Livre III. L’histoire réelle — Chacun remis à sa place
I
Voici l’avènement de la constellation nouvelle.
Il est certain qu’à l’heure où nous sommes ce qui a été jusqu’à ce jour l’éclairage du genre humain pâlit, et que le vieux flamboiement va disparaître du monde.
Les hommes de force ont, depuis que la tradition humaine existe, brillé seuls à l’empyrée de l’histoire. Ils étaient la suprématie unique. Sous tous ces noms, rois, empereurs, chefs, capitaines, princes, résumés dans ce mot, héros, ce groupe d’apocalypse resplendissait. Ils étaient tout dégoutants de victoires. L’épouvante se faisait acclamation pour les saluer. Ils traînaient à leur suite on ne sait quelle flamme en tumulte. Ils apparaissaient à l’homme dans un échevèlement de lumière horrible. Ils n’éclairaient pas le ciel ; ils l’incendiaient. On eût dit qu’ils voulaient prendre possession de l’infini. On entendait des bruits d’écroulements dans leur gloire. Une rougeur s’y mêlait. Était-ce de la pourpre ? Était-ce du sang ? Était-ce de la honte ? Leur lumière faisait songer à la face de Caïn. Ils s’entre-haïssaient. Des chocs fulgurants allaient de l’un à l’autre ; par moments ces énormes astres se heurtaient avec des ruades d’éclairs. Ils avaient l’air furieux. Leur rayonnement s’allongeait en épées. Tout cela pendait terrible au-dessus de nous.
Cette lueur tragique remplit le passé. Aujourd’hui elle est en pleine décroissance.
Il y a déclin de la guerre, déclin du despotisme, déclin de la théocratie, déclin de l’esclavage, déclin de l’échafaud. Le glaive diminue, la tiare s’éteint, la couronne se simplifie, la bataille extravague, le panache baisse, l’usurpation se circonscrit, la chaîne s’allège, le supplice se déconcerte. L’antique voie de fait de quelques-uns sur tous, nommée droit divin, touche à sa fin. La légitimité, la grâce de Dieu, la monarchie pharamonde, les nations marquées à l’épaule de la fleur de lys, la possession des peuples par fait de naissance, la longue suite d’aïeux donnant droit sur les vivants, ces choses-là luttent encore sur quelques points, à Naples, en Prusse, etc., mais elles se débattent plutôt qu’elles ne luttent ; c’est de la mort qui s’efforce de vivre. Un bégayement qui demain sera la parole, et après-demain sera le verbe, sort des lèvres meurtries du serf, du corvéable, du prolétaire, du paria. Le bâillon casse entre les dents du genre humain. Le genre humain en a assez de la voie douloureuse, et ce patient refuse d’aller plus loin.
Dès à présent de certaines formes de despotes ne sont plus possibles. Le pharaon est une momie, le sultan est un fantôme, le césar est une contrefaçon. Ce stylite des colonnes trajanes est ankylosé sur son piédestal ; il a sur sa tête la fiente des aigles libres ; il est néant plus que gloire ; des bandelettes du sépulcre attachent cette couronne de lauriers.
La période des hommes de force est terminée. Ils ont été glorieux, certes, mais d’une gloire fondante. Ce genre de grands hommes est soluble au progrès. La civilisation oxyde rapidement ces bronzes. Au point de maturité où la Révolution française a déjà amené la conscience universelle, le héros n’est plus héros sans dire pourquoi, le capitaine est discuté, le conquérant est inadmissible. De nos jours Louis XIV envahissant le Palatinat ferait l’effet d’un voleur. Dès le siècle dernier, ces réalités commençaient à poindre ; Frédéric II, en présence de Voltaire, se sentait et s’avouait un peu brigand. Être un grand homme de la matière, être pompeusement violent, régner par la dragonne et la cocarde, forger le droit sur la force, marteler la justice et la vérité à coups de faits accomplis, faire des brutalités de génie, c’est être grand, si vous voulez, mais c’est une grosse manière d’être grand. Gloires tambourinées qu’un haussement d’épaules accueille. Les héros sonores ont jusqu’à ce jour assourdi la raison humaine. Ce majestueux tapage commence à la fatiguer. Elle se bouche les yeux et les oreilles devant ces tueries autorisées qu’on nomme batailles. Les sublimes égorgeurs d’hommes ont fait leur temps. C’est dans un certain oubli relatif désormais qu’ils seront illustres et augustes. L’humanité, grandie, demande à se passer d’eux. La chair à canon pense. Elle se ravise, et la voici qui perd l’admiration d’être canonnée.
Quelques chiffres chemin faisant ne sauraient nuire.
Toute la tragédie fait partie de notre sujet. Il n’y a pas que la tragédie des poètes ; il y a la tragédie des politiques et des hommes d’état. Veut-on savoir à combien revient celle-là ?
Les héros ont un ennemi ; cet ennemi s’appelle les finances. Longtemps on a ignoré le prix d’achat de ce genre de gloire. Il y avait, pour dissimuler le total, de bonnes petites cheminées comme celle où Louis XIV a brûlé les comptes de Versailles. Ce jour-là il sortait du tuyau de poêle royal pour un milliard de fumée. Les peuples ne regardaient même pas. Aujourd’hui les peuples ont une grande vertu, ils sont avares. Ils savent que prodigalité est mère d’abaissement. Ils comptent. Ils apprennent la tenue des livres en partie double. La gloire guerrière a désormais son doit et avoir. Ceci la rend impossible.
Le plus grand guerrier des temps modernes, ce n’est point Napoléon, c’est Pitt. Napoléon faisait la guerre, Pitt la créait. Toutes les guerres de la révolution et de l’empire, c’est Pitt qui les a voulues. Elles sortent de lui. Ôtez Pitt et mettez Fox, plus de raison d’être à cette exorbitante bataille de vingt-trois ans. Plus de coalition. Pitt a été l’âme de la coalition, et, lui mort, son âme est restée dans la guerre universelle. Ce que Pitt a coûté à l’Angleterre et au monde, le voici. Nous ajoutons ce bas-relief à son piédestal.
Premièrement, la dépense en hommes. De 1791 à 1814, la France seule, luttant contre l’Europe coalisée par l’Angleterre, la France contrainte et forcée, a dépensé en boucheries pour la gloire militaire, et aussi, ajoutons-le, pour la défense du territoire, cinq millions d’hommes, c’est-à-dire six cents hommes par jour. L’Europe, en y comprenant le chiffre de la France, a dépensé seize millions six cent mille hommes, c’est-à-dire deux mille morts par jour pendant vingt-trois ans.
