Avant-propos de la quatrième édition
Voici de nouveau ces leçons de 1828 et 1829, si amèrement censurées par les uns et si vivement applaudies par les autres, durant cette courte et brillante époque de la Restauration à laquelle est attaché le nom de M. de Martignac. Il nous semble qu’aujourd’hui, à la distance de plus de trente années, nous en pouvons parler nous-mêmes avec une vraie impartialité.
Pour être équitable, il faut un peu se mettre à notre place et se rappeler ce temps, si différent du nôtre.
Mes amis et moi nous sortions de la longue disgrâce qui, de 1820 à 1827, avait successivement atteint tout ce qui était libéral en France1. M. Royer-Collard avait quitté la présidence du conseil de l’instruction publique, et on l’avait chassé du conseil d’État. On avait suspendu mon cours et celui de M. Guizot. Mes liaisons avec M. de Santa-Rosa2, le noble chef de la révolution piémontaise de 1821, m’avaient rendu suspect à la triste police de M. Franchet, et elle m’avait dénoncé à celle de l’Allemagne pendant un voyage que je fis alors au-delà du Rhin. Accusé de je ne sais plus quelles extravagances, arrêté à Dresde, jeté en prison à Berlin, tenu au secret le plus rigoureux pendant plus de six mois, ma conduite en cette circonstance, les premières rudesses, puis la loyauté du gouvernement prussien qui s’était plu à reconnaître qu’on l’avait trompé, ses offres généreuses, celles du roi des Pays-Bas, mon refus de me séparer de mon pays dans la douloureuse épreuve qu’il traversait, tout cela m’avait composé une renommée bien au-dessus de mon mérite ; en sorte qu’après les élections de 1827, qui renversèrent le ministère de M. de Villèle et portèrent M. Royer-Collard, l’élu de sept collèges, à la présidence de la Chambre des députés, la nouvelle administration s’empressa de me rappeler avec M. Guizot à la Faculté des lettres, et nous reprîmes nos cours presque en triomphateurs.
Il n’est pas aisé, dans nos jours d’abaissement et d’affaissement intellectuel, de se faire une idée de la noble ardeur qui enflammait alors le génie français dans les lettres et dans les arts aussi bien qu’en politique. L’esprit public faisait des chaires de M. Guizot, de M. Villemain et de la mienne, de véritables tribunes. Depuis les grands jours de la scolastique au douzième et au treizième siècle, il n’y avait pas eu d’exemple de pareils auditoires dans le Quartier Latin. Deux à trois mille personnes de tout âge et de tout rang se pressaient dans la grande salle de la Sorbonne. Cette foule immense agissait inévitablement sur le professeur, animait, élevait, précipitait sa parole. Ajoutez qu’aussitôt prononcée, chaque leçon, sténographiée et à peine revue, paraissait bien vite, se répandait d’un bout de la France à l’autre, et devenait dans la presse le sujet d’une ardente polémique. Faut-il donc juger de tels cours comme des livres composés à loisir dans le silence du cabinet, et doit-on s’étonner d’y rencontrer bien des répétitions, bien des disparates, un style inégal, des mouvements abrupts, enfin l’improvisation prise en quelque sorte sur le fait, et jetée au vent de la publicité avec ses innombrables défauts ?
Mes premières leçons, celles de l’été de 1828, se ressentent fort, j’en conviens, de la promptitude avec laquelle M. Guizot et moi nous crûmes devoir faire usage de la parole qui nous était rendue.
Faute du temps nécessaire à une juste préparation, je dus prendre un sujet très général, qui ne demandât aucune recherche, aucun travail préliminaire, une Introduction à l’histoire de la philosophie, où les plus hautes questions furent abordées avec bonne foi et courage, et les solutions, qu’en donnait la philosophie nouvelle, exposées à grands traits, bien plus que véritablement établies. Sans venir ici témoigner contre moi-même, je n’ai pas besoin d’une grande modestie pour reconnaître que dans ce cours, tout à fait improvisé, il y a plus d’une proposition hasardée, et des excès de langage que j’aurais fait bien volontiers disparaître, si la calomnie en les envenimant ne me les avait rendus irrévocables. L’honneur ne m’a pas permis de me corriger, et j’ai dû tout conserver pour n’avoir pas l’air de rien dérober à une critique ennemie. Je n’ai changé que des détails sans importance ; les passages incriminés subsistent, avec quelques notes explicatives et des éclaircissements tirés de mes propres écrits, antérieurs et postérieurs à ces leçons.
Oui, j’ai défendu, avec un peu de vivacité peut-être3, l’indépendance de la philosophie, les droits de la lumière naturelle qui a découvert aux hommes assez de vérités, ce semble, et fait d’assez grandes choses dans le monde. Mais n’oubliez pas que c’était alors le temps de la guerre violente que faisait à la raison humaine l’abbé de Lamennais, et à sa suite tout ce qu’il y avait de jeunes talents dans le clergé. N’oubliez pas aussi que la philosophie n’avait pas été combattue seulement en paroles, et que j’attestais moi-même la proscription qu’elle avait soufferte. Mais à Dieu ne plaise que jamais il soit entré dans mon esprit et dans mon cœur la pensée vulgaire et coupable de rendre au christianisme le mal qu’on m’avait fait en son nom ! Ici, comme partout ailleurs, je montre pour la religion chrétienne un respect que nulle épreuve n’a troublé ni diminué, parce qu’il est emprunté à mes convictions les plus intimes et à la philosophie elle-même.
Encore un aveu, et qui ne me coûte point. J’avais autrefois rencontré à Heidelberg, encore obscur, mais déjà rempli de vastes desseins, celui qui devait être M. Hegel4. Sans le bien comprendre, dès 1817 je l’avais en quelque sorte deviné et annoncé. Je le retrouvai en 1824 à Berlin à la tête d’une école florissante, et en 1826 il était venu me faire visite à Paris. J’aimais M. Hegel ; j’admirais la vigueur de son esprit, et cette fermeté imperturbable avec laquelle il appliquait l’ancien système de M. Schelling, méthodiquement développé, à toutes les parties ries connaissances humaines, même à celles qui s’y prêtaient le moins ; par exemple, à l’histoire de la philosophie, où M. Hegel comme M. Schelling n’avait que des vues fort générales, sans nulle étude approfondie. En 1828 j’étais encore trop près de mes souvenirs d’Allemagne pour que les grandes généralisations et les formules un peu altières auxquelles j’étais accoutumé ne déteignissent pas un peu, si on me passe cette expression, sur ma pensée et sur mon langage ; et il se peut que mes paroles aient quelquefois présenté à des esprits prévenus, ou peu familiers avec ces matières délicates, l’apparence d’une doctrine assez favorable au panthéisme. Mais certes jamais apparence ne fut plus loin de la réalité ; car, bien avant 1828, l’amitié dont m’honorait M. Schelling5 m’avait fait connaître le changement ou si l’on veut le développement nouveau qui s’était fait dans ce grand esprit, et j’y avais fort applaudi. J’avais l’habitude, même avec M. Hegel et ses plus dévots disciples, de me licencier un peu sur le compte de ce fameux Être en soi, das reine Seyn, pur de toute détermination, et qui par une suite de métamorphoses merveilleuses devient le principe de toute détermination, de la qualité comme de la grandeur. Partout dans notre enseignement de 1828 et de 1829, comme dans celui de 1815 à 1821, règne la doctrine la plus opposée au panthéisme, celle de l’intelligence, comme enfermant la conscience et la personnalité ; en sorte qu’il faut choisir entre un Être premier, dépourvu d’intelligence, s’il est sans personnalité et sans conscience, ce qui est l’athéisme ordinaire, et un Être premier, véritablement intelligent, qui se connaît lui-même ainsi que l’univers et l’homme, et préside à la destinée de son ouvrage. C’est là le théisme à proprement parler : quelques inexactitudes de détail, loyalement expliquées, ne l’altèrent point ; il est le fond permanent de tous nos écrits, l’âme de notre philosophie. Qui le professe est avec nous ; qui s’en écarte est contre nous, eût-il été jadis dans notre auditoire et nous fût-il cher à d’autres titres. Le spiritualisme n’est qu’un mot s’il n’aboutit à un théisme nettement déclaré et solidement établi. Voilà pourquoi la philosophie française de M. Royer-Collard et de M. de Biran, celle qui veut bien nous reconnaître pour interprète et nous permettre de la guider à travers les écueils semés sur sa route, n’a rien à voir avec la philosophie d’au-delà du Rhin. Comme nous le disions il y a près de vingt années6 : « À mesure que la philosophie allemande s’est plus développée et que nous l’avons mieux connue, nous nous en sommes séparés plus ouvertement, et on peut dire que l’école qui se prétend aujourd’hui l’héritière de M. Hegel n’a pas d’adversaire plus décidés que mes amis et moi pour le fond et pour la forme, pour les principes comme pour la méthode7. »
Les leçons de 1829 présentent, on a bien voulu le reconnaître, un tout autre caractère que celles de la précédente année. La préparation nécessaire, qui nous avait manqué jusqu’alors, nous ayant été permise, nous pûmes choisir des sujets précis et bien déterminés sur lesquels s’établit un sérieux et régulier enseignement, qui, en rappelant et continuant nos cours de 1815 à 1821, en étendit la portée, en agrandit l’influence. L’analyse et la dialectique reprirent le rang qui leur appartenait à côté de l’histoire. Les trop éclatants succès de 1828 servirent du moins à retenir la foule et à lui faire supporter des expositions plus solides que brillantes et des discussions sévères. C’était un assez curieux spectacle de voir un si nombreux auditoire assister avec un intérêt soutenu à l’examen critique des diverses écoles de l’Inde, de la Grèce, du moyen âge et des temps modernes, et à l’analyse méthodique et détaillée des idées de l’espace et du temps, de l’infini, de la personnalité, de la cause, du bien et du mal. Ces nouvelles leçons, fort différentes de leurs aînées, ont fait autrefois quelque bien, et nous avons l’espoir que les deux volumes qui les représentent en feront encore.
Le premier de ces volumes offre une esquisse de l’Histoire générale de la philosophie, depuis ses plus faibles commencements jusqu’au xviiie siècle, qui devait être le sujet spécial du cours. Oserons-nous dire que cette esquisse, si imparfaite qu’elle soit, a jeté en France les fondements de l’étude vraiment philosophique de l’histoire de la philosophie ? Tous les systèmes y sont ramenés à quatre systèmes élémentaires, qui ont de si fortes racines dans la nature humaine qu’elle les reproduit sans cesse. Leur lutte constante est le fond même de l’histoire. Discerner en eux le vrai et le faux, le faux qui passe et le vrai qui dure ; mettre à profit les erreurs en en montrant les causes, à savoir l’exagération même du vrai, l’ambition des principes absolus, l’imprévoyance et la précipitation de l’esprit humain ; surtout recueillir les vérités qui sont nécessairement dans tout système un peu célèbre, qui l’ont fait naître et qui l’ont soutenu, et porter ces vérités dégagées, épurées, réunies, à la lumière de notre siècle, comme l’enfantement légitime du temps, ainsi que parle Bacon, le legs du passé et la dot de l’avenir, telle est, selon nous, la tâche de l’historien philosophe, telle est l’œuvre ou du moins tel est l’objet de l’éclectisme. L’éclectisme n’est point un système, c’est une méthode, une certaine manière de considérer les choses, trop élevée sans doute pour être populaire et courir le monde, mais aussi trop raisonnable pour être entièrement nouvelle. L’éclectisme est déjà, en effet, dans Platon et dans Aristote, autant et mieux que dans Platon lui-même8. Au faîte du plus grand siècle qui fût jamais, Leibnitz croit se proposer un assez haut dessein de chercher et de rassembler les membres épars de la philosophie immortelle disséminée à travers tous les systèmes : son école est ouvertement éclectique. L’éclectisme, c’est l’intelligence en histoire, c’est le discernement assuré du vrai et du faux, fondé sur l’expérience des siècles. Il n’étouffe pas sous l’érudition, comme on l’a prétendu, la vraie, la grande originalité, qui vient de Dieu, mais il confond la petite et la fausse, née d’une vanité impuissante. Il ne coupe pas les ailes au génie, mais il le protège contre les attraits des principes extrêmes dont l’histoire montre la fragilité. Il recommande la modération, si nécessaire à la force. Il enseigne la prudence et la sagesse, auxquelles seules la durée a été promise dans la philosophie comme dans tout le reste. Où est aujourd’hui, je vous prie, cet insolent système qui un moment éblouit et pensa subjuguer l’Église, qui se vantait d’avoir mis à jamais la religion au-dessus de toute controverse en foulant aux pieds la raison, en lui refusant le pouvoir d’arriver par elle-même à aucune vérité, en proscrivant à tort et à travers toute philosophie, la bonne comme la mauvaise, et la bonne plus encore que la mauvaise, comme plus capable de séduire l’humanité ? Son auteur même l’a répudié, pour se jeter dans un autre excès : esprit puissant et extravagant, qui ne pouvait habiter que des abîmes. Et qu’est aussi devenue cette métaphysique hégélienne qu’on nous donnait, pendant les jours néfastes de 1848, comme le dernier mot, non seulement de la philosophie allemande, mais de toute spéculation philosophique, et qui n’était qu’un renouvellement passager d’un mal, hélas ! trop ancien, le vieil athéisme, rajeuni sous le nom de panthéisme, et décoré des livrées de la démagogie ? L’éclectisme n’a connu ni ces triomphes éphémères, ni ces chutes profondes. En dépit des attaques qui lui ont été prodiguées par tous les partis extrêmes, il a résisté comme le sens commun, et il est encore la lumière du petit nombre d’hommes qui ont consacré leurs veilles à l’histoire de la philosophie. On a remarqué avant nous que s’il périssait avec nos ouvrages, on le retrouverait dans beaucoup d’historiens qui s’en inspirent en le combattant.
N’étant point ici retenu par des scrupules d’honneur, comme pour nos leçons de 1828, nous avons pu corriger plus d’une erreur qui nous était échappée, réparer quelques lacunes, et soit dans les notes, soit dans le texte même, étendre et fortifier diverses parties de cette esquisse, particulièrement tout ce qui se rapporte à la grande philosophie du dix-septième siècle, à Descartes, à Spinoza, à Malebranche, à Leibnitz.
Nous avertissons aussi le lecteur studieux qu’il peut se fier à la scrupuleuse exactitude de nos citations. Il n’y en a pas une qui soit de seconde main. Nous les avons tirées, non des historiens qui nous ont précédés, mais des auteurs eux-mêmes, dans les éditions les meilleures et quelquefois les plus rares, que des recherches assidues nous ont permis de rassembler.
Le second volume de l’année 1829 (le troisième de cette collection) est consacré à l’examen critique de la Philosophie de Locke. L’état de la philosophie en France, où les restes de l’école de Condillac et des Encyclopédistes du dix-huitième siècle s’agitaient contre la philosophie nouvelle, nous imposait cet examen qui, à travers Locke, atteignait ses modernes disciples, et couvrait l’école spiritualiste en livrant un sérieux combat à ses adversaires. Sans doute, avant nous, Leibnitz dans ses Nouveaux essais sur l’entendement humain, avait donné une admirable réfutation de Locke ; mais cette réfutation, très solide en elle-même, avait perdu son autorité par le mélange des hypothèses leibniziennes, depuis longtemps abandonnées et décriées, la monadologie et l’harmonie préétablie. Il fallait une critique nouvelle pour des temps nouveaux : celle-ci a été jugée capable d’arrêter un esprit sincère à l’entrée ou sur la pente du sensualisme. On n’ose rappeler l’éloge qu’en a fait le plus grand critique de notre temps, sir William Hamilton9. Un philosophe américain, M. Henry,
Dans un article de la Revue d’Édimbourg sur Reid, numéro 103, octobre 1830, reproduit dans les Discussions, etc. en a tiré un traité complet de psychologie qui sert aujourd’hui de manuel de philosophie dans la plupart des universités américaines10. En Angleterre, ce volume a été le sujet d’une vive et utile controverse qui dure encore11. Notre illustre maître, le juge austère et vénéré de nos intentions et de nos travaux, M. Royer-Collard, considérait comme les moins imparfaits de nos ouvrages, les moins indignes de le rappeler, la Philosophie écossaise et la Philosophie de Kant, dans nos premiers cours, et cette Philosophie de Locke qui couronne les seconds.
La révolution de juillet a mis fin à nos leçons publiques, mais non pas à notre carrière de professeur. Nous l’avons poursuivie, de 1850 à 1840, dans les conférences que nous faisions à l’École normale, quand nous avions l’honneur de diriger cette grande école. Nous étions ramenés pour ainsi dire à notre berceau ; c’est là que nous avions commencé, c’est là que nous avons terminé notre enseignement. Ces sérieuses et intimes conférences comprennent et représentent l’âge mûr de notre vie et de notre pensée. On en peut voir des traces de plus en plus marquées dans les écrits que nous avons publiés depuis 1850. Mais leurs meilleurs fruits ont été ces excellents élèves devenus à leur tour des maîtres dignes de continuer leurs devanciers. C’est à eux, comme à leurs rivaux dans les luttes de l’agrégation et dans les concours académiques, qu’il appartient de défendre et d’honorer la philosophie sortie du sein de l’Université. Quand on est arrivé à l’âge du repos, on peut remettre avec confiance ses armes à une pareille milice.
Cæstus artemque repono.
Première leçon (17 avril 1828).
Idée de la philosophie.
Sujet de cette première leçon : Que la philosophie est un besoin spécial et un produit nécessaire de l’esprit humain. — Énumération des besoins fondamentaux de l’esprit humain, des idées qui président à l’exercice de son activité : 1º Idée de futile, sciences mathématiques et physiques, industrie, économie politique ; 2º Idée du juste, société civile, l’État ; 3º Idée du beau, l’Art. ; 4º Idée de Dieu, religion, culte ; 5º De la réflexion, comme fondement de la philosophie. — La philosophie, dernier développement de la pensée. — Son vrai caractère au dix-neuvième siècle.
Messieurs,
Je ne puis me défendre d’une émotion profonde en me retrouvant à cette chaire à laquelle m’appela, en 1815, le choix de mon illustre maître et ami, M. Royer-Collard. Les premiers coups et un pouvoir qui n’est plus m’en écartèrent ; je suis heureux et fier d’y reparaître aujourd’hui, au retour des espérances constitutionnelles de la France ; et, dans ma loyale reconnaissance, j’éprouve le besoin d’en remercier publiquement mon pays, le Roi et l’administration nouvelle.
Séparé du public depuis huit années, j’ai perdu l’habitude de porter la parole devant de pareilles assemblées. Accoutumé, dans ma retraite, à ces formes de la pensée qui peuvent bien nous servir à nous entendre avec nous-mêmes, mais non pas toujours à nous faire entendre des autres, j’ai bien peur de ne savoir plus trouver les paroles qui conviendraient à un nombreux auditoire, et de transporter à cette chaire les monologues d’un solitaire. Il y a quelques semaines, j’ignorais encore que je dusse paraître devant vous ; nulle préparation ne m’accompagne et ne me soutient. La prudence me conseillait de différer la reprise de ces leçons, et de travailler à les rendre, pour l’année prochaine, moins indignes de votre intérêt. Mais ce n’étaient là que des considérations personnelles, et j’ai cru bien faire de les mettre à mes pieds pour ne songer qu’à faire mon devoir ; et j’ai regardé comme un devoir, aussitôt que la parole m’était rendue, d’en faire usage, de renouer la chaîne interrompue des traditions de l’École normale, de reparaître sur le théâtre de mes premiers travaux12, d’y rallier ceux qui se souviennent encore de moi, et de venir ici, aux dépens de ma vanité et de ma personne, servir la cause de la philosophie. Au lieu de consulter mes forces, je me suis fié à mes intentions connues et à une ancienne indulgence. Je vous rapporte le même professeur, le même enseignement, les mêmes principes, le même zèle : puissé-je retrouver chez vous la même confiance !
Je me propose, l’année prochaine, de vous conduire en Grèce, et de vous faire connaître cette philosophie admirable à laquelle Platon a donné son nom, et qui rappelle à la fois tout ce qu’il y a de plus profond dans la pensée et de plus gracieux dans l’imagination. Mais un système philosophique, quel qu’il soit, peut-il être compris isolément ? Le connaît-on quand on ignore les conséquences, inconnues à l’auteur lui-même, qu’il portait dans son sein ? D’un autre côté, est-ce le connaître que de ne pas savoir d’où il vient ? Platon, par exemple, ne peut guère être compris sans ses successeurs, les néo-platoniciens ; et il ne peut l’être davantage sans ses devanciers, sans Socrate et sans Anaxagore. Si donc je veux vous faire comprendre un peu profondément la philosophie platonicienne, il faut que je la mette en rapport avec l’époque de l’histoire de la philosophie à laquelle elle appartient. Or ce qui est vrai d’un système l’est également des différentes époques de l’histoire de la philosophie. Pour en bien comprendre une seule, il faudrait les connaître à peu près toutes. Je regarde donc comme indispensable de vous présenter, pendant le court espace qui nous reste à parcourir d’ici aux vacances prochaines, pour servir d’introduction à l’exposition complète de la philosophie platonicienne avec ses antécédents et ses conséquents, une vue générale de l’histoire de la philosophie. Sans doute j’effleurerai tout, mais je toucherai à tout. Il faut d’abord tracer le cadre, sauf à achever plus tard le tableau. J’aurai d’ailleurs, dans ce plan, l’avantage de m’y déployer plus à mon aise. Tous les problèmes que peut se proposer la pensée humaine ayant été successivement soulevés par les différents siècles et par les différentes écoles, seront ainsi amenés à cette chaire. Là, sur les hauteurs de la science et de l’histoire, le public qui ne me connaît plus, et qui veut savoir avant tout où je compte le mener, verra plus à découvert mon but, mes desseins, et pour ainsi dire cette étoile philosophique qui doit nous servir de lumière et de guide dans la vaste carrière que nous avons à parcourir ensemble. Ainsi, pour l’an prochain, Platon et la Grèce ; pour cette année, l’humanité tout entière et l’histoire générale de la philosophie.
Mais, vous apercevez-vous que je raisonne dans une hypothèse que bien des personnes peut-être seront tentées de ne pas admettre ? La philosophie est-elle la fille légitime de l’humanité, ou n’est-elle qu’une suite de chimères écloses un jour dans les rêves de quelques hommes de génie, propagées et maintenues dans le monde par l’autorité de leur exemple ? Appartient-elle seulement à Platon et à Aristote, ou à l’esprit humain lui-même ? N’est-elle qu’un caprice et un luxe de la pensée, ou a-t-elle son fondement dans la nature qui nous est commune à tous, et par conséquent a-t-elle un rang dans l’ensemble des connaissances humaines, et son histoire est-elle une chose sérieuse ? C’est sur quoi il faut s’entendre avant tout. L’examen de cette question préliminaire fera donc le sujet spécial de cette leçon. Il faut d’abord que nous sachions si nous sommes amenés ici, vous par une curiosité vaine, moi par une simple habitude, ou si nous mettons nos efforts en commun, non pour tourmenter plus ou moins ingénieusement des chimères, mais pour satisfaire un besoin plus élevé, mais aussi réel que tous les autres, un besoin inhérent à la constitution même de l’humanité.
Aussitôt que l’homme a la conscience de lui-même, il se trouve dans un monde étranger, ennemi, dont les lois et les phénomènes semblent menacer sa propre existence. Pour se défendre, l’homme a l’intelligence et la liberté. Il ne se soutient, il ne vit, il ne respire deux minutes de suite qu’à la condition de prévoir, c’est-à-dire à la condition d’avoir connu ces lois et ces phénomènes qui briseraient sa frêle existence, s’il n’apprenait peu à peu à les observer, à mesurer leur portée et à calculer leur retour. Avec son intelligence, il prend connaissance de ce monde ; avec sa liberté, il le modifie, le change, le refait à son usage : il arrête les déserts, détourne les fleuves, aplanit les montagnes ; en un mot, dans la succession des siècles, il opère cette suite de prodiges dont nous sommes aujourd’hui peu frappés, dans la longue habitude de notre puissance et de ses effets. Le premier qui mesura l’espace qui l’environnait, compta les objets qui se présentaient à lui, observa leurs propriétés et leur action, celui-là a créé les sciences mathématiques et physiques. Celui qui dans le moindre degré sut mettre à profit et faire servir à son utilité, en les modifiant plus ou moins, les objets naturels qui auraient pu lui faire obstacle ou lui nuire, celui-là a créé l’industrie. Multipliez les siècles, fécondez ce faible germe par les travaux accumulés des générations, et vous aurez tout ce qui est aujourd’hui. Les sciences mathématiques et physiques sont une conquête de l’intelligence humaine sur les secrets de la nature : l’industrie est une conquête de la liberté sur les forces de cette même nature. Le monde, tel que l’homme le trouva, lui était étranger ; le monde, tel que l’ont fait les sciences mathématiques et physiques et à leur suite l’industrie, est un monde semblable à l’homme, refait par lui à son image. En effet, regardez autour de vous, vous apercevrez partout l’empreinte de l’intelligence et de la liberté humaine. La nature n’avait fait que des choses, c’est-à-dire des êtres sans valeur : l’homme, en leur imprimant la forme de sa personne, les a élevées à des simulacres de liberté et d’intelligence, et par là leur a communiqué une partie de la valeur qui réside en lui13. Le monde primitif n’est qu’une matière au travail de l’homme : c’est le travail qui donne à cette matière sa forme et son prix. La destinée de l’homme (j’entends dans ses rapports avec le monde) est de s’assimiler le plus possible la nature, d’y déposer et d’y faire briller sans cesse davantage la liberté et l’intelligence dont il est doué. L’industrie, je me plais à le répéter, est le triomphe de l’homme sur la nature qui tendait à l’envahir et à le détruire, et qui elle-même recule devant lui et se métamorphose entre ses mains ; ce n’est pas moins que la création d’un nouveau monde par l’homme. L’économie politique explique ces merveilles ; elle suit les progrès de l’industrie qui sont eux-mêmes attachés à ceux des sciences physiques.
