Avertissement
« Le droit à la Jeunesse ! »
Il serait assez convenable que le public apprenne enfin qu’il existe une génération plus jeune et aussi originale que celle dont les maîtres furent Baudelaire et Mallarmé. Que l’on cesse d’accabler tous les jeunes écrivains sous le prétexte futile qu’ils sont cosmopolites et embrumés. Nous n’admirons guère MM. Henri de Régnier ou Jean Lorrain, et M. Moréas qui s’amuse à reconstituer la Pléiade à l’entour du café Voltaire nous paraît quelque peu ridicule.
Nos aînés ont préconisé le culte de l’irréel, l’art du songe, la recherche du frisson nouveau. Ils ont aimé les fleurs vénéneuses, les ténèbres et les fantômes et ils furent d’incohérents spiritualistes. Pour nous l’au-delà ne nous émeut pas, nous croyons en un panthéisme gigantesque et radieux. Ah ! comme ces gens nous semblent fades et puérils, avec leurs petits sadismes, leurs petites crises d’ascétisme. Et les âmes-sœurs, les vierges-cygnes qui constituaient dans leur tour d’ivoire toute la compagnie de nos Jules Bois, sont des amantes peu fécondes… en art surtout. Oui, comme cet art nous paraît suranné alors que les plus jeunes hommes tendent à se passionner pour des Édens charnels, quand la matière divinisée semble reconquérir des croyants et à l’aube, semble-t-il, d’une renaissance païenne.
Dans l’étreinte universelle, nous voulons rajeunir notre individu. Nous revenons vers la Nature. Nous recherchons l’émotion saine et divine. Nous nous moquons de l’art pour l’Art et de ces questions si vaines et stériles.
Certes la disgrâce où l’opinion tint la littérature symboliste n’est pas un criterium suffisant, mais l’irrespect et l’indifférence de la jeunesse à son égard est un symptôme des plus probants et des plus significatifs. On connaît la pensée de M. Ernest La Jeunesse, dont l’irrévérence ne dissimule pas le grand sens critique. Et parmi le jeu des persiflages on a pu y reconnaître — à cet égard des sentiments analogues aux nôtres.
Il faudrait que le public apprenne qu’il existe des jeunes hommes comme Saint-Georges de Bouhélier qui lutte pour un art national, qui a écrit de fort beaux livres où — ailleurs que chez les symbolistes, — plusieurs esprits ont discerné déjà le sceau du génie.
Dans ce volume, j’insisterai plus particulièrement sur les pensées de cet écrivain, parce qu’il me semble étrangement original et que son œuvre a eu déjà une grande influence sur la littérature nouvelle. Cependant je pourrais citer de jeunes auteurs d’un goût tout différent, qui n’ont pas plus de vingt-cinq ans et qui tentent en France des poèmes de vie et de nature comme M. André Gide, qui est un délicieux génie, Michel Abadie, admirable poète païen et héroïque, Paul Fort dont on connaît d’extraordinaires ballades, et ce voluptueux Pierre Louÿs que tout le monde a lu aujourd’hui.
Quelle délicieuse renaissance !
Préface
Malgré les prétentieux sentiments dont s’illusionne notre vanité nationale, c’est aujourd’hui un fait avéré que la décadence de l’âme latine. Le sacrifice des martyrs anarchistes n’a suscité nul prosélytisme et rien n’a germé au geste sanglant de ces semeurs de tempêtes. De lucides et rares intelligences se parent d’une mysticité factice, les pires perversions ascétiques ont des dévots et c’est comme une émulation pour les anomalies et l’anormal qui nous éloigne de l’humanité, nous incite à des jeux esthétiques et à des complications cérébrales. Enfin, conséquence de l’individualisme, une ironie précieuse, élégante et méthodique, entrave tout acte d’expansion, glace les paroxysmes, anéantit les enthousiasmes.
Il semble que, des génies qui nous ont précédé, nous ayons recueilli je ne sais quels malencontreux héritages. Le romantisme avec tout ce qu’il contient de faux et d’outré, sévit encore dans nos intelligences. Nous en sommes tous imprégnés. Et, bien que depuis le Parnasse Contemporain, toutes les écoles littéraires aient eu le prédominant désir de s’en affranchir, il corrompt et brûle le sang de notre race, charmant et perfide, comme le subtil et sûr poison que versait Lucrèce Borgia. L’emphase roturière de Ruy-Blas persiste, et la mortelle mélancolie de Rolla courbe de lassitude encore l’attitude des héros romanesques, anime les élégiaques propos de nos poètes.
Les nouveaux Classiques dont on se réclame volontiers, Baudelaire ou Gautier n’ont guère réussi qu’à égarer l’âme contemporaine vers un idéal d’apparences et d’exceptions.
Pour les Parnassiens, on sait que leur dernier et définitif avatar est M. Mallarmé, et que cette conception d’art qui enrichit notre littérature de plusieurs et purs poèmes marmoréens et sculpturaux, aboutit à des mosaïques de phrase, le plus souvent à des ornementations verbales et à de curieuses réalisations d’écriture. C’est grâce à leur rigoureuse et stricte technique, à leur impassibilité dédaigneuse, et aussi à la doctrine — si mal interprétée — de l’art pour l’Art, que les idées éternelles, les divines et rayonnantes émotions durent abandonner les régions glacées de la Poésie.
Enfin, dans le roman, les Goncourt se consacrent à l’écriture artiste et effritent, pour de délicieux enjolivements de détails, la forme naissante de l’Épopée moderne. Émile Zola, incompris malgré ses fresques colossales, se voit préférer M. Huysmans, psychologue saugrenu et sans passion, aride écrivain de faciles monographies déliquescentes, d’un réalisme grossier, pénible et sans syntaxe. Symptomatiques penchants de l’Élite intellectuelle, qui méconnaît la radieuse santé, les édens de chairs et de soleil, resplendissant dans Germinal ou dans la Terre, et se divertit béatement aux manies cénobitiques, aux déformations psychologiques d’aussi médiocres prototypes que des Esseintes ou Durtal.
* *
Les écoles qui vont naître, s’il faut en croire les élans inconscients des jeunes âmes, ne s’efforceront pas vers de vaines et nouvelles quintessences. C’en est fini des expertes combinaisons sentimentales ou lexicographiques. L’Art de demain se distinguera surtout par l’absence presque totale de ces techniques prétentieuses et subtiles, et la pensée ne s’éperdra plus aux labyrinthes ombreux de la phraséologie contemporaine. L’on comprend que les prochaines réformes littéraires, après toutes ces crises anormales et ces tentatives capricieuses, aboutiront à un effort simpliste. Un retour aux ondes lustrales de la tradition s’impose, et ces jeunes hommes le proclament, qui, brisant l’étroite contrainte égotiste, abandonnent les chancelantes tours d’ivoire, pour courir joyeux et craintifs vers l’étreinte tumultueuse et forte de la vie. Mais on ne tente point d’innover, on se contente de rénover.
Rénover ! Ce mot nous remet en mémoire les grandiloquents manifestes de la vaniteuse et, babillarde École Romane. Certes, ce retour aux formes de l’antique Hellade, comme réaction passagère, ne manquait de quelque logique et d’un certain à-propos. Mais les personnes qui l’entreprirent semblèrent ignorer que l’organisme intellectuel se transforme au cours des siècles, et que — comme l’a démontré M. Brunetière — ce n’est point une chimère, que l’Évolution en littérature ; depuis Pindare, il s’est accompli plusieurs événements, idoines à modifier la sensibilité humaine. Aussi, ces personnes seraient-elles estimables — puisque, en réalité, elles dénoncent un effort vers un art d’harmonie, si elles n’avaient sacrifié aussi volontiers à leur rage rétrospective, les plus respectables aspirations de l’âme moderne. Petite réforme archéologique, d’ailleurs, se limitant à de simples détails typographiques ou prosodiques, d’où ne devait résulter nulle œuvre, sinon des odes réciproques.
Lorsque M. Moréas nous entretient du Pinde ou de l’Eurotas, en termes si délicieux qu’il puisse s’exprimer, cela nous émotionne médiocrement. C’est que ces vestiges de l’antiquité grecque et de l’esprit hellène ne constituent qu’une minime partie de notre patrimoine intellectuel. Il est d’autres traditions que nous ne devons point sacrifier. Ainsi la Renaissance païenne qui semble devoir fleurir, sera dotée malgré nos vœux d’une expression et d’une grâce toutes chrétiennes. Les paroles de Jésus, sa doctrine, les rites de son culte qui ont si longtemps régi les consciences, nous sont devenus consubstantiels, et ils ont modelé nos facultés émotionnelles. Nous sommes pétris de cette mysticité ancestrale, les plus futiles de nos conversations quotidiennes en sont empreintes. Mais notre atavisme ne se borne pas à ces deux états d’âme. Il en est un que nous subissons, plus puissant encore, et qui est comme l’émanation de notre sol, c’est ce génie populaire et national, qui anima Villon, sévit parmi tant de sentimentales romances, de sentencieux et usuels dictons et qu’incarnèrent si parfaitement La Fontaine et Verlaine.
Paganisme, Chrétienté, Génie national, auxquels nous devrons ajouter le mouvement scientifique (qui, remontant aux époques immémoriales de Prométhée et de l’inventeur de la charrue, pour aboutir à Képler et Ampère, modifie tous les jours la nature par ses nobles découvertes), voilà les quatre grandes traditions que doivent rénover pour une définitive synthèse, les jeunes et candides esprits, soucieux d’une œuvre humaine, conforme à la nature.
La Littérature Artificielle
Et tout le reste est littérature.
(Paul Verlaine).
I
Trop de lectures précoces ont défloré nos vierges sensations et nous sommes imprégnés de l’âme d’autrefois. Pour être si érudits nous savons tout de la vie, avant d’avoir vécu, et nous connaissons à merveille tout l’univers, malgré que nous n’ayons jamais dépassé le seuil ornementé de nos maisons, la barrière vermoulue de notre enclos. Après une génération, où l’on se piqua de littérature pure et de linguistique, où l’on se vanta d’être psychologue et cérébral, il s’agirait enfin de mépriser les sciences abstraites, d’être moins bibliophile et misanthrope. Car les personnages de la Fable et les héros des romans nous sont plus familiers que les êtres les plus chers, les plus indispensables à notre existence. Le pays où naquit Werther, la carte du Tendre sont pour nous des choses non moins précises que la figuration de notre jardin ; et nous fréquentons davantage avec Hamlet, Candide et Louis Lambert que nous ne sympathisons avec les plus intimes de notre entourage.
Ainsi les poètes, de plus en plus, tendent à dédoubler leur âme et à diviser leur individu en deux êtres opposés, vivant en des atmosphères distinctes différentes et superposées : L’Œuvre d’art et la Vie. Cette différenciation de l’Artiste et de l’Homme aboutit aux pires conséquences, et là réside assurément l’origine de ces cas, trop fréquents et si modernes, de littérature artificielle.
N’est-ce pas, en effet, d’émotions, de sensations subies et souffertes par l’homme, que s’édifie — poème ou symphonie, presque ou statue— l’Œuvre d’Art ? Elles en sont les essentiels matériaux, et tous les Poètes, il faut s’en persuader, sont, avant tout, des sensitifs, depuis le créateur purement plastique qui défaille à la perfection d’une ligne, d’une forme ou d’un rythme, jusqu’au métaphysicien qui frémit et s’enfièvre aux visions prophétiques de l’absolu et du mystère, révélations, elles encore, d’un sens divin et fatidique.
Aujourd’hui, les littérateurs, que ce soient MM. Mallarmé, Moréas ou de Régnier, négligent et dédaignent l’émotion naturelle ; ils la considèrent comme banale, sans doute parce que leur âme glacée en est incapable ; la vie leur paraît insipide et odieuse, indigne de l’Artiste.
Jamais ils n’ont frissonné de panthéistique adoration, aux heures insexuées et brouillées des crépuscules, lorsque toutes les formes semblent se fondre et toutes les âmes s’unir pour un cantique suprême d’incomparable amour universel.
Pour ma part, je les estime trop compréhensifs, trop érudits, d’une curiosité exacerbée à l’extrême, tout cela développé au détriment de leurs facultés sensitives. Toute leur impressionnabilité s’est réduite et coquettement pervertie en un fragile sensualisme d’art, toute leur puissance émotionnelle, piteusement métamorphosée en un misérable dilettantisme.
Il est, pour eux, des émotions naturelles trop violentes qu’ils pressentent, mais ils ne peuvent totalement les ressentir que réduites et diminuées dans l’œuvre d’art. Et les plus fortes impressions, ils les éprouvèrent dans les musées et bibliothèques.
Aussi n’ont-ils jamais connu de Héros que ceux chantés et glorifiés dans la splendeur des Épopées, mais ils ne savent pas distinguer une âme héroïque et des désirs tragiques sous le masque énigmatique du passant rencontré. Ils frissonnent d’amour, uniquement à la lecture des Idylles. Ils n’ont jamais ouï le rude orchestre des vents dans la forêt, le pieux cantique archangélique des brises d’avril chuchotant dans les feuilles. Et ils ne se sont, sans doute, jamais aperçu que le plus sublime des concerts, il faut l’entendre au ras des grèves d’or clair, quand l’Océan entonne son immense et silanique symphonie. Dans cette clameur des flots (ils l’ignorent) se fiancent des voix si mélodieuses, et pleurent, inconsolables, de sanglotantes harpes, où s’exclame triomphale la pompe des trompes d’airain.
Voilà pourquoi les récents poètes, nullement émotionnés du contact universel, craintifs de choir dans un sentimentalisme ridicule, ou dans un genre descriptif et suranné, se complaisent chaque jour et davantage en des idéologies parées de merveilles artificielles. Ils écrivent pour le bavardage et œuvrent en virtuoses. Plus séducteurs qu’impressifs, ils abondent en joliesses plastiques et ils savent plier leur phraséologie aux plus ingénieux des caprices.
Mais dans une œuvre — de poésie ou de tout autre genre — doivent transparaître, magnifiées, les défaillances, les souffrances et les joies du créateur ; et elle n’a de valeur que si elle est une autobiographie. C’est par là que Verlaine est éternel. L’émotion fécondatrice ne doit pas être négligée. L’éducation naturelle vaut l’assouplissement intellectuel. Et le poète authentique ne peut pas être un civilisé, mais un barbare qui extériorise sa pure et intégrale sensibilité.
II
Baudelaire, impuissant et névropathe, non inconscient d’ailleurs, fut bien un néfaste ancêtre des Littérateurs artificiels. C’est une gloire qu’il peut partager avec Théophile Gautier et les Goncourt. Le maladif, le curieux, l’exceptionnel l’attiraient. Il fut un merveilleux critique d’art, un analyste passionné des sentiments compliqués, mais il n’entendit rien à la nature. « J’ai cultivé mon hystérie avec jouissance et terreur avoue quelque part l’auteur des Paradis Artificiels. »
Le premier donc, il initia nos intelligences avides aux voluptés stérilisantes. Subtil, il fut le pédagogue civilisé et précieux qui nous enseigna les douloureuses joies de notre propre agonie, le dilettante de la mortification. Et il fut pessimiste avec délices. C’est depuis lors qu’on se montra si friand de tout ce qui est particulier, étrange et pathologique. Depuis ce temps nos écrivains furent des spécialistes, nos romans des monographies très fouillées de phénomènes contingents, d’épisodes exceptionnels. Et l’on a préconisé le frisson nouveau (puérile et décevante recherche !), les mysticismes morbides et le libertinage cérébral.
Les bibelots d’antiquaire, les ameublements bizarres d’artisans anciens devinrent nos objets favoris ; on préféra l’ivresse verbale aux émotions naturelles, les parcs factices, aux sites champêtres. On rechercha l’expression rare et l’archaïsme.
Le Poète cessa d’être un sage et un Pontife pour devenir un dilettante, l’art d’être un sacerdoce pour être un jeu. Et l’on différencia l’Éthétique de l’Esthétique.
Au lieu de se compléter et de s’harmoniser dans la contemplation panthéiste, on s’ingénia à exagérer ses défauts dans l’espoir de les sublimer, à déformer et pervertir ses facultés sensitives et actives, dans l’atmosphère viciée des officines intellectuelles.
Et l’esprit critique se développa au détriment de l’angélique candeur du Poète.
Mais la Littérature Artificielle comme d’ailleurs le Préraphaélisme et le Symbolisme en peinture n’auront été qu’une crise pathologique traversée par notre organisme intellectuel. Et l’Art continuera sa divine tradition, son évolution lente et majestueuse vers une doctrine plus simple et naïve, vers un art d’humanité que nous pourrons appeler — avec un jeune écrivain belge, M. Van de Putte — le Naturisme.
