chacun des ouvrages de Dieu, l’unité de l’action et du but se combine avec la variété et la multiplicité des moyens. Chaque être vivant est une réunion de facultés différentes. Relativement à l’œuvre que l’humanité doit accomplir, il est permis de la considérer comme un grand être dont les nations sont les organes divers. La pensée humaine se développe à travers les âges comme une vaste symphonie dont chaque peuple est un instrument, et dont l’accord est maintenu par le suprême régulateur des choses. Ce rôle particulier que joue un peuple dans l’ensemble de l’humanité, c’est là ce qui constitue et ce qui nous révèle son génie. Énergie spontanée et persistante, principe créateur par lui-même, le génie d’un peuple produit ses mœurs, ses institutions politiques, ses arts, sa littérature, et leur donne le caractère et la physionomie qui les distinguent : dans chacune de ces manifestations de la vie nationale le génie de la race se retrouvera tout entier.
Pour bien déterminer ce génie des races, l’étude des littératures est la méthode par excellence ; elle est la seule quand il s’agit d’une société détruite. La religion, l’organisation sociale, l’art même d’un peuple éteint, ne subsistent plus que dans ses monuments littéraires. Qu’est-il resté du culte de Minerve ou de Vesta, de la démocratie d’Athènes ou du patriciat romain, où trouver quelque parcelle intacte et vivantes des cités antiques ? La littérature a survécu seule à ces ruines ; il n’y a plus ni de consuls ni d’Archonte-roi, ni de Sénat romain, ni d’Amphictyons, mais il nous reste encore Homère, Platon et Virgile. Les œuvres les plus durables des arts subissent elles-mêmes l’action du temps ; encore quelques années et plus rien ne subsistera du ciseau de Phidias. Autour des Pyramides elles-mêmes la pensée peut entasser le nombre de siècles qui doit ensevelir ces géants de granit sous les sables du désert ; mais tant que l’homme restera l’homme, tant qu’il aura le sentiment de l’idéal pour s’élancer vers l’avenir, et la mémoire pour communier avec le passé, le Phédon et l’Iliade se transmettront d’une génération à l’autre, aussi pleins de vie, aussi jeunes qu’à l’heure où ces œuvres divines sortirent tout armées du cerveau rayonnant de la Grèce. Glorieux attribut de la poésie ! tandis que les plus grandes choses entre celles qui se réalisent à l’aide de la matière sont destinées, comme la matière, à périr, les fruits de la pensée pure sont immortels comme l’esprit qui les a conçus. La littérature est donc la plus durable des manifestations de la vie d’un peuple ; c’est surtout à travers leur littérature que l’avenir jugera les nations. Si l’influence qu’une race exerce par la politique et par les armes ne finit pas avec cette race, elle est du moins bornée par les distances et par les siècles ; ni l’espace ni le temps ne limitent l’action de la poésie.
Avec quelle conscience, avec quel amour, devons-nous donc étudier la littérature de la patrie, puisqu’il s’agit pour nous, en pénétrant dans l’intimité du génie national, d’apprendre à connaître un but auquel nous devons tous concourir ; d’acquérir l’intelligence et l’amour d’une de ces missions qui font la grandeur d’un peuple devant Dieu et devant l’humanité ! Si Dieu donne à chaque peuple et à chaque homme une aptitude, une énergie spéciale, ce génie dont il les doue n’est pas un instinct aveugle qui les entraîne, il est possible d’y résister, de le faire dévier, de l’étouffer même ; c’est pour cela qu’il y a de la gloire à s’y dévouer, à l’agrandir. S’il y a des peuples comme des hommes éternellement illustres, c’est que les peuples comme les hommes sont libres dans le dévouement à leur génie et à leur mission. Or, puisqu’il est un moment où les peuples doivent suivre leur génie avec réflexion et par choix, il faut que dans l’étude de leur passé politique ou littéraire ils recherchent, plus encore peut-être que les théories générales d’art et de gouvernement, une conscience bien distincte de leurs facultés, des lois de leur propre nature.
II
Chaque nation, au point de vue littéraire comme dans l’ensemble de son histoire, peut être considérée comme un artiste ayant ses qualités et ses défauts particuliers. Pour critiquer un artiste avec sagesse et lui donner des conseils profitables, il ne suffit pas de posséder la philosophie de l’art en soi, la poétique abstraite et générale ; il faut d’abord étudier l’artiste lui-même, connaître à fond ses tendances natives, ses passions, ses préjugés et les limites de ses forces. C’est surtout dans la pratique des arts et de la littérature qu’en dépit des systèmes, le naturel finit toujours par l’emporter ; plus l’artiste a de sève et de vigueur, et plus il est rebelle à toute éducation qui prétendrait changer la nature de son talent. Une critique trop générale et trop systématique risque de faire perdre au poète toutes les qualités qui lui sont propres, sans lui rien faire acquérir de ce qui manque à son organisation.
Le premier but de la critique appliquée à l’ensemble d’une littérature, et surtout à la littérature de notre pays, est donc de bien connaître le génie national. Le génie d’un peuple se manifeste dans tous les produits de son activité, dans tous les aspects de son caractère. En l’étudiant dans sa littérature, il est indispensable de le considérer aussi dans ses origines, dans son tempérament et dans son histoire.
De même que le corps humain est une réunion d’organes au service d’une intelligence, de même une nation est un grand corps physiquement organisé pour le service d’une idée ; et comme la physiologie de l’homme est merveilleusement propre à servir l’étude de la psychologie et de la morale, la physiologie d’une nation, c’est-à-dire l’étude de ses conditions de race et de climat, sert puissamment à faire connaître la philosophie de son histoire, à découvrir la loi de sa destinée.
Jetons donc un rapide coup d’œil sur les origines de la nation française et sur le sol qu’elle habite.
Il est, au centre de la partie la plus tempérée du globe, une terre dont les pieds se réchauffent au bord des mêmes flots où baignent les rivages enflammés de l’Afrique, tandis que les brises fortifiantes du Nord rafraîchissent son front sans le glacer. Cette terre, ouverte du côté de l’Orient, laisse arriver jusqu’à elle toutes les traditions, tous les enseignements du passé, et son bras, tendu vers l’Occident, semble donner la main aux régions de l’avenir. La sève qui circule dans ce sol a tour à tour l’effervescence passionnée du Midi et la lenteur puissante du Septentrion. Sur cette terre la végétation est à la fois forte et contenue ; le mélèze et le sapin ombragent ses montagnes, l’olivier et l’oranger y mûrissent penchés sur une mer d’azur. Elle paraît destinée par la nature à présenter un abrégé de tous les climats. Cette terre privilégiée, c’est le noble pays de France.
Toutes les races d’hommes sont venues mêler leur sang au sang de ses enfants : la Grèce divine a jeté des essaims sur ses rives méridionales ; les Cimbres et les Goths sont sortis pour la visiter des forêts de la Scandinavie ; les Huns et les Vandales ont quitté pour elle les steppes centrales de l’Asie ; les tribus indo-germaniques se sont répandues pour y arriver des sommets de l’Himalaya jusqu’aux bords du Rhin ; chez elle, Rome a laissé des villes à chaque campement de ses légions ; les hordes sarrasines ont passé la mer pour apporter quelques gouttes de sang arabe au sang de ses hardis cavaliers. Nulle part un mélange plus égal, une fusion plus intime de toutes les familles humaines n’a préparé un organe plus souple et plus docile à l’harmonieuse intelligence de toutes les idées, à l’universelle sympathie pour tout ce qui porte le nom d’homme. Nulle part ailleurs que sur ce sol, où devait se développer la grande idée de l’unité humaine, les différences de caractère ne se sont mieux combinées, les individualités de race ne se sont plus effacées pour laisser subsister dans leur généralité idéale les traits essentiels de l’homme ; nulle part l’homme n’apparaît plus libre de la nature, plus dégagé de toute fatalité de sang et de climat ; nulle part les fils d’Adam n’ont scellé par un embrassement plus étroit la reconnaissance formelle de leur fraternité.
Ainsi le caractère originel de la nation française, c’est de provenir d’une fusion des races les plus diverses, de n’être asservie à aucune prédominance exclusive dans le sang et dans les aptitudes intellectuelles ; d’où résulte une capacité merveilleuse pour recevoir toute idée, pour tout comprendre, pour emprunter à chaque peuple ce qu’il y a de général, de plus universellement humain dans sa pensée, et pour le transmettre à celui dont l’esprit est différent. De là enfin l’éminente faculté de servir de lien aux originalités les plus antipathiques et de donner aux produits variables de l’imagination la forme immuable de la raison.
Parmi tous les peuples qui tour à tour ont sillonné le sol des vieilles Gaules, il n’en est donc pas un qui puisse revendiquer à lui seul la paternité de la nation française. Cependant la race qui fut en possession de cette terre avant le mélange des peuples, et qui dut fournir le plus de matériaux à cette transformation, a marqué le type français d’une empreinte plus particulière ; elle a été pour nous comme le sein maternel dans lequel notre enfantement s’est accompli ; c’est avec elle que nous avons conservé les plus intimes affinités morales ; les autres races sont venues doter notre intelligence, celle-là nous a transmis son cœur. Le peuple de France a conservé cette promptitude à l’action, cet héroïsme guerrier, cette bonté native, cette sympathie entraînante qui, déjà du temps de Strabon, faisait dire de nos ancêtres gaulois : « Ils sont rapides et spontanés et prennent volontiers en main la cause de celui qu’on opprime. »
L’esprit français n’est spécialement ni l’esprit religieux, ni l’esprit des arts, ni l’esprit poétique, ni l’esprit utilitaire ; c’est par excellence l’esprit humain. Mais quoique la race française ne provienne point exclusivement d’une seule race, le génie français se rattache néanmoins à une tradition particulière, il n’est pas seulement fils de ses œuvres, il peut citer des aïeux. L’intelligence française représente d’une manière abstraite et générale le génie même de l’humanité, et l’humanité vit de la tradition. Chaque situation de l’esprit humain est née d’une situation antérieure. L’époque intellectuelle à laquelle préside la France a donc ses racines dans une autre époque représentée par un autre peuple. Ce n’est pas d’aujourd’hui et en France seulement que l’humanité est arrivée à la conscience d’elle-même, qu’elle s’est distinguée de la nature, et qu’elle travaille à prendre sa véritable place dans la création. L’antiquité avait commencé cette grande œuvre. Ce n’est pas en vain qu’Athènes et Rome se partagent le respect et l’enthousiasme des peuples de l’Occident, et que la Grèce est saluée par eux du nom de mère de la civilisation moderne.
Le génie français, malgré tout ce qu’il a d’essentiellement neuf et d’original dans son universalité, le génie français est fils d’une tradition, mais cette tradition n’est ni gauloise ni germanique, elle est par-dessus tout grecque et romaine.
III
Ce n’est point par un pur caprice de nos grands écrivains que la littérature française a suivi jusqu’à nos jours les voies grecque et latine. Les deux derniers siècles croyaient, il est vrai, n’obéir qu’à leur admiration pour les modèles antiques ; mais c’est d’une cause plus essentielle que dérive la physionomie latine de la plupart de nos poètes. Quand commença notre grande époque littéraire, l’élément latin avait triomphé de tous ceux qui fermentèrent dans le moyen âge pour constituer l’ensemble de notre nationalité. Les origines du droit, de la politique et de la langue proviennent surtout de sources romaines. Sans doute, le christianisme eut la plus large action sur le monde moderne, mais la civilisation qu’apportait le christianisme à l’Europe renouvelée par la conquête germanique, c’était la civilisation de Rome dans tout ce qui n’était pas fondamentalement contraire au génie de l’Évangile. L’idée qui dirige les sociétés actuelles et surtout la France, l’idée de l’unité humaine, a son premier germe dans l’antiquité. Le christianisme a donné la sanction religieuse à ce sentiment, il peut en revendiquer le côté le plus tendre et le plus idéal ; il l’a agrandi jusqu’au dogme de la fraternité ; mais on peut dire que la véritable notion de l’humanité date du jour où, pour la première fois, l’homme a eu conscience de sa distinction d’avec Dieu et l’univers et s’est posé en rival devant la nature. Ce jour suprême où l’histoire se dégage de la cosmogonie et du mythe, c’est le soleil de la Grèce qui l’a éclairé.
Avant la Grèce, l’homme était courbé sous une fatalité immobile ; les formes religieuses, les mœurs, l’organisation politique pesaient sur lui, sans que sa raison, sa personnalité eussent en rien contribué à sa destinée ; c’était un enfant qui n’avait pas encore fait acte de libre arbitre, un nourrisson emmailloté que la nature d’Orient tenait encore suspendu à ses enivrantes mamelles. La Grèce a vu naître trois choses, toutes les trois conquises sur la domination de la nature, toutes les trois d’origine humaine : l’art, la philosophie, la liberté, voilà ces trois dons que la Grèce a faits au monde ; c’est par eux qu’elle devient la seconde patrie de tout homme qui pense.
Dans l’art, tel que les Grecs l’ont fondé, l’homme se prend lui-même pour type dans la recherche du beau ; la forme humaine est l’éternel objet de son étude ; c’est à travers la forme humaine qu’il perçoit l’idéal.
Dans la philosophie, c’est encore l’homme, l’homme seul qui se déclare en possession de tous les instruments de la vérité et prétend ne plus la tenir d’une initiation mystérieuse, mais la chercher et la conquérir par les seules forces de sa raison.
Dans le gouvernement libre, c’est la conscience, c’est la volonté humaine qui est considérée comme point de départ du pouvoir social. L’homme brise la fatalité des castes ; il rédige lui-même ses lois, il ne les reçoit plus toutes faites d’un législateur divin.
Rome emprunta de la Grèce l’art et la philosophie sans y rien ajouter ; mais elle mit au monde deux choses nouvelles, aussi grandes que le nom romain, le droit civil et le droit politique. La Grèce ne s’était pas élevée dans la politique au-dessus de l’idée des nationalités isolées et hostiles, la cité grecque avait constamment repoussé le barbare, comme son Olympe repoussait les dieux étrangers. Le Panthéon romain, au contraire, s’enrichit de tous les dieux, à mesure que la cité romaine s’élargissait pour admettre dans son sein tous les peuples vaincus. Rome eut la première pensée de la cité universelle ; son existence fut un long travail d’assimilation ; mais le principe vivifiant, tenu en réserve par le christianisme, lui manquait pour achever ce travail. Elle avait conçu par l’égoïsme l’idée sainte de l’unité du genre humain et voulut la réaliser par la force. Il était réservé à une nation chrétienne de concevoir cette idée par le dogme de la charité, et de la poursuivre par le dévouement. Toute l’histoire de la France, jusqu’à nos jours, prouve qu’elle avait accepté cette mission ; pour l’accomplir, elle avait hérité de Rome la vertu militaire, le génie pratique et le génie du droit, enfin la puissance assimilatrice.
L’esprit français excelle à s’emparer d’une idée confuse encore dans l’esprit d’un autre peuple, à la dépouiller de son enveloppe individuelle pour la présenter sous son aspect le plus abstrait et le plus humain. Cette faculté, poussée à si haut point, tient sans doute en partie à l’organisation physiologique de notre race constituée en vue de l’assimilation et de l’universalité ; mais elle provient aussi beaucoup de son éducation et de ses traditions, et, dans cette éducation, tout ce qui ne vient pas du christianisme vient de Rome et de la Grèce. Le sentiment de liberté et d’humanité, qui s’est développé avec tant de puissance dans l’esprit français, était contenu en germe dans la Grèce ; il nous est arrivé avec les conquérants romains, et par l’intermédiaire du christianisme, enrichi des lettres et de la civilisation antiques.
Notre nationalité s’est formée par l’expulsion des éléments germaniques au profit des éléments gallo-romains. Pendant toute la durée du moyen âge, le génie germanique et le génie gallo-romain se sont trouvés en présence sur le sol de la France ; les communes en face des seigneurs, la cité en face de la caste, le droit écrit en face des coutumes, l’unité d’empire, l’idée monarchique en face de l’individualisme aristocratique, la milice pacifique des clercs et des légistes en face de la turbulente féodalité. Il y a plus de deux siècles que la victoire est décidée.
Au moment où les traditions romaines triomphaient ainsi dans le droit et dans la politique, dans les manifestations les plus actives de la vie nationale, il était impossible que le même fait ne se produisît pas dans les lettres. Aussi, depuis cette époque, l’imitation de l’antiquité devient la loi générale de nos poètes ; ils reproduisent Rome et la Grèce avec l’infériorité de toute copie dans ce qu’ils empruntent servilement ; mais aussi, en maint détail, avec cette supériorité qu’ils doivent au christianisme, quand ils obéissent, souvent à leur insu, à leurs croyances religieuses.
Ainsi le génie français, dans ses traditions littéraires, se rattache surtout à la Grèce et à Rome par ses traits les plus saillants, la conscience de la liberté morale, la prépondérance de la raison sur l’imagination, la puissance assimilatrice ; enfin par le sentiment de l’unité humaine dont le christianisme est venu faire la sainte croyance au dogme de la fraternité, la sympathie universelle et l’esprit de dévouement.
Le génie d’un peuple, avons-nous dit, se manifeste dans toutes les productions de l’activité nationale, dans la philosophie et dans les mœurs, dans la politique et dans l’art. Une nation dans toutes les branches de son développement reste identique à elle-même. Aurons-nous besoin de démontrer que le génie de la littérature française et celui de la langue française sont un seul et même génie ? Cette empreinte caractéristique dont la constitution particulière de chacun de nous marque nos actions et nos idées, ces traits de famille qui existent nécessairement dans tout ce qui provient du même peuple, ne doivent-ils pas se rencontrer surtout entre sa langue et sa littérature ? Les mots d’une langue sont à une littérature comme sont à un monument achevé les matériaux qui ont servi à le construire et qui, avant d’y recevoir leur place, ont reçu leur forme elle-même de la pensée de l’architecte.
Une langue n’est-elle pas un ensemble de signes dont la loi est d’être en rapport exact avec les idées qu’ils représentent ? Toute œuvre littéraire est elle-même un signe complexe, un grand symbole résultant de la réunion de ces signes partiels, et qui formule une pensée générale comme un mot formule une idée particulière. La loi d’une littérature est donc d’être en parfaite analogie avec la langue qu’elle emploie.
IV
Examinons sommairement les caractères principaux de la langue française.
Notre langue est formée des débris de plusieurs idiomes comme la nation qui la parle est formée du mélange de plusieurs nations ; elle n’est pas dans son origine le produit d’une seule race, et contemporaine de cette race comme la langue germanique. Pour arriver à la physionomie puissamment caractérisée qui la distingue, elle a traversé plus qu’aucune autre, une lente série de développements ; comme notre unité nationale elle a mis longtemps pour arriver à sa perfection.
Considérée d’après la manière dont les mots s’y engendrent, cette langue n’offre pas de signes radicaux qui lui soient propres et sur lesquels aient germé des familles entières de mots tous réductibles au mot primordial ; elle ne peut pas, comme la langue grecque ou la langue allemande, créer des mots nouveaux par la juxtaposition et la combinaison des mots anciens ; d’où il résulte, qu’à part des cas très rares, lorsqu’elle veut s’enrichir d’une expression devenue nécessaire, elle en emprunte les éléments à un idiome étranger.
De nombreux dialectes ont contribué à la former ; jusqu’ici la linguistique la plus avancée n’a pu découvrir pour quelle part y entrait au juste l’idiome indigène des vieilles Gaules ; il est reconnu cependant que l’élément celtique s’y est maintenu contre les dialectes des envahisseurs barbares. Elle emprunta peu de chose aux tribus germaniques. Les modifications les plus essentielles qu’elle reçut provinrent de la langue qu’importa chez nos pères Rome civilisatrice et conquérante, de la langue latine.
Il est toutefois bien remarquable qu’en empruntant au latin ce qu’on nous permettra d’appeler la matière de la langue, c’est-à-dire les syllabes fondamentales des mots, la France, en façonnant sa langue, a complètement changé l’esprit et les formes essentielles, le caractère intime de la langue latine ; si bien que le génie du français est devenu contraire en tout point à celui du latin, de même que le génie de la nation, tout en se rattachant au génie romain, s’appuie sur des principes tout à fait opposés.
Le français est analytique et positif ; le latin est synthétique et amphibologique. Le latin fut la langue des jurisconsultes, merveilleusement propre à aider l’interprétation du préteur cherchant à éluder les textes et l’avocat subtilisant avec son adversaire. Le français est la langue de la philosophie rationnelle, de la politique, mais d’une politique franche et sans arrière-pensée.
Si, laissant cette comparaison des deux langues, nous continuons à énumérer les caractères distinctifs de la nôtre, nous trouverons que la clarté qui la caractérise s’allie au défaut de concision ; les phrases y sont surchargées de mots auxiliaires, c’est celle peut-être entre tous les idiomes modernes qui met en œuvre le plus grand nombre de syllabes pour rendre la même idée.
Toujours soumise aux lois de l’analogie, elle sait admirablement définir, elle ne laisse rien subsister de vague et d’indéterminé dans l’expression ni dans la pensée. Comparativement moins abondante que les autres langues modernes, elle n’a pas pour la même idée cette multiplicité de mots dont chacun indique une nuance ou un degré ; ce qui, joint à l’excessive délicatesse que le langage littéraire doit chez nous à son origine aristocratique, nécessite l’emploi fréquent des périphrases et nuit à l’énergie. Cette difficulté même à l’écrire d’une façon énergique et serrée sans cesser d’être pure et grammaticale concourt à la perfection du style ; une fois qu’une idée a été rendue en français sous sa véritable expression, dans un beau vers, dans une phrase bien faite, il semble que cette forme soit la seule possible pour la même pensée, elle acquiert quelque chose d’indélébile. Ainsi, dans la sculpture, plus la matière est dure au ciseau, plus l’œuvre est assurée de vivre.
