Chapitre VI.
La parole intérieure et la pensée. — Second problème leurs différences aux points de vue de l’essence et de l’intensité
I. Distinction de l’image-signe et des images constitutives de l’idée
La parole intérieure est un signe et une image ; ce que nous en distinguons sous le nom de pensée, ce qui la suit ou la précède, en diffère-t-il par la nature et par le rôle comme par la situation dans la durée ? ou bien est-il en tout ou en partie signe, en tout ou en partie image ? Telle est la question que nous devons maintenant aborder, et dont la solution nous apprendra quelle est au juste la nature et la raison d’être de l’association des signes et des idées. Il n’est pas besoin d’une observation bien subtile pour apercevoir que la pensée elle-même, considérée à part de tout signe audible, n’est jamais pure de toute image, et que, suivant la formule célèbre d’Aristote, […]260 38; mais, comme cet élément empirique ne paraît pas être toute la pensée, on est tenté de l’appeler un signe. Cette vue superficielle sur la nature de la pensée servira de point de départ à notre étude, et nous commencerons par l’exposer :
Malgré l’intimité si remarquable de leur union, la parole intérieure paraît n’être en nous que le vêtement le plus extérieur de cette chose subtile et cachée que nous appelons la pensée ; celle-ci va toujours accompagnée d’un faisceau d’images plus ou moins effacées et de sources diverses qui lui constituent comme un second vêtement plus intime encore, dont aucun artifice ne saurait la dégager. Par exemple, si le son cheval, en parole intérieure ou extérieure, est le signe le plus apparent de l’idée qu’il éveille, derrière lui se cache un autre signe de la même idée, plus complexe et plus direct, qui, à l’analyse, se décompose dans les éléments suivants : la forme visible de l’animal, le bruit de ses sabots sur le sol, son hennissement, l’image d’un harnachement, celle d’un cavalier ou d’une voiture ; à quoi s’ajoutent, pour un cavalier, l’image des sensations tactiles qu’il éprouve quant il est à cheval, pour un cocher l’image de la sensation tactile que donnent les rênes tenues en main, le bruit du fouet, etc., etc. ; nous rangeons ces images dans l’ordre de leur importance, c’est-à-dire de leur spécificité par rapport à l’idée de cheval. Toutes sont vagues, car elles sont dénuées de particularité : ce n’est pas un certain bruit d’un certain fouet, par exemple, qui figure dans le mélange analysé, mais le bruit du fouet en général, appauvri de toutes les circonstances particulières qui caractérisent le bruit ordinaire d’un certain fouet, et surtout un bruit déterminé de ce fouet, dans telles conditions, à tel moment.
La première en importance est l’image de la forme visible. Toutes les idées de choses visibles sont accompagnées d’une telle image, d’un […]39 : l’homme, par exemple, la rose, ne sont pas conçus sans l’imagination d’une ombre d’homme, d’une ombre de rose. Les choses invisibles elles-mêmes participent à cette loi : ainsi Dieu, l’infini, le temps. Il n’y a d’exception à faire que pour certaines idées d’une haute abstraction, comme la nécessité, la loi, l’histoire, le fatalisme, le scepticisme, non que ces idées soient toujours dénuées dans l’esprit de toute image visuelle ; mais ces images, quand elles existent, ne sont pas directement représentatives ; elles sont symboliques, c’est-à-dire empruntées à des idées accessoires de l’idée principale ou à des souvenirs associés à cette idée par un lien d’ordinaire assez faible ; ainsi quand l’idée de l’histoire éveille en nous l’image d’une Muse de l’histoire d’après une gravure ou un tableau.
Dans les cas où l’image visuelle est directement représentative, elle se détache avec une certaine netteté et dans une certaine indépendance du mélange ci-dessus décrit261 ; il y a ainsi sous la parole intérieure ou extérieure une sorte d’écriture idéographique intérieure qui double l’expression sonore d’une expression colorée et étendue [§ 6]. — Alors on peut dire que la pensée a un triple vêtement : le premier qu’aperçoit la réflexion est sonore, c’est la parole intérieure ; un degré de plus dans la réflexion fait voir le second, l’image proprement dite ; au-dessous, difficilement accessible à la réflexion, mais encore sensible à la conscience, se trouve le mélange confus et indistinct des autres images, sonores, musculaires, tactiles, visuelles, gustatives, olfactives, sans oublier celles du sens vital, les plus obscures de toutes.
Par-delà cette triple enceinte matérielle se cache la pensée proprement dite, presque invisible sous ses voiles ; mais qu’importe qu’il n’arrive à elle que de faibles rayons de la conscience ? Ses vêtements ne la cachent pas sans mouler sur elle leurs contours ; elle est visible et claire dans les expressions qu’elle s’est données et dont elle est le lien, la cause, la raison d’être ; comme un monarque asiatique, la pensée reste invisible ; elle agit par des représentants qui ont reçu d’elle mandat et puissance et dont l’accord révèle sa réalité.
La valeur de cette théorie dépend en grande partie du sens qu’il y faut attribuer au mot pensée. Elle est inadmissible si l’on entend par là quelque chose qui diffère selon les mots et dont il y a autant de variétés distinctes et par la nature et dans la durée que la conscience sépare de groupes d’images ; en d’autres termes, si par la pensée on entend l’ensemble des pensées particulières qui se succèdent dans l’esprit. Aucun philosophe ne croit aujourd’hui à l’existence de pensées pures et pourtant particulières, distinctes des images qui leur sont associées, et seulement exprimées par ces images qui ne les constituent à aucun degré. Il est en effet impossible de comprendre par quoi ces pensées se distingueraient les unes des autres, et, par conséquent, ce qu’elles seraient.
Si, au contraire, la pensée est quelque chose de permanent et d’identique à soi-même à travers la durée, alors la théorie devient plausible ; elle revient à dire que les images sont formées en groupes par l’action incessamment répétée d’un principe relativement simple qui est la loi de la pensée, ou plutôt qui est la pensée même, car, parmi les éléments constitutifs des pensées particulières, seul il ne dérive pas de l’expérience, seul il n’est pas une image, et, si les autres éléments, si les images deviennent des pensées, c’est parce qu’il agit sur elles et les marque de son empreinte. La succession des pensées révèle son existence, leurs rapports révèlent son identité ; les pensées sont donc les signes de la pensée. — Pour le philosophe, en effet, les pensées sont le signe de la pensée. Mais le commun des hommes se sert de la raison sans la connaître et sans chercher à la dégager des éléments successifs où elle est impliquée ; pour lui, il n’y a pas d’autre pensée que les pensées ; celles-ci existent pour elles-mêmes, elles ont leur valeur propre, elles ne sont pas des signes ; le signe est un accessoire, un intermédiaire pratique entre les diverses pensées d’un même homme ou entre les pensées d’hommes réunis en société ; il ne fait pas corps avec la pensée, il n’en est pas une partie ; à plus forte raison, il ne la constitue pas par ses groupements ; la pensée n’est pas un ensemble de signes, car, alors, il n’y aurait rien à signifier, et le signe, comme tel, disparaîtrait. Et le philosophe ne peut pas se refuser à admettre avec le sens commun l’existence de pensées successives et distinctes ; il doit reconnaître que la pensée discursive n’est un signe que pour l’esprit du philosophe, et encore quand l’esprit du philosophe s’attache à certains problèmes philosophiques, ce qui n’est pas son occupation constante. Hors ce cas exceptionnel, la pensée discursive existe pour elle-même, et, dès lors, il y a lieu de la concevoir comme une chose qui peut avoir un signe et qui, si elle a un signe, doit s’en distinguer par quelque caractère. Dans les groupes d’images qui se succèdent à la conscience, il faut donc distinguer deux sortes d’images, d’une part celles qui sont des signes, d’autre part celles qui sont là pour elles-mêmes et qui seules sont, à proprement parler, les pensées.
Les caractères distinctifs de l’image-signe et de l’image-idée apparaissent clairement si l’on compare les diverses sortes de sons qui figurent dans la précédente analyse. Nous trouvons là : 1° le son du mot cheval, son que l’animal ne saurait produire et qui ne fait à aucun degré partie de son existence ; 2° le hennissement, le bruit des sabots sur le pavé, bruits dont le cheval est l’auteur, bruits inséparables de l’activité vitale qui lui est propre ; 3° le bruit du fouet, les cris du cavalier ou du cocher qui encourage ou retient l’animal. Parmi ces bruits, ceux de la seconde classe font partie intégrante de l’idée complète du cheval, ce ne sont pas des signes. Ceux de la troisième classe, liés à l’idée du cheval par des rapports de coexistence fréquente, contribuent à constituer des idées accessoires, souvent jointes à l’idée du cheval, mais qui peuvent en être séparées : il suffit, pour effectuer cette séparation, de penser à un cheval sauvage ; bien qu’ils ne fassent pas partie de l’idée du cheval, ces bruits, étant, comme les précédents, des fragments d’idées, ne sont pas non plus des signes. Les uns et les autres ont été donnés à notre expérience sensible avec la forme visible et l’apparence tangible : 1° de l’animal ; 2° des choses inanimées ou des êtres animés qui sont ses compagnons habituels. Seul, le son cheval est relié arbitrairement, par une simple convention, au groupe dont il semble faire partie ; c’est là ce qui le distingue des autres images ; c’est par là qu’il est un signe262 ; le propre d’une convention, c’est de pouvoir être soit modifiée dans certains détails, soit abrogée et remplacée par une autre ; si nous modifions le bruit spécifique et la forme visible du cheval, ce n’est plus un cheval, c’est un autre animal, son voisin dans la classification naturelle : l’idée n’est plus la même ; si nous fusionnons le groupe principal et le groupe accessoire, le cheval devient centaure : encore une idée nouvelle ; mais l’idée ne change pas si nous convenons de remplacer le son cheval par ses abrégés populaires ou enfantins, chval, sval, sual, ou même par dada, coursier, equus, hippos ; avec les prosateurs de mon pays et de mon âge, je dis cheval, avec les enfants dada, avec les poètes français coursier, avec les auteurs latins equus, avec les auteurs grecs hippos ; c’est ainsi que des conventions différentes régissent les rapports commerciaux et judiciaires d’un état donné avec les états voisins.
Nous venons de donner du signe une définition qui peut paraître à bon droit contestable. En effet, la convention qui attache un mot à une idée peut être, non pas arbitraire, mais motivée par un rapport plus ou moins éloigné entre les deux termes que l’on associe ; nous pouvons, par exemple, convenir de nommer le cheval par une imitation de son hennissement ou par celle du bruit d’un fouet ; il semble même que de tels sons, moins étrangers à l’idée, la réveilleront plus sûrement dans les esprits ; en tout cas, il est incontestable qu’un signe, en même temps qu’il est un signe, peut être une partie de l’idée qu’il exprime : tel est le cas des signes visibles idéographiques, et, dans le langage, celui des onomatopées : Houyhnhmns, dans Swift40, désigne assez bien un peuple de chevaux ; craquer et craquement, en français, ne cessent pas d’être des mots de la langue parce que ce sont des imitations du phénomène qu’ils représentent ; ils ne font pas tache dans la phrase sur les mots qui les entourent ; ils ont pour l’esprit à peu près la même valeur que ceux-ci. Il est même probable qu’aux origines du langage la plupart des mots, sinon tous, avaient un rapport plus ou moins direct avec l’idée : onomatopées directes, comme le hennissement, ils faisaient partie du groupe principal ; onomatopées symboliques, comme le bruit du fouet, ils faisaient partie du groupe accessoire. Aujourd’hui encore, des onomatopées et des symboles subsistent dans les langues modernes, témoignages vivants de l’état primitif du langage, et l’on ne peut nier que ce soient des signes. Mais nous soutenons que les langues se sont perfectionnées en perdant peu à peu leurs onomatopées et leurs symboles ; ce sont là des signes provisoires et de valeur médiocre ; le signe proprement dit, le signe parfait, est celui qui est un signe et rien autre chose, celui qui n’a de rapport avec la chose signifiée que par la volonté arbitraire de ceux qui s’en servent.
On dira bien qu’un signe n’est pas tel par sa nature, par ses qualités positives ou négatives, mais par sa fonction, qu’un signe est un intermédiaire entre plusieurs apparitions d’une même idée, un instrument de société entre les idées d’un même homme263 ou entre des esprits logés en des corps distincts, que la signification est un rôle auquel toute image est propre, à la seule condition d’être matériellement réalisable par les organes ; pourvu que la fonction soit bien remplie, peu importe l’agent, semble-t-il. Il n’en est rien : ce rôle ne convient pas également à toutes les images ; il est mieux rempli quand l’image est tout à son rôle ; ce n’est pas sans raison que le langage s’est dégagé peu à peu de l’onomatopée ; les signes arbitraires n’ont pas été arbitrairement préférés aux signes analogiques.
Le motif secret de cette préférence est l’impossibilité d’obtenir une image générale. Nous faisions tout à l’heure du clic-clac en soi, bruit de fouet appauvri, disions-nous, de toute particularité, une description chimérique ; on a souvent parlé dans les mêmes termes inexacts de l’image intérieure de l’homme en soi ou de la rose en soi ; mais une image est toujours un phénomène particulier, différent par quelques caractères individuels de tous les autres phénomènes du même genre, incapable par conséquent de bien représenter ce qu’ils ont de commun ou le genre tout entier. Retranchez d’un son la hauteur, l’intensité et le timbre qui en font un son particulier, que restera-t-il ? Le son en général n’est pas un son, car il aurait un timbre général, une hauteur générale, une intensité générale : autant de non-sens ; en d’autres termes, il aurait un timbre indéterminé, un timbre quelconque ; il n’aurait donc aucun timbre particulier, c’est-à-dire aucun timbre ; de même, il n’aurait aucune hauteur, aucune intensité, il n’aurait rien de ce qui constitue un son. En fait, l’image sonore analogique qui accompagne la conscience du mot son a une hauteur moyenne et non point générale ; on voudrait pouvoir dire qu’elle a aussi une intensité moyenne et un timbre moyen ; mais, si l’image en question avait une intensité moyenne, elle serait un état fort, elle serait externée, ce qui n’est pas ; par cela seul qu’elle est une image ordinaire et non une hallucination, son intensité est au-dessous de la moyenne ; quant au timbre moyen, c’est une idée sans objet, puisque le timbre est une qualité ; il faut la remplacer par celle du timbre le plus fréquemment entendu. Or : 1° une moyenne représente mal les quantités différentes auxquelles on la substitue pour les commodités de la statistique, car elle ne dit pas quelle est leur distribution sur l’échelle numérique ; les quantités extrêmes, qu’elles soient en petit nombre ou en grand nombre, sont également annulées, et, dans le second cas, l’inexactitude est grave ; 2° s’il s’agit de qualités, comme pour le timbre, la qualité la plus commune représente encore plus mal l’ensemble des qualités hétérogènes. Ainsi, l’image soi-disant générale est toujours une image particulière ; ses éléments quantitatifs sont des moyennes, or une moyenne est un nombre particulier ; ses éléments qualitatifs sont les qualités qui se rencontrent le plus fréquemment dans le genre, c’est-à-dire des qualités particulières, hétérogènes aux qualités que le genre n’exclut pas, mais admet plus rarement.