Cependant s’il fallait caractériser d’un mot ce que sera l’art de demain, l’épithète plus disante de Panthéisme conviendrait. Car, à considérer les aspirations, chaque jour précisées davantage, des nouveaux poètes et aussi leur piété pour les maîtres qu’ils se sont élu, Hégel et Novalis, le pastorisant et familier Emerson, Swedenborg, dont la religion est la seule, formulait Balzac, qui puisse convenir à un être supérieur, on pourra se persuader de la justesse de cette expression.
Panthéisme ! Tous les arts sont, en ce vocable, résumés. Naturisme et Mysticisme s’y synthétisent. Il ne s’agit plus d’allégoriser une passion ou une idée par quelque personnage fabuleux (héroïne, statue ou figurine) aux attitudes taciturnes ou mansuétudinales selon le procédé de M. de Régnier.
Dans les menus faits de la vie quotidienne, le grand art est de retrouver des émotions divines ; en de frustes objets, de découvrir un symbole toujours changeant d’une loi cosmique et éternelle.
Dans le Poème, nous voulons percevoir la sensibilité fiévreuse et éparse de la nature. La tendance sacrée du solide vers le fluide. La Métamorphose de la Vie en Rêve, de la Matière en Esprit, la lente métempsycose des Images en Idées et des Hommes en Anges ! Tout le grand et lyrique frisson de la vie métaphysique. Ainsi parlaient, aux temps anciens, les thaumaturges, les mystagogues doctes d’Éleusis ou d’Éphèse et les Hiérophantes au front paré de roses s’effritant, qui déchiffraient les hiéroglyphes vivants que sont les nuées, les feuillages et les attitudes des Êtres.
Pour moi, des Esseintes, ce maniaque héros qui caractérise si parfaitement l’état d’âme de toute une génération d’artistes, suivra bientôt dans l’oubli son devancier le jocrisse et déliquescent Adoré Floupette. L’érudition et l’artificiel seront tenus moins en faveur et il ne s’agira plus, pour être admiré, de donner à sa phrase un tour démodé, d’habiller et de pomponner sa pensée selon des coutumes surannées ou de donner à son style la grâce futile, troublante et gracieuse des temps jadis, comme le font si habilement MM. Marcel Schwob, de Gourmont et P. Quillard. Le Poète redevient un mystique et fruste paysan. Comme un Van Gogh affolé, il retourne à la nature n’y cherchant pas seulement le soleil et des couleurs, mais aussi un Dieu et des idées.
« Car l’artiste, dit Whistler dans son merveilleux “ten o’clock”, ne se borne pas à copier oiseusement et sans pensée, chaque brin d’herbe, comme l’en avisent les inconséquents, mais dans la courbe longue d’une feuille étroite, corrigée par le jet élancé de sa tige, il apprend comment la grâce se marie à la dignité, comment la douceur se rehausse de force, pour que résulte l’élégance.
Avec l’aile couleur citron du papillon pâle, ses fines taches couleur orange, il voit devant lui de pompeux palais d’or clair, non sans leurs fluets piliers safranés.
Il trouve dans ce qui est subtil et gracieux des insinuations pour ses propres combinaisons, et c’est ainsi que la nature demeure sa ressource et est toujours à son service ; à lui, rien de refusé. »
Poète ! sois moins archéologue, idéologue ou érudit, dédaigne le dilettantisme, laisse aux spécialistes leurs parchemins, la Nature te convie à son épopée ! Tu t’exalteras dans les tempêtes rythmiques d’un ouragan ! Une moisson, avec ses faneuses dans la poussière d’or, si tu sais méditer, t’enseignera des métaphysiques. Le murmure des ruisseaux, les voix des branches, l’orchestration impromptue des chants et du vent bruissant, mille enseignements qui, mieux que le rhéteur le plus affable ou le traité d’euphonie le moins rébarbatif, t’apprendront à parler des paroles de Dieu !
Stéphane Mallarmé
Il y a donc un jargon particulier dans chaque période littéraire que la mode adopte, qui séduit tout le monde, qui se démode et qui, après avoir fait la fortune des livres, les condamne justement à l’oubli.
Émile Zola. (Les Romanciers Naturalistes).
Parmi la multiplicité des élans, et la complexité des tendances qui préoccupèrent la génération précédente, certaines figures apparaissent cependant et émergent violentes, complètes et très nettes. C’est ainsi que M. Barrès résume à souhait le dilettantisme cérébral, que M. de Gourmont constitue un cas précieux de mysticisme archéologique et que plusieurs autres personnages moins importants peuvent figurer de moindres états d’esprit. Pour M. Mallarmé, il incarne, selon moi, ce souci de forme nouvelle, cette révolution dans l’expression poétique — seule gloire de cette époque transitoire en littérature : le symbolisme. Il reste, par excellence et par essence, le Rhéteur, semblable à ces maîtres de l’éloquence que virent fleurir successivement Alexandrie et la Rome du Bas-Empire. De tous les rivages méditerranéens, alors, les jeunes hommes d’élite accouraient goûter la molle volupté de leurs causeries, l’imprévu de leur enseignement. Ces maîtres apprenaient aux idéologues l’art préparé des métaphores. Et les lettrés chérissaient ces exégètes qui sous un mot, une tournure de phrase démodée, semblaient percevoir des successions d’événements, de causes cosmiques.
De nos jours, M. Mallarmé dispose d’une égale réputation ; les meilleurs esprits du continent se flattent de l’estimer. On connaît, au reste, son influence sur de juvéniles intelligences. On sait ses relations avec des Esseintes ; avec quelle ironie grave et douce, avec quelle flatterie supérieure, il accueillit cet énigmatique garçon. La noblesse de son attitude, enfin, lui valut, sinon le respect, la précieuse indifférence de la roture de lettres. L’antique éclat dont resplendissaient Apollonius et Callimaque, illumine donc, après plus de XX siècles, Stéphane Mallarmé : il fut le dernier des Rhéteurs.
* *
Dans la vie, M. Mallarmé vécut plutôt comme un amateur au milieu de ses collections, que comme un homme parmi ses semblables. Aux créatures vivantes. il préféra les constructions esthétiques et il fut pour beaucoup dans l’actuel divorce de l’Art et de la Vie. S’il est, en ce moment, l’homme le plus compréhensif de l’Europe, il est juste d’avouer que son absence de sensibilité est remarquable. Les quelques sensations dont il s’enrichit, la lecture de Baudelaire, l’audition de Wagner, la fréquentation de plusieurs Poètes anglo-saxons, comme Poe et Shelley, Emerson et Swinburne, les lui fournirent. S’il a ressenti la caresse d’une œuvre d’art, le frisson de l’Idée, il n’a jamais autrement tressailli. Ses émotions sont tout intellectuelles.
Ainsi je crois que M. Mallarmé juge un tableau, une fresque, une statue à la quantité de pensées que lui inspirent ces œuvres, à la somme d’idées discursives qu’elles éveillent, et que le plaisir émotionnel, l’ivresse esthétique le laissent indifférent. Qui n’a vu quelquefois, en un concert dominical, pendant le jeu d’un morceau symphonique, ce poète prendre des notes et inscrire ses impressions. On ne m’excusera pas de citer ce fait de la vie publique (comme si la littérature n’était pas aussi de la vie publique ?) mais je le trouve exquis, tellement probant. Il prouve une maîtrise de soi, vraiment caractéristique. Et comme il nous aide à reconnaître cet écrivain, hanté de la
pénultième, qui en une conférence, à Oxford, laissait tomber cette parole : « La littérature seule existe. »
La littérature seule existe ! voilà une brève affirmation que l’auteur d’Hérodiade pourrait adopter pour devise. Littérateur, il le fut suprêmement. Sa passion envers la plastique verbale, dès l’adolescence, le tourmenta, et, déjà, au Parnasse contemporain, on remarquait avec quelle magistrale adresse, il ouvrageait l’argile doré des syllabes. Si Euclide est l’homme des lignes, celui-ci demeure bien l’homme des sonorités intellectuelles. Sa ferveur pour la parole fut telle, qu’il en arriva à ne plus considérer les objets pour eux-mêmes, mais pour le mot même qui les représente. De la beauté formelle des choses, de leur caractère et de leur compréhension, il ne se préoccupa désormais plus : ce qui le ravit alors, ce fut la magnificence de leur vocable. La caresse des voix, l’intonation des diphtongues, la musique des consonnes l’enchantèrent, il les doua d’une signification étrangère, d’un charme personnel. La beauté des paroles voilà, à ses yeux, la beauté extérieure. Et sans doute il préféra le flatus vocis à la réalité, le dictionnaire à la nature. L’attirance des consonances suppléa l’ordre coexistant des formes réelles.
Le rythme esthétique s’opposait à l’Eurythmie de l’Univers.
Ultime excès du parnassisme ! Le culte pieux de l’épithète rare devait donc aboutir à cette hérésie : la discorde du Poète et de la Nature.
Faut-il évoquer la simplicité d’écriture des Évangiles, la banalité sublime d’Homère, le style populaire des Tragiques grecs pour démontrer que M. Mallarmé n’est point « l’asservi d’une éternelle logique »
. Sa langue est une déformation, sa pensée illogiquement exprimée, sa phrase inharmonieusement construite. À l’évolution du langage, le poète ne peut rien, sa volonté et sa syntaxe y échoueraient. L’acoustique et la métaphysique sont d’accord sur ce point. Le langage le plus expressif, le plus bel en pathétique, c’est le parler universel. Un frustre proverbe a-t-il plus de sens et de profondeur que telle phrase d’Hegel ? Je pense aussi qu’il est de vieilles chansons anonymes, de frissonnants et naïfs lieder qui surpassent le meilleur sonnet du Parnasse, et maints poèmes du symbolisme. Ah ! cette belle parole qui surgit, impromptue à nos lèvres comme une étoile au crépuscule ! voix involontaire et spontanée. De notre soumission à l’univers, aux émotions, aux paysages, naît la logique de nos pensées et l’ordonnance de nos périodes. Est-ce que les lignes dansantes des collines de Provence n’ont point imposé quelques rythmes à Mistral, leur cadence aux tambourinaires. Hugo, qui fut le poète badin des Orientales, devint un Jean de Pathmos, dans la rauque solitude de
Guernesey. Ces génies se courbèrent au joug du milieu, par là ils s’assimilèrent à des êtres peut-être infimes. Mais l’art n’est pas aristocratique.
* *
J’ai, plus haut, appelé M. Stéphane Mallarmé le dernier des rhéteurs. C’est que, précisément, il fut le destructeur de l’éloquence.
La poésie actuelle est, dans notre civilisation occidentale, en complète évolution et dans les arts, les temps présents seront un âge héroïque. Il est assuré que le progrès des sciences historiques a tué la poésie épique. L’exactitude a triomphé du merveilleux. Le roman est d’ailleurs une forme mille fois plus complète et plus large. Et des romanciers tels que Balzac, Zola, Cladel, sont des chantres épiques métamorphosés en prosateurs. À l’Épopée, l’Éthopée a succédé.
Pour la poésie dite lyrique, on sait l’extraordinaire succession de ses aventures, pendant la dernière période séculaire. Le romantisme en libéra les strophes à l’étiquette, le Parnasse les agrémenta de tout l’apparat de ses orfèvreries, les décadents en éthérisèrent les formes et animèrent de frissons l’antique et impassible statue. Mais oratoire, quoique s’élevant à l’intensité de l’ouragan, chez Victor Hugo, narrative avec Leconte de Lisle, mélodique avec Verlaine, la poésie subit, en Stéphane Mallarmé, une transformation
définitive. Ce qu’il dénie au poète c’est l’ancien souffle lyrique, ce qu’il prêche c’est sa « disparition élocutoire »
. Le magnétisme des mots qui s’attirent, se diaprent, ainsi que des pierreries, de reflets réciproques, devait suppléer la direction apparente de l’écrivain. Persistance, chez cet homme, de la magie du vocable, qui devait le conduire à concevoir une poésie symphonique, s’opposant à l’ancien lyrisme. Orchestration verbale, diaphanes architectures des phrases, voilà ce qu’entrevit Stéphane Mallarmé.
* *
Tout ceci est d’une superbe intuition. Et ce prouve un lucide envisagement du futur. Le défaut d’une sensibilité naturelle et une éthique individualiste s’opposèrent cependant à la réalisation d’un tel concept. L’œuvre poétique de M. Mallarmé n’est trop souvent qu’une illustration de ses théories. Si l’arrangement de ses syllabes est toujours d’un bon effet, la succession des images est inharmonieuse, et le fil de l’idée décrit d’exagérées paraboles.
C’est que cet artiste régla tout selon son caprice.
Il eut un souci constant de son autonomie C’est l’harmonie de l’univers qui impose la symphonie du poème. Je ne sais si M. Mallarmé est d’accord avec son œuvre, et si l’une et l’autre sympathisent d’une mutuelle estime, mais son œuvre est étrangère à la vie. Son charme artificiel reste inanimé. Peut-être ne lui a-t-il manqué que l’Instinct pour dominer ce siècle entre Hugo et Verlaine ?
Il ne constitue guère, hélas ! qu’une curiosité esthétique, et ce n’est pas un grand poète.
Maurice Barrès et la littérature égotiste
La Culture Solitaire du Moi est impossible. Et le Monde, c’est la fontaine merveilleuse, féerique et miroitante où l’homme peut contempler en ses innombrables métamorphoses, les formes passées, présentes et futures de sa changeante Statue.
M. L.
Il semble qu’il y ait des dynasties intellectuelles, où l’on se transmette, comme un trésor héréditaire, sa manière de sentir et ses modes d’expression. Et je pense que de toutes celles que nous connaissons, il n’en est pas de plus française et où l’esprit traditionnel ait autant persisté, que dans cette délicieuse et haïssable famille dont Voltaire pourrait être l’ancêtre, et qui, par Stendhal et Renan, aurait, en Maurice Barrès, sa conclusion définitive. Ah ! si nous appliquions d’ordinaire notre esprit à la minutieuse analyse des psychologues, comme il nous tenterait de retrouver en ses ascendants, les principaux sentiments dont M. Barrès est aujourd’hui tourmenté. Et ce nous serait peut-être une distraction fort séduisante, d’apprendre par quelle succession de métamorphoses, la grimace du vieil Arouet put se transfigurer, pour devenir, enfin, le sourire ardent et attristé de notre gracieux contemporain : l’auteur du Jardin de Bérénice.
Mais le malheur est que, n’étant point dilettante, nous ayons à parler d’un dilettante. Et il ne faudrait nullement en discuter avec des manières trop sévères de critique dogmatique. Ces dilettantes sont à la vérité des personnes fort curieuses, qui dans la vie des nations, paraissent à cette époque précise où les races s’étant mélangées, certains individus naissent fort hétérogènes et avec une diversité de facultés extraordinaire. Aucune mission ne les sollicite en particulier, mais ils s’intéressent volontiers à mille objets très disparates. Tant de sentiments, en eux, luttent et s’annihilent, se guerroient avec une violence telle, qu’on dirait des chocs de tribus. Cette complexité d’âme, le plus souvent, demeure une occasion d’indifférence et tels cas de spleen et de langueur dont furent assaillis plusieurs modernes, en sont la conséquence. Petites âmes vieillottes, qui ont accompli en des existences passées le périple des sensations possibles, et parcouru, en tous sens, l’univers idéologique « piétiné comme un manège »
. Pourquoi ne naîtraient-elles pas avec un sourire d’amertume ? M. Maurice Barrès est une de ces âmes-là.
Il possède de multiples atavismes. Il eût pu séduire M. Max Nordau. Comme Néron ou Caligula, il est un dégénéré, mais plus intelligent et d’esprit moins pâteux que ces sombres empereurs. L’excellent fut qu’il eut le bonheur de se connaître. Craignant l’emprise du Mal Pessimiste, il se réforma. Il fut donc dilettante avec tendresse et dévotion, analyste avec ferveur.
Les antiques Pyrrhoniens et les philosophes de la Moyenne Académie s’imaginaient que la Sagesse était assez proche du sommeil. Pour eux, l’apathie, qui est l’absence complète d’émotions, était un état supérieur, une position aussi enviable que le bonheur des dieux. Le code des dilettantes est tout différent. Jouir de tous les menus faits de l’existence, jouir à tous moments, faire de toute circonstance une source d’agrément, chercher la jouissance de toute sa volonté, mettre en cette jouissance la plus grande somme possible de volupté cérébrale, voilà la règle essentielle du dilettantisme. Il faut assouvir ces microcosmes compliqués des nombreux désirs dont ils sont capables ; soigner et dorloter ces jolies cervelles comme de petits estomacs malades et délabrés. Dans tous les systèmes, dans toutes les religions ils trouveront indistinctement quelque friandise. Le dilettante est donc éclectique Le dilettante est aussi cosmopolite. Quoiqu’il ne fréquente pas sans relâche et comme M. Bourget, les Tables d’Hôte et les Kursaals, il n’est soumis à aucun site, il ne reconnaîtra, nulle part, la frontière de sa patrie. En Espagne, parmi les touffes des magnolias et de rhododendrons charnus, comme en les plaines de Lombardie, parmi les bosquets de citronniers, il se sentira aussi dispos qu’à l’ombre fraîche et violette du pommier natal.
