Chapitre I :
L’histoire de la philosophie
I
Une ample préface, toute dogmatique, doit nous arrêter d’abord196. « La théologie, la
philosophie et la science constituent, dit M. Lewes, notre triumvirat spirituel. »
La première a pour domaine surtout le
sentiment ; son office c’est la systématisation de nos conceptions religieuses.
L’office de la science, c’est la systématisation de notre connaissance des phénomènes,
considérés comme phénomènes. L’office de la philosophie, c’est la systématisation des
conceptions fournies par la théologie et la science : elle est έπιστημή έπιστημών. »
Elle est aux autres sciences ce que la géographie est à la topographie. Son histoire
est le récit de son émancipation à l’égard de la théologie et de sa transformation en
science.
Entendue dans le sens de métaphysique, la philosophie est complètement vaine ; parce
qu’elle cherche les noumènes qui seront toujours hors de sa portée. Et l’objection se
fonde moins encore sur les objets de sa recherche, Dieu, la liberté, la causalité,
etc., que sur sa méthode, qui, soustraite à la vérification, est par là en dehors de
la science. « L’histoire de la philosophie présente le spectacle de milliers
d’esprits, — quelques-uns sont les plus grands qui aient illustré notre race,
attachés tout entiers à des problèmes considérés comme d’une importance vitale et ne
produisant d’autre résultat que de nous convaincre de l’extrême facilité de
l’erreur, et du peu de probabilité que la vérité puisse être atteinte. Leur seule
conquête a été critique, c’est-à-dire psychologique197. »
Déplorer
l’usurpation de la science sur la métaphysique, dans la recherche du vrai, et préférer
la dernière, c’est ressembler à un homme qui, voulant aller en Amérique, et trouvant
le voyage à pied plus poétique que la vapeur, se mettrait à marcher résolument, sans
souci de l’Atlantique qui l’en sépare.
La science cherche la vérité ; mais qu’est-ce que la vérité ? « La vérité est
la correspondance entre l’ordre des idées et l’ordre des phénomènes, de telle façon
que l’un réfléchisse l’autre ; le mouvement de la pensée suivant le mouvement des
choses. »
Remarquons ces termes « ordre des idées », « mouvement de la pensée », substitués à la formule ordinaire : conformité de l’idée avec l’objet. Si l’on accepte celle-ci, la vérité est une chimère, et l’idéalisme est irrésistible. Le but dernier de la connaissance est l’adaptation, et nous appelons vérité l’adaptation précise. Ce que sont en eux-mêmes les corps et la chute des corps, cela ne nous importe point ; mais quels sont les rapports des corps et de leurs mouvements avec nos perceptions : voilà ce qui nous importe. Si le mouvement de notre pensée est contrôlé par le mouvement des choses, il y a vérité : si nos idées sont arrangées dans un ordre qui ne correspond point avec l’ordre des phénomènes, il y a erreur.
Atteindre cette correspondance entre l’ordre interne et l’ordre externe, c’est ce que nous cherchons : et nous employons pour cela deux méthodes :
« La méthode objective qui moule ses conceptions sur les réalités, en suivant de près les mouvements des objets, tels qu’en particulier ils se présentent aux sens, de sorte que les mouvements de la pensée puissent synchroniser avec les mouvements des choses. »
« La méthode subjective qui moule les réalités sur ces conceptions, et s’efforce de découvrir l’ordre des choses, non en lui ajustant pas à pas l’ordre des idées, mais par une anticipation précipitée de la pensée, dont la direction est déterminée par les pensées et non contrôlée par les objets. » (§ 13)
Toute recherche contient une observation, une conjecture, une vérification. La méthode subjective s’arrête au second terme : sa fonction c’est l’hypothèse. La méthode objective parcourt les trois termes : sa fonction c’est la vérification. Elle absorbe donc ce qu’il y a de bon dans la méthode subjective, en y ajoutant un contrôle. La méthode subjective cherche la vérité dans les rapports des idées, la méthode objective la cherche dans les rapports des objets.
Un raisonnement exact est la réunion idéale d’objets dans leurs vrais rapports de coexistence et de succession : c’est voir avec l’œil de l’esprit. Une chaîne de raisonnement, c’est une présentation idéale de détails actuellement non apparents aux sens. Ceci peut nous faire comprendre quel sens exact on doit donner au mot fait. Ordinairement on le considère comme une vérité finale. Ceci, dit-on, est un fait, non une théorie ; c’est-à-dire une vérité indiscutable, non une vue discutable de la vérité. Mais un fait est en réalité un faisceau d’inférences : un fait aussi simple que celui de voir une pomme sur une table, suppose outre la simple sensation de couleur, le rappel des idées de rondeur, saveur, etc. Si les faits sont inextricablement mêlés d’inférences, et si le raisonnement est une vision mentale qui rétablit les détails non présents, dès lors comment peut-on soutenir l’opposition du fait et de la théorie : tous deux sont faillibles, et l’opposition radicale existe entre les inférences vérifiées et les inférences non vérifiées.
La faiblesse de la méthode subjective consiste dans l’impossibilité d’une
vérification. La méthode objective coordonne simplement les matériaux fournis par
l’expérience, sans en introduire de nouveaux. La méthode subjective commet la faute de
tirer du sujet la matière, au lieu d’en tirer seulement la forme. La distinction
fondamentale entre la métaphysique et la science est donc dans leur méthode et non
dans la nature de leur objet. Ajoutez à une théorie métaphysique l’élément vérifiable,
vous en faites une théorie scientifique ; retranchez d’une théorie scientifique
l’élément vérifiable, vous en faites une théorie métaphysique. Otez de la loi de la
gravitation la formule vérifiable « rapport direct des masses, rapport inverse
du carré des distances »
, il ne reste qu’une attraction occulte : c’est de
la métaphysique.
Deux voyageurs viennent d’un pays où l’on ne connaît pas les horloges, même par ouï-dire. L’un a des tendances métaphysiques, l’autre des propensions scientifiques. Les voici devant cet objet nouveau. Le métaphysicien dira : cela s’explique par un principe vital : le battement du pendule ressemble à celui du cœur, les aiguilles marchent comme des antennes, l’heure qui sonne ressemble à un cri de colère et de douleur ; et il se perdra en explications ingénieuses de cette sorte. Voilà la méthode subjective qui déduit au lieu de vérifier. Le savant lui dira : Je doute fort de vos conjectures. J’ai à mon service un instrument puissant, l’analyse ; j’en fais usage. J’enlève le cadran, tout l’extérieur, rien ne change ; j’arrête le pendule, tout s’arrête ; je le remets en mouvement, tout reprend ; je tire un poids avec force, je vois les aiguilles courir, les sons se précipiter. Je répète l’expérience et j’en conclus que c’est un mécanisme. J’en ai déjà vu d’autres, fort différents ; mais j’en reconnais les caractères essentiels. Voilà la méthode objective qui vérifie au lieu de conjecturer.