Deuxièmement, la dépense en argent. Nous n’avons malheureusement de chiffre authentique que le chiffre de l’Angleterre. De 1791 à 1814, l’Angleterre, pour faire terrasser la France par l’Europe, s’est endettée de vingt milliards trois cent seize millions quatre cent soixante mille cinquante-trois francs. Divisez ce chiffre par le chiffre des hommes tués, à raison de deux mille par jour pendant vingt-trois années, vous arrivez à ce résultat que chaque cadavre étendu sur le champ de bataille a coûté à l’Angleterre seule douze cent cinquante francs.
Ajoutez le chiffre de l’Europe ; chiffre inconnu, mais énorme.
Avec ces dix-sept millions d’hommes morts, on eût fait le peuplement européen de l’Australie. Avec les vingt-quatre milliards anglais dépensés en coups de canon, on eût changé la face de la terre, ébauché partout la civilisation, et supprimé dans le monde entier l’ignorance et la misère.
L’Angleterre paye vingt-quatre milliards les deux statues de Pitt et de Wellington.
C’est beau d’avoir des héros, mais c’est un grand luxe. Les poètes coûtent moins cher.
II
Le congé du guerrier est signé. C’est de la splendeur dans le lointain. Le grand Nemrod, le grand Cyrus, le grand Sennachérib, le grand Sésostris, le grand Alexandre, le grand Pyrrhus, le grand Annibal, le grand César, le grand Timour, le grand Louis, le grand Frédéric, d’autres Grands encore, tout cela s’en va.
On se tromperait si l’on croyait que nous rejetons purement et simplement ces hommes. À nos yeux cinq ou six de ceux que nous venons de nommer sont légitimement illustres ; ils ont même mêlé quelque chose de bon à leur ravage ; leur total définitif embarrasse l’équité absolue du penseur, et ils pèsent presque du même poids dans la balance du nuisible et de l’utile.
D’autres n’ont été que nuisibles. Ils sont nombreux, innombrables même, car les maîtres du monde sont une foule.
Le penseur c’est le peseur. La clémence lui convient. Disons-le donc, ces autres-là qui n’ont fait que le mal ont une circonstance atténuante, l’imbécillité.
Ils ont une autre excuse encore : l’état cérébral du genre humain lui-même au moment où ils apparaissent ; le milieu ambiant des faits, modifiables, mais encombrants.
Les tyrans ne sont pas les hommes, ce sont les choses. Les tyrans s’appellent la frontière, l’ornière, la routine, la cécité sous forme de fanatisme, la surdité et la mutité sous forme de diversité des langues, la querelle sous forme de diversité des poids, mesures et monnaies, la haine, résultante de la querelle, la guerre, résultante de la haine. Tous ces tyrans s’appellent d’un seul nom : Séparation. La Division d’où sort le Règne, c’est là le despote à l’état abstrait.
Même les tyrans de chair sont des choses. Caligula est bien plus un fait qu’un homme. Il résulte plus qu’il n’existe. Le proscripteur romain, dictateur ou césar, interdit au vaincu le feu et l’eau ; c’est-à-dire, le met hors de la vie. Une journée de Gela, c’est vingt mille proscrits, une journée de Tibère, trente mille, une journée de Sylla, soixante-dix mille. Un soir Vitellius malade voit une maison pleine de lumière ; on se réjouit là. Me croit-on mort ? dit Vitellius. C’est Junius Blesus qui soupe chez Tuscus Csecina ; l’empereur envoie à ces buveurs une coupe de poison, afin qu’ils sentent par cette fin sinistre d’une nuit trop gaie que Vitellius est vivant. Reddendam pro intempestiva licentia mœstam et funebrem noctem qua sentiat vivere Vitellium et imperare u. Othon et ce Vitellius échangent des envois d’assassins. Sous les césars, c’est prodige de mourir dans son lit. Pison, à qui cela arrive, est noté pour cette bizarrerie. Le jardin de Valerius Asiaticus plaît à l’empereur, le visage de Statilius déplaît à l’impératrice : crimes d’état ; on étrangle Valerius parce qu’il a un jardin et Statilius parce qu’il a un visage. Basile II, empereur d’Orient, fait prisonniers quinze mille bulgares ; il les partage par bandes de cent auxquels il fait crever les yeux, à l’exception d’un, chargé de conduire ces quatre-vingt-dix-neuf aveugles. Il renvoie ensuite en Bulgarie toute cette armée sans yeux. L’histoire qualifie ainsi Basile II : « Il aima trop la gloire » (Delandine). Paul de Russie émet cet axiome : « Il n’y a d’homme puissant que celui à qui l’empereur « parle, et sa puissance dure autant que la parole qu’il entend. » Philippe V, d’Espagne, si férocement calme aux auto-da-fé, s’épouvante à l’idée de changer de chemise, et reste six mois au lit sans se laver et sans se couper les ongles, de peur d’être empoisonné par les ciseaux, ou par l’eau de la cuvette, ou par sa chemise, ou par ses souliers. Yvan, aïeul de Paul, fait mettre une femme à la torture avant de la faire coucher dans son lit, fait pendre une nouvelle mariée et met le mari en sentinelle à côté pour empêcher qu’on ne coupe la corde, fait tuer le père par le fils, invente de scier les hommes en deux avec un cordeau, brûle lui-même Bariatinsky à petit feu, et, pendant que le patient hurle, rapproche les tisons avec le bout de son bâton. Pierre, en fait d’excellence, aspire à celle du bourreau ; il s’exerce à couper des têtes ; il n’en coupe d’abord par jour que cinq, c’est peu, mais, s’appliquant, il arrive à en couper vingt-cinq. C’est un talent pour un czar d’arracher un sein à une femme d’un coup de knout. Qu’est-ce que tous ces monstres ? Des symptômes. Des furoncles en éruption ; du pus qui sort d’un corps malade. Ils ne sont guère plus responsables que le total d’une addition n’est responsable des chiffres. Basile, Yvan, Philippe, Paul, etc., etc., sont le produit de la vaste stupidité environnante. Le clergé grec, par exemple, ayant cette maxime : « Qui pourrait nous faire juges « de ceux qui sont nos maîtres ? » il est tout simple qu’un czar, ce même Yvan, couse un archevêque dans une peau d’ours et le fasse manger par des chiens. Le czar s’amuse, c’est juste. Sous Néron, le frère dont on a tué le frère va au temple rendre grâce aux dieux ; sous Yvan, un boyard empalé emploie son agonie, qui dure vingt-quatre heures, à dire : Ô Dieu ! protège le czar. La princesse Sanguzko est en larmes ; elle présente, prosternée, une supplique à Nicolas ; elle demande grâce pour son mari, elle conjure le maître d’épargner à Sanguzko (polonais coupable d’aimer la Pologne) l’épouvantable voyage de Sibérie ; Nicolas, muet, écoute, prend la supplique, et écrit au bas : A pied. Puis Nicolas sort dans les rues, et la foule se précipite sur sa botte pour la baiser. Qu’avez-vous à dire ? Nicolas est un aliéné, la foule est une brute. Du khan dérive le knez, du knez le tzar, du tzar le czar. Série de phénomènes plutôt que filiation d’hommes. Qu’après cet Yvan, vous ayez ce Pierre, après ce Pierre ce Nicolas, après ce Nicolas cet Alexandre, quoi de plus logique ? Vous le voulez tous un peu. Les suppliciés consentent au supplice. « Ce czar, moitié pourri, moitié gelé », comme dit madame de Staël, vous l’avez fait vous-même. Être un peuple, être une force, et voir ces choses, c’est les trouver bonnes. Être là, c’est adhérer. Qui assiste au crime assiste le crime, la présence inerte est une abjection encourageante.
