(1889) Histoire de la littérature française. Tome IV (16e éd.) « Chapitre neuvième »
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(1889) Histoire de la littérature française. Tome IV (16e éd.) « Chapitre neuvième »

Chapitre neuvième

Suite de l’histoire des gains de la prose française au dix-septième siècle. — § I. Le Siècle de Louis XIV. — L’idée du Siècle n’appartient qu’à Voltaire. — § II. Ce qu’il faut penser des critiques qu’on a faites du plan. — De nos prétentions et de nos besoins en matière d’histoire. — § III. De quelques-uns des tableaux du Siècle. — § IV. De ce qui manque au Siècle, — § V. Essai sur les mœurs et l’esprit des nations. — Qualités et défauts de ce livre. — § VI. La Correspondance de Voltaire. — De quelques traités sur la réforme des lois pénales. — § VII. Les différentes sortes d’esprit dans la Correspondance. — § VIII. De la partie de critique littéraire. — § IX. Les lettres de Voltaire et celles de Cicéron.

§ I. Le Siècle de Louis XIV. — L’idée du Siècle n’appartient qu’à Voltaire.

De toutes les inspirations de Voltaire, la plus heureuse est le Siècle de Louis XIV. Il en eut la pensée dans le temps où il aima la gloire avec candeur, alors qu’elle lui apparaissait sous les traits des jeunes Français de l’âge futur apprenant de lui à admirer, dans l’époque où régna Louis XIV, toutes les grandeurs de leur pays.

L’idée de placer la France du dix-septième siècle à la tête de l’Europe intellectuelle, de faire accepter de tout le monde l’appellation du Siècle de Louis XIV, de présenter à l’esprit humain, comme sa plus parfaite image, l’esprit français personnifié dans nos écrivains, nos savants et nos artistes, cette idée-là ne vint à Voltaire ni d’un besoin public, ni d’une invitation de la mode. Ce fut son ouvrage personnel, et, bien loin d’y être aidé par son temps, s’il n’eût pensé qu’au succès, peut-être ne l’eût-il pas entrepris.

Il s’en faut en effet que les premiers sentiments du dix-huitième siècle aient été favorables à Louis XIV. On trouvait tout simple que le parlement, une cour instituée pour protéger l’autorité des testaments, eût cassé celui d’un roi. Ceux qui avaient applaudi sur le passage du parlement marchant de la grand’chambre au Louvre après ce coup d’État, n’étaient pas, disait-on, cette foule qui bat des mêmes mains à ce qui s’élève et à ce qui tombe ; c’étaient les gens de bien, les sages. Le parlement avait cassé le testament du grand roi, l’opinion cassait le règne tout entier.

La mémoire de Louis XIV avait toutes sortes d’adversaires. Elle en avait au nom de la liberté de conscience, fruit, chèrement payé, des querelles religieuses ; elle en avait au nom de la science économique, née des souffrances du commerce et de l’industrie dans les dernières années, et qui se plaignait avec le double crédit de critiques fondées et d’espérances sans limites. Le même tour d’esprit qui mettait les lumières au-dessus des grands sentiments, qui dédaignait la gloire comme trop coûteuse, qui raillait la poésie comme une ingénieuse inutilité, et la prospérité des arts comme témoignant du nombre des fainéants, dénigrait le prince par qui toutes ces choses avaient été honorées et encouragées.

Colbert n’était pas plus ménagé que Louis XIV. Montesquieu n’avait pas trouvé à le nommer dans les Lettres persanes. En s’occupant plus des sciences curieuses et des beaux-arts que des compagnies de commerce maritime, Colbert avait pris, disait-on, l’ombre pour le corps. Il se rencontrait des Français pour penser, des écrivains pour imprimer, que le peuple n’était pas si fou quand il voulait déchirer le corps de Colbert, puisqu’il avait été malheureux, et malheureux par Colbert.

Voltaire lui-même avait eu, dans sa jeunesse, sa part de la prévention universelle. Il avait loué Fouquet,

… Dont Thémis fut le guide ;
Du vrai mérite appui ferme et solide,
Tant regretté, tant pleuré des neufs sœurs,
Le grand Fouquet…89

Par contre, le persécuteur de Fouquet, le roi, n’était pas ménagé.

Louis fit sur son trône asseoir la flatterie…
Et l’encens à la main, la docte Académie
L’endormit cinquante ans par sa monotonie.

Pour écrire le Siècle de Louis XIV, Voltaire avait à se démentir lui-même. Il avait aussi à se rendre libre des ménagements que lui imposait envers l’Europe, toujours animée contre le nom du grand roi, l’accueil qu’on y faisait à ses écrits. Dans ses deux années de séjour en Angleterre, il avait formé et laissé d’illustres amitiés ; il y avait joui en pleine liberté de tout ce qu’on lui disputait dans son pays. Il pouvait craindre, en élevant un monument à la gloire de Louis XIV, de déplaire à l’Europe sans plaire à sa patrie. Une idée où il était si peu encouragé est donc bien à lui et à lui seul.

Idée, c’est trop peu dire : écrire le Siècle de Louis XIV était, pour Voltaire, une vocation. L’homme qui a dit de lui :

Tous les goûts à la fois sont entrés dans mon âme,

devait être l’historien d’une époque où tous les goûts de l’esprit ont eu leur idéal.

§ II. Ce qu’il faut penser des critiques qu’on a faites du plan du Siècle. — De nos prétentions et de nos besoins en matière d’histoire.

On a critiqué dans ces dernières années, et l’on critique encore le plan, ou plutôt ce qu’on appelle le manque de plan du Siècle de Louis XIV. Le premier reproche en est venu de Gibbon, qui contentait peut-être à son insu ses préjugés d’Anglais et sa rivalité d’historien. Une nouvelle théorie de l’histoire a mis sa critique en crédit. Nous sommes devenus très difficiles sur les devoirs de l’historien.