Le métaphysicien est un marchand qui spécule hardiment, mais sans un capital convertible qui le mette en état de tenir ses engagements. Il donne des billets, mais il n’a ni or ni biens qui les représentent. Le premier créancier obstiné qui insistera pour le paiement, lui fera faire banqueroute. Le savant est hardi lui aussi, mais il garde toujours un solide capital qu’il pourra produire à l’occasion pour couvrir ses billets ; et il sait que s’il l’excède, la banqueroute l’attend.
Il faut donc une vérification. Mais sur quoi repose-t-elle ? Quel est notre critérium de la Vérité ?
La conscience ne pouvant sortir de sa propre sphère, c’est à elle qu’il faut avoir
recours en dernier appel : en ce sens on peut dire que tout critérium est subjectif ;
nous ne pouvons jamais connaître que des états de conscience et nullement les objets
en soi. Mais comme la vérité est simplement une correspondance entre l’ordre interne
et l’ordre externe, nous nous assurons de son exactitude par la certitude de son
ajustement. La pierre de touche de la connaissance, c’est la prévision. « Le
critérium subjectif de la vérité est l’impensabilité (unthinkableness) de sa négative, en d’autres termes la réduction à : A est
A. » « La conscience n’est infaillible que quand elle est réduite aux propositions
identiques. « Là et là seulement, il n’y a point de faillibilité. »
Comme il y a place pour l’erreur partout où la proposition n’est pas identique, et comme une probabilité variable en degrés est tout ce que nous pouvons atteindre dans la plupart de nos conclusions, il est facile d’étendre le principe logique qui détermine l’infaillibilité aux degrés variables de probabilité, et par suite de rendre l’erreur impossible. Quelle est la justification logique de A est À ? L’impossibilité de penser la négative. Quelle sera la justification logique d’une proposition composée d’inférences complexes et lointaines, et, comme telle, ayant plus ou moins de probabilité ? La difficulté d’admettre sa négative.
En résumé, « une proposition est absolument vraie quand ses termes sont équivalents, et alors seulement. Cela se fonde sur l’impossibilité de nier la proposition. Les degrés variables de probabilité dépendront de la possibilité d’admettre une négative198.
Je passe, sans m’y arrêter, les réflexions de l’auteur sur « quelques infirmités de la pensée », comme la croyance aux causes finales, à la distinction de la puissance et de l’acte, au principe vital, etc. : cela nous entraînerait trop loin, ou trouvera mieux sa place ailleurs. Mais la grosse question des Vérités nécessaires est de notre ressort, et elle vaut bien la peine d’être examinée199.
Donnons tout de suite l’opinion de M. G. Lewes sur ce point. Qu’est-ce que l’expérience ? c’est la somme des actions des objets sur la conscience. Cette somme comprend deux éléments : les matériaux que les sens apportent à la conscience ; les transformations, combinaisons, modifications que la conscience leur fait subir. Ainsi deux facteurs : la sensation et les lois de la conscience ; la matière et la forme, dirait Kant. Mais que sont ces lois de la conscience ? Toute la question est là. Elles sont le résultat de l’expérience de l’individu, et de l’expérience de la race.
Prétendre que l’expérience, qui est le produit de sa sensation et des lois de la conscience, produit elle-même ces lois, cela semble d’abord une absurdité ; mais la contradiction n’est que verbale. Il faut, pour la dissiper, distinguer l’expérience des expériences. Toute modification particulière de la conscience est une expérience particulière. Chaque modification prépare la voie aux suivantes et les influence. Les lois de la conscience sortent par développement de ces modifications successives, et l’expérience est le terme général qui exprime la somme de ces modifications.
L’école de la sensation a grandement obscurci la question par sa conception antiscientifique de la table rase : l’esprit n’est pas un miroir qui réfléchit passivement les objets. L’école de l’à priori commet l’erreur contraire, en considérant la conscience comme une pure spontanéité, portant en elle et d’avance des lois organisées et dérivées d’une source supra-sensible.
Ce n’est pas tout : il faut tenir compte aussi de l’hérédité. La biologie nous apprend que l’organisme sensible hérite de certaines aptitudes de ses parents, tout comme de leur structure, de sorte qu’on peut dire que l’individu résume l’expérience de la race. Les facultés s’accroissent dans le développement de la race. Les formes de la pensée qui sont des parties essentielles du mécanisme de l’expérience, se développent tout comme les formes des autres fonctions vitales. En fait, comme la fonction n’est que la forme d’activité d’un organe, il est clair que si l’organe se développe, la fonction se développe et avec elle les lois de son action.
Pour l’esprit, comme pour le corps, il n’y a point préformation ou préexistence, mais évolution et épigénèse. L’erreur de Kant et de ceux qui ont procédé comme lui, c’est de confondre l’anatomie avec la morphologie et la logique avec la psychologie. Prenant l’esprit humain adulte, ils ont considéré ses formes constitutives comme des conditions initiales. Ils disent : ces formes sont impliquées dans les expériences particulières. Accordé ; car si elles n’étaient pas impliquées, on n’aurait pu les en tirer. Ce procédé est parfait pour la logique, qui a à montrer les formes de la pensée, non leur origine. Mais la question d’expérience est une question d’origine, et la psychologie nous révèle que l’expérience est le tissu spontanément tissé de la pensée, dont chaque fil est une expérience. Des gens qui raisonnent à priori considèrent le type vertébré comme la forme nécessaire qui rend le vertébré possible. Anatomiquement cela est acceptable. Mais que dit la morphologie ? Elle montre que la forme typique sort des phases successives du développement de l’animal. Évidemment l’idée de préexistence est une fiction, c’est simplement un δστερον προτέρον.
Pour mieux comprendre la pensée de l’auteur, voyons en détail comment il juge Condillac et Kant, l’un ne reconnaissant que la pure sensation, l’autre posant les formes de la pensée comme nécessaires et à priori.
Le grand défaut de Condillac, dit M. Lewes200, c’est sa méthode qui est une analyse verbale au lieu d’être une analyse biologique. Il se laisse duper par les mots : il croit expliquer toutes les facultés par les transformations de la sensation, sans s’apercevoir qu’il les suppose, et qu’en l’absence de facultés qui élaborent les sensations en perceptions, jugements, raisonnements, les sens n’élèveraient jamais sa statue au-dessus de la condition de l’idiot. Un homme réduit aux pures sensations serait, comme le pigeon dont le cerveau a été enlevé, sensible à la vérité, mais incapable de mémoire, de jugement et de pensée. De plus, dans l’hypothèse de la table rase, comment expliquer le phénomène d’idiotie ? Pourquoi l’esprit des brutes, qui ont des sens semblables aux nôtres, est-il si différent du nôtre ? Les sensations de l’idiot sont aussi vives et aussi variées que celles de l’homme raisonnable : les différences naissent de la « célébration » des deux. Enfin, si la sensation est, comme le veut Condillac, l’origine et la fin de toute activité mentale, pourquoi les hommes dont les sens sont le plus actifs ne sont-ils pas ceux dont l’intelligence est la plus puissante ?
Il est de notoriété que cela n’est pas. Comment expliquer un cas comme celui de Laura Bridgmann, qui, née aveugle et sourde-muette, manifeste une activité intellectuelle très variée. Ni la biologie, ni la psychologie ordinaire ne trouvent de difficultés à l’expliquer ; la première ayant recours au cerveau, la seconde à l’esprit avec ses facultés ; mais c’est un problème insoluble pour l’école de la sensation201.
