LOUISE LABÉ1.
« J’en veux presque au spirituel et savant auteur de la notice de n’avoir pas défendu plus chaudement celte bonne Louise, à qui beaucoup de péchés ont dû être remis… Je trouve plus de véritable amour dans ses sonnets que dans la plupart des vers de cette époque, dont la poésie est plus souvent maniérée que naïve. »
Mais si en moi rien y a d’imparfait.Qu’on blâme Amour : c’est lui seul qui l’a fait.
Cette célèbre Lyonnaise a obtenu un honneur que n’ont pas eu bien des noms littéraires plus fastueux, on n’a pas cessé de la réimprimer : l’édition de ses œuvres publiée en 1824, avec notes, commentaires et glossaire, était la sixième au dire des éditeurs, ou plutôt la septième, comme l’a prouvé M. Brunet ; et voilà qu’un imprimeur de Lyon, connaisseur et littérateur distingué lui-même, M. Léon Boitel, vient de faire pour sa tendre compatriote, la Sapho du xvie siècle, ce que M. Victor Pavie faisait, il y a peu d’années, à Angers, pour Joachim Du Bellay : il vient d’en publier une charmante édition de luxe, tirée à 200 exemplaires, avec notice de M. Collombet, mais débarrassée d’ailleurs de toute surcharge de notes qui ne sont bonnes qu’une fois, et qu’il faut laisser en leur lieu à l’usage des érudits. En ne craignant pas de s’occuper à son tour des œuvres de l’aimable élégiaque, M. Collombet, le sérieux traducteur de Salvien et de saint Jérôme, a fait preuve de patriotisme et de bon esprit ; il n’a pas eu plus de faux scrupule que n’en eurent en de telles matières ces érudits du bon temps, l’abbé Goujet, Niceron et autres ; les vrais catholiques, à bien des égards, sont les plus tolérants. Pour nous, cette publication nouvelle nous est une occasion heureuse, que nous ne laisserons pas échapper, de réparer envers Louise Labé un oubli, une légèreté involontaire qu’un critique ami, M. Patin, nous reprochait dernièrement avec grâce2. Il est toujours très-doux de pouvoir réparer envers un poëte, surtout quand ce poëte est une femme.
Nous avons beaucoup trop négligé Louise Labé, parce qu’en étudiant au xvie siècle le mouvement et la succession des écoles, on la rencontre très-peu. C’est une gloire, un charme de plus pour une muse de femme de ne pas avoir rang dans la mêlée et de ne pas intervenir dans ces luttes raisonneuses. Louise Labé fut un peu en son temps comme Mme Tastu, comme Mme Valmore du nôtre : sont-elles classiques, sont-elles romantiques ? elles ne le savent pas bien ; elles ont senti, elles ont chanté, elles ont fleuri à leur jour ; on ne les trouve que dans leur sentier et sur leur tige. A d’autres la discussion et les théories ! à d’autres l’arène !
Les œuvres de Louise Labé parurent pour la première fois en l’année 1555, c’est-à-dire au moment où toute la génération éveillée par Du Bellay et Ronsard prenait son essor, où la jeune école de droit de Poitiers, Vauquelin et ses amis, se produisaient dans leur ferveur de prosélytes, et où, sur toutes les rives du Clain et de la Loire, retentissaient, comme des chants d’oiseaux, des milliers de sonnets, quelques-uns charmants déjà, quelques autres un peu rauques encore. Mais Louise Labé, précédemment louée par Marot, n’eut pas besoin, elle, pour s’élancer à son tour, de rompre avec le passé et de s’éprendre de cette ardeur rivale. Si elle dut en partie ce rôle d’exception au caractère tout intime et passionné de ses vers, elle ne le dut pas moins à la position littéraire qu’occupait alors en France la cité lyonnaise. Lyon, en effet, était un centre plus à portée de l’Italie et qui gagnait à ce voisinage quelques rayons plus hâtifs de cette docte et bénigne influence ; Lyon avançait, on peut le dire, sur le reste de nos provinces et peut-être, à certains égards, sur la capitale. Des Florentins en grand nombre, à chaque trouble survenu dans la république des Médicis, avaient émigré sur ce point et y avaient fondé une espèce de colonie qui continuait d’associer, comme dans la patrie première, l’instinct et le génie du négoce au noble goût des arts et des lettres. De telle sorte, la renaissance à Lyon s’était faite insensiblement par voie d’infusion successive, et il y eut bien moins lieu que partout ailleurs au coup de tocsin de 1550, qui ressemblait à une révolution. Les preuves de ce fait général seraient abondantes, et le Père de Colonia, sans en tirer toutes les conséquences, a pris soin d’en rassembler un grand nombre dans l’histoire littéraire qu’il a tracée de sa cité adoptive. L’Académie de Fourvière, espèce de société de gens doctes et considérables, d’érudits et même d’artistes, dans le goût des académies d’Italie, et qui devançait la plupart des fondations de ce genre, date du commencement du xvie siècle. Lorsqu’au début de son règne Henri II, avec Catherine de Médicis, fit sa première entrée solennelle à Lyon en septembre 1548, la petite colonie des Florentins voulut donner à la reine le régal de la Calandra, représentée par des comédiens qu’on avait mandés exprès d’au delà des monts. La fête même de cette réception était dirigée dans son ensemble par Maurice Sève, ancien conseiller-échevin et poëte distingué du temps ; les Sève tiraient leur origine d’une ancienne famille piémontaise. Ce Maurice Sève, qui célébra en quatre cent cinquante-huit dizains une maîtresse poétique sous le nom de Délie, s’acquit l’estime des deux écoles ; les novateurs, qui aspiraient à introduire une poésie plus savante et plus relevée que celle de leurs devanciers, ne manquent jamais, dans leurs préfaces et manifestes, d’admettre une exception expresse en faveur de Maurice Sève. Celui-ci faisait en quelque sorte école, une école intermédiaire ; et lorsque Pontus de Thiard qui écrivait dans le Mâconnais, c’est-à-dire dans le rayon ou ressort poétique de Lyon, publiait en 1548 ses Erreurs amoureuses, qui devançaient les débuts de la pléiade à laquelle il allait appartenir, c’est à Maurice Sève qu’il adressait le premier sonnet. On le voit donc, la réforme poétique, tentée ailleurs avec éclat et rupture, s’entamait à Lyon sans qu’il y eût, à proprement parler, de solution de continuité ; mais il n’en faudrait pas conclure qu’elle s’y produisît plus coulamment ni d’une veine plus ménagée. L’érudition de Maurice Sève et de Pontus de Thiard, leur quintessence platonique et scientifique, ne laisse rien à désirer aux obscurités premières de Ronsard et de ses amis, et ils n’ont pas l’avantage de se dégager par moments, comme ceux-ci, avec netteté, avec un jet de talent proportionné à l’effort ; ils ne se débrouillent jamais. Louise Labé était disciple de Maurice Sève, et elle lui dut assurément beaucoup pour les études et les doctes conseils ; mais, si elle atteignit dans l’expression à quelques accents heureux, à quelques traits durables, elle ne les puisa que dans sa propre passion et en elle-même.