Cette langue ne se prête point à l’improvisation, elle, n’est point populaire ; comme elle abonde en règles conventionnelles, elle servirait mal une imagination sans culture. Nulle intelligence ne la façonne à son gré et ne la domine, le génie lui-même est souvent dominé par elle.
Voilà pour l’esprit de la langue française ; si nous considérons maintenant chez elle les propriétés physiques, c’est-à-dire le son, elle nous apparaîtra presque totalement dépourvue de l’élément musical, c’est une langue qui n’a pas d’accent ; parler le français avec un accent, c’est le parler mal. Il est pauvre en syllabes sonores, surtout dans les désinences ; ce que nous appelons l’é muet est une particularité de notre idiome ; on peut obtenir de lui une phrase pleine de mouvement et qui ne sera pas dépourvue de nombre, mais qui n’atteindra jamais l’harmonie éclatante des langues méridionales.
En partant de ces idées sur la langue française, ne pourrait-on pas se former à priori une notion de la littérature à laquelle cette langue fournit les signes nécessaires pour la manifestation de la pensée ?
V
Toute littérature, c’est-à-dire tout ensemble de monuments dans lesquels une société exprime son génie à l’aide de la parole, toute littérature affecte deux formes différentes : la poésie et la prose. Chacune de ces deux formes correspond à l’une des deux natures de l’homme. Par la raison et par le cœur, l’homme participe à la nature infinie, au monde divin ; par les sens et par le corps il participe à la nature physique, au monde fini. Cette dualité de l’homme, qui se manifeste d’une manière si éclatante dans l’histoire de l’espèce comme dans la vie de chaque individu, sert de point de départ à deux ordres distincts qui se retrouvent dans tous les genres de développements de l’humanité. Il y a dans l’art l’idée et la forme ; il y a dans la parole la pensée et le langage ; il y a dans la société le droit et le pouvoir qui veille à la réalisation du droit ; il y a dans la vie de l’homme la méditation et l’action ; toujours l’esprit à côté de la matière, le fini à côté de l’infini.
En étudiant les deux formes de la littérature par rapport à ce double élément de la nature humaine, c’est la poésie qui nous apparaît bien vite comme dérivant du sentiment de l’infini ; elle habite les régions spéculatives de l’âme, elle est en dehors et au-dessus du monde de l’action. La prose, au contraire, est le langage de la vie pratique, de la réalité matérielle.
Toute langue participe plus ou moins spécialement à l’une de ces deux natures, selon que l’intelligence du peuple qui l’a façonnée pour son usage est plus ou moins portée vers la contemplation ou vers l’action. Chaque langue a donc une aptitude plus prononcée pour servir d’interprète à la prose ou à la poésie.
À laquelle de ces deux formes la langue française, d’après ses caractères généraux, paraît-elle le plus favorable ? Est-ce à la poésie ?
La poésie est la forme par excellence de la pensée, parce qu’elle est plus complète, parce qu’elle renferme plus de vie, parce qu’elle est plus conforme à la manière dont se manifeste la pensée divine dont le langage est la création universelle, c’est-à-dire une véritable œuvre d’art, un vaste ensemble de signes exprimant dans les limites du fini les idées infinies qui sont en Dieu. La poésie, qui s’efforce en manifestant l’idée de la revêtir de l’image sensible qui lui correspond, mérite donc, dans l’acception la plus rigoureuse, ce nom de langue des dieux que l’antiquité lui donna, car c’est sous la forme la plus analogue à la poésie que se manifeste l’intelligence divine.
Dieu a réalisé sa pensée dans une œuvre d’art et non pas dans une formule abstraite. La création universelle, où l’idée n’existe pas sans l’image, est la pensée de Dieu réalisée, c’est l’acte par excellence de poésie.
Le genre de poésie qui s’exprime par le langage, la poésie parlée, peut être considérée à son tour sous deux points de vue : dans l’essence même qui la constitue et dans la forme qu’elle revêt, dans l’idée et dans l’expression ; il y a, en un mot, la poésie en elle-même et la versification. En laissant de côté la question de savoir jusqu’à quel point la versification est nécessaire à la poésie, nous nous bornerons à constater que chez tous les peuples la poésie et le vers ont toujours paru destinés à s’unir.
La versification est un arrangement des mots qui n’est point arbitrairement fixé et qui a surtout pour but de donner au langage un caractère musical plus prononcé ; de le rendre imitatif du mouvement et de l’accent particuliers à chaque ordre de pensées aussi bien qu’à chaque être matériel ; de le revêtir de l’harmonie, un des caractères essentiels de tout ce qui est vivant. Le dessin même, la couleur et l’éclat des images que le poète emploie, ont singulièrement à gagner dans cet arrangement des mots qui semble d’abord n’avoir pour but que l’effet musical.
La langue française est peu sonore, elle est pauvre d’expression musicale ; le rythme qui lui est particulier est un rythme conventionnel et qui n’est pas fondé sur les lois de l’accent ; son abondance en syllabes muettes la rend peu propre à être chantée, et dans la réalité la versification est une musique. Le vers français n’a conservé du chant que le mouvement et la mesure, la mélodie lui manque. Si nous ajoutons à ces inconvénients, qui dérivent de l’essence même de la langue, toutes les entraves particulières imposées au vers français, le grand nombre de règles arbitraires qui ajoutent beaucoup à la difficulté sans rien ajouter à l’effet réel, nous serons forcés de reconnaître que, par les lois de sa versification, la langue française est moins favorable que beaucoup d’autres à la forme poétique.
Si la versification a besoin d’une langue accentuée et sonore, la poésie elle-même s’accommode difficilement d’une langue trop positive et qui risque de ne rien laisser à l’infini du sentiment en excluant le vague de l’expression. La poésie vit d’idéal ; l’idéal, essentiellement divin, ne peut être enfermé qu’en partie dans une expression matérielle, le sentiment des choses divines est gêné dans les contours d’une formule trop précise : l’homme entrevoit l’idéal sans jamais l’embrasser. Dans tous les ordres de beauté, l’idéal se manifeste à nous par quelque chose qui ne peut être déterminé, qui échappe à toute appréciation positive, dont aucune méthode ne peut donner le secret. Il n’y a cependant de réellement poétiques que les œuvres qui réveillent en nous le sentiment de l’idéal. La poésie doit écarter un peu le voile qui nous cache le ciel, c’est-à-dire le monde de l’idée pure ; ce voile, c’est la forme sensible elle-même, c’est tout ce qui participe du fini. Il faut donc que le monde matériel s’entrouvre pour ainsi dire, afin de laisser arriver jusqu’à nous la splendeur de l’idéal. Cet espace vide par lequel nous apercevons la lumière d’en haut, c’est, dans le langage de ce monde, quelque chose d’essentiellement peu positif, de vague, d’indéfini : et cette part d’indéfini est nécessaire à la vraie, à la grande poésie.
Or la langue française ne laisse jamais rien à l’indétermination et au vague, elle se prête difficilement à servir une intelligence où domine le sentiment de l’infini ; son génie sera souvent rebelle au vrai poète.
Mais si la poésie, quant à son essence, réside dans l’inexprimable du sentiment, comme elle est aussi un art, dans la plus large acception de ce mot, c’est-à-dire une création, une incarnation de l’idée dans un signe, elle est dans un rapport nécessaire avec le monde des signes et des images, avec la réalité extérieure ; ce rapport consiste dans la parfaite analogie de l’image, du signe avec la chose signifiée. Ce signe emprunté à la nature visible doit représenter cette nature avec beaucoup d’exactitude et de vérité matérielle ; il doit reproduire l’objet sensible dans son relief et dans sa couleur, il doit, si j’ose me servir de ce mot nouveau, être fortement doué de plasticité.
Or la langue française n’est pas une langue plastique ; ses mots manquent de sonorité et d’harmonie imitative ; si, grâce à sa puissance d’analogie, on obtient aisément d’elle un dessin correct, son coloris reste souvent sans vivacité et sans chaleur ; son extrême susceptibilité met d’étroites limites au choix des figures ; son élégance conventionnelle, et qui tombe facilement dans la recherche et la manière, s’accommode rarement de l’image telle que la nature la fournirait ; elle corrige, elle émonde, et, dans les modifications qu’elle fait subir aux couleurs prises dans la nature, elle a pour guide moins le sentiment invariable du beau que les exigences toujours capricieuses du goût, elle ajuste plutôt qu’elle n’idéalise. Il est donc dans le caractère de cette langue de se refuser aux images plastiques et d’exclure des couleurs qu’elle admet cette énergique réalité qui saisit, qui fait paraître une expression vivante, et dont la forme poétique a besoin pour être autre chose qu’une formule inanimée.
VI
La véritable aptitude de la langue française est pour la prose, pour l’éloquence. On s’étonnera peut-être de ce que nous employons indifféremment le mot de prose et celui d’éloquence pour désigner cette manière d’exprimer la pensée qui est autre que la poésie, c’est que l’éloquence est l’état le plus élevé, la plus haute puissance de la prose. Cette distinction n’exclut point l’idée que la poésie peut se manifester autrement que par les vers, et que la prose s’empare souvent du rythme plus particulier à la poésie. Toujours est-il qu’il existe une différence radicale, une différence de fond et non pas seulement de forme entre la poésie et la prose, que nous appelons aussi l’éloquence.
L’éloquence diffère de la poésie par le but, par la source, par les moyens. La poésie habite une sphère contemplative, elle s’inspire du monde invisible, son but immédiat est en dehors de la pratique ; si elle renouvelle, si elle fortifie en nous la puissance d’action, c’est parce qu’elle augmente dans notre cœur l’intensité de l’élément divin, qui est la vie de l’âme ; ce qu’elle cherche d’abord à donner à l’homme, c’est une révélation de l’infini, c’est le sentiment de l’idéal ; tout le reste, c’est-à-dire l’idée applicable, la résolution active, tout ce qui tient à l’ordre du fini, tout cela, d’après la parole de l’Évangile, ne dérive d’elle que par surcroît.
Au contraire, la source de l’éloquence est dans l’homme lui-même, dans sa volonté, dans ses passions ; l’éloquence a pour but l’action, c’est-à-dire quelque chose de déterminé, de positif, de fini. La liberté humaine s’exerce dans le monde de l’action et non pas dans celui de l’idée pure. Aussi l’éloquence relève plus de la volonté, la poésie plus de l’inspiration.
Cette distinction, qui existe dans l’essence de la poésie et de la prose et qui se manifeste à l’extérieur par la différence du rythme, produit encore entre ces deux sortes de langage une différence de forme plus essentielle que celle de la phrase métrique à la phrase libre.
Le langage particulier de la prose est un langage sans figures, sans métaphores, sans inversions, qui présente la pensée dans sa nudité abstraite, qui l’énonce dans une formule sans vie à l’état de théorème mathématique. Cette forme, tout en excluant l’incertitude et l’indétermination, en offrant le contour précis de l’idée, ne renferme néanmoins qu’une réalité incomplète et comme le simple squelette de la vérité.
L’art de la poésie est plus parfait ; sa langue procède d’une façon plus semblable à la langue divine, à la création, dans laquelle chaque idée n’apparaît que sous une forme sensible, en qui la pensée n’est jamais abstraite de l’expression matérielle, où la forme n’existe qu’avec la vie et le mouvement. La poésie procède dans son langage par figures ; c’est l’union de l’idée et de l’image qui donne à la poésie ce caractère de réalité, et qui l’élève au-dessus de la prose de toute la hauteur qui sépare l’esprit vivant de la lettre morte.
Chacune de ces formes de la pensée a sa fonction propre ; celle de la prose s’agrandit chaque jour dans l’âge de l’esprit humain que nous traversons. Toute idée qui vise à l’application immédiate, tout système qui veut se réaliser, tout enseignement scientifique et pratique se propage à l’aide de la prose. Une conception ne peut devenir vulgaire dans la plus noble acception du mot, c’est-à-dire universelle, qu’en passant par la prose. Aux premiers âges de l’humanité, la langue vulgarisatrice, la langue universelle, ce fut la poésie ; aujourd’hui cette universalité est l’attribut de la prose ; de là vient qu’entre toutes les langues modernes le français est l’idiome qui a le plus de droit à la domination. L’éclat de nos siècles littéraires, notre ancienne prépondérance politique, les guerres qui nous ont mêlés à tous les peuples, l’influence de nos idées sociales ont contribué sans doute largement à la diffusion de notre langue ; mais si elle reste toujours victorieuse chaque fois qu’elle se trouve en présence d’un autre sur le sol de la civilisation moderne, c’est qu’elle est en harmonie parfaite avec le génie de cette civilisation, c’est qu’elle porte dans cette absence même des qualités nécessaires à la poésie toutes les conditions actuelles de l’universalité.
Ainsi, c’est surtout dans les genres qui tiennent à la prose que brille le génie littéraire de la France. La philosophie sera merveilleusement servie par l’esprit analytique, le positivisme et la clarté de notre langue, où l’élément rationnel domine à un si haut degré l’influence de l’imagination. Toutes les fois qu’une idée devra descendre des hauteurs de la spéculation pour animer un code de politique ou de morale ; cette idée, si elle n’est pas française d’origine, le deviendra pour arriver à l’universalité. Une langue mieux douée que la nôtre du côté de l’imagination et du pittoresque ne saurait aussi bien faire accepter une même idée à des peuples divers de mœurs, de climats et de religions. Car le génie de notre langue comme le génie de la nation, par cela même que l’imagination y est moins riche, que l’élément analytique et abstrait, que la raison y prédomine, participe à ce privilège d’universalité qui est l’apanage de la raison. Tandis que l’imagination est plus individuelle, qu’elle revêt dans chaque peuple et dans chaque homme une physionomie particulière, la raison est une, invariable, générale ; ni les climats, ni les mœurs, ni les institutions ne peuvent éteindre ce rayon pur par où Dieu se communique à tout homme.
Cette langue française, si chère aux philosophes, le sera peut-être plus encore aux savants dont la pensée a surtout besoin de formules claires et précises. Les sciences qui se sont partagé le grand domaine de la nature n’y considèrent chacune qu’un point de vue déterminé, laissant aux poètes le soin d’y contempler la vie dans son ensemble, les sciences vivent par la définition, par la précision de leurs formules abstraites. Or la puissance de définir est une des aptitudes les plus marquées de notre langue. Ce positivisme et cette clarté la rendent précieuse pour la-controverse, quelles que soient les questions qui s’agitent, mais d’une manière spéciale pourtant, si ce sont des questions pratiques ; car l’action et le mouvement lui ont été donnés en même temps que la clarté. La discussion politique trouve en elle un organe souple et puissant, un organe qui se fait entendre jusqu’aux extrémités les plus lointaines des sociétés ; la diplomatie l’a adopté sans contrainte comme l’idiome naturel des grands intérêts politiques ; l’histoire enfin, à qui la clarté philosophique et le mouvement oratoire sont également nécessaires, trouvera dans cette langue le plus logique et le plus éloquent des interprètes.
Une chose nous frappe, en effet, quand nous étudions le passé littéraire de notre pays ; c’est le nombre et l’importance des prosateurs et leur supériorité relative sur les écrivains en vers. Les noms les plus influents, les plus incontestés, ceux qui aux yeux de l’Europe représentent le mieux la pensée française, tous ces noms appartiennent à la prose, La prédominance des prosateurs devient surtout manifeste au moment où l’esprit français exerce sur le monde son action la plus puissante, où l’universalité de notre littérature est le mieux reconnue, au dix-huitième siècle. La poésie des deux siècles classiques donne au premier rang quatre noms : Corneille, Racine, Molière, La Fontaine : quelle imposante majorité en faveur de la prose ! Descartes, Malebranche, Pascal, Bossuet, Fénelon, Montesquieu, Buffon, Rousseau et Diderot. Voltaire, l’expression la plus complète de l’intelligence nationale au dix-huitième siècle, Voltaire n’appartient-il pas surtout à la prose ? la prose a donc pour elle le nombre et l’autorité des noms. Si les poètes du dix-septième siècle marchent les égaux des autres grands écrivains, au dix-huitième le génie des prosateurs laisse dans l’ombre celui des poètes.
Cela posé, si l’on cherche quelle est la valeur relative de nos prosateurs et de nos poètes en les comparant à ceux des autres nations modernes, on verra bien vite que des noms tels que ceux de Descartes, de Bossuet, de Rousseau et de Voltaire sont égaux à ce que le reste de l’Europe peut citer de plus grand. Quant à mettre en parallèle nos poètes classiques avec les poètes étrangers, Corneille et Racine avec Dante et Shakespeare, c’est une question brûlante et à laquelle nous ne toucherons pas aujourd’hui. Au lieu de comparer nos richesses poétiques avec celle des autres nations, nous voulons dans cette étude apprécier nos grands écrivains en eux-mêmes, chercher les caractères communs à tous, et l’esprit général de notre littérature pendant les deux siècles où la pensée française a pris le plus large essor.
VII
En France, philosophes et poètes, savants et artistes, tous ont une même faculté, le bon sens pratique, un même but, l’action. Qu’ils s’emparent de notre âme par la raison ou par le sentiment, ce qu’ils veulent de nous, c’est toujours une conviction positive prête à se transformer en acte. Ils ne perdent pas leur temps à spéculer et à rêver devant un idéal sans application possible, à caresser la forme pour sa seule perfection ; ils ne poursuivent pas la vérité et la beauté pour elles-mêmes, mais pour atteindre le résultat moral. Leur œuvre n’est jamais une œuvre de pure philosophie ou de pure poésie, mais plutôt une œuvre d’éloquence didactique. Notre littérature est une incessante prédication.
En réalité, la littérature, chez tous les peuples, est, comme chez nous, un enseignement ; car elle est partout concordante avec l’action nationale ; c’est l’expression des sentiments d’un peuple, c’est une voix sortie de lui-même qui l’encourage et le dirige dans l’œuvre qui lui est assignée. Chaque peuple a son but, son idée, sa chimère qu’il glorifie et qu’il invoque par l’organe de ses artistes et de ses poètes. Ce sera une épopée amoureuse, chevaleresque ou mystique, l’utopie d’un Eldorado terrestre ou extra-mondain. Chez presque tous les peuples, l’idole proposée brille au-delà du monde réel ; chez leurs poètes, l’objet peut varier au gré de la fantaisie individuelle, mais il appartient toujours à la région que fréquente de préférence l’imagination nationale.
Dans notre littérature des deux derniers siècles, cette direction de la volonté, cette croyance, que tout écrivain cherche à produire, ne porte jamais sur une donnée irréalisable, sur un idéal supérieur ou extérieur à l’homme ; les sentiments et les doctrines ne franchissent jamais les limites du possible et de l’humain ; ils ne tendent point à nous faire sortir, par une vague aspiration, des bornes du réel et du fini, mais à créer en nous l’opinion et la passion qui peuvent amener un résultat dans le milieu social, dans la sphère matérielle. Bien rarement l’inflexibilité du sens pratique des auteurs français se laisse-t-elle entraîner à nous indiquer un but trop lointain, quoique enfermé dans les limites du possible ; c’est presque toujours un acte immédiat qu’ils veulent obtenir de notre raison ou de notre cœur ; rien n’apparaît dans leurs ouvrages de ce qui pourrait divertir nos regards de la réalité sociale et des destinées humaines. Les poètes eux-mêmes se sont ôté le droit de susciter la fantaisie, d’évoquer dans notre âme des visions trop lumineuses, un Éden de science ou d’amour qui nous ferait prendre en dégoût la cité des hommes. Ce caractère toujours pratique et positif que conserve notre littérature se rencontre au plus haut degré dans notre poésie. Si la France du dix-septième et du dix-huitième siècle avait eu quelque velléité de contemplation et de rêverie, quelques tendances extra-humaines, quelque amour de l’impossible et de l’idéal, nous devrions en trouver des preuves dans les vers qu’elle nous a laissés ; mais sa poésie n’en a pas de traces ; le grand culte de ses poètes ainsi que de ses philosophes, c’est le sens commun ; ils évitent, comme la folie tout ce qui pourrait les égarer un instant en dehors des préoccupations et des intérêts ordinaires de l’humanité.
Des pensées de deux ordres différents peuvent divertir l’homme de l’action sociale et de l’étude de lui-même ; son âme peut être envahie par deux ordres de sentiments ayant une source extérieure, le sentiment du monde invisible ou de Dieu, et celui du monde visible ou de la nature. Mais l’homme tend à conserver sa personnalité indépendante de ce double infini. L’humanité est pour elle-même un objet de contemplation bien autrement saisissante que les deux autres réalités ; aussi le cœur humain est-il la principale source de la poésie, quoiqu’elle ait deux autres éléments nécessaires, Dieu et la nature. Tout poète est sous l’impression plus ou moins dominante d’un de ces trois principes, et, comme on peut faire rentrer toute idée philosophique dans une de ces trois catégories, psychologique, naturaliste ou mystique, ainsi toute conception poétique dérive plus particulièrement ou du spiritualisme religieux, ou du sentiment humain, ou du sentiment de l’univers. Il va sans dire, néanmoins, que ces trois réalités, la nature, l’homme et Dieu, agissent à la fois sur chaque artiste, et que toute poésie, pour être complète, doit attester leur triple influence.