Condillac a confondu, sous le nom de sensation, deux choses en réalité différentes :
la sensation proprement dite et l’idéation (faculté d’avoir des idées). Ce sont deux
fonctions distinctes, ayant deux organes distincts. La sensation comprend tout ce qui
appartient aux organes des sens, et, ce que l’on néglige si souvent, aux actions des
viscères et des muscles. — L’idéation est autre chose : on ne peut pas plus la séparer
de la sensation, qu’on ne peut séparer le mouvement d’un muscle de la sensation qui le
cause. Mais elle est l’action d’un organe spécial ; elle est sujette à des lois
spéciales ; et cela suffit pour la distinguer de l’activité des sens. Ce qui a
contribué à induire Condillac en erreur, c’est cette opinion commune que les idées ne
sont que des impressions affaiblies, des copies de sensations. Cela n’est pas.
« L’idée est si peu une sensation affaiblie qu’elle n’est pas une sensation
du tout ; elle est totalement différente de la sensation. »
Et cela n’est
point surprenant : la sensation est le produit d’une partie distincte du système
nerveux, le cerveau. La distinction rigoureuse entre la sensation d’une part, et
l’idéation d’autre part, ne se trouve dans aucun traité de psychologie, même
spiritualiste. Cependant l’anatomie comparée a montré l’indépendance des organes des
sens et du cerveau quoiqu’elle n’ait pas encore découvert les rapports qui les
relient. Nous savons que le cerveau est une addition aux organes des sens, tout comme
ces organes sont une addition au système nerveux des animaux inférieurs. En descendant
au plus bas degré de l’échelle animale, nous ne trouvons aucune trace du système
nerveux ; en remontant nous trouvons un simple ganglion avec ses prolongements ; plus
haut quelques ganglions et des sens rudimentaires ; plus haut des organes, des sens
plus complexes et un cerveau rudimentaire ; chez l’homme enfin des organes complexes
et un cerveau complexe. Par suite la sensation et l’idéation sont aussi indépendantes
l’une de l’autre que les organes dont elles sont la fonction ; et quoique l’idéation
soit liée organiquement avec la sensation, cependant elle ne l’est pas plus que le
mouvement n’est lié avec la sensation.
Chaque sens a son centre spécial ou sensorium, et chacun est parfaitement indépendant du cerveau, peut agir sans lui et même en son absence. Un oiseau privé de cerveau est sensible à la lumière, au son, etc. Mais dans l’état normal ces centres sont intimement liés avec le cerveau et l’affectent. C’est ce qui explique comment on peut éprouver des sensations sans en avoir conscience (recevoir une blessure dans le feu de la bataille) ; et penser, sans éprouver aucune sensation spéciale, sauf celles de la vie organique (réfléchir dans son lit au milieu du silence de la nuit).
Ainsi l’indépendance de l’idéation et de la sensation est prouvée psychologiquement et anatomiquement, et ruine dans sa base la doctrine de Condillac.
Voyons maintenant celle de Kant202. M. Lewes admire vivement ce philosophe,
qu’il appelle « le plus grand des métaphysiciens modernes. »
Il lui
sait gré surtout d’avoir mis à nu le néant de l’ontologie, d’avoir montré avec plus de
netteté et de rigueur qu’aucun autre avant lui, que la connaissance humaine est
relative ; mais sur le point qui nous occupe, sur la nature des lois ou formes de la
pensée, il s’en sépare. « Les formes de la pensée, comme les formes de la vie,
sont des évolutions, non des préformations. »
Kant ne l’a point vu. Sa
méthode a été incomplète. Il a employé seulement la méthode métaphysique d’analyse
subjective, là où il fallait employer aussi la méthode biologique d’analyse objective.
Transportant dans la psychologie la vieille erreur aristotélicienne de la matière et
de la forme, considérées comme séparables réellement (tandis qu’elles ne le sont que
par abstraction), il regarda les formes de la pensée comme des facteurs tout faits
(ready-made), antérieurs à et indépendants de l’expérience. Or, ces formules doivent
être cherchées, soit physiologiquement, c’est-à-dire dans les conditions organiques ;
soit psychologiquement, c’est-à-dire dans l’évolution de la pensée. Telle est la
nature de notre esprit, que nous pensons comme successif ce qui dans la nature est
simultané : la condition de la pensée c’est le changement. Penser, c’est juger ; c’est
unir un prédicat à un sujet. Mais ces formes ou conditions de la pensée sont le
résultat d’un développement, non d’éléments préexistants. Kant ressemble à un homme
qui dirait que la forme du chêne préexiste dans le gland, parce que la forme du chêne
sort du gland. Mais une botanique scientifique n’accepte pas cette solution ; et une
psychologie scientifique refuse de même d’accepter comme condition à priori de
l’expérience ce qui est le résultat de l’évolution de l’expérience. D’ailleurs les
formes énumérées par Kant sont trop peu nombreuses, pour exprimer les conditions
subjectives. Il omet, par exemple, le plaisir et la peine qui sont les éléments
inséparables de toute sensation, et déterminent toute action. Il ne dit rien des
divers sens et de leurs conditions : cependant c’est l’organisation de la rétine et de
la peau qui veut que les vibrations produisent sur l’une la sensation de la lumière,
sur l’autre la sensation de la chaleur. La lumière, la chaleur, le son, sont des
formes de la sensibilité qui nous servent à revêtir la chose en soi (Ding an sich)
tout comme le temps et l’espace qu’il donne seuls.
La distinction entre les éléments objectifs et les éléments subjectifs de la pensée
est considérée avec raison comme l’œuvre capitale de la philosophie critique.
Cependant au fond elle cache une erreur parce qu’elle s’efforce d’isoler les éléments
d’un acte indissoluble. « Il est tout différent de dire qu’il y a
nécessairement deux coefficients dans la fonction, et de dire qu’ils peuvent être
isolés et étudiés à part. Il était tout différent de dire : voici un organisme avec
sa conformation héréditaire, et les aptitudes qui en dépendent, lesquelles doivent
être considérées comme déterminant nécessairement les formes sous lesquelles il sera
affecté par les agents externes, de sorte que l’expérience sera composée de
conditions objectives et subjectives, — et de dire : voici le pur élément à priori
de toute expérience, la forme que l’esprit imprime sur la matière donnée du dehors.
Le premier était une conclusion presque inévitable, le second une fiction. »
Le psychologiste ne peut point séparer les deux éléments de la pensée, comme le
chimiste sépare un acide d’un alcali. Celui-ci ayant étudié l’acide et l’alcali chacun
à part, peut les séparer quand il les trouve séparés. Mais avec les éléments de la
pensée, cette synthèse et cette analyse sont impossibles. Aucun des deux éléments
n’est donné seul. La matière pure et la pensée pure sont des quantités inconnues
qu’aucune équation ne peut trouver. « La pensée est nécessairement et
universellement un sujet-objet ; la matière est nécessairement et universellement
pour nous un objet-sujet. Le sujet et l’objet se combinent dans la même
connaissance, comme l’acide et la base se combinent dans le sel203. »
II
Entrons maintenant dans l’histoire proprement dite. — Comme elle est surtout dogmatique et critique et qu’elle n’a été bien souvent pour l’auteur qu’une occasion d’exposer ses propres idées, nous aurions pu sans trop d’effort réunir ces fragments de doctrine épars et en faire un tout : il nous a semblé qu’il valait mieux respecter l’ordre suivi par l’auteur. Nous allons donc courir à travers cette histoire, laissant l’érudition pour les idées, celles surtout qui sont du domaine de la psychologie.