Monsieur Maurice Barrès est ému de cette façon, et lorsque juché sur sa petite mule alerte, sonnante, il escaladait les pentes rocailleuses des Sierras Toledanes, ses préoccupations étaient les mêmes, j’en suis sûr, que dans son ermitage de Saint-Germain en Lorraine. Le souci de son âme le tourmentait uniquement. Ornementer son intelligence de quelques imageries et l’enrichir de nombreux paradoxes, ces soins l’accaparaient tout entier. Et il s’adonnait silencieusement au délicieux passe-temps de l’analyse.
Pour des gens dont l’émotivité est fort restreinte, l’analyse est en effet un moyen méthodique très recommandable. Ils dissèquent et font des abstractions, comparent et subtilisent. Ils peuvent dédoubler leur âme, ressentir des impressions et en même temps, assister, impassibles aux modifications de leur esprit. En ajoutant à la sensation naturelle tous ces piments, en la relevant par mille ragoûts intellectuels, il n’est pas rare qu’ils arrivent à décupler l’intensité de leur émotion. Mais surtout, ils s’infatuent de la façon toute particulière, dont ils acquièrent une sensibilité personnelle, rare et distinguée. C’est ainsi qu’ils affinent leurs frissons. Jeux charmants et supérieurs, grâce à qui des tempéraments fort sévères et positifs purent parvenir au pathétique, et ce qui est moins aisé, à la passion ! Aussi comprendra-t-on que le même auteur qui a écrit les phrases sèches et minutieuses de « Sous l’œil des Barbares », ait pu nous donner certaines pages de « Du Sang, de la Volupté et de la Mort ». Si prenantes à cause de leurs saveurs de vieilles venaisons et de leurs odeurs fortes d’épices exotiques.
Mais, contrairement à son ancêtre Stendhal, le plaisir de l’analyse n’est pas, pour Maurice Barrès, une joie suffisante. Il subsiste en lui un souci de désinvolture et d’élégance cérébrale. S’il est logicien comme l’auteur du « Rouge et le Noir », sa forme négligée était pour lui déplaire. Aussi use-t-il de l’ironie en gentilhomme de lettres, qui en connaît toutes les passes et les parades. L’ironie chez cet auteur n’est pas un persiflage, mais il y a recours pour se modérer. Ses descriptions sont-elles trop enthousiastes, ou l’emphase apparaît-elle, une ironie interviendra et ramènera l’allure de la phrase à ce ton aimable de conversation, qui est d’usage entre beaux
esprits. D’ailleurs, pour un écrivain aussi peu romantique, chez qui le goût domine, une épithète trop passionnée, une exclamation trop sincère paraîtrait un oubli des convenances, une offense au beau style et aux bonnes mœurs. Il pense en effet que seuls les hommes grossiers sont susceptibles de passion. Pour ce sceptique, le sourire est un signe de sagesse, et lui-même se confie à nous en de pareils termes : « À certains jours, nous sommes aussi capables de prendre plaisir à des plaisanteries faciles sur ce qu’il y a de plus profond et d’essentiel en nos âmes. C’est que nous vivons à peine ; nous vivons par un effort d’analyse. »
On peut dire que M. Maurice Barrès n’apporte pas en littérature une forme nouvelle. Dans le roman, il semblerait qu’il méconnut les conceptions de Flaubert, des Goncourt ou de Zola. Ses petits romans idéologiques ne sont guère différents de ceux du xviiie siècle, et ses courtes monographies philosophiques, où sur un ton enjoué, il traite d’importantes pensées, sont d’une grâce et d’un genre tout voltairiens.
Mais sa méthode éthique, qu’il emprunta à Loyola, et sa manière d’ironie, qui semble dérobée à Saint-Simon, ne manquèrent de séduire quelques contemporains. Sur les vélodromes et dans les antichambres des revues, il est désormais fréquent de rencontrer le barrésiste. S’il n’en porte pas le nom, il en détient cependant toutes les façons. Il est moins sympathique que Julien Sorel et d’une intellectualité inférieure. Et c’est un spectacle suffisamment baroque, de voir des gens d’instincts grossiers, se parer d’une fine attitude et affecter des coquetteries de pensée.
* *
De moins en moins, nous nous sentirons épris des paradoxes de cet écrivain, malgré leur attirante préciosité. Nos âmes ont des aspirations différentes. Et voici entre quelques-unes de ces propositions, celle peut-être qui eut le plus d’extension et qui, à cause de cela même, me semble justement condamnée. « On attache beaucoup trop d’importance, pour l’ordinaire, aux circonstances de la vie, dit Maurice Barrès dans ses Idéologies Passionnées. Que nous passions notre existence dans telle ou telle occupation, cela est peu caractéristique. Chacun suit la route qui passe dans son village ; celui-ci va dans les cloîtres, cet autre dans les casernes, ce troisième sera cuistre dans les bibliothèques et ce quatrième courra les maisons de joie. Sur ces allures extérieures, n’allez pas classer les hommes. Observez plutôt la façon dont ils sont émus, leur manière de prendre des
résolutions, ces secousses décisives qu’ils ressentent chacun dans leur sentier. »
Voilà un aveu bien joli. Et on ne se doute guère que sous ces phrases, si bien dites, se déguise une hérésie d’art assez commune. Ainsi, selon M. Barrès, seuls, les sentiments particuliers, les émois rares et peu fréquents séduiraient le romancier, et plus un héros possède de singularités, plus il serait supérieur. Si l’on partage sa conception, un homme n’est beau que s’il se différencie des autres par quelque qualité extraordinaire. Je sais bien que cette formule est adoptée par une multitude de gentils génies et de psychologues délicats. Mais je crois que tous ces auteurs, qui se plurent, ces derniers temps, au dessin d’atlas sentimentaux, et aux auscultations psychologiques, se trompèrent. Croient-ils donc avoir atteint à un pathétique bien élevé ; pour avoir accumulé une infinité de traits ténus, et avoir figuré de beaux mouvements d’âme, ils n’ont pas créé de héros vivants. Mais puisque nous avons résolu d’envisager rigoureusement Maurice Barrès, comme un éducateur, examinons la misérable influence, que peut avoir, en éthique, l’axiome dont il est question. C’est ainsi envisagé qu’il paraîtra néfaste en conséquences. Voyez-vous des hommes, qui dans le mépris de ces « allures extérieures », s’appliqueraient à se singulariser, à se créer un univers personnel, et qui sacrifiant leur fonction, s’efforceraient à devenir des individus. Pour une coquetterie mentale, ou pour posséder des mots d’auteur, les voyez-vous abdiquer leur beauté et leur rôle nécessaire. Comme je reconnais là une idée de dilettante. Et ce qui m’étonne davantage, à ce propos, c’est qu’une phrase si bien ordonnée et harmonieuse, puisse, — réalisée, — aboutir à un chaos aussi effrayant.
De cette conception d’un gracieux idéologue, combien j’aime rapprocher celle de M. Saint-Georges de Bouhélier, sans doute parce qu’elle en est la contradiction. « Les âmes humaines et leurs passions — exprime-t-il dans la Vie Héroïque — les luxures de leurs basses amours, et les tristesses où elles succombent, cela vraiment importe peu. Ce que pense un bouvier, un roi, ne vaut pas que l’on s’y attarde. Ils gardent d’autant moins d’intérêt que plus d’émotions les exaltent, car ces émotions les détournent des rites. Un homme paraît — c’est un maçon, ou un guerrier, ou un pêcheur. Il ne faut pas que l’on s’arrête sur ses vaines sensibilités. »
Celui qui prononça ces paroles dénonce une sensibilité supérieure. Ces « occupations » pour qui M. Barrès se montre si indifférent, M. de Bouhélier les considère comme des missions divines et héroïques. Si un romancier se préoccupe uniquement de la façon dont sont émus les hommes, il restreint l’art à quelques personnalités d’élite. C’est ainsi que Paul Bourget ne s’intéressera qu’à quelques mondains bien doués, et que Maurice Barrès — qui est plus délicat — ne trouvera sa suffisance que dans son propre miroir. M. Saint-Georges de Bouhélier, pour qui l’analyse d’âme est secondaire, élargit énormément l’horizon de l’art. Tels hommes que méprisent ordinairement les psychologues, qu’ils trouvent grossiers et qualifient de barbares, se trouvent réhabilités. Voici un artisan. Son attitude et sa fonction, le paysage qui l’enveloppe, l’air qui le frôle et l’éclaire, tout cela le rend sublime. Il resplendit comme une face de la Nature. Dans son attitude sacrée, il incarne un paroxysme. Mais un égotiste, avec une éducation moins civique et plus sentimentale ne comprendrait pas cette beauté fruste et naturiste, car à la moindre parole que prononcerait notre homme, il se montrerait aussitôt extrêmement froissé par ses erreurs de langage.
Pourtant, nous saurons gré aux dilettantes et notamment à M. Barrès d’avoir pu échapper — par des moyens factices — à l’empire du mal pessimiste. Malgré qu’ils usèrent d’ironies et de badinages, ils aimèrent la Vie et la préférèrent à la Mort. Grâce à leur méthode, ils parvinrent même à la passion. Et puis après le romantisme, on n’admirait que les grands gestes et les pompes magnifiques. Ceux-ci nous intéressèrent à de petites choses et nous sauvèrent de l’indifférence.
Enfin Maurice Barrès demeure un grand écrivain, c’est le plus distingué, le plus impeccable de nos Gentilshommes-Prosateurs. Et surtout — avec Voltaire, Stendhal, Renan — il reste dans la tradition nationale.
La Littérature Allégorique
Tout homme apparaît comme un Mythe, il s’agit de l’interpréter.
Saint-Georges de Bouhélier.
Les arts prochains créeront-ils de nouveaux mythes ? Ou bien les réalisations légendaires des temps passés — immortels thèmes à variation et à exégèse — suffiront-elles toujours aux aspirations des âmes passionnées ? La question est séductrice et ne manque pas d’intérêt immédiat. M. Stéphane Mallarmé dans l’une de ses divagations, déclare qu’il ne croit guère à l’instauration de futures légendes. Ajoutons qu’il ne nous donne à cette affirmation aucun prétexte. Je crois, pour ma part, que cette mythologie païenne, qui peuplait son panthéon d’Idées-Statues, de sentiments sculpturalement objectivés, est depuis longtemps définitive. Cette mythologie, d’ailleurs, si persistante dans nos mœurs occidentales toujours victorieuse, règne encore dans nos intelligences La chrétienté dut malgré soi en pénétrer sa théologie. Les moindres lettrés en subissent l’influence. Nous en retrouvons la tradition dans les plus puérils récits et ses fictions jolies ont, dès l’enfance, enguirlandé nos premiers rêves Cette religion nous paraît désormais toute naturelle. Et cependant dans l’histoire de la pensée, sa naissance demeure un événement extraordinaire.
On peut dire que ce fut dans ce petit monde hellénique, au bord de ces golfes abrités, glauques et cléments, parmi des paysages dociles, de menus horizons, sous ces ciels propices que l’humanité se réveilla. Ce fut le berceau où elle prit conscience de sa puissance. Il n’y avait point là de ces flores gigantesques, enchevêtrées, qui humiliaient de leur magnificence les riverains du Gange. Le grand désert implacable et monothéiste n’étendait plus l’aridité de ses plaines. Mais l’homme rencontrait ici une faune asservie, des fleurs comme attentives, proportionnées à ses désirs, qui semblaient lui offrir amoureusement les douceurs des saveurs, des miels et des ombrages. Et comme il trouvait une nature pacifiée, des aspects moelleux et des sites minuscules, il s’infatua. Il substitua son propre triomphe aux fins de l’univers. Science, art, religion, il restreignit tout à soi-même : L’inscription du Temple de Delphes fut adoptée. La philosophie descendit des Édens sur la terre et l’on décora d’humaines effigies l’antique forêt panthéiste.
C’est alors qu’on doua toute chose d’une face anthropomorphique. Dans leurs fictions, les fontaines empruntèrent aux poètes les visages de leurs amantes. Et les nymphes naquirent. L’écume éblouissante et voluptueuse des vagues fut, un jour, moulée selon les formes blanches d’une baigneuse qui s’y jouait. Et voici Galatée, reine de la mer. La naïve affabulation ! Le charmant artifice ! Et comme il faut admirer aussi l’exquise puissance de l’art ! Par l’extrême grâce des attitudes, ces gens nous évoquèrent la multiplicité des forces cosmiques. Les conques marines aux lèvres des Tritons simulèrent le mugissement des tempêtes. À vrai dire, ils ne se soucièrent guère du paysage. Il se résuma dans un emblème. N’était-ce pas merveilleux de réduire toute la magnificence des campagnes à cette gerbe d’épis, que porte avec emphase la rustique Cérès ? Puis d’inoffensives foudres aux mains de Zeus nous firent oublier les orages.
Cet art, d’une extrême ingénuité, comme il nous paraîtrait extraordinaire si notre imagination n’y était si accoutumée. Les blancs bergers de Théocrite, les héros d’Hésiode, les éblouissantes statues de Phidias nous séduisent d’un indicible charme. À les contempler, cependant, à les entendre notre âme n’éprouve pas de grandes, d’épuisantes émotions. Nous ne nous sentons ni élevés, ni amoindris. Mais une admiration calme et paisible nous étreint. C’est que, là, rien ne transparaît qui nous soit étranger, ni la face énigmatique de l’autre, ni le mystère de l’inconnu. C’est l’unique triomphe de l’homme auquel nous assistons, le triomphe sur l’univers de sa stature divinisée.
Orpheus et Narcisse, Pygmalion et Prométhée resteront cependant d’imperfectibles, d’inoubliables créations. Jamais l’humanité n’incarna, en de si prodigieux héros, les divers sentiments de l’amour. Seule, la figure du Christ fournit l’adorable expression du sacrifice. Malgré tout, il faut se persuader que cet art demeure incomplet car il se restreint à l’humanité. Art d’allégorie et d’emblème. Si certains poètes firent parfois intervenir les noirs cyprès, les mélèzes et les gris oliviers, ce n’est pas qu’ils y découvraient une| beauté spéciale, ni par prédilection particulière, mais bien pour la rigoureuse signification de vertus fictives. Et, si dans maintes odes et épopées, figure le laurier rose, ce ne fut pas pour l’éclat de son feuillage, ni pour la frimousse en flamme de sa fleur, mais comme une pure et exacte métaphore de la gloire. Ainsi l’homme anima d’abord de sa psychologie toutes les formes d’alentour, et il lui sembla charmant d’exprimer toute la nature par la grâce de sa structure.
Par la suite on se lassa de cette simplicité. L’art fut influencé par les modes décadentes, et devint l’apanage des aristocraties. La littérature prit une magnificence somptuaire. La langue s’enrichit de métaphores et les statues se couvrirent de joyaux rares. De plus en plus, et peu à peu, s’affaiblissait le sens de la nature. Et sur la terre vêtue de jardins bien parés, et sous les gros dômes d’or arrondis, surgirent les icônes byzantines. Singulière coïncidence ! nous avons assisté à la même aventure.
Puis vinrent les jours d’ascétisme et la chrétienté barbare. D’opaques nuages de crêpe assombrirent le paysage. Les hommes s’habituèrent à considérer la terre comme un gouffre infernal, comme une affreuse contrée d’horreur et de malédiction. On sépara le Paradis de la Nature. La chair parut ignominieuse et la maternité une souillure. On flagella la nudité et il y eut des imprécations contre la blanche peau en fleur. « Ce sac perfide qui enveloppe de sa fragilité l’horrible grouillement des tripes et des viscères »
disaient les clercs avec des paroles empestées. Les rites naturels étaient désormais abolis. Les bergers n’adorèrent plus les sources, même à travers le rire d’argent des naïades ! Et les pommes d’automne n’eurent plus de pieux fervents, fussent-elles emblématisées en les petits seins joyeux des Pomones joufflues. Pourtant l’allégorie n’avaient point disparu, mais renaissait avec des formes nouvelles, car les dieux avaient quitté nos parages pour d’autres plus aériens. Et tandis que les créatures vivantes prenaient
les apparences monstrueuses de plantes animalisées et sensibles de faune tourmentée et plus malsaine que les rêves de M. Odilon Redon, pour devenir des anges, le corps des hommes s’immatérialisait, virginal. Et il y eut de ravissants petits jeunes gens qui avaient des yeux d’or et portaient des ailes blanches, dérobées sans doute aux cygnes mystiques.
* *
La Littérature Allégorique des jours récents ne peut se comparer à aucune des précédentes. Ici ce n’est plus l’homme qui se mire dans l’univers et se plaît amoureusement à lui attribuer ses traits délicats et blancs, à l’agrémenter de sa fine stature. Et ce n’est plus le croyant, qui dans la contemption de ce monde s’efforce à déformer les créations naturelles, tandis qu’il imagine de brillants paradis angéliques, où passent ces formes spiritualisées, conformées tout exprès pour habiter ces villégiatures aériennes.