Sa vie est restée très-peu éclaircie, malgré la célébrité dont elle jouit de son vivant, malgré les mille témoignages poétiques qui l’entourèrent et dont on a conservé le recueil comme une guirlande. Cette célébrité même et le caractère passionné de ses poésies furent cause qu’après sa mort il se forma insensiblement sur elle une légende qui, accueillie et propagée sans beaucoup d’examen par des critiques d’ordinaire plus circonspects, par Antoine Du Verdier et Bayle, recouvrit bientôt le vrai et finit par rendre l’intéressante figure tout à fait méconnaissable. Les consciencieux éditeurs de 1824 sont heureusement venus remettre en lumière quelques points authentiques, et ils se sont appliqués surtout (tâche assez difficile et méritoire) à restituer à Louise Labé son honneur comme femme, en même temps qu’à lui maintenir sa gloire comme poëte. Ouvrez, en effet, la Bibliothèque française de Du Verdier et le Dictionnaire de Bayle, vous y voyez Louise Labé désignée tout crûment par la qualification de courtisane lyonnoise. Bayle, qui n’a pour autorité que Du Verdier, se donne le plaisir de broder là-dessus et d’accorder à sa plume, en cet endroit, tout le libertinage qui fait comme le grain de poivre de son érudition. La Monnoye, dans ses notes sur La Croix du Maine, en a usé à son exemple ; il cite sur Louise Labé un petit distique et un quatrain qu’on ne trouve point, dit-il, dans la guirlande de vers à sa louange ; je le crois bien, car ces petits vers salaces ont tout l’air d’être de la façon du malin commentateur lui-même. Nous pourrions faire comme lui et nous égayer sans peine aux dépens de la belle Louise ; nous croyons même savoir une petite épigramme qui ne se trouve pas non plus dans le recueil des vers imprimés en son honneur, et que La Monnoye, qui donnait dans l’inédit, a, je ne sais pourquoi, négligée. La voici :
N’admirez tant que la belle CordièreD’Amour en elle ait conçu tout le feu :Son bon mari qui n’entendoit le jeuChez lui tenoit fabrique journalière,Grand magasin de câbles et d’agrès,Croyant le tout étranger à la Dame ;Mais Amour vint, la malice dans l’âme,Choisit la corde et n’y mit que les traits3.
Que si l’on examine de plus près les témoignages des contemporains de Louise Labé, les indications et inductions qui ressortent de ces vers mêmes, on n’atteint pas à la certitude (où est la certitude en un sujet si délicat ?), on arrive toutefois à la mieux voir, à la voir tout autre qu’à travers les badineries des commentateurs érudits, lesquels ont fait ici, en sens inverse, ce que tant de bons légendaires ont fait pour leurs saints et saintes ; je veux dire qu’ils n’ont apporté aucune critique en leur récit, et qu’ils se sont tout simplement délectés à médire, comme les autres à glorifier. Ce qui d’ailleurs a le plus nui à Louise Labé, je m’empresse de le reconnaître, et ce qui a pu induire en erreur, ce sont les pièces mêmes de vers à sa louange attachées à ses œuvres. Chaque siècle a son ton de galanterie et d’enjouement. Au xvie siècle, les honnêtes femmes écrivaient et lisaient l’Heptameron, et le grave parlement, dans les Grands-Jours de Poitiers, célébrait sur tous les tons la Puce de Mlle des Roches. Les sonnets amoureux de Louise Labé mirent en veine bien des beaux esprits du temps, et ils commencèrent à lui parler en français, en latin, en grec, en toutes langues, de ses gracieusetés et de ses baisers (de Aloysiæ Labææ osculis), comme des gens qui avaient le droit d’exprimer un avis là-dessus. Les malins ou les indifférents ont pu prendre ensuite ces jeux d’imagination au pied de la lettre. Je ne prétendrai jamais faire de Louise Labé une Julie d’Angennes, mais en bonne critique il faut grandement rabattre de tous ces madrigaux. De ce qu’une foule de poëtes se déclarèrent bien haut ses amoureux, doit-on en conclure qu’ils furent ses amants, et faut-il prendre au positif les vivacités lyriques d’Olivier de Magny plus qu’on ne ferait les familiarités galantes de Benserade ? Je dis cela sans dissimuler qu’il y a, dans les témoignages cités, deux ou trois endroits embarrassants, incommodes ; on aimerait autant qu’ils fussent restés inconnus4. Et puis elle ne recevait pas seulement dans sa maison des poëtes, mais aussi de braves capitaines, gens qui se repaissent moins de fumée. On est donc fort entrepris, selon l’expression prudente de Dugas-Montbel, pour rien asseoir de certain ; il y a du pour, il y a du contre. Je ferai valoir le pour de mon mieux.