Dans son histoire de la philosophie ancienne, M. Lewes paraît s’attacher
principalement à deux points : examiner les théories sur la connaissance, faire
ressortir le côté négatif des doctrines. Peut-être quelques philosophes des écoles
adverses trouveront-ils qu’il tire un peu trop à lui ces vieux textes que leur
élasticité rend commodes. Ainsi il trouve dans Xénophane, au moins des germes de
scepticisme204 ; son disciple
Parménide « n’a pas seulement une notion vague et générale de l’incertitude de
la connaissance humaine ; il maintient que la pensée est trompeuse, parce qu’elle
dépend de l’organisation205 »
, ce qui louche de plus au matérialisme, Héraclite ne voit
dans tout qu’un devenir. — Empédocle se lamente sur l’incertitude de la connaissance
et la fragilité de la vie humaine. Anaxagore « pensait avec Xénophane que toute
connaissance sensible est trompeuse, et avec Heraclite que toute connaissance vient
des sens : ce qui est un double scepticisme. On a soutenu en général que ces deux
opinions se contredisent, qu’on ne pouvait les maintenir toutes deux. On le peut
cependant. Sa raison pour nier la certitude des sens était l’incapacité de
distinguer tous les éléments objectifs réels dont les choses sont composées. Ainsi
l’œil distingue une masse complexe que nous appelons fleur ; mais il ne distingue
rien de ce dont la fleur est composée. En d’autres termes, les
sens perçoivent les phénomènes, mais n’observent ni ne peuvent observer les
noumènes : anticipation de la plus grande découverte de la psychologie, vue par
Anaxagore quoique obscurément et confusément206. »
M. Lewes croit trouver la même
découverte dans Démocrite (v. p. 97 du t. I). Quoi qu’on puisse penser de ces
interprétations, elles montrent du moins que l’auteur prend plus au sérieux, qu’on
n’aurait cru peut-être, ces premiers essais de la pensée philosophique. Il est de cœur
avec les hommes de ces vieux âges, il les admire, il ne pense pas sans émotion à cet
essor de la curiosité humaine, hardie, infatigable, libre pour la première fois.
Passons, sans nous arrêter sur les sophistes, Socrate, Platon et Aristote, et
arrivons au demi-scepticisme de la nouvelle Académie qui fournit à M. Lewes l’occasion
d’une étude sur la perception. On sait que Arcésilas et Carnéade discutaient contre
les Stoïciens, les dogmatiques de l’époque, sur la légitimité du critérium et en
particulier sur cette question : Toute modification de l’âme correspond-elle
exactement à l’objet externe qui la cause ? La sensation, dit M. Lewes207, ne
correspond en rien à son objet, sinon sous le rapport de l’effet à la cause. Cela
surprendra au premier abord celui qui n’a jamais réfléchi sur ce point. Demandez-lui
s’il considère ses perceptions comme des copies des objets, s’il croit que la fleur
qui est devant lui, peut exister indépendamment de lui et de tout être humain, et
exister avec les mêmes attributs de forme, odeur, goût, etc. : sa réponse sera
affirmative. Il vous regardera comme un fou, si vous en doutez. Cependant une
modification ne peut aucunement être une copie de l’objet qui modifie. La douleur
causée par une brûlure est-elle une copie du feu ? Ressemble-t-elle en rien au feu ?
Nullement. Elle exprime seulement un rapport entre nous et le feu, un effet que le feu
produira sur nous. Nous entendons le tonnerre : notre sensation n’est pas une copie du
phénomène ; elle exprime simplement un effet produit en nous par une certaine
vibration de l’air. Il en est de même pour les sensations de la vue, quoique le
préjugé contraire soit plus fort ici à déraciner. Bien des gens qui accorderont que la
douleur causée par le feu n’est pas une copie du feu, soutiendront que l’apparence
produite sur les yeux par le feu, est l’apparence réelle du feu, indépendamment de la
vision humaine. « Cependant si l’on enlevait de la surface de la terre tous les
êtres sentants, le feu n’aurait plus aucun attribut ressemblant à la douleur. Et de
même si tous les êtres sentants étaient enlevés à la fois de la surface de la terre,
le feu n’aurait plus d’attributs ressemblant à la lumière et à la couleur ; parce
que la lumière et la couleur sont des modifications de l’être sentant, causées par
quelque chose d’externe, mais qui ne ressemble pas plus à leur
cause que la peine causée par un instrument ne ressemble à cet
instrument. »
L’erreur radicale de ceux qui pensent que nous percevons les choses comme elles sont, consiste à prendre une métaphore pour un fait, et à croire que la perception ressemble à un miroir dans lequel les objets se réfléchissent. La perception n’est rien de plus qu’un état du sujet percevant, c’est-à-dire un état de conscience : elle peut être causée par des objets externes, mais elle ne leur ressemble en rien. Tout ce que nous pouvons faire, c’est d’identifier certaines apparences externes avec certains changements internes, identifier l’apparence que nous nommons feu avec certaines sensations que nous voyons se produire, quand nous nous en approchons. Le monde considéré indépendamment de la conscience, le monde en soi, est très vraisemblablement tout différent du monde comme nous le connaissons. La lumière, la couleur, le son, le goût sont tous des états de conscience : ce qu’ils sont en dehors de la conscience, à titre d’existence per se, nous ne pouvons le savoir ni l’imaginer, parce que nous ne pouvons les concevoir que comme nous les connaissons. La lumière avec ses myriades de formes et de couleurs ; le son avec ses milliers de formes sont le vêtement dont nous habillons le monde. La nature, dans son insensible solitude, est ténèbres éternelles, et éternel silence208.
La perception est donc un effet, et sa vérité est une vérité, non de ressemblance, mais de rapport. Elle ne peut nous faire connaître ce que sont les choses, mais ce qu’elles sont par rapport à nous.
III
« Quoique le moyen âge comprenne près de mille ans, il nous faut, comme le dit
Hégel, mettre des bottes de sept lieues pour le traverser209. »
Ainsi parle M. Lewes, et il tient
promesse. On s’étonnera peut-être d’apprendre que saint Thomas d’Aquin, Duns Scott,
Telesio, Vanini ne sont point nommés ; mais si l’on se rappelle que le but de l’auteur
est surtout critique et dogmatique, on en sera moins surpris. Il est pressé d’arriver
aux modernes.