Ajoutons qu’une corruption préalable a commencé la complicité même avant que le crime soit commis. Une certaine fermentation putride des bassesses préexistantes engendre l’oppresseur.
Le loup est le fait de la forêt. Il est le fruit farouche de la solitude sans défense. Réunissez et groupez le silence, l’obscurité, la victoire facile, l’infatuation monstrueuse, la proie offerte de toutes parts, le meurtre en sécurité, la connivence de l’entourage, la faiblesse, le désarmement, l’abandon, l’isolement ; du point d’intersection de ces choses jaillit la bête féroce. Un ensemble ténébreux dont les cris ne sont point entendus produit le tigre. Un tigre est un aveuglement affamé et armé. Est-ce un être ? À peine. La griffe de l’animal n’en sait pas plus long que l’épine du végétal. Le fait fatal engendre l’organisme inconscient. En tant que personnalité, et en dehors de l’assassinat pour vivre, le tigre n’est pas. Mourawieff se trompe s’il croit être quelqu’un.
Les hommes méchants viennent des choses mauvaises. Donc corrigeons les choses.
Et ici nous revenons à notre point de départ. Circonstance atténuante du despotisme : l’idiotisme.
Cette circonstance atténuante, nous venons de la plaider.
Les despotes idiots, multitude, sont la populace de la pourpre ; mais au-dessus d’eux, en dehors d’eux, à l’incommensurable distance qui sépare ce qui rayonne de ce qui croupit, il y a les despotes génies.
Il y a les capitaines, les conquérants, les puissants de la guerre, les civilisateurs de la force, les laboureurs du glaive.
Ceux-là, nous les avons rappelés tout à l’heure ; les vraiment grands parmi eux se nomment Cyrus, Sésostris, Alexandre, Annibal, César, Charlemagne, Napoléon, et, dans la mesure que nous avons dite, nous les admirons.
Mais nous les admirons à condition de disparition.
Place à de meilleurs ! Place à de plus grands !
Ces plus grands, ces meilleurs, sont-ils nouveaux ? Non. Leur série est aussi ancienne que l’autre ; plus ancienne peut-être, car l’idée a précédé l’acte, et le penseur est antérieur au batailleur ; mais leur place était prise, prise violemment. Cette usurpation va cesser, leur heure arrive enfin, leur prédominance éclate, la civilisation, revenue à l’éblouissement vrai, les reconnaît pour ses seuls fondateurs ; leur série s’illumine et éclipse le reste ; comme le passé, l’avenir leur appartient ; et désormais ce sont eux que Dieu continuera.
III
Que l’histoire soit à refaire, cela est évident. Elle a été presque toujours écrite jusqu’à présent au point de vue misérable du fait ; il est temps de l’écrire au point de vue du principe.
Et ce, à peine de nullité.
Les gestes royaux, les tapages guerriers, les couronnements, mariages, baptêmes et deuils princiers, les supplices et fêtes, les beautés d’un seul écrasant tous, le triomphe d’être né roi, les prouesses de l’épée et de la hache, les grands empires, les gros impôts, les tours que joue le hasard au hasard, l’univers ayant pour loi les aventures de la première tête venue, pourvu qu’elle soit couronnée ; la destinée d’un siècle changée par le coup de lance d’un étourdi à travers le crâne d’un imbécile ; la majestueuse fistule à l’anus de Louis XIV ; les graves paroles de l’empereur Mathias moribond à son médecin essayant une dernière fois de lui tâter le pouls sous sa couverture et se trompant : erras, amice, hoc est membrum nostrum impériale sacrocœsareum’ ; la danse aux castagnettes du cardinal de Richelieu déguisé en berger devant la reine de France dans la petite maison de la rue de Gaillon ; Hildebrand complété par Cisneros ; les petits chiens de Henri III, les divers Potemkins de Catherine II, Orloff ici, Godoy là, etc., une grande tragédie avec une petite intrigue ; telle était l’histoire jusqu’à nos jours, n’allant que du trône à l’autel, prêtant une oreille à Dangeau et l’autre à dom Calmet, béate et non sévère, ne comprenant pas les vrais passages d’un âge à l’autre, incapable de distinguer les crises climatériques de la civilisation, et faisant monter le genre humain par des échelons de dates niaises, docte en puérilités, ignorante du droit, de la justice et de la vérité, et beaucoup plus modelée sur Le Ragois que sur Tacite.
Tellement que, de nos jours, Tacite a été l’objet d’un réquisitoire.
Tacite, du reste, ne nous lassons point d’y insister, est, comme Juvénal, comme Suétone et Lampride, l’objet d’une haine spéciale et méritée. Le jour où, dans les collèges, les professeurs de rhétorique mettront Juvénal au-dessus de Virgile et Tacite au-dessus de Bossuet, c’est que, la veille, le genre humain aura été délivré ; c’est que toutes les formes de l’oppression auront disparu, depuis le négrier jusqu’au pharisien, depuis la case où l’esclave pleure jusqu’à la chapelle où l’eunuque chante. Le cardinal Du Perron, qui recevait pour Henri IV les coups de bâton du pape, avait la bonté de dire : Je méprise Tacite.