La chose apparaîtra en toute évidence si nous prenons pour exemple les images visuelles de l’homme et de la rose ; ces images, quelque pâles, vagues, effacées qu’elles soient, sont des images particulières. Je fais appel à tous ceux qui me lisent et qui ne peuvent manquer de les concevoir une fois de plus à l’occasion de cette discussion ; j’affirme, sans crainte d’être démenti, que l’image de l’homme est dans leur esprit du sexe masculin et adulte, que l’image de la rose est celle d’une rose épanouie et de couleur rose ou rouge. Or l’idée générale d’homme comprend les femmes, les vieillards et les enfants, celle de la rose comprend les roses blanches et les roses thé, les roses naissantes, boutons à demi épanouis, et les roses flétries.
Mais, dira-t-on, les individus, dans un genre, sont plus ou moins typiques, plus ou moins génériques ; il y en a qui caractérisent nettement le genre ; d’autres sont attachés au genre par un lien moins étroit ; les premiers sont le genre proprement dit, sans épithète ; les autres font partie du genre sous la réserve d’un caractère spécifique qui leur est propre et grâce auquel ils sont un genre dans un genre, une espèce originale. Le genre rose, par exemple, comprend les roses blanches et les roses thé ; il comprend aussi et surtout les roses roses, les roses proprement dites, les roses véritables ; dire d’une fleur qu’elle est une rose blanche, c’est à la fois lui donner une qualification et la lui retirer en partie ; on ne lui ouvre pas toutes grandes les portes du genre ; on la fait entrer comme à regret, sous condition, pour l’installer dans un coin, tout près du bord ; l’épithète n’est pas seulement déterminative, elle est restrictive. Le sens commun conçoit les genres un peu autrement que ne fait l’histoire naturelle, et les descriptions du psychologue ne peuvent concorder exactement ici avec les définitions du logicien ; pour le psychologue et pour le sens commun, les espèces font partie du genre à des degrés divers, les unes plus les autres moins ; ces degrés disparaissent si l’on envisage les genres et les espèces du point de vue du naturaliste et du logicien ; tous deux introduisent arbitrairement dans la réalité psychique ou naturelle une rigueur mathématique étrangère aux données de l’observation.
Ces faits incontestables peuvent suggérer la tentation de réhabiliter les signes analogiques. Que l’image intérieure soit empruntée à l’espèce-type, dans cette espèce à la variété-type, et qu’elle représente un individu-type de cette variété, elle sera l’idéal du genre ; une telle image, bien qu’éminemment individuelle, sera le signe légitime du genre tout entier : car, dira-t-on, autour de l’individu parfait d’un genre donné se groupent naturellement dans l’esprit tous les représentants inférieurs du même type ; le type idéal est une véritable image générale ; sans doute, l’idéal n’est pas l’idée, mais il la vaut, il la représente ; il en est le signe le meilleur, joignant aux avantages de l’analogie ceux de la généralité. Il y aurait donc des images générales, et ces images seraient des signes, des signes tels qu’on n’en saurait trouver de plus parfaits.
Malheureusement, il n’est aucune des propositions sur lesquelles cette conclusion est étayée qui ne soulève de graves objections.
1° Il faudrait admettre que les images nouvelles et les groupes d’images se forment dans l’esprit sous l’action combinée de deux lois a priori, la loi de l’analogie et la loi de perfection. Mais, de ces deux lois, la première seule paraît être constante, uniforme et universelle dans son action ; si la perfection esthétique est, elle aussi, un principe directeur de l’esprit humain, les faits semblent prouver que son énergie est variable et son application capricieuse ; une partie seulement de l’humanité révèle par ses créations cette tendance à représenter les genres par des types individuels parfaits, et ce langage de l’art n’est pas compris par tous les hommes ; même aux époques et dans les pays où il éclate avec évidence, l’instinct esthétique n’est pas satisfait par des créations identiques ; il n’est pas de type idéal sur lequel tous les hommes puissent s’accorder. Or un signe ne saurait être appelé parfait s’il n’est pas à la portée de tous et capable d’obtenir un assentiment universel.
2° En fait, l’image idéale est toujours ou le résultat d’une longue recherche ou la rencontre heureuse d’une imagination bien douée ; les grands artistes sont des hommes exceptionnels, ou par la patience de la réflexion ou par la promptitude du génie. Chez le commun des esprits, l’image intérieure de l’homme n’est pas l’ombre d’un Jupiter ou d’un Apollon ; elle n’est pas davantage celle d’un bossu ou d’un estropié ; l’homme imaginé n’est ni Apollon ni Esope, ni un géant ni un nain, ni un enfant ni un vieillard ; c’est un homme tel qu’après l’avoir classé dans le genre humain on ne peut être tenté de le parquer dans un coin de ce genre au moyen d’une épithète restrictive. La beauté comme la laideur, la laideur et la beauté comme l’enfance et la vieillesse, sont des déterminations restrictives de l’humanité ; comme telles, elles sont étrangères à l’idée de l’homme proprement dit, de l’homme ordinaire, la seule que représente, à vrai dire, l’image visuelle intérieure264.
En résumé, les images analogiques sont des images particulières ; aux idées du son, de l’homme, de la rose, correspondent les images sonores ou visuelles d’un son moyen, d’un homme ordinaire, d’une rose commune ; l’ensemble du genre, comprenant des individus plus ou moins semblables à l’image, est inégalement représenté par elle. Tout signe analogue au genre est inégalement analogue aux individus qui composent le genre ; les représentant inégalement, il représente mal le genre tout entier. Tout au contraire, un signe conventionnel, également dénué de tout rapport d’analogie avec chacun des individus du genre, les représente également, et, par suite, est propre à bien représenter leur ensemble, c’est-à-dire le genre, comme une unité intellectuelle. Les mots son, homme, rose, ont sur les images analogiques du son, de l’homme, de la rose, l’avantage de l’impartialité ; ils n’ont pas de sympathie particulière pour telle ou telle partie du genre ; chargés de le représenter tout entier, ils s’acquittent de leur tâche avec indifférence et ponctualité ; le mot est au service de la pensée comme un employé modèle, docile à ses chefs, exact à l’ouvrage, inaccessible à la faveur ; telles sont les qualités du signe parfait ; le mot seul les possède.
II. Les onomatopées et l’harmonie imitative
Il est permis de chercher dans les faits linguistiques la confirmation de cette théorie. Si elle est vraie, les onomatopées qui subsistent encore dans les langues doivent signifier de préférence des idées relativement homogènes et de faible diversité interne. En effet, sur vingt-huit onomatopées franches que paraît contenir la langue française265, une seule désigne une chose visible et tangible par l’imitation du bruit qu’elle émet de temps à autre ; vingt-sept désignent de simples phénomènes ; sur ces vingt-sept phénomènes, dix sont visibles ou tangibles en même temps que sonores, dix-sept sont presque exclusivement sonores, ou du moins l’élément visible-tangible peut y être considéré comme négligeable266. Dans ce dernier cas, qui est, on le voit, le plus fréquent, la divergence entre l’image-signe et les images-idées est réduite au minimum, et le défaut du signe analogique apparaît peu.
La diversité que nous considérons ici n’est pas celle des individus, dont nous parlions tout à l’heure, mais celle des images qui correspondent aux différentes sensations ; une idée générale embrasse dans son unité deux sortes de diversités, celle des individus concrets, qui sont formés d’images diverses, et celle des images, qui sont les unes visuelles, les autres tactiles, sonores, etc. Tout signe étant une image d’un ordre déterminé, représentera mal les images qui lui sont irréductibles ; c’est là un défaut auquel le signe analogique n’échappe pas plus que le signe arbitraire, et, sous ce rapport, une idée particulière est aussi difficile à bien exprimer qu’une idée générale.
On peut même ajouter que les mots, par cela même qu’ils sont des phénomènes sonores, expriment mieux l’élément sonore, soit d’une idée particulière, soit d’une idée générale, que son élément visuel-tactile, qui, d’ordinaire, est le plus important. Entre le bruit d’un arbre agité par le vent et le mot arbre, il existe toujours cette analogie que ce sont des sons, et pourtant il est difficile de trouver deux sons plus dissemblables. En choisissant et rapprochant habilement des mots dont le sens est tout conventionnel, on peut représenter analogiquement des phénomènes sonores : c’est ce que les poétiques et les rhétoriques appellent l’harmonie imitative. L’exemple le plus curieux en ce genre est peut-être le vers d’Homère :
[…]267
« la force du vent déchira leurs voiles trois et quatre fois,41 » où les mots qui signifient par convention trois et quatre fois représentent aussi par analogie le phénomène que le reste de la phrase signifie par convention. Cette phrase : La forêt s’agite sous l’effort du vent, est une apparente onomatopée, ou, si l’on veut, une onomatopée réelle composée au moyen de signes arbitraires. Rien n’est, plus aisé que d’imiter ainsi par approximation les bruits de la nature ; il suffit qu’un des éléments du bruit réel soit reproduit dans la phrase pour que l’analogie frappe l’esprit. ; elle lui plaît, car « toute imitation fait plaisir268 » ; d’ordinaire il se l’exagère, parce qu’il s’y complaît : le plaisir qu’il éprouve l’empêche d’apprécier les différences du modèle et de la copie ; le mot et la partie sonore de l’idée forment un tout, et, faute d’un acte d’attentive discrimination [ch. V, § 3], ils restent confondus. C’est ainsi que les dictionnaires, et non seulement les écrits littéraires, sont pleins de fausses onomatopées269, qui ont trompé les auteurs des premiers traités sur le langage ; « nous entendons les bruits de la nature, dit très justement M. Bréal, à travers les mots auxquels notre oreille est habituée depuis l’enfance » ; la preuve qu’il y a là une illusion, c’est que le même phénomène se produit chez tous les peuples : « les étrangers entendent les mêmes bruits que nous dans des mots tout différents »270 . En revanche, c’est une entreprise absolument chimérique que la prétention, toujours déçue, toujours renaissante, de la littérature descriptive, de peindre par des mots les phénomènes visibles.
On voit que, au point de vue où nous sommes placés maintenant, l’idéal de l’indifférence est irréalisable dans les signes, et que l’inévitable analogie du signe avec une partie de l’idée est pour la pensée une nouvelle source d’erreurs. Néanmoins, quand, par exception, l’élément visible-tangible d’un phénomène est négligeable, par exception aussi le signe sonore analogique se trouve être un signe presque sans défaut.
III. Transition de l’onomatopée, par la métaphore, au signe arbitraire ; comment s’expriment les idées dont l’objet n’est pas sensible.
Ceci nous conduit à un nouvel ordre de considérations sur l’utilité, et en même temps sur la formation, des signes arbitraires. Trois phases sont à distinguer dans l’histoire des mots : l’onomatopée, la métaphore ou le symbole, enfin la signification arbitraire. Vraisemblablement, tous les noms aujourd’hui conventionnels sont d’anciennes métaphores, et toutes les métaphores sont d’anciennes onomatopées.
L’onomatopée est un signe excellent si l’objet qu’elle désigne est purement sonore, un signe médiocre si cet objet est visible et tangible autant que sonore, un signe très défectueux si l’objet est visible et tangible d’une manière permanente, sonore seulement par intervalles. Ainsi bruit exprime fort bien la moyenne des sons discordants que ce mot est appelé à désigner ; dans croquer et claque, l’élément tactile, fort important dans l’objet, est absent du signe ; de même, dans bouffissure, l’élément visible, qui est l’élément principal de l’idée. Enfin un animal, un oiseau, ou un instrument bruyant, comme le cric, s’ils sont désignés par leur son spécifique, reçoivent leur nom d’un simple accessoire intermittent de leur essence permanente. Déjà, dans ces derniers cas, l’onomatopée tourne au symbole, à la métaphore : ainsi, l’oiseau appelé huppe est avant tout une forme gracieuse et un plumage brillant ; désigner cette forme par un cri, c’est un commencement de métaphore ; la métaphore est complète quand on en vient à appeler houppe une aigrette fabriquée de main d’homme analogue à celle qui décore la tête de l’oiseau271.
De deux choses l’une, alors : ou le son houppe éveille dans l’esprit la seule idée d’une aigrette fabriquée ; il n’est plus qu’un signe arbitraire, et il possède toutes les qualités de ce genre de signes ; ou bien il éveille, avec l’idée de l’aigrette fabriquée, celle de l’oiseau huppe, dont l’esprit n’a que faire pour le moment ; dans ce dernier cas, le signe est un instrument de confusion ou même d’erreur. Le langage métaphorique est incompatible avec une pensée nette et sûre d’elle-même ; car alors, la pensée suscitant un signe pour s’exprimer d’une manière adéquate, le signe qui répond à son appel ne vient pas sans des idées différentes qui se confondent avec elle et troublent sa limpidité par un mélange hétérogène [ch. V, § 3].
Ainsi, dans certains cas, rares il est vrai, le langage peut être analogique et remplir son rôle à la satisfaction de la pensée ; quand il cesse d’être directement imitatif et que, par l’extension des significations primitives, il tourne à la métaphore, son analogie, trop partielle, devient trompeuse, et plus il glisse sur cette pente, plus son usage est dangereux pour la pensée, qu’il expose à des inexactitudes, à des équivoques toujours plus nombreuses et plus graves272. Il ne reprend ses avantages que lorsque, par un progrès nouveau, il a passé du sens métaphorique au sens conventionnel, c’est-à-dire d’une signification mixte et trompeuse à une signification simple et précise. La période de transition est pour les mots une période de crise ; ils ont perdu les mérites de l’analogie, ils n’ont pas encore ceux de l’impartialité.
Or il est un grand nombre d’idées pour lesquelles l’onomatopée n’est pas possible, aucun son n’y figurant, même comme élément accessoire. Ces idées sont de trois sortes : 1° les idées des choses sensibles qui sont absolument muettes (comme les étoiles) ; 2° les idées psychologiques (l’âme, l’esprit, le désir, etc. ) ; 3° les idées métaphysiques. Elles ne peuvent être exprimées que par des symboles ou par des signes arbitraires. Pendant une première période, leur signe est symbolique ; on les conçoit au moyen d’idées intermédiaires, sortes d’aides-pensée, indispensables aux premiers bégayements de l’intelligence273, mais dont la persistance est nuisible après cette période. Pensare, par exemple, en latin, signifie directement peser ; ce nom d’un phénomène sensible a été étendu à son analogue empirique, mais non sensible, l’acte de penser ; puis, par une nouvelle extension, due aux philosophes, le mot penser a souvent été employé pour désigner une idée métaphysique, analogue à l’idée empirique fournie par la conscience. Entre les deux derniers sens, l’équivoque est fréquente aujourd’hui encore ; entre les deux premiers elle a dû exister en son temps, de même qu’au temps d’Homère le sens des mots […] et […]42 restait indécis entre l’acception biologique et l’acception psychologique274. Dans ces derniers cas, comme, en français, pour les mots tête et cœur [ch. II, § 6], l’extension s’est faite par concomitance, et non par analogie.