La pratique du gouvernement représentatif, où tous les ressorts d’une grande société sont mis au jour, nous a persuadé que nous sommes très bons juges de la politique, que nous n’ignorons pas la guerre, que nous nous entendons en finances et en administration, que rien ne nous échappe des rapports de la fortune publique avec l’esprit général du gouvernement. Nous nous flattons de sentir l’unité de l’Etat dans la multiplicité des fonctions sociales. Tout ce qu’on nous explique, nous croyons le comprendre, et nous ne sommes pas loin de nous imaginer que les seules choses dont on puisse bien juger sans études, c’est la société et l’État.

Il y a de plus un certain goût de la perfection qui nous rend injustes. Par exemple, on forme de tous les traits qui appartiennent aux plus grands poètes un type de poésie ; en regard de ce type, on place tel poète qui, pour être au-dessous, n’en a pas moins des traits du grand poète, et on lui en refuse le nom. Ainsi, dans ces dernières années, Boileau s’est presque vu chasser du Parnasse, pour n’avoir pas réuni en lui l’invention d’Homère et de Shakspeare, le génie comique de Molière et la sensibilité de Virgile. Je me défie d’autant plus de ces sévérités, qu’elles ne sont pas toujours l’impression dernière de lectures faites avec candeur et compétence. Jamais on n’est plus décisif que quand on connaît moins les pièces du procès. Nul n’est plus sévère pour les poètes que celui qui ne lit plus de vers. Les théories, l’esthétique, c’est la fin des lectures.

J’ai bien peur qu’il n’en soit ainsi pour le Siècle de Louis XIV. Quand on a répété, après Gibbon, que c’est un livre sans plan, un char mal attelé que les chevaux tirent en tous sens, au risque de le faire verser, on a tout dit. On a fait à ses propres yeux preuve d’instruction ; et, chose qu’on recherche plus que l’instruction, on a loué son propre goût en critiquant un grand écrivain.

Ceux qui demandent à l’historien la science universelle, veulent une histoire pour leurs prétentions plutôt que pour leurs besoins. Il y a grand péril à vouloir les contenter. Tel historien qui nous traite en savants risque fort de nous fatiguer. Nous sautons le technique et nous courons au récit ; car, si nous aimons nos prétentions, nous leurs préférons notre plaisir.

Voltaire, écrivant le Siècle de Louis XIV, n’a point songé à caresser nos prétentions. Il s’en moque même à l’occasion, et plus d’une raillerie est à l’adresse de ceux qui se piquent de pénétrer dans l’histoire au-delà de ce que l’historien peut découvrir, et de ce que le lecteur doit savoir.

Nul n’a mieux connu que lui ni mieux contenté nos vrais besoins. Où trouver, sur les causes de la grandeur française au dix-septième siècle, plus de ces lumières qui sont en même temps des impulsions puissantes ? Quel écrivain a mieux dit ce dont nous sommes capables dans la guerre comme dans la paix, sous la conduite de ceux qui sont les premiers d’entre nous, par nos qualités nationales ?

Quel livre nous laisse plus justement fiers de la place que s’est faite notre pays dans le monde, et plus jaloux de la garder ?

C’est un de ces cas où la fin justifie les moyens. Mais le moyen qu’a pris Voltaire est-il donc si mauvais ? A un récit complexe et continu, il a préféré une suite de tableaux représentant, l’un après l’autre, tous les grands côtés de la société française sous le règne de Louis XIV. Chaque tableau est un sujet, et chaque sujet provoque un genre de curiosité particulière que Voltaire satisfait. Ce plan-là en vaut un autre ; il était nouveau alors : il n’a pas cessé d’être bon.

§ III. De quelques-uns des tableaux du Siècle.

Je prends pour exemple le tableau des guerres, et parmi ces guerres celles de Hollande. Ce que nous demandons à l’historien, pour en garder une impression durable, ce sont les causes de la guerre exposées et jugées, la situation des deux peuples qui vont en venir aux mains, leurs chefs, les préparatifs de la lutte, les batailles, et, dans les récits de ces batailles, les traits qui caractérisent le commandement chez les généraux et la manière de se battre chez les soldats ; enfin, la justice rendue à tous, avec un peu d’inclination pour tout ce qui peut honorer notre nation à ses propres yeux, et entretenir parmi nous la tradition de la discipline et du courage. Autant de questions que Voltaire s’est posées, et auxquelles il répond.

Je n’empêche pas qu’un autre n’analyse longuement les dépêches et qu’il n’entrecoupe le récit par des extraits ; — mais alors il fait une histoire diplomatique ; — qu’il ne s’étende sur les dissensions intérieures de la Hollande et sur la fin tragique des De Witt ; mais c’est entreprendre sur l’histoire de la Hollande ; — qu’il ne raconte au long les combats qui en si peu de jours mettent la Hollande aux abois, et la forcent à se noyer pour se sauver ; — mais ce sont là des mémoires militaires.

En attendant, je me contente d’un récit qui m’en apprend assez sur les causes de la guerre pour que je ne confonde pas cette conquête manquée avec une guerre juste, et l’ambition du roi avec la querelle de la France ; qui des luttes intérieures de la Hollande fait ressortir cette triste vérité, que l’invasion même ne réconcilie pas les partis ; qui m’intéresse aux deux nations, à la Hollande par la justice et par le respect du faible, à la France par le patriotisme et l’amour de la gloire ; qui, parmi plusieurs portraits d’un dessin aussi juste que brillant, me laisse imprimées dans l’esprit les deux grandes figures royales du siècle, Louis XIV et Guillaume III, esquissées comme certains croquis de grands maîtres, dont le crayon ne laisse plus rien à faire au pinceau.

Prenons un second tableau, d’un genre tout différent, celui où Voltaire nous peint la France sortant, sous l’impulsion puissante de Louis XIV, du chaos de la Fronde.