Des deux fondateurs de la philosophie moderne, Descartes est le mieux traité. Bacon210 a été surtout un initiateur, il a eu le mérite de crier bien haut, d’être le héraut d’une ère nouvelle, de donner à la recherche scientifique la dignité et l’espoir d’un brillant avenir. Mais tout en insistant sur l’importance de la méthode expérimentale, il s’est totalement trompé sur les procédés à suivie et Harvey n’a pas été trop injuste, en disant de lui : il parle de science comme un lord chancelier.
Dugald Stewart a eu raison de dire que Descartes est le père de la psychologie expérimentale ; et Condorcet, en soutenant qu’il a fait plus que Galilée ou Bacon pour la méthode expérimentale, exagère un peu, mais non sans fondement211. Le cartésianisme se résume en deux choses : La conscience est le seul fondement de la certitude ; les mathématiques sont la seule méthode de certitude. Bacon n’avait rien dit de la méthode déductive : Descartes remplit cette lacune. Mais la méthode déductive, excellente en elle-même, doit procéder objectivement, et Descartes y manque souvent. Tandis que sa réaction contre la scolaslique le conduit au point de vue objectif en cosmologie, ses études psychologiques ramènent le point de vue subjectif ; il croit que la raison peut résoudre les problèmes théoriques et métaphysiques. Fonder la méthode déductive sur la base de la conscience : tel fut son but. Nul penseur, sauf Spinoza, n’a si clairement établi son critérium. Mais ce critérium est trompeur. La conscience est le dernier fondement de la certitude : oui, pour moi. Mais quelle certitude me donne-t-elle pour tout ce qui n’est pas moi ? La conscience est restreinte, confinée au moi et à ce qui se passe dans le moi : toutes les idées que nous avons sur le non-moi ne peuvent être fondées que sur des inférences. Je me brûle, j’ai conscience d’une sensation, j’en ai une connaissance certaine et immédiate. Mais, quand du changement produit j’infère l’existence de quelque chose qui n’est pas moi, la conscience ne me garantit plus rien, ma connaissance de l’objet est médiate, incertaine. Par suite, aussitôt que nous laissons la conscience pour l’inférence, le doute est possible212.
Il nous faut sacrifier résolûment, bien qu’à regret, tout ce qui dans l’histoire de la philosophie moderne sort de notre sujet, pour montrer seulement comment M. Lewes retrace et comprend les progrès de la psychologie.
C’est Hobbes, dit-il213, et non pas Locke qui est le précurseur de cette psychologie du xviiie siècle, qui a abouti à la formule célèbre « penser c’est sentir. » On doit lui reprocher aussi son matérialisme214. Mais son apport à la psychologie est considérable. D’abord il l’a proclamée une science d’observation ; il a découvert que nos sensations ne correspondent pas à des qualités externes, qu’elles ne sont que des modifications du sujet sentant ; découverte que Descartes a adoptée ou faite lui-même, dans ses Méditations ; enfin il a écrit sur l’association des idées un chapitre « magistral », mais « sans voir combien cette loi porte loin. »
Locke est le fondateur de la psychologie moderne : il a compris la nécessité d’une critique, d’une détermination des limites de l’esprit humain. Il a commencé l’histoire du développement de nos pensées ; les autres s’étaient contentés de prendre les idées comme ils les trouvaient, Locke rechercha soigneusement l’origine de toutes nos idées. Pour compléter sa psychologie, il aurait dû rechercher l’origine de nos facultés. M. Cousin, qui combat Locke « en rhétoricien »215, se plaint de le voir parler de sauvages, d’enfants, de récits de voyageurs, et il ne voit pas que Locke essaie la méthode comparative. Quand John Hunter cherchait dans l’anatomie comparée l’élucidation de divers problèmes anatomiques, on se riait de lui : et maintenant tout le monde sait que l’embryologie et la physiologie comparées sont les plus sûrs guides dans toutes les questions biologiques, parce que les organismes simples sont plus faciles à étudier que les organismes complexes. Locke entrevit, mais confusément, la possibilité en psychologie de cette étude comparative.
La psychologie ne doit à Leibniz qu’une seule chose, mais d’une immense valeur : la distinction entre la perception et l’aperception216.
« Il y a peu d’hommes dont l’Angleterre ait plus raison d’être fière que de
Georges Berkeley, évêque de Cloyne217. »
On ne lui a épargné ni les railleries, ni les attaques ; mais
le plus souvent ses critiques ne l’ont pas compris. « Quand Berkeley niait
l’existence de la matière, il entendait par matière ce substratum inconnu, que Locke
déclarait être une inférence nécessaire de notre connaissance des qualités, mais
dont la nature doit nous rester toujours cachée. Les philosophes ont assumé
l’existence d’une substance, c’est-à-dire d’un noumène existant sous tous les
phénomènes, d’un substratum qui supporte toutes les qualités, d’un quelque chose auquel adhèrent tous les accidents. Cette substance inconnue,
Berkeley la rejette218. »
Voilà pourquoi il dit qu’il croit à la matière autant que personne, mais que, dans sa
croyance, il se sépare des philosophes et s’accorde avec le vulgaire. Il nie donc la
matière, non dans le sens vulgaire, mais dans le sens philosophique du mot. Seulement
on doit avouer que son langage ambigu, et qu’il a prêté à l’équivoque219.
Quand la philosophie examine les notions du sens commun relatives au monde extérieur,
voici le problème qu’elle rencontre. Nos sens nous informent de certaines qualités
sensibles, étendue, couleur, etc. Mais notre raison nous dit que ces qualités doivent
être les qualités de quelque chose. Qu’est-ce que ce quelque chose ? c’est la
substance inconnue qui sert de support aux qualités. De sorte qu’en dernière analyse,
notre seule raison pour inférer l’existence de la matière, c’est la nécessité d’une
synthèse d’attributs. À cela, que dit Berkeley ? il résout hardiment le problème en
disant que la synthèse est une synthèse mentale. Il fait remarquer d’abord que les
objets de nos connaissances sont des idées : assertion incontestable, fondée
rigoureusement sur les faits de conscience et qui ne peut paraître paradoxale qu’à
ceux qui n’ont aucune habitude de ces sortes de questions. « Par suite, dit-il,
quand nous faisons tout notre possible pour concevoir l’existence de corps externes,
nous ne faisons tout le temps que contempler nos propres idées. »
Donc, les
objets et les idées sont la même chose. Donc rien n’existe que ce qui est perçu.
Soutiendrez-vous qu’outre les idées, il y a des choses dont les idées sont des
copies ? Comme une idée ne peut ressembler qu’à une idée, il faut de deux choses
l’une : ou bien que l’objet dont vous parlez soit une idée, et alors l’idéalisme
triomphe ; ou bien que vous souteniez qu’une couleur ressemble à quelque chose
d’invisible, le rude à quelque chose d’intangible.
Le réalisme, dit M. Lewes, n’a pas l’ombre d’une réponse à faire. Appliquée aux faits de la conscience adulte, l’analyse de Berkeley est inattaquable220 ; à moins qu’on veuille nier que la conscience est immédiatement affectée par les sensations, et affirmer qu’elle l’est immédiatement par les objets externes : ce qu’aucun métaphysicien ne voudra faire, car cela le conduirait à soutenir que la conscience n’est rien que ces sensations produites dans l’organisme par les influences externes ; et par suite à faire disparaître l’esprit comme substratum.