Les idées de choses sensibles, étant les premières conçues et les plus profondément enracinées, servent en quelque sorte de tuteurs aux idées psychologiques et métaphysiques jusqu’à ce que celles-ci aient acquis la force suffisante pour se passer de leur secours. Par une remarque d’analogie ou de concomitance, l’esprit attache ses idées nouvelles et encore innommées aux idées qui lui sont familières et qui ont un nom consacré, et, par des actes répétés d’attention, il les y maintient attachées ; peu à peu, il conçoit ensemble de plus en plus facilement la première idée, la seconde, et leur nom désormais commun.
Si l’effort de la pensée s’arrête alors, l’idée auxiliaire sensible et l’idée nouvelle se confondent ; celle-ci ne vient pas à l’esprit sans le concours d’images sensibles, sorte de voile par lequel sa véritable essence est cachée à la conscience ; l’homme qui parle par métaphores ignore sa vraie pensée ; il croit pourtant la connaître, il la proclame avec assurance, et il en tire des conséquences qui lui paraissent irréfutables ; mais sur une base indécise il ne peut édifier rien de solide, et l’on récuse à bon droit la déduction dont les prémisses ne sont pas pures de toute métaphore. Cette illusion si fréquente est très heureusement dénoncée par le proverbe français : Comparaison n’est pas raison, riposte ordinaire de l’esprit rigoureux qui distingue l’image et l’idée à l’homme d’imagination qui les confond.
Si, au contraire, l’acte d’attention par lequel une idée nouvelle et non-sensible a été associée à une idée usuelle et sensible se répète à toute occasion, et s’il porte de préférence sur la portion non-sensible du couple ainsi formé, l’autre portion se trouve ainsi livrée à l’action destructive de l’habitude négative ; l’image s’affaiblit, l’idée se dégage de ses voiles ; le mot lui reste attaché ; mais, son évolution vers un nouveau sens étant accomplie, désormais il possède une signification nette, simple, sans équivoque, et, s’il n’était pas déjà, dans sa première acception, un signe arbitraire, maintenant il ne peut manquer d’avoir cette qualité, avec la conséquence qu’elle entraîne, l’impartialité, d’abord parce qu’il a changé de sens, ensuite parce que, étant un son, il ne peut ressembler, même de loin et par hasard, à une idée non-sensible.
Ceci nous permet de comprendre ce qu’on entend par un esprit bien fait et par une pensée nette. Ces qualités résultent d’une attention bien réglée, qui choisit ses objets et ne les change pas au hasard, qui les choisit même au sein d’un groupe donné d’images hétérogènes, et maintient sa préférence avec persistance. Un tel esprit, en présence d’une métaphore, porte systématiquement son attention sur l’idée, et néglige les images ; par là l’idée seule est sauvée de l’affaiblissement graduel qui est l’effet ordinaire de la répétition lorsque l’attention ne le combat pas ; au bout d’un certain temps, le mot réveille l’idée avec toute l’intensité de conscience qu’elle avait primitivement, l’image, au contraire, avec une intensité de conscience devenue sensiblement nulle. Ainsi les groupes hétérogènes sont purifiés, simplifiés, par un esprit toujours attentif aux essences, et bientôt, devenus homogènes et accompagnés chacun d’un nom désormais arbitraire, ils forment autant d’habitudes positives, œuvres réfléchies de la pensée, matériaux excellents pour toute construction nouvelle que pourra entreprendre le même entendement qui les a formés.
IV. Avantages du signe arbitraire pour l’expression des idées générales.
La métaphore a le défaut d’augmenter l’hétérogénéité ou la diversité interne de l’idée générale : aux éléments légitimes dont cette idée se compose logiquement elle ajoute des éléments étrangers, des idées accessoires et parasites, associées à l’idée principale soit par une concomitance empirique, soit par une remarque d’analogie dénuée de toute valeur scientifique. Une attention raisonnée, c’est-à-dire dirigée par la notion a priori de l’essence, dégage l’idée générale de ces additions qui l’obscurcissent, et, du même coup, lui associe un nom conventionnel. Mais si l’idée générale est telle qu’un signe analogique soit possible pour elle, la persistance d’un tel signe est un obstacle à sa généralité ; elle ne peut être purifiée de tout élément particulier que si elle change de nom et s’attache pour la désigner un signe arbitraire.
La diversité interne et légitime du contenu d’une idée générale est double, avons-nous dit : un genre comprend des individus différents composés eux-mêmes d’images différentes et irréductibles ; on peut donc décomposer une idée générale soit en idées concrètes individuelles, soit en groupes d’images de même ordre. Qu’un individu concret, c’est-à-dire un groupe formé par un visum déterminé, un tactum déterminé, etc., ait dans la conscience, au moment de la conception de l’idée générale, une intensité débordante, qu’il sorte des rangs, pour ainsi dire, et se détache en pleine lumière sur le groupe total, alors l’idée n’est pas purement générale, elle est à la fois un genre et un exemple. L’inexactitude n’est pas moindre si une seule image sort ainsi des rangs, ou si la discipline est rompue par toute une classe d’images, comme les visa ou les sons. De telles idées, imparfaitement générales, trompent l’esprit qui s’en sert : les éléments généraux et particuliers rattachés à un même nom et simultanément conçus forment un tout, et ce tout est entendu par l’esprit comme une idée générale ; quoi d’étonnant alors si les images particulières deviennent pour lui les attributs constants du genre tout entier ? Illustrer par des exemples une erreur aussi fréquente est inutile ; nous voulons seulement remarquer qu’elle est favorisée par l’usage des signes analogiques : l’emploi du mot huppe fait sortir des rangs le cri de l’animal, et du second plan, qui est sa vraie place, le met au premier ; et il ne faut pas croire, rappelons-le, que l’onomatopée représente un cri général ; tout au plus serait-ce le cri moyen ou le plus ordinaire, si elle pouvait reproduire exactement un son particulier ; mais la voix humaine et, à sa suite, la parole intérieure, ne peuvent que simuler imparfaitement les sons naturels ; ainsi le mot analogique, en attirant à lui la conscience, éclaire injustement une partie de l’idée aux dépens des autres, les sons au détriment des visa-tacta, et donne à tort une valeur générale à une image particulière.
C’est que le signe, lui, comme tel, doit se détacher du groupe auquel il est associé ; il est comme un éclaireur au service d’une armée, toujours hors des rangs, — sa fonction le veut, — en avant, en arrière ou sur les flancs de la colonne en marche ; s’il est analogue à une portion de l’idée, l’attention spéciale dont il est l’objet enveloppe avec lui cette portion d’idée dans un même regard, et le temps manque le plus souvent pour les distinguer ; car l’attention est toujours dirigée par la loi de l’essence, et plus les essences sont semblables, plus il faut d’efforts et de temps pour en opérer le discernement.
Rien de tel n’est à craindre avec un signe arbitraire ; quand le oua-oua devient un chien, le cri de l’animal, n’étant plus l’objet d’une attention spéciale, rentre dans le rang par l’effet de l’habitude négative ; l’enfant comprendra mieux dès lors comment il y a des chiens muets, et la définition anatomique de l’animal, à l’intelligence de laquelle l’onomatopée faisait obstacle, pénétrera facilement dans son esprit. En même temps et par les mêmes causes, l’idée deviendra vraiment générale ; oua-oua désignait fort mal un roquet qui jappe et n’aboie pas ; désormais aucune variété du genre n’étant spécialement visée par le nom et n’attirant à elle l’attention, ce qu’il y a de commun entre tous les individus du genre sans exception recevra, à chaque conscience de l’idée, sa part légitime d’attention, c’est-à-dire la plus grande part, et le reste, c’est-à-dire les caractères individuels, s’affaiblira. Un signe arbitraire est donc nécessaire pour maintenir la généralité d’une idée générale.
V. Résumé : double utilité des signes arbitraires
En résumé, les signes arbitraires ont un double avantage :
D’abord, ils sont la seule expression possible des idées qui ne sont pas sensibles et des idées sensibles qui ne peuvent être représentées au-dehors par un mouvement musculaire analogique, en d’autres termes, qui, subjectivement sensibles, ne peuvent être objectivement rendues sensibles par une imitation de leur essence dont le corps serait l’instrument.
Ensuite, ils peuvent seuls exprimer les idées générales comme telles, sans équivoque entre le tout et la partie, sans injuste préférence, soit pour un individu ou une espèce, soit pour un des éléments empiriques dont le genre est composé.
VI. Comment s’expriment d’elles-mêmes à la conscience les idées particulières.
Mais dans un groupe restreint, individuel, une image ne peut-elle pas jouer par rapport aux autres le rôle de signe, et cela naturellement, sans intention significatrice de notre part, sans que l’intervention de la volonté mentale ait changé l’importance relative des images composantes ?
En effet, nous accordons ce point aux partisans des images-signes. On dit généralement que les idées particulières ne sont point nommées ; mais il faudrait s’entendre sur le sens du mot particulières. Le soleil, par exemple, a un nom dans toutes les langues ; entendons-nous par là un être physique individuel, ou le genre commun d’une série d’apparitions éphémères ? La plupart des individus substantiels ont des noms propres ; mais le phénoméniste considère ces prétendus êtres comme des classes de phénomènes successifs. Un phénomène déterminé dans l’espace et dans le temps, voilà ce qui n’a de nom préétabli dans aucune langue ; on le nomme par définition, en accouplant des noms généraux ; mais il a un signe plus immédiat que sa définition : le rôle et un des caractères du signe appartiennent en effet à celui des éléments constitutifs de l’idée phénoménale qui sert le mieux à réveiller le souvenir de l’ensemble, et qui, une fois revenu à la conscience avec ses concomitants, se détache avec le plus de vivacité ; en d’autres termes, le signe naturel d’un phénomène, c’est son élément le plus important et le plus distinct.
Une préférence habituelle de l’esprit peut donner cette prééminence à une image qui, naturellement, resterait au second plan ; mais, si la volonté mentale n’intervient pas c’est l’image visuelle qui, le plus souvent, se présente en tête et en avant du groupe275 [§ 1]. Ce privilège de l’image visuelle tient sans doute à ce qu’elle est une surface diversement colorée ; étant variée, elle attire et retient un instant l’attention, et, n’étant pas trop variée, puisqu’elle est superficielle, elle ne peut la fatiguer ; un visum est donc une diversité facilement discernable ; on ne peut en dire autant des autres images : les tacta sont monotones ; ils se distribuent sur trois dimensions sans changements bien appréciables ; enfin, ils forment avec les sensations musculaires et vitales, les odeurs et les saveurs, un écheveau difficile à débrouiller ; quant aux sons, ils ont, à bien des points de vue, plus d’indépendance que les visa ; mais ils ne se distinguent les uns des autres que s’ils forment une série successive ; simultanés, ils se confondent.
En résumé, une pensée particulière, groupe d’images hétérogènes, a pour signe naturel la plus saillante de ces images, qui, d’ordinaire, est l’image visuelle, tandis qu’une pensée générale, groupe relativement homogène de pensées particulières dont les caractères distinctifs sont affaiblis ou annihilés [§ 9], a pour signe naturel, mais imparfait, celui de ses éléments qui peut être imité par les organes du corps, pour signe artificiel et parfait un phénomène audible qu’une convention arbitraire associe à ses destinées.
On peut ajouter que, entre les pensées les plus particulières et les pensées les plus générales, il y a continuité ; les degrés inférieurs de la généralité admettent encore l’image-signe, et le besoin d’un signe arbitraire croît avec la généralité des idées. Or, plus une pensée est générale, plus l’activité de l’esprit a eu de part à sa formation ; une pensée absolument particulière, quelque nombreux que soient d’ailleurs ses éléments constitutifs, est un simple datum de l’expérience, tandis qu’une pensée générale est une œuvre de l’esprit. Une pensée donnée a donc pour signe donné le plus saillant de ses éléments ; une pensée factice demande, et d’autant plus impérieusement qu’elle est plus factice, un signe également factice, un signe étranger aux éléments donnés dont elle est le groupement artificiel ; l’arbitraire convient seul pour désigner le factice. Et, comme les data de l’expérience ne sont que les matériaux de la pensée proprement dite, laquelle commence avec la production des idées nouvelles, on peut dire que les images-signes, suffisantes pour le fonctionnement de la mémoire, sont dans les œuvres de l’entendement, quand elles y subsistent, des impuretés gênantes, qui témoignent d’une élaboration incomplète des matériaux de la pensée. L’expérience remémorée se dénonce et se signifie elle-même à la conscience, — et c’est là, il faut le reconnaître, le premier début et le principe originel de la signification ; — la pensée, nouvelle ou remémorée, ne peut s’exprimer elle-même, comme fait l’expérience, par une de ses parties ; elle s’exprime, elle se signale à la conscience par le langage intérieur, qui est son œuvre, mais avec lequel elle n’a rien de commun.
VII. L’image visuelle est naturellement le principal signe intérieur. Comment elle a été supplantée par l’image vocale.
Les considérations qui précèdent nous ont amenés à attribuer au signe, comme tel, un caractère nécessaire et constant : une image n’est un signe, même imparfait, que si elle se distingue des autres images, c’est-à-dire de la chose signifiée, par un certain degré d’indépendance, que si, tout en restant associée au groupe qui est l’idée, elle s’en détache en quelque mesure ; il faut qu’elle le devance ou lui succède de peu dans la conscience, et qu’elle attire l’attention, soit par son intensité, soit par les contrastes que présentent ses éléments juxtaposés ; si l’image est rigoureusement contemporaine de l’idée, cette préférence de l’attention suffit à lui donner une valeur de signe.
Etant admis que l’indépendance est le caractère du signe en général, nous nous expliquons facilement comment l’impartialité est le caractère du signe parfait : l’impartialité est, en effet, pour l’image qui sert de signe à une idée générale, la condition d’une parfaite indépendance ; dans une idée phénoménale, il n’y a qu’une image de chaque espèce ; si l’une d’elles est favorisée par la conscience ou l’attention, ce privilège ne peut s’étendre à aucune autre ; mais, dans une idée générale, il y a presque toujours un certain nombre d’images de même ordre, plus ou moins analogues entre elles ; dès lors, l’image saillante attire et fait sortir des rangs celles qui lui ressemblent ; elle ne peut concentrer sur soi toute la lumière qui lui est destinée ; fatalement, quelques rayons s’égarent sur les images analogues ; par là, les proportions de l’idée se trouvent dénaturées, et, en même temps, le signe, mélangé d’éléments parasites empruntés à tort à l’idée, n’est plus indépendant de l’idée tout entière. Dans une idée bien organisée, au contraire, toutes les images constitutives forment au second plan un groupe serré, plus homogène encore en apparence qu’en réalité, car les différences des éléments échappent à la conscience [§ 9] ; aucun ne se détache et ne dénonce sa nature propre ; seule, l’image-signe est en pleine lumière et bien distincte à côté du groupe des images-idées, qu’elle précède, suit ou accompagne, selon les cas.