Louise Charlin, Charly ou Charlieu (on trouve toutes ces variantes de noms dans des actes authentiques), dite communément Louise Labé, était fille d’un cordier de Lyon ; elle dut naître vers 1525 ou 1526. Son père était dans l’aisance, et l’on a fait remarquer avec raison que cette profession de marchand cordier s’appliquait alors à un genre de commerce beaucoup plus étendu qu’aujourd’hui, puisqu’il comprenait la fourniture des câbles et des autres cordages nécessaires au service de la navigation. Qui disait cordier pourtant voulait désigner toujours (qu’on le sache bien) un fabricant tenant de l’artisan, qui avait son tablier, durant la semaine, et mettait lui-même la main à la corde. Ce qui est certain, c’est que l’éducation de Louise fut fort soignée, qu’elle vécut dans les loisirs et les honnêtes passe-temps ; elle apprit la musique, le luth, les arts d’agrément, les belles-lettres, sans négliger pour cela les travaux d’aiguille, et enfin elle associait à ces goûts divers, déjà si complets chez une femme, les exercices de cheval et des inclinations passablement belliqueuses. Il semblait, en un mot, pour parler le langage d’alors, que Pallas l’eût instruite en tous ses arts ingénieux et dotée de tous ses dons. Louise Labé, sans viser précisément à l’émancipation des femmes comme nous l’entendons aujourd’hui, faisait quelques pas hardis en ce sens ; elle était de celles, ainsi qu’elle le dit dans sa dédicace à son amie Mlle Clémence de Bourges, qui donnaient le conseil, sinon l’exemple, et qui osaient du moins prier les vertueuses dames d’élever un peu leurs esprits par-dessus leurs quenouilles et fuseaux. Chez elle, jeune fille ou femme, ce fut toujours le père ou le mari qui tint la quenouille ; dans cette profession de cordier, l’expression se trouvait littéralement vraie et sans métaphore. Lyon offrait, à cette époque, une réunion de personnes du sexe très-remarquables par les talents en tous genres, et, à ne consulter que les poésies de Marot, on y trouve célébrées les deux sœurs Sybille et Claudine Sève, parentes de Maurice, la savante Jeanne Gaillarde, toutes plumes dorées, comme il dit, et les sœurs Perréal, qui étaient peintres. Louise Labé, qui a très-bien pu, même avant son mariage avec le cordier Ennemond Perrin, s’être appelée la Belle Cordière, prit rang de bonne heure, et, dès l’âge de seize ans, sa beauté et son esprit la produisirent. On sait, à n’en pouvoir douter, que, dans son enthousiasme d’amazone, elle alla au siége de Perpignan en 1542, n’étant âgée que de seize ans, et qu’elle y figura en homme d’armes, sous le sobriquet de Capitaine Loys. Il est à croire qu’elle suivit en effet à ce siége ou son père ou son frère, fournisseurs peut-être à l’armée, et de là à ses exploits chevaleresques, un peu exagérés sans doute par les poëtes et les admirateurs de sa beauté, il n’y a qu’un pas. Nous n’en ferons pas tout à fait une Jeanne d’Arc ni une Clorinde, non plus que nous n’écouterons Calvin, qui abuse du souvenir de cette aventure pour supposer qu’elle s’habillait continuellement en homme, et qu’elle était reçue dans ce costume chez Saconay, l’un des dignitaires de l’église de Lyon. C’est dans un pamphlet latin contre Saconay qu’il articule ce grief avec force injures. D’autre part, les admirateurs de Louise la comparaient pour ce fait de jeunesse à Sémiramis ; elle-même a dit moins pompeusement et en rendant au vrai la couleur romanesque :
Qui m’eût vu lors en armes fière aller,Porter la lance et bois faire voler,Le devoir faire en l’estour furieux,Piquer, volter le cheval glorieux,Pour Bradamante, ou la haute Marphise,Sœur de Roger, il m’eût, possible, prise.
D’autres périls plus naturels l’attendaient, auxquels n’échappent guère ces fières héroïnes, et qu’elles recherchent peut-être en secret sous tout ce bruit. Ce fut à ce siége, selon la vraisemblance, ou dans les rencontres qui suivirent, qu’elle s’éprit d’une passion vive pour l’homme de guerre à qui s’adressent évidemment ses poésies, et dont elle regrette plus d’une fois l’absence ou l’infidélité par delà les monts. La première des pièces consacrées à la louange de Louise, dans l’édition de 1555, est une petite épigramme grecque qui peut jeter quelque jour sur cette situation ; à la faveur et un peu à l’abri du grec, les termes qui expriment son infortune particulière de cœur y sont formels. Voici la traduction :
« Les odes de l’harmonieuse Sapho s’étaient perdues par la violence du temps qui dévore tout ; les ayant retrouvées et nourries dans son sein tout plein du miel de Vénus et des Amours, Louise maintenant nous les a rendues. Et si quelqu’un s’étonne comme d’une merveille, et demande d’où vient cette poëtesse nouvelle, il saura qu’elle a aussi rencontré, pour son malheur, un Phaon aimé, terrible et inflexible ! Frappée par lui d’abandon, elle s’est mise, la malheureuse, à moduler sur les cordes de sa lyre un chant pénétrant ; et voilà que, par ses poésies mêmes, elle enfonce vivement aux jeunes cœurs les plus rebelles l’aiguillon qui fait aimer. »
Cette passion qui s’empara de Louise, d’après son propre aveu (Élégie III), avant qu’elle eût vu seize hivers, et qui l’embrasait encore durant le treizième été (treize ans après !), fut-elle antérieure à son mariage avec l’honnête et riche cordier Ennemond Perrin, ou se continua-t-elle jusqu’à travers les lois conjugales ? C’est une question assez piquante et qu’il n’est pas tout à fait inutile d’agiter, quoiqu’il semble impossible de la résoudre.
Les poésies de Louise Labé parurent pour la première fois en 1555, c’est-à-dire treize ans après le mémorable siége ; à cette époque, il paraît que Louise était mariée ; on le conjecture du moins d’après plusieurs indices que relève la Notice de l’édition de 1824, et qu’il ne faudrait peut-être pas discuter de trop près5. Quoi qu’il en soit, voici ce qui me paraîtrait le plus vraisemblable : Louise Labé, jeune et libre, aurait aimé et chanté ses ardeurs, comme il était permis alors, et sans trop déroger par là aux convenances du siècle. Puis, ces treize années de jeunesse et de passion écoulées, elle se serait laissé épouser par le bon Ennemond Perrin, beaucoup plus âgé qu’elle, qui lui aurait offert sa fortune, son humeur débonnaire et ses complaisances, à défaut de savoir et de poésie ; elle aurait fait en un mot un mariage de raison, un peu comme Ariane désolée (chez Thomas Corneille) si elle avait épousé ce bon roi de Naxe, qui était son pis-aller. Son mariage, qu’il ait eu lieu avant ou après la publication des poésies, n’y aurait apporté aucun obstacle, parce que ces poésies étaient connues depuis longtemps dans le cercle de Louise Labé, que ses amis en avaient soustrait des copies, comme l’allègue le privilége du roi de 1554, qu’ils en avaient même publié plusieurs pièces en divers endroits, et que son mari ne pouvait en apprendre rien qu’il ne sût déjà, ni en recevoir aucun déshonneur. Voilà une explication qui concilierait à merveille la considération dont Louise ne cessa de jouir de son vivant, avec la vivacité de certains aveux élégiaques et avec la publication de ce qu’elle appelait ses jeunesses. Cependant l’ode d’Olivier de Magny, publiée en 1559, et dans laquelle le gracieux poëte, un des adorateurs de Louise Labé, parle très-lestement de ce mari que jusque-là on n’avait vu nommé nulle part ailleurs6, donne à soupçonner qu’il n’y a peut-être pas lieu de se mettre tant en frais pour sauver le décorum. Les mœurs de chaque siècle sont si à part et si sujettes à des mesures différentes, qu’il serait, après tout, très-possible que Louise, en sa qualité de bel-esprit, se fût permis, jusque dans le sein du mariage, ces chants d’ardeur et de regret, comme une licence poétique qui n’aurait pas trop tiré à conséquence dans la pratique. Nous-même, en notre temps, nous avons eu des exemples assez singuliers de ces aveux poétiques dans la bouche des femmes. J’ai sous les yeux de très-agréables poésies publiées avant juillet 1830, et qui n’ont pas fait un pli, je vous assure ; de touchantes élégies dans lesquelles une jolie femme du monde écrivait :
….. J’étais sans nulle défiance ;J’avançais en cueillant un gros bouquet de fleurs,En chantant à mi-voix un air de mon enfance,Avec lequel toujours on m’endormait sans pleurs.Tout à coup je le vis au détour d’une allée,Je le vis, et n’osai m’approcher d’un seul pas ;Je m’arrêtai confuse, interdite, troublée,Le regardant sans cesse et ne respirant pas.Il était jeune et beau ; sa prunelle azuréeSe voilait fréquemment par ses cils abaissés…Ah ! comme son regard pourtant m’eût rassurée !En le voyant ainsi, de mes rêves passésJe croyais ressaisir la fugitive image,Et retrouver un être aimé depuis longtemps ;Mon écharpe effleura le mobile feuillage,Et l’inconnu put voir le trouble de mes sens7 !…
Et quant à ce qui est des jeunes filles poëtes qui parlent aussi tout haut de la beauté des jeunes inconnus, nous aurions à invoquer plus d’un brillant et harmonieux témoignage, que personne n’a oublié, et où l’on n’a pas entendu malice apparemment8. Tout ceci soit dit pour montrer que Louise Labé a pu s’émanciper quelque peu dans ses vers sans trop déroger aux convenances d’un siècle infiniment moins difficile que le nôtre.