J’espère qu’on ne m’accusera pas d’injustice envers les sciences physiques, envers l’industrie et l’économie politique. Je demande seulement s’il n’y a pas d’autres sciences que la physique, s’il n’y a pas d’autre pouvoir que celui de l’industrie et si l’économie politique épuise toute notre capacité intellectuelle. La physique, l’industrie et l’économie politique ont un seul et même objet ; l’utile. La question se change donc en celle-ci : l’utile est-il le seul besoin de notre nature, la seule idée à laquelle puissent se ramener toutes les idées qui sont dans l’intelligence, le seul côté par lequel l’homme considère toutes choses, le seul caractère qu’il y reconnaisse ? Non ; c’est un fait que, parmi toutes les actions humaines, il en est qui, outre leur caractère d’utiles ou de nuisibles, en présentent encore un autre, celui d’être justes ou injustes : nouveau caractère aussi réel, aussi certain que le premier, et bien autrement digne d’admiration.
L’idée du juste est une des gloires de la nature humaine. L’homme l’aperçoit d’abord, mais il ne l’aperçoit que comme un éclair dans la nuit profonde des passions primitives ; il la voit sans cesse violée et à tout moment effacée par le désordre des passions et des intérêts contraires. Ce qu’il a plu d’appeler l’état de nature n’est qu’un état de guerre, où règne le droit du plus fort, et où l’idée de la justice n’intervient guère que pour être foulée aux pieds par la passion. Mais enfin cette idée frappe aussi l’esprit de l’homme, et elle répond si bien à ce qu’il y a de plus intime en lui, que peu à peu ce lui devient un besoin impérieux de la réaliser : et tout comme auparavant il avait formé une nature nouvelle sur l’idée de l’utile, de même ici, à la place de la société primitive, où tout était confondu, il crée une société nouvelle sur une seule idée, celle de la justice. La justice constituée, c’est l’État. La mission de l’État est de faire respecter la justice par la force, d’après cette idée, inhérente à celle de la justice, que l’injustice doit être non seulement réprimée, mais punie14. L’État ne tient pas compte de l’infinie variété des éléments humains qui étaient aux prises dans la confusion et le chaos de la société naturelle ; il n’embrasse pas l’homme tout entier ; il ne le considère que par son rapport à l’idée du juste et de l’injuste, c’est-à-dire comme capable de commettre ou de recevoir une injustice, c’est-à-dire encore comme pouvant être entravé ou entraver les autres, soit par la fraude soit par la violence, dans l’exercice de l’activité volontaire et libre. De là, tous les devoirs et tous les droits légaux. Le seul droit légal est d’être respecté dans l’exercice paisible de la liberté ; le seul devoir légal, ou du moins le premier de tous, est de respecter la liberté des autres. La justice n’est que cela ; la justice, c’est le maintien de la liberté réciproque. L’État ne limite donc pas la liberté comme on le dit ; il la développe et l’assure. De plus, dans la société primitive, tous les hommes sont nécessairement inégaux, par leurs besoins, leurs sentiments, leurs facultés physiques, intellectuelles et morales ; mais devant l’État, qui ne considère les hommes que comme des personnes, comme des êtres libres, tous les hommes sont égaux, la liberté étant égale à elle-même, et formant le type unique, la seule mesure de l’égalité, qui hors de là n’est qu’une ressemblance, c’est-à-dire une diversité15. L’égalité est donc, avec la liberté, la base de l’ordre légal et de ce monde politique, création du génie de l’homme, plus merveilleuse encore que le monde actuel de l’industrie relativement au monde primitif de la nature.
L’intelligence humaine va encore au-delà. C’est un fait incontestable que, dans l’infinie variété des objets extérieurs et des actes humains, il en est qui ne nous apparaissent pas seulement comme utiles ou nuisibles, comme justes ou injustes, mais comme beaux ou laids. L’idée du beau16 est aussi inhérente à l’esprit humain que celle de l’utile et celle du juste. Interrogez-vous devant une mer vaste et tranquille, devant des montagnes aux contours harmonieux, devant la figure mâle ou gracieuse de l’homme ou de la femme, devant un trait de dévouement héroïque. Une fois frappé de l’idée du beau, l’homme s’en empare, la dégage, l’étend, l’épure dans sa pensée ; à l’aide de cette idée que lui ont suggérée les objets extérieurs, il examine de nouveau ces mêmes objets, et il les trouve, à une seconde vue, inférieurs, par quelque côté, à l’idée qu’ils lui avaient suggérée. Tout comme les forces bienfaisantes de la nature ne nous apparaissent d’abord que mêlées à des phénomènes effrayants ou désastreux qui les cachent à nos regards, et comme la justice et la vertu ne sont que des éclairs fugitifs dans le chaos de la société primitive ; de même, dans le monde des formes, la beauté ne se laisse apercevoir que d’une manière qui, en nous la montrant, la voile et quelquefois la défigure. Quel simulacre obscur, équivoque, incomplet, de l’idée de l’infini qu’une vaste mer, une haute montagne, c’est-à-dire un grand volume d’eau et un amas de pierres ! Le plus bel objet du monde a ses défauts ; la plus charmante figure a ses taches. Par combien de tristes détails ne tient-elle pas encore à la matière ! L’héroïsme lui-même, la plus grande et la plus pure de toutes les beautés, l’héroïsme, vu de près, a ses misères. Tout ce qui est réel est mélangé et imparfait. Toute beauté réelle, quelle qu’elle soit, pâlit devant l’idéal de beauté qu’elle nous révèle. Que fait donc l’homme ? Ce qu’il fait, messieurs ? Après avoir renouvelé la nature et la société primitive par l’industrie et les lois, il refait les objets qui lui avaient donné l’idée du beau sur cette idée même, et les refait plus beaux encore. Au lieu de s’arrêter à la contemplation stérile de l’idéal, il crée, pour cet idéal, un monde nouveau, destiné à le réfléchir dans toute sa pureté. La beauté de l’art est supérieure à la beauté naturelle de toute la supériorité de l’esprit de l’homme sur la nature. Le monde de l’art est tout aussi vrai, et du même genre de vérité, que le monde politique et le monde de l’industrie. Comme les deux autres, il est l’œuvre de l’intelligence et de la liberté de l’homme, travaillant, ici sur une nature rebelle et sur des passions effrénées, là sur des beautés grossières.
Imaginez un être qui eût assisté aux premiers jours de l’univers et de la vie humaine, qui eût vu la surface extérieure de la terre au sortir des mains de la nature, et qui reviendrait aujourd’hui, au milieu des prodiges de notre industrie, de nos institutions et de nos arts : ne lui semblerait-il pas dans son étonnement, et ne pouvant plus reconnaître l’ancienne demeure de l’homme, qu’une race supérieure a passé sur la terre et l’a métamorphosée ?
Eh bien ! ce monde ainsi métamorphosé par la puissance de l’homme, cette nature qu’il a refaite à son image, cette société qu’il a ordonnée sur la règle du juste, ces merveilles de l’art dont il a enchanté sa vie, ne suffisent point à l’homme. Tout puissant qu’il est, il conçoit une puissance supérieure à la sienne et à celle de la nature, une puissance qui sans doute ne se manifeste que par ses œuvres et qu’on ne contemple que dans ses œuvres, mais en lui attribuant l’infinie supériorité d’essence et l’absolue omnipotence. Enchaîné dans les limites du monde, l’homme ne voit rien qu’à travers ce monde et sous les formes de ce monde ; mais à travers ces formes, et sous ces formes mêmes, il suppose invinciblement quelque chose qui est pour lui la substance, la cause et le modèle de toutes les forces et de toutes les perfections qu’il aperçoit et dans lui-même et dans le monde. En un mot il conçoit Dieu. Un dieu sans monde serait pour l’homme comme s’il n’était pas ; un monde sans dieu est une énigme incompréhensible à sa pensée et pour son cœur un poids accablant.
L’intuition de Dieu, distinct en soi du monde, mais s’y manifestant, est la religion naturelle. La religion naturelle n’est point une chimère, mais elle ne nous suffit point, et comme l’homme ne s’était pas arrêté au monde de la nature, à la société primitive, à la beauté naturelle, il ne s’arrête pas non plus à la religion naturelle. Elle est l’instinct sublime de la pensée qui s’élance jusqu’à Dieu à travers le monde ; c’est un éclair merveilleux qui, dans la vie de l’homme naturel, illumine son âme, comme l’idée du beau, l’idée du juste, l’idée de l’utile ; mais, il faut le reconnaître, cet éclair est fugitif, et dans ce monde tout tend à obscurcir, à distraire, à égarer le sentiment religieux. L’homme fait donc ici ce qu’il a fait précédemment : il crée, à l’usage de l’idée nouvelle qui le domine, un autre monde que celui de la nature, un monde dans lequel, faisant abstraction de toute autre chose, il n’aperçoit plus que son caractère divin, c’est-à-dire son rapport à Dieu. Le monde de la religion, c’est le culte. En vérité, c’est un sentiment religieux bien impuissant que celui qui s’arrêterait à une vague contemplation. Il est de l’essence de tout ce qui est fort de se développer, de se réaliser. Le culte est donc le développement, la réalisation du sentiment religieux, non sa limitation. Le culte est à la religion naturelle ce que l’art est à la beauté naturelle, ce que l’État est à la société primitive, ce que le monde de l’industrie est à celui de la nature. Le triomphe du sentiment religieux est dans le culte17, comme le triomphe de l’idée du beau est dans l’art, comme celui de l’idée du juste est dans l’État. Le culte est infiniment supérieur au monde ordinaire, en ce que : 1º il n’a d’autre destination que celle de rappeler Dieu à l’homme, tandis que la nature extérieure, outre son rapport à Dieu, en a beaucoup d’autres qui distraient sans cesse la faible humanité de la vue de celui-là ; 2º parce qu’il est infiniment plus clair, comme représentation des choses divines ; 3º parce qu’il est permanent, tandis qu’à chaque instant, à nos mobiles regards, le caractère divin du monde s’affaiblit ou s’éclipse tout à fait. Le culte, par sa spécialité, par sa clarté, par sa permanence, rappelle l’homme à Dieu mille fois mieux que ne le fait le monde. C’est une victoire sur la vie vulgaire plus haute encore que celle de l’industrie, de l’État et de l’art.
Mais à quelle condition le culte rappelle-t-il efficacement l’homme à son auteur ? À la condition de lui présenter les rapports si obscurs en eux-mêmes du monde et de l’homme à Dieu sous des formes qui lui tiennent lieu du monde, c’est-à-dire sous des symboles qui parlent aux sens aussi bien qu’à l’âme. Parvenue là, sans doute l’humanité est arrivée bien haut : mais a-t-elle atteint sa borne infranchissable ? Dans toute époque de l’humanité, tous les rapports connus du monde et de l’homme à Dieu sont déposés dans les symboles de la religion de cette époque. Mais la pensée peut-elle s’arrêter à des symboles ? La foi s’attache aux symboles ; c’est sa grandeur, sa force, que d’y voir ce qui n’y est pas, ou du moins ce qui n’y est que d’une manière indirecte et détournée ; mais ce ne peut pas être là le dernier degré du développement de l’intelligence humaine. En présence du symbole, l’homme, après l’avoir adoré, éprouve le besoin de s’en rendre compte. Se rendre compte, messieurs, se rendre compte, c’est une parole bien grave que je prononce ! À quelle condition, en effet, se rend-on compte ? À cette condition de décomposer ce dont on veut se rendre compte, de le transformer en des conceptions que l’esprit examine ensuite, et sur la vérité ou la fausseté desquelles il prononce. La foi est l’œuvre de l’enthousiasme ; mais à l’enthousiasme succède la réflexion. Si l’enthousiasme et la foi ont pour langue naturelle la poésie et s’exhalent en hymnes, la réflexion a pour instrument la dialectique ; et nous voilà dans un tout autre monde que celui du symbole et du culte. Le jour où un homme a réfléchi, ce jour-là la philosophie a commencé. La philosophie n’est pas autre chose que la réflexion en grand, la réflexion avec le cortège des procédés qui lui sont propres, la réflexion élevée au rang et à l’autorité d’une méthode. La philosophie n’est guère, en effet, qu’une méthode ; il n’y a peut-être aucune vérité qui lui appartienne exclusivement, mais elles lui appartiennent toutes à ce titre quelle seule peut en rendre compte, leur imposer l’épreuve de l’examen et de l’analyse, et les convertir en idées.
Les idées sont la pensée sous sa forme essentielle. Les idées peuvent être vraies ou fausses ; on les rectifie : mais enfin elles ont cela de propre d’avoir un sens immédiat pour la pensée, et de n’avoir pas besoin, pour être comprises, d’autre chose que d’elles-mêmes. Dans certains cas, elles peuvent avoir besoin d’être présentées dans un certain ordre ; mais leurs combinaisons ne changent rien à leur nature : elles ont des degrés divers ; mais, à leur plus bas comme à leur plus haut degré, elles conservent toujours leur caractère, qui est d’être la forme adéquate de la pensée, c’est-à-dire la pensée se comprenant et se connaissant. Or, la pensée ne se comprend qu’avec elle-même, comme au fond elle ne comprend jamais qu’elle-même ; c’était elle encore qu’elle comprenait dans les différentes sphères que nous venons de parcourir ; mais elle se comprenait mal, parce qu’elle s’y apercevait sous une forme plus ou moins infidèle ; elle ne se comprend bien qu’en se prenant elle-même comme objet de sa pensée.
Arrivée là, elle est arrivée à sa limite ; car avec quoi se surpasserait-elle ? Elle ne peut donc franchir la borne que nous venons de poser, mais elle aspire à l’atteindre, elle aspire à se saisir, à s’étudier sous sa forme propre : tant qu’elle n’est pas parvenue jusque-là, son développement est incomplet. La philosophie est le complet développement de la pensée. Sans doute il y a de mauvaises comme de bonnes philosophies, comme il y a des cultes extravagants, comme il y a des ouvrages d’art et des États défectueux, comme il y a de mauvais systèmes industriels et de mauvais systèmes de physique. Mais la philosophie n’en est pas moins, aussi bien que la religion, l’art, l’État, l’industrie, un besoin spécial et réel de l’intelligence, un résultat nécessaire, non du génie de tel ou tel homme, mais du génie même de l’humanité. Que ceux que la philosophie blesse ne l’accusent pas ; qu’ils accusent l’humanité et celui qui l’a faite : mais plutôt félicitons-nous d’appartenir à une race privilégiée, si merveilleusement douée qu’en elle la pensée peut aller jusqu’à n’apercevoir plus qu’elle, son principe ou son analogue, partout et toujours.
Les idées, voilà les objets propres de la philosophie, voilà le monde du philosophe. La philosophie est le culte des idées ; elle est la dernière victoire de la pensée sur toute forme et tout élément étranger ; elle est le plus haut degré de la liberté de l’intelligence. L’industrie était déjà un affranchissement de la nature ; l’État, un affranchissement plus grand ; l’art, un nouveau progrès ; la religion, un progrès plus sublime encore : la philosophie est le dernier affranchissement, le dernier progrès de la pensée.
Cherchez en effet à déranger l’ordre dans lequel je vous ai successivement présenté les différentes sphères que nous avons parcourues : vous ne le pourrez pas. Sans l’industrie, sans une certaine sécurité du côté du monde extérieur, sans l’État, sans l’assujettissement des passions au joug des lois, tout exercice régulier de la pensée est absolument impossible. Il répugne aussi que la réflexion ait précédé l’enthousiasme, et que la philosophie ait devancé l’art. L’artiste ne doit pas avoir son secret ; il ne devient philosophe qu’en cessant d’être artiste. Il en est de même de la religion : dans ses saintes images, dans ses augustes enseignements elle contient toute vérité ; aucune ne lui manque, mais toutes y sont sous un demi-jour mystérieux. C’est par la foi que la religion s’attache à ses objets, c’est la foi qu’elle provoque, c’est à la foi qu’elle s’adresse, c’est ce mérite de la foi qu’elle veut obtenir de l’humanité ; et c’est en effet un mérite, c’est une vertu de l’humanité de pouvoir croire à ce qu’elle ne voit pas dans ce qu’elle voit. Mais l’analyse et la dialectique n’ont pu précéder les symboles. La forme rationnelle est nécessairement la dernière de toutes.
Cette forme est aussi la plus claire. Sans doute les idées sont obscures aux sens, à l’imagination et à l’âme : les sens ne voient que les objets extérieurs auxquels ils se prennent ; l’imagination a besoin de représentations, l’âme de sentiments. L’évidence est dans la raison seule. La philosophie est donc la lumière de toutes les lumières, l’autorité des autorités18. Ceux qui veulent imposera la philosophie et à la pensée une autorité étrangère, ne songent pas que de deux choses l’une : ou la pensée ne comprend pas cette autorité, et alors cette autorité est pour elle comme si elle n’était pas ; ou elle la comprend, elle s’en fait une idée, l’accepte à ce titre, et alors c’est elle-même quelle prend pour mesure, pour règle, pour autorité dernière.
Après avoir ainsi proclamé l’excellence de la philosophie, hâtons-nous d’ajouter qu’elle est essentiellement amie de l’harmonie et de la paix. En effet, la philosophie est l’intelligence et l’explication de toutes choses. La philosophie ne combat pas l’industrie ; elle y applaudit ; seulement elle la rapporte à des principes qui dominent ceux que l’industrie et l’économie politique avouent. La philosophie honore l’étude de la jurisprudence, mais elle l’élève et fait l’esprit des lois. La philosophie ne coupe point à l’art ses ailes divines, mais elle le suit dans son vol, mesure sa portée et lui rappelle son but sublime. Sœur de la religion, elle puise dans un commerce intime avec elle des inspirations puissantes, elle met à profit ses grands enseignements ; elle voudrait l’entourer du respect universel ; loin de la combattre, au besoin elle la défendrait ; mais en même temps elle demeure la philosophie ; elle s’efforce de comprendre la religion, elle convertit les saintes vérités qui lui sont offertes dans sa propre substance, dans sa propre forme ; elle ne détruit pas la foi, elle l’éclaire et la féconde, et l’élève doucement du demi-jour du symbole à la grande lumière de la pensée pure19.
Tous les besoins que nous avons passés en revue sont également spéciaux, également certains, également nécessaires, et ils forment, réunis, un ensemble qui est en quelque sorte l’âme entière de ¡l’humanité. Mais c’est la force même de chacun de ces besoins de tendre à se réaliser séparément, et ils le font. Ordinairement, trop ordinairement, la philosophie, la religion, l’État, sont aux prises, et se disputent une domination contraire à la nature des choses. Nous ne renouvellerons point ces tristes querelles ; nous espérons que de cette chaire ne descendront jamais des paroles ennemies de quoi que ce soit de beau et de bon. Il est temps que la philosophie, au lieu de former un parti dans l’espèce humaine, s’élève au-dessus de tous les partis : tel sera l’esprit de cet enseignement ; c’est là le caractère nouveau que la philosophie française doit recevoir des mains de la civilisation du dix-neuvième siècle.
Jeunes gens, qui vous proposent de fréquenter ces leçons, aimez encore, aimez toujours tout ce qui est bon, tout ce qui est beau, tout ce qui est honnête. La philosophie, en s’y ajoutant, y mettra sa forme : elle ne détruira rien. Suivez avec intérêt le mouvement des sciences physiques et de l’industrie, qui va chaque jour s’accroissant ; donnez-vous-y le spectacle instructif de la liberté et de l’intelligence humaine marchant à la conquête et à la domination du monde sensible. Étudiez les lois admirables de notre grande patrie. Puisez à la source des arts et des lettres l’enthousiasme de tout ce qui est beau. Nourris dans le sein du christianisme, préparés par ses nobles enseignements, en arrivant au faîte de vos études, vous trouverez dans la vraie philosophie, avec l’intelligence et l’explication de toutes choses, une paix suprême et inaltérable. Ne rien exclure, tout comprendre, encore une fois c’est là le trait de notre temps : que ce soit aussi le caractère honorable de la jeunesse française ! Je tâcherai de ne lui pas être un maître infidèle.
Deuxième leçon.
Perpétuité de la philosophie.
Sujet de cette leçon : Vérification par l’histoire des résultats obtenus par la psychologie. — La philosophie a-t-elle eu une existence historique, et quelle a été cette existence ? — 1º Orient : naissance de la philosophie. 2º Grèce et Rome : développement de la philosophie, Socrate. 3º Moyen âge : Scolastique. 4º Philosophie moderne : Descartes. 5º État actuel de la philosophie. Vues sur l’avenir. — Conclusion : Que la philosophie n’a manqué à aucune époque de l’humanité ; que son rôle s’est toujours agrandi, et qu’elle tend à devenir sans cesse une portion plus considérable de l’histoire.
Dans la dernière leçon, nous avons essayé d’absoudre la philosophie : nous avons montré que la philosophie n’est pas le rêve de quelques hommes, mais le développement nécessaire d’un besoin fondamental de la nature humaine. Nous avons passé en revue toutes les idées générales qui gouvernent l’humanité, l’idée de l’utile, l’idée du juste, l’idée du beau, l’idée du saint ; et par-delà nous avons trouvé encore l’idée du vrai en soi, à son degré le plus élevé, sous sa forme la plus pure, celle que la pensée, dans son vol le plus libre, ne peut pas dépasser, parce que cette forme est précisément la forme essentielle et adéquate de la pensée. Nous avons fait voir : 1º que ces diverses idées sont des faits qui nous sont attestés par l’autorité de la conscience, et qui par conséquent peuvent être regardés comme des éléments réels de la nature humaine ; 2º qu’il n’y a pas d’autres éléments, et que ceux-là épuisent la capacité de la nature humaine ; 3º qu’il n’y en a pas moins, c’est-à-dire qu’ils sont simples, indécomposables, irréductibles les uns aux autres ; 4º que s’ils ne sont pas contemporains les uns des autres, une fois formés ils demeurent ensemble sans pouvoir se détruire, et constituent le fond éternel de l’humanité ; 5º que dans l’ordre de leur développement l’élément philosophique vient nécessairement le dernier ; 6º que s’il est le dernier dans le temps il est en retour le plus excellent, parce que sous son obscurité apparente il cache toute vraie lumière, parce que, tout spécial qu’il est, il s’étend à tous les autres, et qu’en les embrassant il les explique, sans pouvoir être expliqué par aucun d’eux, sans pouvoir être expliqué par autre chose que par lui-même.
Tels sont les résultats qu’un examen rapide de la nature humaine nous a donnés. Pour obtenir ces résultats, qu’avons-nous fait ? Nous avons observé, décrit, compté les faits réels que nous avons trouvés dans l’âme, sans en omettre ni en supposer aucun ; puis, nous avons observé leurs rapports, leurs rapports de ressemblance et de dissemblance ; enfin, nous les avons classés à l’aide de ces rapports. C’est là l’analyse appliquée à l’âme, c’est-à-dire d’un seul mot, l’analyse psychologique. Les résultats que nous lui devons ne peuvent pas être contestés ; mais ont-ils toute l’évidence désirable ? La méthode psychologique a déjà et elle prendra chaque jour davantage un rang élevé et dominant dans la science ; mais à cette méthode n’est-il pas possible d’en joindre une autre, non pas plus certaine, mais plus lumineuse ?
L’analyse psychologique est l’observation attentive des faits qui constituent en chacun de nous la nature humaine. Ces faits sont compliqués, fugitifs, obscurs, presque insaisissables par leur intimité même ; la réflexion qui s’y applique est un instrument d’une délicatesse extrême qui demande une main sûre et très exercée. Mais si la nature humaine se manifeste dans l’individu, elle est aussi tout entière et se manifeste dans l’espèce. Il n’y a et il ne peut y avoir dans l’espèce que les mêmes éléments qui sont dans l’individu, avec cette différence qu’ils y sont développés sur une plus grande échelle, et que par conséquent ils y sont plus visibles. Le développement de l’espèce humaine dans l’espace et le temps, c’est l’histoire. Je dis le développement, car il n’y a point d’histoire de ce qui ne se développe point. Et quelle est l’idée impliquée dans celle de développement ? l’idée de progrès. Toute histoire suppose donc un développement, un progrès. Qu’est-ce maintenant que le développement progressif de l’espèce humaine dans l’histoire ? la civilisation. Autant il y a d’éléments dans la nature humaine et dans l’individu, autant il y en a dans l’espèce, autant l’histoire et la civilisation en développent. Il répugne (et on l’a dit ici20 beaucoup mieux que je ne puis le redire), il répugne que l’on caractérise la civilisation par tel ou tel un point de vue particulier, quel qu’il soit, c’est vouloir que la civilisation ne réfléchisse pas l’humanité tout entière. L’unité de la civilisation est dans l’unité de la nature humaine ; ses variétés, dans la variété des éléments de l’humanité. Tout ce qui est dans la nature humaine passe dans le mouvement de la civilisation, du moins tout ce qui est fondamental ; car le temps emporte et dissipe tout ce qui n’est pas essentiel : il n’appartient qu’à ce qui est nécessaire de subsister, de laisser de soi une longue mémoire, et l’histoire à son tour ne s’occupe que de ce qui dure, de ce qui en durant s’organise, se développe, et arrive à une existence historique. Ainsi, comme la nature humaine est la matière de l’histoire, l’histoire est pour ainsi dire le juge de la nature humaine, et l’analyse historique est la contre-épreuve de l’analyse psychologique. Par exemple, si par l’analyse psychologique vous aviez trouvé un élément humain dans la conscience individuelle que vous ne retrouviez pas dans l’histoire, c’est-à-dire qui n’eût pas été développé par l’espèce entière pendant deux, trois, quatre mille ans, je vous conseillerais fort de douter de la réalité de cet élément : ou si vous trouviez dans l’histoire un élément que ne vous eût pas donné l’analyse psychologique, je vous conseillerais de recommencer cette analyse. En un mot, l’histoire est la représentation en grand de la nature humaine, et ce qui s’aperçoit à peine dans la conscience reluit dans l’histoire en caractères éclatants.