Dans nos idées primitives, simples souvenirs de nos premières expériences, les divers éléments sont naturellement d’intensités inégales ; le plus distinct à la conscience est pour notre esprit le signe de l’ensemble, c’est-à-dire l’élément essentiel, principal, caractéristique, celui qui suffit, à la rigueur pour spécifier l’objet qui a frappé nos sens. Si nous voulons représenter au dehors notre pensée, c’est lui que nous chercherons tout d’abord à imiter, et, si nous y parvenons, le signe intérieur, tout personnel, deviendra un signe extérieur, un instrument de société.
Ici survient une difficulté. Les images qui se détachent le plus naturellement dans la conscience ne sont pas toujours les plus faciles à représenter par des mouvements musculaires ; souvent une des images secondaires peut être imitée promptement et sans effort, tandis que l’image principale ne saurait l’être qu’au prix d’un travail assez long et assez délicat. Dès lors, le désir d’exprimer au dehors notre pensée se partage en deux tendances opposées : d’une part, nous désirons faire sortir le signe intérieur naturel de la sphère invisible de la conscience et le rendre sensible à nos semblables ; c’est là le moyen le plus sûr et le plus direct de les amener à concevoir une pensée identique à la nôtre ; car, un tel signe une fois perçu par notre semblable, celui-ci possède l’élément essentiel de la pensée que nous voulons lui communiquer ; il ne lui reste plus qu’à la compléter ; cela même est facile et se fait sans effort : l’image qui est la principale pour tout esprit comme pour le nôtre éveille dans l’esprit d’autrui, comme elle ferait dans le nôtre, ses accessoires habituels ; — d’autre part, nous souhaitons un signe aussi rapide que la pensée, un signe facile à produire, un signe tel qu’une succession de ses variétés puisse rendre avec le moins de retard possible une succession de nos idées ; nous sommes donc invités à modifier les proportions naturelles de l’idée, à fixer de préférence notre attention sur un des éléments que la nature des choses reléguait au second plan, à le situer de force au premier, et à lui attribuer la fonction de représenter l’ensemble.
C’est ainsi que, aux origines du langage audible, les images sonores ont détrôné peu à peu les images visuelles de leur prééminence légitime ; les images sonores sont devenues les principales pour la conscience, parce qu’elles seules pouvaient servir de modèle à une expression matérielle de la pensée qui fût prompte et facile ; ensuite, la disparition progressive des onomatopées a rétabli à peu près dans la pensée l’équilibre qu’avait détruit leur création.
Mais, dès la première apparition du besoin d’un signe extérieur, la prééminence ordinaire de l’image visuelle a dû inviter l’esprit à porter son choix sur cette image. Sans doute, il fut arrêté par ce fait que la représentation des visa est entourée de grandes difficultés ; le geste, si souvent employé aux époques primitives, est un procédé d’imitation très imparfait ; puis il est fugitif, nouvelle inexactitude, car les visa sont, en général, permanents ; quant à la représentation par le dessin, qui est beaucoup plus exacte, elle demande toujours un travail assez long, même quand les doigts y sont assouplis par l’exercice.
Tandis que ces obstacles arrêtaient le développement des signes extérieurs visibles, les phénomènes assez peu nombreux où l’image sonore est la principale étaient promptement, aisément, et avec une approximation suffisante, imités par les organes vocaux ; la tentation d’étendre par des associations cet admirable moyen d’expression était naturelle : on commença par désigner par des sons les formes visibles et tangibles des animaux ; cette hardiesse avant été couronnée de succès, l’onomatopée, fécondée par l’association des idées, se trouva suffire à l’expression d’un très grand nombre de pensées ; dans toute idée dont une image sonore était constitutive à quelque degré, cette image était extraite par l’attention du mélange qui l’enveloppait et comme située à part à l’état de phénomène indépendant ; et à mesure que le langage audible se développait, même alors que l’onomatopée tournait au symbole et que se préparait l’ère du langage conventionnel, le désir secret d’exprimer au-dehors toutes nos pensées, d’exprimer vite chacune d’elles pour passer bientôt à une autre, et d’égaler, autant que possible, le rythme de l’expression au rythme de la pensée, dirigeait les préférences de notre attention sur ceux des éléments de nos idées que nos organes pouvaient le plus facilement reproduire, c’est-à-dire sur les éléments sonores. L’avènement du langage conventionnel n’a pas entièrement corrigé nos pensées de cette habitude, en définitive, vicieuse : une fois l’homme convaincu que le son en général est de toutes les sensations la plus facile à imiter et qu’il est la matière naturelle du meilleur de nos systèmes de signes l’élément sonore de la pensée prend à nos yeux une valeur toute nouvelle, et l’attention le favorise à notre insu, même au hasard et sans dessein particulier d’imitation.
Mais la création du langage audible ne donne pas à l’esprit une satisfaction sans mélange. Dans bien des cas le signe intérieur naturel subsiste sans affaiblissement notable, et ce n’est pas lui que reproduit le langage audible ; celui-ci n’est donc pas vraiment adéquat à la pensée ; les images visuelles restant le signe intérieur le plus fréquent, bien qu’inexprimé, de la pensée individuelle, au langage audible, si facile à inventer, il est juste d’ajouter, quand on le peut, un autre langage, plus lent, plus difficile, mais plus vrai, le langage visible, l’écriture idéographique. Tous les peuples, encore sauvages, ont inventé le langage audible ; tous ceux qui sont sortis de la barbarie ont signalé leurs premiers pas dans la voie du progrès en créant des représentations graphiques, plus ou moins descriptives, plus ou moins symboliques, des idées qui leur étaient le plus familières276, et jamais les peuples civilisés n’ont abandonné ce moyen d’expression supplémentaire, mais indispensable. Seulement, ce qu’on appelle aujourd’hui l’écriture ne répond pas au même besoin qui a fait naître dans les temps préhistoriques les premiers essais d’idéographie : aux origines, l’écriture et les arts du dessin se confondent ; l’écriture phonétique n’est pas un développement, mais une déviation, de l’écriture primitive ; elle est une adaptation de l’idéographie, devenue symbolique, au langage audible, adaptation destinée à faire durer et à répandre au loin l’élite des pensées exprimées par la parole. Ce qui a subsisté, ce qui subsistera toujours de l’idéographie primitive, c’est le dessin : à toutes les époques, un livre complet et qui dit bien ce qu’il veut dire est un livre orné de figures ; de même, une leçon de science est imparfaite sans des figures tracées sur un tableau ; d’une manière générale, on n’instruit bien que si l’on parle aux yeux en même temps qu’aux oreilles277.
Tel est le sens contenu dans les vers d’Horace :
Segnius irritant animos demissa per auremQuam quæ sunt oculis subjecta fidelibus278,
vers dont une traduction libre peut seule mettre en lumière la signification psychologique : ils veulent dire que la parole, entendue ou lue, réveille imparfaitement les idées dans les esprits, s’il ne s’y joint une représentation visible des choses qu’elle décrit. Et ce n’est pas sans raison que cette maxime est invoquée par Horace à propos du drame : aux époques primitives, quand les hommes se contentaient pour la vie pratique du langage audible, l’épopée, poème purement audible, était aussi la seule poésie ; dès qu’on l’a pu, l’écriture idéographique et les arts du dessin furent inventés, puis, bientôt après, le drame, sorte d’épopée visible et vivante qui est au poème épique ce qu’un dessin explicatif est à la parole ; comme il répond à un besoin réel et spécial de l’âme humaine, le drame remplit mal sa mission si, par des récits trop longs et trop fréquents, il retourne aux formes de l’épopée279 ; telle est spécialement l’idée qu’Horace voulait exprimer ; mais sa maxime avait une portée plus haute : le drame sans action, comme l’écriture en train de devenir phonétique, est un mode d’expression détourné de son but et qui perd sa raison d’être originelle.
Une fois la parole intérieure constituée à l’état d’habitude positive toujours en acte, à l’état de série continue et homogène, son indépendance vis-à-vis de la pensée est beaucoup plus grande que ne put jamais l’être celle des images visuelles ; quand la parole intérieure devient un état vif (parole imaginaire), cette indépendance grandit encore ; enfin, quand la parole est matériellement externée et devient audible, l’écart est extrême entre l’intensité du signe et celle de la pensée. Et cette intensité relative de la parole intérieure, d’où résulte son indépendance, est toujours maintenue, toujours régénérée, toujours défendue contre l’habitude négative, tantôt par des intermittences de parole imaginaire ou de parole extérieure, tantôt, quand la parole intérieure proprement dite persiste longtemps sans interruption, par l’attention toute spéciale que nous lui accordons. Enfin, comme les idées que la parole exprime sont des idées générales, et que, la plupart du temps, les mots dont elle se compose n’ont avec les idées que des rapports conventionnels, la parole intérieure est presque toujours indépendante, non seulement de la majeure partie de l’idée, mais de l’idée tout entière ; son impartialité assure son indépendance.
Ajoutons enfin que l’indépendance de la parole intérieure dans l’état de veille explique jusqu’à un certain point son incohérence dans l’état de sommeil et dans la distraction [§ 9]. Si la parole intérieure n’avait pas déjà, dans l’état psychique normal, une sorte de vie propre, si la parole intérieure et la pensée ne formaient pas dans l’âme deux groupes d’habitudes bien distincts (distincts moins encore par la matière, car la pensée comprend des images sonores, que par la forme, qui est ici l’intensité), en d’autres termes, si chaque mot n’était pas par certains côtés moins intimement associé à son idée qu’aux autres mots, c’est-à-dire à ceux de ses antécédents et conséquents habituels auxquels il ressemble et dont les lois sont les siennes, la dissociation absolue du langage et de la pensée qui caractérise les états anormaux tels que le sommeil et la distraction serait un mystère impénétrable ; on comprend qu’elle soit possible lorsqu’on s’est rendu compte des vrais rapports qui, durant l’état de veille normal, unissent le langage et la pensée.
VIII. Conclusion : définition du signe, comme tel. Rôle des signes dans l’activité intellectuelle
Résumons-nous sur les caractères du signe comme tel.
La signification est un rôle, un pouvoir, une fonction, qui semble convenir également à tous les faits psychiques, à tous les états de conscience ; et pourtant, parmi les états de conscience, ceux-là seuls se trouvent remplir un tel rôle qui possèdent certains caractères intrinsèques déterminés ; ou du moins nous n’appelons signes certains états et notre esprit ne leur attribue la fonction significative que si nous apercevons en eux ces caractères.
Si l’on envisage le signe dans la vie sociale, le caractère de signe paraît consister dans la possibilité pour un état interne d’être matériellement réalisé, et, par suite, rendu sensible à autrui ; un signe social est un signe commun, et un signe commun est un signe matériel ; quand un état doit servir de signe commun à plusieurs consciences, il faut qu’il puisse être reproduit ou tout au moins imité par les muscles dont l’action est sous la dépendance de ces consciences ; bien plus, cette réalisation doit être également à la portée de tous les individus qui sont réunis en une même société. Or toutes les images constitutives d’une idée ne peuvent être matériellement imitées par les organes du corps humain, et la plus facile à imiter est d’ordinaire choisie pour servir de signe commun ; dès lors, une partie de l’idée représente l’ensemble ; seule elle devient, pour celui qui exprime sa pensée comme pour ses interlocuteurs, une sensation, c’est-à-dire un état fort ; et l’acte musculaire, en la détachant ainsi du groupe dont elle faisait partie, lui confère à un haut degré ce que nous avons appelé l’indépendance. Ainsi, dans le langage extérieur, l’image-signe se distingue des images signifiées par l’indépendance qui résulte pour elle de ce qu’elle devient un état fort, ses concomitants restant faibles. Ajoutons que si l’image-signe est non seulement indépendante, mais impartiale, son impartialité accroît son indépendance ; de plus, les proportions de la pensée n’étant pas dénaturées par le fait même de son expression, les interlocuteurs se comprennent mieux, et, par suite, le signe remplit mieux son rôle.
Si de la vie sociale nous passons à la vie individuelle, que suppose la vie sociale, le signe nous apparaît sous un aspect un peu différent.
Dans la vie psychique purement intérieure, le nom de signe appartient à l’image la plus forte et la plus distincte d’un groupe donné, que cette image soit ou non matériellement réalisable. Si les autres images sont, non seulement moins vives et moins distinctes, mais toutes également pâles et confuses, alors, par contraste, le signe paraît plus vif et plus distinct encore ; il se détache sur le groupe informe et en apparence homogène de ses concomitants ; il est vraiment indépendant. Si enfin il est par essence rigoureusement hétérogène à ses concomitants, c’est-à-dire impartial, son indépendance est parfaite, et elle ne pourra cesser d’être parfaite.
Vivacité relative, indépendance, impartialité, telles sont les trois qualités qui constituent le signe intérieur aux divers degrés de son évolution progressive, tandis que, le signe extérieur possédant l’indépendance dès l’origine et par cela même qu’il est extérieur, il lui reste seulement à acquérir l’impartialité. Ce dernier progrès, le passage de l’indépendance à l’impartialité, s’accomplit simultanément pour les deux paroles, car elles ont le même vocabulaire. Actuellement, le mot intérieur ou extérieur est, sauf de rares exceptions, un signe parfait ; car, comparé aux pensées qu’il exprime, il n’est pas seulement un état, plus vif que ses concomitants, mais un état doué d’une certaine indépendance, et dont l’impartialité confirme et garantit l’indépendance.
Sans doute, l’idéal que nous venons de définir n’est pas réalisé dans tous les mots qui composent nos langues modernes ; mais ces imperfections sont à peu près annulées par leur caractère exceptionnel : la parole est intérieure ou extérieure, mais toujours actuelle, toujours donnée à notre conscience ; c’est un état, tantôt fort, tantôt faible, mais continu, sans intermittence ; dès lors, l’esprit prend fatalement l’habitude de l’envisager selon son mode le plus fréquent, et cette habitude, s’il ne réagit pas contre elle, se fortifie à chaque instant ; les rares analogies qui se rencontrent entre les mots et les idées correspondantes sont peu remarquées : il faudrait un effort pour les saisir ; l’esprit n’ayant pas l’habitude de voir des ressemblances entre les mots et les idées, c’est comme s’il avait l’habitude de n’en pas voir et de négliger celles qui se présentent de temps à autre. Certains hommes, il est vrai, s’intéressent à ces sortes de ressemblances et s’amusent à les remarquer ; souvent même, ils se plaisent à en augmenter le nombre : recherchant dans les alliances de mots l’harmonie imitative, ils se font de l’onomatopée une sorte d’habitude positive [§ 2] ; mais cette tendance est nuisible aux qualités logiques du langage, et sa valeur esthétique elle-même est discutable280.