Il est vrai qu’elle s’émancipe un peu plus qu’on ne le ferait aujourd’hui ; son dix-huitième sonnet est tout aussi brûlant qu’on le peut imaginer, et semble du Jean Second tout pur ; c’était peut-être une gageure pour elle d’imiter le poëte latin ce jour-là. Louise était savante, elle lisait les maîtres, elle avait contracté dans le commerce des Anciens cette sorte d’audace et de virilité d’esprit qui peut bien n’être pas toujours un charme chez une femme, mais qui n’est pas un vice non plus. Il faut ne pas oublier cette éducation pre mière en la lisant ; mais surtout un trait chez elle absout ou du moins relève la femme, et la venge des inculpations vulgaires : elle eut la passion, l’étincelle sacrée, c’est-à-dire, dans sa position, le préservatif le plus sûr. Il lui échappe en quelques endroits de ces accents du cœur qu’on ne feint pas et qui pénètrent. Bayle et Du Verdier, qui n’entendaient pas finesse au sentimental, ont pu prendre ces élans pour des marques d’un désordre sans frein et continuel : libertinage et passion, c’est tout un pour eux ; et Bayle, sans plus de délicatesse, se retrouve ici d’accord avec Calvin. J’en conclurais plutôt (s’il fallait conclure en telle matière) que Louise Labé, en mettant les choses au plus grave, dut être pendant des années aussi uniquement occupée qu’Héloïse.
Les œuvres de Louise Labé se composent, en tout, d’un dialogue en prose intitulé Débat de Folie et d’Amour, de trois élégies et de vingt-quatre sonnets, dont le premier est en italien. Une sérieuse et charmante épître dédicatoire à Mademoiselle Clémence de Bourges, Lionnoise, prouve mieux que toutes les dissertations à quel point de vue studieux, relevé et, pour tout dire, décent, Louise envisageait ces nobles délassements des Muses : « Quant à moi, dit-elle, tant en escrivant premièrement ces jeunesses que en les revoyant depuis, je n’y cherchois autre chose qu’un honneste passe-temps et moyen de fuir oisiveté, et n’avois point intention que personne que moi les dust jamais voir. Mais depuis que quelcuns de mes amis ont trouvé moyen de les lire sans que j’en susse rien, et que (ainsi comme aisément nous croyons ceux qui nous louent) ils m’ont fait à croire que les devois mettre en lumière, je ne les ai osé esconduire, les menaçant cependant de leur faire boire la moitié de la honte qui en proviendroit. Et pour ce que les femmes ne se montrent volontiers en public seules, je vous ai choisie pour me servir de guide, vous dédiant ce petit œuvre… »
Louise Labé se présente donc devant le public en tenant la main de cette demoiselle honorée dont elle se signe l’humble amie : voilà sa condition vraie et si peu semblable à celle qu’on lui a faite à distance.
Qui a lu et qui sait par cœur la jolie fable de La Fontaine, la Folie et l’Amour, n’est pas dispensé pour cela de lire le dialogue de Louise Labé, dont La Fontaine n’a fait que mettre en vers l’argument, en le couronnant d’une affabulation immortelle :
Tout est mystère dans l’Amour,Ses flèches, son carquois, son flambeau, son enfance…
Le dialogue de Louise Labé, dans la forme ou dans le goût de ceux de Lucien, de la fable de Psyché par Apulée, de l’Éloge de la Folie d’Érasme et du Cymbalum mundi de Bonaventure Des Periers, est un écrit plein de grâce, de finesse, et qui agrée surtout par les détails. Je laisse à de plus érudits à rechercher à qui elle en doit l’idée originale, le sujet, à quelle source de moyen âge probablement et de gaye science elle l’a puisé, car je ne saurais lui en attribuer l’invention ; mais elle s’est, à coup sûr, approprié le tout par le par fait développement et le tissu ingénieux des analyses. Dès l’abord, dans la dispute qui s’engage entre Amour et Folie au seuil de l’Olympe, chacun voulant arriver avant l’autre au festin des Dieux, Folie, insultée par Amour qu’elle a coudoyé, et après lui avoir arraché les yeux de colère, s’écrie éloquemment : « Tu as offensé la Royne des hommes, celle qui leur gouverne le cerveau, cœur et esprit ; à l’ombre de laquelle tous se retirent une fois en leur vie, et y demeurent les uns plus, les autres moins, selon leur mérite. » Les plaintes d’Amour et son recours à sa mère après le fatal accident, surtout le petit dialogue familier entre Cupidon et Jupiter, dans lequel l’enfant aveugle fait la leçon au roi des Dieux, sont semés de traits justes et délicats, d’observations senties, qui décèlent un maître dans la science du cœur. Puis l’audience solennelle commence : Apollon a été choisi pour avocat du plaignant par Vénus, « encore que l’on ait, dit-elle, semé par le monde que la maison d’Apollon9 et la mienne ne s’accordoient guère bien. » Apollon accepte avec reconnaissance et tient à honneur de démentir ces méchants propos. Mercure, d’autre part, est nommé avocat d’office de Folie, et il fera son devoir en conscience, « bien que ce soit chose bien dure à Mercure, dit-il, de moyenner déplaisir à Vénus. » Le discours d’Apollon est un discours d’avocat, un peu long, éloquent toutefois ; il peint Amour par tous ses bienfaits et le montre dans le sens le plus noble, le plus social, et comme lien d’harmonie dans l’univers et entre les hommes. Les diverses sortes d’amour et d’amitié, l’amour conjugal, fraternel, y sont célébrés ; Apollon cite Oreste et Pylade, et n’oublie pas David et Jonathas ; Mercure à son tour citera Salomon. A