Après avoir interrogé l’une, je viens interroger l’autre.
J’ai montré d’abord que la philosophie a une existence réelle et incontestable dans la conscience : je viens aujourd’hui rechercher si la philosophie a eu une existence historique ; car, si la philosophie n’a pas encore été depuis trois ou quatre mille ans, elle court grand risque de n’être jamais. Mais si nous trouvons que dans l’histoire la philosophie a toujours eu son existence comme tous les autres éléments de la nature humaine ; si elle s’y développe exactement de la même manière que dans la conscience, si elle y soutient avec les autres éléments de la civilisation le même rapport que nous l’avons vue soutenir avec les autres éléments de la conscience, alors nous serons certains que nous n’agitons pas des chimères, et nous nous sentirons dans toutes nos démarches sur un terrain ferme et solide.
Voyons donc si jusqu’ici la philosophie a eu une existence historique, et quelle a été cette existence.
Vous n’attendez▶ pas que je vous fasse ici un tableau de la civilisation ; je veux savoir seulement si, dans un coin de ce tableau, je ne trouverai pas la philosophie : je ne considère la civilisation que par ce côté. Mais par où commencer ? Je me permettrai de commencer l’histoire par l’histoire. Ordinairement on commence l’histoire par des hypothèses : on imagine des états du monde dont il ne subsiste point de monuments, et c’est dans ces ténèbres antérieures à toute histoire qu’on cherche la lumière qui doit éclairer l’histoire réelle de la civilisation. Nous ferons tout autrement : nous partirons de ce qui est pour aller à ce qui était auparavant, et remonter à ce qui fut d’abord et au-delà de quoi on ne rencontre pas de monuments auxquels la critique puisse se prendre. Ainsi, l’histoire moderne a ses racines bien connues dans le monde romain et grec : et avant le monde grec et romain, il est certain qu’il y avait un monde encore qu’a traversé l’humanité avant d’arriver à la Grèce et à Rome. On est ainsi conduit sur les côtes de l’Égypte, dans les plaines de la Perse et sur les hauteurs de l’Asie. Les témoignages portent jusque-là : portent-ils au-delà ? et qui de nous a des mémoires secrets sur ce qui fut avant l’Orient ? C’est donc par là qu’il faut débuter. Eh bien, y a-t-il eu ou n’y a-t-il pas eu de philosophie dans l’Orient ?
Le monde oriental est vaste ; il renferme bien des parties différentes qu’il ne faut pas confondre ; mais enfin toutes ces diversités ont leur harmonie, et l’Orient, pris en masse, a son caractère propre. Tous les éléments de la nature humaine sont dans l’Orient, mais ils y sont indistincts, enveloppés les uns dans les autres. L’état d’enveloppement de toutes les parties de la nature humaine, tel est le caractère de l’Orient. C’est celui de l’enfance de l’individu : c’est aussi celui de l’enfance de l’espèce humaine. En effet, ni l’industrie ni l’art n’ont manqué à l’Orient. Rappelez-vous ici Babylone et Persépolis : là non seulement les pyramides, mais les temples de l’Égypte ; enfin, les monuments gigantesques de l’Inde. Les lois n’ont pas alors manqué davantage ; elles ont si peu manqué à l’espèce humaine dans l’Orient, que sous leur empire l’espèce humaine a fort peu remué. L’idée de la religion est comme l’idée même de l’Orient : art, industrie, tout s’est formé autour de la religion, pour la religion, par la religion, et l’État y est une théocratie avouée.
Dans un monde tel que celui-là, quelle existence pouvait avoir la philosophie ? Elle devait subir la condition commune, être enveloppée dans les autres éléments que nous avons signalés, et particulièrement dans celui de ces éléments qui dominait tous les autres, l’élément religieux.
Il ne semble pas que dans l’Égypte et dans la Perse la philosophie ait jamais eu d’existence indépendante. Ces deux grandes contrées ont laissé plus de monuments figurés que de monuments écrits, témoignage certain, mesure infaillible du vrai degré de civilisation auquel elles étaient arrivées.
Mais dans l’Inde, déjà, plus d’indépendance se manifeste. Cependant, toute la philosophie21 indienne ne paraît guère qu’une interprétation plus ou moins libre des livres religieux de l’Inde. Il est reconnu aujourd’hui que tous les systèmes philosophiques indiens se divisent en deux grandes classes, les systèmes orthodoxes et les systèmes hétérodoxes ; au faîte de toutes choses étaient toujours les Védas, et l’esprit humain n’avait guère d’autre ambition que celle de les entendre plus ou moins profondément. Plus tard sans doute, après la réforme bouddhique, et particulièrement en Chine, la philosophie s’est détachée bien davantage de la religion. La Chine semble comme un monde à part dans l’Orient. Mais comme les monuments bouddhiques, indiens et chinois, sont encore peu connus en Europe, ou que du moins ils ne sont pas dans la circulation des profanes et des philosophes, en attendant que M. Abel Rémusat22 ait publié son grand ouvrage de l’histoire de la religion et de la philosophie de Bouddha, nous sommes forcés de nous en tenir aux données qui sont dans nos mains ; et ces données, scrupuleusement examinées, présentent en général un caractère symbolique et religieux sous lequel paraît un commencement de philosophie.
Si dans le monde oriental la condition de l’existence de tous les éléments de la nature humaine était leur enveloppement, la philosophie devait être soumise à cette même condition ; et en même temps comme là aussi était la nature humaine tout entière, et comme la philosophie a sa place dans la nature humaine, elle l’a eue aussi dans l’Orient : seulement cette place a été ce qu’elle devait être, grande en apparence, en réalité assez petite. Voilà pourquoi on peut porter sur l’Orient deux jugements contraires. L’homme habitué à l’analyse moderne, en jetant les yeux sur les monuments figurés ou même écrits qui nous restent de l’Orient, frappé de ce caractère symbolique qui éclate partout et que nous n’avons pas encore bien déchiffré, n’y comprenant pas grand-chose, est tenté de regarder tout cet appareil symbolique comme le produit d’une imagination démesurée et extravagante, et on accuse d’abord ce vieil Orient de n’être qu’un amas de superstitions absurdes. On ne songe pas que dans l’Orient il y avait aussi des hommes, et que toutes les fois qu’on fait ainsi le procès à une civilisation qui a duré longtemps et qui dure encore, on fait le procès à une grande partie et à un long âge de l’espèce humaine. D’un autre côté, quand on lit avec attention les ouvrages poétiques et philosophiques de l’Inde, qui commencent à se répandre en Europe, on y découvre tant de vérités, des vérités si profondes, et qui font un tel contraste avec la mesquinerie des résultats auxquels s’est quelquefois arrêté le génie européen, qu’on est tenté de se mettre à genoux devant celui de l’Orient, et de voir dans ce berceau du genre humain la patrie de la plus haute philosophie. C’est encore une erreur : autre chose est la vérité, autre chose est la philosophie ; c’est dans cette distinction qu’est toute vraie intelligence de l’âme humaine et de l’histoire. Non seulement aucune époque de l’humanité, mais pas même un seul individu, le premier pas plus que le dernier, n’a été déshérité de la vérité. En effet, si vous supposez que le dernier seul l’a possédée, vous élevez un problème terrible. Que ferez-vous du premier ? tuez-le ou mettez-le en rapport avec son espèce. Pourquoi n’aurait-il pas connu la même vérité que les dernières générations ont découverte ? Est-ce sa faute s’il est venu le premier ? Pourquoi donc la vérité (et par vérité j’entends les vérités les plus essentielles à la vie morale), pourquoi, dis-je, ces vérités nécessaires lui auraient-elles manqué ? Non, elles ne lui ont pas manqué : le premier homme les a possédées tout aussi bien que le dernier venu dans l’espèce humaine, mais il ne les a pas possédées de la même manière. Il n’y a point de privilège, il n’y a point de castes dans l’espèce humaine, l’homme est égal à l’homme, et la seule différence qui existe et qui puisse exister d’homme à homme est la différence du plus au moins, la différence de la forme de la connaissance. Un pâtre en sait autant que Leibnitz sur lui-même, sur le monde et sur Dieu, et sur leur rapport ; mais il n’a pas le secret de son savoir ; il ne s’en rend pas compte, il ne le possède pas sous cette forme supérieure de la pensée qu’on appelle la philosophie. Il en est de même de l’Orient. Quoique la philosophie indépendante ne lui ait pas entièrement manqué, cependant on peut dire qu’il n’a point été donné à la première époque de la civilisation de posséder la vérité sous cette forme libre et philosophique qui était réservée à la seconde.
Dans l’Orient, nous l’avons dit, la philosophie existe comme tous les autres éléments de l’humanité, mais sous la condition de l’enveloppement, quoique avec des symptômes graves et des commencements de séparation. Le temps fait un pas. La civilisation descend du centre de l’Asie à travers les plaines de l’Asie Mineure, dans cet admirable bassin de la Méditerranée, et sur les côtes de la Grèce. La Méditerranée et la Grèce sont l’empire de la liberté et du mouvement, comme le haut plateau du monde indochinois est l’empire de l’immobilité et du despotisme23. Je dis de l’immobilité et du despotisme, et sans colère. Il fallait bien que le berceau du monde fût ferme et fixe, pour pouvoir porter tous les développements de la civilisation humaine. Fille d’un progrès, la Grèce est elle-même nécessairement progressive ; avec elle commence la liberté en tout genre. En Grèce, les divers éléments de la nature humaine se rencontrent comme dans l’Orient ; ils y sont, mais sous une nouvelle condition, sous la condition du caractère général de l’esprit grec, qui est le mouvement. Tout se développe donc, et par conséquent tout tend à se séparer de plus en plus sur ce théâtre du mouvement et de la vie ; l’industrie, l’État, l’art, la religion, sans pouvoir jamais se passer les uns des autres, y marchent à l’indépendance.
Prenez l’État, les lois, par exemple ; que ceux de vous qui se livrent à l’étude de la jurisprudence comparent les lois de Manou, telles qu’un savant anglais24 nous les a fait connaître, avec les lois de la Grèce et de Rome. Ce sont deux mondes qui ne semblent avoir rien de commun. Dans les lois de Manou rien n’est progressif, parce que tout est fondé sur la religion et qu’il répugne que la religion d’une époque soit progressive : elle n’avancerait qu’à la condition de se détruire. Les lois romaines, qui se sont perpétuellement modifiées, devaient avoir, pour se modifier ainsi, un caractère religieux bien moins fort, quoique ce caractère ne leur manquât pas, surtout dans leur origine. Quant aux arts, qui de vous ne connaît le contraste des arts de la Grèce et de ceux de l’Orient ? L’Orient a peu ou point de peinture : les représentations légères ou grossières que nous trouvons sur les monuments qui sont arrivés jusqu’ici montrent la peinture en son enfance ; assez peu de sculpture, beaucoup plus d’architecture : c’est-à-dire que l’art de l’Orient représente ce qui est fixe et impersonnel, tandis que l’art de la Grèce, qui, avec une si belle architecture, possède la plus admirable sculpture, et déjà une portion assez considérable de peinture, représente surtout la vie, et ce qui en est le type le plus parfait, la personne humaine. Comme la religion de la Grèce est plus anthropomorphique que celle de l’Inde, de même l’art de la Grèce est plus humain ; et, disons-le en passant, c’est un grand pas que l’anthropomorphisme25. L’anthropomorphisme est supérieur aux religions de la nature de toute la supériorité de l’homme sur la nature ; et le passage du symbolisme naturel au symbolisme anthropomorphique est un progrès d’une portée immense.
La philosophie suivit et dut suivre nécessairement, en Grèce, la même marche que tous les autres éléments de la civilisation. Puisqu’il y avait plus de liberté dans le jeu des autres éléments, il dut y avoir dans la philosophie une liberté beaucoup plus grande : c’est aussi ce que nous voyons26.
Les racines de la Grèce et de Rome sont orientales : langue, écriture, alphabet, procédés industriels, arts mécaniques, formes primitives de gouvernement, caractères primitifs de l’art, culte primitif, tout cela est oriental ; c’est sur cette base étrangère que s’est développé l’esprit grec ; c’est de là qu’il est parti pour arriver à cette forme originale et admirable qu’on appelle la forme grecque par excellence. Il en a été de même de la philosophie. Ses premières inspirations, plus tard même peut-être quelques communications heureuses, lui sont venues de l’Orient, mais son développement est tout à fait grec. La philosophie, en Grèce tout comme en Orient, a commencé par se confondre avec la religion ; ensuite elle a passé du culte dans les mystères. Les mystères ont été dans leur origine une conquête de l’esprit libéral. En effet, dans les mystères étaient déjà des explications sans doute grossières et bien éloignées de ce que furent depuis les explications philosophiques, mais enfin c’étaient des tentatives d’explication : on cherchait à s’y rendre un certain compte des représentations visibles du culte. C’est des mystères, vous ne le croiriez pas, qu’est sortie la philosophie. Peu à peu, après bien des tâtonnements et des essais plus ou moins heureux sur divers points de la Grèce, surtout dans ses colonies, elle arrive et s’établit dans la capitale même de la Grèce, à Athènes ; c’est là qu’au sein de lumières toujours croissantes et dans le progrès rapide de l’esprit grec, elle rejette toute forme symbolique, et revêt enfin celle qui lui est propre.
Nous savons aujourd’hui, d’une manière certaine, quel est le jour, le mois, l’année où s’accomplit ce grand événement. Le jour et le mois m’échappent en ce moment ; mais, enfin, c’est la troisième année de la 77e olympiade, c’est-à-dire 470 ans avant notre ère, que naquit Socrate.
Socrate est un personnage éminemment historique. Il représente une idée, et la plus élevée de toutes, l’idée de la philosophie, c’est-à-dire celle de la réflexion en soi : non pas seulement de la réflexion appliquée à tel ou à tel objet en particulier, mais à tous ; non pas de la réflexion aboutissant et s’arrêtant à tel ou à tel système, mais se développant librement et dominant tous ses résultats systématiques. Il n’y a pas de système socratique, mais il y a un esprit socratique. Que faisait donc Socrate ? Sans être sceptique le moins du monde, il doutait et il apprenait à douter. Il s’adressait à l’industriel, au légiste, à l’artiste, au ministre du culte, surtout aux beaux esprits et aux savants du temps qu’on appelait les sophistes, et il leur demandait compte de leurs pensées. Il secouait l’esprit et le fécondait par l’examen ; il ne demandait guère aux autres que de s’entendre avec eux-mêmes et de se faire entendre de lui. S’entendre, se rendre compte, bien savoir ce qu’on dit et ce qu’on pense, voilà quel était le but de Socrate : but négatif, au moins en apparence ; mais si ce n’était pas là la fin de la philosophie, c’en était le commencement. Aussi qu’est-il arrivé ? Socrate a produit, non pas un système, je le répète, mais un mouvement immense, un mouvement de réflexion ; et comme la réflexion va bien ou mal sans cesser d’être ce qu’elle est, comme elle aboutit à de mauvais comme à de bons résultats, c’est là l’explication de ce singulier phénomène que dans l’école socratique se soient trouvés Aristippe comme Platon, et qu’ils se soient également donnés pour des enfants légitimes de Socrate. Ils avaient en effet cette fraternité qu’ils réfléchissaient, qu’ils faisaient un libre usage de leur pensée, qu’ils tâchaient de s’entendre avec eux-mêmes. Or, ils s’entendaient avec eux-mêmes à leur manière, c’est-à-dire très différemment ; et cela d’abord était inévitable, ensuite c’était un bien, c’était un développement plus riche de la seule vraie unité philosophique, celle de la libre réflexion.
Dix siècles ont été nécessaires pour épuiser le mouvement imprimé à l’esprit humain par Socrate ; c’est la gloire de ce grand homme d’avoir donné son nom, non pas à tel ou à tel moment, mais à la totalité de cet immense mouvement, et d’avoir ôté, quant à la forme, aussi bien le père des derniers philosophes grecs que de ceux qui sortaient immédiatement de ses mains. La philosophie de Socrate a eu bien des vicissitudes. Après être sortie violemment, comme cela se passe ordinairement, du sein du culte établi, elle y rentra sous les auspices d’hommes qui en savaient plus long que Socrate, et qui en se mettant, jusqu’à un certain point et dans une certaine mesure, en bon accord avec la religion de leur temps, savaient parfaitement ce qu’ils faisaient. Et ils n’étaient pas pour cela moins philosophes. Pourquoi ? c’est, comme je viens de le dire, qu’ils savaient ce qu’ils faisaient, c’est que ce qu’ils faisaient ils le voulaient faire, et que c’était leur réflexion même, c’est-à-dire l’idée philosophique, qui les conduisait là où ils consentaient à aller. Ainsi l’école platonicienne s’est arrangée avec le symbolisme païen, qui avait mis à mort Socrate. Ceux qui défendirent le paganisme expirant, et combattirent avec Julien, étaient les disciples et les successeurs de ces mêmes hommes formés à l’école de Socrate, et qui, après avoir perdu leur maître par la grande catastrophe que vous connaissez, eurent eux-mêmes beaucoup de peine à se tirer d’affaire. Ce que les uns avaient rejeté par la réflexion, les autres l’admirent par la réflexion encore : là est l’unité de la philosophie grecque depuis l’an 470 avant notre ère jusqu’à l’an 529 après notre ère, où sous le consulat de Décius, par l’ordre de Justinien, fut fermée la dernière école philosophique dans cette même Athènes qui avait servi de berceau et de théâtre à Socrate, à Platon, à Aristote.
Passons à l’histoire moderne. Le monde grec et romain a brillé à peu près treize à quatorze siècles avant de s’éclipser à jamais. C’est une existence bien plus courte que celle de l’Orient ; et il en devait être ainsi. L’époque du monde qui représente l’immobilité doit rester longtemps immobile. L’époque du monde qui représente le mouvement doit avoir moins de durée et plus de vie. L’époque grecque et romaine a donc été moins longue que l’époque orientale. Qui sait combien durera la nôtre ? Nous sommes d’hier. La civilisation moderne est jeune, et la philosophie moderne encore plus. Si cette idée ne flatte pas la présomption, elle est très favorable à l’espérance ; car tout ce qu’on n’a pas derrière soi, on l’a devant soi, et il vaut mieux avoir de l’avenir que du passé.
Il y a deux époques dans l’histoire moderne, celle de sa formation et celle de son développement. Le moyen âge n’est pas autre chose que la formation pénible, lente et sanglante de la civilisation moderne. Dans le moyen âge, comme dans la Grèce, comme dans l’Orient, étaient et ne pouvaient pas ne pas être tous les éléments de la nature humaine ; car le moyen âge appartient à l’humanité comme la Grèce et l’Orient. Tous les éléments humains y étaient donc, mais confondus dans l’élément dominant du moyen âge ; car dans toute époque il y a et il doit toujours y avoir un élément dominant, qui n’exclut pas les autres, mais les enveloppe. L’élément dominant du moyen âge est l’Église. L’Église a mis près de dix siècles à donner une base solide à notre civilisation. Nous lui devons ce que nous sommes. Elle a commencé l’industrie, elle a formé l’État, elle l’a fait à son image, elle a fait l’art, elle a fait aussi la philosophie ; je veux dire cette philosophie fameuse, quoique bien mal connue, qu’on appelle la scolastique. Comme la philosophie orientale a pour fondement les Védas, et comme la philosophie grecque est sortie des mystères, de même la philosophie du moyen âge est fondée sur la Bible et les Pères et sur les décisions souveraines de l’Église ; et encore, comme l’unité du moyen âge est dans la domination de l’Église, ainsi l’unité de la scolastique vient de sa dépendance avouée de cette grande et sainte autorité. Cependant l’esprit humain avec son indomptable énergie était dans le moyen âge ; et quoiqu’il fût alors sous la forme religieuse la plus parfaite, il ne pouvait pas, en vertu de sa nature, ne pas chercher à se rendre compte de ce qu’il adorait. De là, peu à peu, un enseignement religieux plus méthodique et plus régulier dans les cloîtres ; puis les universités, enfin mille systèmes. Vous seriez bien étonnés si vous saviez avec quelle liberté au moins apparente on a raisonné dans le moyen âge. Vous connaissez les querelles des nominalistes, des réalistes et des conceptualistes. Les sectes de la scolastique sont tout aussi nombreuses que les sectes grecques et que les sectes indiennes. De plus, il y a beaucoup de vérité dans la scolastique ; et de même qu’aujourd’hui, après avoir, dans le premier moment d’émancipation, accusé et blasphémé le moyen âge, on se met à l’étudier avec ardeur, avec passion même ; de même, après avoir dit beaucoup de mal de la scolastique, il ne serait pas impossible, ◀attendu▶ qu’on va toujours d’un extrême à l’autre et qu’il est à peu près inévitable qu’il en soit ainsi, il est probable qu’aujourd’hui si on regardait du côté de la scolastique, on serait si surpris de la trouver très ingénieuse, qu’on pourrait bien passer du dédain à l’admiration. Pour moi qui fais profession de croire que toute vérité est dans le christianisme, je suis un ami déclaré de la scolastique27. Mais ce n’est pas moi, c’est la nature humaine qui le dit : La pensée, qui s’exerce dans un cercle qu’elle n’a point tracé elle-même et qu’elle n’ose pas franchir, peut être en possession de la vérité ; mais il lui reste à conquérir cette liberté absolue qui caractérise la philosophie proprement dite.
Comme nous savons le jour, le mois, l’année où la philosophie grecque a paru dans le monde, ainsi nous connaissons, avec la même certitude et avec beaucoup plus de précision encore les moindres détails de la naissance de la philosophie moderne. Savez-vous combien il y a de temps qu’elle est née ? Vous allez ici prendre sur le fait la jeunesse de l’esprit philosophique qui règne aujourd’hui dans l’Europe. Le grand-père d’un de vos pères aurait pu voir celui qui a créé la philosophie moderne. Quel est le nom, quelle est la patrie de ce nouveau Socrate ? Infailliblement il devait appartenir à la nation la plus avancée. Il a dû écrire, non plus dans le latin un peu mort qu’employait l’Église au moyen âge, mais dans le langage vivant, destiné aux générations nouvelles, dans cette langue appelée peut-être à décomposer un jour toutes les autres, et qui déjà est acceptée, d’un bout de l’Europe à l’autre, comme la langue de la diplomatie et des affaires. Cet homme est un Français, c’est Descartes. Son premier ouvrage écrit en français est de 1657. C’est donc de 1657 que date la philosophie moderne !
Je vous ai dit que Socrate n’avait point eu de système ; oserais-je dire qu’il importe assez peu28 que Descartes en ait eu un ? Socrate, c’était la réflexion libre ; Descartes, c’est encore la réflexion libre élevée à la hauteur de la méthode la plus sévère. Descartes commence par douter de tout, de l’existence de Dieu, de celle du monde, même de la sienne ; il ne s’arrête qu’à ce dont il ne peut douter sans cesser même de douter, à ce qui doute en lui, à la pensée. Entre la réflexion de Socrate et la méthode de Descartes il y a un intervalle de deux mille ans. Comme la dialectique grecque est bien autrement sincère, sérieuse et profonde que celle de l’Inde, de même la méthode de Descartes est supérieure aux procédés de l’esprit antique de toute la supériorité de notre civilisation sur celle de la Grèce. Encore une fois, Descartes a sans doute un système ; mais sa gloire principale, comme celle de Socrate, est d’avoir mis dans le monde moderne l’esprit philosophique, qui a produit et produira mille et mille systèmes. De la méthode, tel est le titre si simple aujourd’hui, mais prodigieux alors, sous lequel Descartes présenta au monde ses pensées29.
C’était un gentilhomme breton, ayant au plus haut degré nos défauts et nos qualités ; net, ferme, résolu, assez téméraire, pensant dans son cabinet avec la même intrépidité qu’il se battait sous les murs de Prague et de La Rochelle. Il avait fait la guerre en amateur ; il philosophait de même. Il était assez riche et fort bien né, fils d’un conseiller au parlement de Bretagne et lui-même seigneur du Perron. Avec sa fortune, ses talents et son audace naturelle, protégé par Richelieu et par le cardinal de Bérulle, il aurait très bien pu faire son chemin en France. Il aima mieux courir le monde, errer en Allemagne et en Italie, causer avec des savants, puis s’ensevelir dans un village de la Hollande, et aller laisser ses os dans le Nord, philosophant pour philosopher, réfléchissant pour réfléchir, uniquement préoccupé du besoin de s’entendre avec lui-même, de se rendre compte de ses connaissances, et devoir clair en toutes choses. Il tenait infiniment plus à sa méthode qu’à ses plus illustres découvertes ; à telles enseignes que, dans un ouvrage posthume et trop peu connu, il déclare que les mathématiques sont l’enveloppe et non le fond de sa méthode30. « Ma méthode, dit-il, n’a pas été inventée pour résoudre des problèmes mathématiques, mais les mathématiques ne doivent être apprises que pour s’exercer à la pratique de cette méthode31. »
Il commence par sa méthode, et il y revient sans cesse. C’est le dernier comme le premier mot de tous ses écrits.