On voit clairement que les trois caractères du signe comme tel se ramènent à un seul, la vivacité relative : l’état-signe s’oppose aux états signifiés en ce qu’il est plus vif et plus distinct ; pour peu que cette opposition soit nettement marquée, l’indépendance en résulte ; enfin, l’impartialité régularise la situation réciproque de l’image-signe et des images-idées en établissant entre la première et toutes les autres, sans exception, une différence commune et fixe d’intensité. En définitive, le signe est toujours l’état le plus intense d’un groupe donné ; quelles que soient, envisagées d’une manière absolue, les intensités des deux termes qui s’opposent, plus leur différence est frappante, plus est évident le rôle significatif du terme le plus intense.
Pour le sens commun, pour le préjugé, le signe d’une chose semble être ce qui la précède et l’annonce, et non pas ce qui, l’accompagnant, la dépasse en éclat. L’analyse psychologique détruit cette illusion. Sans doute le signe précède le signifié dans certains cas ; mais, d’autres fois, il l’accompagne ou le suit ; son caractère constant et spécifique n’est pas l’antériorité, mais l’éclat, l’intensité prépondérante. On peut d’ailleurs expliquer l’illusion du sens commun : le souvenir immédiat, comme le souvenir après intervalle, est en raison directe de l’état dont il y a souvenir [§ 10] ; si donc les concomitants faibles précèdent le signe, ils font peu d’impression ; quand le signe arrive à son tour et complète le groupe, alors seulement l’esprit se trouve en présence d’un état bien distinct qui le satisfait et l’intéresse ; le groupe n’est pas vraiment remarqué avant que le signe l’ait rejoint et ait paru en prendre le commandement ; et, dès lors, la moindre réflexion sur l’ensemble, l’analyse la plus fugitive, donneront au signe le premier rang, parce qu’il est l’élément le plus fort et le plus distinct ; il sera noté le premier, le sens ensuite, l’esprit, dans toutes ses opérations, allant naturellement du clair à l’obscur, du plus facile au plus difficile, et l’instant durant lequel l’idée attendait▶ son expression n’ayant laissé qu’une faible trace dans la mémoire. C’est ainsi que le signe paraît toujours conduire le groupe et précéder ses concomitants ; sa plus grande intensité lui confère une apparence d’antériorité.
Revenons maintenant à la fonction du signe ; nous allons voir que cette fonction semble appartenir, en droit, à tous les états de conscience, sans condition d’intensité ; aussi doit-on se demander pourquoi, en fait, le sens commun ne reconnaît comme signes que les états les plus forts.
Quand un état A ne peut être présent à la conscience sans susciter immédiatement un autre état B, l’état A possède à l’égard de l’état B la vertu significative ; il est un signe, non par ses caractères intrinsèques, mais par son association avec un autre état. Un signe est donc un état dont, la possession actuelle implique, en droit, la prévision d’un autre état, et provoque, en fait, la réalisation de cet état : j’ai parlé, vous m’avez entendu ; j’ai le droit de supposer que vous m’avez compris, et, en fait, vous m’avez compris comme je me suis compris moi-même. Il résulte de cette définition que tout état habituellement associé à d’autres états est un signe, et, comme aucun état psychique n’est dépourvu d’associations habituelles, théoriquement, tout état psychique est un signe : B est le signe de A, comme A est le signe de B ; en effet, il arrive parfois qu’un signe usuel soit signifié par ce que, d’ordinaire, il signifie ; par exemple, je vous montre une fleur, une rose, et vous la voyez ; à ce moment, le mot rose est conçu par votre esprit comme il l’est par le mien ; les rôles ordinaires de l’objet et du signe sont renversés ; l’objet est devenu le signe, le signe est devenu l’objet.
Dans cet exemple même, nous retrouvons le caractère intrinsèque qui conditionne, en fait, la fonction de signe ; pour vous et pour moi, la fleur est une sensation, un état fort, tandis que son nom est une parole intérieure, un état notablement plus faible ; voilà pourquoi la fleur est devenue un signe ; renversez ce rapport et que le mot devienne le plus fort des deux termes associés, aussitôt il reprendra son rôle de signe, et la fleur sera l’idée, la chose signifiée. En fait, tous les états pourvus d’associations ne sont pas des signes pour le sens commun, mais seulement ceux dont l’intensité contraste avec la faiblesse de leurs associés. D’où peut venir un pareil privilège ? Car la théorie condamne ici le préjugé du sens commun.
La notion de signe enveloppe une remarquable illusion : le lien qui rattache le signe à ses concomitants ne paraît pas le même que celui qui les rattache au signe ; le signe semble un moteur actif, la chose signifiée un mobile inerte auquel le signe donne, non pas l’être, mais la vie ; il semble que les idées soient, en quelque sorte, remorquées par les mots, et que ceux-ci, comme doués d’une puissance propre, arrachent les idées aux torpeurs de l’inconscience. — Cette illusion s’explique comme la précédente, avec laquelle, au fond, elle ne fait qu’un ; l’intensité plus grande donne à certains états, en même temps qu’une apparente antériorité, un semblant de causalité ; les états faibles paraissent subordonnés aux états forts, non seulement comme des conséquents à des antécédents, mais comme des effets à leurs causes. Le sens commun subit ici, comme dans bien d’autres circonstances, le prestige de la force. — Nous récusons sur ce point son autorité ; mais sa classification du moins, et les dénominations qui la consacrent s’imposent à nous : sans attribuer au signe ni l’antériorité ni l’activité, nous devons réserver le nom de signe aux états qui, dans un groupe donné, étant seulement plus intenses que leurs associés, paraissent, en vertu de cette intensité, les précéder, les susciter, les conduire, les amener à la conscience ; en réalité, ils ne les précèdent pas toujours, et, comme eux, ils obéissent passivement, tantôt à la loi de l’habitude, tantôt aux caprices de l’attention.
La signification, ainsi restreinte, cesse d’être, à proprement parler, une fonction ; elle n’est plus qu’une qualité ; le signe extérieur seul, et dans la vie sociale seulement, a un rôle ; il sert d’intermédiaire entre plusieurs apparitions d’une même idée dans des consciences distinctes ; c’est grâce à lui que l’individu psychique peut se répandre dans autrui et s’accroître des pensées d’autrui ; mais rien de tel ne peut être affirmé du signe intérieur.
En apparence pourtant, il fait l’unité de notre vie individuelle, comme le signe extérieur fait l’unité de la vie sociale : il sert d’intermédiaire entre plusieurs apparitions d’une même idée dans la même conscience ; sans lui, nous oublierions nos idées, et notre passé s’évanouirait à mesure ; les mots gardent pour l’avenir nos pensées d’autrefois ; à notre appel, ils nous les rendent, et nous permettent ainsi de nous en servir comme de matériaux pour de nouvelles entreprises intellectuelles ; les mots semblent la matière propre de la remémoration et, par suite, l’unité empirique de notre existence, dont la loi du souvenir est l’unité formelle.
Cette opinion assez répandue281 n’est qu’une conséquence de l’illusion précédemment réfutée : l’image la plus vive d’un groupe est remarquée la première lors même qu’elle ne vient pas au premier rang dans la succession psychique ; c’est elle qui contribue le mieux à spécifier le groupe total ; le souvenir, sans elle, est incomplet et indistinct ; si le groupe entier a été affaibli par un long intervalle d’inconscience, c’est-à-dire d’oubli, elle seule garde ses caractères distinctifs ; le reste n’est plus qu’une poussière impalpable dont les particules composantes n’offrent aucune prise à l’analyse. N’est-il pas naturel que la continuité de notre existence soit faite à nos yeux bien plutôt par le retour périodique des états les plus vifs que par celui des états les plus faibles ? Il ne s’ensuit pas que le souvenir soit impossible sans les mots : le mot n’est jamais qu’un élément du souvenir, remémoré au même titre et suivant les mêmes lois que ses associés.
Il n’est pas moins inexact de prétendre que la pensée discursive ne peut jamais se passer d’un langage intérieur ; le mot n’est pour elle qu’un accessoire, et nullement indispensable, utile, s’il est impartial, mais alors seulement, pour maintenir la généralité des idées générales, nuisible dans le cas contraire ; il n’existe aucune raison de penser que les faits d’expérience ne pourraient, sans les mots, se grouper en idées générales. Ce qui est vrai, c’est que, au sein d’un groupe quelconque de phénomènes analogues, il y a toujours un élément dont l’intensité se trouve prépondérante ; cette prépondérance ne peut que s’accroître avec le temps : car l’esprit, pressé de passer d’une idée à une autre, est disposé à reconnaître un groupe à la vue d’un de ses éléments ; au premier qui se présente bien distinct, il donne un court instant d’attention, et, le groupe lui étant désormais suffisamment connu, il passe bien vite au groupe suivant ; ce partage inégal de l’attention a pour conséquence de renforcer les états les plus vifs aux dépens des autres, c’est-à-dire de séparer de plus en plus nettement la pensée en états-signes et états signifiés. Tant que le signe n’est pas impartial, cette division n’est pas rigoureuse, car il existe des intermédiaires entre l’état le plus vif et les états les moins intenses ; mais la transition du signe analogique au signe arbitraire par les signes métaphoriques se fait à son tour, et elle complète la séparation commencée dès les origines de la pensée. En même temps, les idées générales deviennent plus nombreuses dans chaque esprit, et chacune d’elles, avec les progrès de l’expérience, croît en compréhension ; le développement d’un langage impartial devient ainsi chaque jour plus utile au fonctionnement logique de la pensée. Un bon esprit, — et tout esprit est en quelque mesure un bon esprit, — comprend sans se l’expliquer l’harmonie naturelle qui relie les signes arbitraires aux idées générales ; à mesure qu’il prend mieux possession de son entendement, il se complaît davantage dans ce mode d’expression, et il contribue pour sa part à le développer dans la langue commune dont il fait usage.
On a soutenu que le rôle du langage dans la pensée consiste à fixer les idées générales : les éléments semblables, séparés des groupes concrets par l’abstraction et réunis en un tout, nouveau par la généralisation, auraient une tendance à se séparer et à rejoindre leurs anciens associés pour reformer des groupes concrets ; le mot général permettrait à l’esprit de lutter contre cette tendance et de maintenir les résultats de l’abstraction en les revivifiant de temps à autre282 — Cette théorie nous paraît contenir une aperception confuse de l’utilité, par nous exposée, des signes impartiaux. En vertu de quelle loi psychologique un groupe de phénomènes analogues, une fois formé et devenu une habitude périodiquement actuelle, tendrait-il à se dissoudre ? l’habitude négative peut l’affaiblir ou même l’anéantir, mais non pas le modifier ou le diviser ; quant aux éléments individuels, opposés les uns aux autres, qui caractérisent les faits concrets, ils ne sont pas annulés par l’acte de l’abstraction comme par un coup de baguette magique, mais seulement relégués dans le nouveau groupe au dernier plan ; étant hétérogènes, ils ne peuvent se fondre les uns dans les autres et former un élément unique, équivalent à la somme de chacun d’eux ; ensuite, l’attention les dédaigne comme étrangers à la généralité de l’idée générale ; ils restent donc très faibles, et rien ne saurait leur rendre la force évanouie ; enfin, les éléments identiques, désormais confondus et indiscernables, ne peuvent plus être séparés. L’idée générale, une fois formée, peut s’accroître par l’adjonction de faits nouveaux ; elle peut croître ou décroître en intensité selon la fréquence des remémorations et le degré de l’attention ; mais, si elle meurt, elle meurt tout entière, elle ne saurait être décomposée. Le mot n’a donc pas à garantir l’idée contre une dissolution chimérique ; seulement, s’il est impartial, il assure la pureté logique de l’idée générale en fixant à ses éléments la hiérarchie qu’ils doivent garder ; une pensée se particularise fatalement quand elle s’exprime elle-même par un des éléments qui la composent ; pour acquérir et garder intacte sa généralité, elle doit prendre son expression dans un ordre de phénomènes qui lui soit hétérogène.
Une intelligence subitement privée de la parole intérieure ne serait pas pour cela réduite à l’impuissance, mais seulement gênée, désorientée, comme par l’absence d’un organe utile par lui-même et dont elle avait appris à ne se passer jamais ; tel un homme subitement privé de la vue, ou bien un aveugle qui vient de perdre son bâton ; tel un peuple inopinément frappé par la mort de l’homme d’état qui possédait toute sa confiance et dans les mains duquel il avait concentré tous les pouvoirs. Le problème consiste alors à marcher pendant quelque temps sans le secours des habitudes acquises, au moyen des seules forces naturelles, en pliant adroitement celles-ci à un mode d’activité nouveau et imprévu ; mais bientôt la nature aura été domptée pour la seconde fois, de nouvelles habitudes auront été créées. Le mouvement est toujours possible si l’on est en fonds d’énergie morale et de sagesse pratique, et les matériaux pour de nouvelles habitudes ne font jamais défaut. — Pareille difficulté n’existe pas pour un homme privé de l’ouïe dès sa naissance ; si l’absence d’éducation et de société ne le placent pas dans des conditions défavorables, il aura bientôt comme nous un langage intérieur, composé il est vrai d’images visuelles et non sonores, d’ailleurs identique au nôtre, et les progrès de ce langage suivront ceux de son intelligence283. Chez un homme privé de la vue comme de l’ouïe, un langage intérieur composé d’images tactiles remplira le même office ; l’exemple de Laura Bridgmann en est une preuve décisive284.
L’existence d’un langage intérieur comme compagnon et auxiliaire de toute pensée un peu développée [ch. IY, § 7] est un fait universel ; mais cette universalité n’est pas la preuve d’une absolue nécessité ; pour l’expliquer, il suffit de prouver, — ce que nous pensons avoir fait, — qu’il est à la fois naturel et commode à la pensée de partager la masse des images qui la composent en deux séries parallèles, les images les plus vives étant chargées de représenter les autres ; en se constituant ainsi, la pensée n’obéit pas à une inéluctable fatalité, de nature immanente ou transcendante, mais à un instinct juste, à une loi vaguement pressentie de bonne économie domestique : parcourant plus vite la masse toujours croissante des images qui constituent son expérience, elle ménage ses forces sans diminuer sa production ; elle produit avec le minimum de peine le maximum de travail ; c’est la même tendance qui, manifestée dans le langage extérieur, a été appelée par les linguistes modernes la loi du moindre effort.
Dans les théories les plus répandues sur l’utilité du langage, les mots semblent doués à l’égard des idées d’une sorte de pouvoir personnel et de droit divin. L’organisation d’un gouvernement libre représente mieux, selon nous, les rapports que soutiennent les signes avec les choses signifiées : le monde de nos pensées peut être comparé à un peuple qui se gouverne lui-même ; en théorie, en droit, en fait même à certain point de vue et dans certaines circonstances, tous les citoyens possèdent une part égale de souveraineté ; mais la raison qui leur est commune et le juste sentiment de l’intérêt bien entendu leur ont fait de bonne heure comprendre l’utilité d’une organisation hiérarchique ; ils ont donc détaché parmi eux un certain nombre d’hommes auxquels est exclusivement confiée l’administration des affaires publiques ; ces mandataires délégués dans l’intérêt de tous par l’autorité véritable sont seuls en évidence ; ils semblent incarner en eux la souveraineté populaire ; la louange et le blâme s’attachent exclusivement à leurs personnes ; ils n’ont pourtant, à parler rigoureusement, qu’un semblant de pouvoir ; leur démission collective ne saurait entraîner la mort du corps social, mais seulement une crise politique passagère, sans danger sérieux pour une société dont les forces vives sont restées intactes.