Dans notre littérature classique, l’humanité domine exclusivement : le sentiment de la nature extérieure n’y laisse pas de traces. Jamais la sirène des forêts et des montagnes n’a arraché nos poètes à leur amphithéâtre psychologique ; comme aussi jamais l’extase ne leur a ouvert les portes du monde invisible ; jamais le souffle mystique ne les a emportés plus haut que les toits des cités ; ils ne s’abaissent guère vers les fleurs des champs et n’ont pas d’ailes pour s’élancer vers les étoiles ; ils marchent avec décence dans les rues des villes ; Dieu n’apparaît jamais chez eux ni comme infini, ni comme amour ; les plus chrétiens n’ont jamais senti Jéhovah porté sur les eaux où Jésus gravissant le Calvaire. L’école naturaliste du dix-huitième siècle ne put s’élever jusqu’à la notion de la vie universelle dans la nature. Tous, croyants ou sceptiques, ne font intervenir Dieu que comme une espèce de législateur stoïque nécessaire pour donner une sanction à la morale ; ils n’ont jamais compris l’Éternel qu’au point de vue le plus humain ; mais l’idée ontologique de Dieu, le sentiment de l’infini, le sentiment de la vie divine, on ne le découvre pas plus dans les vers de Racine que dans ceux de Voltaire.
Cette tendance de nos poètes classiques à ne mettre en scène que l’homme, à se passer de Dieu et de l’univers, devait en entraîner une autre, celle de peindre l’homme lui-même par son côté le plus abstrait. En effet, isolez l’homme des circonstances extérieures qui modifient le type humain en sens divers, et vous arriverez à n’avoir plus qu’une formule générale au lieu de figures individuelles. L’ancienne école faisait abstraction de toute particularité de temps, de lieu et d’organisation, pour ne concevoir que les types les plus universellement humains. À cette généralité d’idées, à cette absence de couleur locale, notre littérature a dû l’avantage de se vulgariser si facilement chez les étrangers et de succéder à l’universalité des littératures grecque et latine.
VIII
Le principal des caractères communs à nos écrivains et à ceux de l’antiquité classique, c’est la prédominance du sentiment humain sur le sentiment du monde invisible et de la nature. Dans leur poésie, consacrée tout entière au fini, le ciel et la terre ne sont que les accessoires de l’homme, loin de l’absorber, comme dans les compositions panthéistes de l’Orient, dont la Grèce rompit la première les traditions. Outre cette ressemblance en ce qui touche l’essence même de la pensée poétique, ils ont des rapports aussi frappants dans les procédés habituels de composition et d’exécution. Chez nos classiques et chez les anciens, même recherche de l’unité dans l’ensemble de l’œuvre, de l’exacte proportion dans les détails. Tandis que les conceptions du Nord et de l’Orient se déroulent en épopées gigantesques dont le sujet principal se perd dans la multiplicité des héros et des épisodes, et qui ont leur type dans l’infinie variété de la nature, la Grèce ramène tout dans l’art à des dimensions mieux en harmonie avec les proportions humaines. Après elle, notre littérature a continué à réduire les proportions des objets ; elle a recherché la symétrie avec plus de soin, et s’est attachée à écarter de l’homme tout ce qui pourrait détourner sa vue de lui-même et confisquer son activité au profit de la contemplation.
Ainsi la poésie française, comme la poésie grecque et latine, s’agite éternellement dans le cercle du fini ; elle n’a qu’un seul héros, l’homme social, l’homme isolé de l’univers physique et sans autre rapport avec le monde invisible que la raison.
L’anthropomorphisme de la Grèce païenne a triomphé chez nous du mysticisme chrétien tout comme du panthéisme oriental. L’esprit français défend avec énergie sa liberté ; il ne veut pas s’abîmer dans la contemplation de l’idéal ; il ne se laisse pas enivrer par les merveilles de la création, et jamais le sentiment de la vie universelle ne triompha de son individualité. Notre littérature se renferma pendant deux siècles dans des limites tellement humaines, qu’on peut l’accuser sans exagération de n’avoir jamais senti ni la nature ni Dieu.
Cette forme abstraitement humaine que prend naturellement la pensée française est la première cause à qui elle doit d’être comprise et acceptée si vite par les autres nations. Elle continue ainsi l’universalité des lettres grecques et latines. Si la Grèce et Rome sont encore la source des études dans toute l’Europe plutôt que l’Orient, cela ne tient pas seulement à nos origines latines, mais à ce que Rome et la Grèce ont eu les premières une littérature purement humaine. À ce caractère humain et abstrait qui distingue nos écrivains classiques se joint l’invariable habitude de considérer l’expression de la pensée comme devant être un acheminement vers l’action, et de poursuivre avant tout le résultat pratique ; ils tiennent peu de compte de l’imagination et des facultés spéculatives ; ils s’adressent sans intermédiaire à l’intelligence et au sentiment, comme conduisant plus vite à leur but. Or, comme tout ce qui peut être la matière d’une action dans l’ordre humain ne sort pas du fini, nos poètes eux-mêmes ne cherchent jamais à réveiller en nous le sens de l’infini, qui rarement aboutit à des actes positifs ; aussi agissent-ils plus souvent sur l’esprit que sur le cœur. Car c’est par des échappées du cœur que nous entrevoyons l’infini ; l’intelligence et le raisonnement ne nous apprennent rien du monde idéal ; ils sont nos instruments pour travailler dans l’ordre humain ; c’est à les fortifier que s’applique avant tout notre littérature.
Nos philosophes et nos poètes dédaignent l’imagination pure et la pure spéculation ; ils se préoccupent fort peu de l’infini et du divin. S’il est rigoureusement vrai, comme nous le pensons, que des deux faces de la pensée humaine, la poésie et la prose, l’une s’adresse à l’infini, l’autre au fini ; il est également certain que notre ancienne littérature présente au plus haut degré toutes les conditions de la prose ; et comme la prose, dans sa plus haute puissance, c’est l’éloquence, on peut dire de la littérature française des deux siècles derniers qu’elle ne fut pas poétique, mais éloquente. Si l’on en juge par la grandeur de la cause qu’elle a gagnée, jamais plus puissante éloquence n’ébranla le monde, car cette cause n’était rien moins que celle de la société moderne. Le génie français avait une autre œuvre à faire qu’une œuvre d’art pur et de poésie, il était chargé d’éclairer les principes fondamentaux de la justice et du droit, d’introduire dans la politique les conséquences du christianisme, d’achever l’affranchissement de l’humanité. Pendant deux siècles l’œuvre littéraire de la France, depuis les Provinciales jusqu’à l’Émile, depuis Cinna jusqu’à Mahomet, n’a été qu’une gigantesque plaidoirie, dont Rousseau fit la véhémente péroraison ; plaidoirie tour à tour grave et légère, ironique ou inspirée, mais cachant, sous d’apparentes diversités, une merveilleuse concordance, gardant son unité à travers le mysticisme de Fénelon, le scepticisme des encyclopédistes et le rationalisme sentimental de Jean-Jacques, et marchant toujours à la même conclusion, l’égalité de tous les hommes et leur fraternité devant Dieu.
La France n’est pas un poète peut-être, elle est mieux que cela, elle est un héros ; ce que d’autres voient dans leurs rêves et ce qu’ils chantent, la France l’accomplit de ses mains. Semblable aux grands hommes de son Corneille, la France, après avoir délibéré avec elle-même pendant deux cents ans, sans se laisser détourner de son œuvre par les séductions de la nature ou par l’attrait d’un autre monde, après s’être animée à l’action par un monologue audacieux et passionné, la France accomplit de 89 à 1815 la plus grande épopée des temps modernes. Ce qui explique et glorifie ses écrits, ce sont ses actes ; ce qui couronne sa littérature, c’est sa politique. En payant à l’œuvre sociale le tribut d’admiration qu’elle mérite, on justifie assez de son respect pour l’œuvre littéraire et l’on acquiert le droit d’en parler avec sincérité.
C’est, d’ailleurs, une des facultés les plus remarquables de la France, qu’elle conserve dans son entier, lorsqu’il s’agit de se juger elle-même, cette liberté d’esprit qu’elle porte dans l’examen de toutes les questions. Aucune nation ne confesse plus généreusement ses défauts. Tandis que les autres peuples encensent dans eux-mêmes l’idéal de la perfection, et bercent leur étroit patriotisme dans le sentiment d’une orgueilleuse supériorité, la France, avec une noble confiance, est toujours la première à s’accuser aux yeux du monde. Notre conscience nationale parle tout haut, nous avons besoin d’interroger sur nous-même le genre humain tout entier, car c’est nous qui portons ses destinées. Je ne voudrais d’autres preuves de la grandeur de la France que cette rude sévérité avec laquelle notre nation critique elle-même, à chaque instant, ses mœurs, sa littérature, sa politique ; elle se sent assez riche de gloire pour avouer ce qui lui manque, assez forte pour le conquérir.
Peut-être a-t-on pu accuser de nos jours une école littéraire de dénigrer par esprit de système les écrivains des deux siècles précédents, peut-être aussi devrait-on reprocher à l’école opposée de n’avoir pas compris l’importance des œuvres modernes. Il est certain que notre époque a vu la poésie française s’enrichir de tout un monde d’idées qui lui étaient inconnues. Jamais un peuple n’avait donné l’exemple d’une souplesse de génie pareille à celle qui nous a fait passer de la philosophie des encyclopédistes à la grande poésie lyrique du dix-neuvième siècle. Quelles espérances ne donne pas un génie national capable de se renouveler ainsi ? L’esprit français ne pouvait attester d’une manière plus éclatante la variété de ses ressources et son universalité. Les gloires littéraires de notre siècle n’ont rien à envier aux siècles précédents, mais rien non plus à gagner à cette démolition sacrilège du passé entreprise un moment par d’aveugles admirateurs. En accordant notre adhésion à la plupart des idées nouvelles sur la poésie et sur les arts, ne cessons pas d’étudier les œuvres qui charmaient, qui élevaient l’intelligence de nos pères ; ne fût-ce que pour apprendre à conserver intact l’instrument le plus actif de la propagation des idées d’avenir, cette belle langue française, dont nous devrons compte non seulement à nos fils, mais à la civilisation tout entière, qui l’a adoptée comme la sienne.
X. La poésie et l’industrie.
— L’art devant le suffrage universel —
L’industrie s’est décerné l’empire du monde ; nous venons d’assister aux fêtes de son couronnement. Les philosophes, les poètes, les artistes, tous ceux qui représentent les royautés évanouies, se sont empressés de saluer cette souveraineté nouvelle. Il n’est guère de voix ayant autorité, bien ou mal acquise, qui ait refusé son hymne aux merveilles de l’Exposition. Les plus brillantes prophéties ont célébré l’avènement des machines comme le véritable âge d’or. Nous aurions trop à faire d’enregistrer toutes les promesses que prodigue à nos imaginations surexcitées ce mysticisme nouveau, le mysticisme de la matière. Les prétentions des apôtres de l’industrie ne vont à rien moins qu’à nous la donner comme le principe d’une politique, d’une morale, d’une religion nouvelles.
La transformation complète de tous les arts est le plus modeste des miracles qu’on nous annonce. Sous cette formule : La poésie et l’industrie, nous avons entendu éclater les plus étranges ambitions. Il s’est formé des débris du saint-simonisme et du romantisme une école où l’on s’est donné la mission de créer la littérature du monde mécanique. La philosophie de cette école, c’est le fameux principe de la réhabilitation de la chair ; sa méthode littéraire, c’est le réalisme outré des imitateurs de M. Victor Hugo, qui suppriment la pensée au profit de l’image, et réduisent la poésie à n’être plus qu’une impuissante écolière de la peinture. La combinaison de ces deux vieilleries ne saurait constituer quelque chose de bien neuf. C’est là néanmoins, et là seulement que se trouve le progrès littéraire, au dire des pontifes de l’avenir. Si le mouvement industriel est devenu, comme ils nous l’affirment, le vrai mouvement religieux de l’humanité, nous verrons surgir en effet la poésie de l’industrie, car la poésie dérive nécessairement de la religion.
En effet, au milieu de ce panthéisme des appétits et des travaux matériels et quand tout subit l’omnipotence de l’industrie, comment les arts prétendraient-ils conserver une vie indépendante, un principe distinct ? Comment l’ordre du beau n’irait-il pas s’engloutir dans cet océan de l’utile qui doit absorber le monde sacré du bien et du vrai ? L’art, en effet, ne sera plus qu’une forme de l’universelle industrie ; sa destination la plus haute est d’ajouter les délices du superflu aux satisfactions du nécessaire. L’art apporte à l’édifice de la jouissance et du luxe ces embellissements qui doivent donner au possesseur du bien-être une pleine conscience de sa richesse. L’artiste, ainsi transformé en artisan de la fantaisie, obéit au sacerdoce des manufactures comme il obéissait à celui des sanctuaires de l’Égypte et de l’Inde, avant la naissance de l’art libre et l’avènement du beau. La confusion de l’utilité avec la beauté amène nécessairement, d’abord l’esclavage, puis l’anéantissement du beau sous la tyrannie de l’utile. L’industrie, avec ses prétentions actuelles, ne saurait embrasser les arts que pour les étouffer. Appelez, si vous voulez, cette mort une transformation ; mais sachons bien que c’est en les subordonnant à sa toute-puissance, en les forçant à prendre pour but unique le seul idéal qu’elle poursuive elle-même, la jouissance matérielle, que l’industrie essaye de transformer ainsi l’art, la science et jusqu’à la religion.
Si nous en croyons les visions apocalyptiques des apôtres de l’avenir, la vieille poésie, celle qui nous entretenait de l’âme, de ses relations avec Dieu, avec les autres âmes, avec l’idéal, en omettant de nous dire comment et par quels procédés l’homme se vêtit, mange, et de quels meubles il est entouré, cette poésie à la fois enfantine et décrépite n’existe plus que dans le monde du bric-à-brac, boitant sur ses métaphores éclopées de luth, de harpe et de lyre. La vraie poésie, la poésie du progrès, ne chante pas, elle parle et ne s’accompagne que du battement des métiers et du sifflement de la vapeur. L’inspiration ne descend plus ni du Parnasse, ni du paradis, ni d’aucun autre de ces vieux nuages de carton relégués dans les décombres avec le spiritualisme. La poésie de l’avenir est éclose dans la chaudière de Papin ; sa lyre, c’est la navette, c’est le marteau ; elle ne tourne plus, comme autrefois, dans un cercle fatal avec le chœur des vieilles divinités et des vieux sentiments ; elle s’élance toujours en avant comme le wagon sur le rail-way progressif. Où va-t-elle ? personne ne le sait. Cependant, comme la terre est ronde, je suppose que, lorsqu’elle en aura fait le tour, elle repassera encore par les points du cercle d’où elle est partie, et ainsi de suite jusqu’à la consommation des siècles, ramenant forcément les bardes du progrès continu et infini à l’humiliante condition de tourner autour du même pôle que les vieux poètes, à travers le même nombre d’idées et de sentiments éternels.
On peut craindre de donner trop d’importance, en la discutant sérieusement, à cette prétendue création d’une poésie nouvelle issue du progrès industriel ; mais, comme l’industrie est un fait de plus en plus considérable, il est nécessaire de soumettre à une critique sévère ses plus inoffensives comme ses plus orgueilleuses promesses, afin de savoir à quoi s’en tenir sur la valeur de ce renouvellement du monde moral, qui s’annonce comme devant émaner de la matière. Examinons donc les prétentions de l’industrie à transformer, ou seulement à élargir la sphère poétique.
1
La poésie n’est étrangère à rien de ce qui est humain, à rien de ce qui existe dans le visible ou dans l’invisible ; chaque ordre de faits a son organe dans une des cordes de la lyre. Il y a trois grands ordres poétiques, comme il y a trois grandes réalités distinctes : Dieu, l’homme et la nature ; Dieu, le principe et la fin de l’homme, l’objet avoué ou secret, l’objet éternel de ses aspirations ; l’homme dans ses mille rapports avec ses semblables et avec son propre cœur ; la nature, œuvre de Dieu et dont chaque phénomène, le plus imperceptible comme le plus éclatant, n’est autre chose qu’une image de la pensée du Créateur, un symbole qui l’explique à notre âme et en même temps un miroir où cette âme retrouve la figure de tous ses sentiments, de toutes ses idées, de tous ses rêves. La poésie qui laisserait une seule de ces trois grandes réalités en dehors du cercle de ses inspirations serait donc une poésie incomplète ; elle ne saurait même exister comme poésie si cette omission était absolue. La vraie poésie tient compte à la fois de ces trois éléments et sait les subordonner entre eux suivant leur nécessité et leur dignité. Si l’art a droit de tout admettre dans son œuvre immense où s’empreint l’universalité des choses, comme il est mieux qu’une reproduction fatale du réel, il a le devoir d’établir dans ses créations la hiérarchie qui se manifeste dans la création divine. Comme le Créateur, il travaille sous l’empire d’un idéal, il choisit librement, il distribue en vue d’une signification morale, ses plans et ses personnages, et relègue dans l’ombre et le demi-jour tous les détails secondaires. À chacune de ces diverses époques, l’art s’est inspiré plus particulièrement à l’une ou à l’autre de ces sources principales de la pensée ; dans ses heures d’énergie suprême il la puise également à toutes les trois. Quelquefois, et même aux grandes époques, il a trop oublié, ou bien l’homme devant la majesté de Dieu et l’immensité du monde extérieur, ou bien l’univers visible devant les perspectives non moins étendues et les richesses non moins immenses du cœur humain. Mais jamais une poésie, jamais l’art d’une époque sérieuse, et même une simple école digne de ce nom, n’ont vécu sur un de ces détails, sur un de ces accessoires puérils que nous avons vu tant de prétendus novateurs nous donner tour à tour pour la condition unique et suprême de la poésie.
Or, si grande que soit sa place dans notre société, l’industrie n’est pourtant rien de plus qu’un détail dans l’ordre des choses humaines et dans le monde des idées. Avant de proclamer qu’on a trouvé une poésie toute neuve, il faut prouver qu’on a découvert un monde inconnu. Or est-ce un monde, un monde bien neuf, que ce coin de la vie sociale, sur lequel les poètes matérialistes veulent édifier une esthétique nouvelle ? Sans doute c’était quelque chose d’inusité avant nous que cette préoccupation exclusive du bien-être physique, et cette importance souveraine accordée à l’art de se vêtir et de se meubler confortablement ; mais tous les métiers nécessaires à la vie de l’homme sont-ils donc une nouveauté ? L’industrie, en un mot, n’est-elle pas aussi vieille que l’humanité ? Nous ajouterons : la poésie de l’industrie, cette grande découverte du matérialisme et de la stérilité d’esprit, est elle-même aussi vieille que la première hache et la première charrue ; il n’y a de neuf en elle que la prétention d’être une poésie à part, d’avoir son importance en dehors et même au-dessus des autres ordres d’idées, d’être à elle seule un nouveau monde poétique. La poésie de l’industrie, dans les limites du bon sens esthétique et moral, est contemporaine de toute poésie, contemporaine du Ramayana et de l’Iliade. Qui peindra jamais d’une manière plus vivante et plus solide que n’a fait le vieil Homère l’industrie de son époque et l’homme en ses indispensables travaux ? Quel réaliste contemporain, en le supposant aussi complètement débarrassé qu’il désire l’être de tout souci du sentiment et de l’expression morale, atteindra jamais cette couleur, cette exactitude et ce relief ? Cependant vous paraît-il qu’Homère ait jamais songé à choisir la charrue, l’enclume ou la roue du potier pour thème de l’hymne ou de l’épopée ? Il a jugé la colère d’Achille d’un intérêt supérieur à celui de la forge de Vulcain. S’il nous a dépeint ses héros faisant rôtir les viandes de leurs festins, cette poésie de l’Industrie ne se reproduit pas dans chacun de ses chants, quoique les guerriers du siège de Troie dînassent, sans contredit, chaque jour et plus vaillamment, j’imagine, qu’on ne le fait à Paris. Mais on n’avait pas encore découvert du temps d’Homère, ni du temps de Sophocle, de Virgile, de Dante, de Shakespeare, de Corneille, que les plus importantes fonctions de l’homme, et par conséquent les vrais sujets de la poésie, sont les travaux qu’il accomplit en vue du mieux manger et du mieux boire, en vue d’ajouter quelque pièce nouvelle à son costume et à son mobilier. Cette noble invention est la seule qui appartienne en propre aux poètes et aux métaphysiciens de l’industrie moderne.
Nous ne sommes point des fanatiques du passé et de l’immobilité éternelle, et nous croyons si bien que les arts ont pu se renouveler, que nous saluons encore avec un amour filial cette belle rénovation poétique qui a éclaté sous la Restauration, et contre laquelle on a suscité des réactions si injustes et si impuissantes. En dégageant des excès des imitateurs ce grand mouvement intellectuel qu’on a appelé le romantisme, reconnaissons en lui un légitime renouvellement de la poésie française. Le temps a sans doute mûri, modifié en nous quelques-unes des idées de cette école, mais nous devons, entre autres choses, à ses poètes et à ses critiques de mieux comprendre, d’admirer avec plus de ferveur les poètes et l’art grec, ces grandes choses jugées avec tant d’ignorance et d’ineptie par la critique du dix-huitième siècle, dont les héritiers avaient la prétention de défendre parmi nous les anciens contre la barbarie des admirateurs de Chateaubriand, de Lamartine et de Victor Hugo.