La question de savoir si la conscience est quelque chose de supérieur à ces actes (si elle est, pour parler le langage des psychologistes français, une faculté distincte) peut être considérée comme établie, depuis Crown. Cependant on trouve encore la vieille notion d’une duplication de conscience, d’une conscience qui est un sentiment de sentiment ; et cela continuera tant que la notion d’esprit, comme entité, n’aura pas été bannie de la psychologie.
Y a-t-il deux existences distinctes, matière, esprit ? N’y en a-t-il qu’une ? Et laquelle ? Tel est, quand on y réfléchit, le point en débat dans la question qui nous occupe.
L’idéaliste dit : il n’y a qu’une existence, l’esprit. Analysez le concept de matière, et vous découvrirez qu’il n’est qu’une synthèse mentale de qualités.
Le réaliste dira : il n’y a qu’une existence, la matière.
Analysez votre concept d’esprit, et vous découvrirez qu’il n’est qu’une synthèse de qualités (états de conscience) qui sont les activités de l’organisme. La synthèse est l’organisme.
Le sceptique, d’accord avec les deux, et en désaccord avec les deux, dit : Votre matière n’est qu’une succession flottante de phénomènes ; votre esprit, une succession flottante d’idées.
Le dualiste dit : Il y a de l’esprit et de la matière : tous deux essentiellement distincts, n’ayant rien de commun. Cependant ils peuvent agir l’un sur l’autre. Comment ? c’est un mystère.
Sans doute, mais comme la philosophie ne peut se contenter de phrases, elle remarque de plus que là où le réalisme et l’idéalisme n’admettent qu’un facteur, le dualisme en introduit deux ; par suite elle le rejette en vertu de la règle : Entia non sunt multiplicanda prœter neccssitatem 221.
Faut-il maintenant, prenant parti pour l’idéalisme, conclure avec Berkeley que, comme nous ne connaissons que des idées, les objets doivent être identifiés avec les idées, et que le esse des objets, pour nous, c’est percipi ? Il y a là une ambiguïté. Sans doute nous ne pouvons penser un objet, sans le faire rentrer sous les lois de la nature, sous les conditions de notre pensée ; mais il est tout différent de dire : « Je ne puis concevoir les choses autrement, donc elles ne peuvent exister autrement. » L’idéalisme assume ici que la connaissance humaine est absolue, non relative ; que l’homme est la mesure de toute chose.
« La perception est l’identité du moi et du non-moi, le
rapport de deux termes, le tertium quid de deux forces unies,
comme l’eau est l’identité de l’oxygène et de l’hydrogène. Le moi ne peut jamais
avoir une connaissance du non-moi, sans être indissolublement uni au non-moi ; tout
comme l’oxygène ne peut s’unir à l’hydrogène pour former de l’eau, sans se fondre
ainsi que l’hydrogène dans un tertium quid. Supposons que
l’oxygène ait une conscience, c’est-à-dire qu’il sente les changements. Il
attribuerait le changement non à l’hydrogène, qui lui est nécessairement inconnu,
mais à l’eau, la seule forme sous laquelle l’hydrogène lui est connu. Il trouverait
dans sa conscience l’état nommé eau, qui serait fort différent de son état
antérieur ; et il supposerait que cet état, si différent de l’état précédent, est
une représentation de ce qui le cause. Nous pouvons donc dire : quoique dans le cas
précédent, l’hydrogène ne puisse exister pour l’oxygène que dans l’identité des deux
comme eau, ce n’est pas une preuve que l’hydrogène ne puisse exister dans d’autres
rapports avec d’autres gaz. De même, quoique le non-moi ne puisse exister en rapport
avec l’esprit, autrement que dans l’idée des deux (perception), ce n’est point une
preuve qu’il ne peut exister en rapport avec d’autres êtres sous des conditions
toutes différentes222. »
Nous admettons donc, avec les idéalistes, que notre
connaissance est subjective ; mais nous croyons à l’existence d’un monde externe tout
à fait indépendant du sujet percevant. L’argumentation, par laquelle l’idéalisme veut
ébranler cette croyance, est viciée par l’assomption que notre connaissance est le
critérium de l’existence : c’est lui conférer une valeur absolue qu’elle n’a pas.
Hume continue Berkeley. Il supprime l’esprit comme entité, et le réduit à une série d’impressions, ou, comme dirait la psychologie moderne, à une série d’états de conscience. Mais comment alors expliquer la continuité de la conscience, puisque entre deux états il y a nécessairement un intervalle ? la conscience s’évanouit-elle, durant cet intervalle, pour reparaître avec l’état d’après ? Hume ne résout point cette question, ne la pose même pas.
Le métaphysicien répond : oui, l’esprit continue et lie en une synthèse toutes ses manifestations.
Le biologiste répond : la conscience étant un processus vital, non une entité, a sa synthèse dans la continuité des conditions vitales. Le mécanisme nerveux, dont la conscience est une fonction, continue à exister dans l’intervalle entre deux actes de conscience.
Si le métaphysicien objecte que la réalité de l’esprit est prouvée par la conscience, et par le fait que je dis mon corps ; le biologiste répliquera que le témoignage de la conscience a besoin d’être modifié par l’analyse, et que si je dis mon corps, je dis aussi mon esprit. Sa personnalité est une notion dont la genèse n’a encore été clairement tracée par aucun psychologue223.
Après Hume, la psychologie a pour représentants Hartley, Darwin et les Ecossais.
Hartley est le premier qui ait tenté d’expliquer le mécanisme physiologique des phénomènes psychologiques224. Il explique les sensations par des mouvements vibratoires : hypothèse qui n’ajoute rien à notre connaissance des processus psychiques. Parler de vibrations et vibrationcules, cela n’élargit en rien notre horizon. Quoique, depuis Hartley, les progrès de la science aient donné un haut degré de probabilité à la doctrine générale des vibrations ; cependant, même maintenant, notre connaissance des sensations est beaucoup plus certaine que celle des vibrations impliquées.
La doctrine des vibrations serait utile si, des lois connues des corps vibratoires, nous pouvions déduire l’explication des phénomènes mentaux encore inexpliqués ; mais ou n’a encore rien fait de pareil, et la théorie de Hartley est beaucoup trop vague pour y aider225.