IX. Les idées, sous les mots, sont des états très faibles et peu distincts.
Un paradoxe étrange est impliqué dans les faits que nous venons d’exposer : l’état le plus fort d’un groupe d’images donné, c’est-à-dire d’une idée, en est le signe ; l’organisation du groupe est parfaite quand une image étrangère à l’essence de l’idée lui est attachée et joue à son égard le rôle de signe ; alors le signe est seul en lumière ; les éléments constitutifs de l’idée, étant tous également faibles et indistincts, sont indiscernables les uns des autres ; et, avec la diversité interne de l’idée, s’est affaiblie sa spécificité propre, c’est-à-dire ce qui la distingue des autres idées considérées, comme elle, à part de leurs signes. Dans une idée bien constituée, une seule chose, le signe, est donc distincte à la conscience285, et comme le signe, étranger à l’idée, ne la représente pas à proprement parler, il semble que les différences spécifiques des mots ne sauraient remplacer sans détriment pour la valeur logique de la pensée les différences évanouies des idées. Et pourtant il est de fait que nous pensons mieux avec des idées effacées et comme suppléées par des noms qu’avec des groupes d’images encore distinctes dont le caractère individuel ou métaphorique est en désaccord avec l’intention généralisatrice de notre entendement.
Avant d’expliquer ce phénomène, il faut en préciser les limites et le rendre sensible par quelques exemples.
N’exagérons rien : l’effacement des images-idées n’est favorable à la pensée que dans la mesure où il est indispensable à sa généralisation ; si les images parasites introduites par la métaphore ont été totalement anéanties, si les caractères individuels ont été affaiblis au profit des caractères généraux, et si, parmi les caractères généraux, ceux qui se trouvaient primitivement plus vifs que les autres ont été destitués d’un privilège immérité [§ 3 et A], l’idée générale, purifiée par ces trois effets de l’habitude négative, et parvenue à un état, malheureusement trop instable, de perfection absolue, n’a plus rien à ◀attendre de l’habitude ; tout au contraire, il faut désormais qu’à chaque remémoration l’attention s’arrête un instant sur elle et la ravive ; sinon, elle s’affaiblit encore, et, lorsqu’elle a atteint un certain degré de faiblesse, elle ne saurait plus être ravivée par la réflexion ; alors, étant à la fois très homogène et très effacée, elle résiste à l’analyse, à la définition ; on s’entend encore soi-même, mais on ne saurait plus s’expliquer et traduire sa pensée dans un nouveau langage ; en même temps, les éléments caractéristiques de l’idée n’étant plus distincts, ses rapports logiques avec les idées voisines ne peuvent plus être nettement aperçus ; une idée trop effacée peut faire encore bonne figure dans un lieu commun ou dans une période oratoire ; elle ne saurait entrer sans inconvénient dans un jugement original ou dans un raisonnement quelque peu subtil et serré.
A la rigueur, il suffit, pour que la pensée soit correcte, que l’affaiblissement des images propres à chaque idée ne se produise qu’en dernier lieu, une fois la purification définitivement accomplie ; mais il est à souhaiter tout au moins qu’il suive une loi de décroissance moins rapide que celle des précédents effets de l’habitude négative ; il faut aussi que l’énergie de l’attention soit, d’une manière générale, toujours suffisante pour raviver au besoin l’idée affaiblie et lui restituer à l’état distinct ses caractères spécifiques. Enfin, pour toute entreprise difficile et nouvelle de la pensée, pour celles qui doivent compter dans l’histoire de l’esprit humain ou seulement dans l’histoire économique ou politique des peuples, il faut des idées encore jeunes et vivantes, aux contours saillants, et dont les couleurs n’aient pas été ternies par un trop long usage. Si l’entreprise est d’ordre spéculatif, des idées purifiées et parfaitement générales sont nécessaires ; si elle est d’ordre pratique, il est souvent utile de saisir vivement les imaginations en même temps que les intelligences ; on revient alors avec profit à la métaphore286, dont les ressources sont infinies, et dont les avantages, en pareil cas, surpassent les inconvénients : la métaphore, en effet, réveille les esprits et force à penser ; elle est l’instrument favori des inventeurs quand ils veulent vulgariser sans retard des nouveautés qui leur paraissent utiles à tous287.
Quel que soit l’affaiblissement d’une idée, le mot qui lui correspond dans le langage intérieur garde intacte son intensité, et pourtant leur répétition simultanée tend à les affaiblir également l’un et l’autre. Ce privilège a deux raisons : d’abord, la production matérielle du mot en fait de temps à autre un état fort et le ravive comme état faible [§ 7, fin] ; ensuite, l’attention se porte de préférence sur la série des mots intérieurs [ch. IV, § 2] ; l’idée, au contraire, n’étant jamais matériellement réalisée, ne saurait être régénérée que par l’attention ; et l’attention la dédaigne, le mot rapidement compris suffisant à l’exercice ordinaire de la pensée [§ 8]. Ainsi le temps, qui respecte les mots, use peu à peu leurs significations. Ce phénomène, bien connu des linguistes, et qui explique le renouvellement périodique des mots dans une même langue, a été généralement désigné d’une manière inexacte : on parle à tort de l’usure des mots ; ce qui s’use, ce sont les idées, quand le mot qui les éveille est trop fréquemment employé. Mais, si l’usure des idées a des conséquences observables dans l’histoire des langues, c’est qu’elle se produit dans les mêmes couples de mots et d’idées chez presque tous les hommes d’une même nation : l’énergie intellectuelle, l’attention aux idées, est rare ; on ne réfléchit guère que lorsqu’on innove, et les inventeurs, chez tous les peuples, sont peu nombreux ; ralentir le cours de sa pensée pour la mieux connaître est d’un esprit exceptionnel [§ 11] ; la plupart des hommes se hâtent de passer d’une idée à une autre et négligent chacune d’elles à mesure qu’elle a été suffisamment aperçue ; de là vient qu’au bout d’un certain temps une langue ne contient plus guère que des mots usés ; on les comprend sans effort, mais ils ne disent presque rien à l’esprit ; associés entre eux suivant des habitudes invétérées, ils expriment des pensées devenues banales, des lieux communs, auxquels on croit par routine sans bien savoir la raison qui les fonde. Qu’il s’agisse alors soit de réveiller un de ces lieux communs, soit de démontrer une idée nouvelle, l’homme qui veut convaincre ses semblables sera forcé de recourir à un nouveau langage ; sur ces intelligences engourdies, le langage usuel ferait trop peu d’impression. Lui-même, esprit d’initiative et d’analyse, comprend peut-être les mots usuels dans toute leur force, et il pourrait exprimer sa pensée dans le langage commun sans que, a ses yeux, elle perdît rien de sa valeur ; mais il la comprend mieux encore quand il lui a trouvé une expression originale, et il sent, bien que cette forme nouvelle est seule capable de répandre au dehors, de vulgariser, la pensée qui lui est chère. Le néologisme est nécessaire, moins pour restaurer les langues vieillies que pour réveiller les esprits, remuer les idées, et parce qu’il exige, pour être compris, un nouveau classement des conceptions élémentaires288. Les langues doivent se renouveler périodiquement, non seulement pour servir au progrès de la science, mais dans l’intérêt même de la conservation des découvertes du passé : le sens commun se perdrait s’il parlait toujours la langue de nos ancêtres. Les langues vraiment vivantes, qui admettent le néologisme dans leur loi constitutive, font ou supposent des esprits vivants, toujours en travail, tandis que les langues fixées, comme le français, où l’on ne peut innover que dans les alliances des mots, entretiennent chez ceux qui les parlent une certaine paresse intellectuelle289.
Quoi qu’il en soit, les mots les plus usés réveillent toujours à quelque degré le groupe d’images qui leur est habituellement associé ; l’avocat le plus diffus et le plus incolore, plaidant devant les juges les plus blasés, suscitera toujours quelque chose dans leurs esprits, jusqu’à l’instant où la monotonie du débit et la banalité des arguments auront amené dans l’état psychique de ses auditeurs une perturbation toute spéciale : quand les mots n’ont plus de sens ou qu’ils ont perdu leur signification traditionnelle, un état nouveau est apparu, l’état de sommeil290, état intermittent, qui disparaît sans laisser de traces et qui, bien qu’il occupe une part importante de notre vie, reste sans influence sur le fonctionnement normal de nos facultés291 ; au réveil, les mots reprennent les significations qu’ils avaient momentanément abandonnées, et, tant que dure l’état de veille, ils ont un sens, un sens déterminé ; l’intensité minimum des idées que provoque la parole, intérieure ou extérieure, est toujours positive, c’est-à-dire supérieure à zéro.
Une objection sérieuse peut nous être faite ici. Chacun sait que les prières trop souvent récitées finissent par n’avoir plus aucun sens pour celui qui les prononce soit à haute voix, soit tout bas, soit mentalement ; il en est de même de tout ce que l’on sait trop bien par cœur : la plupart des lettrés ne sauraient réciter les débuts de l’Iliade, de l’Enéide, des Bucoliques, de certaines tragédies françaises, en leur donnant le sens qu’enfants ils ont eu tant de peine à découvrir et qu’ensuite ils possédaient si pleinement. Ce n’est pas qu’ils se trompent sur le sens de ces morceaux ; ils ne peuvent plus leur en voir aucun ; les mots succèdent aux mots sans être accompagnés de leurs idées. La distraction [ch. V, § 7] s’impose en pareil cas, la parole ou la remémoration muette étant comme une machine toute montée qui marche seule, en laissant nos facultés libres de s’attacher pendant ce temps à un autre objet, et sans pouvoir même les retenir à surveiller son fonctionnement.
Mais deux choses distinguent la distraction du sommeil. D’abord, le sommeil imite et ne répète pas ; le souvenir, dans le rêve, est de courte haleine ; l’imagination seule est féconde. Ensuite, lorsque, pendant la veille, une habitude négative trop invétérée nous demanderait pour la combattre un effort d’attention dont nous ne sommes pas capables, et que nous tombons malgré nous en distraction, la pensée qui nous occupe et se substitue pour notre attention au sens évanoui des mots est une pensée normale, correcte, cohérente en soi, et elle s’accompagne, si la distraction est à son comble, d’une parole intérieure également correcte, qui lui correspond exactement ; deux séries de mots intérieurs peuvent ainsi, par exception, coexister dans la conscience ; les uns sont écoutés et compris, les autres ne sont pas écoutés, ne sont pas compris, et nous les oublions à mesure292. Dans ce dernier cas, qui est rare, et surtout difficile à bien constater, nous retrouvons les rapports ordinaires de la parole et de la pensée durant l’état de veille ; et, dans les cas de moindre distraction, il ne serait pas exact d’affirmer que les mots n’éveillent à aucun degré les pensées correspondantes : sans doute, alors, l’intensité des idées relatives aux mots prononcés tend vers zéro, et elle se rapproche de cette limite à mesure qu’une autre série d’idées s’empare peu à peu de la conscience ; mais elle ne devient absolument nulle que lorsque cette nouvelle série a pris la parole à son tour et rétabli ainsi, dans la succession des faits psychiques, ce dualisme du mot et de l’idée qui est la loi de notre existence.
En résumé : 1° durant la distraction, il y a toujours certains mots qui ont un certain sens ; parfois seulement, il y a, en outre, au même instant, des mots qui n’en ont aucun293; 2° quand un mot, dans la distraction, a un sens, c’est le sien, celui que la convention et l’usage lui ont fixé ; pendant le sommeil seul, on comprend de travers 294. Ajoutons qu’entre le sommeil et la distraction, si les différences sont incontestables, les analogies sont grandes assurément ; mais la distraction est, au sein de l’état de veille, un état anormal ; dans l’état vraiment normal, l’âme possède sans effort une activité une, ou bien elle tend et elle réussit à maintenir l’harmonie dans la diversité inévitable des faits qui la composent ; lorsqu’elle échoue, alors seulement on peut dire qu’une partie de ses faits, soustraits à la direction de l’attention, obéissent à des lois analogues à celles du sommeil. Cette concession faite295, il subsiste que, dans l’état de veille, la conscience contient toujours une série de pensées correspondant à une série de paroles ; la parole est forte, moyenne ou faible ; la pensée est faible, très faible ou même infinitésimale ; jamais elle n’est nulle : le zéro est une limite qu’elle n’atteint pas.
Que l’intensité moyenne des idées provoquées par la parole intérieure ou extérieure soit très faible, le fait suivant, que chacun de nous a pu observer sur lui-même le montre avec évidence : la parole intérieure et la pensée se trouvent alors, en quelque mesure, dissociées et, par suite, séparément observables.
A portée de mon oreille, A et B se livrent à une conversation qui m’intéresse ; mais, pendant ce temps, un fâcheux m’entretient, et, par politesse, je suis forcé de l’écouter ; une phrase prononcée ou par A ou par B arrive à mes oreilles ; je l’entends sans la comprendre ; mon esprit étant occupé ailleurs, il n’y a là pour moi que des mots vides de sens ; mais je leur présume un sens que je désire m’approprier ; aussi, détournant mon attention de l’entretien que je subis, je me répète intérieurement ces mots dont le souvenir est encore intact en moi, et, comme cette fois je leur donne toute mon attention, la phrase prend un sens, je la comprends sans effort ; il m’a suffi, pour ainsi dire, de la regarder. — Il peut arriver, en pareil cas, que, pour donner à l’attention le temps de changer d’objet, je sois obligé de me répéter intérieurement la même phrase deux ou trois fois de suite ; d’abord, je suis encore distrait, d’autres idées retiennent mon attention, la phrase est toujours dénuée de sens ; enfin, je la comprends : j’ai, pour ainsi dire, jeté sur elle mon attention et, avec mon attention, sa signification ; la soudaineté du phénomène ne saurait mieux se comparer qu’à l’aimantation brusque, au moyen d’un courant, d’un morceau de fer suspendu au-dessus d’un petit tas de limaille : la pensée proprement dite, poussière amorphe de sensations effacées, se précipite sur chaque mot et s’y attache instantanément.
Souvent, dans la société, un bon mot éveille un rire général ; un des assistants reste impassible ; le silence rétabli, il se met à rire à son tour ; on se moque de lui ; « J’étais distrait, répond-il ; mon esprit était ailleurs. » La succession de faits que nous venons de décrire s’est produite dans son esprit ; le rire de ses compagnons l’a invité à se remémorer la phrase qu’il avait entendue sans l’écouter, et alors seulement il l’a comprise [ch. V, § 7]. Si quelqu’un a été le héros involontaire d’une semblable scène, il reconnaîtra sans peine dans notre analyse ce qui s’est alors passé en lui.