Je suppose un lecteur qui connaît en gros les principaux traits de cette époque : l’œuvre de Richelieu attaquée et près de périr ; un parlement qui veut régir l’État et ne rend pas la justice ; un Condé, un Turenne menant les armées étrangères contre la France ; des finances mises au pillage ; un premier réparateur, l’Italien Mazarin, plus Français que les Français de la Fronde, mais qui se paye de ses services par des mains qui prennent tout ; que va-t-il demander à l’historien de cette époque ? Ce que Voltaire s’est demandé à lui-même, avant d’écrire son chapitre : Comment la France s’en tirera-t-elle ? Comment une société tombée en dissolution parce que tout le monde veut la gouverner, et personne gratuitement, va-t-elle se relever sur ses bases, et quelles sont ces bases ?

Le chapitre répond à ces questions. Tout ce que le lecteur voulait voir, il le voit : où il y avait des ruines, une résurrection ; où il n’y avait rien, des créations durables ; le jeu rendu à tous les ressorts de la machine ; les mêmes hommes qui hors de leur place troublaient l’État, à leur place le raffermissant et l’illustrant ; la fonction du gouvernement exercée par celui auquel elle appartenait, et qui avait, comme tout exprès, l’amour de la gloire, si inséparable de l’idée du bien public, que je n’oserais pas le mettre au-dessous de l’amour du devoir. Il reste de tout cela, comme impressions dernières, l’idée de ce que chacun doit à l’État et de ce que l’État doit à tous, le patriotisme, le goût du grand, qui est l’utile sous sa forme la plus élevée, l’admiration pour les grands hommes, avec une justice particulière pour ceux qui ont le génie du gouvernement, et qui sont chargés de la triple tâche de conserver, de faire marcher et de perfectionner la machine.

La même intelligence des besoins du lecteur a inspiré le chapitre des Anecdotes et particularités et le chapitre des Lettres et arts. Comme beaucoup d’écrits de Voltaire, ils tiennent plus que le titre ne promet. Le premier est une histoire familière de la cour de Louis XIV ; vrai tableau, ou plutôt vraie galerie de tableaux imposants et charmants, au-dessus desquels domine, tracé d’une main libre, pour l’histoire et non pour la tragédie, le portrait du grand roi. Dans le second, nous voyons apparaître et comme se lever successivement à l’horizon, tous ces astres de la poésie, de l’éloquence et des arts, qui brillent à jamais au ciel de la France, et dirigent ses générations dans toutes les voies de l’idéal. Il y a là encore des portraits, ceux de nos pères par l’esprit, de ces beaux génies qui, selon les paroles de Voltaire, « ont préparé des plaisirs purs et durables aux hommes qui ne sont point encore nés. » Rien n’a vieilli des jugements sommaires et pourtant si pleins qu’il en a portés ; la critique la plus profonde ne réussit qu’à nous en donner les motifs.

§ IV. De ce qui manque au Siècle.

Il manque au livre de Voltaire, pour être l’image la plus exacte du grand siècle, l’élévation morale. Au fond, l’historien ne s’intéresse qu’à la civilisation. Encore n’est-ce pas la civilisation dans les plus précieux de ses biens, dans ceux qui améliorent la condition morale de l’homme. La civilisation de Voltaire est celle d’un épicurien. Le luxe, les arts, les commodités de la vie, y sont au premier rang ; il fait la civilisation à l’image de sa vie. C’est un certain ordre où les gens comme lui ont toutes leurs aises, y compris, j’en conviens, un besoin de justice générale satisfait. Dans son goût pour le luxe, Voltaire n’oublie pas ce qui en revient aux petits :

Le goût du luxe entre dans tous les rangs ;
Le pauvre y vit des vanités des grands90.

C’est bien sec, et nous savons mieux que cela, même en fait de civilisation purement économique. Voltaire n’est pas allé au-delà. Le Mondain est sa véritable ode ; il y est plus lyrique que dans ses odes sur certains événements publics, où l’émotion n’est pas moins factice que la poésie. Il y chante son luxe et son bien-être ; le chant n’est guère propre à toucher ceux qui ne peuvent pas vivre de sa vie ; mais la nature y parle, et les vers sont écrits de verve.

On comprend dès lors son indulgence pour les mœurs de Louis XIV. Le luxe lui cache le scandale. Parlant du voyage de guerre que fit ce prince, en 1670, en Flandre pour y préparer la ruine de la Hollande, le carrosse à glaces, d’invention récente, où est assise à côté du roi et de la reine Mme de Montespan, les plus beaux meubles de la couronne, portés dans les villes où le roi devait coucher, les tables envoyées en avant et servies, à chaque étape, comme à Saint-Germain, les présents aux dames, les bals parés ou masqués, les feux d’artifice, tout cela dérobe à Voltaire l’indignité de la maîtresse en titre, étalée, à l’armée et à l’Europe, « et pour qui sont tous les honneurs, dit-il, excepté ce que le devoir donnait à la reine », comme si le moins que dût Louis XIV à sa femme n’était pas tout d’abord le renvoi de sa maîtresse. L’historien, loin d’y trouver à redire, y voit un motif de louer Louis XIV. « Cette maîtresse si fière et si triomphante n’était pas, ajoute-t-il, du secret. Louis XIV savait distinguer les affaires d’Etat des plaisirs91. » Si Louis XIV en a mérité l’éloge, il fallait le lui donner ailleurs. Entre les relâchements du Mondain et les déclamations d’un historien vulgaire, qui censure les princes au nom de maximes qu’il ne pratique pas, il y a une morale que Voltaire n’a pas appliquée aux autres, parce qu’il n’en a pas voulu pour lui-même.

Louis XIV, au plus fort des désastres de la guerre de la succession, disait de Guillaume III : « Mon frère d’Angleterre connaît mes forces, mais il ne connaît pas mon cœur. » On peut de même dire de Voltaire, historien du dix-septième siècle : Il a connu les forces de ce siècle ; il n’en a pas connu le cœur. Ce cœur, c’est le christianisme, accepté à la fois comme science de l’homme et comme règle des mœurs. Voltaire a pourtant parlé de « la gravité chrétienne » au dix-septième siècle ; il a su la voir ; il ne l’a pas sentie. Dans l’éloquence religieuse sortie du cœur du dix-septième siècle, il signale « un art nouveau inconnu des anciens et sans modèle » ; il n’en est pas touché. Il rend justice aux grands orateurs chrétiens ; il ne s’y plaît pas.