part ces légères inconvenances, le goût, même aujourd’hui, aurait peu à reprendre en ces deux ingénieuses plaidoiries. Apollon y fait valoir Amour comme le précepteur de la grâce et du savoir-vivre dans la société ; la description qu’il trace de la vie sordide du misanthrope et du loug-garou, de celui qui n’aime que soi seul, est énergique, grotesque, et sent son Rabelais : « Ainsi entre les hommes, continue Apollon, Amour cause une connoissance de soi-mesme. Celui qui ne tasche à complaire à personne, quelque perfection qu’il ait, n’en a non plus de plaisir que celui qui porte une fleur dedans sa manche. Mais celui qui désire plaire, incessamment pense à son fait, mire et remire la chose aimée, suit les vertus qu’il voit lui estre agréables et s’adonne aux complexions contraires à soi-mesme, comme celui qui porte le bouquet en main… » Tout ce passage du plaidoyer d’Apollon est comme un traité de la bonne compagnie et du bel usage. Retraçant avec complaisance les artifices divers par lesquels les femmes savent, dans leur toilette, rehausser ou suppléer la beauté et tirer parti de la mode, il ajoute en une image heureuse : « et avec tout cela, l’habit propre comme la feuille autour du fruit. » Amour, au dire d’Apollon, est le mobile et l’auteur de tout ce qu’il y a d’aimable, de galant et d’industrieux dans la société ; il est l’âme des beaux entretiens : « Brief, le plus grand plaisir qui soit après Amour, c’est d’en parler. Ainsi passoit son chemin Apulée, quelque philosophe qu’il fust. Ainsi prennent les plus sévères hommes plaisir d’ouïr parler de ces propos, encore qu’ils ne le veuillent confesser. » Et la poésie, qui donc l’inspire ? « C’est Cupidon qui a gaigné ce point, qu’il faut que chacun chante ou ses passions, ou celles d’autrui, ou couvre ses discours d’Amour, sachant qu’il n’y a rien qui le puisse faire mieux estre reçu. Ovide a toujours dit qu’il aimoit. Pétrarque, en son langage, a fait sa seule affection approcher à la gloire de celui qui a représenté toutes les passions, coutumes, façons et natures de tous les hommes, qui est Homère. » Quel éloge de Pétrarque ! il semblera excessif, même à ceux qui savent le mieux l’admirer. Voilà bien le jugement d’une femme, mais d’une femme délicate, éprise des beaux sentiments, non d’une Ninon. En un mot, dans toute sa plaidoirie, Apollon s’attache à représenter Amour dans son excellence et sa clairvoyance, Amour en son âge d’or et avant la chute pour ainsi dire, Amour avant Folie.
Mercure, au contraire, plaide les avantages et les prérogatives de Folie, cette fille de Jeunesse, et son alliance intime, naturelle et nécessaire avec Amour. Il ne voit dans cette grande querelle qui les met aux prises qu’une bouderie d’un instant. Prenez garde, dit-il en commençant, « si vous ordonnez quelque cas contre Folie, Amour en aura le premier regret. » Il entre insensiblement dans un éloge de Folie qui rappelle celui d’Érasme, et il se tire avec agrément de ce paradoxe, Sans Folie, point de grandeur : « Qui fut plus fol qu’Alexandre…, et quel nom est plus célèbre entre les rois ? Quelles gens ont esté, pour un temps, en plus grande réputation que les philosophes ? Si en trouverez-vous peu qui n’ayent esté abreuvés de Folie. Combien pensez-vous qu’elle ait de fois remué le cerveau de Chrysippe ? » Il poursuit de ce ton sans trop de difficulté, et de manière à frayer le chemin à Montaigne ; mais c’est quand il en vient aux charmantes analogies de Folie et d’Amour, que Mercure (et Louise Labé avec lui) retrouve son entière originalité. Il soutient plaisamment, et non sans quelque ombre de vraisemblance, que les plus folâtres sont les mieux venus auprès des dames : « Le sage sera laissé sur les livres, ou avec quelques anciennes matrones, à deviser de la dissolution des habits, des maladies qui courent, ou à démesler quelque longue généalogie. Les jeunes Dames ne cesseront qu’elles n’ayent en leur compagnie ce gay et joli cerveau. » Toutes les chimères et les fantaisies creuses dont se repaissent les amoureux au début de leur flamme sont merveilleusement touchées. Puis, à mesure que, dans cette analyse prise sur le fait, il suit plus avant les progrès de la passion, le trait devient plus profond aussi, et le ton s’élève. Il n’est pas possible, à un certain endroit, de méconnaître le rapport de la situation décrite avec ce qu’exprimeront tout à côté les sonnets de Louise : « En somme, dit-elle ici par la bouche de Mercure, quand cette affection est imprimée en un cœur généreux d’une Dame, elle y est si forte qu’à peine se peut-elle effacer ; mais le mal est que le plus souvent elles rencontrent si mal, que plus aiment et moins sont aimées. Il y aura quelqu’un qui sera bien aise leur donner martel en teste, et fera semblant d’aimer ailleurs, et n’en tiendra compte. Alors les pauvrettes entrent en estranges fantaisies, ne peuvent si aisément se défaire des hommes comme les hommes des femmes, n’ayans la commodité de s’eslongner et commencer autre parti, chassans Amour avec autre Amour. Elles blasment tous les hommes pour un. Elles appellent folles celles qui aiment, maudissent le jour que premièrement elles aimèrent, protestent de jamais n’aimer ; mais cela ne leur dure guère. Elles remettent incontinent devant les yeux ce qu’elles ont tant aimé. Si elles ont quelque enseigne de lui, elles