Nous devons rechercher à cette littérature des origines esthétiques et philosophiques à la fois.
La raison d’art qui la motiva est fort superficielle. Pendant la réaction qui se produisit d’une violence insoupçonnée jusqu’ici — contre le Naturalisme et M. Émile Zola — on revint naturellement à ces fictions romanesques, aux sites shakespeariens et ossianiques pour qui s’étaient passionnés les écrivains romantiques. Comme il y avait eu excès de modernisme, les artistes se laissèrent attirer vers la mystérieuse ivresse des temps révolus, vers le mirage des anciens âges. Aux décors quotidiens, ils préférèrent la mythologie païenne et la théogonie des Védas, qu’avaient remises en faveur le prestigieux talent de Leconte de Lisle. Et puis, c’était le temps où des esprits aventureux — Catulle Mendès, Édouard Dujardin, Alfred Ernst — commentaient, devant la France terrorisée, l’œuvre énorme de Richard Wagner, et l’on se passionna aussi pour la pompe héroïque et rude, le geste démesuré et la grâce barbare des Légendes rhénanes. Mais la littérature archaïque devenait un genre périmé, l’art de reconstitution était passé de mode, semblait surtout piteux devant les magnifiques théories de l’École Naturaliste L’adopter c’était revenir au réalisme-épique de Flaubert, au formisme des parnassiens. Et pour s’éprendre des Walküres et des Niebelungen on n’avait même pas le prétexte de tenter une poésie nationale. Il fallait trouver une excuse à ce caprice une idée mentale qui puisse absoudre la part fantaisiste de cette réforme d’art. Et c’est ici qu’intervient la raison philosophique.
Les philosophes idéalistes et en particulier Emmanuel Kant avaient mis en suspicion l’existence objective du Monde extérieur. « La seule réalité, c’est la pensée » avait dit le génial maniaque de Kœnisberg.
Et Amiel, plus proche, n’avait-il pas énoncé déjà sa conception de l’Univers qu’il envisageait « comme une allégorie de soi-même »
et prononcé cet axiome devenu célèbre : « Les paysages sont des états d’âme. »
Les jeunes poètes — ceci se passait vers 1886 — embrassèrent donc avec enthousiasme la foi idéaliste. À leur manie rétrospective ils avaient trouvé une excuse idéologique. Puisque, selon de si grands philosophes, le Temps et l’Espace n’avaient pas d’existence réelle, pourquoi se plier au joug d’une époque ou d’un milieu. Seules les idées sont essentielles et pour les exprimer, l’artiste use de la forme qui lui paraît la plus aimable. Il agit selon sa volonté. Il se crée un univers spécial. Si vous ouvrez un volume de MM. de Régnier, Samain ou Merrill, si vous regardez les pâles imageries de MM. Maurice Denis ou Osbert, vous n’éprouverez pas de fraîches ou ardentes sensations naturelles, mais vous discerneriez les extériorisations, en des paysages choisis, des sentiments de ces auteurs — nostalgiques ou joyeux. Ce sont des tableautins où ils représentent leurs états mentaux. Telle fut l’exégèse de cet art chimérique, de cette fade littérature de songe et de langueurs.
C’est le temps des sites invraisemblables où les poètes placeront des personnes fabuleuses qui seront leurs sentiments objectivés. Voici en son artificiel jardin
l’âme de M. Samain ; une enfante en robe de parade. Et voici des parcs et d’antiques manoirs, et les Dames d’Autrefois, et les vivianes, « les princesses mornes depuis des ans et des années »
où s’incarnera l’âme mélancolique de M. de Régnier. Quelle est cette blanche théorie qui s’avance, là-bas, triste et incolore ? c’est le cortège des heures, des regrets, des espoirs. Elles portent pour se distinguer des objets emblématiques, des Bagues ou des Thyrses, le Miroir ou l’Épée ou le Laurier ou la Colombe. Malgré le luxe descriptif et l’emphase des narrations cela n’est guère varié. Ces répétitions nous excèdent.
Investir une abstraction d’un nom ou d’une apparence humaine, la faire évoluer en la sombre atmosphère de sites surannés, et exprimer en paroles hautaines des idées qui vous sont chères et personnelles, voilà une esthétique déplorable. Nous ne sympathisons pas avec ces personnages cérébraux. L’irréalité de tout ceci, le défaut de pathétique nous accable d’ennui et l’aventure poétique ne correspond à aucune de nos émotions habituelles et journalières. Ces héros extraordinaires, à cause des contrées fabuleuses où ils vivent, de leur phraséologie pompeuse, de leur aspect emphatique, nous troublent plus qu’ils ne nous séduisent. Nous ne retrouvons aucune de ces choses familières qui nous sont si précieuses. Tout cela est si lointain. Ah, si ces poètes regardaient à leurs alentours, ils y verraient des scènes courantes, y entendraient d’usuels dialogues. Leur génie et leurs artifices consisteraient à parer ses intimités d’un caractère d’éternité, à restituer à ces hommes frustes et serviles, soumis aux contingences leur signification divine et absolue. Oui ! combien à la Gardienne, à Hertulie, au Chevalier qui dormit sous la neige, nous préférons la gente Nausicaa qui joue avec ses compagnes, l’hivernale Clarisse pressant le blanc linge mousseux, ou encore cette petite Mouquette qui présente, si ingénument, à tous passants la double aurore de ses jeunes fesses !
La chair de ces suaves héroïnes s’embrase d’une ardente passion. C’est que, le poète, s’il veut donner naissance à des créatures vivantes et toutes palpitantes d’être, ne peut rester solitaire. Car le poète est incomplet. Et il a besoin d’être fécondé. Il tend son âme comme un brillant calice, passif et magique. Les âmes des petites choses affolées s’y épanchent et s’y engouffrent avec vertige. Certes il expire sous le choc d’émotions si puissantes, mais c’est pour renaître transsubstantié dans la stature frémissante de ses personnages, dans le frissonnant fouillis des paysages. Et c’est ainsi qu’une œuvre d’art demeure l’heureux résultat de ses Noces merveilleuses avec la Nature. Saint-Georges de Bouhélier qui a, à maintes reprises, exprimé ces pensées, nous a chuchoté
à ce sujet quelques exquis propos : « Tout palpite, tressaille eucharistiquement. Il faut considérer les choses comme de saintes et ardentes hosties. Le Poète, sous les apparences surprend les petites âmes qui dorment. Il les appelle et elles se lèvent, car il est semblable à l’Amour. Or il les mène en paradis. »
Tenter de rajeunir les vieux mythes, les fictions, les fables et les légendes en les douant d’une réalité sentimentale et en les animant de ses songes personnels, apparaît donc une entreprise contraire à la Nature. Les essais qu’on fît — nous l’avons constaté — ne furent pas très heureux. Comme si des mythes mystérieux ne s’accomplissaient pas sans cesse sous nos yeux, mais ils nous paraissent moins surprenants parce que nous assistons constamment à leur quotidienne comédie. Nous sommes présents à de frustes repas et à des accueils rustiques dans nos promenades campagnardes qui surpassent en grâce divine la Cène chrétienne et le Banquet platonicien. La révolte de ce manœuvre n’est-elle pas aussi pathétique que l’insurrection de Prométhée. Et si nous comprenions leur emblème social, leur symbolisme supérieur, tant d’outils discrédités, les sonnantes truelles, et les fourches sournoises, et les râteaux bruissants nous paraîtraient d’une beauté aussi haute que les riches et claquants étendards des chevaleries évanouies.
Or, ce qui distinguera l’art futur, c’est précisément le renoncement du poète à exprimer ses sentiments individuels. Déjà Linné, puis toute la dynastie des de Jussieu ont reçu des plantes mêmes, d’adorables confidences sur les merveilles de leur anatomie. Novalis, Beethoven, Corot ! quel magnifique exode de l’âme vers la nature. Monet qui réalise cet hymen formidable de l’Œil et du Soleil où le Sens devient la Sensation ; Zola dans l’idylle panthéiste de l’abbé Mouret demeurent les précurseurs de l’art naturiste. L’objet s’interprète sans nul artifice. Des meules saignantes confient leur destin sans le secours de nulle Cérès, et comme nous préférons à la Vénus antique, le sublime cantique d’amour qu’entonne le Parc du Paradou. Car nous concevons une œuvre où s’assembleront enfin tous les êtres, apparaissant dans leur stricte morphologie, chantant ces dieux à leur image, qu’ils rêvent assurément.
Émile Verhaeren
Mais l’obscure nuit est longue. Et les sonneurs dorment autour des beffrois. Les pieux héros font retentir les cités mortes. Et leur souffle empesté éteint l’éclat du ciel !
(La Vie Héroïque).
Si, comme l’a défini Saint-Georges de Bouhélier, le grand homme est une expression œcuménique. l’Homme-Concile où s’assemblent les âmes de toute une race, il faudrait investir de ce titre Émile Verhaeren. Car si, dans ses poèmes, se transverbent et chantent le sol, l’âpre atmosphère, les sites et les architectures d’un territoire, si le tour de sa phrase a consacré les idiotismes et l’accentuation particulière d’une Province, c’est bien le génie flamand tout entier qu’incarne et résume le prodigieux poète des Villages Illusoires, ce génie complexe qui anima jadis Rubens et Jordaëns, Teniers et Braekenburgh, qui anime encore aujourd’hui les Meunier et les Eeckhoud, les Lemonnier et les de Groux. De tous ceux-là, Verhaeren possède, à la fois, la véhémence dans l’expression, l’intelligence des objets domestiques et aussi une extrême dévotion pour la matière qu’il divinise, pour la fruste réalité dont les formes et les aspects le hantent, tour à tour. Dans son œuvre, on n’entreverra pas ces féeries allégoriques et emphatiques où se complaît l’imagination saxonne, les menus bocages, les molles collines où se joua la poésie hellène, n’espérez pas surtout y rencontrer ces mille fadeurs, et ces mysticités malsaines qui amollissent la pensée contemporaine. Mais puisque nous sommes las des décors mensongers, où dépérissent des roses anémiées, des sentiments compliqués et des sadismes cérébraux, ouvrons les Flamandes, la première œuvre du poète, pour nous y exalter parmi ces Édens charnels, ces idylles rouges, ces joies peut-être grossières, mais farouches, violentes, d’une pacifique et généreuse santé. Du temps où ces poèmes s’élaboraient, le Naturalisme était dans toute sa gloire, Émile Verhaeren lui emprunta sa manière scripturale et son vocabulaire pour traiter des scènes familiales, des épisodes et des sentiments qu’avaient autrefois réalisés, dans un art différent, les vieux Maîtres de Flandre. Assurément, leur recherche fut identique. La réalité lui fournit des motifs d’émotion et, comme eux, il s’émerveilla dans les truandailles, les jacqueries et les kermesses. Des cygnes ne naviguent pas sur de lisses et féeriques étangs, mais dans une authentique campagne, — pailles et or — près de la grange, non loin de la mare saumâtre, jouent et grognent de roses et gras pourceaux. Cependant, son principal souci fut d’abord de peindre, et tels sonnets des Flamandes constituent plutôt des tableautins, d’un coloris vif, chaleureux, très ardent. Ainsi l’art du poète fut, au début, descriptif ; et, alors, soit qu’il esquissât, avec une maîtrise d’expression toujours croissante, les portraits de ses Moines ascétiques, figés dans leur rigide et tombale stature, soit qu’il s’essayât à évoquer les vieux cloîtres féodaux et gothiques, ou à chanter, en fresques d’un sombre éclat, les tragiques aspects de ses Soirs, le souci qui le dominait fut, sans cesse, celui-ci : limiter la poésie à la peinture, à la stricte impression, par l’artifice du verbe, des formes et des couleurs.
Mais, nonobstant l’éclatant génie visionnaire de Verhaeren, cette façon poétique demeurait insuffisante ; l’uniformité métrique glaçait les émotions, malgré l’évocatrice puissance de l’épithète. Enfin, le tour narratif, qui interdit tout cri de sensibilité, étouffe la moindre clameur passionnelle, nuisait au complet épanouissement de cette âme ardente et frénétique. Voici le temps des Apparus dans mes chemins et le talent du poète va subir une totale et logique métamorphose. Désormais, l’énorme vie ambiante, l’infinie rumeur d’alentour, il ne s’agira plus de la décrire sur un mode prescrit. Cette esthétique rétrécissait, immobilisait la Nature, quand la mission de l’art est de la magnifier, de l’exprimer dans son ruissellement perpétuel. Il voulut que la flamme intérieure qui l’embrasait, que la phosphorescence immense des couchants incendiât sa phrase du bruissement des étincelles, de mots-brasiers, que l’organisme vibrant de sa Parole battît et fût scandé aux pulsations de sa fièvre, haletât selon son souffle. Ah ! il fallait bien que la pâte indocile du langage fondît sous le feu de sa passion, pour que, malléable, elle prenne la face farouche de ses hantises.
Si le style doit être consubstantiel à l’objet qu’il célèbre, celui de Verhaeren, ravagé et chaotique, demeure bien l’image et le reflet de ce tempérament exténué sous la violence des chocs sensoriels. L’harmonie imitative, l’expression directe, brève, stricte et sèche, les métaphores populaires et réalistes, souvent vulgaires mais grandioses, aboutissent chez cet homme à des effets imprévus, extraordinaires. Il est certaines strophes de Verhaeren qui vous anéantissent et vous secouent comme une trombe formidable et pleine de fracas, où les mots éclatent et retentissent comme des météores. Des visions tourbillonnent — du sang, de l’or, des ténèbres —, brûlent nos paupières. Plus rien ne subsiste en nous, qui soit littéraire ou cérébral, l’émotion devient toute physique. Des adverbes aux sonorités métalliques, longuement, intensément, renforcent les périodes, éternisent, prolongent et répercutent comme de successifs échos, la sensation principale. Tel poème de Villes Tentaculaires, c’est moins du lyrisme qu’une rafale verbale, une écrasante bourrasque rythmique. Les formes, les lignes se brisent, les coloris s’effacent, dans ces rauques symphonies. On lit le Vent Sauvage de Novembre, Une vieille qui brûle, et ces cris, ce tumulte, ces vocables qui s’entrechoquent, nous conquièrent et nous harassent. On oublie les antiques figurines, les vieux radotages sentimentaux. Nos sens vibrent comme d’inconscientes lyres. Cette formidable tourmente a brisé, emporté les fleurs flétries des rhétoriques dépérissantes. Le plaisir littéraire disparaît devant une joie supérieure.
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Cette poétique barbare et primitive, il faut reconnaître que M. Verhaeren l’a réalisée dans sa totale intégrité et sur un ton majuscule, principalement en ses récents ouvrages : Les Campagnes Hallucinées, Les Villages Illusoires, Les Villes Tentaculaires. Ces livres forment une héroïque trilogie qui demeurera — à coup sûr — le chef-d’œuvre du poète. C’est que les extravagants caprices qui sollicitent, si souvent, la verve des virtuoses du vers, n’ont point motivé l’écriture de ces volumes. Mais ce qu’il faut y considérer, c’est l’illustration, en des pages palpitantes, d’une phase déterminée dans l’histoire de la tribu humaine, d’un événement social, décisif et contemporain : l’abandon général et quasi universel des campagnes, pour les cités factices et monstrueuses.
De ce grand événement social, auquel nous assistons, le plus important qui soit en cette époque, Émile Verhaeren nous a donné de ténébreuses et lamentables peintures.
Il a vu, dans cet exode de familles innombrables hypnotisées, délaissant leur demeure et leur glèbe ancestrale, la bonne vie domestique et champêtre et la sainte quiétude de la Terre, pour l’existence tourmentée des métropoles, un fait anormal, anti-naturel. Une épouvante l’étreignit. Ce spectacle le hanta comme le présage d’un désastre formidable et comme un sensationnel symptôme de l’agonie des races occidentales.
Pour nous, — et c’est le résultat de nos croyances, — malgré que nous en percevions la gravité, nous ne voyons là rien d’extraordinaire. Nous assistons à un mouvement naturel, nécessaire et fatal, destiné peut-être à bouleverser dans sa morphologie la surface terrestre, mais imposé par des lois cosmiques. Il faudrait l’assimiler à l’antique révolution que fut, par exemple, aux temps immémoriaux du sublime Prométhée, le passage de la vie nomade à la vie sédentaire, nécessité par l’édification du premier foyer. Un biologiste y verrait assurément un sujet d’étude ; un philosophe, méditant dans la mansuétude de ses abstractions, y constaterait, sans ironie, un phénomène aussi normal que les périodiques migrations des peuplades volatiles (hirondelles ou cigognes) ; mais ce poète visionnaire et romantique, qui s’émeut de sensations instantanées, en a conçu la plus émouvante et la plus tragique des Fresques-Épopées.