Sa justice même paraît lui coûter, et il gâte les louanges données aux talents par des doutes sur la sincérité des personnes. Il a supposé un Bossuet à double visage ; théologien pour la robe et pour les honneurs, philosophe dans le fond. Qui sait s’il ne croyait pas faire honneur à Bossuet ?

Il reste indifférent et railleur devant les belles morts chrétiennes de ce temps-là, et ces fins de vie édifiantes par lesquelles on s’y préparait. Mme de Montespan, expiant sa faveur et ses fautes par les macérations, les ceintures à pointes de fer, et, ce qui est moins mêlé d’imagination, par la douceur et la bienfaisance ; travaillant, de ses mains restées si belles, à des ouvrages grossiers pour les pauvres ; si humble après tant de hauteur ; « mourant, dit Saint-Simon, sans regret et uniquement occupée à rendre son sacrifice plus agréable à Dieu » ; une vaincue si résignée n’est pour Voltaire qu’« une vieille maîtresse disgraciée qui s’amuse à doter des jeunes filles » ; et si elle ne va pas, comme la Vallière, aux Carmélites, « c’est, dit-il, qu’elle n’est plus dans l’âge où l’imagination y envoie. » Cette impossibilité de voir le bien où il faudrait en faire honneur au christianisme, ôte toute autorité aux chapitres sur les affaires ecclésiastiques et les querelles religieuses au dix-septième siècle. Voltaire n’a pas senti ce qu’il y avait de sérieux et de respectable dans des débats où des chrétiens, aussi sincères qu’éloquents, se disputaient l’honneur d’être les plus fidèles dépositaires d’une croyance qui donne aux hommes une règle des mœurs, et leur promet l’immortalité. Il n’y a pas vu ce qu’un si grand objet pouvait inspirer d’éloquence dans les écrits, de vertus dans la conduite, ni ce que l’histoire peut tirer de vérités sur l’esprit français et sur le cœur humain, de ces querelles où la théologie n’est que le champ clos temporaire de passions et de contradictions éternelles. En arrivant à ces chapitres, d’ailleurs si piquants, son parti était pris. « On va parler, dit-il, de ces dissensions qui font honte à la nature humaine. » La bonne foi même dont il confesse sa prévention le rendra prompt aux inexactitudes calomnieuses et aux dédains. Et pourtant, dans la passion de l’incrédule, l’impartialité du génie se fait jour par moments, et de la même plume qui rapetissait les choses il a tracé des personnes des portraits qui les grandissent.

Malgré ces défauts où Voltaire est trop de son temps, on a raison de mettre le Siècle aux mains de la jeunesse studieuse. Tant qu’il sera un livre d’enseignement, je n’ai pas peur que les Français aiment médiocrement leur pays. C’est le meilleur ouvrage et peut-être la meilleure action de Voltaire.

Il l’a faite dans le même temps qu’il défendait contre Frédéric, alors prince de Prusse, la liberté morale, et Dieu contre Sa Majesté le Hasard. Il cherchait de bonne foi, pour tous ses instincts honnêtes, une origine divine. Il aimait toutes les grandes choses ; il ne confondait pas la gloire avec le bruit de son nom ; il ne pensait pas encore à recommander Dieu comme une institution de police.

L’admiration pour le dix-septième siècle est une des forces morales de notre pays ; à qui nous l’a enseignée le premier il faut beaucoup pardonner.

Le livre de Voltaire n’est pas seulement un bon livre, c’est un bienfait.

§ V. Essai sur les mœurs et l’esprit des nations. Qualités et défauts de ce livre. — Voltaire et Frédéric II.

On n’en peut pas dire autant de l’Essai sur les mœurs et l’esprit des nations. L’esprit n’en vaut pas l’intention. Le mauvais esprit philosophique y gâte les enseignements du bon. L’idée du livre n’appartient pas à Voltaire. Les mêmes contemporains qui le détournaient d’écrire le Siècle de Louis XIV, lui commandèrent de faire ce procès au passé, par les mêmes principes au nom desquels on avait mis à la raison Aristote, puis Homère. Cette fois le temps dicte, Voltaire écrit.

C’est ce temps où le doute théologique est devenu l’incrédulité, le doute métaphysique la négation de l’âme, et, comme conséquence inévitable, la négation de la liberté morale.

C’était le fond des cœurs ; les habiles le cachaient, les enfants perdus le laissaient voir.

Un de ces enfants perdus, Lamettrie, justifiait l’athéisme, définissait le remords une faiblesse d’éducation, faisait sortir l’homme du limon de la terre comme un végétal, qualifiait le vol de vice, le vice et la vertu d’effets du sang ; donnait à la vie pour but suprême le bonheur par les sens, par l’opium, le rêve ou la folie, et pour fin le néant. Frédéric le louait publiquement, et disait de son Homme machine, « qu’il ne devait déplaire qu’aux gens ennemis par état de la raison. » L’orgueil même de ses grandes qualités de ce qu’on pouvait appeler, malgré lui, ses vertus, lui faisait prendre plaisir à cet avilissement systématique de la nature humaine, par la douceur de penser que de toutes ces machines il était la plus parfaite.

Frédéric, c’est le grand corrupteur de Voltaire. Cette amitié singulière entre le prince et l’écrivain ne fut jamais bonne au second. Le nom même d’amitié ne convient guère à cette espèce de coquetterie d’esprit, par moments caressante, plus souvent inquiète et ombrageuse, qui rapprocha et éloigna tour à tour l’un de l’autre ces deux esprits et ces deux hommes. Du côté du roi, un goût très vif pour les lettres, une admiration vraie pour Voltaire, le besoin d’une main à la fois exercée et discrète pour corriger ses vers ; du côté de Voltaire, la vanité chatouillée par un commerce d’esprit avec un roi et un grand homme : tels étaient les attraits, non les liens, qui firent de ces deux hommes deux amis de tête, et de Voltaire le commensal de Frédéric à Berlin. Ils se convenaient sans s’aimer. Tous les deux, supérieurs dans la moquerie, se doutaient bien qu’ils ne s’exceptaient pas l’un l’autre du plaisir de railler les gens, et il ne manqua pas de complaisants intéressés qui en firent leur cour au roi et à l’écrivain.