la baisent, rebaisent, sèment de larmes, s’en font un chevet et oreiller, et s’escoutent elles-mesmes plaignantes leurs misérables détresses. Combien en vois-je qui se retirent jusques aux Enfers pour essayer si elles pourront, comme jadis Orphée, révoquer leurs amours perdues ? Et en tous ces actes, quels traits trouvez-vous que de Folie ? avoir le cœur séparé de soi-mesme, estre maintenant en paix, ores en guerre, ores en trefve ; couvrir et cacher sa douleur ; changer visage mille fois le jour ; sentir le sang qui lui rougit la face, y montant, puis soudain s’enfuit, la laissant pâle, ainsi que honte, espérance ou peur nous gouvernent ; chercher ce qui nous tourmente, feignant le fuir, et néanmoins avoir crainte de le trouver ; n’avoir qu’un petit ris entre mille soupirs ; se tromper soi-mesme ; prusler de loin, geler de près ; un parler interrompu, un silence venant tout à coup, ne sont-ce tous signes d’un homme aliéné de son bon entendement ?… Reconnois donc, ingrat Amour, quel tu es, et de combien de biens je te suis cause !… »
Il règne dans tout ce passage une éloquence vive et comme une expression d’après nature ; le mouvement de comparaison soudaine avec Orphée : « Combien en vois-je… » est d’une véritable beauté. — Mercure a donc mis dans tout son jour la vieille ligue qui existe entre Folie et Amour, bien que celui-ci n’en ait rien su jusqu’ici. Il conclut d’un ton d’aisance légère en faveur de sa cliente : « Ne laissez perdre cette belle Dame, qui vous a donné tant de contentement avec Génie, Jeunesse, Bacchus, Silène, et ce gentil Gardien des jardins. Ne permettez fascher celle que vous avez conservée jusques ici sans rides, et sans pas un poil blanc ; et n’ostez, à l’appétit de quelque colère, le plaisir d’entre les hommes. »
L’arrêt de Jupiter qui remet l’affaire à huitaine, c’est-à-dire à trois fois sept fois neuf siècles, et qui provisoirement commande à Folie de guider Amour, clôt à l’amiable le débat : « Et sur la restitution des yeux, après en avoir parlé aux Parques, en sera ordonné. » Cet excellent dialogue, élégant, spirituel et facile, mis en regard des vers de Louise Labé, est un exemple de plus (cela nous coûte un peu à dire) qu’en français la prose a eu de tout temps une avance marquée sur la poésie.
Les vers de Louise sont en petit nombre. Ses trois élégies, coulantes et gracieuses, sentent l’école de Marot ; elle y raconte comment Amour l’assaillit en son âge le plus verd et la dégoûta aussitôt des œuvres ingénieuses où elle se plaisait ; elle s’adresse à l’ami absent qu’elle craint de savoir oublieux ou infidèle, et lui dit avec une tendresse naïve :
Goûte le bien que tant d’hommes désirent,Demeure au but où tant d’autres aspirent,Et crois qu’ailleurs n’en auras une telle,Je ne dis pas qu’elle ne soit plus belle,Mais que jamais femme ne t’aimeraNe plus que moi d’honneur te portera.Maints grands seigneurs à mon amour prétendent,Et à me plaire et servir prests se rendent ;Joûtes et jeux, maintes belles devises,En ma faveur sont par eux entreprises ;Et néanmoins tant peu je m’en soucie,Que seulement ne les en remercie.Tu es tout seul tout mon mal et mon bien ;Avec toi tout, et sans toi je n’ai rien.
La situation de Louise, ainsi absente loin de son ami qui porte les armes en Italie, a dû servir à imaginer celle de Clotilde de Surville, qui, par ce coin, semble modelée sur elle. Clotilde bien souvent n’est qu’une Louise aussi vive amante, mais de plus épouse légitime et mère. C’est dans ses sonnets surtout que la passion de Louise éclate et se couronne par instants d’une flamme qui rappelle Sapho et l’amant de Lesbie. Plusieurs des sonnets pourtant sont pénibles, obscurs ; on s’y heurte à des duretés étranges. Ainsi, pour parler du tour du soleil, elle écrira :
Quand Phébus a son cerne fait en terre.
C’est là du Maurice Sève, pour le contourné et le rocailleux ; ce Sève, je l’ai dit, tenait lieu à Louise de Ronsard. Elle n’observe pas toujours l’entrelacement des rimes masculines et féminines, ce qui la rattache encore à l’école antérieure à Du Bellay. Mais toutes ces critiques incontestables se taisent devant de petits tableaux achevés comme celui-ci, où se résument au naturel les mille gracieuses versatilités et contradictions d’amour :
Je vis, je meurs ; je me brusle et me noye ;J’ai chaud extresme en endurant froidure ;La vie m’est et trop molle et trop dure ;J’ai grands ennuis entremeslés de joye.Tout à un coup je ris et je larmoye,Et en plaisir maint grief tourment j’endure ;Mon bien s’en va, et à jamais il dure ;Tout en un coup je sèche et je verdoye.Ainsi Amour inconstamment me mène :Et quand je pense avoir plus de douleur,Sans y penser je me treuve hors de peine.Puis quand je crois ma joye estre certaine,Et estre au haut de mon desiré heur,Il me remet en mon premier malheur.
Louise était évidemment nourrie des Anciens : on pourrait indiquer et suivre à la trace un assez grand nombre de ses imitations ; mais elle les fait avec art toujours et en les appropriant à sa situation particulière10. Son précédent sonnet et sa manière en général de concevoir la Vénus éternelle m’ont rappelé un très-beau fragment de Sophocle, assez peu connu, que nous a conservé Stobée11. Je ne crois pas m’éloigner beaucoup de Louise en le traduisant ; il remplacera le morceau de Sapho, trop répandu pour être cité.