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L’existence qu’il eût aimée partager, Verhaeren nous l’a confiée dans ses chères Flamandes. Ces sites joyeux comme un dimanche d’été, avec leurs riches pacages, leurs fermes opulentes où rient de grasses filles plantureuses, leurs moissons rouges où, pareils à des flammes, les corps amoureux ont d’étroites étreintes, je ne doute point qu’il ait rêvé d’y séjourner. Il n’espéra jamais d’autres paradis. Il lui eût tant plu de se mêler à ces rudes travaux, à ces mâles amours. Que ce soit dans une intention d’hygiène morale ou physique, ou bien par appétition instinctive, cette vie simpliste l’eût passionné. Mais c’est en vain qu’il regarde autour de lui. Tout lui semble anormal, dégradé, factice. Rien n’est que désordre et chaos. Il ne pourra donc pas ordonner son âme troublée, dans l’eurythmie de l’univers ; cette paix qu’il n’a jamais pu trouver dans le Rêve, la Réalité la lui refuse à son tour. Son pessimisme s’accrût au contact de la nature. Il eut d’irrésistibles vertiges, et succomba. Car il y a, chez cet homme, et concurremment, de l’apitoyement et de la bonté, de l’effroi et une cruauté naturelle qui lui fait éprouver de délicieuses terreurs, de morbides voluptés devant les spectacles de la Mort. Dans cette âme contrastée, ces divers sentiments ne s’équilibrent jamais et ce conflit qui règne dans son âme, persistera encore entre celle-ci et le monde extérieur.
Il perçoit de minimes détails dans des visions monstrueuses ! Où sont les saines joies d’autrefois ? la Nature est donc elle-même une chimère ? Le Mal et la Misère triomphent. Il sanglote d’altruisme, en même temps qu’il s’enivre de ses visions maudites. Les sombres prophéties du Poète vont commencer.
Il y a, en effet, de terribles malédictions dans les Campagnes hallucinées. Le Dies Iræ n’a point de violences plus éclatantes, l’évocation y est dantesque mais plus plausible et je ne connais guère que la Danse Macabre d’Holbein qui atteigne à une effroyable et aussi dramatique intensité.
Dans une nature terrorisée, des paysages prennent une apparence d’enfer. Des plaines s’étendent chauves et rases, où végète un gazon bistre. Des moulins, au loin, semblent d’énormes araignées. Les hommes ont
déserté cette contrée agonisante. Les seuls êtres humains qui la hantent encore sont d’horribles fous, proférant des cris aigres, et qui glapissent leur démence en d’affreuses chansons. Les mares stagnent empoisonnées. Nul troupeau n’y vient boire, car aucunes des bêtes domestiques, qui, mieux que les fleurs et les fruits, égayent l’existence paysanne, n’ont survécu. On n’entend plus le pimpant concert des basses-cours ; le vif vernis des plumages n’éclate pas dans les branches ; les moutons gris ne courent pas sur les routes, comme des flocons de poussière. Mais il y a des oiseaux qui « crient la mort »
, et sur la terre privée de sève, des rats rongeurs pâturent seuls. Toute la vie s’est réfugiée en ces apocalyptiques cités dont les profils gigantesques apparaissent à l’horizon brouillé de nuées charbonneuses. Et voici passer de lugubres, mortuaires et allégoriques cortèges : La Fièvre « dont personne n’entend les pas »
et qui sort d’un marais immonde, accompagnée de mendiants jeteurs de mauvais sorts. Et enfin les dominant de sa statue, voici la Mort, atroce et grandiose figure qui semble résumer l’horreur entière de cette contrée pestilentielle, la Mort qui apparaît.
Sans éprouver l’horreur de son odeur,Ni voir danser, sous un repli de sa tunique,Le trousseau des vers blancs qui lui tètent le cœur.
Malgré notre antipathie pour l’Allégorie, — que nous considérons comme un procédé artificiel, — nous ne pouvons céler notre admiration pour celles-ci. C’est qu’elles n’ont rien de conventionnel. Ce sont plutôt des réalisations de cauchemars que de véritables personnages d’invention. Et elles constituent, pour ce poème, une ténébreuse et nécessaire apothéose.
Cependant — serait-ce une hallucination nouvelle ? — de rares et fantomatiques villages semblent avoir survécu. Sont-ils réels ou sont-ce des songes ? Le poète les dénomme des Villages Illusoires. Sous le vent et la neige, ils gisent misérables : pauvres bâtisses, grêles enclos. Des artisans, obstinément, s’y acharnent à de mécaniques labeurs. Ce sont d’antiques races, et tout y apparaît décrépit, délabré ; une sombre patine obscurcit le ciel lui-même. Attentifs, courbés sur des eaux taciturnes, peinent de noirs pêcheurs. Sur les routes, les attelages ont des profils d’enterrement. Dans sa boutique basse, voici le menuisier obstinément penché sur son travail symétrique, depuis des temps qu’on ne sait pas ; voici le sonneur sonnant son glas affolé tandis que l’anachronique clocher croule dans l’incendie ; le blanc cordier visionnaire qui semble attirer à lui les horizons, et enfin, vision macabre et triomphatrice : le Fossoyeur apparaît, qui, halluciné par son ultime sacerdoce,
… regarde au loin les chemins lentsMarcher vers lui, avec leurs poids de cercueils blancs.
Et tandis que ces vieux villages agonisent lentement, les villes, là-bas, répercutent le fracas d’une vie atroce et frénétique. Les bouges y bouent de luxures ; l’orgie et la folie sont déchaînées. Ce sont les Villes Tentaculaires qui, pareilles à de colossales pieuvres semblent s’être gorgées du sang de toute la terre. Les usines y ronflent, d’horribles bazars regorgent d’oripeaux bariolés, et des décors modernistes y prennent l’apparence d’un gigantesque brasier. On connaît les prédictions d’Ézéchiel et que proféra — aux temps bibliques — le sombre prophète contre les cités maudites de Gog, de Tyr et de Sidon. On en retrouve les vociférations dans les strophes noircies des Villes Tentaculaires. Et j’aime apparier deux rouges et lyriques barbares qui ont célébré ces ruines et ces décadences, où tressaille la genèse d’un monde nouveau.
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Tels sont les derniers tableaux où se plaît l’imagination exaspérée de Verhaeren. Il faut distinguer chez celui-ci, une âme délirante et passionnée, qui ne parvint jamais à s’harmoniser, à s’équilibrer dans la Nature. Voilà pourquoi nous voyons en lui et sans attacher, comme M. Charles Maurras, un sens péjoratif à ce terme, un artiste romantique. Mais surtout, il aura consacré, en l’art poétique, des objets ordinairement méprisés.
Ses tragiques cris, malgré leur pessimisme, nous les préférerons aux sylves fleuries, aux éternelles liturgies, aux roses. Peut-être ne satisfait-il pas totalement nos instincts de latin, mais qu’importe ? Voilà un homme qui s’est affranchi de vains soucis littéraires. Nous l’admirons comme l’authentique effigie d’une race étrangère. Et les Flandres doivent vénérer en lui leur poète national.
Adolphe Retté
« Il faut exister publiquement. »
Monsieur Adolphe Retté n’est pas uniquement une superbe personnalité littéraire, mais surtout une physionomie humaine des plus attirantes. Parmi les poètes de cette époque, sa vie et son œuvre demeurent d’une beauté indépendante et sauvage. Les sautes de son caractère concordent fraternellement avec ses changements d’opinion. Dans ses justes revendications, comme dans ses erreurs, il fut exalté et sincère, passionné jusqu’à la souffrance. Il subit de rudes épreuves. Et c’est à cause des rafales sentimentales dont il fut accablé, de ses désillusions philosophiques, qu’il acquit cette sereine et aubale mansuétude, cette confiance et cette sécurité dont il possède désormais la jouissance. Comme Jacques Simple de la Forêt Bruissante qui a franchi toutes les étapes du Sage, il a atteint enfin la Terre souhaitée, la bienheureuse Arcadie.
Il faudrait considérer surtout M. Retté comme un Symbole d’indépendance. Ainsi l’on comprendrait sa vive haine contre tous les jougs despotiques, la révolte vibrante de ses strophes, sa jeunesse étrange, tumultueuse et ballottée. On comprendrait encore l’ardeur de ses polémiques, la fougue combattive de ses critiques qui sont aussi bien la clef de son œuvre, que le reflet de son existence.
Au temps où il débuta dans les lettres régnait la plus étrange confusion. C’était au début du Symbolisme, encore le terme n’était-il pas inventé. On commençait à se libérer de la poétique, étroite et dogmatique, du Parnasse contemporain. Paul Verlaine avait déjà fait faire la cabriole au sonnet, Jules Laforgue avait initié quelques oreilles « au charme certain du vers faux »
. M. Kahn publiait ses Palais nomades. C’était la guerre à l’alexandrin et l’on brûlait, en grande pompe et publiquement, le traité de versification de Monsieur de Banville. Cependant que M. René Ghil essayait d’établir, alors sans succès, des règles draconiennes qu’il basait sur des théories scientifiques.
Le vers libre ou polymorphe apparaissait. Venait-il de Pologne, comme nous l’ont assuré plusieurs esprits malicieux, d’où l’aurait importé Madame Marie Krysinska. Ou bien sort-il du Cercle des Hydropathes où l’on en avait usé d’abord comme d’un jeu et par fantaisie. Malgré tout, cette forme d’art triomphait. La Critique s’insurgeait. Les Parnassiens serraient les coudes, voyaient, avec terreur, grandir cette réaction et flagellaient avec mépris l’attitude de ces « décadents », de ces « iconoclastes ». De tous côtés, les échos retentissaient de discussions de grammaire et d’euphonie. Ce n’étaient que commentaires sur le vers, discussions byzantines, propos sophistiques pour excuser ou incriminer le mode nouveau d’expression poétique. Et jamais scholiastes si subtils n’avaient introduit dans leurs babillardes querelles, tant de pédanterie et de futilités prétentieuses.
À cette réforme, M. Adolphe Retté sut découvrir une raison humaine. Il s’était montré dans cette célèbre querelle d’une activité fiévreuse et batailleuse. Ses chroniques à l’Ermitage, pleines de verve, d’érudition, d’à-propos philosophique, furent fécondes en influence et eurent de grandes conséquences. Dans ses commentaires, les misérables questions de linguistique ne le préoccupèrent guère pour la justification du vers libre. Car M. Retté sait bien que ces discussions de rhéteurs n’ont avec l’art qu’un rapport vague et incertain. Il ne pense pas que pour le poète, la littérature doive, seule, exister ; mais il croit qu’aux révolutions esthétiques nous devons chercher les causes plus profondes. Et ces causes, M. Retté les a recherchées jusques au fond de son organisme. Au préalable, son tempérament d’indépendance, que nous avons déjà signalé, se révoltait à l’idée d’un code écrit, sans sanction naturelle, uniquement établi par l’usage et le préjugé imbécile. En même temps qu’il réprouvait, en éthique, les dogmes religieux et les tables législatrices, l’idée d’une loi littéraire, où, sans distinction, tous les poètes devaient s’asservir, l’épouvantait. Et tandis qu’en politique, il réclame encore pour l’individu la liberté d’expansion, il proclamait alors la liberté de l’expression. Avant toute chose, pensait M. Retté, le Poète doit être un individu. Il doit s’affranchir de l’Éducation, cette méthode uniforme et artificielle par laquelle on abaisse l’individu dans un moule commun. Acquérir une sensibilité autonome et personnelle, tel est le principe primordial. Ensuite on devra chercher une façon de s’exprimer adéquate et conforme à sa vision de l’Univers. Ce choix d’un instrument qui s’adapte à nos facultés, est pour lui une chose essentielle. C’est ainsi que les uns adopteront la langueur plaintive des violons, les autres préféreront le sanglot des harpes, — et ce seront des élégiaques. Ceux-ci la discorde des tubas, et d’autres l’ample sonorité des orgues soupirantes — selon qu’ils seront extatiques ou révoltés. Les antiques genres, en quoi on voulut enclore et restreindre la poésie, l’Idylle avec ses gerbes agrestes, l’élégie avec ses larmes cristallisées, le sonnet minuscule, l’ode et la ballade, toutes ces classifications inutiles sont abolies, mais chaque individu s’exprime dans un genre spécial et unique. Le seul criterium est la beauté. À un Homme libre convient un rythme libre, voilà ce que proclame M. Adolphe Retté1.
Voici une année, dans un article au Figaro qui eut du retentissement, Saint-Georges de Bouhélier soutint une théorie contraire à celle que nous venons d’exposer. N’étant pas partisan de la Liberté, il prétendit que le poète devait s’asservir à la nature, se soumettre au joug sacré de ses émotions, en être le docile esclave attentif.
Et c’était en ces termes qu’il préconisait l’expression spontanée :
« Un poète chante, — l’aurore — l’été. Le cantique où il les célèbre ne lui appartient pas. C’est d’eux-mêmes qu’il l’apprit, — hymne énorme, églogue d’or. — Ce qu’il récite, ils le lui chuchotèrent. Avec ses cent mille petites voix de montagnes, d’aromates, de creuses sources, de violettes, de gouffres, la Nature lui enseigne les rythmes. »
« Comme si le poète méditait ! Il ne crée rien, étant tour à tour océan, esclave, branche balancée, étoile, fontaine, aurore, saule blanc, coquelicot d’or ou coq — il écoute ce que crient les spectres. »
« Il assiste au concert des archanges et des fleurs. La Nature par sa bouche s’exprime. »
Mais avec Saint-Georges de Bouhélier nous avons à juger un naturiste. Nous quittons la Littérature subjective pour la littérature objective. Il n’est point question, ici, d’extérioriser ses sentiments en suaves et lyriques chansons, mais d’exprimer la nature dans son eurythmie, l’univers dans son immense ruissellement, dans sa totale synthèse. Nous passons de la mélodie à la symphonie. Et puis, est-ce bien le vers libre que défend si magnifiquement ce jeune poète ? C’est plutôt une forme d’art supérieure, plus complète et dont il nous faudra, peut-être, proclamer bientôt le triomphe : la Prose Rythmée, vibrante et crépitante, de lueurs, de parfums, de musiques, comme un morceau de nature — transverbée.
Parallèlement à ses discussions, M. Adolphe Retté préparait un grand effort de synthèse poétique. Les Parnassiens avaient pris coutume de réunir sous un titre vague et évasif des poèmes composés au hasard, sans suite aucune. Cela formait des recueils disparates, où le poète composait un florilège de ses meilleurs vers, dans l’unique but, souvent, de faire apprécier la richesse de ses rimes. M. Adolphe Retté s’insurgea contre cet usage. Il avait le pressentiment d’un poème unitaire où toutes les pièces auraient entre elles un lien d’âme, une suite idéologique. C’est alors qu’il écrivit Une Belle Dame passa, un cahier de rythmes exquis, avec son thème et ses motifs croissant en pathétique, et se nuançant et se transposant selon l’heure sentimentale. La plupart de ses œuvres a été écrite, d’ailleurs, d’après cette conception supérieure.
Mais dans la Forêt Bruissante, il a élargi encore le cadre du Poème. Il y a introduit le dialogue, et surtout tenta ce tour de force : résumer dans la vie d’un Homme les étapes successives de l’Humanité. Il est possible, il est même certain que Jacques Simple n’est nul autre que M. Retté, mais il incarne aussi, dans une statue qui la résume, l’Humanité tout entière, qui erre, s’égare, trébuche dans le chemin du Bonheur, franchit les dures étapes, subit les jougs souverains, se heurte, tel Œdipe, au front énorme de l’énorme sphynx mystérieux.
* *
M. Retté a compris qu’un poème était l’illustration fleurie et simple d’une époque de vie. Il faut chanter non pas dans l’unique but de créer des strophes inanimées. Le poète aime que la foule, en écho, répète ses rimes sonnantes. Les statues qu’édifièrent autrefois les sculpteurs sacrés enseignent perpétuellement aux hommes la triomphale beauté de leur attitude. Et ce sont d’éternels modèles de la plastique humaine. Il en est de même de ces frissonnantes Cantilènes où des poètes font retentir, en paroles scandées, le rythme tumultueux de leur propre existence. La passion qu’ils y insufflent augmente le pathétique des auditeurs et ranime l’orgueil de la tribu. La vie du poète a des courbes harmonieuses et ce sont ces inflexions, musicalement exprimées, qui douent les races de beauté morale. Le Sage doit habiter une humble et transparente maisonnette de cristal. Aucun de ses gestes ne doit demeurer caché, mais il doit les déployer avec grâce et éloquence Car ses belles actions persistent dans les souvenirs comme des maximes mimées et vivantes.
Il ne doit pas, pareillement, tenir secrètes ses pensées, mais les présenter, comme des guirlandes ailées de colombes, comme des boisseaux pleins de froment, à la réunion de ses voisins attentifs.