On sait comment ils se quittèrent, le burlesque de la fuite de Voltaire, l’arrestation de sa nièce, la saisie de ses papiers, et Frédéric s’amusant à lui faire peur. L’amitié se renoua pourtant : superbe du côté du roi comme envers un sujet rentré en grâce, flatteuse chez Voltaire, qui accepte la condition de ne pas revenir sur le passé et de garder le soufflet du roi. De tels amis n’ont pas pu se faire de bien ; ils se sont plutôt entre-gâtés. Mais celui qui a le plus perdu dans ce commerce entre inégaux, c’est l’écrivain.

Par l’esprit, où Frédéric n’était pas loin d’égaler

Voltaire ; par le caractère, où il lui est supérieur ; par l’ascendant de la puissance, qui fait que ce qu’un roi pense il le commande, le prince amène peu à peu l’écrivain à toutes ses opinions. Dans son poème sur la Loi naturelle, Voltaire avait pris la défense du remords comme preuve de la liberté de l’homme. Frédéric n’y voulait voir, comme Lamettrie, qu’un préjugé d’éducation. Il critiqua le pas sage. Voltaire, dans une seconde édition, ne défendit plus le remords qu’à titre d’opinion utile. Le titre de Religion naturelle, donné d’abord au poème, déplaît à Frédéric ; Voltaire essaye d’en atténuer le sens par ses explications. C’est une couverture, dit-il au prince, qui ne doit pas lui donner de scrupules. Frédéric insiste. Le titre disparaît. Ce n’est plus la Religion, mais la Loi naturelle, et encore Voltaire en réduit-il les prescriptions à être bon père, bon ami et bon voisin.

Sous la même influence, son zèle pour l’humanité s’attiédit et change de nature. Frédéric comparait les hommes à une horde de cerfs dans le parc d’un grand seigneur ; Voltaire, au commencement, l’avait contredit. A la fin, il les compare lui-même à une multitude de fous destinés à amuser un homme d’esprit. Insensiblement le beau projet d’une histoire universelle des mœurs et de l’esprit des nations tourne à ce qu’il appelle lui-même un tableau des sottises humaines.

Nous connaissons l’idéal de Voltaire en fait de société humaine. C’est une société libre, non par les vertus de la nation, mais par la facilité de son gouvernement ; non par l’obéissance à des lois sévères, mais par des lois qui exigent peu des hommes. C’est la civilisation, comme il la voulait pour lui et à sa main, une surface brillante, du luxe, des arts, des carrosses à glaces, de la politesse, des manières, une religion pour ceux qui n’ont pas le frein de l’éducation ou d’une modération naturelle, une justice douce par des magistrats qui ne se croient pas trop innocents ni les criminels trop pervers ; les lettres, les théâtres, et, pour tout dire, tous ses goûts satisfaits, toutes ses gênes supprimées ; une société où ses passions et ses fautes ne lui auraient pas donné plus d’embarras qu’ils ne lui donnaient de scrupules. Tout ce qui n’est pas cet idéal ou ne s’en approche pas est pour Voltaire ridicule et odieux. Il ne veut pas que ce qui a cessé d’être bon l’ait été un seul jour ; le passé n’a pas été la préparation laborieuse et nécessaire, mais l’obstacle du présent. Les mœurs de nos pères n’étaient que des usages barbares ou ridicules, leur simplicité que rusticité, leurs croyances que la foi d’ignorants à des fraudes pieuses. Il les plaint comme de nos jours on a plaint la condition des nègres. Il ne paraît pas soupçonner qu’on ait pu être heureux aux quatorzième et quinzième siècles, étant si grossièrement logé et vêtu, et « sans connaître l’art des Sophocle », comme il le dit avec l’accent du regret.

Voltaire n’a pas connu le cœur de la société moderne. Il fallait là aussi voir le christianisme ; il en a détourné les yeux, ou plutôt il ne l’a vu que dans le mal inévitable. L’Essai n’est que la guerre déclarée au christianisme par l’histoire.

Dans le récit des croisades, ce n’est pas pour les chrétiens que Voltaire penche, fussent-ils Français. Saladin est son héros. Le promoteur de la première croisade, Pierre l’Ermite, c’est « Coucoupètre ou Cucupiètre, ce Picard qui marche à la tête de l’armée, en sandales et ceint d’une corde, nouveau genre de vanité. » L’éloquence de saint Bernard lui vaut quelque justice ; mais Voltaire s’en rachète bien vite aux yeux de Frédéric, par un portrait de saint Bernard « refusant l’emploi de général pour se contenter de celui de prophète, prêchant partout en français à des Allemands, et prédisant des victoires à des armées qui sont battues. » Pour saint Louis, auquel il n’a pas nui, aux yeux de Voltaire, d’avoir tenu tête à Rome, il l’admire sincèrement ; mais Saladin lui est plus cher.

Arrivé à la fin des croisades, il respire. On dirait un historien musulman qui se félicite de voir son pays nettoyé de la présence des barbares.

Voltaire ne voit dans le moyen âge ni la condition de la femme relevée, ni la beauté de la famille chrétienne, ni l’art admirable qui a tiré des cœurs le type de l’architecture religieuse, ni l’esprit de douceur et de charité d’où est sortie l’Imitation. Il n’y sent pas la vie, car était-ce vivre que d’être au monde avant l’invention des carrosses à glaces ?

Il écrit l’histoire de la société moderne comme un magistrat au criminel fait un réquisitoire ; une seule chose soutient l’un et l’autre contre le dégoût de leur sujet, c’est le désir de gagner leur procès.