Darwin (Erasme) professe la même théorie, en substituant au mot « vibration » l’expression « mouvements sensoriels. » Bien que son système soit plein d’ « hypothèses absurdes », il a eu le mérite de voir que la psychologie est subordonnée aux lois de la vie, et de couper court par là à des questions mal posées et à des problèmes factices. Pourquoi, avec des jeux, voyons-nous les objets simples ? Pourquoi les images étant renversées sur la rétine, voyons-nous les objets droits ? Ces questions et celles de ce genre sont psychologiques, et ne peuvent être résolues ni par l’optique ni par l’anatomie. Autant vaudrait-il déduire l’assimilation du sucre des angles de ses cristaux, que de déduire la perception d’un objet des lois de l’optique : le sucre doit être dissous avant d’être assimilé, et de même les images rétinales doivent être transformées par le centre sensationnel, avant d’affecter le cerveau226. Et ce n’est point là une hypothèse gratuite, elle s’appuie sur les faits. On peut, le montrer. Nous voyons les objets simples avec nos deux yeux ; mais nous entendons aussi les sons simples avec deux oreilles ; nos deux narines nous donnent une odeur simple ; nos cinq doigts nous donnent les objets simples. Ces faits auraient dû être rapprochés et solliciter la réflexion. Leur explication doit être psychologique, et je crois, dit M. Lewes, qu’elle est très simple. La voici. Nous ne pouvons avoir deux sensations exactement semblables au même instant exactement : la simultanéité des deux sensations empêche de les distinguer. Si deux sons identiques se succèdent à un intervalle appréciable, on entendra deux sons ; si l’intervalle est inappréciable, aucune distinction ne sera sentie : on n’entendra qu’un son. Si l’on remarque que les centres sensitifs sont diversement affectés par les mêmes stimulus, qu’un courant électrique cause des sensations sapides au goût, odorantes à l’odorat, auditives au nerf acoustique, lumineuses au nerf optique, tactiles au nerf du tact ; si l’on remarque que des narcotiques, introduits dans le sang, causent des effets analogues ; de ces faits, et de bien d’autres, on conclura que la sensation dépend des centres et non des stimulus externes ; que l’impression doit devenir sensation. De même quand on demande : Pourquoi les objets renversés sur la rétine nous paraissent-ils droits ? il faut répondre : Parce que nous ne voyons pas du tout les images de la rétine227 : l’idée de droit dépend de la notion d’espace, laquelle est une idée (peu importe ici son origine), mais non une sensation visuelle.
L’École écossaise228 est sommairement traitée : quoique sa psychologie contienne beaucoup de choses qu’on y peut étudier, elle est entièrement morte comme doctrine. Elle est morte et devait mourir, car elle n’avait ni but, ni vraie méthode. Elle a ajouté analyse verbale à analyse verbale, explication métaphysique à explication métaphysique ; tandis que les physiologistes et quelques psychologistes allaient au fond des choses.
Ceux à qui il vient d’être fait allusion paraissent être Cabanis et Gall.
Lorsque le nom de Cabanis est prononcé, il rappelle aussitôt la fameuse « sécrétion
de la pensée. » Par une phrase malheureuse, dit M. Lewes229, Cabanis a donné l’avantage à ses adversaires et a
empêché le progrès de ses propres doctrines230. On a compris qu’il disait que le cerveau sécrète la pensée, comme
le foie sécrète la bile. Il n’a rien dit de semblable. Il est vrai que par une
ambiguïté déplorable de langage, il peut conduire à comprendre que la pensée est une
sécrétion, tandis qu’en réalité il voulait dire qu’elle est une fonction.
« Certes, s’il avait considéré réellement la pensée comme une sécrétion,
l’erreur eût été monstrueuse et les clameurs élevées contre lui auraient été
justifiables. »
Mais la vérité c’est qu’il n’a eu, comme beaucoup de
biologistes et psychologistes, que des idées obscures sur la fonction231. Son grand mérite a été
d’apercevoir clairement les rapports de la psychologie avec la science de la vie,
reconnaissant ainsi une grande vérité, déjà clairement vue par Aristote et exprimée
ainsi par saint Thomas d’Aquin : « Impossibile est
in uno homine esse plures animas per essentiam différentes, sed una tantum est
anima intellectiva quæ vegetativo et sensitivo et intellectivo officiis
fungilur. »
Gall est traité avec ampleur (p. 394-435) et faveur ; M. Lewes lui attribue un mérite, celui d’avoir rendu service à la physiologie et à la psychologie, même par la hardiesse de ses hypothèses ; et deux défauts, d’avoir complètement négligé en psychologie l’analyse subjective, et d’avoir fondé une phrénologie ou crânioscopie, démentie par les faits et les progrès de la science.
Si l’on a accusé Gall de matérialisme, c’est à tort ; car il a plusieurs fois déclaré
« s’en tenir aux phénomènes » et n’avoir jamais compris dans ses recherches rien qui
tienne à l’essence du corps ou de l’âme. « Je n’entends pas, dit-il, que nos
facultés sont, un produit de l’organisation, car ce serait
confondre les conditions avec les causes efficientes. »
On peut dire que
Gall a mis définitivement terme à la dispute entre les partisans des idées innées et
la doctrine de la sensation, en montrant qu’il y a des tendances innées, tant
affectives qu’intellectuelles, qui appartiennent à la structure organique de l’homme.
Deux faits psychologiques déjà vaguement entrevus ont été bien dégagés par lui :
Les tendances fondamentales sont innées et ne peuvent être créées par l’éducation.
Les diverses facultés sont essentiellement distinctes et indépendantes quoique intimement unies entre elles.
Il a aussi vu clairement et clairement exprimé que le plus grand obstacle au progrès des recherches psychologiques, c’est d’isoler l’homme de la série animale, de le considérer comme gouverné par des lois organiques toutes particulières.
Il a compris que la psychologie étant une branche de la biologie, soumise par
conséquent à toutes les lois biologiques, il fallait l’étudier d’après les méthodes
biologiques. Observations zoologiques, anatomiques, physiologiques, pathologiques,
voilà ce qu’il faut pour base ; et certes, Gall a amassé plus de faits de cette sorte
qu’aucun de ses prédécesseurs ; il a montré la patience et l’habileté d’un
investigateur, bien qu’il ait tiré de toute cette collection de matériaux des
interprétations fausses et des conclusions non vérifiées. Mais il y a un autre
instrument de recherche, très important, que Gall a omis, c’est l’analyse subjective ;
instrument si nécessaire que quelques psychologues, négligeant l’importance des
recherches biologiques, maintiennent que la psychologie doit être érigée en science
distincte et fondée sur cette analyse. De là la faiblesse des classifications
psychologiques de Gall. Spurzheim et Georges Combe les ont rendues un peu plus
acceptables ; mais aucun n’a eu la plus faible conception de ce que doit être
l’analyse psychologique de ses moyens, de ses conditions et des problèmes qu’elle a à
résoudre. Comment déterminer si une manifestation mentale est le produit direct d’une
faculté ou le produit indirect de deux ou plusieurs facultés ? Comment distinguer
entre des facultés et des modes, entre des actions élémentaires et des actions
associées, entre des énergies et des synergies ? Voilà des question ? très importantes
qu’aucun n’a essayé de résoudre. Gall nous attribue vingt-sept facultés, parmi
lesquelles celles de la vénération, de l’individualité, de la couleur, de
l’éventualité, et bien d’autres qui évidemment ne sont point du tout des facultés
originales. La doctrine est donc très faible sur ce point. Cependant le grand principe
de Kant, qu’il faut chercher dans les lois de la pensée une solution des problèmes
philosophiques, Gall a eu le mérite d’en approcher par le côté biologique :
« Nous devons chercher nos idées et nos connaissances, en partie dans les
phénomènes du monde extérieur et dans leur emploi raisonné, et en partie dans les
lois innées des facultés morales et intellectuelles232. »
Physiologiquement, il prend sa revanche. Sa nouveauté consiste dans sa précision. On
avait vaguement reconnu les rapports du physique et du moral, et les rapports généraux
du système nerveux et des fonctions mentales : mais nul n’en avait tenté une
démonstration précise. On connaissait beaucoup de faits comme ceux-ci : un mal de dent
qui disparait quand on entre chez le dentiste ; prendre de l’eau en s’imaginant que
c’est de l’émétique, et vomir, etc. On expliquait ces faits en les attribuant à
l’imagination, bien ; mais par quelles conditions matérielles l’imagination a-t-elle
pu agir sur les viscères ou sur la dent ? Ces explications naïves supposaient une
sorte d’imagination autocrate, sans sentir aucunement le besoin de découvrir un
mécanisme particulier pour la production des résultats. Gall n’a point réussi à le
faire ; mais du moins a-t-il vu qu’il fallait substituer des idées précises aux
généralités vagues qui avaient cours. La phrénologie ou crânioscopie avait ce but ;
elle assignait chaque partie de la masse cérébrale, comme siège, à une faculté
particulière. Mais cette hypothèse a dû être confrontée avec les faits et a été
trouvée fausse. Les névrologistes les plus éminents se sont déclarés contre elle, de
sorte que maintenant la phrénologie se trouve en arrière sur les découvertes de
physiologie, sans avoir jamais réussi à constituer sa psychologie.