Si le poète chante pour lui-même, et d’une flûte égoïste, il est misérable ou incomplet. Le poète s’exprime pour tout le monde. C’est un Maître de Joie, de Beauté, de Sagesse. Les Héros, les Martyrs sont sa progéniture. Ses rythmes deviennent pour les nations, un sujet d’allégresse. Ils sont garants de la santé publique, et ils sont nécessaires.
M. Adolphe Retté est de notre avis.
On conçoit qu’avec une telle compréhension de l’Art Civique, M. Retté ne pouvait sympathiser étroitement avec Stéphane Mallarmé. D’ailleurs, il se déclare maintenant l’adversaire irréconciliable de la Littérature artificielle. Et s’il a une inclination pour Baudelaire, il la tient surtout à son éducation, à l’influence des milieux. N’est-ce pas dans la préface de l’Archipel en Fleurs qu’il nous a confié son idéal de Poète ?
« Je voudrais rencontrer, dit-il, une brute, un être primitif et sensitif, frissonnant aux frissons de la forêt, rêveur à cause du murmure des roseaux frôlés par le vent aux rives des fleuves, illuminé d’un doux rire puéril aux querelles des oiseaux, heureux par la pureté du soleil qui se lève et surtout épris sans le savoir, de quelque Ève, apparue un soir de printemps, au lointain bleu d’une allée, enfuie depuis, Dieu sait vers quels saules. Et je voudrais qu’il eût le don du Vers ».
Belles paroles d’un de ceux qui ont gravé les plus beaux vers de ce temps et qui a clamé fièrement :
Je sonne la révolte et je brandis l’IdéePour la libre bataille et la libre épopée.
Francis Vielé-Griffin
Voici le petit-fils de Walt Whitman. Il nous est arrivé, par-delà l’Atlantique, de parages lointains, et avec une façon spéciale de frissonner. Tout l’espoir qui anime de sa joie, le monde nouveau, vibre dans l’âme du poète et l’embrase. Avec une maladresse délicieuse, avec une préciosité quasi féminine, il adopta notre langage. Ce « fin parler de France »
souple et protéen, qui est devenu par l’effort de nos artistes, la langue des langues, l’idiome parfait, supérieur au marbre pour l’expression des formes, et l’égal des sonorités mélodiques pour l’expansion aérienne des rythmes, cet étranger le fit fleurir de floraisons imprévues.
Jules Laforgue ! Francis Vielé-Griffin ! le rapprochement de ces deux noms me comble d’émotions. Ces deux poètes furent à peu près contemporains et sensiblement du même âge. Peut-être eurent-ils l’extraordinaire destin de se serrer la main ! Pourquoi leur rencontre me paraît-elle si poignante. C’est qu’elle m’émeut comme le choc symbolique de deux continents, comme la confrontation — sous des aspects humains — de deux civilisations différentes.
Laforgue, qui semble émigrer des bords du Gange, souffre du fatalisme oriental. Il y a du bouddhiste dans son sang épuisé. On sent, à la vibration éteinte de sa parole, la vieillesse de sa race. Il est né avec un atavisme de mélancolie et, j’en suis sûr, Hamlet, Rolla et Werther sont de sa famille, Schopenhauer fut son maître d’école et Baudelaire causa ses premières délices. Avec une pareille ascendance, il ressentit bientôt l’accablement du mal de vivre. Malgré ses bouffonneries, les clinquantes ironies dont il use pour dissimuler son pessimisme, sa fantaisie le distrait à peine. Il n’a même plus le cœur de pleurer. Et ce sera le poète de l’ennui.
Vielé-Griffin, qui par l’indépendance de sa prosodie est si semblable à celui-ci, contraste pourtant avec lui de toute sa nature. Il ne s’est pas complu dans le nihilisme métaphysique. C’est un annonciateur de joie et le poète de la Vie et de l’Action. Ce débarqué des rives occidentales ne s’est point passionné pour les ivresses du Nirwana. Il fit sourire jusqu’aux larmes. Et comme le grand optimiste d’Amérique, son aïeul et son maître, il a clamé la joie de vivre.
C’est pourquoi de ces poètes l’un est mort, Jules Laforgue, l’autre vit, Francis Vielé-Griffin.
Ces hymnes formidables de Walt Whitman, fougueuses et tempétueuses comme l’ouragan sur la grande prairie, M. Francis Vielé-Griffin sut les proportionner à la tempérance climatérique de nos contrées. Aussi ses ritournelles ont-elles des refrains de brise. Sa joie est toute précieuse, et il lui arrive de parler comme une prude. On dirait qu’il considère le monde comme une ronde enfantine, et les sites qu’il évoque nous paraissent pacifiés, riants de mansuétude, vêtus d’une éternelle robe printanière.
M. Vielé-Griffin est à la fois un poète didactique et un poète allégorique.
Poète didactique ! il prêche l’optimisme, avec une voix si ineffable, si confidentielle et chuchotée qu’on ne sait vraiment s’il parle à soi-même, à quelque naïf néophyte ou à une femme aimée qu’il étreint tendrement. Souvent il passe de ce ton didactique au lyrisme pompeux ou bien au madrigal, avec une désinvolture qui, pour être admirable, n’en est pas moins déconcertante. Eurythmie, Au Seuil et les Chansons à l’Ombre qui sont le chef-d’œuvre de ce poète, scintillent de brèves maximes.
Tantôt elles le sont à peine, si doucement soupirées, comme dans ce vers
Pleurer est doux par-dessus toute chose
Tantôt elles prennent une forme plus doctrinaire et philosophique, comme en ces strophes, qui nous rappellent la manière de M. Sully-Prudhomme :
Ainsi le soleil vit en son moindre rayonEt quelle herbe rêva ses gloires embrasées ?Et qui devinerait aux larmes des roséesLa vaste mer houlant jusqu’au Septentrion ?
Ainsi la plaine immense élargissant nos rêvesSuscite l’infini pour se perdre au néant,Ainsi la folle extase avec ses splendeurs brèvesÉblouissent nos yeux jusqu’en l’aveuglement.
Tantôt enfin, elles éclatent en des cris superbes :
Il n’est pas de nuit sous les astres,Et toute l’ombre est en toi !
Ainsi M. Francis Vielé-Griffin chante en tout lieu et perpétuellement l’optimisme, et il s’en est réservé l’apostolat. Il le chante dans une molle campagne, fraîchement arrosée, dorée d’épis, sous un tiède soleil. Il marche, il chante, des fleurs se dressent, des haies frémissent, scintillent de rosée, et dans ses chansons il fait allusion à tout cela, à la nature joyeuse, aux rivières qui rient autour de lui, aux choses qui se pâment dans le plein air de midi, et flambent et crépitent comme sa chair.
Car M. Francis Vielé-Griffin est encore et surtout un poète allégorique. Mais son genre d’allégorie est tout différent de ceux que nous avons analysés précédemment. Il ne lui plut pas de promener son âme dans des décors de tapisserie, parmi l’ingénieux agencement des vieilles laines fanées. Le poète d’Eurythmie, des Lavandières, des Étoiles Filantes possède ce rare privilège d’avoir été l’instigateur d’un mouvement dont il ne tolère pas les erreurs. Tandis que les uns se partageaient les vieux déchets romantiques ou wagnériens2, les dagues rouillées et bornaient leur esthétique à allégoriser ces objets de panoplie, que d’autres s’ingéniaient à des déformations, à des subtilités psychologiques et baudelairiennes et ressuscitaient cette littérature métaphorique chère à l’abbé Delille, seul peut-être il sut conserver une simple sensibilité. Il s’éprit des campagnes tourangelles, et comme emblème de son âme, il prit des objets quotidiens et familiers. Il se para d’une candeur rustique. Tel paysage d’aube ou de mai, il l’affectionne comme un aspect de son cœur. La nature intervient dans ses poèmes pour faire allusion à soi-même, et s’il évoque la figure du Fossoyeur ou du Porcher, personnages de la vie banale, ce ne sera nullement comme symboles d’éternité, mais il agrémentera leur langage de ses convictions, et vous vous apercevrez, promptement, que le poète s’est allégorisé en la stature ou la fonction de ces hommes frustes. Certes, comme nous préférons cet art à la pompe chimérique, et aux monotones mélopées, dont on nous fatigua tant ces dernières années. Mais comme nous sommes éloignés encore du Naturisme que tous attendent▶ et que nous annonçons. Certes, avec une grâce éleusiaque et élyséenne, il nous offrit des sensations larges, saines et fines. Et cela importe, mais il est juste d’avouer qu’il a célébré la Vie, plus qu’il ne l’a créée. Il ne l’a pas fait tressaillir, palpitante comme Beethoven ou Rimbaud, Monet ou Gustave Charpentier. Malgré qu’il la désire, qu’il l’aime passionnément, il semble qu’il persiste entre elle et lui comme un voile, une lueur diaphane et ensoleillée.
* *
De même que M. Vielé-Griffin n’aperçoit la nature que fort lointainement et comme à travers un vague songe lumineux, nous n’éprouvons jamais directement la pensée du poète. On la pressent seulement sous l’apparence de son style. Elle est comme ces reflets dans les fontaines, ces images diaphanes et jolies, d’une séduction immédiate, dont on subit tout l’enchantement, mais qu’il nous est impossible d’étreindre, et pour qui tant de charmants héros se sont noyés, dit-on, dans les vieilles ballades et les lieder allemands.
Cela nous donne de délicieuses impressions ainsi qu’une brume légère sur un paysage, ou sur un jeune visage la douce transparence d’un clair voile. Mais la forme que M. Vielé-Griffin emploie, hors de la tradition nationale, est sans doute la cause principale de ces indécisions. On a écrit déjà des volumes sur le vers du poète des Cygnes, ainsi que sur sa technique. Je n’en reparlerai pas mais je voudrais proclamer enfin combien nous préférons ses hymnes caressantes, aux strophes à l’étiquette, que rigide et rébarbatif, M. Henri de Régnier semble conduire à la parade.
* *
Après tant de philosophes mélancoliques, dont les conclusions nous excédèrent, nous nous sommes passionnés pour la mansuétude de ce poète. À sa suite, et avec l’espoir au cœur, nous nous sommes précipités vers le futur ; comme des jeunes fous émerveillés nous avons suivi le galop de la belle Yeldis ! Les échos ont sonné de nos hymnes de joie. Mais un soir nous avons éprouvé combien il était vain de marcher, enivrés, vers la mort. Cet optimisme, gai comme la sève des jeunes roses, nous a paru outré et exclusif. Nous avons préféré le repos et désiré une certitude certaine. Les uns ont voulu goûter les tourments de la passion, un autre s’est arrêté au péristyle enguirlandé d’un temple antique, et celui-ci désire une blanche chaumière pour y fonder la religion sacrée du foyer.
Naturalisme et Naturisme
Le naturalisme restera, dans l’histoire des littératures, une date sensationnelle et malgré que quelques auteurs, fréquemment piètres, acceptèrent cette doctrine, elle demeure pourtant formidable. Grâce à lui, le trésor des lettres s’est enrichi de plusieurs chefs-d’œuvre, mais surtout cette conception aura, dans les arts futurs, de grandes conséquences. M. Brunetière lui-même, l’a avoué, le Naturalisme ne périra pas tout entier. Et c’est pour cela, qu’il faudrait s’y arrêter quelque temps.
Bien que, parmi les jeunes poètes, on soit d’ordinaire peu instruit à ce sujet, je ne ferai point au lecteur l’injure d’analyser, ici, le naturalisme dans son ensemble. Je ne reviendrai pas sur le passé. Je ne raconterai pas de quelle façon, vers 1860, les jeunes gens, las des verroteries romantiques et des fadeurs romanesques des Feuillet ou des Mérimée, se trouvèrent tout à coup férus pour les doctrines positivistes. Les grands efforts scientifiques de Taine et d’Auguste Comte, les travaux des socialistes allemands et français avaient conquis les intelligences. Je ne raconterai pas comment ils se façonnèrent une éthique des vérités scholastiques de Darwin, comment le réalisme scientifique les amena nécessairement à un réalisme esthétique. Je ne critiquerai pas, davantage, cet état d’âme. On en a singulièrement médit depuis. Certes, ces novateurs eurent tort de faire de l’art une occasion d’expérience, c’était en restreindre l’éclat et aussi la portée. Et puis l’abus qu’ils firent de l’observation donna de misérables résultats, les conduisit tout droit aux minuties de l’analyse. Cataloguer les individus et les phénomènes, les étiqueter à la manière des botanistes, cela n’est ni émouvant, ni sublime. C’est ainsi que, peu à peu, le naturalisme dévia vers la littérature exceptionnelle et éphémère. La manie documentaire et la grave folie de l’exactitude métamorphosèrent les artistes en arides statisticiens. C’est ce qui advint à M. Huysmans, qui transcrivit si impudemment, au cours de ses ouvrages, des catalogues de parfumeurs, de marchands de papier et de négociants en boissons rares.
Mais qu’importent les erreurs d’une époque, puisque seules, les œuvres demeurent, et que Zola et Cézanne, Manet et Monet ont illustré les temps modernes d’une gloire impérissable.
Jusqu’à Zola, on avait toujours isolé, séparé, divisé les arts. Les rhéteurs nous apprenaient que l’art pouvait être tour à tour, descriptif ou sentimental, personnel ou religieux, comique ou élégiaque. Le premier, ce grand auteur fit une tentative de synthèse. On ne peut retrouver que dans le Livre de Job, le vie chant de l’Odyssée et les Évangiles de Saint-Marc et de Saint-Jean, pareil souci de l’eurythmie. C’est qu’il ne s’efforça jamais de s’opposer à la nature. Il laissa les êtres, docilement, accomplir leur destin, s’harmoniser dans leur milieu et dans la société. Pour ce déterministe, l’individu n’est qu’une phase de l’évolution de l’espèce. Un homme est le produit du passé et de sa race. Il en contient les germes, épars en son organisme passager, puis les féconde et les perpétue. Il y a une chaîne insensible qui unit et captive les divers membres d’une famille. Chaque faculté ancestrale trouve son développement, se crée et s’épanouit en l’un quelconque de ses descendants.
De même tout homme est produit de son milieu. Il se résigne à sa condition. Mais des circonstances, des fléaux, des migrations inévitables modifient les caractères et les existences. — Un homme qui épanouit en lui, additionne et accumule des instincts héréditaires, se trouve, par le hasard de sa nativité et les péripéties de la vie dans une contrée et une société, étrangères le plus souvent à son destin et à sa race. Le milieu diversifie les atavismes. Nous assistons à la lente modification des individus. C’est ce qui arrive pour Lantier dans Germinal et Coupeau dans l’Assommoir. M. Zola considère le roman comme un chapitre d’histoire naturelle. Il laisse ses personnages agir selon ces lois. Et nul ne s’élève à une haute beauté morale. Chacun possède toujours une tare héréditaire. L’individu n’est jamais pur, seules les fonctions des hommes sont divines, et c’est sur celles-ci qu’il eût fallu insister. Pour la même raison l’œuvre de ce génie n’est ni pessimiste, ni mansuétudinale. Comme la nature : elle est une perpétuelle succession d’automnes et de printemps, de deuils et de joies et jamais le romancier n’intervient pour l’illuminer de son sourire ou l’attendrir de ses larmes.
Déjà, avant cet homme, Flaubert avait proclamé de sa forte voix : « Soyons des miroirs grossissants de la vie externe. »
Par cette phrase bien connue, il condamnait la littérature subjective. M. Zola l’a consacrée d’une façon plus éclatante encore. Jamais il n’intervient dans la destinée des héros qu’il décrit psychologiquement. Selon la fatalité des principes précédents l’intrigue se noue, les actes et les événements
s’accomplissent. Le romancier n’a aucune conception cosmologique. Il n’a d’opinions personnelles ni sur cette circonstance, ni sur cette idée. L’auteur n’apparaît pas au détour d’une phrase ou à la péroraison d’un chapitre pour confier son sentiment, comme il est de coutume dans les contes romanesques ou le roman à thèse. Il laisse se dérouler la nature.
Il existe, sur ce sujet, dans la série d’études sur les Romanciers Naturalistes, des passages d’une intuition supérieure.
« Un paysage, nous dit M. Zola, n’est plus une description ; sous les mots, les objets naissent, tout se reconstruit. Il y a, entre les lignes, une continuelle évocation, un mirage qui lève devant le lecteur la réalité des images… Les moindres détails s’animent comme d’un tremblement intérieur. Les pages deviennent de véritables créatures, toutes pantelantes de leur outrance à vivre. Aussi la science d’écrire se trouve-t-elle transposée ; les romanciers tiennent un pinceau, un ciseau, ou bien encore ils jouent de quelque instrument. Le but à atteindre n’est plus de conter, de mettre des idées ou des faits les uns au bout des autres, mais de rendre chaque objet qu’on présente au lecteur, dans son dessin, sa couleur, son odeur, l’ensemble complet de son existence. De là, une intensité de rendu, inconnue jusqu’ici, une méthode qui tient du spectacle et qui fait toucher du doigt toutes les matérialités du sujet.