Jusqu’à l’époque où nous sommes, l’histoire a fait sa cour.
La double identification du roi avec la nation et du roi avec Dieu, c’est là le travail de l’histoire courtisane. La grâce de Dieu procrée le droit divin. Louis XIV dit : l’État, c’est moi. Madame Du Barry, plagiaire de Louis XIV, appelle Louis XV la France, et le mot pompeusement hautain du grand roi asiatique de Versailles aboutit à : La France, ton café f… le camp.
Bossuet écrit sans sourciller, tout en palliant les faits çà et là, là légende effroyable de ces vieux trônes antiques couverts de crimes, et, appliquant à la surface des choses sa vague déclamation théocratique, il se satisfait par cette formule : Dieu tient dans sa main le cœur des rois. Cela n’est pas, pour deux raisons : Dieu n’a pas de main, et les rois n’ont pas de cœur.
Nous ne parlons, cela va sans dire, que des rois d’Assyrie.
L’histoire, cette vieille histoire-là, est bonne personne pour les princes. Elle ferme les yeux quand une altesse lui dit : Histoire, ne regarde pas. Elle a, impertubablement, avec un front de fille publique, nié l’affreux casque brise-crâne à pointe intérieure destiné par l’archiduc d’Autriche à Tavoyer Gundoldingen ; aujourd’hui, cet engin est pendu à un clou dans l’hôtel de ville de Lucerne. Tout le monde peut l’aller voir ; l’histoire le nie encore. Moréri appelle la Saint-Barthélémy un « désordre ». Chaudon, autre biographe, caractérise ainsi l’auteur du mot à Louis XV cité plus haut : « Une dame de la cour, madame Du Barry. » L’histoire accepte pour attaque d’apoplexie le matelas sous lequel Jean II d’Angleterre étouffe à Calais le duc de Glocester. Pourquoi à l’Escurial, dans sa bière, la tête de l’infant don Carlos est-elle séparée du tronc ? Philippe II, le père, répond : C’est que, l’infant étant mort de sa belle mort, le cercueil préparé ne s’est point trouvé assez long, et l’on a dû couper la tête. L’histoire croit avec douceur à ce cercueil trop petit. Mais que le père ait fait décapiter son fils, fi donc ! Il n’y a que les démagogues pour dire ces choses-là.
La naïveté de l’histoire glorifiant le fait, quel qu’il soit, et si impie qu’il soit, n’éclate nulle part mieux que dans Cantemir et Karamsin, l’un l’historien turc, l’autre l’historien russe. Le fait ottoman et le fait moscovite offrent, lorsqu’on les confronte et qu’on les compare, l’identité tartare. Moscou n’est pas moins sinistrement asiatique que Stamboul. Yvan est sur l’une comme Mustapha sur l’autre. La nuance est imperceptible entre ce christianisme et ce mahométisme. Le pope est frère de l’uléma, le boyard du pacha, le knout du cordon, et le mougik du muet. Il y a pour les passants des rues peu de différence entre Sélim qui les perce de flèches et Basile qui lâche sur eux des ours. Cantemir, homme du Midi, ancien hospodar moldave, longtemps sujet turc, sent, quoique passé aux russes, qu’il ne déplaît point au czar Pierre en déifiant le despotisme, et il prosterne ses métaphores devant les sultans ; ce plat ventre est oriental, et quelque peu occidental aussi. Les sultans sont divins ; leur cimeterre est sacré, leur poignard est sublime, leurs exterminations sont magnanimes, leurs parricides sont bons. Ils se nomment cléments comme les furies se nomment euménides. Le sang qu’ils versent fume dans Cantemir avec une odeur d’encens, et le vaste assassinat qui est leur règne s’épanouit en gloire. Ils massacrent le peuple dans l’intérêt public. Quand je ne sais plus quel padischah, Tigre IV ou Tigre VI, fait étrangler l’un après l’autre ses dix-neuf petits frères courant effarés autour de la chambre, l’historien né turc déclare que « c’était là exécuter sagement la loi de l’empire ». L’historien russe, Karamsin, n’est pas moins tendre au czar que Cantemir au sultan. Pourtant, disons-le, près de Cantemir la ferveur de Karamsin est tiédeur. Ainsi Pierre, tuant son fils Alexis, est glorifié par Karamsin, mais du ton dont on excuse. Ce n’est point l’acceptation pure et simple de Cantemir. Cantemir est mieux agenouillé. L’historien russe admire seulement, tandis que l’historien turc adore. Nulle flamme dans Karamsin, point de verve, un enthousiasme engourdi, des apothéoses grisâtres, une bonne volonté frappée de congélation, des caresses qui ont l’onglée. C’est mal flatté, évidemment le climat y est pour quelque chose. Karamsin est un Cantemir qui a froid.
Ainsi est faite l’histoire jusqu’à ce jour dominante ; elle va de Bossuet à Karamsin en passant par l’abbé Pluche. Cette histoire a pour principe l’obéissance. À qui doit-on obéissance ? Au succès. Les héros sont bien traités, mais les rois sont préférés. Régner, c’est réussir chaque matin. Un roi a le lendemain. Il est solvable. Un héros peut mal finir, cela s’est vu. Alors ce n’est plus qu’un usurpateur. Devant cette histoire, le génie lui-même, fût-il la plus haute expression de la force servie par l’intelligence, est tenu au succès continu. S’il bronche, le ridicule ; s’il tombe, l’insulte. Après Marengo, vous êtes héros de l’Europe, homme providentiel, oint du Seigneur ; après Austerlitz, Napoléon le Grand ; après Waterloo, ogre de Corse. Le pape a oint un ogre.
Pourtant, impartial, et en considération des services rendus, Loriquet vous fait marquis.
L’homme de nos jours qui a le mieux exécuté cette gamme surprenante de Héros de l’Europe à Ogre de Corse, c’est Fontanes, choisi pendant tant d’années pour cultiver, développer et diriger le sens moral de la jeunesse.
La légitimité, le droit divin, la négation du suffrage universel, le trône fief, les peuples majorât, dérivent de cette histoire. Le bourreau en est. Joseph de Maistre l’ajoute, divinement, au roi. En Angleterre, ce genre d’histoire s’appelle l’histoire « loyale ». L’aristocratie anglaise, qui a parfois de ces bonnes idées-là, a imaginé de donner à une opinion politique le nom d’une vertu. Instnimentum regni. En Angleterre, être royaliste, c’est être loyal. Un démocrate est déloyal. C’est une variété du malhonnête homme. Cet homme croit au peuple, shame ! Il voudrait le vote universel, c’est un chartiste ; êtes-vous sûr de sa probité ? Voici un républicain qui passe, prenez garde à vos poches. Cela est ingénieux. Tout le monde a plus d’esprit que Voltaire ; l’aristocratie anglaise a plus d’esprit que Machiavel.