« O jeunes gens ! la Cypris n’est pas seulement Cypris, mais elle est surnommée de tous les noms ; c’est l’Enfer, c’est la violence irrésistible, c’est la rage furieuse, c’est le désir sans mélange, c’est le cri aigu de la douleur ! Avec elle toute chose sérieuse, paisible, tourne à la violence. Car, dans toute poitrine où elle se loge, aussitôt l’âme se fond. Et qui donc n’est point la pâture de cette Déesse ? Elle s’introduit dans la race nageante des poissons, elle est dans l’espèce quadrupède du continent ; son aile s’agite parmi les oiseaux de proie, parmi les bêtes sauvages, chez les humains, chez les Dieux là-haut ! Duquel des Dieux cette lutteuse ne vient-elle pas à bout au troisième effort ? S’il m’est permis (et il est certes bien permis de dire la vérité), je dirai qu’elle tyrannise même la poitrine de Jupiter. Sans lance et sans glaive, Cypris met en pièces d’un seul coup tous les dessins des mortels et des Dieux. »
Et puisque j’en suis à ces réminiscences des Anciens, à celles qui purent se rencontrer en effet dans l’esprit de Louise ou à celles qu’aussi elle nous suggère, on me permettra une légère digression encore qui, moyennant détour, nous ramènera à elle finalement. Parmi les hymnes attribués à Homère, il en est un très-beau adressé à Vénus. Le début ressemble par l’idée au fragment de Sophocle qu’on vient de lire ; le poëte chante la Déesse qui fait naître le désir au sein des hommes et des Dieux, et chez tout ce qui respire. Mais il n’est que trois cœurs au monde qu’elle ne peut persuader ni abuser, et près desquels elle perd ses sourires : à savoir, « l’auguste Minerve, qui n’aime que les combats, les mêlées, ou les ouvrages brillants des arts, et qui enseigne aux jeunes filles, sous le toit domestique, les adresses de l’aiguille ; puis aussi la pudique Diane aux flèches d’or et au carquois résonnant, qui n’aime que la chasse sur les montagnes, les hurlements des chiens, ou les chœurs de danse et les lyres, et les bois pleins d’ombre, et le voisinage des cités où règne la justice ; et enfin la vénérable Vesta, la fille aînée de l’antique Saturne, restée la plus jeune par le décret de Jupiter, laquelle a fait vœu de virginité éternelle, et qui, à ce prix, est assise au foyer de la maison, à l’endroit le plus honoré, recevant les grasses prémices. » A part ces trois cœurs qui lui échappent, Vénus soumet tout le reste, à commencer par Jupiter, dont on sait les aventures. Or, de peur qu’elle ne se puisse vanter d’être seule à l’abri des mésalliances, Jupiter, un jour, l’enflamme elle-même pour le beau pasteur Anchise, qui fait paître ses bœufs sur l’Ida. La manière dont elle le vient aborder, la coquetterie de sa toilette et l’artifice de discours qu’elle déploie pour le séduire sans l’effrayer, sont d’un grand charme et d’une largeur encore qui ne messied pas à la poésie homérique. Elle a soin de le surprendre à l’heure où les autres pasteurs conduisent leurs troupeaux par les montagnes, un jour qu’il est resté seul, par hasard, à l’entrée de ses étables, jouant de la lyre. Elle se présente à lui comme la fille d’Otrée, roi opulent de toute la Phrygie, et comme une fiancée qui lui est destinée : « C’est une femme troyenne qui a été ma nourrice, lui dit-elle par un ingénieux mensonge, et elle m’a appris, tout enfant, à bien parler ta langue. » Anchise, au premier regard, est pris du désir, et il lui répond : « S’il est bien vrai que tu sois une mortelle, que tu aies une femme pour mère, et qu’Otrée soit ton illustre père, comme tu le dis, si tu viens à moi par l’ordre de l’immortel messager, Mercure, et si tu dois être à jamais appelée du nom de mon épouse ; dans ce cas, nul des mortels ni des Dieux ne saurait m’empêcher ici de te parler d’amour à l’instant même ; non, quand Apollon, le grand archer en personne, au-devant de moi, me lancerait de son arc d’argent ses flèches gémissantes, même à ce prix, je voudrais, ô femme pareille aux déesses, toucher du pied ta couche, dussé-je n’en sortir que pour être plongé dans la demeure sombre de Pluton ! »
Cette naïveté de vœu en rappelle directement un autre bien orageux aussi, bien audacieux, et moins simple dans sa sublimité, celui d’Atala, lorsque, découvrant son cœur à Chactas, elle s’écrie : « Quel dessein n’ai-je point rêvé ! quel songe n’est point sorti de ce cœur si triste ! Quelquefois, en attachant mes yeux sur toi, j’allais jusqu’à former des désirs aussi insensés que coupables : tantôt j’aurais voulu être avec toi la seule créature vivante sur la terre ; tantôt, sentant une divinité qui m’arrêtait dans mes horribles transports, j’aurais désiré que cette divinité se fût anéantie, pourvu que, serrée dans tes bras, j’eusse roulé d’abîme en abîme avec les débris de Dieu et du monde !… »
Or, pour revenir à Louise Labé, qui ne se reprochait point, comme Atala, ses transports, et qui, en fille plutôt païenne de la Renaissance, n’a pas craint de s’y livrer, elle se rapproche avec grâce de la naïveté du vœu antique dans son sonnet xiii, qui commence par ces mots :
Oh ! si j’estois en ce beau sein ravie… !
et qui finit par ces vers :
Bien je mourrois, plus que vivante, heureuse !
Je suis obligé, bien qu’à regret, d’y renvoyer le lecteur curieux, pour ne pas trop abonder ici en ces sortes d’images12 ; mais j’oserai citer au long le sonnet xiv, admirable de sensibilité, et qui fléchirait les plus sévères ; à lui seul il resterait la couronne immortelle de Louise :
Tant que mes yeux pourront larmes espandre,A l’heur passé avec toi regretter ;Et qu’aux sanglots et soupirs résisterPourra ma voix, et un peu faire entendre ;Tant que ma main pourra les cordes tendreDu mignard luth, pour tes grâces chanter ;Tant que l’esprit se voudra contenterDe ne vouloir rien fors que toi comprendre ;Je ne souhaite encore point mourir.Mais quand mes yeux je sentirai tarir,Ma voix cassée et ma main impuissante,Et mon esprit en ce mortel séjourNe pouvant plus montrer signe d’amante,Prîrai la Mort noircir mon plus clair jour !
Ce dernier vers pourra sembler un peu serré, un peu dur, mais le sentiment général, mais l’expression vive du morceau, ces yeux qui tarissent, montrer signe d’amante, ce sont là des beautés qui percent sous les rides et qui ne vieillissent pas.
Il nous serait possible de glaner encore dans les vingt-quatre sonnets de Louise Labé, de relever quelques traits, quelques vers :
Comme du lierre est l’arbre encercelé…
J’allois resvant comme fais maintefois,
Sans y penser……..
Où estes-vous, pleurs de peu de durée ?…
Mais, après ce qu’on a lu, l’impression ne pourrait que s’affaiblir. Louise, en terminant, allait au-devant des objections, et, s’adressant au cœur des personnes de son sexe, elle faisait noblement appel à leur indulgence :
Ne reprenez, Dames, si j’ai aimé,…Et gardez-vous d’estre plus malheureuses.
Il ne paraît pas, en effet, que cette publication de ses vers ait rien diminué de la considération autour d’elle, car je ne tiens pas compte des propos grossiers et des couplets satiriques, comme il est à peu près inévitable qu’il en circule sur toute femme célèbre13. Elle avait environ vingt-neuf ans à la date de cette publication ; elle vécut jusqu’en 1566, et mourut à l’âge où les cœurs passionnés n’ont plus rien à faire en cette vie, ayant vu se coucher à l’horizon les derniers soleils de la jeunesse. Son testament, qu’on a imprimé, témoigne de son humilité à la veille du jour suprême, et de son attention bienfaisante pour tout ce qui lui était attaché.