… Les romanciers obéissent simplement à cette fatalité qui ne leur permet pas d’abstraire un personnage des objets qui l’environnent ; ils le voient dans son milieu, dans l’air où il trempe, avec ses vêtements, le rire de son visage, le coup de soleil qui le frappe, le fond de verdure sur lequel il se détache, tout ce qui le circonstancie et lui sert de cadre. L’art nouveau est là : on n’étudie plus les hommes comme de simples curiosités intellectuelles, dégagées de la nature ambiante ; on croit au contraire que les hommes n’existent pas seuls, qu’ils tiennent aux paysages, que les paysages dans lesquels ils marchent les complètent et les expliquent. »
Voilà des dires sublimes, et qui auront fait subir à l’art une évolution irrémédiable !
II
Les théories éthiques du naturalisme, appliquées à l’art, n’aboutissent-elles pas à la négation de celui-ci ? Doit-on conclure avec Emerson que la sublimité de la nature détermine l’infériorité de l’œuvre d’art, qu’une fleur surpasse une idylle et la moisson une églogue — ou bien avec M. Herbert Spencer que le poète est un être contingent, nullement indispensable, et correspondant à nos besoins de luxe et de frivolité ?
Cette question est inquiétante pour tout autre qu’un écrivain naturaliste. Celui-ci, en effet, a une fonction humaine. C’est un savant qui contemple et ausculte la nature, qui assiste à ses vibrations et à son spectacle, comme un expérimentateur devant ses cornues. Mais le naturiste s’oppose au naturaliste, en ce qu’à l’observation il préfère l’émotion. Sacrifiant la documentation exacte, il estime davantage les sites éternels. Il est moins pittoresque, mais plus sublime et néglige les individus pour les archétypes. Ainsi il peut créer des héros véridiques et atteindre, en même temps, à l’Épopée.
La théorie du Poète que présente Saint-Georges de Bouhélier est donc héroïque et enthousiaste.
« Le Poète, proclame-t-il, est semblable à l’Amour. Et sa mission est d’éclairer les routes ! Il mène chaque âme parmi les lieux de son destin et il lui révèle d’angéliques trésors. »
— « Tous les hommes ne possèdent point d’âme. Et certains ont perdu la leur. Et ce sont celles-ci qui créent les poètes. Âmes de pirates, de rois et de laboureurs. Voilà où ils puisent leurs splendeurs. Et les poètes vers ces héros se mettent en marche, afin de les leur restituer. Et c’est le gage de leur destinée. »
Ces pensées sont
belles d’une forte intuition cosmique et d’une lumineuse évidence La mission des poètes est donc de chanter, comme à d’autres sont dévolues des fonctions aussi belles, mais différentes. « Ils se mêlent à la multitude, ils accomplissent les actions où elle participe. Et les uns pourraient être, en effet, des bouviers, des forgerons, des conquérants, selon qu’ils glorifient les houilles et les épées. Et les autres que repoussent les peuples, passent au milieu d’eux comme des voyageurs… »
À l’instar des autres hommes, les poètes qui expriment les merveilles ignorées de notre propre beauté sont soumis aux universels destins ; ils ne peuvent exprimer que certains sites, que des objets déterminés. Voilà pourquoi ils se différencient en bucoliques et en lyriques, en psychologues et en épiques. Ils ne perçoivent qu’une parcelle du monde, et c’est cette parcelle qu’ils transverbent, frémissante. « Ils interprètent, tels des Sens, la Nature. Les uns reluisent, ainsi que des Yeux-Dieux. Et certains qui entendent les rythmes constituent de naïves oreilles. Chargées d’odeurs, enivrées de verveines et d’eaux, chuchotent et chantent les Archanges-Lèvres. »
Dans le dynamisme universel, le poète est donc une simple force de la nature, et comme tel est soumis aux lois physiques des âmes ; les normes qui règnent sur le monde sont celles encore qui ordonnent son œuvre. Sa volonté et son caprice ne doivent en rien le troubler. Il est analogue à une harpe éolienne où s’orchestrent, d’eux-mêmes et harmonieusement, tous les accents et la gamme des innombrables sonorités.
* *
Négligeant ce qu’elle possède d’émotion et de grandeur, je voudrais insister davantage sur l’humanité de cette doctrine d’art. Car elle participe à des sentiments impérissables. Pour elle, rien d’éphémère, et l’œuvre d’art devient une monographie de l’Éternité. Par-là, le naturisme se différencie de l’art pour l’Art qui est relatif aux sentiments du poète, et de l’Art Social qui est éphémère, asservi à l’esprit, aux instincts d’une époque ou d’une nation.
Auparavant, on avait envisagé l’homme dans les émois singuliers de sa vie ; on avait écrit l’histoire, le mémorial de ses menues et intimes aventures, les péripéties et les phases de ses petites passions. Dans cette intention, on accumulait les traits minutieux et particuliers, on nous le montrait dans des aventures caractéristiques. Ainsi Racine, Shakespeare, voient leurs personnages à la minute précise où ils expirent, tuent ou aiment, pour la notation spéciale d’une passion, la psychologie d’un sentiment. C’est par l’attrait surnaturel, la rareté précieuse de leurs paroles et de leurs gestes, que ces héros nous étonnent nous troublent ou nous charment. À cause de leur extraordinaire destin, ils se placent au-dessus, sinon en dehors des conditions humaines, sociales et naturelles de la vie. Un autre génie, Goethe, par exemple, créera les acteurs de ses romans : il les investira de son langage et de ses manières, leur prêtera sa sensibilité, sa science et ses idées. Ils péroreront ou prêcheront à tout instant sur le ton même dont le poète aurait usé. Que Faust ou Werther, Meister ou Ottilie murmurent des futilités ou énoncent de savantes propositions, tout cela semble sourdre d’un tempérament unique et animé d’une analogue philosophie. Zola qui, pourtant, cessa de se contempler pour regarder autour de soi, a laissé parler et agir ses héros selon leurs conditions et leurs instincts. Il ne s’affranchit point des contingences. Impressionniste et observateur, il lui paraît impossible d’abstraire un être de son milieu, mais il a dépeint des sentiments individuels et particuliers. Ce sera la grande erreur du naturalisme, de nous avoir décrit des aspects provisoires, et de s’être attaché à la pittoresque exactitude des détails. Le tort de son roman expérimental est de n’être qu’une étude dans laquelle il examine les influences que peut recevoir un homme civilisé de l’éducation familiale ou religieuse, les déformations que lui feront subir l’entourage, la société ou l’atavisme. C’est que, comme nous l’avons déjà dit, le naturalisme se préoccupe encore des individus, tandis que les archétypes seuls nous sollicitent.
Dans un explicite et merveilleux chapitre de la « Vie Héroïque », Le Carnaval des Destins, Saint-Georges de Bouhélier s’est efforcé à montrer l’opposition de l’existence actuelle et de vie véridique : « L’existence quotidienne parodie la Vie Éternelle, nous dit-il. »
La doctrine naturiste est la doctrine des rapports. Si elle étudie un paysan, ce n’est point dans sa pensée (par quoi il se restreint à soi), ni dans ses petites passions (par quoi il ne communique qu’avec un ou deux êtres), mais dans son travail (qui, malgré tout, demeure le centre de son destin), parce qu’alors il devient un héros. C’est à cette minute que, grave et divin, il communie avec la nature dans ses saisons, ses fruits, ses champs, son foyer, et qu’il entre en relations avec le plus grand nombre d’êtres et d’éléments. Il nécessite un site et un temps. Toute l’humanité est attentive. Il cesse, en réalité, d’être un homme, pour devenir, à la fois, un ange, un symbole et une force.
Aussi ces phrases de M. de Bouhélier sont-elles lumineuses où il nous dit : « Il ne faut point considérer si ces artisans se contentent de leur condition ; — et leurs petites vaines turbulences ;
— ce qu’ils racontent les uns des autres en tressant des corbeilles ou en taillant des pierres. — Et celui-ci et celui-là, — et tel ou tel, — et puis tel autre. Il se peut que leur attitude discrédite leur intimité. Et ils parodient peut-être un destin. »
Cette restriction est importante. À quel art nous conduirait l’étude psychologique, minutieuse et fouillée de ces âmes, frustes ? Il ne faut point trop les connaître, de peur de détériorer leur aspect. Sinon nous ressuscitons le roman naturaliste. Cette nuance est capitale, qui nous distingue des précédents esthéticiens, et l’auteur de la Vie Héroïque s’y appesantit à diverses reprises. « Ils ne s’expriment pas, ces carriers, par les vaines oraisons qu’ils chantent. Leurs élégies faussent leurs tristesses ; et peu importe qu’ils soient ou mornes, ou élégiaques, ou passionnés. — La pioche qu’ils portent crie leur destin. Leur pathétique, c’est le Mystère dont ils expriment l’Éternité. Leur attitude les interprète. L’art sacré et réel — le Naturisme — ne s’occupera jamais des âmes. »
Et n’est-ce pas dans ce même esprit que le jeune écrivain, au cours d’une méditation sur l’émotion, promulguait : « Peu importent, en effet, les anonymes acteurs de la tragédie humaine, seuls leurs rôles surent nous toucher ! »
* *
La mission de l’art est de reconstruire des archétypes des paysages il fait des paradis et il ressuscite le Dieu Mort qui gît en chacun des hommes. Le poète ne crée rien. « Et c’est l’eurythmie de la Nature qui détermine les rythmes de son harmonie. »
« Il ne faut point qu’un poète fasse retentir dans les dures trompettes mugissantes, les bruissements doux de l’eau, des printemps, des fleurs. Mais le poète est lui-même cette pompeuse trompette qu’embouchent, tour à tour, les eaux et les fleurs.
Toute chose est balancée et sonne selon un rythme. Ce n’est pas le poète qui crée le rythme, mais c’est le rythme essentiel des choses qui scande et dirige le poète. »
Si, comme nous l’avons vu, le poète est prédestiné, le poème aussi a ses lois, et il doit être consubstantiel à l’objet qu’il célèbre : « Car un hymne est un élément de la Nature. Sa grâce est l’effet de son eurythmie. Il lui est docile comme une fleur et non moins qu’une étoile, les rocs. — Ah ! qui dira les lois de l’hydraulique, l’attraction et la répulsion, par quoi se nécessitent tel chant, et cette églogue, et cette puissante statue ? »
… Un hymne comme un astre a ses lois. Le paysage le polarise et il subit les attractions3.
Ainsi le poème est nécessaire et supérieur à la nature, puisqu’il s’affranchit des visions contingentes et triomphe de la mort. Il devient, à la fois, emblème, allégorie, symbole et réalité. Il ne se préoccupe que des types généraux. Il n’est point subjectif, proportionné à la vision individuelle et étroite d’un seul, mais impersonnel. La rose chantée par le poète surpasse en grâce toute rose, elle est la rose véritable et réelle, et les merveilles de toutes les autres s’y cristallisent et y chantent. La théorie de l’Art-Miroir, préconisée par Émile Zola, se trouve ici outrepassée. L’art n’est plus, comme l’a promulgué le chef du naturalisme, la Nature vue à travers un tempérament, c’est la Nature elle-même qui se volatilise, se transverbe ou s’immobilise, selon que le musicien, le poète ou le peintre l’envisage. Ce n’est plus l’Art-Miroir qu’il faudrait dire, mais le Poète-Protée, qui revêt, tour à tour, et selon ce qu’il veut chanter, une forme nouvelle et une apparence imprévue.
Cette théorie universelle et frémissante, comme un tressaillement du vieux Pan, aura, en morale et en sociologie, d’importantes et prochaines conséquences. Mais c’est surtout dans la tragédie et dans le roman, qu’il faut en ◀attendre d’immédiates réalisations. Sans futiles artifices, elle présentera une œuvre d’harmonie et de simplicité. Car dans le moindre frisson où se pâment les blés et les cœurs, le poète percevra une loi éternelle ; de la réalité il déduira le paradis et sur ce banal fait divers, que nous apporte le gris papier du jour, il bâtira une éclatante épopée.
Paul Verlaine
La Mort qui n’atteindra ni l’œuvre ni le nom de Paul Verlaine a, par une de ses facéties coutumières, frappé sa personne, quand allait sonner pour lui, peut-être, l’heure de la gloire et du bonheur. Bien qu’il ne fût pas janséniste et moins encore logicien, ce Sage qu’un anachronisme fit notre contemporain, comme nous eussions aimé le contempler aux temps de Jean Racine, ou devisant parmi les solitaires de Port-Royal-des-Champs.
Voici que sur sa tombe les panégyriques ont retenti les oraisons et les adieux (les fleurs de deuil là-bas, gisent — maintenant — effeuillées et éparses) et déjà les générations et les écoles revendiquent l’œuvre du poète. On se dispute la gloire de l’avoir célébré. Les querelles et les turbulences littéraires, ici, n’ont point cessé. Et c’est à qui enfermera dans les étroites formules de son esthétique la poésie verlainienne.
Ni le Parnasse pourtant, ni le Symbolisme, ni même l’École romane ne peuvent s’en glorifier. C’est que ce furent là des cénacles d’art pur, et que le pauvre Lélian, qui demeurera éternellement le Poète du cœur, ne fut point un artiste littéraire. Il fit des vers comme le poirier des poires, ce mot impérissable est d’Émile Zola et il n’est point de plus belle, de plus simple, de plus admirable louange. L’une de ses gloires aura donc été de chanter sans poétique, d’accorder ses chansons selon ses sentiments, de les rythmer au gré de ses frissons. Il n’exprima point d’idées, mais ses pleurs et ses joies, les plus fugitives de ses impressions s’essoraient en spontanées musiques. Chez lui jamais de métaphore, nul artifice d’élocution, nulles phrases et encore moins de périphrases, point d’efforts pour incarner sa pensée qui, d’elle-même, fusait en mélodies claires et cristallines. Musset qu’on peut lui assimiler par l’âme et quelquefois par la facture, à cette question : qu’est-ce que la poésie ? répondit par un célèbre impromptu où entre maintes jolies choses, il disait :
D’un sourire, d’un mot, d’un soupir, d’un regardFaire un travail exquis, plein de crainte et de charmeFaire une perle d’une larme 4.
D’une larme, Verlaine fit tout simplement une larme. Ce qu’il y avait de délicieux en lui, c’était la simplicité et surtout l’absence de toute virtuosité. Ce poète élégiaque, à vrai dire, ne composa pas d’élégies, il fit sangloter des paroles. Ses vers sont toujours un écho de son être, et il faut admirer ce merveilleux hymen de l’écrivain et de l’homme, où les strophes et le cœur vibrent à l’unisson.
Ainsi, parallèlement à son œuvre, Verlaine n’écrivit point de théories. Relativement au vers, ou sur les destinées des lettres, il ne nous a laissé aucune divagation. Les livres en prose où il narre ses aventures constituent cependant une illustration de ses poèmes. Outre le charme anecdotique, ils nous sont surtout précieux par l’intérêt d’exégèse qu’ils présentent. Les Confessions, les Mémoires d’un Veuf, Mes Prisons restent de précieux documents sur les événements d’âme d’où naquirent tour à tour les Poèmes Saturniens, la Bonne Chanson, Sagesse. À chacun de ses volumes correspond, une époque de sa vie. Et il ne s’y mêle la moindre intention d’art. Mais un jour que ses amis le sollicitaient d’exprimer ses opinions esthétiques, il écrivit avec une douce ironie les quelques strophes de l’art poétique ;
De la musique encore et toujours !Que ton vers soit la chose envoléeQu’on sent qui fuit d’une âme en alléeVers d’autres cieux à d’autres amours.
Que ton vers soit la bonne aventureÉparse au vent crispé du matinQui va fleurant la menthe et le thym...Et tout le reste est littérature.
Ces paroles enchantées, destinées, selon toute évidence, à désoler les futurs Banville et les Despréaux à venir, que de fois les a-t-on considérées comme l’acte de foi décisif de la génération précédente. Et cependant, quoi de plus faux ! Il faut certes reconnaître l’empressement, l’enthousiasme de nos aînés à proclamer le poète, mais ils n’ont guère ressenti son influence, dirais-je qu’ils ne l’ont souvent pas compris. Beaucoup lui préférèrent Baudelaire et la plupart n’entend rien à son génie populaire. Quelle analogie, quelle communauté existe-t-il entre les morceaux factices et ornementés de MM. Merrill, de Régnier, Samain, Hérold, les archaïsmes rocailleux de M. Moréas et les ariettes frissonnantes, en perpétuelles pâmoisons du grand Verlaine. Pas plus que les Parnassiens, qu’il offensa par la liberté, l’ingénuité de sa grâce, ces messieurs ne peuvent le revendiquer.