Le roi paye, le peuple ne paye point. Voilà à peu près tout le secret de ce genre d’histoire. Elle a, elle aussi, son tarif d’indulgences.
Honneur et profit se partagent : l’honneur au maître, le profit à l’historien. Procope est préfet, et, qui plus est, et par décret, Illustre (cela ne l’empêche pas de trahir) ; Bossuet est évêque, Fleury est prieur prélat d’Argenteuil, Karamsin est sénateur, Cantemir est prince. L’admirable, c’est d’être payé successivement par Pour et par Contre, et, comme Fontanes, d’être fait sénateur par l’idolâtrie et pair de France par le crachat sur l’idole.
Que se passe-t-il au Louvre ? que se passe-t-il au Vatican ? que se passe-t-il au Sérail ? que se passe-t-il au Buen Retiro ? que se passe-t-il à Windsor ? que se passe-t-il à Schœnbrünn ? que se passe-t-il à Potsdam ? que se passe-t-il au Kremlin ? que se passe-t-il à Oranienbaum ? Pas d’autre question. Il n’y a rien d’intéressant pour le genre humain hors de ces dix ou douze maisons, dont l’histoire est la portière.
Rien n’est petit de la guerre, du guerrier, du prince, du trône, de la cour. Qui n’est pas doué de puérilité grave ne saurait être historien. Une question d’étiquette, une chasse, un gala, un grand lever, un cortège, le triomphe de Maximilien, la quantité de carrosses qu’avaient les dames suivant le roi au camp devant Mons, la nécessité d’avoir des vices conformes aux défauts de sa majesté, les horloges de Charles-Quint, les serrures de Louis XVI, le bouillon refusé par Louis XV à son sacre, annonce d’un bon roi ; et comme quoi le prince de Galles siège à la chambre des lords, non en qualité de prince de Galles, mais en qualité de duc de Cornouailles ; et comme quoi Auguste l’ivrogne a nommé sous-échanson de la couronne le prince Lubormirsky qui est staroste de Kasimirow ; et comme quoi Charles d’Espagne a donné le commandement de l’armée de Catalogne à Pimentel parce que les Pimentel ont la grandesse de Benavente depuis 1308 ; et comme quoi Frédéric de Brandebourg a octroyé un fief de quarante mille écus à un piqueur qui lui a fait tuer un beau cerf ; et comme quoi Louis Antoine, grand-maître de l’Ordre teutonique et prince palatin, mourut à Liège du déplaisir de n’avoir pu s’en faire élire évêque ; et comme quoi la princesse Borghèse, douairière de la Mirandole et de maison papale, épousa le prince de Cellamare, fils du duc de Giovenazzo ; et comme quoi mylord Seaton, qui est Montgomery, a suivi Jacques II en France ; et comme quoi l’empereur a ordonné au duc de Mantoue, qui est feudataire de l’Empire, de chasser de sa cour le marquis Amorati ; et comme quoi il y a toujours deux cardinaux Barberins vivants, etc., etc., tout cela est grosse affaire. Un nez retroussé est historique. Deux petits prés contigus à la vieille Marche et au duché de Zell, ayant quasi brouillé l’Angleterre et la Prusse, sont mémorables. Et en effet l’habileté des gouvernants et l’apathie des obéissants ont arrangé et emmêlé les choses de telle sorte que toutes ces formes du néant princier tiennent de la place dans la destinée humaine, et que la paix et la guerre, la mise en marche des armées et des flottes, le recul ou le progrès de la civilisation, dépendent de la tasse de thé de la reine Anne ou du chasse-mouche du dey d’Alger.
L’histoire marche derrière ces niaiseries, les enregistrant.
Sachant tant de choses, il est tout simple qu’elle en ignore quelques-unes. Si vous êtes curieux au point de lui demander comment s’appelait le marchand anglais qui le premier en 1612 est entré en Chine par le Nord, et l’ouvrier verrier qui le premier en 1663 a établi en France une manufacture de cristal, et le bourgeois qui a fait prévaloir aux états-généraux de Tours sous Charles VIII le fécond principe de la magistrature élective, adroitement raturé depuis, et le pilote qui en 1405 a découvert les îles Canaries, et le luthier byzantin qui, au huitième siècle, a inventé l’orgue et donné à la musique sa plus grande voix, et le maçon campanien qui a inventé l’horloge en plaçant à Rome sur le temple de Quirinus le premier cadran solaire, et le pontonnier romain qui a inventé le pavage des villes par la construction de la voie Appienne l’an 312 avant l’ère chrétienne, et le charpentier égyptien qui a imaginé la queue d’aronde trouvée sous l’obélisque de Louqsor et l’une des clefs de l’architecture, et le gardeur de chèvres chaldéen qui a fondé l’astronomie par l’observation des signes du zodiaque, point de départ d’Anaximène, et le calfat corinthien qui, neuf ans avant la première olympiade, a calculé la puissance du triple levier et imaginé la trirème, et créé un remorqueur antérieur de deux mille six cents ans au bateau à vapeur, et le laboureur macédonien qui a découvert la première mine d’or dans le mont Pangée, l’histoire ne sait que vous dire. Ces gens-là lui sont inconnus.
Qu’est cela ? un laboureur, un calfat, un chevrier, un charpentier, un pontonnier, un maçon, un luthier, un matelot, un bourgeois, et un marchand ? l’histoire ne s’encanaille pas.
Il y a à Nuremberg, près de l’Égidien Platz, dans une chambre au deuxième étage d’une maison qui fait face à l’église Saint-Gilles, sur un trépied de fer, une petite boule de bois de vingt pouces de diamètre, revêtue d’un vélin noirâtre bariolé de lignes autrefois rouges, jaunes et vertes. C’est un globe où est ébauché un à peu près de la terre au quinzième siècle. Sur ce globe est vaguement indiquée, au vingt-quatrième degré de latitude, sous le signe de l’Écrevisse, une espèce d’île nommée Antilia, qui fixa un jour l’attention de deux hommes ; l’un, qui avait construit le globe et dessiné Antilia, montra cette île à l’autre, posa le doigt dessus, et lui dit : C’est là. L’homme qui regardait s’appelait Christophe Colomb, l’homme qui disait : c’est là, se nommait Martin Behaim. Antilia, c’est l’Amérique. L’histoire parle de Fernand Cortez qui a ravagé l’Amérique, mais non de Martin Behaim qui l’a devinée.