Une fois l’esprit philosophique introduit dans le monde moderne en 1637 (et nous parlons ici en 1828), il ne s’est pas arrêté ; et en un siècle et demi, car nous ne datons guère de plus loin, il me semble que les systèmes philosophiques n’ont pas manqué à l’Europe. Non, certes, ils ne lui ont pas manqué ; cependant il est bien étrange qu’on accuse la philosophie moderne de se perdre déjà dans un dédale de systèmes ; c’est vraiment bien de la sévérité envers cet enfant. Je remarque que loin de s’être perdue dans un chaos de systèmes, elle n’a guère produit que deux ou trois grandes écoles ; on peut être fier sans doute du peu qu’elle a fait ; mais il faut compter beaucoup plus sur ce qu’elle fera, sur ce qu’elle est appelée à faire. Depuis le premier qui interpréta les Védas jusqu’au dernier philosophe indochinois, la philosophie orientale n’a pas reculé ; de Socrate à Proclus, la philosophie grecque n’a pas reculé ; la philosophie moderne ne reculera pas plus de Descartes aux dernières générations de notre Europe.
Remarquez que la philosophie moderne a son unité, tout comme la philosophie grecque. Son unité même nous paraît jusqu’ici beaucoup plus frappante que sa diversité. Cette unité est et ne peut être que ce point commun à tous les philosophes, de faire usage de leur raison avec une liberté absolue. Au moyen âge, Abélard, Albert, saint Thomas, Roger Bacon, Duns Scott, étaient, il est vrai, des esprits originaux, quelquefois même téméraires ; mais dans leur élan le plus hardi ils avaient sans cesse les yeux sur les limites qui leur étaient tracées par l’autorité ecclésiastique, et ils s’y renfermaient, ou du moins ils prétendaient s’y renfermer. Aujourd’hui l’émancipation est complète ; il règne même dans la philosophie de notre âge une sorte de scepticisme apparent, un esprit négatif excessif, qui trahit à la fois et le besoin dominant de la réflexion et l’enfance de l’art de réfléchir. Il ne faut ni s’en étonner ni s’en effrayer. Tout grand changement de l’esprit humain commence par l’hostilité ; mais ce n’est là que le point de départ des grands mouvements, ce n’en est pas la fin. Les tracasseries philosophiques (passez-moi cette expression) contre ce qu’il y a de plus saint et de plus vénérable, disparaîtront devant le véritable esprit de notre époque. Nous déposerons ces habitudes mesquines dans un long usage de la liberté. Quand, au lieu d’être des affranchis, nous serons des hommes libres, il ne nous viendra pas à l’esprit de tourner cette liberté, dont nous aurons la conscience pleine et entière, contre quoi que ce soit de noble et de grand : nous nous contenterons de nous en servir, et la stérilité d’une critique étroite fera place à des vues larges et fécondes.
Rien ne recule, tout avance. La philosophie a beaucoup gagné en passant de l’Orient dans la Grèce : elle a gagné beaucoup plus encore en passant de la Grèce dans le monde moderne : elle ne peut que gagner dans l’avenir. J’ai essayé de vous montrer dans la dernière leçon que la philosophie est, si je puis m’exprimer ainsi, le point culminant de la pensée : aujourd’hui vous avez vu s’agrandir sans cesse le rôle qu’a joué tour à tour la philosophie dans les trois grandes époques de l’histoire du monde. Ma foi inébranlable est que l’esprit philosophique est appelé à s’étendre indéfiniment, et que comme il est le plus haut et le dernier développement de la nature humaine, le dernier venu dans la pensée, de même il sera le dernier venu dans l’espèce humaine et le point culminant de l’histoire. Ainsi, dans l’Orient, sur cent créatures pensantes, à peine y en avait-il une (je parle par chiffres pour me faire entendre) qui cherchât à se rendre compte de la vérité, et à s’entendre avec elle-même. En suivant ce calcul, en Grèce, il y en avait trois ou quatre peut-être. Eh bien, aujourd’hui, même dans l’enfance de la philosophie moderne, on peut dire qu’il y en a probablement sept à huit qui cherchent à se comprendre, qui réfléchissent. Le nombre des penseurs, des esprits libres, des philosophes, s’accroîtra sans cesse, jusqu’à ce qu’il devienne la majorité dans l’espèce humaine. Mais ce jour-là, ce n’est pas demain qu’il luira sur le monde.
Messieurs, point de présomption, car nous sommes d’hier, je vous le répète, et nous sommes arrivés très peu loin encore : mais ayons foi dans l’avenir, et par conséquent soyons patients dans le présent. Il y aura toujours des masses dans l’espèce humaine : il ne faut pas s’appliquer à les décomposer d’avance. La philosophie est dans les masses sous la forme naïve, profonde, admirable de la religion. Le christianisme est la philosophie du peuple. Celui qui porte ici la parole sort du peuple et du christianisme, et j’espère que vous le reconnaîtrez toujours à mon profond, à mon tendre respect pour tout ce qui est du christianisme et du peuple. La philosophie est heureuse de voir le genre humain presque tout entier entre les bras du christianisme, et elle se contente de lui tendre doucement la main.
Un homme que recommandaient de rares vertus et une haute capacité politique, du moins aux yeux de ceux qui ne sont pas assez aveugles pour méconnaître dans leurs adversaires les qualités qui les honorent, M. de Serre, en 1820, au progrès alors un peu menaçant peut-être de l’esprit de liberté, s’écriait avec un accent pathétique : « La démocratie coule à pleins bords. »
Un homme que recommandaient des vertus tout aussi pures et une capacité tout aussi haute, et qui y joignait une intelligence admirable du temps présent, lui répondait : « Si par démocratie vous entendez le progrès toujours croissant depuis quelques siècles de l’industrie, des arts, des lois, des mœurs, des lumières, j’accepte une pareille démocratie ; et, pour ma part, loin de blasphémer mon siècle, je remercie la Providence de m’avoir fait naître à une époque où il lui a plu d’appeler un plus grand nombre de ses créatures au partage des vertus, des mœurs, des lumières, naguère réservées à quelques-uns. »
Je vous gâte, messieurs, les belles paroles de M. Royer-Collard, en vous les citant de mémoire : mais je suis bien sûr de n’en pas fausser le sens, et d’être fidèle à sa pensée. On se plaint aussi beaucoup aujourd’hui des progrès sans cesse croissants de l’esprit philosophique qui dissout, dit-on, et met en poussière les croyances politiques et les croyances religieuses de l’Europe moderne. Je ne vois pas cette dissolution, je n’y crois point32 ; je n’aperçois qu’un progrès considérable, un progrès perpétuel de la réflexion appliquée à toutes choses. L’espèce humaine aujourd’hui prend la robe virile ; elle veut voir clair dans plus d’une chose où jadis des ténèbres respectables étaient devant elle. Eh bien, moi aussi, à ce spectacle, je remercie la Providence de m’avoir fait naître à une époque où il lui plaît d’élever peu à peu au degré le plus haut de la pensée un plus grand nombre de mes semblables.
Troisième leçon.
De l’histoire de la philosophie.
Récapitulation des deux dernières leçons. Un mot sur la méthode employée. — Sujet de cette leçon : Appliquer à l’histoire de la philosophie ce qui a été dit de la philosophie. 1º Que l’histoire de la philosophie est un élément réel de l’histoire universelle, comme l’histoire de la législation, des arts et des religions ; 2º que l’histoire de la philosophie est plus claire que toutes les autres parties de l’histoire et qu’elle en contient l’explication. Démonstration logique. Démonstration historique. Explication de la civilisation indienne par la philosophie : Bhagavad-Gita. Grèce : explication du siècle de Périclès par la philosophie de Socrate. Histoire moderne : explication du seizième siècle par la philosophie de Descartes. Explication du dix-huitième siècle par la philosophie de Condillac et d’Helvétius ; 5º Que l’histoire de la philosophie vient la dernière dans le développement des travaux historiques, comme la philosophie est le dernier degré du développement intérieur de l’esprit et du mouvement d’une époque. — Rapport de l’histoire de la philosophie à l’histoire en général. — De la situation favorable de notre siècle pour l’histoire de la philosophie.
La première leçon a fait voir, par l’analyse des divers besoins de la nature humaine, que la philosophie est un besoin spécial, aussi réel et aussi certain que tous les autres, en même temps qu’il est d’un ordre plus relevé. La dernière fois, appelant l’histoire au secours de l’analyse, je crois avoir démontré que la civilisation, image visible de la nature humaine, renferme à toutes ses époques un élément philosophique, qui a son rôle aussi sur la scène du monde, un rôle distinct, toujours subsistant et sans cesse s’agrandissant. Voilà le point où nous en sommes arrivés. Je me permets de recommander à votre attention la méthode qui nous y a conduits, car elle présidera à tout mon enseignement. Je serais heureux si je pouvais vous présenter quelques vérités importantes et peu répandues ; je le serais bien plus encore si je parvenais à établir dans votre esprit ce qui est au-dessus de toutes les vérités particulières, la méthode ; car la méthode, en garantissant l’exactitude des vérités exposées, vous donnera les moyens de rectifier les erreurs nombreuses qui m’échapperont sans doute, et de trouver vous-mêmes de nouvelles vérités. C’est ici surtout un cours de méthode ; et la méthode, je le répète, qui présidera à cet enseignement, est l’harmonie de la psychologie et de l’histoire.
Je viens appliquer à l’histoire de la philosophie tout ce que j’ai dit de la philosophie elle-même, je viens la recommander au même titre, et faire voir aussi qu’elle soutient avec les autres branches de l’histoire universelle les mêmes rapports que soutient la philosophie avec les autres éléments de la civilisation et de la nature humaine. Cette leçon ne sera donc qu’un corollaire des deux précédentes.
D’abord il est tout simple que si la philosophie est un besoin fondamental de l’humanité, les diverses manières dont les hommes ont successivement satisfait ce besoin, selon les temps et selon les lieux, méritent d’être recueillies, qu’en un mot l’histoire de la philosophie ait sa place dans l’histoire générale de l’humanité, tout comme l’histoire de l’industrie, l’histoire de la législation, l’histoire des arts et celle des religions.
J’hésite à poursuivre ; mais ce n’est pas moi, c’est la logique la plus vulgaire qui tire elle-même cette conséquence des prémisses que nous avons posées. S’il est vrai que l’élément philosophique dans la pensée soit supérieur à tous les autres éléments, je le dis avec un peu d’embarras, mais je suis forcé de le dire, l’histoire de la philosophie est également supérieure à toutes les autres parties de l’histoire de l’humanité : elle leur est supérieure par les mêmes avantages qui recommandent la philosophie : elle est plus claire que toutes les autres parties de l’histoire, et si celles-ci lui prêtent leur lumière, elle leur en renvoie une autre tout autrement vive et pénétrante, qui les éclaire dans leurs dernières profondeurs, et jette un jour immense sur l’histoire universelle tout entière.
Dire que l’histoire de la philosophie est plus claire que l’histoire politique, que celle des arts, que celle des religions, c’est, j’en conviens, avancer un paradoxe. Ce n’est pourtant que la suite de la proposition qui a été établie dans la première leçon : que toute clarté est dans les idées. Les abstractions philosophiques n’ont pas cette réputation, je le sais : c’est pure ingratitude en vérité ; car au fond nous prêtons toute créance à ces abstractions que nous accusons tant, nous ne croyons même qu’à elles, nous ne comprenons qu’elles, et c’est en elles et par elles que nous comprenons tout.
Prenons un exemple à la fois très élevé et très vulgaire. Voici deux objets réels, et qui n’ont rien d’abstrait, deux quantités concrètes ; et en voici deux autres. En présence de ces deux groupes de quantité concrètes très diverses, et quelles qu’elles soient, j’affirme, nous affirmons tous que leur rapport numérique est un rapport d’égalité. Eh bien, je vous le demande, cette vérité, ce rapport repose-t-il sur ce qu’il y a de concret dans ces deux groupes de quantités ? Pas le moins du monde. Niez, si vous le pouvez, cette proposition générale et abstraite que deux en soi égalent deux en soi ; je vous demande si alors vous seriez reçu à dire que ces deux quantités concrètes égalent numériquement ces deux autres quantités concrètes. Non, certes ; c’est donc ici l’abstrait qui éclaire le concret, et qui constitue la vérité que d’abord nous y avions aperçue. Entendez-moi bien : je ne veux pas dire que l’esprit humain débute par l’abstraction33 ; que d’abord il ait en lui-même l’intelligence claire et parfaite des rapports abstraits des nombres, et qu’ensuite, armé de cette intelligence, il détermine les rapports des objets sensibles et des quantités concrètes ; mais je soutiens qu’à la vue de ces quantités concrètes, pendant que les sens et l’imagination sont frappés du phénomène extérieur et visible, l’esprit, entrant en exercice à la suite des sens et de l’imagination, conçoit l’abstrait dans le concret ; de sorte qu’alors, par une opération complexe, dont le mystère est le mystère même de la liaison de notre nature sensible et de notre nature intellectuelle, nous affirmons que ces deux quantités concrètes et ces deux autres quantités concrètes sont numériquement égales. Nous n’admettons le rapport des quantités concrètes que parce que nous admettons le rapport des quantités abstraites en elles-mêmes. Ici donc toute lumière est dans l’abstraction. Prenons un autre exemple. Supposons qu’un certain phénomène ait lieu en ce moment, qu’un changement quelconque se passe sous nos yeux à l’instant où nous parlons ; il n’est personne de nous qui à l’instant même n’affirme que ce changement n’est pas arrivé tout seul, c’est-à-dire qu’il a une cause quelconque : voilà ce que nous affirmerions tous. Aussitôt qu’un phénomène nous apparaît, nous sommes faits de telle sorte que nous ne pouvons pas ne pas supposer une cause qui le fasse paraître, et à laquelle nous le rapportons34. Eh bien, où est dans les choses extérieures, dans le phénomène visible, ce rapport que nous y supposons, le rapport de la cause à l’effet ? Il n’est plus permis, depuis Hume, de supposer que le phénomène sensible, dans ce qu’il a de déterminé, et de concret, renferme le rapport de l’effet à la cause ; il est prouvé que le phénomène sensible ne donne qu’une conjonction fortuite, une connexion accidentelle : une bille, par exemple, qui est en mouvement à la suite d’une autre, un mouvement qui a lieu et un autre qui lui succède. Le rapport de la cause à l’effet y est pourtant, et le genre humain l’y met invinciblement. Il y est, mais ce n’est pas la sensibilité qui le découvre, c’est l’esprit ; et c’est la vérité abstraite qui fonde la vérité qui se rencontre dans le concret. Il y a une arithmétique et une géométrie invisible que le monde visible contient, mais qu’il ne constitue pas, une arithmétique et une géométrie tout abstraite que l’œil du géomètre aperçoit, et dans laquelle il voit la nature beaucoup plus qu’il ne la voit dans la nature. Toute lumière, comme toute vérité, est donc dans l’abstraction, c’est-à-dire dans la réflexion, c’est-à-dire encore dans la philosophie. Je me hâte d’arriver à l’histoire.
Dans l’histoire aussi il y a deux éléments. Il y a les développements plus ou moins considérables de l’industrie ; il y a les chefs-d’œuvre des différents arts ; il y a le règne de tel ou tel culte, de telle ou telle législation, les grands événements de tout genre qui se produisent dans les conseils des peuples ou des princes et la plupart du temps sur les champs de bataille. C’est là l’élément extérieur et pour ainsi dire concret d’une époque. La pensée de l’époque est là sans doute ; mais elle y est sous des formes qui, en la manifestant, l’expriment infidèlement, puisque chacune d’elles ne l’exprime et ne peut l’exprimer qu’à sa manière, c’est-à-dire d’une manière bornée et particulière. Mais la philosophie dégage la pensée de toute forme extérieure et finie, et elle la saisit dans son caractère le plus général, le plus abstrait, le plus adéquat à la pensée même. Ainsi c’est grâce à la philosophie que la pensée d’une époque arrive à se savoir elle-même ; partout ailleurs elle ne se sait pas ; elle est sans doute, mais elle est pour elle-même comme si elle n’était point. La philosophie est donc l’élément interne, l’élément abstrait, l’élément idéal, l’élément réfléchi, et par conséquent l’expression la plus élevée d’une époque.
À toutes les époques de la civilisation règne une pensée obscure, intime, profonde. Elle se développe comme elle peut dans les lois, les arts, la religion, qui lui sont des symboles plus ou moins clairs ; elle les traverse successivement pour acquérir de soi une conscience et une intelligence complète. Or cette conscience et cette intelligence d’elle-même, elle ne l’acquiert que dans la philosophie. Parcourez les annales de la civilisation, vous trouverez que c’est toujours la philosophie d’une époque qui en exprime la pensée, la tire de ses voiles politiques et religieux, et se charge pour ainsi dire de la traduire en une formule abstraite, nette et précise. Prenez à volonté telle ou telle époque de l’histoire de l’humanité ; ôtez-en la philosophie, vous verrez combien cette époque s’obscurcit ; au contraire, rendez-lui sa philosophie, vous lui rendez son explication et sa lumière.
Transportez-vous en Orient, et, pour borner votre horizon, arrêtez-vous dans l’Inde. Jetez les yeux sur ce symbolisme universel qui est partout, et cherchez à le déchiffrer ; cherchez sincèrement ce que veut dire cette histoire politique presque toute mythologique, sans chronologie, comme l’éternité ; ce que signifient ces monuments de l’art et de la religion, si bizarres, si démesurés, en apparence si extravagants. Il y a là-dessous une idée sans doute ; mais demandez-vous quelle elle est. Si vous êtes de bonne foi, vous conviendrez que rien de bien net ne sort de ce spectacle extraordinaire ; mais lisez seulement quelques pages d’un ouvrage philosophique de l’Inde, et aussitôt une lumière vaste et sûre se lève sur cette civilisation mystérieuse, et l’esprit de ses cultes, de ses arts, de ses lois, réfléchi tout entier sur ce seul point, s’y manifeste à découvert.
Ouvrez par exemple le Bhagavad-Gita
35 ; c’est un épisode assez court d’un poème immense. Deux grandes armées sont en présence et près d’en venir aux mains. Un immense carnage se prépare. Dans l’une des deux armées est un jeune guerrier très brave de sa personne, mais qui, au moment de verser le sang de ses parents, de ses amis (car les deux armées sont composées d’amis et de parents), sent son courage l’abandonner. Il engage un autre personnage à avancer un peu son char au milieu de la plaine, afin de reconnaître la situation des choses ; après avoir parcouru des yeux les deux armées, le bon Ardschunas avoue à Crishna son incertitude. Que lui répond Crishna ? Le voici à peu près : « En vérité, Ardschunas, tu es bien ridicule avec la pitié. Que parles-tu d’amis et de parents ? que parles-tu d’hommes ? Parents, amis, hommes, bêtes ou pierres, c’est tout un. Une force éternelle a fait tout ce que tu vois, et le renouvelle sans cesse. Ce qui est aujourd’hui homme, hier était planté, et demain, peut-être, le redeviendra. Le principe de tout cela est éternel : qu’importe le reste ? Tu es, comme Schatrias, comme homme de la caste des guerriers, condamné à te battre : fais-le donc : il en résultera un carnage épouvantable : le lendemain le soleil luira sur le monde, éclairera des scènes nouvelles, et le principe éternel subsistera. Hors ce principe, tout est illusion. Ton erreur est de prendre au sérieux ce qui n’est qu’apparent ; si tu attaches de la valeur à ces apparences, tu te trompes ; si tu en attaches à ton action, tu te trompes encore ; car tout n’est qu’une grande illusion ; l’action, quand on la prend au sérieux, n’est qu’une illusion elle-même ; la beauté, le mérite de l’action, c’est d’être faite avec une entière indifférence aux résultats qu’elle peut produire. Il faut agir sans doute, mais comme si on n’agissait pas. La suprême sagesse est de tout laisser faire, ou de faire ce qu’on est forcé de faire comme si on ne le faisait pas, sans s’occuper du résultat, immobile à l’intérieur et les yeux fixés sur le principe absolu qui seul existe d’une véritable existence. »
Tel est, sous une forme un peu occidentale, le résumé philosophique de ce sublime épisode. Maintenant, ce flambeau à la main, examinez ce qui d’abord vous avait paru si obscur, et ces ténèbres au moins vous deviendront visibles. Vous comprendrez comment devant cette idée terrible à la fois et chimérique de l’être en soi, seul existant, et existant sans qualités propres, au-dessus de la situation mobile de tous les êtres particuliers, la nature humaine a dû trembler et s’anéantir ; comment l’art, dans sa tentative impuissante de représenter l’être en soi, a dû se livrer sans mesure à des créations colossales et déréglées ; comment, Dieu étant tout et l’homme rien, une théocratie formidable a dû peser sur l’humanité, lui ôter toute liberté, tout mouvement, tout intérêt pratique, par conséquent toute vraie moralité ; et comment encore l’homme, se méprisant lui-même, n’a pu songer à recueillir la mémoire de ses actions, comment il n’y a pas d’histoire et pas de chronologie dans l’Inde.
Passez de l’Orient dans la Grèce ; placez-vous dans le siècle de Périclès et comparez-y, en fait de clarté, les événements extérieurs, les mesures législatives, les ouvrages des arts, les représentations de la religion, avec ces abstractions, en apparence inintelligibles, qu’on appelle la philosophie, et voyez de quel côté vous vient le plus de lumière sur l’esprit de ce grand siècle.
Périclès fait une loi en vertu de laquelle tous les soldats de l’armée de terre et de mer recevront une paye. Que signifie une pareille loi ? Il est clair qu’elle convenait fort à la dictature de Périclès, qui, en faisant passer une pareille loi sous son administration, s’attachait l’armée de terre et de mer. On peut trouver encore d’autres manières de comprendre cette loi. Mais enfin, prise en elle-même, quel grand jour jette-t-elle sur l’époque dont elle fait partie ? éclaire-t-elle beaucoup l’histoire de l’art et celle de la religion athénienne ?
Changez l’exemple. Prenez un ouvrage d’art de cette même époque ; prenez cette belle statue que vous pouvez voir au musée du Louvre, et qui peut être rapportée au siècle de Périclès, la Pallas appelée la Pallas de Velletri36. Si vous la comparez avec les autres statues que produisait le ciseau grec quelques siècles avant celui de Périclès, vous y trouverez une différence frappante. Dans les unes, des bras serrés auprès du corps, des pieds joints ensemble, une roideur, une absence de mouvement et de vie, enfin un aspect général qui contraste merveilleusement avec celui qu’offre d’abord cette admirable statue. Elle est encore compacte, assez massive, grande au-dessus de la nature ordinaire et d’un style très sévère ; mais les pieds sont déjà suffisamment séparés les uns des autres : à la rigueur, elle pourrait marcher. Les draperies marquent sans recherche les différentes parties du corps ; on sent qu’un être vivant est dessous. Un bras porte l’égide, et l’autre le signe même de l’activité et de l’énergie, la lance. Dans ses traits, sur son front, est une pensée calme et profonde : on voit que ce n’est pas une femme ; on voit en même temps que ce n’est pas une divinité étrangère à l’humanité, une qualité indifférente de l’être, mais quelque chose de surhumain et d’humain à la fois qui a la conscience de soi, qui peut, qui sait, qui veut, qui agit. On est aisément frappé de ce caractère de la Pallas : cependant je ne suis pas bien sûr de ne pas emprunter à mes études philosophiques quelque chose de cette manière de la concevoir.
Examinez le culte le plus clair de tous les cultes de la Grèce, celui de la ville des lumières, le culte d’Athènes ; mettez-vous en présence, sinon des monuments, au moins des descriptions qui nous en restent. On dit que tous les ans, dans les grandes panathénées, on portait en procession à l’Acropolis un vaisseau symbolique avec un voile sur lequel étaient figurées les actions de Pallas, sa victoire sur les Titans, enfants de la Terre, qui avaient entrepris d’escalader l’Olympe et de détrôner Jupiter. On entrevoit bien quelque chose dans ces représentations mystérieuses : on voit bien qu’il y a là l’idée d’une lutte entre la force morale et la force physique ; que cette Pallas n’est pas un symbole astronomique, comme les divinités de l’Égypte, et que ce n’est pas ici une religion de la nature ; qu’il y a des allusions à la civilisation et aux lois. On aperçoit tout cela, mais si obscurément que, dans un dialogue de Platon, Socrate déclare qu’il ne comprend guère toutes ces représentations fabuleuses ; et, s’adressant à un prêtre, il lui demande s’il admet de pareils contes. Socrate l’interroge encore sur un autre culte, celui de Jupiter, et sur cette légende que Jupiter, pour punir quelque mauvaise action de son père Saturne, l’avait mutilé : d’où l’interlocuteur de Socrate, blâmant une action de son propre père, concluait pieusement que, pour imiter Jupiter, il ne peut mieux faire que d’accuser lui-même son père en justice et de demander sa mort. Voilà comment Euthyphron37 entendait le culte de Jupiter. Socrate avait la bonne foi d’avouer qu’il n’y comprenait pas grand-chose. Aujourd’hui nous y comprenons davantage. Cependant la critique symbolique a-t-elle réussi à dissiper toute obscurité à cet égard ?