Osons le dire encore, la poésie française a été renouvelée par le Génie du christianisme et René, par les Méditations et les Harmonies, par les Orientales et les Feuilles d’Automne. Les grands poètes contemporains ont ouvert à notre imagination un monde qui lui était fermé ; ils nous ont enrichis d’un grand sentiment poétique qui nous manquait, le sentiment de la nature. Que ce sentiment soit d’une importance inférieure au sentiment moral qui inspirait Corneille et Racine, que le cœur humain et les relations des hommes entre eux restent les grands objets de la poésie, nous l’admettons sans conteste ; mais on nous accordera que le sentiment de la nature, sous toutes ses formes, a droit de cité dans la poésie, qu’il en est une partie essentielle, comme la nature elle-même est une partie essentielle de l’ensemble des choses. Or, que le sentiment de la nature fût absent de notre poésie avant Chateaubriand et Lamartine, c’est ce qu’aucun esprit poétique ne saurait un moment nier. Cette corde de plus, ajoutée à notre lyre, est donc une création véritable, et une création sérieusement poétique. Le monde de la nature est une mine profonde, infinie ; le sentiment qui s’adresse à lui est un des plus vifs, des plus puissants et des plus variés ; l’introduire dans une littérature à laquelle il était inconnu, c’était donc véritablement la renouveler, créer une poésie nouvelle.
II
L’industrie peut-elle être le principe d’un semblable renouvellement ? est-ce là un ordre d’idées sérieusement poétique, essentiel à la poésie ? est-ce enfin un monde tout nouveau pour elle ? Voyons ce que nous enseigne à ce sujet l’histoire littéraire. L’industrie a toujours tenu dans la poésie une place, mais, comme il est juste, une place proportionnée à son importance poétique. Ouvrez tous les poètes de l’antiquité, depuis Homère jusqu’aux derniers poètes latins, et, loin de remarquer chez eux l’absence de la peinture du travail, vous trouverez au contraire que c’est par les poètes plus que par les historiens que nous connaissons l’agriculture, les métiers et les mœurs industrielles des anciens. Ces renseignements sur l’industrie deviennent, il est vrai, moins abondants chez les poètes modernes et surtout chez les poètes français. Cela peut tenir, en partie, chez nos écrivains des deux derniers siècles, à la préoccupation, parfois excessive, de ce qu’on appelait alors la noblesse dans le style, à cette préciosité qui avait fait bannir de la langue littéraire tant de mots du plus excellent aloi. Mais cela provenait surtout de l’élévation du sens moral chez nos poètes et de leur profonde connaissance de ce qui constitue réellement la grandeur et la beauté de l’homme, et par conséquent sa poésie ; ils accordaient aux fonctions industrielles seulement la place qu’elles méritent dans une peinture de la véritable destinée de l’homme, de sa destinée morale.
L’industrie a donc toujours tenu sa place relative dans l’esprit des poètes, et si cette place n’a pas été plus considérable, c’est que l’industrie ne comportait pas plus de poésie. On va nous faire observer que ce domaine a été de plus en plus restreint par les poètes depuis les temps primitifs jusqu’à nos jours, et qu’Homère, le chantre d’un âge héroïque, est plus fécond en documents sur les travaux mécaniques de son siècle que Lamartine, par exemple, qui touche à l’âge d’or de l’industrie. Donc, si ce n’est pas une révolution toute neuve en littérature que l’on prétend faire avec la poésie de l’industrie, c’est moins ou c’est plus, c’est la restauration d’un principe légitime.
Ceci nous amène à étudier quelle est en réalité la valeur esthétique du monde industriel, sa légitimité en poésie. Et d’abord, historiquement, c’est un fait bien remarquable que cette diminution des détails empruntés à l’industrie chez les poètes à mesure qu’on s’éloigne des époques primitives, des temps héroïques, de ceux où l’industrie était encore dans l’enfance. À mesure qu’on s’approche de l’ère des inventions tenues pour les plus merveilleuses, du règne souverain des machines, on voit les poètes détourner de plus en plus les yeux de tous ces prodiges dont on voudrait faire aujourd’hui l’objet principal de leur inspiration. Ce fait, si notable dans l’histoire, n’a-t-il pas sa signification dans la théorie ? Faut-il en conclure que ce sont les poètes, tous les poètes du monde, qui ont perdu graduellement le sens poétique, ou bien que c’est l’industrie elle-même qui, comme la science, s’est séparée de la poésie en grandissant, s’est peu à peu dépouillée de toutes ses conditions poétiques ?
Voici notre croyance très arrêtée sur ce point : l’industrie de notre temps, avec tous ses prodiges, avec les résultats merveilleux qu’elle nous promet, arrivera peut-être à supprimer l’art et la poésie, à les remplacer dans les jouissances des hommes de l’avenir ; mais elle ne saurait constituer par elle-même un inonde poétique ; elle ne saurait être l’objet essentiel ni même un objet important de ce que l’esprit humain a toujours nommé la poésie ; elle devient, au contraire, de jour en jour plus impropre à figurer dans les peintures soumises aux conditions de l’art, plus impropre à servir la vie morale, à développer le sens esthétique et la vraie notion du beau, en un mot à tenir sa place dans la poésie.
Que les divers instruments et les divers travaux de l’industrie deviennent chaque jour plus difficiles à représenter dans les arts plastiques, qu’ils se refusent chaque jour davantage aux exigences éternelles de la peinture et de la statuaire et s’éloignent de plus en plus de la beauté des formes, c’est ce qu’il serait facile de prouver presque géométriquement. Et d’abord, à tous ceux qui ne sentent pas, d’instinct, qu’un char antique, une armure, les plis d’une toge, rentrent mieux dans les conditions d’un tableau, d’une statue et d’un bas-relief, qu’une calèche moderne, une file de wagons et un habit noir, à tous ceux-là nous ne reconnaissons pas le droit d’avoir une opinion en matière d’art et de beauté. Ceci posé, nous allons énoncer quelques principes qu’il nous semble difficile de ne pas admettre.
1º Tout appareil mécanique, tout costume, tout genre de travail qui effacent trop l’action et la forme humaines, qui ne laissent pas à la figure de l’homme la plus grande place et le rôle le plus considérable dans la scène que l’artiste représente, sont inconciliables avec l’art en général et les lois nécessaires du beau. Il ne faut pas que l’homme et son initiative disparaissent des yeux ou de la pensée devant l’outil de travail, sinon je me trouve en face du modèle peint ou sculpté d’une machine, mais non pas devant une représentation poétique.
2º Tout objet qui, en lui-même et indépendamment de la présence de l’homme par la multiplicité des détails de sa structure, la complication de ses ressorts, leur disposition et leur mode d’action géométriques, s’éloigne de certaines lois de simplicité et d’élégance dans les lignes, ne peut pas être reproduit par la peinture et la statuaire dans les conditions de l’art.
3º Les proportions humaines, la taille et la force de l’homme, constituent une mesure commune à tous les arts et à tous les produits humains qui doivent s’ordonner dans les termes du beau. Tout ce qui affecte une dimension dont le rapport avec les dimensions du corps humain ne peut être facilement apprécié est contraire à l’art et exclusif de la beauté. L’infiniment grand et l’infiniment petit sont hors du domaine des arts plastiques. Une figurine à mettre dans une coquille de noix est une chinoiserie et non pas une œuvre d’art ; le mont Athos, taillé en statue, quoiqu’on en ait prêté l’idée à Alexandre, le plus artiste de tous les hommes qui ont régné, n’eût été qu’une œuvre monstrueuse et barbare.
D’où vient l’incontestable supériorité de la Grèce dans les arts de la forme et de la pensée ? C’est que l’art tout entier, statuaire, peinture, architecture, poésie, nous pourrions ajouter politique, philosophie, industrie, est calculé sur les proportions de l’homme ; que l’art grec n’a jamais eu l’ambition de dépasser ce qui est à la portée des sens, des forces et de la pensée de l’homme. Les temples, les maisons, tous les édifices grecs, sont relativement petits à côté des colossales baraques de la maçonnerie contemporaine.
4º Non seulement toute œuvre à laquelle l’homme ne peut pas facilement appliquer par la pensée sa propre dimension pour mesure est étrangère à l’ordre du beau plastique, mais aussi tout instrument, tout agent mécanique, dont la puissance est hors de proportion avec la force du corps humain, ne peut pas devenir l’objet d’une représentation de l’art, être chargé d’un rôle poétique ; il faut, comme nous l’avons dit tout à l’heure, que l’action de l’homme ne disparaisse pas devant le jeu de la machine ; il faut, de plus, que la lutte entre eux puisse être conçue comme possible et même que la victoire de l’homme sur la chose ait quelque chance en sa faveur. L’art peut me représenter un homme combattant un lion, un taureau, un éléphant même, retenant des chevaux qui s’emportent ; mais concevez une action possible à l’adresse, à la force, à l’intelligence de l’individu exposé au choc de deux convois lancés à toute vapeur sur un chemin de fer ?
On objectera peut-être en faveur de la poésie des constructions colossales, des machines qui multiplient par milliers la force humaine, que leurs proportions écrasantes pour la personnalité éveillent en nous le sentiment de l’infini, qui est à coup sûr un sentiment poétique. Le sentiment de l’infini peut-il naître de l’aspect d’une œuvre industrielle ? C’est une question que nous examinerons à propos de la poésie proprement dite ; mais, dans les arts plastiques, ce n’est pas l’infini, c’est le beau qui est la règle suprême. L’idée de l’infini est du domaine de la poésie et de la musique ; la peinture, la statuaire, l’architecture elle-même, ont pour première loi la beauté de la forme, et il n’y a de beauté dans les arts de la forme que là où il y a proportion comparable avec les proportions humaines.
La nature dépasse sans doute, dans ses formes et dans ses perspectives, tout ce que l’homme peut mesurer à sa propre taille ; mais autre chose est le beau dans la nature, autre chose est le beau dans l’art. L’homme, ne pouvant reproduire la nature d’une manière absolue, ne pouvant créer des mondes vivants, construit dans l’art un monde qui a ses lois particulières, et sa règle première est un certain rapport de proportion avec son auteur. L’immensité d’une construction ou d’une force mécanique créée par l’homme n’est donc pas nécessairement une qualité poétique, et surtout une qualité au point de vue des arts de la forme.
5º Les caractères de la solidité, de la durée, sont essentiels à l’œuvre d’art, aux objets, aux situations mêmes que l’art représente. Le beau dans la forme suppose une certaine immobilité ; toute action trop violente, tout mouvement désordonné comme tout mouvement mécanique, ne peuvent pas être reproduits par la peinture et la statuaire. Cela est si vrai, que l’expression même des passions sur le visage humain, lorsqu’elle est poussée à un certain degré de véhémence, fait obstacle à la beauté de la forme. À toutes les grandes époques de l’art, la figure humaine a été représentée de préférence dans l’état de calme et de sérénité. Plusieurs âges de l’art et plusieurs degrés de beauté séparent le Jupiter Olympien du Laocoon. La violence du geste et la rapidité du mouvement, portés à un certain point, échappent tout à fait aux moyens de représentation dont l’art peut disposer. Ainsi un artiste peut traduire sur la toile et même sur le marbre la vélocité d’un homme ou d’un animal lancés à la course, mais peignez donc le vol d’une bombe ou le passage d’une locomotive ! Les travaux de l’industrie primitive et, jusqu’à un certain point, de celle qui a précédé la grande ère industrielle, l’ère des machines, s’accomplissant tous par l’action directe et le bras de l’homme, pouvaient être représentés par les arts, et ils avaient leur beauté dérivant de la beauté de l’homme lui-même. Il y a une poésie dans le labour à la charrue, dans la moisson à la faucille et le battage au fléau, parce que l’adresse, la vigueur de l’homme, son expression, ses attitudes sont le sujet principal. Mais lorsqu’une machine remplace l’homme, l’action de la machine, à cause de sa rapidité, échappe à toute représentation ; sa structure, forcément géométrique, est contraire à la beauté ; l’action de l’homme n’étant plus l’action principale, son rôle disparaissant tout à fait, la poésie disparaît avec lui. L’industrie des machines ne peut donc être représentée dans les conditions du beau plastique ; on peut ajouter qu’elle est subversive des arts qui veulent s’unir à elle et concourir à un même but. Un seul exemple : l’architecture, en cherchant à se mettre en harmonie avec les goûts, les nécessités mêmes de l’ère industrielle, c’est-à-dire d’une époque très mobile, où les besoins, les caprices, les inventions se succèdent rapidement et se détruisent les uns les autres, sera obligée de devenir un art mobile, fragile, capricieux comme le monde industriel. Chaque jour une machine, une industrie, chassant l’industrie et la machine de la veille, l’architecture devra construire une nouvelle habitation à cet hôte nouveau ; les édifices n’auront donc plus ni le caractère ni même le besoin de la solidité et de la durée ; on devra construire, non plus, comme autrefois, en vue de l’éternité, mais dans la pensée d’une démolition plus ou moins prochaine. Or, dans cette donnée, il n’y a pas d’art possible, parce que le beau dans l’art suppose et engendre l’idée de la permanence. Voyez, en effet, la suprême création de l’architecture industrielle, c’est l’édifice de verre. Le Palais de Cristal, voilà le symbole et le type de cet art. Or le Palais de Cristal et tous les édifices de fonte, de bois et même de granit, qui s’élèvent dans de pareilles conditions de déplacement et de fragilité, peuvent être des décorations plus ou moins agréables et commodes, mais ne sont pas des monuments et ne constituent pas une architecture. En architecture, la durée est une beauté, et la vraie beauté est un élément de durée. En mettant à part les temples de l’Inde creusés dans le roc, les pyramides d’Égypte, qui ne sont que des rochers artificiels, et en prenant l’architecture au moment de sa plus grande splendeur, à l’époque gréco-romaine, nous voyons la solidité décroître avec la beauté proprement dite. Il n’est question ici que de la solidité. Pour faire crouler un édifice grec ou romain, il est besoin d’une volonté bien arrêtée de le détruire ; le Parthénon est encore debout malgré les siècles, les boulets et les antiquaires, et nos églises gothiques, qui ont presque deux mille ans de moins que lui, ne subsistent qu’à la condition d’être dans un état de restauration, c’est-à-dire de reconstruction perpétuelle. Que sera-ce donc des cathédrales de verre et des chapelles de fonte qu’érige à ses dieux éphémères le sacerdoce industriel ?
En résumé, l’industrie moderne est subversive de la peinture, de la statuaire et de l’architecture, dès qu’elle prétend les soumettre à sa propre inspiration et leur imposer ses fonctions diverses comme thèmes des œuvres d’art.
III
Mais nous n’avons pas oublié que c’est la poésie de l’industrie qui est en question, plus spécialement que sa valeur au point de vue des arts plastiques. La poésie est sans doute, un autre ordre que celui des arts ; mais bien des principes leur sont communs, et ce sont ces principes, également applicables à la peinture de la beauté extérieure et à l’expression du beau moral, qu’il serait nécessaire de consigner ici.
Si la poésie du monde industriel ne réside pas dans l’élégance des instruments qu’elle emploie, dans la beauté pittoresque des scènes dont elle est l’occasion, dans les divers thèmes nouveaux qu’elle peut fournir aux arts de la forme, elle réside sans doute dans le sentiment, dans la beauté morale. Ce que les habitudes du travail moderne ont pu perdre, du côté extérieur et plastique, sur l’industrie primitive, l’ont-elles regagné du côté de la poésie proprement dite, c’est-à-dire dans le monde de l’âme ? L’industrie moderne, celle qui substitue dans les divers métiers et jusque dans l’agriculture l’action des machines au travail immédiat de l’homme, a-t-elle mêlé à nos labeurs un charme qui leur manquait auparavant ? a-t-elle remplacé chez l’ouvrier la beauté sculpturale des gestes et des attitudes par cette poésie intérieure qui naît de la conscience d’une plus grande force, d’une plus grande adresse, en un mot d’une plus grande valeur personnelle ? Si elle a enlaidi quelque peu le monde matériel, a-t-elle embelli le monde moral ? Chacune de ses fonctions sait-elle agrandir la sphère d’idées de celui qui s’y consacre ? Est-ce, enfin, en faisant éclore dans l’âme de ses adeptes tout un ordre nouveau et supérieur de sentiments nobles, délicats, profonds, énergiques, qu’elle a créé un monde poétique nouveau, une source d’inspiration nouvelle assez vive pour faire oublier au poète tous ces motifs usés de l’ancienne poésie, la peinture de l’homme moral, la contemplation de Dieu et de la nature ? Tels sont les bienfaits sur lesquels devrait reposer cette brillante promesse d’une poésie toute jeune et toute féconde, née du progrès matériel. Voici maintenant les réalités qui répondent à ces hypothèses et à ces promesses.
L’industrie des machines fait plus que détruire l’élégance et le pittoresque des scènes de travail, elle engendre chez l’ouvrier l’ennui, le dégoût ; par l’uniformité et l’automatisme des mouvements, elle ne laisse aucune place à l’imagination, à l’initiative personnelle. L’homme condamné, pour toute sa vie, à donner le même coup de marteau, à pousser le même piston, est réduit à la condition d’un levier ; il devient lui-même un agent aussi peu libre, aussi peu intellectuel que le cuivre ou le fer. À mesure que l’industrie se perfectionne dans le sens des machines, l’attrait professionnel disparaît. Autrefois chaque métier pouvait s’emparer de l’imagination et devenir un art ; aujourd’hui tout métier tend à devenir une fonction d’automate. Est-il possible, par exemple, que la sculpture du bois par l’emporte-pièce et la vapeur intéresse l’ouvrier moderne comme leur libre ciseau intéressait les poétiques artisans qui ont ciselé ces stalles, ces crédences, cette charmante menuiserie du moyen âge ? Croyez que le dégoût d’un travail d’automate est pour beaucoup dans cette ardeur de déclassement, dans cette soif de jouissances qui tourmente les populations industrielles. L’agitation des classes inférieures ne provient pas seulement des souffrances réelles, des besoins factices, des idées fausses, des passions mauvaises, mais aussi de l’ennui. L’ouvrier s’ennuie parce que les machines lui ont réservé une besogne purement mécanique, sans imagination, sans poésie, tranchons le mot, abrutissante. L’homme, pour prendre du goût à un travail, a besoin de s’y sentir dans la liberté d’un esprit qui crée. Il faut que ce soit l’intelligence, l’imagination de l’ouvrier qui dirige l’outil dont il se sert, et, dans l’industrie actuelle, c’est l’outil qui dirige l’homme. L’artisan n’est plus le maître, mais le serviteur de l’instrument qu’il emploie ; son service est fatalement réglé ; la moindre désobéissance aux injonctions de la machine est souvent punie de mort. Les agents directs de l’industrie ne subissent pas seuls la domination humiliante que font peser sur l’intelligence et la liberté tous ces engins nouveaux dont nous sommes si fiers. Quiconque a pris place dans un convoi traîné par la vapeur a senti qu’il se dépouillait pour quelques heures de sa qualité d’homme et devenait une chose. La force, l’adresse, la liberté même, ont passé dans la locomotive. L’homme, plusieurs centaines d’hommes, sont à la merci d’un caillou jeté sur le chemin ou d’une paille cachée dans un morceau de fer. On peut lutter contre les animaux féroces, même contre les éléments dans leurs déchaînements réguliers et naturels ; on résiste à une tempête, à une inondation ; mais, quand vous auriez à la fois la vigueur d’Hercule, le courage d’Achille, la sagesse de Nestor, la science de Newton et d’Archimède, vous seriez aussi impuissant à lutter contre la machine à vapeur qu’un des ballots qu’elle entraîne avec vous. Contre les anciens dangers du travail et des voyages l’individu pouvait se défendre par sa prudence, son adresse, son courage personnels. Vous ne pouvez opposer aux dangers nouveaux que la résignation et le fatalisme ; votre liberté, votre activité, sont supprimées. Singulière façon de développer la poésie dans l’âme humaine ! Calculez, en outre, les effets moraux de ce despotisme nécessaire que les directions anonymes et irresponsables des grands fiefs industriels font peser autour d’elles sur toute individualité, et vous jugerez ce que deviendra, sous l’empire de l’industrie, ce noble sentiment de l’énergie, de l’initiative personnelle, l’une des sources les plus fécondes de la poésie. Quelque jour, en face de ce nouvel univers mécanique que sa science crée, l’homme se trouvera dans la situation de cet élève de Faust qui, par la magie, transforme son bâton en porteur d’eau, mais, ne pouvant plus le faire obéir, voit sa maison inondée et tremble pour sa vie devant sa propre création. Ainsi les machines modernes, qui semblent aussi le produit d’une évocation magique des pouvoirs secrets de la nature, seront un jour, par leurs conséquences morales, non plus les auxiliaires, mais les dominatrices de l’homme, et créeront autour d’elles une véritable servitude.
Est-ce donc, alors, la terreur et la conscience de notre faiblesse près de ces monstrueux engins qui doivent susciter en nous l’inspiration poétique ? La poésie jaillira-t-elle d’un nouveau sentiment de l’infini éprouvé par nous devant ces irrésistibles colosses de l’industrie et l’effrayante puissance de leur action, comme nous l’éprouvons devant les grandes scènes de la nature ? Ce n’est pas, je le suppose, de la terreur qu’on fait dériver la poésie de l’industrie. D’ailleurs, si puissante, si gigantesque que soient une machine, une construction humaine, l’étonnement ou l’effroi qu’elles suscitent a-t-il rien de ce sentiment poétique de l’infini qui émane de la nature, du spectacle des vastes horizons, des tempêtes, des montagnes, des grandes forêts ? L’idée poétique et religieuse de l’infini ne saurait naître devant les plus immenses créations industrielles.