* *
Pour nous, nous adorons en Verlaine le Libérateur. Nous pourrons admirer, avec Maurice Barrès, son insouciant dédain de la mode, aussi bien dans l’art que dans la vie, en constatant plaisamment à ce propos son absolue désinvolture devant toute discipline égotiste. Car l’ignorance de son tempérament fut le signe distinctif de sa personne où s’alliaient, sans la moindre méthode, l’inconscience et l’instinct.
Par ses ouvrages, il aura surtout délivré la jeunesse contemporaine de la redoutable influence de Baudelaire. Il n’y a pas, je pense, dans les lettres françaises d’aussi fondamentale antithèse que ces deux personnages littéraires. Ce qui distingue le premier, c’est en même temps l’aridité du cœur et l’impuissance émotive, mais c’est par le paroxysme des affections et l’acuité des crises sentimentales que se caractérise le second. L’auteur des Fleurs du Mal se créera donc une sensibilité autonome et exceptionnelle, appliquera son intelligence aux pires perversités ; il imaginera pour ses assouvissements l’enchantement des paradis artificiels. Chez Verlaine, qui méconnut toujours les sensations compliquées, les facultés de sentir restèrent incultes et vives, vierges de tout intempestif jardinage. Il ne s’émut guère des parfums composites, il ne s’efforça pas à des combinaisons psychologiques, où le catholicisme décoratif, le pessimisme insalubre, l’érotisme cénobitique entraient comme éléments ; il délaissa pour les thyms, les houblons et les lavandes, les orchidées et les oarystis. Il ne décrocha ni armes ni armures à la panoplie romantique.
Oui, nous aimons Verlaine, qui n’eut, pour chanter, jamais recours à des sortilèges et à des stratagèmes. Il a exprimé des choses si naturelles et si banales ! Au hasard de l’existence, ce sont d’abord les extases langoureuses, les douleurs adorables, les exquis et charnels frissons de l’adolescence et de la puberté.
Et voici les Fêtes galantes, le seul livre où il ait objectivé ses états d’âme en des décors coquets et chamarrés, à la Watteau. Et puis, c’est le poème du foyer, de la vie bienheureuse et domestique, la mansuétudinale Bonne Chanson, qui reste comme l’apologie des idylles attendries, discrètes et abritées de l’amour monogame. Soudain le poète, épris de vagabondage, s’évade aux paysages belges, et ces aventures si terribles pour l’existence du poète, nous vaudront les Romances sans paroles. Enfin c’est l’heure des grands cataclysmes d’où naîtra Sagesse, le plus beau livre catholique avec les Évangiles et l’Imitation de Jésus-Christ. Et là, ce nous est une occasion d’observer encore combien ce bonhomme qui chanta la chair et sa misère, pleura bourgeoisement sa femme et son fils, était dénué de volonté artistique. Ce qui le toucha dans sa conversion, ce ne fut ni la pompe des rites, ni les magnificences des cathédrales, ni les splendeurs de l’art mystique. Il ne fut qu’un pécheur qui se repent, appliqué aux durs châtiments de l’humiliation. Son âme s’épancha en litanies parées de nuls atours, et dans ses hymnes liturgiques, c’est spontanément qu’il retrouva les accents de saint Bernard, des anciennes séquences et des proses latines.
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Parce que Paul Verlaine négligea « l’écriture artiste » pour le culte de l’émotion, parce qu’il nous délivra, littérairement, de l’influence romantique et parnassienne, pour la grâce impressionniste et le charme réaliste de son œuvre, et aussi et surtout parce qu’il chanta perpétuellement la vie, sa mémoire nous est sacrée et nous saluons en lui, sans lyrisme et sans phrase, le Libérateur.
Saint-Georges de Bouhélier
Ce jeune Sage est aussi un grand Poète. Il a vingt ans à peine, et c’est un de ceux de la génération toute récente. Il a des dons délicieux. Mais si j’en parle avec une extrême tendresse et des mots gonflés d’émoi, c’est qu’à travers ses défaillances et ses beautés, ses ivresses et ses langueurs, je sens revivre, en un blanc tumulte, les fous sourires, les roses candeurs et les fougueux élans dont semblent tressaillir ses frères d’âge. On dirait qu’il les résume en son destin et que sa chair les ressente. Mais surtout aussi, je l’aime et je l’admire, parce qu’après les débauches d’exotisme et les exils en des siècles légendaires, celui-ci demeure de son époque et de sa nation. Oh ! qu’il est ravissant de voir ce jeune homme, pétri de la terre ancestrale des Gaules, retourner aux sources oubliées de la poésie patriarcale, pour y boire avec élégance et respect.
En naturiste émerveillé, il s’est donc résolu à ne pas cultiver son Moi. Il lui plut d’être « le Sourire de la terre »
; d’interpréter, en sa conscience et sa
haute raison, la vie muette, pourtant si intense de toutes choses. Dans trois livres d’éthique qui parurent, voici plus d’un an, M. Saint-Georges de Bouhélier, le premier a tenté une théorie naturiste. On s’est d’abord peu aperçu de son importance, c’est que le langage philosophique s’est appesanti de tant d’expressions scientifiques et dissonantes, que lorsqu’un écrivain s’efforce à exprimer ses idées avec quelque littérature, s’affranchit de ce singulier idiome, on va jusqu’à lui refuser toute valeur théorique. M. Saint-Georges de Bouhélier qui est surtout un sensitif, néglige dans ses pages toute discussion abstraite, pour des paroles passionnées et didactiques ; il nous enseigne par des cris, des sensibilités, et son verbe qui frissonne plein de sève et de vie n’essaie pas de prouver, il séduit, il conquiert. Dès l’adolescence, il résolut de mépriser les sciences mortes et inanimées des lettres et des sciences de jadis, vivre de la vie ambiante, défaillir au moindre choc, se colorer de toutes les flammes amoureuses, trembler aux plus disparates émotions, à l’âge où les âmes fleuries et parfumées se dessèchent en des textes arides, constitua sa singulière éducation. Ni Spinoza, ni Hégel, ni Kant ne l’inquiétèrent de leur scholastique ou de leur criticisme. Mais les Livres Sacrés, qui détiennent l’ensemble des métaphysiques terrestres, sollicitèrent sa méditation. Il en ressentit violemment le charme.
Leurs enseignements suppléèrent aux fictions gracieuses des poètes, aux syllogismes des philosophes ; à parcourir fréquemment les Évangiles, il rapporta d’opulentes moissons de science et de roses. Pour avoir vécu les pensées de Jésus et d’Orphée, il doua les choses d’un caractère d’éternité. C’est sans doute en ces fréquentions si choisies, qu’il prit cette forme dogmatique que tant d’acerbes esprits lui ont frivolement reprochée. Le Cantique des cantiques, anima en lui des désirs latents et il se laissa séduire au miel enivrant et sucré de ses phrases. Les premières pages du poète en sont suavement odorantes. Ceux qui comprirent l’Annonciation le savent bien. Ils ont distingué dans ces feuillets si prometteurs l’autobiographie sincère et transcendantale du jeune homme moderne tendre et exalté.
Il ne négligea pas ce monde extérieur qu’Amiel considéra comme une allégorie de soi-même et qui, dans l’œuvre de nos prétendus symbolistes, fut plutôt envisagé comme un décor immuable, insensible. La Nature lui apparut comme l’image éternellement changeante des Idées et des Formes primordiales ; la matière, l’emblème sacré du Mystère, et les hommes comme des représentations symboliques, et actives, de forces fatales, aveugles et inconscientes. C’est dans sa Vie Héroïque qu’il a commenté, en une langue de flammes et de fleurs, les labeurs si différents
des êtres, qu’ils accomplissent pieusement « ainsi qu’un énorme et sacré rituel »
. Nous sommes voués à certains paysages, et le bonheur réside à nous y maintenir perpétuellement, et si le sort nous en a séparé, s’efforcer d’y parvenir sera le but suprême de nos désirs. Soyons donc respectueux pour toutes les destinées et sachons-nous conformer à la nôtre.
« Il y a entre chaque homme des distances d’astres. »
Les additions d’instincts de race et d’atavisme, qui constituent chaque créature, aboutissent à des totaux si disproportionnés. Et pourtant nous sommes tous égaux devant la nature. On comprendra le symbolisme sacré de la vie réelle. Les moindres de nos gestes ont de mystérieuses et hiéroglyphiques significations. Nos mains s’étreignent, voilà des mouvements irréfléchis et d’une coutumière banalité, ils possèdent cependant la superbe signification des alliances héroïques. Un homme qui lève les yeux au ciel, cela nous évoque, si nous en comprenons l’intime pathétique, de paradisiaques sentiments.
Tout homme a un aspect de Dieu, nous dit encore l’exquis évangéliste païen qu’est M. de Bouhélier. Mais on ne veut pas s’apercevoir de la beauté véridique de ces axiomes précis, on se les imagine comme des fictions jolies, et on s’en amuse simplement comme des paradoxales constructions d’un habile fantaisiste. Et cependant, n’y a-t-il pas, dans cette femme rustique qui se courbe pour glaner, l’inconscient souvenir de la Cérès antique ? Et sa chevelure tout embroussaillée d’épis drus et de pailles en fragment lui font comme une auréole et transfigurent son apparence. Le forgeron au teint cuivré et métallique, martelant d’un grand geste uniforme le fer rouge, ne nous apparaît-il pas comme un dieu farouche de la métallurgie. Et nous-mêmes, les poètes, ne subissons-nous pas, malgré nos vœux, l’autoritaire atavisme d’Hésiode et de Sophocle ?
Ah ! ce mysticisme de la nature, qui donc l’a ressenti et clamé en de semblables phrases :
« Une auberge embaumée et blanche, crépie à la chaux, poudreuse sous les roses un moulin dont les ailes battent les eaux ; une baraque agreste aux flancs de lichens, lourds, luisants, glacés, voilà des monuments consacrés par des dieux. Cela célèbre un culte. Les pierres chantent. Un destin divin s’y représente. Lieux d’exil et de bon repos où des dieux rudes s’emploient aux pires labeurs !
« Leur infortune y resplendit — sur une enseigne sculptée d’un coq ou d’une guirlande et des intimités publiquement s’interprètent.
« Ainsi, ces édifices ont des aspects de temple. Pétris de la poussière, du sang et de la chair de toute une race, ils en gardent la mémoire auguste, et ils y sont consubstantiels. »
Ainsi dans les tragédies qu’il rêve, M. de Bouhélier ne placera point des personnages légendaires ou allégoriques. Aux palais artificiels, aux contrées métaphysiques, aux hypothétiques paysages, il préférera les chaumières, les marchés, les usines et les ateliers. Ce sont de magnifiques emblèmes de vie paisible, tumultueuse ou de labeurs : Temple de la nature où la vie s’accomplit. Ces héros agrestes ou citadins, il en admire le merveilleux destin. Car au moment strict où ils accomplissent leur angélique mission, ils apparaissent énormes et indispensables comme des Hommes-Fonction. Le laboureur met toute sa gloire à creuser un sillon, et le potier toute sa joie à caresser la glaise, à la polir, à l’arrondir. Leur tâche est sacrée et auguste. Le poète insiste et s’étonne.
« Ces gens-là agissent comme s’ils comprenaient »
, dit-il dans la Mort de Narcisse, et plus loin : « Le maçon possède un fil à plomb, des compas, une pioche. Voilà un homme qui casse des roches, les scie par cubes — grinçants, coriaces — les superpose, les brûle de chaux, comme s’il avait une science complète de l’hydraulique, des fleurs, des polarisations des lois qui commandent le ciel et la terre. »
* *
Ces intentions d’harmonie, qui nous ont tant ébloui chez Saint-Georges de Bouhélier, alors qu’il établissait sa conception du monde, ce sont elles encore, et surtout, qui vont nous enchanter au cours de son œuvre véhémente. La grandiose cosmogonie qu’il avait tentée déjà dans l’Annonciation, et qui fut instaurée d’une manière définitive, semble-t-il dans, sa Vie Héroïque, eut l’admirable résultat d’ordonner ses facultés. Elle doua d’une raison plausible ses jeunes ambitions et aboutit à la plus délicieuse des réformes d’art.
Ce poète sut donc accorder ses soupirs avec le sanglot des mers. Selon la nature du monde il laissa s’édifier sa statue. Et parce qu’il fut attentif aux enseignements de la maternelle Maïa, et pour avoir ouï les chênes de Dodone, il comprit comment la grâce éblouissante des formes peut se transsubstantier — palpitante — dans le contour verbal des phrases sonores, comment enfin les courbes arrondies des fleuves inspirent les méandres flexibles de nos périodes poétiques. Dans les chansons des sources, il sut retrouver l’étymologie du langage des hommes. Voilà pourquoi quelques-unes de ses paroles se présentent, défaillantes, pareilles à de fraîches épousées.
C’est précisément à cause de sa vision générale de l’univers que M. de Bouhélier ne s’est pas limité à ce strict impressionnisme littéraire, où semblent se complaire les jeunes hommes actuels. Pour lui, l’Art est inséparable de la religion, et il veut en faire rayonner l’éclat sacré. Il a su synthétiser ses impressions et aboutir à un art d’Éternité.
« La mission éternelle de l’art, nous dit-il, est de ressusciter les dieux. — L’art solennise les épousailles des âmes et des paysages. Il reconstruit les archétypes, les paradis. — L’eurythmie de la nature détermine les rythmes de son harmonie. Les feuilles, les brises, les fleurs ordonnent les gestes que font les bûcherons, les pêcheurs. Ils réalisent leur destinée. — Leur attitude en est l’effet, et ils en restituent le rythme. Ainsi une œuvre d’art doit être un concile d’anges, la païenne assemblée des Idées et des Sens, l’édénique concert de la Terre. »
Mais je ne veux pas revenir sur les arguments de cet écrivain. Dans ce livre je les ai envisagés principalement au point de vue littéraire. J’ai indiqué, ailleurs, l’importance sociologique de ses propositions. Et, considérant dans son œuvre quelle influence elle pourrait avoir sur la peinture, un jeune penseur de Flandre, M. Edgar Baes, ne s’écriait-il pas :
« Notre art atavique, illuminé d’un simple rayon de cette vivace et pure lumière, reviendrait soudain, entre tous, une force et retrouverait ce que nous aspirons à voir éclater de nouveau au grand jour, la sublime inspiration de la réalité transfigurée. »
* *
Au début de ces pages, en parlant de Saint-Georges de Bouhélier, j’ai usé de ce mot « Sagesse ». En l’admettant au sens antique et platonicien, je ne sais pas de vocable qui lui soit aussi caractéristique. Le Sage, dans les suaves nations de l’Hellade, était celui qui s’était ordonné, qui conservait un souci constant de l’harmonie, dans ses actions et ses discours. Il cultivait l’éloquence qui est le rapport délicieux des mots et des objets qu’ils célèbrent, et se vouait, pour la double glorification de la chair et de l’idée, au gracieux développement des formes corporelles. C’est ce même désir de simple sublimité qui nous séduit chez l’auteur de la Vie Héroïque et de l’Hiver en Méditation.
À ce sujet, dans sa coquette revue qui nous vient d’Aix en Provence, les Mois Dorés, M. Joachim Gasquet écrivait :
« Goethe a dit : “L’homme est un entretien de la nature avec Dieu.” Si l’art est l’expression parfaite, l’écho religieux de cet entretien, M. Saint-Georges de Bouhélier est un artiste comme je les rêve. Il sait et a la pudeur d’ignorer ; il a cherché les lois, mais pour être innocent comme le monde, il les oublie, et son âme ainsi est suave et forte, et mieux que le vent son chant coule dans la lumière les invisibles semences et conduit sur nos fronts les bienfaits de l’aurore. Certaines de ses pages m’ont fait penser à la grâce héroïque de Monticelli. D’autres sont nobles comme un laboureur qui vers le soir, avec un sourire, essuie son front mouillé et caresse le flanc des bœufs. D’autres sont familières comme le début du Banquet. Mais trois ou quatre sont puissantes, douces comme la joie des dieux. »
Il faudrait un Diogène de Laërte pour décrire l’existence de ce jeune sage, ses propos et ses entretiens. Bornons-nous à évoquer sa vie avec tendresse. Dirais-je comment elle se passe au milieu de quelques amis qui l’entourent d’une affection familiale et admirative. Dirais-je les lieux modestes qu’il fréquente. C’est là que rayonne son pur front blanc, plein de diaphanes visions et d’architectures subtiles, et que la rare sobriété de ses gestes dénonce à tout homme sensible la précieuse présence d’un Poète béni. Ce serait là sans doute de la critique aussi subtile, que l’analyse de syllogistiques arguments. Mais cela n’est pas d’usage, et d’ailleurs serait futile, car les personnes qui éliront ce poète pour confident retrouveront, dans son œuvre, le mémorial de sa vie transcendantale.