Quiconque a compris après coup ce qu’il avait d’abord entendu sans comprendre a pu s’apercevoir que le sens d’une phrase est à la conscience fort peu de chose ; la parole intérieure fait dix ou vingt fois plus de bruit dans la conscience, et pourtant elle est elle-même un état faible. Non seulement c’est fort peu de chose, mais encore rien n’y est distinct ; rarement une image particulière, bien vague, bien effacée, se détache un peu sur cette trame grise et incolore, qui est pourtant l’élément capital de notre existence intérieure, qui est notre pensée, le principe de nos actions, l’inspiration de notre vie tout entière. D’ordinaire, pour apercevoir un certain nombre des images diverses dont le mélange intime constitue l’idée, il faut isoler un mot et le retenir longtemps sous le regard de l’attention ; l’attention, comme certains réactifs chimiques, a le pouvoir de revivifier les traces évanouies des anciennes idées particulières ; mais, en même temps, elle éveille nos facultés d’invention, et nous risquons ainsi de faire de notre idée une analyse fantaisiste, en substituant à notre insu des imaginations à des souvenirs, en confondant le vraisemblable et l’authentique.
Presque toujours, pour comprendre et pour comprendre parfaitement les phrases que nous entendons, il n’est aucun besoin d’une semblable analyse. Comprendre est donc un état de conscience à la fois très faible et très synthétique, embrassant une immense diversité et néanmoins d’apparence homogène.
Remarquons ici que ces deux faits, souvent signalés dans le cours de cette étude, la faiblesse de l’idée comme état de conscience, et son apparente homogénéité, sont corrélatifs : l’essence apparente est en raison directe de l’intensité. Cette loi s’applique à toutes les petites perceptions signalées par Leibnitz : le murmure d’une ville écouté du haut d’un clocher, le bruit de la mer entendu à distance43, paraissent des sons continus et homogènes, bien qu’ils soient en réalité composés d’éléments plus ou moins hétérogènes, qui, s’ils étaient plus vifs, s’opposeraient en se succédant. Les qualités spécifiques des composants n’apparaissent que dans les états de conscience d’une certaine force ; plus l’état de conscience devient faible, plus elles sont indiscernables, et tout composé d’états très faibles spécifiquement distincts, mais à spécificité insensible, est, pour la conscience, un état faible continu et homogène.
L’expérimentation peut ici venir en aide à l’observation. Voici deux phrases prises au hasard et composées de termes abstraits : Je crois à la vraisemblance de la thèse idéaliste ; — les esprits les plus subtils ne sont pas les moins crédules. Je demande au lecteur s’il aperçoit clairement dans sa conscience ce qui distingue les deux idées. La réponse n’est pas douteuse ; et pourtant chacune des deux propositions a été comprise aussitôt et sans peine ; leurs significations sont évidemment bien distinctes ; mais dire ce qui les distingue dans la conscience est impossible.
Une dernière remarque achèvera de mettre en lumière le fait de la faiblesse des idées dans la conscience. Il arrive assez souvent, dans certaines poésies modernes, qu’un des mots de la phrase n’a pas de sens connu du lecteur ou de l’auditeur ; celui-ci n’est pas arrêté par cette lacune ; il s’en aperçoit à peine ; il ne réclame pas le lexique indoustani ou malais dont l’ouvrage aurait besoin pour être entièrement compris. C’est que la poésie est avant tout une œuvre sensible et une œuvre émouvante ; elle parle à l’oreille et au cœur plus qu’elle ne parle à l’esprit ; la part de conscience qui revient à la pensée est alors plus faible que jamais, et le contraste entre les mots qui signifient quelque chose et ceux qui ne signifient rien passe facilement inaperçu ; si le mot inconnu est un son brillant, si par sa sonorité propre il contribue pour sa part à renforcer le sentiment qu’éveille l’ensemble du morceau, l’esprit ne lui demande pas autre chose : les heures consacrées à la poésie ne sont pas des heures de réflexion.
L’extraordinaire, c’est que des idées, semblables pour la conscience, soient pour l’esprit, c’est-à-dire encore, semble-t-il, pour la conscience, comme si elles étaient distinctes. Nous allons essayer d’expliquer cette contradiction.
X. Explication : comment la conscience peut être économisée sans détriment pour l’esprit.
Deux explications nous paraissent propres à lever la difficulté ; si l’une des deux était rejetée, l’autre pourrait suffire ; mais nous croyons que toutes deux contribuent à rendre possible et réel le fait étrange que nous venons de signaler.
1° Observons d’abord que le mot conscience peut présenter quelque équivoque. Sans doute il n’y a pas de conscience inconsciente ; mais il y a des états de conscience inobservables, observer n’étant pas avoir conscience, mais réfléchir un état de conscience, c’est-à-dire se le remémorer en le considérant attentivement. Nous avons déjà remarqué [§ 8] que le souvenir, même immédiat et sans intervalle d’oubli, est en raison directe de l’intensité de l’état dont on se souvient ; pour des états très faibles, le souvenir est impossible ; les traits spécifiques d’une idée, présents un court instant à la conscience, peuvent être alors suffisamment distincts pour satisfaire l’esprit et lui permettre de passer sans remords à une autre idée, sans pourtant l’être assez pour que, l’instant suivant, l’attention, s’attachant à l’idée qui vient de fuir, les retrouve et les reconnaisse296. Au lieu de cette idée, si quelque autre se trouve par erreur à la même place, l’esprit se sent mécontent, gêné, et il reprend avec plus de réflexion sa méditation, jusqu’à ce qu’il ait écarté l’obstacle qui s’oppose au cours limpide et harmonieux de sa pensée. Quand donc nous dirons que deux idées semblables pour l’observation psychologique peuvent être différentes pour l’esprit, nous entendons par là qu’indiscernables, si on les considère en elles-mêmes, elles se distinguent par leurs effets : l’une fait la paix dans l’âme et l’invite à suivre librement la série de ses conceptions ; l’autre engendre le trouble et l’inquiétude ; à cause d’elle, l’esprit s’arrête dans sa marche spéculative et revient en arrière pour tenter dans la même direction un nouvel effort297; tandis que la première est approuvée et reconnue, parce qu’elle est en bons rapports logiques avec les idées qui la précèdent ou l’accompagnent, la seconde paraît une intruse, parce qu’elle est en désaccord avec les mêmes faits, ses antécédents et concomitants. Ces deux effets opposés ne peuvent avoir dans la succession psychique consciente une seule et même cause ; pour que les idées conservent entre elles leurs rapports logiques, il faut que toutes, même les plus effacées, présentent à la conscience leur aspect spécifique, au moins pendant un instant très court, mais non pas nul, et à un degré si faible que l’on voudra, pourvu qu’il soit positif. Deux idées différentes pour l’esprit sont deux idées qui témoignent leurs différences de nature seulement par la différence des conséquents intellectuels et des sentiments qu’elles provoquent ; mais cette différence pour l’esprit suppose une différence préalable pour la conscience, différence momentanément réelle, bien qu’ensuite insaisissable à la réflexion, au souvenir, à l’observation psychologique ; le souvenir confond ce que la conscience avait un instant distingué.
Mais, dira-t-on, au moment où l’idée est remémorée, elle n’est pas, comme le souvenir d’une sensation, l’écho affaibli d’un état fort, puisque déjà auparavant elle était un état faible ; son intensité est, au contraire, renforcée, puisque, cette fois, nous lui donnons notre attention ; or ne disions-nous pas, il y a peu d’instants, qu’une remémoration attentive fait revivre les anciennes images particulières dont la répétition avait affaibli les traits distinctifs ? — Sans doute ; mais ce qui importe ici, c’est de savoir sur quoi, lors de cette remémoration, porte le jugement de reconnaissance. Dans son ensemble, l’idée remémorée est reconnue pour être celle qui vient d’être présente à la conscience ; mais, par cela même qu’aucun de ses éléments, tout à l’heure, n’était distinct, nous ne les reconnaissons pas, si maintenant ils nous apparaissent, comme ayant été tout à l’heure explicitement contenus dans l’idée et conscients avec elle ; s’il s’agit d’éléments vraiment spécifiques, nous jugeons qu’ils font légitimement partie de l’idée, ou, si l’on veut, qu’ils en font partie de toute éternité ; nous ne jugeons pas qu’ils en faisaient partie lors de sa dernière apparition dans la conscience. Si donc alors ils figuraient dans l’idée consciente à l’état quelque peu distinct, ce qui nous paraît nécessaire, ce n’est pas le souvenir qui nous l’apprend ; nous devons recourir pour l’affirmer à une hypothèse fondée elle-même sur un raisonnement. Et ce qui prouve bien que les éléments de l’idée dégagés par la puissance évocatrice de l’attention ne sont pas reconnus, c’est que, en opérant l’analyse de l’idée, nous ne saurions distinguer la part du souvenir et celle de l’imagination, les éléments anciens qui ont servi à la construire, mais que l’habitude a effacés, et les éléments nouveaux, inventés au moment même, seulement vraisemblables, qui n’ont avec elle qu’un rapport logique et non psychologique.
A qui n’est-il pas arrivé, devant un spectacle de la nature, de s’entendre dire par un ami : « Vois-tu ? à tel endroit, telle chose ; es-tu donc aveugle ? c’est devant toi. » L’objet désigné se trouvait dans le champ visuel ; il était par conséquent dessiné sur la rétine ; mais il se trouvait difficilement observable, parce qu’il était entouré d’objets plus volumineux ou mieux éclairés. Si, ensuite, nous parvenons à l’apercevoir et si nous fixons sur lui notre attention, le reconnaissons-nous ? nullement ; il nous semble que nous venons de le découvrir et qu’un moment auparavant nous ne le voyions aucunement. La reconnaissance, qui fait que le souvenir nous paraît un souvenir et non un état nouveau [ch. II, § 9], suppose une certaine intensité dans l’aspect primitif de l’état qui reparaît. J’ai observé des lapsus memoriæ qui n’ont pas d’autre explication ; voici leur formule générale : un jour j’éprouve un état A, assez fort ; quelques jours plus tard, un état a, analogue à A et très faible ; à quelque temps de là, je me trouve de nouveau en présence de l’objet a, et, tout d’abord, je le méconnais, car je me dis : « C’est A » ; puis une circonstance quelconque me révèle mon erreur ; — l’état a avait donc été trop faible pour être ensuite bien reconnu ; sans doute il l’a été : je l’ai jugé ancien en même temps que présent ; mais ce jugement, en se déterminant, s’égarait sur un état analogue à a, plus ancien pourtant et, par suite, plus effacé par l’oubli, mais que sa vivacité primitive prédisposait à être reconnu en toute circonstance.
Ainsi, quand un état faible revient à la conscience comme état fort, il n’est pas reconnu ; c’est un souvenir, si l’on veut, mais un souvenir qui, faute de reconnaissance, paraît un état nouveau ; sans la reconnaissance, la mémoire est pour nous comme si elle n’était pas, et c’est à bon droit que les psychologues refusent le nom de souvenir à la reproduction d’un état, quand aucun état accessoire ne se joint à la reproduction pour la qualifier comme telle. A l’âme qui veut se connaître, de même que la conscience n’est rien sans le souvenir, le souvenir n’est rien sans la reconnaissance. Nous étions donc en droit de dire que les traits spécifiques des idées, qui n’échappent pas à la conscience, échappent au souvenir, et même à la remémoration réfléchie et analytique ; en effet, fussent-ils renforcés et bien distincts lorsqu’ils reparaissent dans le cours de la remémoration, ils ne sont pas des souvenirs, du moment que l’esprit qui se répète ignore qu’il se répète ; le second fait est l’image du premier, image complète et, de plus, ravivée ; mais l’esprit ne retrouve même pas dans le second tout le premier, et ainsi le souvenir embrasse moins que ne faisait la conscience.
Concluons. La spécificité des états très faibles peut être consciente et inobservable. Le conscient n’est vraiment connu que s’il est réfléchi, remémoré, de telle sorte que, souvent, le psychologue ne reconnaît comme conscient que ce qui n’échappe pas au souvenir ; mais certains états ou certains éléments de nos états, après avoir été faiblement donnés à la conscience, disparaissent ensuite pour toujours, ou ne reparaissent pas avec les caractères du souvenir ; il en résulte que, pour le psychologue, ils ne diffèrent pas de l’inconscient ; comme ils échappent à l’observation psychologique, ils ne peuvent être introduits dans la science de l’âme que par la voie détournée du raisonnement et de l’hypothèse298. Vraisemblablement, tel est le cas des caractères distinctifs de nos idées les plus usuelles ; on s’explique ainsi comment elles gardent pour l’esprit toute leur valeur logique bien qu’elles soient si étrangement affaiblies pour la conscience.
2° Nous nous servions tout à l’heure des rapports mutuels des idées pour prouver qu’elles conservent toujours quelque spécificité consciente. Ajoutons maintenant que les mêmes rapports créent pour chaque idée une spécificité indirecte, qui, s’ajoutant à la première, a pour effet d’en compenser en quelque mesure la faiblesse.
On ne peut soutenir que la spécificité des mots remplace, en fait, la spécificité absente des idées. Sans doute, le mot et l’idée forment un couple inséparable ; mais, si l’un des deux termes de l’association a perdu son originalité, l’originalité imprescriptible de l’autre ne peut servir à spécifier indirectement le terme affaibli, sinon quand les deux spécificités se confondent en quelque point : c’est là le cas des mots analogiques ; mais la plupart des mots sont conventionnels, et, alors, l’originalité de l’idée ne saurait être remplacée par celle du mot, qui lui est hétérogène. Ce qui prouve bien que les mots n’éclairent pas les idées, mais les éveillent seulement, c’est l’existence des mots homonymes et synonymes : il n’y a pas rigoureusement un mot pour une idée, mais souvent plusieurs mots pour une même idée, et, plus souvent encore, un seul mot pour plusieurs idées ; il n’en résulte aucune difficulté pour comprendre aisément la parole soit extérieure, soit intérieure. D’où proviendrait cette sûreté de l’intelligence dans ses démarches, si elle n’avait d’autre point de repère que le langage ?
Mais l’éveil d’une idée ne se fait pas seulement par le mot ; si le mot décide l’idée à apparaître, elle était déjà disposée à lui obéir par les idées qui l’avaient précédée dans la conscience ; celles-ci la préparent et l’appellent ; le mot achève d’ordinaire l’œuvre que les antécédents ont commencée, et, s’il ne l’achève pas, les conséquents pourront suppléer à son insuffisance. C’est par un emploi judicieux de ces deux sortes d’associations que les bons écrivains arrivent à la parfaite clarté de l’expression : chaque idée serait imparfaitement déterminée par le contexte seul ou par le mot qui doit servir à l’exprimer ; mais elle est rigoureusement déterminée par l’action combinée du mot et du contexte ; un contexte trop pauvre, chez les écrivains trop concis, ou trop abondant, chez les écrivains diffus, engendre facilement des équivoques : les significations éveillées par chaque mot sont indécises ou contradictoires. Chaque mot possède d’ordinaire un assez grand nombre de significations différentes : pour qu’il n’en éveille qu’une, il faut que l’esprit ait été préparé à choisir ; et l’équivoque peut, malgré tout, subsister en quelque mesure, une fois le mot prononcé ou imaginé ; le sens du mot peut rester indécis pendant un court instant, en dépit du choix judicieux et de l’ordonnance régulière des mots qui l’ont précédé ; il faut alors que ses premiers conséquents achèvent sans retard de le déterminer. En résumé, un mot qui a plusieurs sens dans les lexiques et qui éveille, s’il est prononcé isolément, un assez grand nombre d’idées différentes, en éveille encore plusieurs dans le cours d’une phrase mal faite, tandis que, enchâssé dans une phrase à la fois bien conduite et composée de termes choisis, il n’en éveille qu’une seule, celle qui s’accorde avec les idées antérieurement conçues et avec les idées qui la suivent immédiatement dans la conscience. Outre leur spécificité intrinsèque et personnelle, les idées possèdent ainsi une sorte de spécificité indirecte qui consiste pour chacune d’elles dans la faculté d’être éveillée par telle idée et d’éveiller telle autre idée.