Est-ce de l’admiration que surgira la poésie nouvelle devant ces êtres merveilleux que le génie de l’homme a créés si supérieurs en force au corps humain ? Certes, une large admiration est accordée aux œuvres de la science moderne ; les poètes ne sont pas des derniers à lui payer ce tribut. Mais l’admiration, même quand elle s’adresse à un objet tout nouveau, est-elle une forme nouvelle du sentiment poétique ? Ce que le poète peut éprouver de reconnaissance et de respect devant la machine à moissonner ou à battre le grain est-il bien différent de ce qu’il a dû sentir à l’aspect de la première charrue ? L’étonnement est le même ; seulement, quand la réflexion arrivera, le poète moderne sera forcé de juger ce nouvel engin, au point de vue pittoresque et dans ses conséquences morales, comme nous avons jugé tout à l’heure les machines en général. Au lieu de faire ressortir l’adresse, la force, l’intelligence, en un mot la valeur personnelle de celui qui l’emploie, la machine moderne réduit l’ouvrier à n’être plus à côté d’elle qu’une autre machine de chair, inférieure et subordonnée à l’instrument de bois et de métal.
Je vois donc, au lieu d’une poésie nouvelle issue du monde que l’industrie a créé, l’amoindrissement physique, intellectuel et moral, la privation des principaux éléments poétiques pour tous ceux qui vivront dans cette sphère exclusive. Ils ne seront rien autre chose que les humbles coadjuteurs des machines à qui seules appartiendra la force, et les serfs de la puissance anonyme, invisible, impersonnelle, sans âme et sans entrailles, d’où émanera le gouvernement de cet univers mécanique.
IV
Voilà pour l’effet direct de l’industrie sur l’homme qui vit avec elle dans un contact journalier. Mais si ce n’est pas des usines mêmes et de la sphère d’action immédiate de l’industrie que la poésie qui lui est propre doit sortir, c’est peut-être du monde moral qu’elle aura renouvelé à son image, de la société qui l’adoptera pour suprême religion ? Et d’abord, si l’industrie possède cette merveilleuse puissance de rénovation que ses mystiques lui attribuent ; si, ce que la religion elle-même n’a pu faire encore, elle réforme dans la vertu et le parfait bonheur la vie entière des sociétés humaines ; si elle engendre la paix, l’amour, la sagesse, la beauté, le bon vouloir universel, l’âge d’or, en un mot, la poésie de cet âge d’or sera la poésie de la paix, de la sagesse, de la beauté, c’est-à-dire qu’elle émanera de principes très vénérés déjà par les poètes de l’ancien monde, quoique très rares dans tous les temps ; ce ne sera donc pas une poésie particulière à l’industrie, mais l’antique, l’éternelle poésie du spiritualisme, celle que vous déclarez surannée, cette vieille lyre qui vous offusque tant et que vous voulez remplacer par la chaudière à vapeur et la pile de Volta. Plaise à ce Dieu de l’âme, qui n’existe plus pour vous, que le progrès industriel renouvelle ainsi par un progrès moral la face poétique de notre société ! Mais avons-nous vu, jusqu’à présent, que la religion de l’industrie ait eu pour effet de rendre plus nobles, plus généreuses, plus délicates, plus fières, plus poétiques en un mot, les âmes et les nations qu’elle possède ?
Je regarde les classes populaires adonnées au travail des manufactures, des usines et des métiers modernes, et, presque partout, je suis forcé de constater en elles la dégénérescence, le rachitisme et la laideur physique. L’histoire de nos dernières années atteste assez le malaise moral auquel elles sont en proie. Avec des ressources pour le bien-être matériel qui, aidées d’un peu de moralité, seraient supérieures de beaucoup à celles que possédaient les ouvriers des précédents régimes, quel mécontentement, quelle envie des classes riches et lettrées chez la plupart de ceux qui travaillent de leurs mains ! Et cependant ces barrières sociales, ces distinctions de classes, ces privilèges qu’on accusait de tous nos maux, ne sont-ils pas tombés sous le niveau de l’égalité ? Avec la mobilité actuelle des positions et des richesses, où finit le peuple, où commence la bourgeoisie ? Malgré cette fusion continuelle des deux grandes classes industrielles, je cherche les sentiments, les idées, les croyances, les intérêts mêmes qui peuvent leur être communs ; je n’y vois guère de sentiments partagés qu’une soif désordonnée des jouissances matérielles, une égale indifférence pour tout ce qui est noble, élevé, pour tout ce qui sort du cercle de l’intérêt. Le régime de paix et d’amour que doit enfanter l’industrie commence donc par une sourde hostilité entre les classes, la plus douloureuse de toutes les guerres, qui a menacé tant de fois de devenir un combat d’extermination à la face du soleil. Certes, nous ne demandons pas mieux qu’on nous prouve la supériorité d’intelligence, de moralité, de bien-être de la population manufacturière de nos jours sur ces anciennes confréries des métiers, qui avaient au moins leurs jours de fêtes franches et naïves où elles oubliaient leurs misères et leurs ressentiments. Elles savaient, dit-on, moins bien lire et moins bien compter que les classes ouvrières de notre temps ; mais ce qu’il y a de certain, c’est qu’elles n’étaient pas plus accessibles à tous les mensonges, à toutes les sottises, à tous les mauvais conseils des charlatans, des ambitieux et même des fanatiques.
Je voudrais dans la classe parvenue au sommet de la hiérarchie industrielle trouver une noblesse véritable, un ordre politique intelligent et libéral ; je la voudrais au moins exempte des préjugés et des vices de la misère, d’un étroit attachement à l’intérêt, de l’envie, de la vanité, de l’indifférence pour les choses de l’esprit ; je voudrais découvrir quelque chose de plus poétique dans les vertus de cette classe que ce bon sens très borné qui fait dans la vie publique de très égoïstes citoyens, des hommes les plus sages et les plus honnêtes dans la vie privée. L’aristocratie industrielle n’a jamais montré chez nous, en fait de sentiments politiques, qu’une vanité tempérée par la peur ; il lui suffit pour toute garantie libérale de ne pas voir s’élever au-dessus d’elle une noblesse de naissance. Le sacrifice de cette vanité est le seul qui lui soit un peu difficile à faire dans les moments de terreur où le capital est menacé. Devons-nous beaucoup de dignité dans nos mœurs politiques, de libéralisme intelligent, d’énergie au moment des révolutions et du danger, à l’éducation que nous fait l’industrie ? Confessons donc, sans précautions oratoires, l’état de nos habitudes intellectuelles. Toutes ces tendances des âmes et des classes formées par l’industrie sont peut-être le commencement d’une morale et d’une politique nouvelles ; mais, si le mot de poésie conserve le sens qu’il a toujours eu dans les langues humaines, comment imaginer que quelque chose d’analogue à la poésie puisse naître d’un pareil état des esprits ?
Si quelque poésie fermente au contact de l’industrie moderne, au souffle de l’esprit qu’elle a créé, c’est la poésie ardente et sombre de Dante ou de Juvénal, c’est la satire vengeresse qui se lève pour flageller les lâchetés et les insolences ; poésie très ancienne dans le monde, aussi vieille, hélas ! que les vices du genre humain, et la seule à laquelle le nouveau monde industriel ait encore ouvert une mine féconde. Ce n’est pas cette muse, à leurs yeux morte et ensevelie, que veulent exhumer les inventeurs de la poésie de l’industrie : leur entreprise est plus difficile, sinon plus glorieuse ; il s’agit pour eux de substituer le mouvement de la matière à l’action de l’esprit, et, à la place de ces ressorts usés, — la religion, la nature, les affections de l’âme, — de donner le piston et l’hélice pour moteurs à la poésie.
V
Des aberrations du même genre, en matière d’art et de morale, ont suscité dans quelques esprits agités et confus l’invention d’une poésie de la science à côté de la poésie de l’industrie. Pour ne pas se perdre en redites sur les vieux thèmes fournis par le cœur humain, le poète n’a rien de mieux à faire qu’à rimer les manuels de chimie, d’astronomie ou de mécanique, et les cours du Jardin des Plantes. Le voilà obligé d’aller demander aux pontifes des systèmes scientifiques qui se renouvellent tous les jours le mot d’ordre de son inspiration quotidienne. C’est là se faire une noble idée de la dignité de l’art et de son autonomie ! Ainsi, depuis l’Inde, l’Égypte et le moyen âge, la poésie n’a cessé d’être la voix des grands sacerdoces qui ont fait l’éducation du genre humain ; elle n’a sacrifié les immenses ressources qu’elle trouvait dans la ferveur et la naïveté de la foi religieuse au besoin de vivre de sa propre vie, de se distinguer comme un pouvoir particulier après cette confusion des pouvoirs naturelle aux âges primitifs, à la nécessité de constituer l’ordre du beau dans son indépendance vis-à-vis des autres ordres de la pensée ; elle n’est sortie, en un mot, de la noble servitude des sanctuaires que pour faire la parade et amasser la foule devant les laboratoires des savants ! Encore si nous étions dans une des grandes ères philosophiques et créatrices de la science ! mais, il ne faut pas s’y tromper, malgré le prestige des dernières grandes applications scientifiques, la vraie science, c’est-à-dire l’étude de la vérité pour elle-même, cette ardeur, désintéressée de tout autre chose que le vrai, qui cherchait d’abord le royaume des hautes théories, sachant bien que les applications utiles nous sont données par surcroît, cette science, la seule mère des grandes découvertes, agonise aujourd’hui entre les bras de l’industrie ; elle devient l’humble servante des chercheurs de brevets d’invention et de médailles d’or aux expositions universelles. Ce ne fut jamais par l’indépendance de leurs adeptes que brillèrent les sciences physiques ; un jour n’est pas loin où elles subiront tout à fait le joug de l’industrie mercantile. La poésie et les lettres auront plus de dignité ; elles ont leur domaine où elles règnent libéralement, elles n’en sortiront pas ; elles ont leur langue à elles, faite pour exprimer les libres mouvements de l’âme, elles ne consentiront pas à se faire les serviles interprètes de ce langage barbare, qui sert à formuler les combinaisons de la matière inerte. Si la vieille poésie est destinée à périr comme vous le dites, elle périra du moins dans sa fière intégrité ; elle sera ensevelie, comme jadis le chevalier, mort sans postérité, avec son écusson et ses armes, avec cette lyre d’or, qui vous semble si usée et que repoussent vos doigts inhabiles. Vous avez votre lyre à vous : allez, mécaniciens, faites siffler la locomotive.
La poésie de la science est donc une invention du même ordre que la poésie de l’industrie ; elle atteste une ignorance absolue et des vraies conditions de la science et des vraies conditions de la poésie. Mais, dans ces projets d’envahissement de l’art par des éléments qui lui sont étrangers et qui lui deviennent hostiles, il y a autre chose qu’une erreur d’esthétique, qu’une rêverie aventureuse de quelques esprits stériles en quête de nouveauté, il y a un symptôme très grave de la subversion de l’ordre moral. Ce n’est pas seulement l’industrie, c’est la matière, c’est l’appétit sensuel qui demande la suprématie du monde. La poésie est le couronnement de l’édifice spiritualiste et religieux ; les grossiers instincts de l’homme bestial aspirent à se répandre sur ce faîte, pour dominer, de là, plus sûrement la société tout entière. L’esprit humain, l’initiative de la liberté humaine, passent aujourd’hui de la tête et du cœur dans les entrailles ; les appétits physiques commandent au lieu d’obéir ; c’est là le sens de cette importance exubérante que l’industrie et les classes industrielles s’attribuent dans le monde moderne. Je retrouve au fond de toutes nos hérésies sociales, de toutes nos fermentations populaires, un levain issu de cette doctrine si franchement émise par le saint-simonisme : la réhabilitation de la chair. Comme tout principe militant, la chair ne saurait se contenter d’être seulement réhabilitée et mise sur un pied égal avec l’esprit ; il faut qu’elle obéisse ou qu’elle commande ; on l’a dispensée de l’obéissance, elle a voulu gouverner, elle gouverne. Si populaire que soit sa domination, elle a besoin d’être colorée aux jeux de tous d’un vernis intellectuel qui dissimule son caractère bestial, comme les despotismes qui tiennent à se colorer des apparences de la liberté ; elle s’est donc nommée l’industrie pour ne pas être appelée de son vrai nom, la matière ; elle a cherché à s’ennoblir avec l’idée de travail, et, par conséquent, de libre activité, d’initiative morale, que le mot d’industrie suppose. Le monde industriel, c’est-à-dire le monde où le désir des jouissances, l’horreur de l’effort, du sacrifice, de la soumission, et par conséquent l’horreur du travail, sont les faits moraux les plus évidents, s’est appelé néanmoins par excellence le monde des travailleurs ; tous ceux qui ne remuent pas de la houille, du cuivre, du coton et du fer, sont les oisifs. Les travailleurs ont la prétention d’être à eux seuls toute la société ; prétention bien naturelle, puisque eux seuls sont déclarés utiles ; par conséquent, la sphère du travail, l’industrie, est désormais la seule et véritable sphère poétique. À toute société il faut une littérature qui l’exprime ; inventons une littérature de la mécanique.
VI
On commence, même dans le monde des intérêts, à trouver lourd le despotisme de l’industrie ; il n’y a qu’un moyen de le secouer, c’est de secouer le joug de la mollesse, du luxe, des besoins factices, de l’égoïsme, en un mot, de cette chair par trop réhabilitée. Rétablissons en nous-mêmes la souveraineté légitime de l’intelligence, de l’idée religieuse, de l’activité morale, et nous aurons renversé dans la société tout entière cette immonde usurpation de la matière qui revêt parmi nous tant de formes diverses, et qui s’est exprimée dans les lettres par cette formule : la poésie de l’industrie.
Jadis, sous le règne du sentiment religieux, de l’amour du beau, du sentiment de l’honneur, de la philosophie, alors que l’intelligence et le cœur jouissaient, au moins en droit, de leur suprématie, l’industrie n’était réputée que la servante de l’homme ; on n’avait pas compris que l’industrie pût devenir à la fois le but suprême et la suprême fonction de la vie sociale ; elle était, comme la faim, comme la soif, une nécessité à laquelle la raison ordonne de satisfaire, mais dont on n’aurait pas imaginé de s’enorgueillir. L’industrie est commune à l’homme et aux animaux, parce que les besoins matériels leur sont communs. L’abeille et le castor sont de merveilleux industriels. Mais la poésie est l’attribut exclusif de l’homme, parce qu’il y a autre chose dans l’homme que des besoins.
Cette explosion de stupide orgueil qui, à chacune de nos révolutions, tend à renverser toutes les supériorités et toutes les influences légitimes, pour porter en haut l’aristocratie du poignet, le gouvernement par l’atelier national, est, au fond, le même principe qui, dans nos périodes de vie régulière, un peu contenu et mieux habillé, fait prévaloir les idées, les personnes et les intérêts industriels. Tout le monde est coupable de ce renversement du monde politique et moral, tous ceux qui représentent les principes les plus contraires à ces erreurs, les philosophes spiritualistes, les artistes, les hommes de gouvernement, les poètes ; — coupables non pas seulement d’avoir porté à des institutions respectables ces coups imprudents, objet aujourd’hui de plus d’un remords, mais coupables, encore plus, s’il est possible, de lâches et inintelligentes flatteries adressées à la force nouvelle qui venait se substituer aux antiques autorités. Il n’est presque pas d’écrivain de nos jours qui n’ait glorifié, encensé le mouvement industriel et les classes qui vivent dans ce mouvement. L’industrie est la mode, la puissance du jour, et chacun se tourne vers le soleil levant. Ce déplorable amour de la popularité, que nous avons vu abaisser les plus hautes intelligences, a été le grand levier de cette révolution. Par elles-mêmes la foule et la force matérielle sont infécondes et impuissantes ; on ne les a jamais vu rien accomplir, même une destruction, si ce n’est sous l’influence d’un patricien de la naissance ou de l’esprit, prévaricateur par lâcheté ou par orgueil, et dont le génie révélait et imprimait au vulgaire inerte le seul genre de force qu’il renferme. Bien des penseurs, et les poètes tout les premiers, ont donc humilié la majesté des arts libéraux devant la force matérielle des arts serviles, par amour de la popularité et par cette raison que les vigoureux et innombrables battoirs des mécaniques industrielles applaudissent plus bruyamment que les mains délicates qui ne tiennent pas la navette ou le marteau. En même temps la philosophie, la politique, croyaient devoir, par de sages concessions, admettre avec elles l’industrie sur un pied d’égalité dans le monde de l’intelligence. L’industrie se soucie fort peu de philosophie, de poésie et de morale ; elle a laissé toutes ces voix éloquentes l’entretenir de ses grandeurs, qui se traduisent en bons dividendes ; elle n’a pas même salué ses panégyristes, et aujourd’hui elle les pousse tout franchement à la porte avec ses gros coudes de fonte. Mais tout cela ne change rien aux vrais rapports des arts mécaniques avec les arts de la pensée ; c’est une révolte heureuse, un coup d’État qui déplace la force matérielle, mais ne saurait créer une autorité. Les poètes ne s’inclineront pas devant la puissance du fait accompli, et surtout ne l’aideront pas à se légitimer par le mélange adultère d’un élément de droit, par l’invention d’un principe nouveau. La poésie restera la poésie, c’est-à-dire une œuvre morale ; l’industrie restera l’industrie, c’est-à-dire une œuvre matérielle. Chez les nations saines et dans les esprits sensés, elle continuera à être tenue, non pas pour la maîtresse, mais pour la domestique de la maison ; elle y sera bien venue, comme une personne utile ; le plus spiritualiste d’entre nous a besoin de son potage comme Chrysale ; un salaire et des égards sont dus au cuisinier habile, une retraite honorable dans la famille est accordée au fidèle et dévoué serviteur. Mais cela ne change rien aux relations respectives de la cuisine et du salon, et le valet, quelle que soit son adresse, qui se permet une familiarité inconvenante est renvoyé à l’antichambre. C’est ce qui doit se passer entre la poésie, c’est-à-dire la personne morale, et les arts mécaniques, c’est-à-dire les serviteurs de la garde-robe et de la bouche, les pionniers de la société humaine. L’industrie, voulant devenir la poésie, n’est qu’une servante impertinente qui s’enveloppe du châle de sa maîtresse, et vient s’asseoir dans le salon. C’est encore, suivant l’apologue de Meneniusl, un peu modifié par le temps, la vieille insurrection des pieds, des mains et de l’abdomen voulant usurper les fonctions de la tête et du cœur. Telle est la vérité un peu crue ; mais l’industrie moderne, avec ses prétentions outrées et son insolence de parvenue, a mérité qu’on la lui dise sous cette forme brutale. Comprendrait-elle d’ailleurs, dans son épais orgueil, des remontrances moins vives, une vérité plus délicatement exprimée ? Il convient de dissiper par quelques violents coups de lumière les nuages dont se plaisent à entourer son action morale ceux qui en ont fait une religion. Elle a pour elle l’opinion du moment, la soif effrénée des jouissances physiques et tous les appétits vulgaires. Elle peut devenir dans le monde tout ce que la force matérielle y devient de plus éminent, une royauté, une idole, tout, excepté une poésie. Que les poètes le sachent donc et ne perdent pas de temps à expérimenter dans cette voie leur antique domaine. Le triple monde des passions de l’âme, du sentiment de la nature et du sentiment religieux est inépuisable, car il est infini. Qu’importe que le torrent pousse aujourd’hui nos admirations vers les œuvres, les progrès et les jouissances mécaniques ? Quand il serait vrai que la pure et noble poésie, cette antique poésie qui, au fond, est restée la même de l’Iliade à la Divine Comédie, et de Polyeucte aux Méditations, ne saurait être aujourd’hui populaire, elle se passera des applaudissements et du bruit, voilà tout. L’esprit qui gravite incessamment vers le beau et connaît les délices de la contemplation de l’idéal n’a-t-il pas en lui-même de quoi remplacer les excitations du succès ? L’artiste appelé à faire une œuvre durable doit travailler, peut-être sans mépris, mais certainement sans désir de la popularité.
XI. Les deux esprits français
I
La littérature française nous saisit d’abord par l’unité de son esprit. Nos poètes et nos penseurs concourent tous au même but, comme les arguments divers d’une plaidoirie bien ordonnée. Nous avons suivi dans notre histoire la marche logique et régulière que nous imposons à nos tragédies. Chez les autres peuples, la poésie ne porte pas toujours sa conclusion morale et n’affiche pas d’intention pratique ; leurs poètes chantent pour chanter, pour obéir à un besoin de nature ; les nôtres cherchent à plaire, comme des orateurs, pour convaincre. Dociles à d’autres lois qu’à celles de l’imagination et de l’art pur, ils s’inspirent de l’opinion plus souvent peut-être que de leur propre conscience. Nulle part le génie national ne domine, j’allais dire ne comprime et n’étouffe le génie individuel, au même degré qu’en France. C’est le pays où il est le plus difficile et le plus dangereux de penser, de sentir et de dire autrement que tout le monde. Il y a dans une telle discipline un élément de supériorité et une cause de faiblesse. L’influence littéraire de la France dépasse celle de tout autre peuple moderne ; et, pris un à un, nos grands poètes, nos grands artistes, nos grands philosophes, ne sauraient être jugés supérieurs à ceux de l’Angleterre, de l’Italie ou de l’Allemagne. La grandeur de Dante et de Shakespeare, de Raphaël et de Michel-Ange, de Kant et de Hegel, tient plus à la nature intime et personnelle ; celle de Descartes, de Corneille et de Voltaire doit davantage à l’esprit national.