Au contraire, prenez la philosophie de Socrate. Socrate n’a pas de système bien arrêté, mais il a des directions pour la pensée. S’il ne lui trace pas toute sa carrière, il lui assigne au moins son point de départ ; ce point de départ, c’est la réflexion appliquée à toutes choses, et d’abord à la nature humaine. L’étude de la nature humaine, la connaissance de soi-même, tel est le principe nouveau introduit par Socrate38. Tandis qu’avant lui les pythagoriciens mettaient toute philosophie dans les nombres et les ioniens dans les phénomènes physiques, Socrate démontra le premier que si l’homme peut connaître quelque chose, les nombres et le monde, c’est en vertu de sa propre nature et des lois de sa nature ; qu’ainsi c’est cette nature qu’il faut examiner avant tout ; en un mot, aux mathématiques et à la cosmologie Socrate substitua ou ajouta la psychologie. Ainsi voilà l’homme jusque-là négligé et inaperçu, établi comme le point de départ et le centre de toute étude, constitué à ses propres yeux un être d’un prix infini, et le plus digne objet de la pensée. Voilà ce que dit catégoriquement la philosophie socratique dans les formules sévères et lucides de l’abstraction métaphysique. Cette abstraction est une lumière immense sur tout le siècle qui a pu la produire. Rien n’est plus clair avec elle que le siècle de Périclès. Si le travail général de l’époque a abouti à la création de la psychologie, il faut bien que l’idée même de la psychologie, c’est-à-dire l’importance de la personne humaine, ait présidé à la formation de cette époque et à l’organisation des divers éléments dont elle se compose ; Que de choses alors vous comprenez, qui auparavant étaient pour vous des énigmes indéchiffrables ! L’idée fondamentale du siècle qui a créé la psychologie doit avoir été l’idée de la grandeur de la personne, dans le ciel comme sur la terre, dans la religion, dans les arts, dans les lois, comme dans la philosophie. Toutes les fois que la philosophie attribuera une suprême importance à l’étude de la personne humaine, assurez-vous que les dieux, devant lesquels la personne humaine se mettra à genoux, seront des dieux plus ou moins personnels eux-mêmes ; assurez-vous que les représentations de l’art ne tomberont plus dans un grandiose extravagant, mais qu’elles auront ce caractère de mesure, de fini au sein même de l’infini, qui est précisément le caractère de la personne ; enfin, assurez-vous que la législation du temps respectera la liberté, la protégera, la répandra ; qu’elle sera libérale et plus ou moins démocratique. Voilà pourquoi, au lieu de demander une armée équipée à ses propres frais, par conséquent composée des meilleures familles, des riches et des Eupatrides, Périclès a fait une armée dans laquelle tout le monde, pauvres comme riches, pouvait entrer, une armée pénétrée de l’esprit du temps et capable de le défendre. Voilà encore l’explication de la loi par laquelle Périclès donnait quelques oboles à tous les citoyens nés libres qui assisteraient aux assemblées politiques. Je ne prétends pas que sans l’élément philosophique le siècle de Périclès soit incompréhensible ; mais il me semble qu’il doit maintenant vous paraître incontestable que la plus haute clarté lui vient des abstractions même de la philosophie.
Si nous appliquons ce point de vue à l’histoire moderne, nous ne le trouverons pas moins fécond et moins lumineux. D’abord, en général, dans le progrès de la civilisation, les éléments extérieurs de chaque siècle, et, si vous me permettez ce langage, les symboles de l’idée de chaque siècle s’éclaircissent et révèlent sans cesse davantage l’esprit qui les anime. Ainsi l’idée du monde grec est plus transparente que celle du monde oriental ; et l’idée de l’histoire moderne l’est plus encore que celle de l’histoire ancienne. Mais les temps modernes eux-mêmes sont beaucoup plus intelligibles, éclairés et interprétés par la philosophie. On comprend sans doute assez bien aujourd’hui la pensée intérieure cachée dans les mouvements du seizième siècle. Cependant je demande si on ne la comprend pas tout autrement encore, lorsqu’on la voit, au début du dix-septième siècle, se résoudre dans la philosophie cartésienne. Le seizième siècle, avec ses tendances les plus intimes, inconnues à lui-même, agrandies et idéalisées, s’est fait homme dans la personne de celui qui vint dire en 1657 : « Il n’y a d’autre autorité que celle de la pensée : l’existence même n’est connue que par la pensée, et je ne suis pour moi-même que parce que je pense. Toute vérité n’est vérité pour moi qu’à ce titre, qu’elle me soit évidente dans ma libre pensée39. »
Sans insister davantage, vous concevez quelle nouvelle lumière un pareil fait ajoute à tous les faits contemporains.
Je pourrais prendre à volonté un certain nombre de siècles, et vous proposer, les éléments extérieurs de chacun de ces siècles étant donnés, de déterminer devant vous la philosophie à laquelle ce siècle a dû aboutir ; ou plutôt, et avec bien plus d’assurance, la philosophie d’une époque étant donnée, de déterminer d’une manière générale le caractère de tous les éléments extérieurs de cette époque. Je me bornerai au dix-huitième siècle. Prenez la philosophie du dix-huitième siècle, et voyez si, cette philosophie une fois donnée, vous n’en déduisez pas certainement le siècle entier.
Supposez qu’au milieu d’un siècle un homme se lève et dise40: Il n’y a aucune idée qui ne vienne par les sens ; et que cette proposition soit acceptée universellement, qu’elle soit la philosophie du siècle. Supposez encore qu’à côté de cet homme un autre se lève et ajoute : Comme il n’y a rien dans la pensée qui ne soit venu par les sens, et que toutes nos idées, en dernière analyse, se réduisent à des sensations ; de même, dans les motifs déterminants de nos actions, il n’y en a point qui ne puisse se ramener à un motif intéressé, à l’égoïsme41. Supposez que cette doctrine ait semblé si évidente au siècle qui la vit paraître, qu’elle se soit établie presque sans combat dans tous les rangs de la société, et que dans les salons de la capitale une personne42 qui représentait pour ainsi dire en petit l’intelligence de son époque, ait pu dire avec vérité : « Le succès du livre d’Helvétius n’est pas étonnant : c’est un homme qui a dit le secret de tout le monde. »
Je vous le demande : cette lumière une fois élevée sur le dix-huitième siècle, ne s’y oriente-t-on pas bien plus aisément ? Le gouvernement à une pareille époque ne sera pas assurément un gouvernement libre, fondé sur la connaissance et le respect des droits de l’humanité. La philosophie de la sensation et de l’égoïsme a dû être contemporaine d’un ordre social sans dignité, d’un gouvernement arbitraire et absolu, et d’un gouvernement absolu qui lui-même succombait de faiblesse et de corruption. Il est impossible qu’alors la religion ait eu un grand empire sur les âmes ; car toute religion, quelle qu’elle soit, et particulièrement la grande, la sainte religion du Christ, inculque une bien autre doctrine que celle de la domination des sens et du plaisir. Les arts et la poésie y seront nécessairement petits et mesquins, car il répugne que la forme de la pensée et du sentiment soit grande là où le sentiment et la pensée manquent de grandeur.
Parcourez ainsi tous les éléments du dix-huitième siècle, vous en pourrez d’avance déterminer le caractère, en y cherchant la contre-épreuve de la philosophie régnante. On peut, je le répète, faire ces deux opérations : partir des éléments extérieurs d’une époque et remonter à sa philosophie, ou bien aller de la philosophie de cette époque aux autres éléments contemporains ; avec cette différence qu’en se plaçant dans la philosophie on s’établit au centre même de l’époque, tandis qu’en prenant un autre élément, quel qu’il soit, on reste à l’un des points de la circonférence, et le mouvement total échappe.
Si ces considérations sont vraies, il s’ensuit que comme la philosophie est le point culminant de la nature humaine, l’histoire de la philosophie est aussi le point culminant de l’histoire, et qu’elle est, il faut bien le dire, l’histoire de l’histoire.
L’histoire de la philosophie est en quelque sorte aux autres parties de l’histoire de l’humanité ce que l’histoire de l’humanité est à celle de la nature extérieure. Dans la nature extérieure est aussi une pensée, fille de Dieu, et qui atteste la divine origine des choses, mais cette pensée s’ignore elle-même ; cachée et comme ensevelie dans le monde inorganique, elle commence à se manifester dans le monde végétal, se manifeste davantage dans l’animalité, et ne se saisit et ne dit moi que dans la conscience de l’homme. Oui, il y a une histoire du monde extérieur ; car ce monde a son développement et son progrès. L’humanité aussi a son développement, mille fois plus riche encore ; c’est l’histoire proprement dite, avec ses branches diverses, l’histoire civile, l’histoire des religions, l’histoire des arts ; la plus élevée est l’histoire de la philosophie. C’est là seulement que l’humanité se connaît elle-même pleinement avec tous ses éléments, portés pour ainsi dire à leur plus haute puissante, et placés dans leur jour le plus vrai. Comme l’histoire de l’humanité est la couronne de l’histoire de la nature, de même l’histoire de la philosophie est la couronne de l’histoire de l’humanité.
Voilà pourquoi l’histoire de la philosophie vient toujours la dernière. Quand l’histoire civile, l’histoire des arts, l’histoire des religions est faible, l’histoire de la philosophie est faible ou nulle. Lorsque grandit l’histoire, celle de la philosophie grandit dans la même proportion. Dans l’Inde, nous avons vu qu’il n’y a point d’histoire, par la raison qu’il n’y a point de liberté, que les hommes ne se prenant au sérieux, ni eux ni leurs actions, ne songent guère à les enregistrer, et que les chefs des peuples représentant les dieux, étant dieux eux-mêmes, la chronologie se confond avec la mythologie, et l’histoire ne peut arriver à une existence indépendante. Or, là où il n’y a point d’histoire ou presque point d’histoire des autres éléments de la civilisation, n’◀attendez▶ pas une histoire de la philosophie. Dans la Grèce commencent avec la liberté la chronologie et l’histoire. Là les hommes, étant libres et se respectant, prennent au sérieux les actes qu’ils font, les recueillent, écrivent d’abord des chroniques, et peu à peu s’élèvent à l’histoire proprement dite. Alors, mais seulement alors, l’histoire de la philosophie est possible. C’est aussi en Grèce qu’elle est née. Platon et Aristote se complaisent à citer leurs devanciers, et Diogène de Laërte nous apprend que bien des histoires de la philosophie avaient précédé la sienne. Mais toute science a son commencement et reste longtemps dans l’enfance. L’histoire politique a brillé seule en Grèce ; il n’y a presque pas eu d’histoire ni des arts ni des religions ; l’histoire de la philosophie a donc participé de cette faiblesse générale. Dans le moyen âge il n’y a eu que des chroniques en tout genre. C’est avec la civilisation moderne que l’histoire est sortie de la chronique et qu’elle est arrivée à sa véritable forme. Elle a passé peu à peu de la politique dans l’art et dans la religion. Des recherches considérables ont été entreprises sur toutes les parties de l’histoire de l’humanité. L’histoire de la philosophie est venue à son tour dans ce progrès général des travaux historiques, elle a grandi avec le temps et elle est appelée à grandir sans cesse. Née d’hier, un immense avenir est devant elle ; venue la dernière, la place la plus haute lui est réservée : les destinées de la philosophie doivent être les siennes. L’Allemagne a pris sur nous les devants43, mais espérons que la France, qui renouvelle44 avec tant d’éclat l’histoire politique, et qui a donné un successeur à Winckelmann45, la France, qui jadis a produit Descartes, ne sera pas infidèle à elle-même, et qu’après être rentrée dans la carrière philosophique quelle a jadis ouverte aux autres nations, elle entrera à son tour dans celle de l’histoire de la philosophie, et y marquera sa trace. Puisse cet enseignement hâter cet avenir, et attirer l’attention et l’intérêt de tant de jeunes esprits pleins d’ardeur et de force sur la philosophie et sur son histoire !
Quatrième leçon.
De la méthode psychologique dans l’histoire.
Que l’histoire de la philosophie est à la fois spéciale et générale. — Qualité première d’un historien de la philosophie, l’amour de l’humanité. — De la méthode historique. Deux méthodes. Méthode empirique : qu’elle est à peu près impraticable, et ne peut donner la raison des faits. — De la méthode spéculative. — Alliance des deux méthodes en une seule, qui, partant de la raison humaine, de ses éléments, de leurs rapports et de leurs lois, chercherait le développement de tout cela dans l’histoire. Le résultat d’une pareille méthode serait l’harmonie du développement intérieur de la raison et de son développement historique, l’harmonie de la philosophie et de son histoire. — Application de cette méthode. Trois points que la méthode doit embrasser : 1º rémunération complète des éléments de la raison ; 2º leur réduction ; 3º leur rapport. — Antécédents historiques de cette recherche. Aristote et Kant. Vices de leur théorie. — 1º Énumération des éléments de la raison ; 2º réduction à deux, l’unité et la variété, l’identité et la différence, l’être absolu et l’être relatif, la cause absolue et la cause relative, l’infini et le fini ; 3º leur rapport. — Contemporanéité des deux idées essentielles de la raison dans l’ordre de leur acquisition. Supériorité et antériorité de l’une sur l’autre dans l’ordre de la nature. Coexistence nécessaire des deux, et génération de l’une par l’autre.
L’histoire de la philosophie est à la fois spéciale et générale. Elle est spéciale, car elle retrace le développement d’un élément particulier de la nature humaine, la réflexion ; sous ce rapport, elle a ses événements à elle, un mouvement qui lui est propre, un monde à part. Mais comme le développement de la réflexion présuppose celui de tous les autres éléments de la nature humaine, ainsi l’histoire de la philosophie présuppose celle de toutes les autres branches de la civilisation, l’histoire de l’industrie, de la législation, de l’art, de la religion. En même temps donc qu’elle est spéciale, l’histoire de la philosophie est très générale, puisqu’elle se lie nécessairement à l’histoire entière de l’humanité. Elle exprime en effet, dans une certaine mesure, l’histoire des religions, l’histoire des arts, l’histoire des législations, l’histoire de la richesse, et jusqu’à un certain point la géographie physique elle-même ; car si l’histoire de la philosophie tient à celle de l’humanité, l’histoire de l’humanité tient à celle de la nature, base première et théâtre de l’humanité, à la constitution du globe, à ses divisions, en un mot à la géographie physique. Ainsi considérée, l’histoire de la philosophie prend un puissant intérêt ; mais pour arriver à cette hauteur, il lui fallait traverser bien des siècles ; il fallait que la philosophie qu’elle suit dans sa marche fût elle-même arrivée à saisir l’harmonie universelle des choses, l’harmonie de la nature et de l’humanité, et celle de toutes les parties de l’humanité entre elles, sous le gouvernement de la raison.
Qui remplira cet idéal de l’histoire de la philosophie ? Il faudrait un homme qui joignît les connaissances les plus diverses et une profonde érudition à des vues philosophiques supérieures ; un homme qui ne fût étranger à aucun des grands faits dont se compose l’histoire de l’humanité, et qui, en même temps qu’il les embrasserait dans leur développement extérieur, pût concevoir leurs rapports secrets, leur ordre véritable, et qui puisât l’intelligence de cet ordre à sa source unique, dans la connaissance des éléments constitutifs de la nature humaine. Il ne faudrait pas moins que Leibnitz lui-même, c’est-à-dire l’esprit le plus grand et le savoir le plus vaste, et encore Leibnitz au sommet du dernier siècle de l’humanité.
Nous détournons les yeux de cet idéal de l’historien de la philosophie ; nous n’osons envisager qu’une seule des qualités qui lui sont nécessaires ; mais celle-là nous la regardons en face très volontiers, parce qu’elle n’est pas une qualité de l’esprit, mais une qualité morale, un devoir, qu’on ne peut trop se rappeler à soi-même, afin de ne jamais le perdre de vue et dans la science et dans la vie, l’amour de l’humanité. Le vrai amour de l’humanité doit nous attacher à tout ce qui est de l’homme. Si vous aimez la nature humaine, il faut l’accepter tout entière. Or, elle est tout entière en chacun de vous. Rentrez dans votre conscience ; saisissez-y toutes les parties de l’humanité, et l’idée de l’utile, et l’idée du juste, et l’idée du beau, et l’idée du saint, et l’idée du vrai ; c’est par là que vous vous exercerez à reconnaître et à comprendre toutes les parties de l’histoire ; car s’il y a dans la nature humaine un seul élément qui vous soit à charge, pour lequel vous éprouviez quelque répugnance, aisément vous transporterez cette répugnance dans l’histoire ; après avoir mutilé l’humanité en vous, vous la mutilerez dans l’histoire ; vous succomberez à des préjugés fanatiques d’un genre ou d’un autre ; vous n’apercevrez dans l’histoire que l’industrie, ou l’art, ou la religion, ou la législation, ou la philosophie. Acceptez tout cela, car tout cela est de l’homme. Étudiez l’humanité tout entière, en vous d’abord et dans votre conscience, puis dans cette conscience du genre humain qu’on appelle l’histoire.
Homo sum : humani nihil a me alienum puto.
Que ce soit là par-dessus tout notre commune devise.
Après vous avoir rappelé le noble sentiment qui doit présider à nos études, tâchons de reconnaître aussi la méthode qui peut nous conduire le plus sûrement au but que nous nous proposons, et nous mettre en possession d’une véritable histoire de l’humanité et de la philosophie. Cette question se présente nécessairement à l’entrée de la carrière.
Il y a deux méthodes historiques. Celle qui s’offre la première et tout naturellement à l’esprit est la méthode expérimentale. Il semble que l’histoire étant une collection de faits et l’histoire de la philosophie n’étant elle-même qu’une collection de faits d’un genre particulier qu’on appelle des systèmes, il n’y a qu’à appliquer à ces faits la même méthode qu’on applique à tous les autres. Il s’agirait d’abord de les constater et de les décrire ; puis de rechercher leurs rapports, de ces rapports de tirer des lois, et avec ces lois de déterminer l’ordre et le développement de l’histoire de la philosophie. Il faudrait prendre un certain nombre d’époques, d’écoles, de systèmes célèbres ; étudier successivement ces époques, ces écoles, ces systèmes : une observation assidue donnerait peu à peu les rapports qui les séparent et qui les unissent, et les lois de leur formation générale. Rien ne paraît plus simple, plus facile et plus sage qu’une pareille marche ; cependant elle est à peu près impraticable, et elle ne peut mener à aucun grand résultat.
Si on prétend que la seule méthode historique légitime est la méthode expérimentale, il faut être fidèle à cette prétention, se servir exclusivement de la méthode expérimentale, ne la quitter jamais, n’admettre jamais une autre méthode qui nous conduise à notre insu, alors même qu’on croit et qu’on prétend n’être conduit que par l’expérience. Or, voici quelles conditions impose l’emploi exclusif de la méthode expérimentale. Comme elle n’accepte aucun résultat antérieur à l’observation, il n’y a point pour elle d’époques convenues dans l’histoire de la philosophie. Qu’est-ce en effet qu’une époque philosophique ? C’est un certain nombre de systèmes et d’écoles ramenées à un point de vue général qui, aux yeux de l’historien, paraît dominer tous ces systèmes, toutes ces écoles et en faire une unité. Vous concevez bien que l’empirisme ne peut commencer par transporter dans l’histoire des distinctions et des classifications qu’il n’a pas faites, des résultats qui lui sont étrangers, et qui lui seraient de pures hypothèses. Ainsi ne lui parlez point de l’Orient, de la Grèce, de Rome, du moyen âge, des temps modernes, ou de toute autre classification à laquelle il aboutira peut-être, mais de laquelle il ne doit pas partir ; autrement il suppose ce qui est en question, il croit marcher a posteriori et en réalité il marche a priori ; il fait ce qu’il ne veut pas faire, et ne sait pas ce qu’il fait. Au lieu de classifications et de divisions historiques toutes faites, au lieu d’époques conventionnelles, il ne doit y avoir devant l’empirisme à son début que trois ou quatre mille ans remplis par des milliers d’écoles et de systèmes parmi lesquels il faut qu’il se jette et s’oriente comme il pourra.
Non seulement pour la méthode expérimentale, à son début, il ne doit pas y avoir d’époques, il ne doit pas non plus y avoir d’écoles. Car, qu’est-ce qu’une école ? C’est un certain nombre de systèmes plus ou moins liés dans le temps, mais liés surtout par une certaine ressemblance de principes et de vues. C’est là sans doute une classification moins vaste que celle d’une époque, mais c’est encore une classification, c’est-à-dire un résultat que ne rencontre pas d’abord légitimement la méthode expérimentale. D’où il suit qu’il n’y a pas plus d’écoles qu’il n’y a d’époques pour cette méthode, à son point de départ.
Et qu’elle ne dise pas que si elle met à ses pieds le préjugé des époques et des écoles conventionnelles, elle prendra sur la foi du genre humain les grands systèmes qui ont fait du bruit dans le monde et s’établira sur ce terrain solide. Cela encore est un préjugé. Le genre humain est une grande autorité, sans doute ; mais il ne faut pas plus parler de l’autorité du genre humain que de toute autre, lorsqu’on ne prétend marcher qu’avec l’expérience. À la rigueur l’empirisme n’a le droit de prononcer qu’un système mérite plus d’attention qu’un autre, que lorsqu’il a examiné et approfondi l’un et l’autre système. Il n’a pas le droit de passer légèrement sur certains systèmes pour s’attacher à d’autres qui ont plus de renommée, car ce serait supposer que le genre humain a bien distribué la gloire, ce qui aux yeux de l’empirisme ne doit être qu’une hypothèse. Ainsi, l’empirisme ne doit pas étudier seulement les philosophes célèbres, il doit prendre tous les philosophes, en rechercher les fragments épars et reconstruire péniblement leurs systèmes. Voilà donc l’empirisme en présence de trois ou quatre mille ans, remplis non par des époques, non par des écoles, mais par des systèmes plus ou moins célèbres, mais qu’il faut étudier également. Ouvrez le catalogue qu’a dressé le docte Fabricius des pythagoriciens, vous le trouverez bien long ; cependant il est incomplet ; et Fabricius, même secondé par Harles46, a omis beaucoup de personnages que nous découvrons tous les jours. On en peut dire autant des platoniciens, des stoïciens, des péripatéticiens, des alexandrins. Il faut étudier tout cela en détail, sous peine d’être infidèle à la méthode expérimentale. Or, comme en suivant rigoureusement cette méthode, pour arriver à des résultats généraux de quelque valeur il faudrait une vie de plusieurs siècles, et comme on ne peut compter sur une pareille destinée, il faut bien s’adresser à une autre méthode.
Allons plus loin. Supposons qu’après avoir interrogé tous les systèmes isolés, épars à travers les siècles, nous soyons arrivés par la seule, observation à la construction de différentes écoles, par là à celle d’époques fondamentales, et que la méthode expérimentale se trouve en possession de tous les faits de l’histoire de la philosophie, distingués et classés, où en est-elle ? Elle en est à une histoire chronologique. Mais une pareille histoire vous suffit-elle ? La raison consent-elle à savoir seulement ce qui fut comme ayant été, et ce qui est comme étant, et ne veut-elle pas savoir pourquoi ce qui a précédé a précédé, pourquoi ce qui a suivi a suivi ? Ne veut-elle pas savoir tout ce qu’elle sait d’une manière raisonnable, dans un ordre qui soit celui de la raison ? Ne veut-elle pas se rendre compte des faits, les comprendre dans leurs causes et les rappeler à leurs lois ? À cela on a répondu, on répond encore que c’est du sein des faits qu’on tirera leurs lois. Oui, sans doute, leurs lois empiriques, qui ne nous apprennent rien de plus que les faits eux-mêmes, mais non pas leurs véritables lois, capables de rendre compte de leur existence à la raison. Ces lois supérieures, qui seules peuvent satisfaire la raison, ce ne sont pas les faits qui nous les révèlent : il faut ici une autre lumière. En morale, le fait n’est point le droit : il ne l’engendre ni ne l’explique. De même on voit ce qui est, on l’observe ; mais ce qui devrait être, mais la raison des phénomènes, mais leur loi ne se voit ni ne s’observe, et nous sommes ici dans un monde tout intellectuel, qui ne tombe pas sous la méthode expérimentale. Il reste donc que nous nous adressions à une autre méthode. Essayons.
Pensez-y sérieusement. Qui est en jeu dans l’histoire ? Quelle est l’étoffe dont l’histoire est faite ? Quel est le personnage historique ? Évidemment, c’est l’homme. Il y a beaucoup d’éléments divers dans l’histoire. Quels peuvent être ces éléments ? Évidemment encore, les éléments de la nature humaine. Maintenant, quelle est la première difficulté sous laquelle succombe la méthode expérimentale ? C’est le nombre infini des éléments possibles de l’histoire dans lesquels cette méthode devait s’engager et se confondait nécessairement. Mais s’il ne peut pas y avoir dans l’histoire d’autres éléments que ceux de l’humanité, et si nous pouvions d’avance, avant d’entrer dans l’histoire, être en possession de tous les éléments de l’humanité, nous aurions beaucoup gagné ; car en arrivant à l’histoire, nous saurions qu’il ne peut s’y rencontrer que tels et tels éléments : nous aurions déjà entre les mains toutes les pièces dont se compose la machine que nous voulons étudier.