Puisque la loi confirme, en tout cas, la nature, ne peut-elle pas, au besoin, la suppléer ? Ne sommes-nous pas en droit de supposer que les états les plus faibles sont, en quelque sorte, renforcés et vivifiés par leur entourage, et qu’ils reçoivent des états plus distincts qui les accompagnent, les précèdent ou les suivent, cette lumière de la spécificité qu’eux-mêmes ont perdue ?
Il est évident que, si une longue série d’états de conscience était faible et indistincte, rien ne saurait conférer à ses éléments la spécificité absente ; une telle série doit contenir à de courts intervalles des états plus forts que les autres, nettement déterminés par des images distinctes et spécifiques ; ces états constituent des points de repère pour la pensée, et comme des centres de lumière pour les états par eux-mêmes obscurs.
Les observations de M. Chevreul sur la baguette divinatoire nous aident à comprendre ce phénomène ; elles nous montrent qu’un antécédent très faible peut susciter un conséquent plus fort, par lequel sa nature spécifique est ensuite signifiée à l’esprit299. On pourrait dire qu’alors la signification, seule clairement consciente, devient le signe de son signe, lequel est inconscient. C’est un trait commun à toutes les habitudes et à un grand nombre de successions non habituelles, que la vertu suscitante du suscitant est indépendante de la force du suscitant comme état de conscience, et qu’elle reste égale à elle-même ou s’augmente alors que le suscitant lui-même s’affaiblit300. Si alors le suscité, par sa nature propre ou grâce à l’attention qui lui est accordée, n’est pas atteint par l’habitude négative, il viendra un moment où la cause ne pourra plus être révélée que par son effet, où la connaissance de la loi qui réunit les deux phénomènes, jointe à la conscience distincte du second, pourra seule nous conduire à supposer l’existence du premier, puis à en retrouver quelques traces dans le souvenir. Ce qu’alors l’esprit fait, avec méthode et réflexion, il nous semble qu’il le fait à chaque instant d’une manière instinctive dans l’interprétation de la parole intérieure ou extérieure, c’est-à-dire dans la succession de nos pensées.
Les deux raisons que nous venons de développer nous expliquent comment l’absence de spécificité distincte n’est pas un obstacle au fonctionnement normal de la pensée. Les caractères propres d’un grand nombre d’idées peuvent être effacés par l’habitude sans que la pensée dans son ensemble ait approché d’assez près de l’inconscience pour être arrêtée ou gênée dans sa marche, sans que les actions et réactions mutuelles des idées cessent de se faire avec une parfaite rigueur logique ; la possession d’un esprit par lui-même n’implique pas la possession actuelle et complète de toutes les idées qui le constituent ; les faiblesses de la conscience peuvent être compensées à mesure par un système naturel de suppléances et de reflets.
La pensée peut être comparée à une machine économique qui fonctionnerait avec un minimum de combustible dont elle saurait utiliser toute la chaleur ; un minimum de conscience est nécessaire, mais suffisant, à la pensée [§ 8] ; elle l’atteindrait bientôt, puis le dépasserait et cesserait d’être possible, si elle était livrée sans défense à l’action destructive de l’habitude ; mais l’attention travaille sans cesse à maintenir la conscience au degré nécessaire et suffisant ; par des remémorations analytiques, elle vivifie, restaure, répare les pensées trop évanouies ; plus souvent, son action, mieux entendue, car elle est alors préventive, consiste dans une résistance continue à l’évanouissement progressif de la conscience ; le maintien régulier de la quantité normale de conscience est l’effet de cette tension permanente, qui fatigue moins que des efforts intermittents, mais plus énergiques. L’habitude est comme l’extinction graduelle du feu par la combustion ; l’attention est comme une force qui ajouterait à chaque instant le combustible nécessaire à l’entretien du feu sacré. Les esprits les mieux faits sont ceux chez lesquels les actions opposées de l’habitude et de l’attention sont dans une corrélation rigoureuse, chez lesquels la rareté des extinctions partielles dispense d’ordinaire l’attention d’efforts passagers et pénibles, fatalement suivis d’un certain sommeil de cette faculté, et lui permet de répandre avec mesure son action bienfaisante sur tous les moments de la pensée.
XI. Corollaire : l’éducation de l’esprit au moyen des mots
Cet effort de l’attention sur les idées est rendu nécessaire par deux raisons. Non seulement les idées, — concepts et jugements, — s’usent en nous par la répétition, mais aussi les concepts et les jugements nous arrivent en quelque mesure du dehors tout formés et déjà usés par une longue répétition ; l’habitude individuelle ne fait qu’aggraver un mal déjà réel et confirmer les effets de l’habitude collective du milieu qui nous entoure. Beaucoup d’idées entrent dans nos esprits presque à notre insu [ch. V, § 2 et 3], parce qu’elles ont été souvent énoncées devant nous, sans soulever de contradiction, comme des axiomes indiscutables ; suivant passivement l’exemple de nos éducateurs, nous nous habituons à associer certains concepts, sans jamais avoir fait d’effort pour saisir la nature et la raison du lien qui les unit ; les habitudes des mots ont créé en nous des habitudes de pensée, à l’établissement desquelles notre personnalité n’a pris aucune part. Les plus perfides de ces associations sont celles que le langage exprime, non par une proposition, mais par un seul mot ; car analyser un concept, pour critiquer ensuite sa formation, est plus difficile qu’examiner une idée que le langage nous présente déjà sous une forme analytique.
C’est ainsi qu’avec le langage commun se répand, par l’exemple et l’éducation, le sens commun de chaque groupe ethnique. Chaque sens commun est un mélange de vérités précieuses et de préjugés ; car le bon sens et la mode se partagent, en proportions variables selon les temps et les circonstances, le domaine de l’opinion courante ; et chaque pensée individuelle, se formant à l’image de la pensée collective qui est, par l’intermédiaire du langage, son milieu nourricier, acquiert des préjugés plus ou moins tenaces, en même temps qu’elle s’enrichit du bon sens de nos ancêtres. Pour séparer dans l’apport du sens commun l’or et le sable, confirmer le bon sens par une adhésion motivée, ébranler et déraciner les préjugés, il faut posséder une grande force de réflexion, une rare puissance d’analyse et de comparaison, une personnalité intellectuelle énergique et infatigable. Dans toutes les sociétés, ces qualités sont naturellement peu répandues [§ 9], et surtout elles sont inégalement encouragées dans leur développement par les institutions et par l’opinion ; trop souvent, le sens commun, inquiet pour le sort du bon sens, se défend par la force et maintient les préjugés contre les entreprises de la réflexion.
Penser par soi-même, tel est le remède au prestige paresseux de la mode et du préjugé. L’esprit d’analyse et l’esprit d’examen ne sont que des variétés de l’esprit d’invention : pour confirmer le bon sens, il faut le retrouver soi-même ; pour infirmer le préjugé, il faut le penser à nouveau, dans son vrai sens et sous toutes ses faces, en regard des objections qu’il soulève. Ces opérations diverses ont un fond commun : elles consistent avant tout à ralentir le cours de la pensée et, en portant l’attention sur les mots, à raviver les idées que les mots mal étudiés révèlent imparfaitement. Rechercher le sens des formules consacrées, provisoirement admises sur la foi d’autrui, voilà le premier acte d’un esprit fait pour l’indépendance ; bien comprendre, c’est avoir trouvé ; l’analyse logique est l’apprentissage de la liberté de penser. La comparaison et l’examen, la recherche du probable et du vrai, viendront à leur heure, si les germes déposés dans l’esprit par ses premiers efforts ne sont pas ensuite étouffés par la paresse ou la peur.
Qui sait d’ailleurs si, pour certains esprits et dans certains ordres d’études, — en philosophie, par exemple, et dans les hautes mathématiques, — l’assimilation et la critique ne demandent pas un plus grand effort de réflexion que la simple invention ? Inventer en toute liberté, au gré du caprice, est souvent un plaisir sans fatigue comme sans profit. Toute règle imposée à l’invention est une gêne pour l’esprit ; mais, en l’acceptant, il s’affermit, et bientôt il se trouve plus fort pour triompher des difficultés objectives des problèmes qu’il aborde. Or la critique, et surtout la simple assimilation, qu’est-ce autre chose que l’invention étroitement limitée et contenue dans ses démarches, l’invention guidée par un modèle rigide, l’invention en champ clos [ch. V, § 3] ? Toute libre invention qui n’a pas été préparée de longue date et réglée dans sa forme générale par de longs efforts d’assimilation patiente et d’examen méthodique, est condamnée d’avance à manquer le but qu’elle poursuivra. L’esprit faux est celui qui invente par lui-même avant d’avoir compris la pensée d’autrui ; bien souvent, il comprend mal sa propre pensée, faute d’avoir analysé le sens des mots par lesquels il l’exprime ; si son langage est brillant, on dit de lui qu’il est dupe de sa phrase et qu’il prend pour des idées nouvelles soit des antithèses verbales, soit des métaphores vides de sens.
C’est pourquoi toute bonne pédagogie demande à l’esprit encore enfant, non pas d’écouter beaucoup et de tout retenir, non pas d’inventer et d’imaginer au hasard, mais de comprendre ce qu’il entend et de penser par lui-même à l’occasion des pensées d’autrui. La traduction, et surtout la traduction étudiée, la version, est l’agent par excellence de l’éducation de l’esprit, parce qu’elle fait appel à l’invention et à l’examen en mesurant la tâche aux forces encore naissantes de l’entendement, parce qu’elle pose un problème, souvent difficile sans doute, mais toujours nettement défini, enfin et surtout parce qu’elle invite l’intelligence à se dégager des habitudes du langage usuel301 : l’écolier doit d’abord découvrir sous des termes donnés l’idée qui s’y trouve cachée ; puis il doit démontrer sa découverte en trouvant à l’idée de l’auteur, dans une autre langue, une expression nouvelle et adéquate. Sans doute les idées ne peuvent jamais être séparées du langage ; mais, lorsqu’un esprit possède pour une même pensée deux expressions équivalentes, l’idée lui apparaît jusqu’à un certain point dégagée de ses voiles ; il comprend qu’elle n’est pas nécessairement attachée à un mode unique d’expression ; il la conçoit à part comme le lien, l’élément commun de deux formes sensibles hétérogènes302.
L’analyse logique, la version, et, en général, tous les exercices qui obligent à réfléchir, prennent les mots comme moyen, les idées comme but ; ils forment l’esprit à aimer ses idées, à les surveiller, à les regarder en toute occasion, soit pour les ranger dans un nouvel ordre et corriger leurs défauts, soit et plus souvent pour leur restituer ce que l’habitude à chaque instant tend à leur enlever d’existence et d’existence distincte.
« Les mots, dit Hobbes, sont des jetons pour le sage ; le fou les prend pour de l’argent. » Traduisons cette maxime en langage exact : les mots, véhicules du préjugé, donnent au vulgaire des pensées toutes faites, au sage des occasions de penser.
Les sages, les penseurs, sont rares, et le meilleur d’entre eux pèche sept fois le jour ; qui peut se vanter de n’avoir jamais incliné sa raison devant un préjugé ? La lutte de l’attention contre l’action déprimante qu’exerce sur les idées l’habitude négative, contre les formules toutes faites, impersonnelles, légères de sens, contre les idées à la mode que répandent les phrases à la mode, cette lutte n’a pas lieu dans tous les esprits ; les esprits lourds, paresseux, dénués d’initiative, et les esprits légers, inconstants, superficiels, qui suivent la mode en esclaves insouciants, forment partout la grande majorité 303; partout les esprits actifs, les esprits réfléchis, les esprits critiques sont l’exception.
Chez ceux-là mêmes, l’attention, le plus souvent, n’est pas toujours en éveil ; intermittente, mal distribuée, elle succombe à la fatigue après tout effort un peu prolongé. Il est d’ailleurs à peu près impossible que la réflexion, chez l’esprit le mieux fait et le plus ouvert, s’exerce également dans toutes les directions ; la plupart des inventeurs des esprits critiques, des libres penseurs de toute nature ont chacun leur domaine propre, hors duquel la personnalité de l’esprit fait place à une docilité plus ou moins complète à l’égard des idées reçues. Souvent aussi, ce qui s’intitule libre pensée n’est que la soumission aux idées d’une petite secte, indépendante à coup sûr par rapport aux groupes sociaux plus vastes qui l’entourent, mais hostile à tout individualisme, à toute indépendance intérieure ; la liberté de l’esprit ne s’est alors exercée qu’une fois, et sur une seule question, le choix d’une autorité. Enfin, chez les vieillards, la fatigue de la vie est comme un poids trop lourd que l’attention ne peut plus soulever ; la parole reste vive, mais la signification en est émoussée ; incapables d’innovation et d’examen, ils redisent, comme des échos, leurs pensées d’autrefois ; chez eux, l’affaiblissement de la pensée atteint même ses actes les moins relevés : ils n’observent plus le présent ; il leur en coûte moins de se souvenir du passé.
A ces misères inévitables de notre nature, le remède est en nous pourtant, et, si nous ne pouvons atteindre la perfection et garder jusqu’au dernier soupir notre attention toujours jeune, du moins nous pouvons, par une lutte incessante, nous rapprocher de l’idéal. Après avoir créé le langage à son usage, l’esprit doit lutter pour la vie contre le langage. Et, en effet, porter et maintenir l’attention sur les notions que les mots recouvrent, chercher à avoir une claire conscience de leurs rapports, comparer, après les notions, ces rapports eux-mêmes, de façon à porter la lumière de la conscience sur les conflits latents des idées ; en toute occasion, méditer, réfléchir, analyser, examiner ; tenir sa pensée toujours en éveil, toujours inquiète, toujours en devenir, en renouvellement et en progrès ; qu’est-ce autre chose que réagir contre cette inégale distribution de la conscience qui, conservant aux mots leur vivacité, laisse les idées s’évanouir et disparaître dans une ombre toujours plus épaisse ? Qu’est-ce, en d’autres termes, sinon replacer la parole à son rang de serviteur et de héraut de la pensée, et lui enlever le rôle usurpé de chorège qu’elle prend trop aisément, dans chaque groupe de représentations, à la faveur de l’habitude ?