L’unité et le développement logique distinguent donc la littérature aussi bien que l’histoire de notre pays. Je ne veux pas dire qu’à toutes les époques la France soit parfaitement semblable à elle-même, qu’elle soit constante, exclusive et bornée dans ses opinions et dans ses goûts. Je me sentirais d’avance accablé de tous les exemples de versatilité et d’inconséquence dont nous avons étonné le monde. Mais l’unité de l’esprit français m’apparaît même dans cette perpétuelle succession des sentiments les plus contradictoires. À travers ces emportements qui se combattent, notre histoire avance vers un but déterminé. C’est comme un fleuve large et profond dont les rives sont unies et régulières autant que les berges d’un canal, mais dont le lit cache toute sorte de rochers et d’abîmes. Au milieu, j’aperçois un courant rapide, et sur les deux bords des remous innombrables qui semblent marquer un contre-courant. À voir les choses d’une certaine place, on resterait convaincu que la direction de l’eau a changé et que le torrent remonte vers sa source. Mais, à tout considérer d’un peu haut, on reconnaît bientôt que la masse entière est invinciblement entraînée sur la même pente, et que, sans s’attarder comme d’autres en mille sinuosités élégantes, le fleuve court en ligne directe jusqu’à l’Océan.
Ces deux courants opposés en apparence, et qui tous deux arrivent à la même fin, emportés dans leur lutte perpétuelle par une force invisible, je les rencontre à divers degrés d’antagonisme et de puissance dans tous les siècles de notre littérature, même en ceux qui nous donnent le plus justement l’impression de l’unité. Si je cherche quels noms conviennent à ces deux forces hostiles dont la lutte ou la combinaison engendre tout le mouvement de notre histoire, les mots de foi et de critique, de respect et de révolte, se présenteront pour désigner les flexions diverses de ce double courant. J’en choisirai d’autres qui caractérisent mieux encore ces deux tendances morales. C’est sous le nom d’enthousiasme et d’ironie que je distinguerai ces deux principes en notant la part de chacun dans les œuvres de l’esprit français. Quels que soient le nom, l’origine et la dignité qu’on leur attribue, il faut reconnaître à la fois et leur évidente hostilité et leur perpétuelle coexistence dans notre littérature. C’est par là que l’esprit français est si excellemment l’esprit humain. L’homme est formé de sublimes inconséquences : les plus grandes âmes sont le théâtre des contradictions, c’est-à-dire des luttes les plus énergiques. Depuis les Croisades jusqu’à la Terreur, depuis saint Bernard jusqu’à Voltaire, depuis les épopées chevaleresques jusqu’aux refrains cyniques de la chanson moderne, que de démentis la France s’est donnés à elle-même ! Qu’elle a de fois fait, défait et refait les œuvres de ses mains !
Il n’y a pas au monde une poésie plus héroïque, plus enthousiaste que celle de la France, que celle des chansons de Geste et de la tragédie de Corneille ; il n’y a pas une muse plus sceptique, plus railleuse, plus cynique parfois que celle des fabliaux, des sirventes, des comédies, des chansons, des vaudevilles français. Mais, dira-t-on, chez tous les peuples, on retrouve cette contradiction si naturelle de la poésie héroïque et de la poésie railleuse, de la tragédie et de la comédie. Ces diverses formes littéraires se rencontrent partout sans doute ; mais nulle part, ailleurs qu’en France, les deux esprits qui les animent n’apparaissent dans un antagonisme aussi absolu ; nulle part la haute poésie n’est marquée plus profondément du sceau de l’enthousiasme et de l’héroïsme ; nulle part la littérature légère ne s’attaque plus violemment aux objets mêmes de l’héroïsme et de l’enthousiasme.
II
La comédie, nous le savons, est presque aussi ancienne que le drame sérieux, la satire presque aussi vieille que l’ode, et le blasphème quasi contemporain de la prière. Le grotesque est le revers nécessaire du sublime. Dans Homère, Thersite se montre tout près d’Achille et d’Agamemnon. Mais, chez les Grecs eux-mêmes, avec qui nous avons tant de rapports moraux, l’ironie sous toutes ses formes, satire, comédie, philosophie sceptique, ne tient qu’une place étroite à côté des grands monuments du respect et de la foi. Dans les œuvres du génie romain, chez les plus brillants poètes du siècle d’Auguste, je vois sans doute abonder les traces d’un scepticisme élégant et sensuel ; mais, à le juger dans l’ensemble de son histoire et de sa littérature, quel peuple a poussé plus loin que le peuple latin le sentiment du respect, le culte des dieux et de la cité, la foi profonde aux destinées nationales, à la grandeur, à la divinité de Rome ? Dans ce long hymne à la majesté romaine que chantent les poètes, les historiens et les orateurs, combien tiennent peu de place la critique et les dissonantes railleries ? Elles apparaissent, au milieu de l’enthousiasme, comme ces insultes jetées aux triomphateurs avec des couronnes sur le chemin du Capitole.
L’Italie moderne, en s’éloignant chaque siècle davantage de l’héroïsme et de l’austérité des Romains, a vu fleurir chez elle abondamment toutes les variétés de l’ironie. Sans parler de ses innombrables productions légères et satiriques, le génie d’Arioste soutient la comparaison avec Dante et surpasse le Tasse. Mais Arioste, est-ce bien un railleur véritable, un contempteur de l’héroïsme, un démolisseur heureux et convaincu comme la littérature française en a tant produit ? N’est-ce pas plutôt, comme le noble Cervantes, un véritable chevalier, héros lui-même, mais plein de finesse et de bon sens, que toute bravade et toute exagération font sourire, mais qui ne permettrait pas qu’on attaquât sérieusement les hautes vertus dont il a raillé les petits travers. Dans toutes les autres littératures de l’Europe, l’ironie a sa part ; la comédie et la satire, tantôt gaie, tantôt sombre, y coudoient l’héroïsme, la grande imagination, la tendresse, la passion, la fantaisie. Mais en Angleterre comme en Allemagne, comme en Espagne, comme en Italie, la légèreté sceptique et railleuse rencontre certains obstacles qu’elle n’a jamais franchis. Bien des choses aimables ou sacrées y sont devenues comme chez nous un objet de moquerie ; mais chez tous les peuples il y a toujours eu dans le sentiment national des objets saints et réservés à l’abri de la satire, ne fût-ce qu’un seul. À défaut d’autre préjugé, d’autre foi, d’autre respect, d’autre illusion, chaque peuple a du moins le préjugé et l’illusion de son histoire ; il se respecte dans ses propres œuvres, dans ses monuments, dans ses grands hommes. La France est le seul exemple d’une nation qui s’acharne souvent sur elle-même avec plus de fureur que sur son ennemi. Ses poètes, ses penseurs, ses héros, s’attachent, et parfois très naïvement, sans calcul de jalousie, à ne pas laisser pierre sur pierre de ce qu’ont édifié d’autres poètes, d’autres penseurs, d’autres héros. Et, par un trait de caractère tout à fait national, on dirait qu’à cette œuvre de subversion et d’ironie ils apportent une espèce de foi et d’enthousiasme ; ils mettent leur héroïsme et leur vaillance à bafouer le monde héroïque. Il n’est chez nous si grand acte de foi auquel ne corresponde un aussi grand blasphème. Nous avons tour à tour pratiqué et renié les vertus et les vices les plus contraires. Il semble que nous ayons fait notre devise des paroles de saint Remi au Sicambre notre aïeul ; nous ne cessons pas depuis quatorze siècles de brûler ce que nous avions adoré et d’adorer ce que nous avions brûlé.
Dans le monde matériel comme dans le monde moral, aucune nation n’a fait autant de ruines sur son propre sol et n’a renversé avec plus de colère ce qu’elle avait édifié avec tant d’amour. À ces œuvres de démolition nous apportons souvent une ferveur presque religieuse, et ces élans de joie et d’espérance que d’autres éprouvent dans les travaux créateurs. C’est le génie français qui a trouvé la grande architecture chrétienne du moyen âge, c’est la piété française qui a construit tant de merveilleux édifices, monastères et cathédrales ; et ce sont des esprits français qui les ont proclamés des œuvres de barbarie et de ténèbres ; et ce sont des mains françaises qui en ont brisé les sculptures et rasé les murailles. Dans tous les autres pays, je vois des ruines faites par les invasions étrangères, par des armées de barbares à des époques de grossièreté et d’ignorance ; en France, c’est à la fin du siècle le plus élégant, le plus intelligent, c’est en vertu des doctrines de paix, de tolérance et d’humanité, que nous avons vu détruire ces édifices de paix et d’intelligence et violer avec une fureur sauvage jusqu’à l’innocente majesté des tombeaux. Les autres nations aiment à se glorifier dans leur histoire jusqu’aux époques les plus fabuleuses ; et la nation française, au moment où elle se proclamait la plus éclairée et la plus libre, au moment où sa suprématie intellectuelle venait de s’imposer à toute l’Europe, la France déclarait que d’hier seulement elle était née à la lumière, et que, dans son glorieux passé, tout n’était qu’aveuglement et ténèbres, tyrannie et servitude.
La France, de tous les temps, a prodigué son sang et sa généreuse éloquence pour des idées plus souvent que pour des ambitions ; elle s’est passionnée pour des vérités abstraites ; elle a foulé ses intérêts les plus certains au pied de son idéal ; elle a produit des miracles d’héroïsme pour toutes les nobles causes ; et le lendemain elle a raillé ses plus beaux actes de dévouement comme un fanatisme insensé ; elle a renié comme d’absurdes erreurs les causes qu’elle avait le mieux servies. De telle sorte que si l’on veut savoir quelles sont les vertus que notre nation a pratiquées avec le plus d’éclat, il faut les chercher dans les époques, dans les personnes et dans les choses qu’elle a frappées de ses plus violentes moqueries.
L’âme héroïque de la France, l’idée même de la nationalité et de la patrie, s’étaient personnifiées à la suite du moyen âge dans une sainte et virginale figure, la plus merveilleuse peut-être, la plus céleste et la plus humaine à la fois qui ait apparu dans l’histoire. Ce noble type du génie national réunissait toutes les grandeurs de la poésie, de la religion, du patriotisme et du malheur. Et voilà que, dans ces annales des miracles et du martyre de Jeanne d’Arc, un autre génie, essentiellement français lui aussi, en qui se résument nos qualités les plus brillantes, un esprit dont la sagacité devient souvent de l’éloquence, dont la passion est parfois généreuse et sincère, le prince littéraire de notre siècle le plus lettré ne trouve rien de plus dans cette divine épopée que la matière d’une obscène et sacrilège parodie. Et, de son temps, personne ne s’en émeut ; et, de nos jours encore, quand l’histoire, la religion et la poésie ont restitué son auréole divine à cette rédemptrice de la France, il est permis à peine de découronner l’impur génie qui souillait ainsi à plaisir la plus française, la plus poétique figure des temps modernes. Qu’une même race ait produit une telle héroïne et un tel poète, n’est-ce pas la plus étrange des contradictions, et, j’oserai le dire un moment, la plus étonnante des fécondités ?
Je cherche en vain chez d’autres peuples l’analogue et l’équivalent de Voltaire ; je parle ici sans récriminations comme sans apologie. Où trouver une pareille puissance de critique, d’ironie, de dissolution appliquée par une nation à sa propre histoire, à sa religion, à ses mœurs, à sa royauté, à ses grandeurs, à ses faiblesses, à sa constitution morale tout entière ? Je rencontre des peuples, en bien petit nombre, qui ont quitté leur religion et renié leurs dieux : je n’en connais qu’un seul qui ait renié ses héros, c’est-à-dire lui-même, et qui se soit pris ainsi dans tout son passé pour un objet de raillerie et d’insulte. On va me citer l’ingratitude proverbiale des Athéniens, ces Parisiens de l’antiquité. Cette ingratitude a été parfois cruelle aux vivants, elle ne s’est jamais acharnée sur les morts. Quand Aristophane persiflait Socrate dans sa comédie, le noble martyr de la sagesse n’avait pas bu le poison et n’était encore pour le poète qu’un adversaire religieux et politique. Mais, dans la ville même d’Aristophane, montrez-moi le poète grec qui ait fait de la mort de Léonidas un texte à de cyniques impiétés. Voyez le sceptique, le sensuel Horace, comme son souffle s’agrandit, comme il devient religieux et lyrique quand il s’inspire des grands souvenirs de Rome ! Aux jours de la plus hideuse décadence, dans la foule des poètes bouffons, des parasites, des délateurs, tâchez de découvrir une priapée latine sur la légende de Romulus ; et, sous les plus infâmes Césars, un poème burlesque sur la mort de Caton. Les héros de la France ont ce triste privilège : à leur sublimité on jettera la fange du ridicule ; il faudra qu’ils portent tous la couronne d’épines et le sceptre de roseau ; et ce n’est pas une vile multitude, c’est le talent, c’est le génie, c’est la poésie elle-même qui viendront souffleter sur ces nobles joues l’héroïsme, la poésie et la beauté.
III
De telles contradictions n’existent que chez nous. Dans cette lutte si éclatante et si constante entre les deux principes rivaux, le choix d’un parti n’est pas embarrassant pour les âmes élevées ; mais, en tenant compte des dangers que courent dans une mêlée semblable la vraie morale et la vraie poésie, reconnaissons que cette activité en des sens si contraires, que ce don de critiquer si violemment sa propre inspiration, après l’avoir traduite en actes si énergiques, c’est dans le génie français un témoignage de force plus que d’inconsistance. Toute âme qui a profondément senti, pensé et vécu, a été le théâtre de luttes et de contradictions pareilles.
Quelles que soient les formes extérieures de cet antagonisme, dans toutes les âmes et chez tous les peuples, c’est au sujet de l’idée religieuse, c’est par elle, c’est pour elle ou contre elle que se livrent tous ces combats ; c’est le sentiment religieux et tous ceux qui constituent avec lui le divin faisceau du spiritualisme qui se trouvent partout aux prises avec le groupe des sentiments ironiques ; c’est par leur parenté avec la religion que tous ces actes d’héroïsme et de poésie sont devenus si souvent, comme la sainteté elle-même, le scandale des sceptiques et des railleurs de tous les siècles. L’ironie a suivi chez nous, en sens contraire, les diverses fortunes de la foi. Selon que les doctrines chrétiennes sont plus ou moins puissantes, l’esprit héroïque ou l’esprit moqueur, l’émotion sérieuse ou la légèreté cynique, dominent dans notre littérature. Mais aucune époque n’est exempte des contradictions qui naissent de ces deux tendances rivales. Au moyen âge, dans les siècles par excellence de l’unité spirituelle, l’ironie a sa littérature aussi bien que l’enthousiasme.
Les sirventes satiriques abondent chez les troubadours à côté des chansons amoureuses ou guerrières. En parcourant les divers cycles de nos épopées et de nos romans chevaleresques, à mesure que l’on s’éloigne de l’époque tout à fait primitive et barbare, on voit l’ironie se glisser entre les récits les plus héroïques. Absente des poèmes carlovingiens, qui correspondent chez nous à l’âge homérique, l’ironie apparaît déjà sous plus d’une forme dans le cycle breton et jusque dans la branche religieuse de Saint-Graal. Elle a son empire à elle dans les innombrables fabliaux où s’égaye le sensualisme gaulois. Dès la fin du douzième siècle elle a pris pied dans la haute poésie ; elle ne s’y introduit plus furtivement ; elle a son épopée à elle qui se développe jusqu’à la fin du moyen âge dans les diverses branches de cet interminable Roman du Renard, auquel plusieurs nations de l’Europe ont mis la main et dont la collection dépasserait quatre-vingt mille vers. Cette burlesque épopée devient la satire la plus audacieuse de toutes les classes, surtout du clergé et de la noblesse. L’idée vitale du moyen âge, c’est l’esprit chevaleresque, c’est là d’abord l’inspiration de tous les poèmes, de toutes les chansons de geste ou d’amour. Le Roman du Renard, résumant tout le naïf scepticisme et tout le sensualisme des fabliaux, s’attachera à célébrer le contraire de l’esprit chevaleresque, la ruse, la fourberie, la bassesse triomphant partout de la force, de la noblesse et du droit. Il apparaît à l’heure où le moyen âge atteignait le plus près de son idéal, dans l’art par sa merveilleuse architecture, dans l’héroïsme et la sainteté par le noble règne de saint Louis, le plus haut type du prince et du chevalier chrétien. L’un des renommés trouvères de ce temps, le poète Rutebeuf, ne s’attaque pas seulement aux prélats, aux barons et aux moines, mais à la personne même si populaire et si vénérée du grand monarque.
À la même époque et sous le saint roi, débute un poème qui signale avec plus de célébrité que de valeur réelle la fin de la poésie du moyen âge. L’allégorie, cette ingénieuse et ennuyeuse ressource des littératures en décadence, vient remplacer la fiction épique et l’histoire poétisée. Le premier auteur du Roman de la Rose, Guillaume de Lorris, meurt du vivant de saint Louis. En 1320, l’œuvre est achevée par Jehan de Meung, au moment où Dante élevait à la grande poésie du moyen âge son seul monument éternel. Avec le boiteux Jehan de Meung, l’audacieux pédant Clopinel, nous marchons déjà en plein esprit révolutionnaire. Il esquisse dans le personnage de Faux-Semblant les premiers linéaments du Tartuffe m. Il nous annonce par la bouche de déesse Nature et de son grand prêtre Genius les premières prétentions du matérialisme scientifique, et formule déjà la réhabilitation de la chair.
IV
Mais il n’est pas nécessaire de remonter aussi loin vers nos origines pour distinguer ce double courant d’enthousiasme et d’ironie, de poésie et de critique, dont la coexistence et la lutte sont si manifestes dans toute notre histoire. Prenons la littérature de la France au moment où la fait commencer Boileau, où notre langue est à peu près formée, et passe de l’enfance à la première jeunesse. C’est de Villon, c’est-à-dire de la fin du quinzième siècle, que l’ancienne rhétorique fait dater l’avènement de notre poésie. La prose s’épanouit en même temps ; elle est déjà claire et nous pouvons la lire sans études dans l’histoire de Commynesn. Entre Villon et Malherbe, entre l’éclosion de la poésie et son premier vol à grandes ailes, tout un siècle s’est écoulé des plus laborieux, des plus féconds pour la langue et le génie français, quoiqu’il n’ait laissé aucun monument parfait et vraiment classique. Envisagé dans son ensemble, le seizième siècle est par-dessus tout une réaction contre l’esprit du moyen âge, et par conséquent une époque de critique et d’ironie. Villon y prélude par sa poésie cynique, sensuelle, railleuse, quoique passagèrement attendrie, parfois même éloquente. Le même esprit, transporté des cabarets de la basoche à la cour des princes, nous donnera plus tard les vers de Marot. Ronsard et la Pléiade feront de nobles efforts pour introduire dans la langue poétique l’élévation, la grandeur, l’allure héroïque et patricienne, l’élégance réfléchie qu’on admirait alors avec tant de ferveur dans les œuvres de l’antiquité récemment retrouvée. À part les essais de cette école, pour qui on a été si souvent injuste, toute la poésie qui va de Villon à Malherbe est marquée du cachet de cette sensualité railleuse qui devient vite populaire en France. Si Ronsard et ses disciples ont été trop sévèrement jugés, c’est surtout, n’en doutons pas, à cause de leurs visées au genre héroïque et sérieux. Leur art savant et dédaigneux de toute vulgarité les laisse tomber dans toutes les affectations. Ronsard n’en a pas moins créé la langue noble, le style poétique, le grand style de l’ode et de la tragédie. Malherbe n’a fait qu’émonder ce qu’avaient produit des imaginations plus puissantes et plus poétiques que la sienne.
Mais ce n’est pas dans la poésie qu’il faut chercher en France le grand courant des idées et le vrai génie national. Au seizième siècle surtout, les prosateurs dominent de bien haut les poètes et deviennent les représentants les plus illustres du mouvement des esprits. Rabelais et Montaigne, malgré leur dissemblance, appartiennent tous deux à l’ordre critique, au scepticisme, à l’ironie. Beaucoup moins radical que certains amis et certains ennemis n’ont voulu le dire, le doute de Montaigne s’allie à des qualités de cœur, à des traditions, à des sentiments exclusifs de la raillerie cynique et subversive. L’auteur des Essais représente plutôt entre la critique et la foi, entre l’adhésion absolue et la révolte, un moyen terme plein de bon sens et de grâce, et dont ne peuvent sérieusement s’offusquer ni les imaginations de poète, ni les caractères héroïques, ni les âmes religieuses.
Le premier grand monument élevé à l’ironie dans notre langue si riche en œuvres moqueuses, c’est le livre de Rabelais. À n’y voir que les triviales bouffonneries, les prodigieuses témérités de l’esprit critique, on est tenté de juger Rabelais comme le plus radical des ironiques, comme le maître et le précurseur du dix-huitième siècle, à peine égalé en audace par ses disciples. Mais quand on pénètre patiemment et avec courage dans cet étrange dédale, où tant de savoir, tant de bon sens, tant de modération, tant de saine philosophie, tant d’imagination poétique s’amalgament à tant de monstrueuses fantaisies, il est impossible au philosophe et au poète de se défendre vis-à-vis de cette œuvre d’un entraînement presque sympathique qui ne vous gagne jamais devant la mesquine incrédulité, devant l’ironie sans chaleur et sans couleur des contemporains de Voltaire. À force d’imagination, de verve et de profondeur, Rabelais atteint dans son cynisme ce que Voltaire n’atteignit jamais dans le sien : la poésie. Son étrange création doit survivre, elle a survécu aux frivoles railleries du siècle dernier ; elle reste malgré ses souillures un des monuments les plus considérables de l’esprit français et peut-être de l’esprit humain.