Reste à connaître l’ordre de ces pièces ; sans quoi le jeu de la machine échappe. Une fois donnés les éléments de l’histoire j’entends leurs éléments essentiels, il s’agit de déterminer leurs rapports, rapports essentiels comme leurs éléments eux-mêmes. Or, qu’est-ce que les rapports essentiels des choses ? Montesquieu l’a dit, ce sont leurs lois : Les lois sont les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses. Celui qui a élevé le plus grand monument historique du dernier siècle s’est adressé à la nature des choses ; les éléments essentiels déterminés, il a saisi leurs rapports : ces rapports essentiels et nécessaires lui ont été des lois, et ces lois une fois établies, il les a appliquées à l’expérience et transportées dans l’histoire. En effet, à moins que la nature des choses ne changeât en se développant, il fallait bien que ces éléments se retrouvassent dans l’histoire avec leurs rapports, c’est-à-dire avec leurs lois ; et de là est résulté L’Esprit des lois 47.
Je sais quels sont les inconvénients de cette seconde méthode : je sais qu’il est possible de croire avoir saisi les éléments essentiels de la nature humaine, et de n’avoir qu’un système, ou trop étendu ou trop borné, par conséquent faux par quelque côté, et qu’imposer ce système à l’histoire, c’est fausser l’histoire avec un système. Je le sais, et je me hâte de déclarer que s’il n’y a pas d’autre méthode possible et raisonnable que celle que je viens d’exposer, il faut se mettre en garde contre ses séductions et ses périls en la soumettant à l’épreuve rude et laborieuse de la première méthode ; et c’est à quoi j’en voulais venir.
La méthode expérimentale toute seule est à peine praticable, et elle ne peut conduire qu’à la connaissance de ce qui fut, sans qu’on sache pourquoi ce qui fut a été. D’un autre côté, la méthode rationnelle pourrait nous conduire à un système faux qui nous conduirait lui-même à une vue fausse de l’histoire. Mais réunissez les deux méthodes, faites comme le grand physicien qui, dans son laboratoire, conçoit et expérimente, expérimente et conçoit, et se sert à la fois et de ses sens et de sa raison. Débutez par la méthode a priori, et donnez-lui comme contrepoids la méthode a posteriori. L’accord de ces deux méthodes est à nos yeux le flambeau à l’aide duquel seulement on peut s’orienter dans le labyrinthe de l’histoire. Il faut commencer par rechercher les éléments essentiels de l’humanité ; puis de la nature de ces éléments tirer leurs rapports fondamentaux ; de leurs rapports tirer leurs lois ; ensuite, passant à l’histoire, se demander si elle confirme ou répudie ce premier travail.
Si elle le confirmait, quel résultat ne serait pas obtenu ! L’histoire ne serait plus alors une succession fortuite de systèmes, d’écoles, d’époques, c’est-à-dire de la simple chronologie, mais de la chronologie dans un cadre lumineux et intéressant. Ce ne serait ni un système abstrait, ni des faits isolés, mais un système vivant, la légitime alliance de l’idéal et du réel, quelque chose enfin de raisonnable. Il répugne que la raison humaine n’ait pas un développement raisonnable, c’est-à-dire régulier et soumis à des lois. Mais la raison humaine, c’est le fond même de la philosophie. Les différents éléments de la raison humaine avec leurs rapports et avec leurs lois, voilà ce qu’on appelle, à proprement parler, la philosophie. Si donc tout cela en tombant dans l’histoire s’y développe d’une manière raisonnable, il s’ensuit qu’après avoir commencé par la philosophie nous finirons encore par la philosophie, et que l’histoire de la philosophie sera la philosophie elle-même avec tous ses éléments, avec tous leurs rapports, avec toutes leurs lois, représentée en grand et en caractères éclatants dans la marche visible de l’espèce humaine. Il me semble qu’un tel résultat vaut bien la peine d’être recherché.
Pour être fidèle à la méthode qui vient d’être exposée, il faut d’abord reconnaître les éléments de la raison humaine.
Quels sont les éléments de la raison humaine, c’est-à-dire quelles sont les idées fondamentales qui président à son exercice ? C’est là la question vitale de la philosophie. La raison s’est développée bien longtemps avant qu’on ait recherché comment elle se développait ; et en philosophie comme en toute autre chose, la pratique a précédé la théorie. Tout comme on avait admiré avant de se demander pourquoi on admirait, comme on avait fait des actes de, désintéressement avant d’avoir analysé le désintéressement, de même on avait appliqué la raison avant d’avoir interrogé sa nature et mesuré sa portée. La philosophie ou la réflexion a commencé le jour où, au lieu de laisser la raison humaine se développer selon les lois qui sont en elle, on lui a demandé compte d’elle-même et de ses lois.
La recherche que nous instituons, pour être dirigée méthodiquement, doit se diviser en trois points. Il faut premièrement constater et énumérer dans leur totalité les éléments ou idées essentielles de la raison ; il faut les posséder tous, être à la fois bien sûr que nous n’en supposons aucun et que nous n’en omettons aucun ; car si nous en imaginons un seul, un élément hypothétique nous conduirait à des rapports hypothétiques, et de là à un système hypothétique ; la première loi d’une sage méthode est donc une énumération complète. La seconde est un examen si approfondi de tous ces éléments qu’il aboutisse à leur réduction, et que nous finissions par avoir entre les mains le nombre déterminé d’éléments simples et indécomposables qui sont la borne de l’analyse. La troisième loi de la méthode est l’examen des différents rapports de ces éléments entre eux ; je dis des différents rapports, car ces éléments peuvent soutenir un grand nombre de rapports différents ; il n’en faudrait supposer aucun, mais il n’en faudrait négliger aucun. C’est quand nous aurons tous ces éléments, quand nous les aurons réduits, quand nous aurons saisi tous leurs rapports, que nous serons en possession des fondements de la raison et de son histoire.
Pendant les cinq années dont se compose mon premier enseignement, j’ai plus d’une fois tenté l’analyse des éléments essentiels de la raison humaine, dans la métaphysique, dans l’art, dans la morale, dans le droit, dans toutes les parties de la philosophie. Je n’improvise donc point ici, et sous ces rapides paroles sont de longues études48.
L’analyse rigoureuse et scientifique des éléments de la raison humaine a été deux fois sérieusement entreprise. Il appartenait à l’un des premiers génies dont s’honore l’humanité, à l’immortel auteur de l’Histoire des animaux, de pénétrer dans les profondeurs de la raison humaine, d’en rechercher et d’en décrire tous les éléments. Il y a environ cinquante ans, celui de tous les modernes qui, pour la méthode, la pénétration et l’étendue, rappelle le plus Aristote, Kant, a renouvelé ce grand travail. Aristote avait donné aux éléments de la raison humaine le titre célèbre de catégories ; Kant s’est servi à peu près du même dictionnaire. Il importe fort peu qu’on appelle les idées qui président au développement de la raison humaine, catégories en grec, ou principes de la nature humaine en anglais, ou qu’on les désigne par telle ou telle autre expression correspondante ; il ne s’agit point ici de mots, il s’agit de faits. Je pense qu’après Aristote et Kant la liste des éléments de la raison doit être fermée, et que ces deux grands analystes ont épuisé la statistique de la raison. Mais je suis loin de penser que la réduction qu’ils ont faite de ces éléments soit la borne de l’analyse, ni qu’ils aient discerné les rapports fondamentaux de ces éléments. Quels sont ces éléments légitimes ? Quelle est leur réduction ? Quels sont leurs rapports essentiels ? Ce sont là des questions bien graves, et que je suis forcé de parcourir en quelques minutes.
Si je procédais analytiquement, je vous énumérerais l’un après l’autre tous les éléments de la raison ; je vous démontrerais leur réalité, en m’adressant à votre conscience ; et quand ils seraient dans votre conscience aussi clairement que dans la mienne, quand tous ces éléments seraient énumérés, constatés, décrits, je procéderais à leur réduction et à l’examen de leurs rapports. Mais il faut aller plus vite ; il faut vous dire brusquement que la raison humaine, de quelque manière qu’elle se développe, quoi qu’elle considère, soit quelle s’arrête à l’observation de cette nature qui nous entoure, soit qu’elle s’enfonce dans les profondeurs du monde intérieur, ne conçoit toutes choses que sous la condition de deux idées. Examine-t-elle les nombres et la quantité ? il lui est impossible d’y voir autre chose que l’unité ou la multiplicité. S’occupe-t-elle de l’espace ? elle ne peut le considérer que sous deux points de vue ; elle conçoit un espace déterminé et borné, ou l’espace de tous les espaces particuliers, l’espace absolu. S’occupe-t-elle de l’existence, considère-t-elle les choses sous ce seul rapport qu’elles existent ? elle ne peut concevoir que l’idée de l’existence absolue ou l’idée de l’existence relative ? Songe-t-elle au temps ? elle conçoit ou un temps déterminé, le temps à proprement parler, ou le temps en soi, le temps absolu qui est l’éternité, comme l’espace absolu est l’immensité. Songe-t-elle aux formes ? elle conçoit une forme finie, déterminée, limitée, mesurable, et quelque chose qui est le principe de cette forme, et qui n’est ni mesurable, ni limité, ni fini, l’infini en un mot. Songe-t-elle au mouvement, à l’action ? elle ne peut concevoir que des actions bornées, des forces, des causes bornées, relatives, secondaires, ou une force absolue, une cause première au-delà de laquelle, en matière d’action, il n’est pas possible de rien rechercher et de rien trouver. Pense-t-elle à tous les phénomènes extérieurs ou intérieurs qui se développent devant elle, à cette scène mobile d’événements et d’accidents de toute espèce ? là encore elle ne peut concevoir que deux choses, la manifestation et l’apparence, ou ce qui, tout en paraissant, retient quelque chose encore qui ne tombe pas dans l’apparence, et, pour prendre le langage de la science, le phénomène et la substance. Dans la pensée, elle conçoit des pensées relatives à ceci, relatives à cela, qui peuvent être ou n’être pas, et elle conçoit le principe de la pensée, principe qui passe sans doute dans toutes les pensées relatives, mais qui ne s’y épuise point. Dans le monde moral aperçoit-elle quelque chose de beau et de bon ? elle y transporte invinciblement cette même catégorie du fini et de l’infini, qui devient ici l’imparfait et le parfait, le beau idéal et le beau réel, la vertu avec les misères de la réalité, ou la sainteté dans sa hauteur et dans sa pureté non souillée.
Je m’étendrais ici inutilement : puisque je suis forcé de fuir l’analyse, autant vaut que cette synthèse soit rapide. Voilà, selon moi, tous les éléments de la raison humaine. Monde extérieur, monde intellectuel, monde moral, tout est soumis à ces deux idées. La grande division des idées, telle que cinq années d’enseignement l’ont établi, est la division des idées contingentes et des idées nécessaires. Présentons-la aujourd’hui sous la forme plus compréhensive de l’unité et de la multiplicité, de la substance et du phénomène, de la cause absolue et des causes relatives, du parfait et de l’imparfait, du fini et de l’infini.
Chacune de ces propositions a deux termes, l’un nécessaire, absolu, un, essentiel, parfait, infini ; l’autre imparfait, phénoménal, relatif, multiple, fini. Une analyse savante identifie entre eux tous les seconds termes ainsi que tous les premiers termes entre eux ; elle identifie d’une part l’immensité et l’éternité, la substance absolue et la cause absolue, l’absolue perfection et l’absolue unité ; et, de l’autre, le multiple, le phénoménal, le relatif, le limité, le fini, le borné, l’imparfait.
Voilà donc toutes les propositions que nous avions énumérées réduites à une seule, aussi vaste que la raison, l’opposition de l’unité et de la pluralité, de la substance et du phénomène, de l’être et du paraître, de l’identité et de la différence, etc.
Arrivés à cette réduction, examinons le rapport de ces deux termes ; prenons, comme proposition exemplaire, si l’on peut s’exprimer ainsi, l’unité et la multiplicité. Quels sont les rapports de ces deux termes de la même proposition ? Dans quel ordre les concevons-nous ? Commençons-nous par concevoir l’idée de l’unité, puis l’idée de la diversité ; ou bien concevons-nous d’abord l’idée de la diversité, et puis celle de l’unité ? Recueillez-vous un instant, rentrez un instant en vous-mêmes, et dites-moi si, aussitôt que je vous parle de la multiplicité, il vous est possible de ne pas concevoir l’unité ; si, quand je vous parle du fini, vous ne concevez pas nécessairement l’infini. La réciproque est vraie. Quand je vous parle d’unité, vous ne pouvez pas ne pas penser à la variété ; quand je vous parle d’infini, vous ne pouvez pas ne pas concevoir le fini. Il ne faut pas dire, comme deux grandes écoles rivales, que l’esprit humain débute par l’unité et l’infini, ou parle fini et le multiple ; car, si l’esprit humain débute par l’unité seule, je lui porte le défi d’arriver jamais à la multiplicité ; ou, s’il part de la multiplicité seule, je lui porte également le défi d’arriver jamais à l’unité ; s’il partait des phénomènes tout seuls, il n’arriverait pas aux substances ; s’il partait de la seule idée de l’imperfection, il n’arriverait pas à la perfection ; et réciproquement. Les deux idées fondamentales auxquelles se réduit la raison sont donc deux idées contemporaines. L’une suppose l’autre dans l’ordre d’acquisition de nos connaissances. Tout de même que nous ne débutons pas seulement par les sens et par l’expérience, et que nous ne débutons pas non plus par l’intelligence toute seule, de même l’esprit humain ne débute ni par l’unité ni par la multiplicité ; il débute et ne peut pas ne pas débuter par l’une et par l’autre ; l’une est le contraire de l’autre ; mais le contraire impliquant son contraire, l’une n’est qu’à condition que l’autre soit en même temps. Tel est l’ordre de l’acquisition de nos connaissances49. L’ordre de la nature est différent.
Sans doute, l’une de ces deux idées ne nous est pas concevable sans l’autre. Mais en même temps que nous ne concevons pas l’une sans l’autre, nous ne concevons pas non plus que dans l’ordre intrinsèque des choses, la variété puisse exister sans que préalablement n’ait existé l’unité. L’unité, la perfection, le nécessaire, l’éternité, l’espace absolu, l’infini nous paraissent la chose réelle et positive dont la diversité, le fini, l’imparfait, le momentané, le successif, ne sont que la négation. C’est donc l’unité qui préexiste à la variété, comme l’affirmation à la négation, comme dans d’autres catégories l’être précède l’apparence, la cause première précède la cause seconde, le principe de toute manifestation précède toute manifestation.
L’unité est antérieure à la variété ; mais quoique l’une soit antérieure à l’autre, une fois qu’elles sont, peuvent-elles être séparées ? Qu’est-ce que l’unité prise isolément ? Une unité indivisible, une unité morte, une unité qui, restant dans les profondeurs de son existence absolue et ne se développant jamais, est pour elle-même comme si elle n’était pas. De même, qu’est-ce que la variété sans unité ? Une variété qui, ne pouvant pas être rapportée à une unité, ne peut jamais former une totalité, une collection quelconque ; c’est une suite de quantités indéfinies, de chacune desquelles on ne peut pas même dire qu’elle est elle et non pas une autre, car ce serait supposer qu’elle est une, c’est-à-dire supposer l’idée d’unité : de sorte que, sans unité, la variété aussi est comme si elle n’était pas. Voilà ce que produirait l’isolement de l’unité et de la variété ; l’une est nécessaire à l’autre pour exister de la vraie existence, de cette existence qui n’est ni l’existence multiple, variée, mobile et négative, ni cette existence absolue, éternelle, infinie, qui est elle-même comme le néant de l’existence. La réalité est dans l’union de ces deux éléments, quoiqu’essentiellement l’un soit supérieur et antérieur à l’autre.
Vous ne pouvez séparer la variété de l’unité, ni l’unité de la variété, la substance du phénomène, ni le phénomène de la substance ; ils coexistent nécessairement. Mais comment coexistent-ils ? L’unité est antérieure à la multiplicité : comment donc l’unité a-t-elle pu admettre la multiplicité ? La pensée ne peut concevoir l’une sans l’autre ; mais, dans l’ordre réel, nous avons reconnu que l’une est antérieure à l’autre : comment donc s’est fait ce mouvement de l’unité à la variété ? C’est là le vice fondamental des théories anciennes et modernes ; elles posent l’unité d’un côté, la multiplicité de l’autre, l’infini et le fini dans une opposition telle que le passage de l’un à l’autre semble impossible.
Nous avons identifié tous les seconds termes entre eux ; nous avons identifié aussi tous les premiers termes. Et quels sont ces premiers termes ? c’est l’immensité, l’éternité, l’infini, l’absolue unité. Nous verrons un jour comment l’école d’Élée50, en se plaçant exclusivement dans ce point de vue, à la cime de l’immensité, de l’éternité, de l’être en soi, de la substance infinie, a démontré qu’il est impossible, en partant de là, d’arriver à l’être relatif, au fini, à la multiplicité. L’erreur fondamentale de l’école d’Élée vient de ce que, dans tous les premiers termes que nous avons énumérés, elle en a oublié un qui égale tous les autres en certitude et qui a droit à la même autorité, à savoir la cause. L’immensité ou l’unité de l’espace, l’éternité ou l’unité du temps, l’unité des nombres, l’unité de la perfection, l’idéal de toute beauté, l’infini, la substance absolue, l’être en soi est une cause aussi, non pas une cause relative, contingente, finie, mais une cause absolue. Or, étant une cause absolue, elle n’a pas besoin d’une force étrangère pour se développer. Soit donné seulement l’être en soi, la substance absolue sans causalité, le monde est impossible. Mais si l’être en soi est aussi une cause, et une cause absolue, le mouvement et le monde suivent naturellement. L’absolu véritable n’est pas le pur être en soi : c’est la puissance et la cause prise absolument et par conséquent créant51 par sa propre force tout ce que vous voyez autour de vous.
Je viens en apparence de tourmenter des abstractions. J’ai fait ce qu’ont fait avant moi mes maîtres, Platon, Aristote, Descartes, Leibnitz, Kant. J’espère que bientôt je vous prouverai que ces prétendues abstractions sont le fond de toute réalité, que ces catégories si vaines en apparence, c’est la vie de la nature, c’est la vie de l’humanité, c’est la vie de l’histoire.
Cinquième leçon.
Idées fondamentales de l’histoire.
Récapitulation. Des idées dans l’intelligence humaine. — Des idées dans l’intelligence divine. — Du vrai caractère de l’intelligence. — Réponse à quelques objections. — Passage de Dieu à l’univers. De la création. — De l’univers comme manifestation de l’intelligence divine et des idées qui la constituent. Que ces idées passent dans le monde et en font l’harmonie, la beauté et la bonté. Expansion et attraction, etc. — Humanité. L’homme microcosme : la psychologie, science universelle en abrégé. — Fait fondamental de conscience : trois termes encore, le fini, l’infini et leur rapport. — Tous les hommes possèdent ce fait ; leur seule différence vient de la prédominance de tel ou tel élément de ce fait, selon l’attention plus ou moins grande qu’on lui accorde. — Il en est de même du genre humain : son identité est dans l’égale possession des trois éléments de la conscience ; ses différences viennent de la prédominance de l’un d’eux sur les autres. Ces différences constituent les différentes époques de l’histoire.
Rappelez-vous les conclusions de la dernière leçon, l’intelligence, à quoi que ce soit qu’elle s’applique, ne peut rien concevoir que sous la condition des deux idées qui président à l’exercice de son activité : l’idée de l’un et du multiple, du fini et de l’infini, de l’être et du paraître, de la substance et du phénomène, de la cause première et des causes secondes, de l’absolu et du relatif, du nécessaire et du contingent, de l’immensité et de l’espace, de l’éternité et du temps, etc. L’analyse, en rapprochant toutes ces propositions, en rapprochant par exemple tous leurs premiers termes, les identifie ; elle identifie également tous les seconds termes ; de sorte que, de toutes ces propositions comparées et combinées, il résulte une seule proposition, une seule formule qui est la formule même de la pensée, et que vous pouvez exprimer, selon les cas, par l’un et le multiple, l’être absolu et l’être relatif, l’unité et la variété, etc. Enfin, les deux termes de cette formule si compréhensive ne constituent pas un dualisme dans lequel le premier terme est d’un côté, le second de l’autre, sans autre rapport que celui d’être aperçus en même temps par l’intelligence ; le rapport qui les lie est tout autrement essentiel : l’unité, l’être, l’éternité, etc., le premier terme de la formule, est cause aussi et cause absolue ; et en tant que cause absolue, il produit spontanément le second terme, la multiplicité, le fini, le relatif, etc. Le résultat de tout ceci est que les deux termes, ainsi que le rapport de génération qui tire le second du premier et qui l’y rapporte sans cesse, sont les trois éléments intégrants de l’intelligence. Il n’est pas au pouvoir de la raison, dans ses abstractions les plus hardies, de séparer aucun de ces trois termes l’un de l’autre. Essayez d’ôter l’unité, et la variété seule n’est plus additionnable, elle n’est même plus compréhensible ; ou bien essayez de retrancher la variété, et vous avez une unité immobile, une unité qui ne se manifeste point, et qui à elle seule n’est pas une pensée, toute pensée s’exprimant en une proposition, et un seul terme ne suffisant à aucune proposition ; enfin, ôtez le rapport qui lie intimement la variété à l’unité, et vous détruisez encore le lien nécessaire des deux termes de toute proposition. Nous pouvons donc regarder comme un point incontestable que ces trois termes sont distincts, mais inséparables, et qu’ils constituent à la fois une triplicité et une unité indivisible.
Parvenus à cette hauteur, nous avons perdu terre, et il importe de bien reconnaître où nous en sommes ; c’est-à-dire qu’il faut reconnaître la nature de ces trois idées qui nous ont paru le fond même de la raison.
Quelle est la nature des idées ? Les idées sont-elles de simples signes qui n’existent que dans le dictionnaire, de purs mots, et faut-il être nominaliste ? Nullement ; car les noms, les mots, les signes à l’aide desquels nous pensons, nous ne pouvons les admettre qu’à la condition de les comprendre, et nous ne pouvons les comprendre qu’à la condition générale de comprendre, de nous entendre avec nous-mêmes. Les signes sont sans doute des secours puissants pour la pensée, mais ils n’en sont pas le principe interne ; il est trop clair que la pensée préexiste à son expression, que nous ne pensons pas parce que nous parlons52, mais que nous parlons parce que nous pensons, et parce que nous avons quelque chose à dire. Si on repousse le nominalisme, faut-il donc admettre que les idées sont des choses qui existent comme tout le reste, et, comme le dit Malebranche, que ce sont de petits êtres qui ne sont point méprisables ? Pas davantage. Non, les idées ne sont pas des choses, ne sont pas des êtres53. Qui est-ce qui a vu des idées ? qui est-ce qui a touché des idées ? Si, ce dont je doute un peu, les réalistes ont voulu parler de l’existence extérieure des idées, ils sont tombés dans la plus évidente absurdité. Je suis tenté de ne pas la leur imputer ; mais enfin on la leur prête, à tort ou à raison. Pour y échapper, nous adresserons-nous aux conceptualistes, afin de parcourir le cercle connu des trois grandes écoles françaises du moyen âge54 sur la question des idées ? c’est à quoi on s’est généralement arrêté. Et moi aussi, je suis prêt à accorder que les idées ne sont que des conceptions de la raison, de l’intelligence, de la pensée, si on veut bien s’entendre avec moi sur la nature de la raison, de l’intelligence, de la pensée.