Qu’un homme ait « taillé en pièces » les hommes, qu’il les ait « passés au fil de l’épée », qu’il leur ait « fait mordre la poussière », horribles locutions devenues hideusement banales, cherchez dans l’histoire le nom de cette homme, quel qu’il soit, vous l’y trouverez. Cherchez-y le nom de l’homme qui a inventé la boussole, vous ne l’y trouverez pas.
En 1747, en plein dix-huitième siècle, sous le regard même des philosophes, les batailles de Raucoux et de Lawfeld, le siège du Sas-de-Gand et la prise de Berg-op-Zoom éclipsent et effacent cette découverte sublime qui aujourd’hui est en train de modifier le monde, l’électricité.
Voltaire lui-même, aux environs de cette année-là, célèbre éperdument on ne sait quel exploit de Trajan (lisez : Louis XV).
Une certaine bêtise publique se dégage de cette histoire. Cette histoire est superposée presque partout à l’éducation. Si vous en doutez, voyez, entre autres, les publications de la librairie Périsse frères, destinées par leur rédaction, dit une parenthèse, aux écoles primaires.
Un prince qui se donne un nom d’animal, cela nous fait rire. Nous raillons l’empereur de la Chine qui se fait appeler Sa Majesté le Dragon, et nous disons avec calme Monseigneur le Dauphin.
Domesticité. L’historien n’est plus que le maître des cérémonies des siècles. Dans la cour modèle de Louis le Grand, il y a les quatre historiens comme il y a les quatre violons de la chambre. Lulli mène les uns, Boileau les autres.
Dans ce vieux mode d’histoire, le seul autorisé jusqu’en 1789, et classique dans toute l’acception du mot, les meilleurs narrateurs, même les honnêtes, il y en a peu, même ceux qui se croient libres, restent machinalement en discipline, remmaillent la tradition à la tradition, subissent l’habitude prise, reçoivent le mot d’ordre dans l’antichambre, acceptent, pêle-mêle avec la foule, la divinité bête des grossiers personnages du premier plan, rois, « potentats », « pontifes », soldats, achèvent, tout en se croyant historiens, d’user les livrées des historiographes, et sont laquais sans le savoir.
Cette histoire-là, on l’enseigne, on l’impose, on la commande et on la recommande, toutes les jeunes intelligences en sont plus ou moins infiltrées, la marque leur en reste, leur pensée en souffre et ne s’en relève que difficilement, on la fait apprendre par cœur aux écoliers, et moi qui parle, enfant, j’ai été sa victime.
Dans cette histoire il y a tout, excepté l’histoire. Étalages de princes, de « monarques », et de capitaines ; du peuple, des lois, des mœurs, peu de chose ; des lettres, des arts, des sciences, de la philosophie, du mouvement de la pensée universelle, en un mot, de l’homme, rien. La civilisation date par règnes et non par progrès. Un roi quelconque est une étape. Les vrais relais, les relais de grands hommes, ne sont nulle part indiqués. On explique comment François II succède à Henri II, Charles IX à François II et Henri III à Charles IX ; mais personne n’enseigne comment Watt succède à Papin et Fulton à Watt ; derrière le lourd décor des hérédités royales, la mystérieuse dynastie des génies est à peine entrevue. Le lampion qui fume sur la façade opaque des avènements royaux cache la réverbération sidérale que jettent sur les siècles les créateurs de civilisation. Pas un historien de cette série ne montre du doigt la divine filiation des prodiges humains, cette logique appliquée de la Providence ; pas un ne fait voir comment le progrès engendre le progrès. Que Philippe IV vienne après Philippe III et Charles II après Philippe IV, ce serait une honte de l’ignorer que Descartes continue Bacon et que Kant continue Descartes, que Las Casas continue Colomb, que Washington continue Las Casas et que John Brown continue et rectifie Washington, que Jean Huss continue Pelage, que Luther continue Jean Huss et que Voltaire continue Luther, c’est presque un scandale de le savoir.
IV
Il est temps que cela change.
Il est temps que les hommes de l’action prennent leur place derrière et les hommes de l’idée devant. Le sommet, c’est la tête. Où est la pensée, là est la puissance. Il est temps que les génies passent devant les héros. Il est temps de rendre à César ce qui est à César et au livre ce qui est au livre. Tel poëme, tel drame, tel roman, fait plus de besogne que toutes les cours d’Europe réunies. Il est temps que l’histoire se proportionne à la réalité, qu’elle donne à chaque influence sa mesure constatée, et qu’elle cesse de mettre aux époques faites à l’image des poètes et des philosophes des masques de rois. À qui est le dix-huitième siècle ? A Louis XV, ou à Voltaire ? Confrontez Versailles à Ferney, et voyez duquel de ces deux points la civilisation découle.
Un siècle est une formule ; une époque est une pensée exprimée. Après quoi, la civilisation passe à une autre. La civilisation a des phrases. Ces phrases sont les siècles. Elle ne dit pas ici ce qu’elle dit là. Mais ces phrases mystérieuses s’enchaînent ; la logique — le logos — est dedans, et leur série constitue le progrès. Toutes ces phrases, expression d’une idée unique, l’idée divine, écrivent lentement le mot Fraternité.
Toute clarté est quelque part condensée en une flamme ; de même toute époque est condensée en un homme. L’homme expiré, l’époque est close. Dieu tourne la page. Dante mort, c’est le point mis à la fin du treizième siècle ; Jean Huss peut venir. Shakespeare mort, c’est le point mis à la fin du seizième siècle. Après ce poëte, qui contient et résume toute la philosophie, les philosophes, Pascal, Descartes, Molière, Lesage, Montesquieu, Rousseau, Diderot, Beaumarchais, peuvent venir. Voltaire mort, c’est le point mis à la fin du dix-huitième siècle. La Révolution française, liquidation de la première forme sociale du christianisme, peut venir.
Ces diverses périodes, que nous nommons époques, ont toutes leur dominante. Quelle est cette dominante ? Est-ce une tête qui porte une couronne ? Est-ce une tête qui porte une pensée ? Est-ce une aristocratie ? Est-ce une idée ? Rendez-vous-en compte. Voyez où est la puissance ? Pesez François Ier au poids de Gargantua. Mettez toute la chevalerie en équilibre avec Don Quichotte.