À ce moment de la Réforme, où tant de fanatisme et tant d’héroïsme se dépensaient, en France, dans les guerres religieuses, où le libre examen luttait de farouche intolérance avec la foi la moins éclairée, deux génies, comme Rabelais et Montaigne, déposent merveilleusement de cette faculté de dédoublement si remarquable dans le caractère et l’intelligence de notre nation. Les passions et les actes les plus violents sont chez nous contemporains de la plus sereine et de la plus clairvoyante raison. La moquerie et le fanatisme y coulent ensemble, dans le lit du même fleuve, emportés vers le même abîme.
S’il est dans notre histoire une époque où la littérature présente l’aspect de l’unité morale, c’est le siècle de Louis XIV. Tous les genres de foi et de respect semblent s’y grouper autour de la foi monarchique. L’imagination elle-même est alors si fortement disciplinée, que l’art poétique d’Aristote ne rencontre pas un sérieux dissident. Tout l’extérieur du siècle est marqué d’un caractère d’ordre et de majesté. La grande parole, la grande pensée qui domine dans ce concert des intelligences, le roi de l’éloquence, c’est un docteur chrétien, c’est un Père de l’Église, c’est Bossuet. Le prince de la poésie, c’est un moraliste héroïque, c’est Corneille. Le même dogmatisme élevé, la même dignité de langage, sont communs à toute la famille des grands ou des beaux esprits de cette époque. Descartes, Pascal, Fénelon, Bourdaloue, Massillon, Racine, appartenaient tous à l’ordre héroïque, aux sérieuses croyances, au monde de la noblesse et du respect. L’innocente satire de Boileau est-elle autre chose qu’une leçon de goût ? C’est l’autorité littéraire et non pas l’ironie qu’il représente. Chez lui, comme chez le peintre, parfois audacieux, des portraits et caractères du temps, chez La Bruyère, je trouve encore plus d’affirmations morales, d’actes de respect vis-à-vis certains grands principes, que je n’y découvre de traits ironiques, et surtout je cherche vainement à ces traits un indice de venin.
Est-ce à dire que, sous l’influence de ce majestueux soleil de la monarchie, la source soit desséchée de cette malice tantôt joyeuse, tantôt mordante, et si naturelle chez nous qu’elle a reçu le nom primitif de notre race, le nom d’humeur gauloise ? Cette éternelle protestation du rire et du bon sens vulgaire contre les excès des sentiments sérieux, et souvent contre tout enthousiasme et tout respect, elle éclate au dix-septième siècle avec tant de génie et de bonheur qu’elle a donné à la littérature de ce temps les deux noms restés les plus populaires. Lequel, parmi les nobles écrivains que nous venons de citer, a conservé plus de lecteurs familiers, a imprimé un plus grand nombre de pages dans toutes les mémoires que Molière et La Fontaine ? Grâce à l’éducation donnée aux âmes par le siècle qui les a suivis, et sans doute à la nature même de l’esprit français, ils ont obtenu sur les intelligences une action que ne conservent au même degré ni Corneille, ni Racine, ni aucun autre de nos poètes héroïques.
L’esprit de nos vieux fabliaux, la véritable humeur gauloise, joyeuse et maligne, sans âcreté, inspire l’égoïste bonhomie et le merveilleux bon sens de La Fontaine. Mais, comme chez les poètes du moyen âge, l’ironie chez lui est mitigée par une sorte de naïveté et de respect involontaire ; elle s’attaque aux vices des hommes plutôt qu’à ceux des institutions ; elle n’a pas pleine conscience de l’œuvre morale qu’elle accomplit. L’ironie de Molière se rattache aussi par plus d’un endroit aux mêmes origines gauloises que celles de La Fontaine. Mais chez lui l’esprit satirique est plus réfléchi, plus chagrin, plus radical ; il a sa raison d’être dans une doctrine. Molière fut sensualiste avoué et disciple de Gassendi. On cherche en vain dans ses pièces la franche bonne foi et le rire sans amertume du fabuliste. En en mot la comédie de Molière tend déjà la main à la philosophie du dix-huitième siècle.
Avec les écrivains de cette époque, nous entrons dans le vaste courant de scepticisme et de moquerie qui doit submerger quelques abus et tant de choses vénérables. Dans le siècle de Louis XIV on compte les esprits qui se dérobent à la loi du respect, aux saines croyances morales. Au siècle suivant, le respect et la foi deviennent une rare exception. Dans les esprits les plus solides, dans les cœurs les plus ardents et les plus généreux, toute affirmation, tout enthousiasme est doublé de critique et d’ironie. Le dogmatisme au dix-huitième siècle n’aboutit qu’à des négations.
Le penseur le moins chimérique, la plus ferme intelligence politique de ce temps, Montesquieu lui-même, a-t-il plus servi à fonder les principes d’un ordre nouveau qu’à ébranler ceux de l’ordre ancien ? Buffon n’a-t-il pas fait de même dans les sciences de la nature ? Au profit de quel genre d’héroïsme, de quel dévouement, de quelle morale positive a-t-on vu tourner l’enthousiasme et la sensibilité religieuse si incontestable dans Rousseau ? Pour trouver au siècle de Voltaire cette contradiction à l’idée dominante, ce contre-courant qui semble remonter le fleuve, il faut renoncer à chercher dans la littérature cette protestation des sentiments héroïques contre les principes d’ironie. Nous la trouvons dans le formidable drame, dans l’épopée inattendue qui couronne cet âge de poésie libertine et de railleuse philosophie. Cette noblesse et cette bourgeoisie engouées de Voltaire, ces courtisans incrédules à la monarchie, ces abbés sceptiques et frivoles, meurent avec la fermeté des martyrs, et ce peuple, travaillé depuis un siècle par les doctrines les moins faites pour inspirer le dévouement, s’en va sur les champs de bataille étonner l’Europe et le monde des prodiges de son héroïsme.
V
Après ces grandes secousses, quand la paix et la liberté permettent à l’intelligence française de se recueillir, le spiritualisme rentre dans la philosophie, l’inspiration rentre dans la littérature, et nous retrouvons la poésie. À considérer dans leur ensemble les œuvres du demi-siècle qui s’est écoulé à partir de la Restauration, on voit prédominer chez les poètes, chez les penseurs, chez les écrivains les plus illustres, tous les sentiments contraires à ceux que nous avons désignés sous le nom d’ironie. D’autres symptômes semblent aujourd’hui se produire sous un autre régime politique. L’éternel antagonisme s’est déjà réveillé avec une vivacité nouvelle, et ce n’est point par l’élévation, par la noblesse, par l’inspiration sérieuse, par la sincérité et le respect, que promet de briller la jeune littérature. Dans leurs efforts les plus heureux, certains nouveaux venus ont marqué plus d’impatience de se faire place que d’originale et sincère activité. Ils ont hâte de s’affirmer eux-mêmes en niant à la fois leurs devanciers et leurs maîtres. Ce qu’ils s’attachent surtout à dénigrer dans les œuvres et dans les traditions qui les gênent, c’est tout ce qui tient aux croyances élevées, à l’esprit religieux et libéral, aux formes diverses de la poésie et de la foi, c’est, en un mot, tout ce que le dix-huitième siècle avait ôté aux lettres françaises, tout ce que le spiritualisme chrétien lui a rendu avec Chateaubriand et madame de Staël, avec Cousin et Lamartine.
Le temps est fait d’ailleurs pour servir les défections et les injustices. Des plus illustres aux plus modestes, ceux qu’on aspire à remplacer sont liés de service, de conviction ou de reconnaissance avec la monarchie et la liberté vaincues. Contre les penseurs, les orateurs et les poètes qui personnifient d’incommodes souvenirs, contre l’éloquence, la philosophie et la religion elle-même, une petite guerre est commencée. Il est douteux que l’ironie renaissante apporte dans cette lutte des armes bien neuves et bien acérées ; elle est réduite à fourbir les vieilles lames du dix-huitième siècle, passablement ébréchées depuis qu’elles ont fourni des piques et des couperets à la Terreur. Mais les nouveaux railleurs retrouveront de vieux auxiliaires. Et d’abord la popularité banale, l’universel suffrage des esprits vulgaires ne saurait faire défaut à ceux qui rient des esprits élevés et des choses délicates. Rien de plus facile que d’ameuter le matérialisme et le prosaïsme bourgeois contre tout symptômes de religion et de poésie. Les lazzi d’un joyeux gamin y peuvent suffire sur toutes les places publiques. Que sera-ce donc si l’agent de police est du côté des rieurs ? Et de tout temps les rieurs ont excellé à se ménager ces sympathies contradictoires, celle de la foule et celle du gendarme. Savoir se maintenir en bonne grâce avec les puissants et en odeur d’indépendance avec la multitude, c’est de tous les talents de Voltaire le plus facile à renouveler. On nous annonce une résurrection de Voltaire. Pour faire preuve d’originalité et mieux se distinguer des maîtres vivants, on veut continuer tout ce qu’il y a de plus mort. La seule découverte moderne qui risque d’être acceptée par cette littérature renouvelée du dix-huitième siècle à travers 1810, c’est le réalisme. Précieuse conquête pour une poésie de suffrage universel ! Il y a dans la multitude plus d’yeux ouverts pour les grosses couleurs, de lèvres épaisses pour le gros rire, que de grandes âmes pour les nobles pensées. La dérision de tout ce qui est élevé, religieux et délicat, le vieux persiflage n’a pas inventé un seul nouveau blasphème depuis Voltaire ; mais, en descendant du salon dans la rue, son langage a dû se colorer et s’accentuer plus vivement. Si le fond des esprits railleurs est aujourd’hui plus pauvre et plus fade qu’autrefois, leur style s’est épicé de certains hauts goûts démocratiques. La vieille grammaire de l’École normale se rajeunit en épousant le vocabulaire réaliste. Qui sait s’il n’y a pas là le germe d’une littérature d’État, selon un mot et des vœux justement remarqués ? La société qui se forme sur les débris de tout ce que nous avons aimé et respecté aura donc sa littérature digne d’elle. Mais il faut auparavant que de nobles voix soient étouffées une à une. Après les maîtres dont la parole combat depuis trente ans pour le spiritualisme dans la philosophie, dans la politique et dans les arts, des disciples, nombreux encore, peuvent recevoir une force imprévue de l’indignation et de la conscience du devoir. Dans une région du cœur tout opposée à l’ironie, il y a de saines colères qui s’inspirent de la foi et de l’amour, comme la venimeuse raillerie s’inspire du scepticisme et de la vanité. Cette éloquence de la justice et de l’enthousiasme irrités est la plus impérissable tradition de l’esprit français.
XII. Discours de réception à l’Académie française.
— Éloge d’Alfred de Musset —
Les choix illustres vous permettent les choix indulgents : c’est ainsi que vous m’accordez au milieu de vous la place de M. de Musset. Mes seuls titres, vous les avez créés vous-mêmes, en attribuant à mes derniers écrits un encouragement solennel. Par une faveur qui m’est aussi chère sans m’être aussi personnelle, vous avez voulu, dans cette élection, témoigner de votre estime pour un corps dévoué aux études sévères et qui compte ici des noms glorieux. J’ai retrouvé, sur le seuil de l’Académie, les patrons éminents qui m’ont ouvert les portes de l’Université ; à côté d’eux, les maîtres de la poésie ; et je suis heureux de confondre aujourd’hui dans la même reconnaissance tous ceux qui m’ont fait éprouver les joies de l’admiration.
Entre ces élus de l’intelligence que notre génération saluait avec tant d’amour, le plus jeune et le plus vite arrivé à la gloire, Alfred de Musset, était à peine notre aîné. Quand sur les bancs des écoles nos imaginations s’enivraient de sa première sève, et plus tard, quand nos âmes s’associaient aux larmes salutaires de son âge mûr, aurions-nous pensé jamais que l’un de nous serait appelé à commencer pour lui la postérité, et à parler de ce frère comme d’un ancêtre ?
Moins que tout autre, je devais me croire réservé à lui payer ce douloureux tribut. Par les années, je me trouvais si près de lui, je m’en sentais si loin par la renommée ! Pourquoi faut-il que, malgré cette proximité de l’âge, le charme des souvenirs personnels soit refusé à cet éloge ? Vous le savez, messieurs, j’ai vécu jusqu’ici loin du centre brillant de l’activité littéraire. Au moment où j’y suis fixé par votre adoption, je ne puis oublier la ville où s’achevaient les travaux si modestes que vous récompensez de tant d’honneur. Me permettrez-vous de lui rendre aujourd’hui témoignage, en vous rappelant des noms que vous avez honorés de vos choix et de votre estime : celui d’Ampère, si grand dans la science, et qui se perpétue dans les lettres ; le sage et doux Ballanche, et ce Frédéric Ozanam, enlevé si jeune à tant d’espérances et dont la tombe a reçu de vous une couronne ?
Cette retraite de la province, où se resserre notre intimité avec les livres, nous laisse étrangers à bien des hommes que nous aurions aimés comme leurs écrits. J’eus souvent le désir, jamais le bonheur, d’approcher M. de Musset. Sa vie, hélas ! trop courte, j’en ai cherché les traces auprès d’un frère dévoué de cœur et de talent à la mémoire du poète. Et d’ailleurs quel intérêt biographique ne s’efface devant l’œuvre même d’Alfred de Musset, devant cette poésie, histoire et portrait de toute une génération ?
Ôtez ce jeune maître, et vous brisez l’anneau le plus brillant et le plus solide entre l’œuvre lyrique de notre temps et la poésie facile du siècle dernier.
C’est là, en effet, ce qui donne à ce talent si varié son attrait le plus original : il est bien l’enfant du siècle, et cependant nulle physionomie n’a conservé plus de traits des époques précédentes. Sous les couleurs empruntées à des soleils étrangers, nul ne porte au front plus nettement écrite sa filiation toute française. Si dans sa poésie, comme dans certains tissus éclatants, quelques fils se distinguent dont l’or a déjà brillé autre part, l’œuvre entière n’en est pas moins neuve ; et ce qui nous charme le plus, nous, contemporains du poète, c’est de retrouver notre image dans ses tableaux, c’est d’entendre résonner sous sa main les mêmes cordes qui vibrent en nous. Ces notes railleuses, échos de Voltaire, il nous les dit avec notre accent moderne, avec le timbre d’un jeune frère de René, avec le souffle et l’âme d’un rêveur qui a respiré, lui aussi, les brises d’un nouveau monde, qui a vécu avec Byron et qui sait par cœur, quoiqu’il ait voulu s’en défendre, les Méditations et les Orientales.
Là est le double secret du succès d’Alfred de Musset auprès de ces générations qu’enflammait la poésie, et de sa popularité dans un temps où celle de la poésie semble décliner. Il eut ce rare et singulier bonheur de conquérir à la fois les âmes ardentes qui vivent par l’imagination et ces esprits qui aiment à trouver dans de beaux vers des auxiliaires contre toute espèce d’enthousiasme.
Ses œuvres sont partout ; elles reçoivent à la fois des admirations qui semblent s’exclure. Dans le monde où la passion s’enveloppe de tant de voiles, on ne se cache pas de les ouvrir, ces pages si passionnées. Cette poésie délicate, la licence vulgaire s’en empare quelquefois, et l’insouciante volupté s’y regarde comme dans un miroir. Au milieu des folles joies et des réunions bruyantes, comme dans le solitude et la rêverie, la jeunesse trouve à cette lecture une indicible saveur. Les sceptiques lui pardonnent ses accès de croyance et jusqu’aux sanglantes apostrophes de Rolla ; les croyants l’excusent en faveur de ses larmes ; aucun parti ne songe à lui faire un crime de son indifférence politique. Séduits par tant de vers amis de la raison et de la mémoire, les juges les plus difficiles ont retenu mille traits de son inspiration. Ils aimaient à dire devant ses premières pages, et l’on répète encore devant son œuvre achevée : Ses beautés franches et soudaines sont bien à lui ; ses imperfections sont la part du temps où il a vécu.
Alfred de Musset est né le 11 décembre 1810, à Paris, la ville mère des poètes les mieux armés d’ironie. Sa famille, d’une ancienne noblesse, avait déjà conquis la noblesse littéraire. Son père a laissé sur Jean-Jacques Rousseau un livre solide, où l’admiration la plus ardente n’altère en rien la conscience et la sagacité. On a de son grand-père maternel, M. Guyot des Herbiers, quelques vers d’une gaieté brillante. On les dirait écrits la veille de Mardoche et presque de la même main. Le petit-fils aurait pu les avouer en pleine révolution poétique, lorsqu’en 1827 il sortait du collège déjà poète, et, le croirait-on ? avec un grand prix de philosophie.
Dans la mêlée littéraire, alors si ardente, quelques salons intelligents s’ouvrirent à la précocité merveilleuse du jeune lauréat. Il avait abordé les écoles : le droit le rebuta bien vite ; la médecine l’avait un moment captivé. Mais il a trop bien décrit le besoin de l’indépendance pour ne l’avoir pas éprouvé, et pour se plier à devenir autre chose que ce qu’il était par nature et par excellence, un poète. Dès 1829, âgé de dix-huit ans, il lisait dans le salon de son père, où se réunissaient plusieurs écrivains célèbres, ses Contes d’Espagne et d’Italie, qui, publiés au commencement de l’année suivante, devaient si bien surprendre et dérouter la critique.
C’était le moment de la plus grande ferveur de ces querelles littéraires où l’on se précipitait comme à une croisade ; souvenir qui peut étonner aujourd’hui, mais qui reste cher, je le sais, à ceux qui prirent part, même de loin, à ces luttes si animées. Là, au moins, à travers quelques utopies, avec un peu d’étourderie et de présomption peut-être, s’agitaient les grandes questions de l’art ; mille problèmes nobles et délicats passionnaient des âmes croyantes et désintéressées.
Si j’évoque ainsi des années dont nous sommes plus loin encore par les idées que par le temps, vous le pardonnerez à un disciple qui ne saurait oublier ses maîtres, et qui sentait alors s’éveiller en lui des ambitions qu’aujourd’hui, du moins, il peut croire légitimes. Et d’ailleurs ce deuil d’Alfred de Musset est le premier de sa génération qui se mène devant vous. Ne dois-je pas honorer avec le poète ceux qui ont rendu sa gloire plus facile en renouvelant l’esprit littéraire et le goût de la poésie ?
Quand parut Alfred de Musset, les lettres présentaient chez nous un concert qui, depuis un siècle peut-être, ne s’était pas rencontré aussi éclatant. La France recueillait dans le domaine de l’intelligence les fruits inestimables dont s’étaient couronnés pour elle quinze ans de paix et de liberté.
Revenue à la vraie tradition française, la philosophie s’était rattachée au noble spiritualisme de Descartes. Elle faisait justice des humiliants systèmes, première cause de la décadence littéraire. Avec l’idée de Dieu et de l’âme immortelle, elle avait retrouvé l’éloquence et les splendeurs du langage.
À la lumière de la philosophie et de l’expérience politique, l’histoire nous enseignait à la fois l’esprit de conservation et l’esprit de liberté ; interprète des grands souvenirs, elle éveillait en nous d’invincibles espérances.
Par un souci tout nouveau de l’élément historique et moral, la critique, œuvre spéciale de notre temps, avait élargi son domaine ; elle était devenue elle-même une des branches de l’art les plus originales et les plus fertiles.
La politique faisait autre chose encore que de préparer des matériaux à l’histoire ; elle apportait des richesses à l’éloquence. Ce n’était plus un art silencieux qui se laisse confondre avec le hasard. Plus intellectuelle à mesure qu’elle était plus indépendante, elle enrichissait chaque jour notre belle prose des inspirations de la tribune, et liait ainsi plus étroitement la destinée des lettres à celle des institutions libérales.
Mais au milieu de ces splendeurs toutes nouvelles, la plus imprévue et la plus éclatante, c’était la poésie. Déjà Chateaubriand avait rouvert aux imaginations la sphère divine du christianisme et leur avait montré dans le sentiment de la nature un monde poétique à peu près inconnu à la France. Une gloire allait nous être donnée, qu’après le dix-huitième siècle on pouvait croire impossible, la gloire d’une poésie lyrique.
Avec quel enivrement pour bien des âmes, avec que étonnement pour toutes, n’avait-on pas entendu une voix, inspirée des grands sentiments qui renaissaient, rendre à notre vers sa mélodie perdue depuis Racine ! La tendresse, l’enthousiasme, la haute contemplation philosophique et religieuse, tel était l’inépuisable fond que cet heureux et noble génie recouvrait de toutes les magnificences du style et qu’il animait d’un accent incomparable. Depuis plus d’un siècle, à part quelques éclairs aussitôt disparus, le persiflage, la licence ou d’arides nomenclatures sous le nom de descriptions, avaient tenu lieu de poésie aux imaginations desséchées. La France accueillit comme une révélation ce merveilleux avènement de la muse lyrique avec les Méditations et les Harmonies.
Un esprit tout différent, mais d’un souffle égal, s’était chargé de rajeunir les formes du vers et de leur imprimer un caractère plus saisissant. La langue poétique retrouvait le luxe nécessaire des couleurs et des images. Cet art de rendre l’idée visible, pour ainsi dire, de contraindre tous les objets de la nature à servir d’interprètes à l’âme humaine, n’était-ce pas là un don chez nous imprévu ? Le puissant écrivain qui nous l’apportait laissera sa forte empreinte dans le style de notre temps.