La raison est-elle purement humaine, à parler rigoureusement ? ou bien n’est-elle humaine que par cela seul qu’elle fait son apparition dans l’homme ? La raison vous appartient-elle ? est-elle vôtre ? Qu’est-ce qui vous appartient ? qu’est-ce qui est vôtre ? je veux mouvoir mon bras, et je le meus ; je prends telle résolution : cette résolution est exclusivement mienne, je ne puis l’imputer à aucun de vous ; elle m’appartient ; et cela est si vrai, que s’il me plaît, à l’instant même je prends une résolution contraire, je veux autre chose, je produis un autre mouvement, parce que c’est l’essence même de ma volonté d’être libre, de faire ou de ne pas faire, de commencer une action ou de la suspendre ou de la changer, quand et comme il me plaît. En est-il de même des perceptions de la raison ? La raison conçoit une vérité mathématique : peut-elle changer cette conception, comme ma volonté a changé tout à l’heure ma résolution ? peut-elle concevoir que deux et deux ne font pas quatre ? Essayez, et vous n’y parviendrez point ; et non seulement en mathématiques, mais dans toutes les autres sphères de la raison, le même phénomène a lieu. En morale, tentez de concevoir que le juste n’est point obligatoire ; dans les arts, tentez de concevoir que telle ou telle forme n’est pas belle : vous le tenterez en vain, la raison vous imposera toujours la même conception. La raison ne se modifie pas à son gré ; vous ne pensez pas comme vous voulez. Tout ce qui est libre est vôtre ; ce qui n’est pas libre en vous n’est point à vous, et la liberté est le caractère propre de la personnalité. On ne peut s’empêcher de sourire quand de nos jours on entend parler contre la raison individuelle. En vérité, c’est un grand luxe de déclamation ; car il n’y a rien de moins individuel que la raison : si elle était individuelle, nous la maîtriserions comme nous maîtrisons nos résolutions et nos volontés ; nous changerions toutes les minutes ses actes, c’est-à-dire nos conceptions. Si ces conceptions n’étaient qu’individuelles, nous ne songerions pas à les imposer à aucun autre individu ; car imposer ses conceptions individuelles et personnelles à un autre individu, a une autre personne, serait le despotisme le plus extravagant. Mais les choses ne vont pas ainsi : en fait nous déclarons en délire ceux qui n’admettent pas les rapports mathématiques des nombres, ceux qui n’admettent pas la différence du beau et du laid, du juste et de l’injuste. Pourquoi ? parce que nous savons que ce n’est pas l’individu qui constitue ces conceptions, ou, en d’autres termes, que la raison en soi a quelque chose d’universel et d’absolu ; qu’elle oblige tous les individus, et qu’un individu, en même temps qu’il se sait obligé par elle, sait que tous les autres sont obligés par elle au même titre. La raison en nous n’est donc pas purement individuelle, puisqu’elle nous apparaît comme la loi de tous les individus. De là ce soupçon sublime de Fénelon : « Ô raison, raison, n’es-tu pas le Dieu que je cherche ? »
La raison en elle-même est universelle et absolue, et par conséquent elle serait infaillible, mais tombée qu’elle est dans l’homme, et par là en rapport avec les sens, les passions et l’imagination, d’infaillible qu’elle est en soi, elle devient faillible. Ce n’est pas elle qui se trompe, mais ce en quoi elle est l’égare ; de là ses aberrations : elles sont nombreuses ; et comme elles dérivent d’un rapport qui, dans l’état actuel des choses, est notre condition inévitable, elles sont inévitables elles-mêmes. La vérité méconnue n’est pour cela ni altérée ni détruite ; elle subsiste indépendamment de la raison qui, dans son état présent, ne l’aperçoit pas ou l’aperçoit mal. La vérité en elle-même est indépendante de notre raison ; son sujet véritable est la raison universelle et absolue, cette intelligence incorruptible dont la nôtre est un fragment. C’est là la théorie de Platon, de saint Augustin, de Malebranche, de Fénelon, de Bossuet, de Leibnitz55.
Les idées ne sont donc pas de purs mots, et ce ne sont pas non plus des êtres ; ce sont des conceptions de la raison humaine ; et même la rigueur de l’analyse force de les rapporter au principe éternel de la raison humaine, à la raison divine : c’est à cette raison seule qu’elles appartiennent ; elles ne sont que prêtées en quelque sorte à toutes les autres raisons. C’est là qu’elles existent ; mais de quelle manière ? Pour le découvrir, il ne faut pas chercher bien loin : elles existent de l’existence de l’esprit ; elles ne sont pas autre chose que les manières d’être de la raison éternelle. Or, la manière d’être de la raison éternelle et de l’esprit absolu, c’est une manière d’être tout intellectuelle et tout idéale, ici toute discussion cesse, l’esprit ne s’explique que par lui-même ; il atteste seul et légitime seul sa manière d’exister. Et remarquez qu’en faisant des idées les manières d’être de l’éternelle Intelligence, vous donnez à cette intelligence ce qui lui est nécessaire pour être une vraie intelligence, c’est-à-dire pour se connaître ; car le propre de l’intelligence n’est pas seulement de pouvoir connaître, mais de connaître en effet. À quelle condition y a-t-il intelligence pour nous ? Il ne suffit point qu’il y ait en nous un principe d’intelligence, il faut que ce principe se développe et se prenne lui-même comme objet de sa propre intelligence. La condition nécessaire de l’intelligence, c’est la conscience56, c’est-à-dire la différence. Il ne peut y avoir connaissance que là où il y a plusieurs termes dont l’un aperçoit l’autre et en même temps s’aperçoit lui-même : c’est là se connaître, c’est là se comprendre, c’est là l’intelligence : l’intelligence sans conscience est la possibilité abstraite de l’intelligence, non l’intelligence réalisée, et la conscience implique la diversité et la différence. Transportez ceci de l’intelligence humaine à l’intelligence absolue, c’est-à-dire rapportez les idées, j’entends les idées au sens de Platon et de Leibnitz, à la seule intelligence à laquelle elles puissent essentiellement appartenir, vous avez, si je puis m’exprimer ainsi, la vie de l’intelligence divine, vous avez cette intelligence avec les éléments divers et harmonieux qui lui sont nécessaires pour être une vraie intelligence.
Résumons-nous. Il y a dans la raison humaine deux éléments distincts avec leur rapport, c’est-à-dire trois éléments, trois idées. Ces trois idées ne sont pas un produit arbitraire de la raison humaine ; loin de là, elles constituent cette raison. Or, ce qui était vrai dans la raison humaine considérée subsiste dans la raison considérée en soi ; ce qui constituait notre raison est le fond même de la raison éternelle, c’est-à-dire une triplicité qui se résout en unité, et une unité qui se développe en triplicité. L’unité de cette triplicité est seule réelle, et en même temps cette unité périrait tout entière dans un seul des trois éléments qui lui sont nécessaires ; ils ont donc tous la même valeur, et constituent une unité indécomposable. Quelle est cette unité ? L’intelligence divine elle-même. Voilà jusqu’où, sur les ailes des idées, pour parler comme Platon, s’élève notre intelligence ; voilà le Dieu trois fois saint que reconnaît et adore le genre humain, et au nom duquel l’auteur du Système du monde découvrait et inclinait avec respect sa tête octogénaire.
Nous sommes ici bien au-dessus du monde, au-dessus de l’humanité, au-dessus de l’humaine raison. La nature et l’humanité ne sont pas encore pour nous ; nous ne sommes que dans le monde des idées. Il me semble donc permis d’espérer qu’on voudra bien ne pas m’accuser de confondre avec le monde l’éternelle intelligence qui, avant le monde et l’humanité, existe déjà de la triple existence inhérente à sa nature. Mais si, à cette hauteur, la philosophie échappe à l’accusation de panthéisme, on ne lui fera peut-être pas grâce d’une accusation tout opposée, celle de vouloir pénétrer dans la profondeur de l’essence divine, qui, dit-on, est incompréhensible. On veut que Dieu soit incompréhensible. Des hommes, des êtres raisonnables, dont la nature et la destinée est, avant tout, de connaître et de comprendre, et qui croient à l’existence de Dieu, n’y veulent croire que sous cette réserve expresse que cette existence soit incompréhensible. Que veut-on dire par là ? veut-on dire qu’elle soit absolument incompréhensible ? Mais ce qui serait absolument incompréhensible n’aurait nul rapport à notre intelligence, et ne pourrait être admis ni même soupçonné par elle. Un Dieu qui nous est absolument incompréhensible est un Dieu qui n’existe pas pour nous. En vérité, que nous serait un Dieu qui n’aurait pas donné à sa créature assez d’intelligence pour que cette pauvre créature pût s’élever jusqu’à lui, le connaître et y croire ? Croire, c’est connaître et comprendre en quelque degré. Ôtez la possibilité de connaître, et la racine de la foi est enlevée. Mais si Dieu n’est pas entièrement incompréhensible, il l’est par plus d’un côté ; cela est vrai, et c’est à cause de cela même que les ombres et les défaillances se mêlent à la foi la plus assurée57.
J’irai plus loin ; et à ce mysticisme pusillanime je répondrai du haut de l’orthodoxie chrétienne. Savez-vous quelle est la théorie que je vous ai exposée ? Ce n’est rien moins que le fond même du christianisme. Le Dieu des chrétiens est triple et un tout ensemble, et les accusations qu’on élèverait contre la doctrine que j’enseigne doivent remonter jusqu’à la Trinité chrétienne. Le dogme de la Trinité est la révélation de l’essence divine, éclairée dans toute sa profondeur, et amenée tout entière sous le regard de la pensée. Et il ne paraît pas que le christianisme croie l’explication de l’essence divine interdite à l’intelligence humaine, puisqu’il la fait enseigner au plus humble d’esprit, et qu’il en fait la première des vérités qu’il inculque à ses enfants. Mais quoi ! s’écriera-t-on, oubliez-vous que cette vérité est un mystère ? Non, je ne l’oublie pas ; mais n’oubliez pas non plus que ce mystère est une vérité. Et je ne fais que répéter ce qu’ont dit bien avant moi les plus grands docteurs de l’Église, saint Jean de Damas, saint Anselme et Bossuet lui-même58. Ces grands hommes ont tenté une explication des mystères, entre autres du mystère de la très sainte Trinité : donc ce mystère, tout saint et sacré qu’il était à leurs yeux, contenait des idées qu’il était possible de dégager de leur forme. Cette forme est empruntée aux relations humaines les plus touchantes. Mais si elle est sainte, les idées qui sont dessous le sont aussi ; et ce sont ces idées que la philosophie considère en elles-mêmes. Laissons à la religion la forme qui lui est inhérente : elle trouvera toujours ici le respect le plus profond et le plus vrai ; mais en même temps, sans toucher aux droits de la religion, déjà j’ai défendu et je défendrai constamment ceux de la philosophie. Encore une fois la forme de la religion et celle de la philosophie sont différentes ; mais en même temps le contenu, si je puis m’exprimer ainsi, de la religion et de la philosophie est le même. Il est donc souverainement injuste, là où le fond se ressemble si fort, d’insister hostilement sur la différence de la forme. La religion est la philosophie de l’espèce humaine ; un petit nombre d’hommes tente d’aller plus loin ; mais, en considérant l’harmonie essentielle de la religion et de la philosophie, tout vrai philosophe entoure de vénération la religion et ses formes ; et il ne la révère pas par une sorte d’indulgence qui serait fort déplacée, il la révère sincèrement, parce qu’elle est la forme sainte de la vérité. Excusez, messieurs, ces développements59 excessifs peut-être ; car j’ai besoin de me hâter dans la longue carrière qui est devant nous.
Il faut avancer, il faut aller de Dieu à l’univers. Mais comment y va-t-on, et qui conduit de Dieu à l’univers ? La création. Ici n’abandonnons pas la méthode que nous avons toujours suivie, cette méthode qui emprunte à la conscience humaine ce que plus tard, par une induction supérieure, elle appliquera à l’essence divine60. Créer est une chose qui n’est pas si difficile à concevoir, car c’est une chose que nous faisons toutes les minutes ; en effet, nous créons toutes les fois que nous produisons un acte libre. Je veux, je prends une résolution, j’en prends une autre, puis une autre encore ; je la modifie, je la suspends, je la poursuis, etc. Qu’est-ce que je fais ? je produis un effet que je me rapporte à moi comme cause, et comme cause unique ; à ce point que, relativement à l’existence de cet effet, je ne cherche rien au-delà de moi-même. Nous créons l’acte libre, car nous ne le rapportons à aucun principe autre que nous ; nous nous l’imputons à nous et à nous exclusivement ; il n’était pas, il commence à être, par la vertu de la puissance causatrice que nous possédons. Voilà ce que c’est que créer ; mais avec quoi ? avec rien, dit-on. Oui et non. Nous créons de rien, en ce sens que la matière de notre action n’est pas en dehors de nous ; et nous ne créons pas de rien, car nous créons avec le fond même de notre être. L’homme ne tire point du néant l’action qu’il n’a pas faite encore et qu’il va faire ; il la tire de la puissance très réelle qu’il a de la faire. La création divine est de la même nature. Dieu, en créant l’univers, ne le tire pas du néant, qui n’est pas, qui ne peut pas être, qui est un pur mot ; il le tire de lui-même, de cette puissance de causation et de création dont nous possédons une image ; et toute la différence de notre création à celle de Dieu est la différence générale de Dieu à l’homme, la différence de la cause suprême et absolue à une cause relative et secondaire.
Je produis un effet, mais cet effet expire sous l’œil même de celui qui le produit : il s’étend à peine au-delà de la conscience ; souvent il y meurt ; jamais il ne la dépasse beaucoup, ma force causatrice trouvant très facilement des limites. Je veux produire un mouvement, et souvent je ne produis que la volition d’un mouvement ; le plus misérable accident paralyse mon bras ; l’obstacle le plus vulgaire s’oppose à ma puissance ; et mes créations, comme ma force créatrice elle-même, sont relatives, contingentes, bornées ; mais enfin ce sont des créations, et là est le type de la conception de la création divine.
Dieu crée donc en vertu de sa puissance créatrice ; il tire le monde, non pas, encore une fois, du néant qui n’est pas, mais de lui qui est le principe de l’existence61. Son caractère éminent étant une force, créatrice absolue qui ne peut pas ne pas passer à l’acte, il suit non seulement que la création est possible, mais qu’elle est nécessaire62. Il y a plus : Dieu crée avec lui-même ; donc il crée avec toutes les qualités que nous lui avons reconnues, et qui passent dans ses créations. Dieu est dans l’univers, comme la cause est dans son effet, comme nous-mêmes, causes faibles et bornées, nous sommes dans les effets faibles et bornés que nous produisons. Et si Dieu est pour nous l’unité de l’être, de l’intelligence et de la puissance, avec la variété inhérente à cette unité, et avec leur rapport tout aussi nécessaire que les deux termes qu’il unit, tous ces caractères du principe éternel des choses se doivent retrouver dans le monde et dans l’existence visible. Donc la création n’est pas un mal, elle est un bien ; et ainsi nous la représentent les saintes Écritures : « Il vit que cela était bien. »
Pourquoi ? parce que cela lui était plus ou moins conforme.
Voilà l’univers créé, et manifestant celui qui le crée ; mais cette manifestation ne l’épuise point. Je m’explique.
Je veux agir, et je produis une action ; ma force volontaire paraît par cet acte ; elle y est ; mais comment y est-elle ? y est-elle passée tout entière, de telle sorte qu’il n’en reste plus rien ? non, et cela est si vrai, qu’après avoir fait tel acte, j’en produis un nouveau, je le modifie, je le change. De même si Dieu est dans le monde, si Dieu y est avec tous les éléments qui constituent son être, il n’y est ni absorbé ni épuisé ; et après avoir produit ce monde, il ne reste pas moins tout entier dans son unité et dans son essence éternelle.
C’est dans ce double point de vue de la manifestation de Dieu en ce monde, et dans la subsistance de l’essence divine en elle-même, quoiqu’elle soit manifestée dans le monde, qu’est le vrai rapport du monde à Dieu, rapport qui est à la fois un rapport de ressemblance et de différence ; car il répugne que Dieu en se manifestant ne passe pas jusqu’à un certain point dans sa manifestation, et en même temps il répugne que le principe d’une manifestation ne reste pas différent de cette manifestation de toute la différence de la cause et de l’effet. L’univers est donc un reflet imparfait, mais un reflet de l’essence divine63.
Je ne veux point rechercher ici les lois intellectuelles cachées sous les lois physiques ordinaires. Mais tous les hommes, l’ignorant comme le savant, ne voient-ils pas dans l’univers une constante harmonie ? Peut-on nier qu’il n’y ait de l’harmonie dans les mouvements du monde ? Ce serait nier que le monde dure, qu’il dure deux minutes ; car s’il n’y avait pas harmonie dans les mouvements du monde, le monde serait bientôt détruit. Or, évidemment l’harmonie suppose l’unité, mais non pas l’unité seule. Il y a déjà de la variété dans l’harmonie, et de plus il y a un rapport de la variété à l’unité, il y a le mélange de l’unité et de la variété dans une mesure parfaite ; c’est là l’harmonie et la vie de l’univers. Voilà pourquoi vous trouvez le monde une belle chose ; c’est ce rapport intime de l’unité et de la variété qui fait la beauté de ce monde ; c’est ce même rapport qui, en faisant son existence, sa durée et sa beauté, fait aussi le caractère bienfaisant de ses lois ; car ces lois, harmonieuses en elles-mêmes, produisent et répandent de tous côtés l’harmonie. Mais ce ne sont là que des généralités. Entrez dans les détails, parcourez les sphères diverses dans lesquelles la science a divisé le monde, et vous y retrouverez les mêmes caractères que vous avait offerts l’aspect général de la nature. Prenez la mécanique, l’astronomie, la physique générale : qu’y trouvez-vous ? deux grandes forces, centripète et centrifuge, à la fois opposées et liées entre elles. La loi de la matière est la divisibilité à l’infini, c’est-à-dire l’expansion universelle. Or la divisibilité à l’infini n’est pas autre chose que le mouvement de l’unité à la variété conçu sans limites. Supposez qu’il soit réellement sans limites, savez-vous ce qui en arriverait ? la dissolution de toutes choses. En effet, si la divisibilité à l’infini n’a pas de contrepoids, tout se divise et se subdivise infiniment ; les éléments qui résultent de cette subdivision infinie se subdivisent eux-mêmes infiniment. Que cette divisibilité ne s’arrête point, et il n’y a plus ni contiguïté dans l’espace, ni continuité dans le temps ; il n’y a plus d’éléments distincts, il n’y a plus que des quantités indéfinies qui échappent à toute numération, à toute composition, à toute addition. Cette loi, cette tendance de la divisibilité à l’infini, est bien dans le monde, mais comment y est-elle ? avec une autre loi, celle de l’attraction universelle. L’attraction est le retour de la variété à l’unité, comme l’expansion est le mouvement de l’unité à la variété. Et c’est parce que ces deux lois universelles sont en rapport l’une avec l’autre, et se forment l’une à l’autre contrepoids et équilibre ; en un mot, c’est parce qu’elles sont en harmonie, que le monde subsiste deux minutes de suite. Allez de la mécanique, de l’astronomie et de la physique à la chimie, à la physiologie végétale et animale ; vous retrouvez ces deux mouvements et leur rapport ; la cohésion et son contraire, l’assimilation et son contraire encore, avec le rapport intime qui les rapproche. Je n’insiste pas ; déjà en France ces grands résultats de la science, de la nature commencent à se faire jour à travers les travaux de détail et à agiter toutes les têtes pensantes ; déjà commence parmi nous une philosophie de la nature, ailleurs plus avancée peut-être, mais plus hypothétique64; ici plus circonspecte, mais avec un grand avenir. Je me suis contenté de vous tracer à la hâte quelques traits de ce grand tableau ; j’arrive à l’humanité.
Rien ne périt dans la vie universelle ; tout se métamorphose et tout se résume. La mécanique et la physique passent dans la chimie, laquelle passe à son tour dans la physiologie végétale, laquelle a sa place aussi dans l’économie animale. Eh bien ! tous ces degrés de la vie se retrouvent dans l’humanité. L’humanité, c’est tout cela, plus la connaissance de tout cela ; ce sont les éléments constitutifs de toute existence amenés sous les yeux de la conscience.
L’étude de la conscience est l’étude de l’humanité. L’étude de la conscience, dans le dictionnaire philosophique, s’appelle psychologie. Si l’homme résume le monde entier, comme le monde entier réfléchit Dieu, si toutes les puissances de l’essence divine passent dans le monde et reviennent dans la conscience de l’homme, jugez du haut rang de l’homme dans la création, et par conséquent de la psychologie dans la science. L’homme est un univers en abrégé : la psychologie est la science universelle concentrée. La psychologie contient et réfléchit tout, et ce qui est de Dieu, et ce qui est du monde, sous l’angle précis et déterminé de la conscience ; tout y est à l’étroit, mais tout y est. Dans la conscience, il y a mille et mille phénomènes sans doute comme dans le monde extérieur ; mais tout de même que le monde extérieur peut se résumer dans deux grandes lois et dans leur rapport, de même tous les faits de conscience peuvent se résumer et se résument en un fait constant, permanent, universel, qui subsiste dans toutes les circonstances possibles, qui a lieu dans la conscience du pâtre comme dans celle de Leibnitz, qui est dans toute conscience à cette seule condition qu’il y ait un acte de conscience. C’est le fait le plus vulgaire et le plus sublime : le plus vulgaire, en ce qu’il est dans toutes les consciences ; le plus sublime, en ce qu’il renferme les plus vastes conséquences.
Il y a un art psychologique, car la réflexion est pour ainsi dire contre nature, et cet art ne s’apprend pas en un jour ; on ne se replie pas facilement sur soi-même sans un long exercice, une habitude soutenue, un apprentissage laborieux. Au lieu donc de me livrer ici à une analyse approfondie du fait de conscience, que vous pourriez avoir quelque peine à suivre, je me contenterai de vous présenter les caractères généraux de ce fait65. Ne craignez rien, je serai court.
Tant que l’homme ne se connaît pas, il ne connaît rien ; car nous ne pouvons rien savoir qu’autant que nous savons que nous sommes ; tout savoir quelconque implique le savoir de soi-même, non sans doute un savoir développé, mais ce savoir qui consiste du moins à savoir que nous sommes. Tant que l’homme n’est pas pour lui-même, il est comme s’il n’était pas ; mais du moment qu’il se connaît, il ne se connaît qu’à la condition de savoir tout le reste, de la même manière qu’il se sait lui-même. Tout est donné dans tout ; et l’homme en s’apercevant aperçoit déjà vaguement tout ce qu’il atteindra plus tard d’une vue plus ferme.
Quand je m’aperçois, je me distingue de tout ce qui n’est pas moi ; et en me distinguant de tout ce qui n’est pas moi, je fais deux choses : 1º je m’affirme moi-même comme étant ; 2º j’affirme comme étant aussi ce dont je me distingue. Je ne suis moi, je ne suis ce moi qui ne se confond avec rien d’étranger à lui, qu’à la condition de me distinguer de tout le reste ; et se distinguer de quelque chose, c’est supposer que ce dont on se distingue existe. L’homme ne se trouve donc qu’en trouvant autre chose qui l’environne, et par conséquent le limite. Rentrez un moment en vous-mêmes, et vous reconnaîtrez que le moi que vous êtes est un moi limité de toutes parts par des objets étrangers. Mais si le monde extérieur borne le moi et lui fait obstacle en tout sens, le moi aussi agit sur le monde, le modifie, s’oppose à son action, et lui imprime la sienne en quelque degré ; et ce degré, si faible qu’il soit, devient pour le monde une borne, une limite. Voilà l’opposition mutuelle dans laquelle nous nous saisissons ; cette opposition est permanente dans la conscience, elle dure tant qu’il y a conscience. Mais, après tout, cette opposition se résout en une seule et même notion, celle du fini. Ce moi que nous sommes est fini ; le non-moi qui le limite est fini lui-même, ils le sont à différents degrés, mais ils le sont également ; nous sommes donc encore ici dans la sphère du fini. N’y a-t-il pas autre chose dans la conscience ?
Oui, en même temps que l’intelligence saisit le moi comme fini dans son opposition au non-moi fini lui-même, elle ne s’arrête ni à l’un ni à l’autre ; elle part de là pour concevoir un être qui a tous les caractères opposés à ceux que le moi trouve en lui-même et dans le non-moi qui lui est tout ensemble analogue et contraire. Cet être est absolu, comme le moi et le non-moi sont relatifs ; c’est une substance nécessaire, comme le moi et le non-moi sont des substances contingentes. De plus, il n’est pas seulement une substance, c’est une cause aussi. En effet, le moi ne se saisit que dans ses actes, comme une cause qui agit sur le monde extérieur et le monde extérieur n’arrive à la connaissance du moi que par les impressions qu’il fait sur lui, par les sensations que le moi éprouve, qu’il ne peut pas détruire, qu’il ne peut donc rapporter à lui-même, et qu’il rapporte alors à quelque cause étrangère : cette cause étrangère est le monde ; c’est une cause finie, et le moi aussi est une cause finie. La substance infinie, principe commun du moi et du non-moi, est donc une cause aussi, et elle est, conséquemment à sa nature, une cause infinie.
Il n’est pas au pouvoir de l’homme de détruire un seul de ces trois termes du fait de conscience. C’est là l’étoffe dont sont faites toutes nos idées, toutes nos convictions. À toutes les minutes, dans toutes les circonstances les plus vulgaires de notre existence, nous croyons que nous sommes, nous croyons qu’il y a un monde extérieur qui existe aussi, et qui est comme nous limité et fini ; et nous rapportons et ce monde et nous-mêmes à quelque chose de meilleur au-delà de quoi il nous est impossible de rien concevoir en fait d’existence et de puissance.
L’identité de la conscience constitue l’identité de la connaissance humaine. C’est sur ce fond commun que le temps dessine toutes les différences qui distinguent l’homme de l’homme. Les trois termes de la conscience y forment une synthèse primitive plus ou moins confuse. Souvent l’homme y demeure captif, et c’est le cas de la plupart des hommes ; quelquefois il en sort, il ajoute l’analyse à cette synthèse primitive, il la dégage en la soumettant à la lumière de la réflexion qui, en se répandant successivement sur chacun des trois termes de la conscience, les éclaire l’un par l’autre ; et alors l’homme sait mieux ce qu’il savait déjà. Il n’y a pas d’autre différence de l’homme à l’homme.
Telle est la supériorité de la réflexion et de la science humaine sur les croyances primitives de la conscience : elle n’est pas plus grande. Ajoutez qu’il peut arriver que la réflexion qui est successive, et se porte tour à tour sur un des termes de la conscience, préoccupée de l’un deux s’y arrête et néglige les autres, substitue à la synthèse et à l’aperception confuse, mais complète de la conscience, une analyse imparfaite, une science exclusive.