Le silence que Louise a gardé dans les dix dernières années de sa vie et le soin qu’elle prit, dans sa publication de 1555, de marquer à plusieurs reprises que ces petits écrits ont été composés depuis longtemps et que ce sont œuvres de jeunesse, pourrait faire conjecturer qu’elle entra à un certain moment dans un genre de vie un peu moins ouvert à la publicité. Elle dut pourtant continuer de jouir plus que jamais du contrecoup de sa renommée ; tout ce que Lyon avait de considérable, tout ce qui passait d’étrangers de distinction allant en Italie, devait désirer de la connaître, et sa cour sans doute ne diminua pas. Quoi qu’il en soit, ce silence des dernières années, qui ne laisse arriver d’elle à nous, dans toute cette existence poétique, qu’un accent de passion émue et un cri d’amante, sied bien à la muse d’une femme, et l’imagination peut rêver le reste.
Ce ne fut que vingt ans environ après sa mort qu’Antoine Du Verdier enregistra à son sujet, en les ramassant crûment, certaines rumeurs courantes, et donna signal à la longue injustice. Il eut beau faire, lui et ceux qui le copièrent : malgré l’injure des doctes qui voulurent transformer sa vie en une sorte de fabliau grivois, la belle Cordière resta populaire dans le public lyonnais ; la bonne tradition triompha, et quelque chose d’un intérêt vague et touchant continua de s’attacher à son souvenir, à sa rue, à sa maison, comme à Paris on l’a vu pour Héloïse. C’est qu’aussi Louise Labé, telle qu’on la rêve de loin et telle que nous l’avons devinée d’après ses aveux, demeure, par plus d’un aspect, le type poétique et brillant de la race des femmes lyonnaises, éprises qu’elles sont de certaines fêtes naturelles de la vie, se visitant volontiers entre elles avec des bouquets à la main, et goûtant d’instinct les vives élégances, les fleurs et les parfums. Que si l’on nous pressait trop sur cette théorie des Lyonnaises que nous ne croyons que vraie, il serait possible de citer à l’appui, aujourd’hui encore, celui des noms célèbres de femmes qui résume le mieux la grâce elle-même14. Mais nous ne parlons que de Louise. Son souvenir, agité et traduit en tous sens, était resté si présent, qu’en 1790 un des bataillons de la garde nationale de Lyon, celui du quartier qu’elle habita et de la rue Belle-Cordière, s’avisa d’arborer aussi son nom et son image sur son drapeau : on la transforma même alors, pour plus d’à-propos, en une héroïne de la liberté ; on lui mit la pique à la main, et l’on surmonta le tout du chapeau de Guillaume Tell, avec cette devise :
Tu prédis nos destins, Charly, belle Cordière,Car pour briser nos fers tu volas la première.
L’épisode du siége de Perpignan était devenu ici une croisade pour la liberté. Voilà ce que Bayle aurait eu de la peine à prévoir ; c’est une exagération dans le sens héroïque, comme les doctes avaient eu la leur à son sujet dans le sens badin. Ainsi fait la tradition populaire, se jouant à son gré de ces figures lointaines comme le vent dans les nuages. Après tant de vicissitudes contraires et tous ces excès apaisés, il survit de Louise Labé un fonds de souvenir plus vrai, plus doux. Une muse tendre qui a vécu quelque temps sous le même ciel et qui en a respiré l’influence, Mme Valmore, s’est rendue l’écho de cette tradition vaguement charmante sur elle dans les vers suivants, qui sont dignes de toutes deux :
……………..L’Amour ! partout l’Amour se venge d’être esclaveFièvre des jeunes cœurs, orage des beaux jours,Qui consume la vie et la promet toujours ;Indompté sous les nœuds qui lui servent d’entrave,Oh ! l’invisible Amour circule dans les airs,Dans les flots, dans les fleurs, dans les songes de l’âme,Dans le jour qui languit, trop chargé de sa flamme,Et dans les nocturnes concerts !Et tu chantas l’Amour ! ce fut ta destinée.Femme ! et belle, et naïve, et du monde étonnée !De la foule qui passe évitant la faveur,Inclinant sur ton fleuve un front tendre et rêveur,Louise, tu chantas ! A peine de l’enfanceTa jeunesse hâtive eut perdu les liens,L’Amour te prit sans peur, sans débats, sans défense ;Il fit tes jours, tes nuits, tes tourments et tes biens.Et toujours, par ta chaîne au rivage attachée,Comme une nymphe ardente au milieu des roseaux,Des roseaux à demi cachée,Louise, tu chantas dans les fleurs et les eaux !
Louise Labé, nous l’avons pu voir en l’étudiant de près, était beaucoup moins fille du peuple et moins naïve ; mais qu’importe qu’elle ait été docte, puisqu’elle a été passionnée et qu’elle parle à tout lecteur le langage de l’âme ? Cette nymphe ardente du Rhône fut certainement orageuse comme lui : est-ce à dire qu’elle rompit comme lui sa chaîne ? En prenant aujourd’hui parti, à la suite de plusieurs bons juges, pour sa vertu, ou du moins pour son élévation et sa générosité de cœur, nous ne craignons pas le sourire ; nous nous souvenons que des débats assez semblables se raniment encore après des siècles autour des noms d’Éléonore d’Este et de Marguerite de Navarre, et, pourvu que le pédantisme ne s’en mêle pas (comme cela s’est vu), de telles contestations agréables, qui font revivre dans le passé et qui se traitent en jouant, en valent bien d’autres plus pressantes.
(Dans la Notice sur Louise Labé placée par M. Monfalcon en tête de la belle et rare édition des Œuvres de la belle Cordière (1853), il est dit à l’occasion d’une des dernières pages qu’on vient de lire : « M. Sainte-Beuve a trop généralisé quelques individualités brillantes ; sa théorie des Lyonnaises est plus ingénieuse que vraie. Louise Labé n’est leur type sous aucun point de vue, et Mlle de Lespinasse pas davantage. » Ce que je puis dire seulement, c’est que j’ai parlé d’après quelques exemples à moi connus et d’après l’impression de personnes qui ont elles-mêmes vécu à Lyon ; je suis loin de prétendre que les femmes de la société lyonnaise proprement dite soient ainsi ; j’ai eu en vue celles de toutes les classes, et même au-dessous de la bourgeoisie. Je me soumets au reste à la décision de ceux qui doivent mieux connaître les Lyonnaises que moi.)