L’Essai n’en est pas moins le premier modèle de la critique historique, et si l’exécution n’en vaut pas toujours la méthode, la méthode est la bonne, et l’esprit humain n’en changera pas. C’est l’histoire fondée sur les deux sources d’information les plus sûres, la vérité par le témoignage des contemporains éclairés, et, où manque la vérité, la vraisemblance. Par malheur, la vraisemblance est trop souvent pour Voltaire ce qui ressemble au vrai, tel qu’il le veut, et « les contemporains éclairés » sont les hommes qui ont été en leur temps de mauvais chrétiens. Mais il nous a prémunis contre lui-même, et c’est grâce à sa méthode que, juges plus désintéressés de la vraisemblance et mieux informés de la vérité des témoignages, nous avons pu relever le moyen âge de ses mépris, et rendre au christianisme sa part dans une civilisation supérieure à celle que Voltaire a rêvée.

On fait plus que s’intéresser à sa guerre contre l’injustice, la violence, le duel, le meurtre juridique, contre tout ce qui dépeuple les nations et détruit les individus ; on y prend parti. Il ne laisse pas aux lecteurs à conclure, de peur qu’ils ne le prennent trop froidement ; il conclut lui-même. Il est vrai qu’il s’y trompe quelquefois. Il lui arrive de confondre avec le mal un bien laborieux, mélangé, confus, d’où le mieux doit sortir, à peu près comme quelqu’un qui prendrait pour un mal les douleurs de l’enfantement. Dirai-je aussi que chez lui l’horreur du mal sent son voluptueux, devant qui l’on parlerait d’une opération douloureuse, plutôt que la mâle aversion d’un honnête homme, et que son amour du bien est surtout l’amour de l’ordre ?

Aussi, pour qui lit l’Essai sans préjugé, les restrictions suivent pied à pied l’admiration. La vérité y a l’air d’une saillie heureuse, et l’erreur n’y mérite pas toujours qu’on la réfute. On est surpris de s’amuser où l’on croyait s’instruire, et l’on est près de se reprocher son amusement comme un plaisir pris hors de saison, dont on est médiocrement obligé à celui qui vous le donne.

Je ne me dissimule pas d’ailleurs que l’Essai sur les mœurs et l’esprit des nations ne soit un livre pour lequel l’heure de l’impartialité n’est pas encore venue. Viendra-t-elle même jamais ? Selon qu’on est touché de l’esprit de conservation ou de progrès, ou bien le livre de Voltaire paraît un guide et un aiguillon pour des conquêtes futures à travers des ruines nécessaires, ou bien il a le tort d’exciter cette impatience de l’avenir qui fait tant d’injustes censeurs du présent, incapables d’espérances qui soient pures de haine. Pour moi, qui ne puis m’accoutumer à ce que la marche des nations soit une course aveugle à travers le temps, qui regarde la guerre qu’on fait au passé comme une guerre civile, tout en admirant dans l’Essai la beauté de la pensée première, les vérités de détail dont le livre est semé, un style où, à la différence du style précieux, ce sont les beautés et non les défauts qui se cachent, j’estime que le bien n’y compense pas le mal, et je ne verrais pas sans inquiétude pour mon pays qu’on y préférât l’Essai sur les mœurs au Siècle de Louis XIV.

§ VI. De quelques traités de Voltaire sur la réforme des lois pénales.

Avant d’arriver à la Correspondance, j’ai plaisir à mentionner quelques écrits de Voltaire qui, pour être des actes encore plus que des ouvrages d’esprit, n’en sont pas moins marqués en plus d’un endroit de la beauté littéraire. Ce sont le Traité sur la tolérance, le Commentaire sur le livre de Beccaria, le Prix de la justice et de l’humanité. Le lecteur qui n’y voulait chercher que des notes sur les mœurs du temps, y rencontre l’éloquence ; il n’y trouve pas du moins la déclamation. Voltaire ne tombe point dans cette philanthropie des gens de son siècle, qui fait douter de leur humanité. On aimerait mieux sans doute que les mêmes actes qui honorent son bon sens fussent des mouvements de son cœur ; mais la meilleure chose, après la sensibilité, est de n’en pas affecter ; et l’on sait gré à Voltaire de n’avoir mis que de la raison émue où d’autres auraient mis de la rhétorique.

La pensée qui lui fait prendre la plume est de railler des abus ; mais s’il s’en présente un par trop criant qui le prenne aux nerfs, il éclate, et l’on entend le cri de la douleur vraie parmi des moqueries.

Ces pages-là vivent encore, quoique les abus dont s’y plaint Voltaire aient été redressés. Elles vivent par ces vérités supérieures qui, après avoir servi à réformer la société, servent encore à la perfectionner, et qui sont à la fois l’expression de ce qui s’est fait et l’idéal de ce qui reste à faire pour améliorer les sociétés humaines.

Il s’en faut pourtant que tout soit de bon sens dans ces opuscules de Voltaire. Je doute fort qu’en fait de peines proportionnées aux délits, on aille jusqu’à condamner l’incendiaire, « qu’on brûlait, dit Voltaire, en cérémonie », à rebâtir la grange incendiée, puis « à veiller toute sa vie, chargé de chaînes et de coups de fouet, à la sûreté de toutes les granges du voisinage. » Je doute qu’on imagine jamais de punir le faux monnayeur, en le forçant de fabriquer toute sa vie en prison la monnaie de l’État ; le faussaire, en le contraignant à copier de bons ouvrages, ou à transcrire sa sentence sur les registres des juges. Mais si l’on ne va pas jusqu’à ces chimères, on ira peut-être plus loin dans l’idée supérieure d’employer la peine au profit moral de celui qui la subit, et de la société qui la lui inflige ; et quelque progrès qu’on fasse en cette matière, Voltaire y aura sa part.