Chacun à sa place donc. Volte-face, et voyons maintenant les vrais siècles. Au premier rang, les esprits, au deuxième, au troisième, au vingtième, les soldats et les princes. Dans l’ombre le guerroyeur, et reprise de possession du piédestal par le penseur. Ôtez de là Alexandre et mettez-y Aristote. Chose étrange que jusqu’à ce jour l’humanité ait eu une manière de lire l’Iliade qui effaçait Homère sous Achille !
Je le répète, il est temps que cela change. Du reste, le branle est donné. Déjà de nobles esprits sont à l’œuvre ; l’histoire future approche ; quelques magnifiques remaniements partiels en sont comme le spécimen ; une refonte générale est imminente. Ad usum populi. L’instruction obligatoire veut l’histoire vraie. L’histoire vraie se fera. Elle est commencée.
On refrappera les effigies. Ce qui était le revers deviendra la médaille, et ce qui était la médaille deviendra le revers. Urbain VIII sera l’envers de Galilée.
Le vrai profil du genre humain reparaîtra sur les différentes épreuves de civilisation qu’offre la série des siècles.
L’effigie historique, ce ne sera plus l’homme roi, ce sera l’homme peuple.
Sans doute, et l’on ne nous reprochera point de n’y pas insister, l’histoire réelle et véridique, en indiquant les sources de civilisation là où elles sont, ne méconnaîtra pas la quantité appréciable d’utilité des porte-sceptres et des porte-glaives à un moment donné et en présence d’un état spécial de l’humanité. De certaines prises corps à corps exigent de la ressemblance entre les deux combattants ; à la sauvagerie il faut quelquefois la barbarie. Les cas de progrès violent existent. César est bon en Cimmérie, et Alexandre en Asie. Mais à Alexandre et à César, le second rang suffit.
L’histoire véridique, l’histoire vraie, l’histoire définitive, désormais chargée de l’éducation du royal enfant qui est le peuple, rejettera toute fiction, manquera de complaisance, classera logiquement les phénomènes, démêlera les causes profondes, étudiera philosophiquement et scientifiquement les commotions successives de l’humanité, et tiendra moins compte des grands coups de sabre que des grands coups d’idée. Les faits de lumière passeront les premiers. Pythagore sera un plus grand événement que Sésostris. Nous venons de le dire, les héros, hommes crépusculaires, sont relativement lumineux dans les ténèbres ; mais qu’est-ce qu’un conquérant près d’un sage ? Qu’est l’invasion des royaumes comparée à l’ouverture des intelligences ? Les gagneurs d’esprits effacent les gagneurs de provinces. Celui par qui l’on pense, voilà le vrai conquérant. Dans l’histoire future, l’esclave Ésope et l’esclave Plaute auront le pas sur les rois, et tel vagabond pèsera plus que tel victorieux, et tel comédien pèsera plus que tel empereur. Sans doute, pour rendre ce que nous disons ici sensible par les faits, il est utile qu’un homme puissant ait marqué le temps d’arrêt entre l’écroulement du monde latin et l’éclosion du monde gothique ; il est utile qu’un autre homme puissant, venant après le premier comme l’habileté après l’audace, ait ébauché sous forme de monarchie catholique le futur groupe universel des nations, et les salutaires empiétements de l’Europe sur l’Afrique, l’Asie et l’Amérique ; mais il est plus utile encore d’avoir fait la Divine Comédie et Hamlet ; aucune mauvaise action n’est mêlée à ces chefs-d’œuvre ; il n’y a point là, à porter à la charge du civilisateur, un passif de peuples écrasés ; et, étant donnée, comme résultante, l’augmentation de l’esprit humain, Dante importe plus que Charlemagne, et Shakespeare importe plus que Charles-Quint.
Dans l’histoire, telle qu’elle se fera sur le patron du vrai absolu, cette intelligence quelconque, cet être inconscient et vulgaire, le Non pluribus impar, le sultan-soleil de Marly, n’est plus que le préparateur presque machinal de l’abri dont a besoin le penseur déguisé en histrion et du milieu d’idées et d’hommes qu’il faut à la philosophie d’Alceste, et Louis XIV fait le lit de Molière.
Ces renversements de rôles mettront dans leur jour vrai les personnages ; l’optique historique, renouvelée, rajustera l’ensemble de la civilisation, chaos encore aujourd’hui ; la perspective, cette justice faite par la géométrie, s’emparera du passé, faisant avancer tel plan, faisant reculer tel autre ; chacun reprendra sa stature réelle ; les coiffures de tiares et de couronnes n’ajouteront aux nains qu’un ridicule ; les agenouillements stupides s’évanouiront. De ces redressements jaillira le droit.
Ce grand juge, nous autres, Nous Tous, ayant désormais pour mètre la notion claire de ce qui est absolu et de ce qui est relatif, les défalcations et les restitutions se feront d’elles-mêmes. Le sens moral inné en l’homme saura où se prendre. Il ne sera plus réduit à se faire des questions de ce genre : Pourquoi, à la même minute, vénère-t-on dans Louis XV, en bloc avec le reste de la royauté, l’acte pour lequel on brûle Deschauffours en place de Grève ? La qualité de roi ne sera plus un faux poids moral. Les faits bien posés poseront bien la conscience. Une bonne lumière viendra, douce au genre humain, sereine, équitable. Nulle interposition de nuages désormais entre la vérité et le cerveau de l’homme. Ascension définitive du bien, du juste et du beau au zénith de la civilisation.
Rien ne peut se soustraire à la loi simplifiante. Par la seule force des choses, le côté matière des faits et des hommes se désagrège et disparaît. Il n’y a pas de solidité ténébreuse. Quelle que soit la masse, quel que soit le bloc, toute combinaison de cendre, et la matière n’est pas autre chose, fait retour à la cendre. L’idée du grain de poussière est dans le mot granit. Pulvérisations inévitables. Tous ces granits, oligarchie, aristocratie, théocratie, sont promis à la dispersion des quatre vents. L’idéal seul est incorruptible.
Rien ne reste que l’esprit.