Combien d’autres voix aimées apportèrent alors à la poésie leur accent original ! Vous les connaissez, messieurs, les plus brillantes vous appartiennent ; l’admiration et l’amitié me les rappellent toutes. Mais c’est aux morts que je dois aujourd’hui mes souvenirs. Me sera-t-il permis de prononcer ici un nom qui m’est bien cher, d’exprimer devant vous mes regrets pour ce noble talent d’Auguste Brizeux, dont vos suffrages ont plus d’une fois couronné l’élégance et la chaste vigueur ?
Plus jeune que l’auteur de Marie, Alfred de Musset a disparu le premier. Il était venu rendre à la poésie française ces cordes légères qui lui donnaient jadis son charme le plus apprécié et peut-être le plus naturel. La nouvelle école s’était fait un domaine plus grave, elle était volontiers religieuse et contemplative. Mais l’esprit français éprouvait sans doute, de cette parole enthousiaste et solennelle, une vague lassitude ; il songeait à s’en distraire avec une muse plus vive, plus facile et plus variée. Le nouveau venu, sous mille traits passionnés ou rêveurs, allait nous rendre ce fin sourire qui tempère les émotions sérieuses en leur laissant leur sincérité.
Encore écolier par l’âge au moment de ses débuts, il songea vite à témoigner de son indépendance par les caprices de son audacieuse prosodie.
Mais elle résidait ailleurs et venait de plus haut, cette originalité dont il avait le juste orgueil. Il était bien à lui ce style net et dégagé des Contes d’Espagne qui entraîne le lecteur, et laisse si loin à l’arrière-plan des sujets un peu risqués. Elle est à lui surtout cette pointe d’ironie qui perce à travers l’emphase, et, faisant douter parfois du sérieux de l’auteur, atténue la hardiesse de ses tableaux ; et cette autre qualité toute française, et pourtant alors un peu oubliée, l’esprit qu’il venait réconcilier avec la poésie nouvelle. L’esprit éclatait dans ses premières pages ; il s’unissait dans sa témérité piquante à l’imagination ravivée, et l’on pouvait se demander qui l’emporterait chez l’écrivain ou des souvenirs de Voltaire, ou des récentes impressions des Orientales.
Pourquoi ce désir légitime d’attester sa liberté ne le préserva-t-il pas de certaines influences du temps ? Si neufs dans tout ce qui relève du talent de l’artiste, ses premiers poèmes appartiennent trop, par le fond moral, à des inspirations étrangères à son esprit délicat.
Dans ce mouvement littéraire où M. de Musset venait de se produire, en affectant de s’en détacher, on subissait bien des impulsions différentes. Tout n’y dérivait pas de cette source élevée, religieuse, qui remonte au Génie du christianisme, au livre de l’Allemagne et aux Méditations. Certains esprits avaient rêvé d’imposer au style des formes exclusivement propres à frapper les sens. Dans tous les arts on prônait déjà l’excès des couleurs, la réalité grossière. Réaction excessive contre le langage décoloré de l’époque précédente ! Le matérialisme allait y trouver sa vengeance ; à peine aboli par le raisonnement, il tendait à renaître par l’imagination. Dans le domaine du cœur une revanche toute pareille lui était réservée. Les peintures froidement licencieuses avaient disparu de notre littérature régénérée ; on les y fit rentrer sous le voile de la passion. La passion sans frein obtint vite un culte exclusif comme celui de la couleur : on proclama sa nécessité, je dirais presque sa sainteté ; on ne lui demanda plus que de se légitimer par sa violence.
Ils reposaient sur le sentiment de la liberté morale ces nobles tableaux que Corneille et Racine nous ont présentés de la nature humaine. La passion y apparaît comme une force parfois victorieuse, mais que le devoir, la raison, l’honneur, essaient au moins de surmonter. Et voilà qu’en pleine renaissance du spiritualisme on admettait cette humiliante doctrine : que l’homme n’est jamais plus grand, plus fort, plus digne d’envie qu’à l’heure où la passion le subjugue, où la violence des instincts étouffe en lui la volonté et la raison !
Pour s’affranchir d’une pareille école et pour grandir à la fois par l’invention et le sens moral, M. de Musset n’avait qu’à consulter sincèrement sa propre inspiration. Il en donnait la preuve à chaque nouvel écrit, et dès son second livre, le Spectacle dans un fauteuil ; le sentiment y devient plus pur, l’originalité plus vraie. Sur le souple canevas de ces poèmes, la Coupe et les Lèvres, À quoi rêvent les jeunes filles, Namouna, comme il a prodigué les richesses de la fantaisie ! Quelques pages sur Don Juan s’emparèrent de toutes les mémoires. L’âme de l’auteur s’y jette tout entière. À ses yeux complaisants, c’est la possession de l’idéal, c’est l’infini que poursuit don Juan à travers ses mobiles amours. Ne discutons pas avec le poète ; livrons-nous au charme de ses vers. En est-il dans notre langue qui jaillissent avec plus de verve, qui nous entraînent plus vivement dans leur mélodie ?
Elle éclate plus vigoureuse encore, cette inspiration si originale, dans l’étrange et splendide création de Rolla. Le lecteur se croirait d’abord introduit dans un temple où chantent des voix harmonieuses, où fume par intervalles un pur encens, dont les murailles sont couvertes de nobles et délicates peintures. Ce théâtre magnifique, il est destiné sans doute à quelqu’un des grands drames de la vie morale ou de l’histoire ? Mais l’action commence, et vous en détournez vos regards en vous irritant contre les hôtes inexplicables qui déparent ainsi la majesté de l’édifice.
Et cependant jamais l’âme du poète n’avait fait tant d’efforts désespérés pour secouer ses entraves et le scepticisme fatal, pour s’élever à des croyances dignes de lui. Avec quelles angoisses il se dresse vers le ciel pour demander un Dieu ! Avec quelle tendresse il baise les effigies de celui qu’il croit mort et qu’il voudrait adorer ! Jusqu’alors, par une sorte d’inconcevable respect humain, cette âme sympathique, naïve même, s’efforçait de voiler son vrai caractère sous l’ironie et le dédain. Nature à la fois tendre et moqueuse, simple et fine, il semble redouter par-dessus tout la raillerie, tant il y excelle lui-même. De là un triste étalage de précoce expérience, et cette témérité d’emprunt qui se manifeste dans une conception comme celle de Rolla. Mais quand, s’élevant par l’inspiration au-dessus d’un tel sujet, il l’a revêtu des couleurs de son style et qu’il l’associe aux mouvements de sa pensée, aussitôt la grandeur et la pureté originelles se trahissent, et le déplorable héros du poème a disparu devant le grand poète qui souffre et qui laisse voir sa blessure avec tant de sincérité.
Dès lors sa renommée était faite ; il avait des imitateurs. Il en conserve aujourd’hui, et peut-être n’est-ce pas là un bonheur pour le modèle. Quels sont les œuvres et les hommes qui n’aient rien perdu à être imités ? Disons-le, à la gloire d’Alfred de Musset, il est le moins imitable des contemporains. On ne saurait copier la spontanéité et la jeunesse. Sa poésie est jeune, non pas seulement pour avoir été l’œuvre de ses plus vertes années et parce qu’elle répond à tous les instincts, à toutes les séductions, à tous les défauts même de cet heureux âge ; elle est jeune par cet éclat de la nature et de la vie qui semble mettre certains esprits comme certains visages à l’abri du temps, et donne à chaque imperfection le charme séduisant d’une promesse. Malgré l’art, quelquefois très recherché, de son style, c’est à la verve entraînante qu’on le reconnaît. Ses vers ne semblent pas composés, mais trouvés ; on dirait qu’ils sont tombés dans sa main comme des médailles toutes frappées et tirées pour lui seul des plus rares trésors de l’imagination et du langage.
De plus en plus variée et maîtresse d’elle-même, cette inspiration si neuve et si vive de l’auteur de Rolla se continuait dans une suite de Comédies et de Nouvelles en prose, où l’on retrouve tous les mérites de sa poésie. C’était pendant les années où le roman jetait son éclat le plus littéraire et pouvait tenter les esprits délicats ; Alfred de Musset écrivit alors la Confession d’un Enfant du siècle.
Quelle est cette maladie si impitoyable et si franchement décrite ? Est-ce l’exubérance de la passion acharnée à son faux idéal ? est-ce la plaie profonde laissée par la passion satisfaite ? c’est plus que tout cela, peut-être ; c’est l’absence du principe de vie qui pourrait cicatriser la blessure. Que le héros du livre, en dehors de lui-même, eût trouvé un idéal, un principe, une occasion de dévouement, et il était sauvé ; et cette confession trop sincère de notre siècle nous aurait peint le mal de façon à le guérir et sans aucun risque de le propager.
La littérature de notre temps est-elle, comme on a voulu le dire, la cause des misères de l’âme qu’elle atteste ? Je ne saurais le croire : avec le Génie du christianisme, avec les Méditations, avec René lui-même, le siècle avait mieux commencé. Au sortir de nos désastres, l’imagination, la première, avait relevé le monde moral. Cette religieuse mélancolie qui poursuit René dans les solitudes du nouveau monde et l’amant d’Elvire sur les lacs des Alpes a-t-elle rien de commun avec la soif de plaisir, avec le scepticisme des imitateurs de don Juan ? Sans doute la pente était glissante de René à l’Enfant du siècle. Si hautes que soient nos aspirations, il faut bien qu’elles acceptent un but et une règle avec les devoirs positifs de la vie. Mais, du moins, dans les Méditations et dans René, le but fixe était aperçu, ou offrait au mal son seul remède, un idéal, une foi précise ; en un mot, le christianisme.
À défaut de la foi, l’Enfant du siècle avait reçu le don des larmes. Un intérêt, accru par celui du roman, s’attachait désormais à la personne comme au talent d’Alfred de Musset. Dans cette poignante analyse du cœur, dans ces pages d’une réalité si vive, on voulait deviner des confidences. N’avait-il pas dû pleurer lui-même celui qui tirait tant de pleurs sincères de ses héros et de ses lecteurs ? Et on lui savait gré de ces douleurs vraies, dans un moment où abondaient tant de douleurs factices.
La génération jeune et passionnée lui était toute conquise ; les juges d’élite l’avaient salué dès ses premiers vers : il avait la renommée, il n’avait pas encore la popularité. C’est au théâtre qu’elle s’acquiert le plus vite. Le poète ne songeait pas d’abord à l’y poursuivre ; c’est de là qu’elle lui vint. Le succès d’un Caprice, commencé en Russie, inaugura en France celui des autres proverbes. L’éclat en fut si vif, qu’il rejaillit sur toute la prose d’Alfred de Musset ; elle devint, pour beaucoup de ses lecteurs, l’objet d’une faveur qu’elle mérite, mais à condition de la partager toujours avec ses poèmes. Ne suffirait-elle pas, cette prose souple et piquante, à prouver tous les heureux dons de cet esprit si dégagé sous les parures les plus diverses ? Je devrais ici, avec ces chefs-d’œuvre : On ne badine pas avec l’amour, Barberine, vous nommer tous ses proverbes et comédies. Sans beaucoup de souci de la perspective dramatique, l’auteur, y prodiguant la finesse et les couleurs délicates, laissait l’action flotter librement. La fantaisie, sa muse préférée, ne songe pas à nouer d’un lien fortement tissu les fleurs sans nombre qui naissent sous ses doigts. Mais que de tableaux en eux-mêmes parfaits ! que de vérité et de vie sur ces figures rapidement esquissées ! Dans ces cadres, d’une élasticité si élégante, une scène de franc comique et d’observation profonde, une scène de Molière semée avec art des grâces de Marivaux, va s’illuminer tout à l’heure d’un éclair de Shakespeare.
C’est ainsi que, dans les Contes et Nouvelles, Boccace et La Fontaine, Voltaire et l’abbé Prévost, semblent prêter tour à tour à cette habile intelligence les richesses qui peuvent le moins s’emprunter. Singulier privilège d’un talent si spontané, qui nous oblige à nommer ainsi tant d’origines différentes ! La force active, la flamme de cette imagination transforme et renouvelle tout ce qu’elle a reçu ; et le creuset nous livre une substance merveilleuse, une sorte de métal composite et d’airain de Corinthe, aussi précieux, aussi rare que le plus rare des métaux primitifs.
Cette sensibilité si prompte à réfléchir les objets les plus divers, en les nuançant de ses mobiles couleurs, était capable néanmoins d’un sévère discernement. On peut relire, avec les meilleures pages sur la littérature contemporaine, ces lettres d’un malicieuse bonhomie, publiées par M. de Musset sous un nom d’emprunt, et dont l’irrévérencieux bon sens choquait un peu les anciens admirateurs des Contes d’Espagne.
Aucun des travers du temps n’échappait à cette raison pénétrante, et nul soupçon de pédantisme ne pouvait l’atteindre. Sur les âmes les plus ardentes, le poète assurait au critique une aimable et facile autorité ; mais le critique s’est reposé trop tôt, comme le poète. Il eût fait bonne et piquante justice de certains excès qui cherchent à s’abriter sous l’exemple de ses premiers vers, et de tant d’autres qui n’ont jamais eu l’exemple du talent ni son excuse. Il eût percé à jour de ses fins sarcasmes ce vain luxe de la fantaisie qui cache si mal la pauvreté du sentiment, cette affectation de vérité matérielle née de l’impuissance à saisir la vérité morale. Il n’avait pas dépensé tant de traits contre les utopies et contre le fanatisme politique, sans en réserver à ce fanatisme de l’indifférence, à ces théories égoïstes qui confinent la littérature dans une sorte de thébaïde élégante et sensuelle où nulle question sérieuse ne pénètre. Énervante retraite, pire que l’exil ! On permet aux âmes de se corrompre en tout loisir dans les profondeurs de la société, à la seule condition de n’en pas agiter la surface.
Je sais qu’au milieu des luttes politiques, l’indocile rêveur affecta souvent le dédain. N’était-ce pas comme un rempart nécessaire pour préserver la clairvoyance et la liberté d’esprit ? Cependant, lorsqu’il répondait dans ses alertes couplets aux emphatiques provocations d’un poète étranger, ne témoignait-il pas d’une âme aussi fière, aussi nationale que la brillante poésie de sa chanson du Rhin allemand ?
Mais il gardait ses préférences à l’inspiration rêveuse ou passionnée ; il atteignait sa plus haute éloquence dans ces quatre élégies des Nuits, qui sont à la fois le couronnement de son œuvre et les pierres d’attente d’une œuvre nouvelle. Comme la passion inspiratrice s’est épurée ! comme l’horizon s’est agrandi ! Une mélancolie sans amertume s’associe désormais aux plus nobles désirs, aux plus sévères pensées. La muse a fait son profit des souffrances du poète, et se prépare à le consoler dans leur union rajeunie et féconde en glorieuses promesses.
Elle en donnait un merveilleux gage avec l’Épître à Lamartine. Ici, le doute et les sombres angoisses de Rolla vont se perdre dans un éclair sublime, dans cette affirmation de l’âme immortelle digne du maître à qui elle s’adresse.
Emporté par ses aspirations ferventes, ce doute à demi croyant va franchir un plus large espace et s’approcher plus près encore de l’idéal qu’il entrevoit, de la vérité qu’il devine. Ouvrons ces admirables pages de l’Espoir en Dieu, que tant d’âmes hésitantes pourraient choisir pour symbole.
Je voudrais vivre, aimer, m’accoutumer aux hommes,Chercher un peu de joie et n’y pas trop compter,Faire ce qu’on a fait, être ce que nous sommes,Et regarder le ciel sans m’en inquiéter.Je ne puis, — malgré moi l’infini me tourmente.Je n’y saurais songer sans crainte et sans espoir ;Et, quoi qu’on en ait dit, ma raison s’épouvanteDe ne pas le comprendre, et pourtant de le voir.Qu’est-ce donc que ce monde, et qu’y venons-nous faire,Si, pour qu’on vive en paix, il faut voiler les cieux ?……………………………………………………………Je souffre, il est trop tard ; le monde s’est fait vieux.Une immense espérance a traversé la terre ;Malgré nous vers le ciel il faut lever les yeux !
Ses lecteurs d’autrefois auraient-ils soupçonné, à travers les emportements de ses débuts, une raison si droite, un tel souci des hautes croyances, un tel besoin d’idéal et d’infini ? Avec combien de lucide fermeté cet esprit, si ébloui d’abord par le vertige de la jeunesse, arrive à se poser les redoutables problèmes de nos destinées ! À travers les indécisions d’une loyale intelligence, jamais un cœur plus affamé de la vérité ne s’est élancé vers elle avec plus de force et ne l’a suppliée plus éloquemment. Courage, ô poète ! encore un coup d’aile, et de cette région déjà si haute, mais si tourmentée, vous parviendrez, au-dessus des doutes qui vous restent, à la clarté sereine, au calme dans la vérité, à la foi qui vous échappe, et dont vous êtes digne par la franchise et la véhémence de vos désirs.
À cette âme, capable d’un tel essor et d’une intention si droite, un secours a été refusé, dont les plus forts et les plus sages ont besoin, le souffle et l’appui d’une époque moins indécise, la lumière d’une conscience publique. Soutenu par une tradition plus pure et mieux affermie, il eût franchi le dernier degré qui le séparait encore des croyances nécessaires aux grandes inspirations. Là il aurait pris des forces pour l’œuvre nouvelle si glorieusement commencée avec les Nuits et l’Espoir en Dieu.
Un témoignage nous reste de tout ce qu’il a fait, de tout ce qu’il a souffert pour mériter cette faveur si rare d’une transformation et d’une veine ravivée. Déchirant témoignage et plus irrécusable dans sa courte simplicité que cette prière même l’Espoir en Dieu ! Tout le monde a lu avec émotion ce sonnet trouvé à côté de son lit après une nuit de douleur, et qui s’est gravé dans la mémoire de ses amis comme un testament. Son effusion dernière, c’est une pensée religieuse et une larme :
J’ai perdu ma force et ma vie,Et mes amis et ma gaîté ;J’ai perdu jusqu’à la fiertéQui faisait croire à mon génie.Quand j’ai connu la vérité,J’ai cru que c’était une amie ;Quand je l’ai comprise et sentie,J’en étais déjà dégoûté.Et pourtant elle est éternelle,Et ceux qui se sont passés d’elleIci-bas ont tout ignoré.Dieu parle, il faut qu’on lui réponde.Le seul bien qui me reste au mondeEst d’avoir quelquefois pleuré.
Ainsi, dans sa première effervescence, ce libre et charmant esprit a choisi pour son domaine la fantaisie et la passion ; il a raillé, du fond de sa voluptueuse indifférence, tous les enthousiasmes sévères ; il est entré dans la poésie avec toutes les grâces hardies, avec toute l’impétuosité de l’adolescence. Un prompt succès l’encourage dans sa voie. Et le voilà qui, malgré tout, par la seule pente de sa noble nature, il arrive à se faire un tourment des grandes questions dont il avait souri. Il dévoile du même coup ses souffrances mortelles et son espoir infini, et semble terminer son œuvre et sa vie par cette sublime et navrante confession. Il a dit vrai dans ce cri de l’âme ! Son plus grand bien, sa plus grande gloire peut-être, est dans cette larme sacrée qui nous livre son plus intime secret et dont la pureté rejaillit sur son œuvre tout entière. Noble douleur qu’il laissa tant de fois éclater et qu’il appelle avec tant de justesse le tourment de l’infini !
Sachons bien tout le prix de cette religieuse tristesse. C’est elle, à défaut des joies sereines qu’apportent les fermes croyances, c’est elle qui fait notre grandeur. Elle marque un abîme entre le doute sans issue où s’enfermaient les profanes rieurs du siècle dernier, et l’incertitude pleine d’espoir d’où s’élance l’esprit contemporain.
Le vieux scepticisme avec ses froides moqueries ne disait pas seulement : La vérité nous est voilée ; il semblait dire : Nulle vérité n’existe. Le doute moderne, dans ses inquiètes ardeurs, est une acte immense de désir, un généreux appel à l’idéal inconnu. Cette vérité pour lui encore ignorée, le poète l’adore de toutes ses forces ; il conjure cet infini de se laisser comprendre :
Brise cette voûte profondeQui couvre la création ;Soulève les voiles du mondeEt montre-toi, Dieu juste et bon !
Voilà, de notre temps, le cri des âmes les plus découragées ; leur scepticisme se résout dans une prière. Voilà le doute tel qu’il apparaît chez l’auteur de Rolla, des Nuits, de l’Espoir en Dieu !
Serait-il vrai que les lettres françaises ne doivent plus atteindre les saines régions morales où elles se plaisaient avec Corneille et Racine ? Ne retrouveront-elles jamais ce merveilleux équilibre de l’imagination et du goût, des inspirations enthousiastes et de la raison sévère, et ces fortes convictions qui fondaient la grandeur du génie sur l’énergique droiture de la conscience ? Sommes-nous condamnés à redescendre la pente stérile de la licence et de l’ironie, que la poésie contemporaine, dès son premier vol, avait hautement dépassée ?
Soyons rassurés, messieurs, par l’exemple même de ce séduisant écrivain, si audacieux dans sa fantaisie, si emporté vers les brillantes chimères. Vous venez de l’entendre dans ses pages les plus éloquentes ; il y rend témoignage aux religieuses pensées, à ce noble souci de la vérité morale qui survit aux passions et à qui la poésie ne saurait survivre.