C’est la voie chrétienne, en dépit de Voltaire. « Il m’est venu un bien grand souci, écrivait saint Augustin à un personnage puissant, c’est que Ta Sublimité croie devoir infliger à ces coupables la rigueur de la loi du talion. N’en fais rien, je t’en supplie par la foi en Jésus-Christ, et ne souffre pas qu’on le fasse… Sans doute il faut ôter aux criminels la faculté de commettre de nouveaux crimes ; mais c’est assez que, laissés en vie, avec tous leurs membres, la loi les fasse passer de l’agitation insensée dans un repos inoffensif, ou qu’ils soient arrachés aux mauvaises œuvres pour être employés à quelque œuvre utile. On verra moins un supplice qu’un bienfait dans une peine qui n’énerve pas la sévérité de la justice, et qui laisse au criminel le remède du repentir.92. » La doctrine est complète ; elle pense à l’âme du criminel en lui laissant la vie ; elle lui ménage le moyen de se relever ; elle le croit capable encore de l’honneur chrétien qui est le repentir. Où la philosophie croyait être arrivée par les seules forces de la raison, une tradition entrée dans le monde avec l’Évangile l’y avait amenée sans qu’elle s’en doutât.

L’indulgence de Voltaire pour certains délits est moins de l’humanité qu’une complaisance, dont il ne s’excepte pas, pour ce qu’il appelle les faiblesses humaines. Ainsi l’adultère n’est un crime que parce que les hommes, se considérant comme les propriétaires de leurs épouses, y voient un vol de leur bien. La polygamie n’est un cas pendable que dans Monsieur de Pourceaugnac ; l’inceste qu’une loi de bienséance ; et quant au viol, il n’est pas possible. La morale de Voltaire est celle de son temps. En demandant une loi pénale plus douce, on songeait moins à relever la nature humaine qu’à mettre l’individu plus à l’aise. Dans les cruautés de l’ancienne justice envers le criminel, il y avait du moins du respect pour l’homme.

§ VII. Correspondance de Voltaire. — Des différentes sortes d’esprit dans la Correspondance.

Mais c’est assez parler de ces écrits qui appartiennent plus à l’histoire de la société qu’à l’histoire des lettres. J’en viens au meilleur, au plus charmant, au moins contesté des titres de Voltaire, sa Correspondance.

Voltaire épistolier remplit toute l’idée que nous nous faisons de l’esprit. Il a d’abord l’esprit de bon sens,

Esprit, raison qui finement s’exprime,

a dit Chénier qui l’avait vu sur les lèvres de Voltaire. C’est cet esprit qui, dans nos premiers conteurs, naît tout formé, et, parmi tant de mots et de tours destinés à la refonte, crée un français qui ne changera pas. C’est celui qui, dans Villon et Marot, se dégage des allégories du moyen âge et résiste aux premières superstitions pour l’antiquité classique. Dans Molière, dans La Fontaine, dans Lesage, c’est une moitié charmante et immortelle de la littérature. Nous avons beaucoup de cet esprit-là dans nos jugements sur les autres, fort peu dans nos jugements sur nous-mêmes. Personne n’en a eu plus que Voltaire. On a dit de lui : Il y a quelqu’un qui a plus d’esprit que Voltaire, c’est tout le monde. Oui, mais cet esprit de tout le monde, c’est encore le sien.

Il a de Gil Blas cette raillerie souriante dont le héros du livre effleure les travers de tous, y compris les siens. Seulement, dans Gil Blas, elle est si discrète, qu’elle semble comme échappée à l’auteur à son insu. Dans Voltaire, elle est plus près du trait, et le premier qui s’en doute, c’est Voltaire lui-même. Pour goûter la raillerie dans Gil Blas, peut-être faut-il à la fois plus de finesse et de candeur que n’en a le commun même des gens d’esprit ; pour n’en rien perdre dans Voltaire, à peine est-il nécessaire d’avoir de l’esprit.

Il y a une autre sorte d’esprit qui fait presque toujours compagnie à la raillerie enjouée, c’est l’art de louer, aussi en perfection dans notre pays que l’art de railler. Dans l’opinion des étrangers, c’est notre travers. En tout cas, ne l’a pas qui veut, et peut-être ne nous le reproche-t-on que parce qu’on nous l’envie. Il est très vrai que l’art de louer n’est pas une vertu héroïque ; mais c’est encore moins un vice. Voltaire y est exquis. Bailler ne lui est pas plus naturel que louer. Voltaire a un grand art : il nous fait goûter des louanges qui ne sont pas pour nous. Je me suis demandé pourquoi nous aimons tant ces friandises que d’autres ont mangées ; le motif nous fait honneur : c’est notre tendresse à la louange et notre désir de la mériter.

Outre l’art de louer les autres, il y a dans la Correspondance l’art de recevoir leurs louanges. Celui-là est plus difficile. L’homme qui reçoit une louange est si disposé à s’en faire l’écho, et cette sorte d’écho qui renvoie plusieurs fois le son ! Il est poussé sur une pente si glissante, et s’y retenir demande tant de vertu ! Voltaire y réussit, et sa vertu ne sent pas la peine. Il ne prend pas tout ce qu’on lui donne ; bon moyen de s’assurer d’autant plus ce qu’il prend. Quand nous louons les gens, nous aimons qu’ils y fassent quelque défense ; cela nous y entête, et nous redoublons, plus jaloux de les convaincre de notre bon goût que de les persuader de leur mérite. Que de louanges ainsi renchéries Voltaire ne s’est-il pas attirées, en se dérobant à des louanges ordinaires !

Otez du discours d’un homme d’esprit ce qui est pensée ou sentiment juste, raillerie fine, louange délicate, il reste encore quelque chose qui ne nous apprend rien et pourtant qui n’est pas de trop.

Voltaire est plein de ce « superflu si nécessaire. » Mais à quoi bon énumérer lourdement des choses si légères ? En fait de genre d’esprit, il n’est guère plus aisé de trouver celui qui manque à Voltaire que de définir tous ceux qu’il a. Il lui manque l’esprit précieux ; je dis l’esprit parce qu’on n’est pas précieux sans beaucoup d’esprit : témoin les héros du genre au temps de Voltaire, Fontenelle, Marivaux, qui, en y mettant ou plutôt en y gâtant beaucoup de très bon esprit, rendaient le défaut si tentant.

Il n’y a pas une phrase de style précieux dans la Correspondance, pas même dans les louanges, où l’on est enclin à raffiner et où l’on ne craint pas dans les gens qu’on loue les scrupules du goût.