Dans cette crue indéfinie de clarté qu’on nomme la civilisation, des phénomènes de réduction et de mise au point s’accomplissent. L’impérieux matin pénètre partout, entre en maître-et se fait obéir. La lumière opère ; sous ce grand regard, la postérité, devant cette clarté, le dix-neuvième siècle, les simplifications se font, les excroissances tombent, les gloires s’exfolient, les noms se départagent. Voulez-vous un exemple, prenez Moïse. Il y a dans Moïse trois gloires : le capitaine, le législateur, le poëte. De ces trois hommes que contient Moïse, où est aujourd’hui le capitaine ? dans l’ombre, avec les brigands et les massacreurs. Où est le législateur ? au rebut des religions mortes. Où est le poëte ? à côté d’Eschyle.
Le jour a sur les choses de la nuit une puissance rongeante irrésistible. De là un nouveau ciel historique au-dessus de nos têtes. De là une nouvelle philosophie des causes et des résultats. De là un nouvel aspect des faits.
Cependant quelques esprits, dont l’inquiétude honnête et sévère nous plaît d’ailleurs, se récrient : — Vous avez dit « les génies sont une dynastie » ; nous ne voulons pas plus de celle-là que d’une autre. — C’est se méprendre, et s’effrayer du mot là où la chose est rassurante. La même loi qui veut que le genre humain n’ait pas de propriétaires, veut qu’il ait des guides. Être éclairé, c’est tout le contraire d’être asservi. Les rois possèdent, les génies conduisent ; là est la différence. Entre Homo sum et l’État c’est moi, il y a toute la distance de la fraternité à la tyrannie. La marche en avant veut un doigt indicateur ; s’insurger contre le pilote n’avance guère l’équipage ; nous ne voyons point ce qu’on gagnerait à jeter Christophe Colomb à la mer. Le mot Par ici n’a jamais humilié celui qui cherche sa route. J’accepte dans la nuit l’autorité des flambeaux. Dynastie peu encombrante d’ailleurs que celle des génies, qui a pour royaume l’exil de Dante, pour palais le cachot de Cervantes, pour liste civile la besace d’Isaïe, pour trône le fumier de Job et pour sceptre le bâton d’Homère.
Reprenons.
V
L’humanité, non plus possédée, mais guidée ; tel est le nouvel aspect des faits.
Ce nouvel aspect des faits, l’histoire désormais est tenue de le reproduire. Changer le passé, cela est étrange ; c’est ce que l’histoire va faire. En mentant ? non, en disant vrai. L’histoire n’était qu’un tableau, elle va devenir un miroir.
Ce reflet nouveau du passé modifiera l’avenir. — L’ancien roi de Westphalie, qui était un homme d’esprit, regardait un jour sur la table de quelqu’un que nous connaissons une écritoire. L’écrivain chez lequel était en ce moment Jérôme Bonaparte, avait rapporté d’une promenade aux Alpes, faite quelques années auparavant en compagnie de Charles Nodier, un morceau de serpentine stéatiteuse sculpté et creusé en encrier, acheté aux chasseurs de chamois de la Mer de Glace. C’est ce que regardait Jérôme Bonaparte. — Qu’est ceci ? demanda-t-il. — C’est mon encrier, dit l’écrivain. Et il ajouta : c’est de la stéatite. Admirez la nature qui d’un peu de boue et d’oxyde fait cette charmante pierre verte. — J’admire bien plus les hommes, répondit Jérôme Bonaparte, qui font de cette pierre une écritoire.
Cela n’était point mal dit pour un frère de Napoléon et il faut lui en savoir gré, l’écritoire devant détruire l’épée.
La diminution des hommes de guerre, de force et de proie ; le grandissement indéfini et superbe des hommes de pensée et de paix ; la rentrée en scène des vrais colosses : c’est là un des plus grands faits de notre grande époque.
Il n’y a pas de plus pathétique et de plus sublime spectacle ; l’humanité délivrée d’en haut, les puissants mis en fuite par les songeurs, le prophète anéantissant le héros, le balayage de la force par l’idée, le ciel nettoyé, une expulsion majestueuse.
Regardez, levez les yeux, l’épopée suprême s’accomplit. La légion des lumières chasse la horde des flammes.
Départ des maîtres, les libérateurs arrivent.
Les traqueurs de peuples, les traîneurs d’armées, Nemrod, Sennachérib, Cyrus, Rhamsès, Xerxès, Cambyse, Attila, Gengiskhan, Tamerlan, Alexandre, César, Bonaparte, tous ces immenses hommes farouches s’effacent.
Ils s’éteignent lentement, les voilà qui touchent l’horizon, ils sont mystérieusement attirés par l’obscurité ; ils ont des similitudes avec les ténèbres ; de là leur descente fatale ; leur ressemblance avec les autres phénomènes de la nuit les ramène à cette unité terrible de l’immensité aveugle, submersion de toute lumière. L’oubli, ombre de l’ombre, les attend.
Ils sont précipités, mais ils restent formidables. N’insultons pas ce qui a été grand. Les huées seraient malséantes devant l’ensevelissement des héros. Le penseur doit rester grave en présence de cette prise de suaires. La vieille gloire abdique ; les forts se couchent ; clémence à ces victorieux vaincus ! paix à ces belliqueux éteints ! l’évanouissement sépulcral s’interpose entre ces lueurs et nous. Ce n’est pas sans une sorte de terreur religieuse qu’on voit des astres devenir spectres.
Pendant que, du côté de l’engloutissement, de plus en plus penchante au gouffre, la flamboyante pléiade des hommes de force descend, avec le blêmissement sinistre de la disparition prochaine, à l’autre extrémité de l’espace, là où le dernier nuage vient de se dissoudre, dans le profond ciel de l’avenir, azur désormais, se lève éblouissant le groupe sacré des vraies étoiles : Orphée, Hermès, Job, Homère, Eschyle, Isaïe, Ézéchiel, Hippocrate, Phidias, Socrate, Sophocle, Platon, Aristote, Archimède, Euclide, Pythagore, Lucrèce, Plaute, Juvénal, Tacite, saint Paul, Jean de Pathmos, Tertullien, Pelage, Dante, Gutenberg, Jeanne d’Arc, Christophe Colomb, Luther, Michel-Ange, Kopernic, Galilée, Rabelais, Calderon, Cervantes, Shakespeare, Rembrandt, Kepler, Milton, Molière, Newton, Descartes, Kant, Piranèse, Beccaria, Diderot, Voltaire, Beethoven, Fulton, Montgolfier, Washington ; et la prodigieuse constellation, à chaque instant plus lumineuse, éclatante comme une gloire de diamants célestes, resplendit dans le clair de l’horizon et monte, mêlée à cette immense aurore, Jésus-Christ !