Nous n’avons pas à suivre M. Lewes dans son exposition de la philosophie allemande, ni dans son travail sur Auguste Comte. Ici pourtant il y a un point à noter pour nous. Ou sait que Stuart Mill a vivement critiqué l’omission de la psychologie dans la classification des sciences telle qu’elle est admise par l’école positive. M. Lewes répond à cette critique par la distinction suivante : s’il s’agit de reconnaître que la psychologie est une science possible, et de grande valeur ; que l’analyse subjective a été méconnue par Comte, et qu’il a eu le tort de regarder l’observation interne comme un procédé illusoire ; je suis avec M. Mill. Mais s’il s’agit de reconnaître dans la psychologie une science indépendante, séparée de la biologie, et de lui assigner une place à part dans la hiérarchie des sciences abstraites, alors je suis avec M. Comte. La psychologie peut être une science concrète, comme le sont la physiologie et la botanique, mais elle doit être dérivée de la science abstraite, de la biologie233.
La conclusion de l’ouvrage est une revue rapide de la situation philosophique de l’Europe actuelle. L’auteur pense, qu’en dépit des apparences, c’est au positivisme qu’est l’avenir ; et il en note curieusement tous les symptômes. Si, comme on s’est plu à le dire, le jugement des étrangers est pour nous comme une postérité contemporaine, peut-être n’est-il pas sans intérêt de savoir ce que M. G. Lewes pense de la philosophie française.
Elle a commencé, dit-il, par un mouvement de réaction contre les doctrines du
xviiie
siècle : réaction vigoureuse parce que les
excès de la Révolution, et les saturnales de la Terreur, s’étaient associés dans les
esprits avec les opinions philosophiques de Condillac, Diderot, Cabanis. On a eu peur
des conséquences, et l’on a rejeté ces doctrines en bloc, sans s’inquiéter de ce
qu’elles contenaient de bon. « On peut malheureusement faire craindre la vérité aux
hommes, en les trompant et en les cajolant. En France, la cajolerie a été ouvertement
avouée : Victor Cousin faisait franchement appel au « patriotisme » de son auditoire
en faveur « de nos belles doctrines »234. Il y eut dans cette réaction quatre courants :
les catholiques avec de Maistre et de Bonald ; les royalistes avec Chateaubriand et
madame de Staël, les métaphysiciens avec Laromiguière et Maine de Biran, les
moralistes avec Royer Collard. Tout argument fut bon. « Les appels aux préjugés
et au sentiment sont incessants. Quand les arguments font défaut, l’éloquence les
remplace, l’émotion tient lieu de démonstration. »
Une doctrine, une seule,
l’éclectisme est sorti de ce mouvement et a tenu quelque temps la position d’une
école. « Il est mort, mais il a produit quelques bons résultats, par le mouvement
qu’il imprima aux recherches historiques, et en confirmant par sa propre faiblesse
cette conclusion : que toute solution à priori du problème transcendental est
impossible235.
« Victor Cousin et Théodore Jouffroy sont les chefs de cette école : l’un,
brillant rhétoricien totalement dépourvu d’originalité ; l’autre, penseur sincère
dont le mérite a été éclipsé par son brillant collègue. Comme lettré, M. Cousin est
digne du respect qui s’est attaché à son nom, à part l’usage plus que suspect qu’il
a fait des travaux d’élèves et d’auxiliaires, sans l’avouer. »
Son activité
sans relâche le conduisit de Reid à Kant, de Kant aux Alexandrins ; il édita Proclus
et l’aurait mis sur le trône de la philosophie, si le public y avait consenti. Son
voyage d’Allemagne, en 1824, lui fit connaître le moderne Proclus : Hégel, qu’il
accommoda au goût du public parisien236.
« Son célèbre éclectisme n’est qu’une fausse interprétation de l’histoire de
la philosophie de Hégel, fortifiée de quelques arguments plausibles. Doué d’une
grande puissance oratoire, flattant les préjugés et les passions de la majorité,
tenté, comme le sont la plupart des orateurs, de tout sacrifier à l’effet, et
incapable, soit par incapacité native, soit par les défauts de son éducation,
d’arriver à quelque connaissance claire et approfondie, Victor Cousin, par ses
qualités et ses défauts, s’éleva à une hauteur regrettable parce qu’elle éclipsa les
efforts de plus nobles esprits. Il fut la source du patronage philosophique, et
remplit les chaires françaises de professeurs qui étaient ses adhérents ou n’osaient
exposer ouvertement sa faiblesse. La conséquence fut qu’étant d’une ignorance
grossière des sciences, il tint la philosophie éloignée de toutes les influences
scientifiques. On oublia le progrès des siècles, et les méthodes des scolastiques
furent de nouveau mises en vogue. Un mauvais jargon, une éloquence toute en pétition
de principe, tenaient lieu de recherches. Le génie clair et précis de la France
rougit pour un temps de sa clarté ; et dans la seule crainte de paraître superficiel
et immoral, rejeta l’aide de la science et se mit à marmotter d’une manière
pitoyable sur le Moi, l’œil interne, l’Infini, le Vrai, le Beau, le
Bien »
237. — Le jugement est sévère, au
moins dans la forme ; mais nous nous sommes borné à traduire.
Est-ce une histoire ordinaire de la philosophie que celle dont l’exposition précède ? évidemment non ; il n’y faut point chercher des éclaircissements sur les points obscurs, sur les passages controversés ; mais dans ce long voyage de Thalès à Comte, l’auteur a payé de sa personne, et il y a assez de doctrine émise pour contenter les uns, pour mécontenter les autres, et pour faire réfléchir tout le monde.
Nous connaissons déjà notre philosophe, quoique nous n’ayons examiné en lui que l’historien. Nous abordons maintenant plus directement le psychologue.