§ VIII. De la critique littéraire dans la Correspondance.

S’il y avait à préférer dans l’excellent, je préférerais parmi ces lettres celles dont le sujet est littéraire. Je voudrais qu’on en fît un recueil. Ce cours de littérature sans plan et sans dessein, cette poétique sans dissertation, cette rhétorique sans règles d’école, seraient un livre unique. Voltaire parle des choses de l’esprit comme on en parle entre honnêtes gens qui songent plus à échanger des idées agréables qu’à se faire la leçon. Les genres sont sentis plutôt que définis, et leurs limites plutôt indiquées comme des convenances de l’esprit humain que jetées en travers des auteurs comme des barrières. Le goût n’est pas une doctrine, encore moins une science ; c’est le bon sens dans le jugement des livres et des écrivains. La vérité, au lieu de s’imposer, se donne comme un plaisir d’esprit dont Voltaire nous invite à essayer. Il y a des prescriptions, des conseils, car il faut bien que le temple du goût ait une enceinte sacrée ; mais quiconque sait n’être pas ennuyeux a le droit d’y entrer, fût-ce par la brèche.

Cependant le goût de Voltaire n’est pas le grand goût. Le grand goût n’est pourtant que le bon sens, mais le bon sens gouverné par des principes, non celui qui dépend de l’humeur de l’homme. Tel est trop souvent le bon sens de Voltaire, et son goût en porte la peine. Les erreurs de cet esprit si juste sont des jugements intéressés où il a pris sa commodité pour règle. S’il n’admire pas Homère, c’est qu’il ne sait pas le grec, et qu’il préfère la Henriade à l’Iliade. Le tort d’être chrétiens lui cache les beautés les plus intimes des écrivains du dix-septième siècle. Ses craintes intermittentes pour la gloire de ses tragédies le rendent injuste pour Boileau, comme si l’Art poétique avait prédit et préparé leur décadence93. Il critique Montesquieu, Buffon, J.-J. Rousseau, parce qu’ils font trop parler d’eux.

Cependant, nul n’a plus admiré leurs qualités. Son goût leur rend alors plus que son humeur ne leur a ôté, et sa justice fait plus de bien que sa partialité n’a fait de mal. Aussi je ne sache pas de meilleur guide que sa Correspondance, pour apprendre à lire et à juger les écrivains des deux derniers siècles et Voltaire lui-même. Il a vu tous ses côtés faibles ; et comme s’il eût trouvé moins dur d’aller au devant de la critique que de l’attendre, il a fait sa propre confession. Il aimait si peu les censeurs qu’il était homme à leur ôter par malice la primeur de leurs critiques, et à garder sur eux l’avantage de voir ses propres défauts avant eux. Peut-être, par une dernière illusion de l’amour-propre, espérait-il qu’on le défendrait contre ses scrupules, et que ses péchés avoués lui seraient remis. En tout cas, on n’a pas besoin de chercher des témoins pour lui faire son procès ; on a les aveux du coupable.

§ IX. Des lettres de Voltaire et de celles de Cicéron.

On ne peut guère lire la Correspondance de Voltaire sans penser au recueil qui y ressemble le plus dans l’antiquité, les Lettres de Cicéron.

L’amour de la gloire est l’âme de ces deux recueils, et ce que Voltaire fait dire au Cicéron de sa Rome sauvée :

Romains, j’aime la gloire et ne veux pas m’en taire,

est aussi vrai du poète que de son héros. La même faiblesse se trahit dans le Romain et dans le Français ; c’est cette vanité si reprochée à tous les deux, dans Cicéron plus abandonnée et plus naïve, dans Voltaire mieux conduite. Tous les genres d’esprit de la Correspondance brillent dans les Lettres, sauf l’esprit de se faire louer, dont Voltaire donne plus volontiers la commission aux autres, et dont Cicéron se charge lui-même. Même naturel dans les deux ouvrages, avec plus d’éclat dans Cicéron, par le bonheur d’une langue plus colorée et plus sonore ; avec plus de finesse et de saillies dans Voltaire. Même critique exquise, et même délicatesse de goût, si ce n’est que les erreurs de Cicéron sur les choses de l’esprit viennent de sa faiblesse pour la rhétorique, et celles de Voltaire de sa faiblesse pour lui-même. Mais l’ancien me semble avoir un grand avantage sur le moderne. Il y a plus de cœur dans les Lettres que dans la Correspondance ; je devrais dire un cœur plus cultivé. La famille seule cultive le cœur. Le père qui a connu ce que c’est que d’aimer quelqu’un plus, que soi-même, a senti tout son cœur, et telle est la chaleur de l’amour paternel, que le même homme en aime mieux tout ce qui est à aimer. Cicéron, tendre père d’une fille charmante, père désespéré quand il la perdit, en est meilleur citoyen, plus attaché à ses amis, plus épris de la vérité, laquelle devient plus chère à l’homme chez qui la tendresse de cœur se communique à l’esprit, et qui aime la vérité à la fois comme une lumière et comme un sentiment.

J’ai peur que Voltaire n’ait aimé que son esprit.

Il est vrai qu’il avait le droit de l’aimer dans le bon usage qu’il en a fait ; mais, à quelque chose qu’il l’emploie, il ne le hait pas. Il aime la vérité comme une convenance de cet esprit, et quoique la vérité, même rabaissée à la commodité d’un homme, ait été souvent, dans ses mains habiles et actives, une puissance bienfaisante, souvent il la traite en homme qui aurait su s’en passer, et il lui préfère la gloire. Enfin, ses amis sont-ils autre chose que les hommes d’affaires de son esprit ? Il les flatte plus qu’il ne les aime, et pour plus d’un il suffit de tourner la page pour voir l’égratignure à la suite de la caresse.

Concluons de ces différences, non pas que les Lettres de Cicéron valent mieux que la Correspondance de Voltaire, mais qu’un païen qui cherchait sa morale est quelquefois d’un meilleur commerce pour l’âme qu’un chrétien qui s’est ôté la sienne.