Ce que je dis de l’individu, je le dis du genre humain. J’ai rendu hommage à la Providence, en montrant dans la conscience du plus vulgaire des hommes les trois termes qui sont dans la réflexion scientifique la plus développée. La seule différence d’un homme à un homme est le plus ou moins de clarté dans la manière de se rendre compte de ces éléments. Il en est de même du genre humain. Le genre humain, dans la première génération comme dans la dernière, possède, ni plus ni moins, les trois éléments que nous avons signalés. Il n’est pas au pouvoir du temps d’en enfanter un quatrième. C’est là l’unité et l’identité du genre humain. Mais il n’y a pas d’histoire de ce qui est un, identique à soi-même, sans changement, sans mouvement ; si le genre humain était toujours identique à lui-même, s’il ne soutenait pas relativement à lui-même des différences graves, il n’aurait pas d’histoire, car il n’y a d’histoire que de ce qui change. La variété dans l’unité est l’élément de l’histoire. La puissance de la variété, entre les mains du temps et sur le théâtre de l’histoire, produit en grand ce qui se passe en petit sur le théâtre limité de la conscience individuelle. Le genre humain soutient avec lui-même, dans le cours de sa destinée, les mêmes différences que l’individu soutient relativement à lui-même dans les bornes de la sienne. Le genre humain, qui a toujours en permanence les trois éléments fondamentaux de la conscience, admet aussi des différences dans le degré de clarté avec lequel il les reconnaît, et dans le degré d’attention qu’il dirige tantôt sur l’un et tantôt sur l’autre. Les différences caractéristiques qui divisent le développement de la conscience de l’individu sont les différentes époques de sa vie ; les différences que subit le genre humain dans son développement sont les époques de la vie du genre humain, c’est-à-dire les époques distinctes de l’histoire.
Maintenant quelles sont, quelles doivent être les époques différentes de l’histoire ? et dans quel ordre se succèdent-elles ? Pour le savoir, il est évident qu’il faut avoir reconnu dans quel ordre se développent les différences que nous avons signalées dans la conscience du genre humain et dans celle de l’individu. Est-ce l’idée de l’infini qui préoccupe d’abord l’humanité, ou l’idée du fini ? et dans ce dernier cas, lequel des deux termes du fini la frappe d’abord ? C’est là ce qu’il s’agit de reconnaître avec précision, pour pouvoir déterminer rigoureusement l’ordre des grandes époques de l’histoire : c’est à l’examen et à la solution de ce problème que sera consacrée notre prochaine leçon.
Sixième leçon.
Des grandes époques de l’histoire.
Retour sur le fait fondamental de conscience. — Distinction de la forme réfléchie et de la forme spontanée. Caractère de la spontanéité. — C’est dans la spontanéité de la raison que se déclare l’indépendance absolue et l’impersonnalité des vérités rationnelles. — Réfutation de Kant. — Identité de la raison humaine dans l’aperception spontanée de la vérité. — Réflexion, élément de différence. — Nécessité et utilité de la réflexion. — Histoire. Conditions de tout développement : temps, succession, particularité, division, contradiction. — But de l’histoire. — De la vraie perfectibilité. — Qu’il y a trois grandes époques historiques et qu’il ne peut y en avoir davantage.
Nous avons fait bien du chemin, trop de chemin peut-être, dans la dernière leçon. Partis de la raison humaine, nous nous sommes élevés jusqu’à Dieu pour descendre à la nature, et de là remonter à l’humanité. C’est le cercle des choses : c’est celui de la philosophie.
Il fallait bien partir de la raison humaine ; c’était là le seul point de départ légitime, puisque c’était là le seul point de départ possible. C’est avec la raison humaine que nous faisons tout, que nous comprenons, rejetons ou admettons toutes choses ; ainsi c’était d’elle qu’il fallait partir. Dans la raison humaine nous avons trouvé trois idées, qu’elle ne constitue pas, mais qui la gouvernent dans toutes ses applications. De ces idées à Dieu le passage n’était pas difficile. Pour aller de la raison à Dieu, il n’est pas besoin d’un long circuit et d’intermédiaires étrangers ; l’unique intermédiaire est la vérité, la vérité, qui, ne venant pas de l’homme, se rapporte d’elle-même à une source plus élevée. Mais il était impossible de s’arrêter là. Dieu, étant une cause et une force en même temps qu’une substance, ne peut pas ne pas se manifester. La manifestation de Dieu est impliquée dans l’idée même de Dieu et de ses attributs essentiels. Tout naturellement la manifestation, l’effet, le monde a fait paraître les caractères de la cause et de la substance divine. Puis le mouvement intérieur des forces du monde a successivement produit de règne en règne cet être merveilleux, cet être unique dans l’univers, qui résume et exprime en abrégé tout le reste, et de plus seul pense, seul est libre, seul est doué de conscience. La conscience contient trois termes : le moi et le non-moi, bornés, limités, finis ; de plus, l’idée de l’infini ; et de plus encore, l’idée du rapport du moi et du non-moi, c’est-à-dire du fini à l’infini ; ce sont là les trois éléments du fait de conscience. Ce fait, transporté de l’individu dans l’espèce et dans l’histoire, est la clef de tous les développements de l’humanité. Il importe donc de l’examiner attentivement et de recueillir ses divers caractères.
Lorsque aujourd’hui chacun de vous se replie sur lui-même et rentre dans sa conscience, il y trouve les trois éléments que nous avons signalés. D’abord, vous vous trouvez vous-même un être évidemment borné, limité, fini. Cette notion claire et déterminée de fini ne vous suffit pas, et elle vous suggère celle de l’infini. Dans l’intelligence développée, dans les langues, qui sont ce que l’intelligence les a faites, le fini suppose l’infini, comme l’infini le fini : le contraire appelle le contraire ; et il en est du rapport du fini et de l’infini comme des deux termes qui lui servent de base : il est tout aussi évident et tout aussi nécessaire. Il vous est même impossible de prononcer un de ces noms sans que l’autre ne vienne immédiatement sur vos lèvres ; et il ne vient sur vos lèvres que parce que l’idée qu’il représente domine irrésistiblement votre pensée. Voilà comme aujourd’hui se passent les choses ; mais se sont-elles toujours passées de même ? Remarquez quel est le caractère éminent du fait intellectuel que je viens de vous rappeler : quand vous avez un de ces trois termes, vous avez les deux autres, vous les concevez, vous les affirmez ; et si vous essayez de les nier, vous n’y réussissez pas. Mais je vous demande si l’intelligence commence par une négation. Non certes, car une négation suppose une affirmation à nier, comme la réflexion suppose quelque chose d’antérieur à quoi elle s’applique. Vous ne commencez ni par la réflexion, ni par la négation ; vous commencez par une opération qu’il s’agit de déterminer, et qui est le fondement nécessaire de la négation et de la réflexion. Mais la réflexion peut-elle ajouter quelques termes à ceux qui sont contenus dans l’opération qui la précède ? Réfléchir, c’est revenir sur ce qui fut ; c’est, à l’aide de la mémoire, rendre le passé présent aux yeux de la conscience, et s’en rendre compte en le considérant successivement sous divers côtés. La réflexion distingue ce qui était confus, éclaircit ce qui était obscur, mais elle ne crée rien. Or si la réflexion ne crée rien, et si elle suppose une opération antérieure, il faudra bien que dans cette opération antérieure il y ait autant de termes qu’aujourd’hui la réflexion en découvre dans la conscience. Une négation vaincue, essayée et reconnue impuissante, ne peut renfermer autre chose que ce que renfermait l’affirmation première. Voilà ce que dit la logique la plus vulgaire ; mais si vous avez la force de revenir plus profondément sur vous-même, de traverser la réflexion et de remonter au point de départ de toute réflexion, vous convertirez en un fait évident de conscience le résultat que vous impose la logique.
Je veux penser, et je pense. Mais ne m’arrive-t-il pas quelquefois de penser sans avoir voulu penser ? Transportez-vous au premier fait de l’intelligence, car l’intelligence a dû avoir son premier fait, avant lequel vous ignoriez que vous fussiez une intelligence, l’intelligence ne prenant connaissance d’elle-même que par ses actes, par un acte au moins ; avant cet acte qui la déclare il n’était pas en votre pouvoir de la soupçonner, et vous l’ignoriez absolument. Eh bien, quand pour la première fois l’intelligence s’est manifestée, il est clair qu’elle ne s’est pas volontairement manifestée. Elle s’est manifestée pourtant, et vous en avez eu la conscience plus ou moins vive. Tachez de vous surprendre pensant sans l’avoir voulu, vous vous retrouverez ainsi au point de départ de l’intelligence, et vous pourrez observer avec plus ou moins de précision ce qui se passa et dut se passer dans le premier fait de votre intelligence, en ce temps qui n’est plus et ne peut plus revenir. Penser, c’est affirmer ; la première affirmation n’est ni volontaire ni réfléchie ; elle ne peut pas être non plus une affirmation mêlée de négation, c’est donc une affirmation sans négation, une affirmation pure, une aperception instinctive de la vérité. Or, qu’y a-t-il dans cette affirmation primitive ? Tout ce qui sera plus tard dans la réflexion. Mais si tout y est, tout y est sous une autre forme. Nous ne commençons pas par nous chercher, car ce serait supposer que nous savons déjà que nous sommes ; mais il arrive un jour, une heure, un instant, instant solennel dans l’existence, où sans nous être cherchés nous nous trouvons ; nous affirmons alors notre existence avec une sécurité qui n’est mêlée d’aucun doute parce qu’elle est pure de toute réflexion ; nous nous apercevons avec certitude, mais aussi sans discerner avec la netteté de la réflexion notre caractère propre, qui est d’être limités et bornés ; nous ne discernons pas non plus très précisément le caractère de ce monde ; nous nous trouvons et nous trouvons le monde, nous en sentons les bornes et les imperfections, et nous apercevons vaguement aussi quelque autre chose de meilleur à quoi nous rapportons et nous-mêmes et le monde. L’intelligence aperçoit naturellement tout cela, mais elle ne peut l’apercevoir d’abord d’une manière réfléchie et distincte ; elle l’aperçoit avec une parfaite certitude, mais avec un peu de confusion66.
Tel est le fait de l’affirmation primitive, antérieure à toute réflexion et pure de toute négation ; cette affirmation est déjà un jugement, mais un jugement évident par lui-même, de cette évidence qu’on nomme intuitive pour la distinguer de celle qui s’obtient par les procédés laborieux de l’induction ou de la déduction67. L’intuition de la vérité est une suggestion bienfaisante de la nature, une véritable inspiration. L’inspiration, dans toutes les langues, est distincte de la réflexion ; c’est l’aperception des vérités essentielles et fondamentales, sans l’intervention de la volonté et sans mélange de personnalité. L’inspiration ne nous appartient pas. Elle souffle à son heure, et nous ne pouvons ni la chasser ni la retenir. C’est déjà de l’activité sans doute, une activité haute et pure ; mais ce n’est pas l’activité réfléchie, volontaire et personnelle. L’inspiration, dans certains cas, a pour caractère l’enthousiasme ; elle est accompagnée de cette émotion puissante qui arrache l’âme à son état ordinaire et subalterne, et dégage en elle la partie sublime et divine de sa nature :
Est Deus in nobis, agitante calescimus illo 68.
L’homme ne pouvant rapporter à soi-même l’inspiration, l’enthousiasme, les rapporte à Dieu, avec les vérités qu’ils lui découvrent. Se trompe-t-il en cela ? Non certes ; car qu’est-ce que Dieu ? Je vous l’ai dit bien souvent69, c’est la raison éternelle, la substance première et la première cause des vérités que l’homme aperçoit. Quand donc l’homme fait hommage à Dieu des vérités qu’il ne peut attribuer ni aux impressions que ce monde envoie à ses sens ni à sa propre personne, il les rapporte à leur vraie source. L’intuition de la vérité sans réflexion, l’inspiration est une sorte de révélation véritable, cette révélation naturelle qui a été faite à tous les hommes en attendant celle qui est venue confirmer et agrandir la première. Aussi dans le berceau de la civilisation celui qui possède à un plus haut degré que ses semblables le don de l’inspiration, passe pour le confident et l’interprète de Dieu. Il l’est pour les autres parce qu’il l’est à ses propres yeux, et il l’est en effet dans un sens profondément philosophique.
Remarquez aussi cet effet particulier de l’inspiration. Quand l’homme, pressé par l’aperception vive et rapide de la vérité, tente de produire au-dehors ce qui se passe en lui et de l’exprimer par des mots, quelquefois il ne peut l’exprimer que par des mots aussi merveilleux que le phénomène qu’ils essayent de rendre. La forme première, la langue naturelle de l’inspiration est la poésie. Nous ne débutons pas par la prose, mais par la poésie, parce que nous ne débutons pas par la réflexion, mais par l’intuition et l’affirmation absolue.
De là encore il suit que nous ne débutons pas par la science, mais par la foi. Dans le sens le plus strict, la foi est une croyance sans bornes, que nous n’avons pas faite, mais qui nous domine, dont le principe est hors de nous et au-dessus de nous, et nous est une autorité sacrée que nous invoquons à la fois contre les autres et contre nous-mêmes. Or ce caractère de la foi, que plus tard, dans les déplorables luttes de la religion et de la philosophie, on opposera à la raison, ce caractère est précisément celui de la raison ; car il est certain que la raison ne nous appartient pas en propre, qu’elle nous parle en souveraine, et que c’est elle qui nous révèle d’abord toutes les vérités nécessaires au genre humain : en sorte que la raison et la foi se confondent dans l’inspiration, dans l’intuition primitive de la vérité.
Pour abréger et pour nous entendre en peu de mots par la suite, j’appelle spontanéité de la raison70 ce développement de la raison antérieur à la réflexion, ce pouvoir que la raison a de saisir la vérité, de la comprendre et de l’admettre, sans s’en demander et s’en rendre compte.
La pensée spontanée entre en exercice par sa seule vertu, et nous donne d’abord nous, le monde et Dieu, nous et le monde avec des bornes confusément aperçues et Dieu sans bornes ; le tout dans une synthèse où le clair et l’obscur sont mêlés ensemble. Peu à peu la réflexion et l’analyse s’appliquent à ce phénomène complexe ; alors tout s’éclaircit, se prononce et se détermine ; le moi se sépare du non-moi, le moi et le non-moi dans leur opposition et dans leur rapport nous donnent l’idée claire du fini ; et comme le fini ne peut pas se suffire à lui-même, il suppose et appelle l’infini, et voilà les catégories du moi et du non-moi, du fini et de l’infini, etc. Mais quelle est la source de ces catégories ? l’aperception spontanée ; et comme il n’y a pas plus dans la réflexion que dans la spontanéité, dans l’analyse que dans la synthèse primitive, les catégories sous leur forme développée et scientifique ne contiennent rien de plus que l’inspiration. Et comment avez-vous obtenu ces catégories ? Encore une fois, vous les avez obtenues par l’analyse, c’est-à-dire par la réflexion. Or, la réflexion a pour élément nécessaire la volonté, et la volonté c’est la personne, c’est vous-mêmes. Les catégories obtenues par la réflexion ont donc l’air, par leur rapport à la réflexion, à la volonté, à la personne, d’être personnelles ; elles ont si bien l’air d’être personnelles qu’on en a fait des lois de notre nature, sans trop s’expliquer sur ce que c’est que notre nature ; et le plus grand analyste moderne, après avoir séparé les catégories d’avec la sensation et tout élément empirique, après les avoir énumérées et classées, et leur avoir attribué une force irrésistible, Kant, les trouvant dans le fond de la conscience où gît toute personnalité, en conclut qu’elles ne sont que des lois de notre personne ; et comme c’est nous qui formons le sujet de la conscience, Kant, dans son dictionnaire, les appelle des lois subjectives ; quand donc nous les transportons à la nature extérieure, selon lui, nous ne faisons pas autre chose que transporter le sujet dans l’objet, et, pour parler allemand, qu’objectiver les lois subjectives de la pensée. Kant, après avoir arraché au sensualisme les catégories, leur a laissé le caractère de subjectivité qu’elles ont dans la réflexion. Mais, si elles sont purement subjectives, vous n’avez pas le droit de les transporter hors de vous, hors du sujet pour lequel elles sont faites ; ainsi le monde extérieur, que leur application vous donne, peut bien être pour vous une croyance invincible, mais non pas quelque chose qui existe en lui-même ; ainsi Dieu peut bien être pour vous une hypothèse nécessaire, un idéal de votre pensée, mais non pas un objet réel de connaissance. Le problème contre lequel Kant a fait naufrage, est le problème que la philosophie moderne trouve encore devant elle. J’en ai donné autrefois une solution que le temps n’a point ébranlée71. Cette solution est la distinction de la raison spontanée et de la raison réfléchie. Si Kant, sous sa profonde analyse, avait discerné la source de toute analyse ; si, sous la réflexion, il avait vu le fait primitif et certain de l’affirmation pure, il aurait vu que rien n’est moins personnel que la raison, surtout dans le phénomène de l’affirmation pure ; que par conséquent rien n’est moins subjectif, et que les vérités qui nous sont ainsi données sont des vérités absolues, subjectives sans doute par leur rapport au moi qui les aperçoit, mais objectives en elles-mêmes parce qu’elles en sont indépendantes. Qui a jamais dit : Ma vérité, votre vérité ? Loin que nous puissions constituer les vérités que la raison nous découvre, c’est notre honneur d’y atteindre et d’en participer72.
Pour nous résumer, le caractère de spontanéité dans la raison atteste et garantit l’indépendance des vérités aperçues par la raison. Quand nous parlons du monde, nous n’en parlons pas sur la foi du sujet que nous sommes, car nous en parlerions sur une autorité incompétente ; mais nous en parlons sur la foi de la raison, qui est en nous sans être nous, et à laquelle la nature n’est pas moins soumise que l’humanité. Quand nous parlons de Dieu, nous avons droit d’en parler, parce que nous en parlons d’après lui même, d’après la raison qui nous le révèle et nous le représente. Il n’est pas étonnant que la raison nous fasse connaître les êtres puisqu’elle-même, dans son principe, est la substance véritable et l’essence absolue.
Le fait que je viens de vous signaler est universel. La réflexion, le doute, le scepticisme, appartiennent à quelques-uns ; l’aperception pure, la foi spontanée appartient à tous ; la spontanéité est le génie de l’humanité, comme la philosophie est le génie de quelques hommes. Sans doute il y a des natures plus heureusement douées dans lesquelles l’inspiration se manifeste avec plus d’éclat ; mais enfin, avec plus ou moins d’énergie, la pensée se développe spontanément dans tous les êtres pensants, et c’est l’identité de la spontanéité, dans la race humaine, avec la foi absolue qu’elle engendre, qui constitue l’identité du genre humain. Quel est celui qui, dans l’exercice spontané de son intelligence, ne croit pas à lui-même, et ne croit pas au monde ? Cela est évident pour notre existence et pour celle du monde. Il en est de même pour celle de Dieu. Leibnitz a dit : Il y a de l’être dans toute proposition. Mais une proposition n’est qu’une pensée exprimée, et si dans toute proposition il y a de l’être, c’est qu’il y a de l’être dans toute pensée. Or l’idée de l’être le plus imparfait implique une idée plus ou moins claire, mais réelle, de l’être parfait, c’est-à-dire de Dieu. Enfin, penser, c’est savoir et c’est croire qu’on pense, c’est se lier à sa pensée, c’est se fier au principe de la pensée, c’est donc croire à l’existence de ce principe, et ce principe n’étant ni moi ni le monde, mais Dieu lui-même, il s’ensuit que toute pensée implique une foi spontanée à Dieu, et qu’il n’y a pas d’athéisme naturel. Je ne dis pas seulement qu’il n’y a pas de langue où ce grand nom ne se rencontre ; mais quand on mettrait sous mes yeux des dictionnaires vides de ce nom, je n’en serais pas troublé ; je ne demanderais qu’une chose : Un des hommes qui parlent cette langue pense-t-il et a-t-il foi dans sa pensée ? croit-il qu’il existe, par exemple ? S’il croit cela, cela me suffit ; car s’il croit qu’il existe, il croit donc que cette pensée de croire qu’il existe est digne de foi ; il a donc foi au principe de la pensée, or ce principe, qu’il le sache ou non, c’est Dieu. Toute conviction sérieuse couvre une foi secrète à la pensée, à la raison, à Dieu. Toute parole est un acte de foi ; voilà pourquoi dans le berceau des sociétés la parole primitive est un hymne. Cherchez dans l’histoire des langues, des sociétés, et dans toute époque reculée, et vous n’y trouverez rien qui soit antérieur à la poésie lyrique, aux hymnes, aux litanies : tant il est vrai que toute conception primitive est une aperception spontanée, empreinte de foi, une inspiration accompagnée d’enthousiasme, c’est-à-dire un mouvement religieux de l’âme. Là, je le répète, est l’identité du genre humain. Partout, sous sa forme instinctive, la raison est égale à elle-même dans toutes les générations de l’humanité, et dans tous les individus dont ces diverses générations se composent. Quiconque n’a pas été déshérité de la pensée, n’a pas été déshérité non plus des idées que renferme toute pensée, et que la science plus tard présente avec l’appareil et sous le titre effrayant de principes, de lois, de catégories. Sous leur forme naïve et primitive, ces idées sont partout les mêmes. C’est en quelque sorte l’état d’innocence, l’âge d’or de la pensée. Respectez donc l’humanité dans tous ses membres, car dans tous ses membres est le rayon divin de l’intelligence, et il y a entre nous tous une confraternité essentielle dans l’unité des idées fondamentales que produit l’exercice le plus simple de la raison.
Cependant, sous cette unité sont des différences ; il y a dans le genre humain, de siècle à siècle, de peuple à peuple, d’individu à individu, des différences manifestes. Il ne faut pas les nier, il faut les comprendre et rechercher d’où elles viennent. Elles viennent d’une seule cause. La raison se développe de deux manières. Spontanéité ou réflexion, aperception et affirmation pure de la vérité avec une sécurité entière, non seulement sans aucun mélange de doute, mais sans même la supposition de la possibilité d’une négation, ou conception nécessaire de la vérité après l’essai d’une négation convaincue d’absurdité et rejetée, synthèse primitive et obscure, ou analyse claire et plus ou moins fidèle, il n’y a pas d’autre forme de la pensée. Nous avons vu que la spontanéité n’admet guère de différences essentielles. Reste donc que les différences frappantes qui se voient dans l’espèce humaine naissent de la réflexion. Une analyse sérieuse de la réflexion change cette induction en un fait certain.
À quelle condition réfléchissez-vous ? à la condition de la mémoire. À quelle condition y a-t-il mémoire ? à la condition du temps. La réflexion ne considère les éléments de la pensée que successivement et non pas tous à la fois. Si elle les considère successivement, elle les considère, pour un moment au moins, isolément ; et comme chacun de ces éléments est important en lui-même, l’effet qu’il produit sur la réflexion peut être tel qu’elle prenne cet élément particulier du phénomène complexe de la pensée pour la pensée entière et le phénomène total. C’est là le péril de la réflexion ; c’est là qu’est la racine de l’erreur, et celle aussi de la différence. Il n’y a guère de différence dans l’aperception de la vérité, ou bien les différences sont peu importantes ; c’est sur l’erreur essentiellement mobile et diverse que tombe la différence, et l’erreur naît d’une vue incomplète et partielle des choses. L’erreur vient donc de la réflexion. D’autre part sans la réflexion il n’y aurait jamais cette clarté suprême qui résulte de l’examen successif des différents points de vue d’un fait, d’un problème, de toute chose. Sans la réflexion, l’homme ne jouerait qu’un faible rôle dans l’aperception de la vérité ; il n’en prend bien possession, il ne se l’approprie que par la réflexion. Elle est donc un haut et excellent développement de la raison humaine ; et il est bon que ce développement ait lieu, même au prix de toutes les chances d’erreur.
J’en tire cette conclusion que l’erreur n’est et ne peut jamais être une extravagance complète, un délire total, car un délire total (hors le cas de folie réelle) est impossible. En effet, la pensée, la conscience exige qu’il y ait toujours dans la conscience quelqu’un des éléments nécessaires de la conscience. Ne perdez pas cela de vue. Pour qu’il y ait conscience, même avec aberration, il faut au moins la présence de quelqu’un des éléments de la conscience ; il faut qu’il y ait aperception de quelque vérité. Par conséquent l’erreur n’est pas une erreur totale et absolue ; car dans l’erreur totale et absolue périrait toute conscience. Il n’y a donc de possible qu’une erreur particulière, plus ou moins considérable. S’il n’y a de possible qu’une erreur particulière, il suit qu’à côté de l’erreur il y a toujours aperception quelconque de la vérité. Ainsi la réflexion, s’appliquant à la conscience et essayant le doute et la négation, réussit à ne pas admettre un des termes de cette conscience, l’infini, je suppose, et elle s’arrête au fini. Voilà l’infini nié, rejeté. Soit ; mais la conscience n’est pas détruite, et tous les autres éléments subsistent : à côté de cette erreur il y aura la croyance au monde extérieur, et la croyance à soi-même. L’erreur tombe sur un point, l’aperception de la vérité tombe sur un autre ; mais il y a encore, il y a toujours de la vérité dans la conscience. On m’objectera le sceptique absolu, celui qui nie tout. Je répondrai : Nie-t-il qu’il nie ? doute-t-il qu’il doute ? Je ne lui demande que cela. S’il croit qu’il doute, il affirme qu’il doute ; s’il affirme qu’il doute, il affirme qu’il existe en tant que doutant ; il croit donc à lui-même ; c’est déjà quelque chose ; et je me chargerai ainsi, avec Descartes, de rétablir successivement tous les éléments de la croyance universelle. La réflexion, dans ses aberrations les plus bizarres, peut toujours être ramenée au vrai, parce que ses aberrations ne sont jamais que partielles : il y a toujours de la ressource là où il reste quelque élément de vérité ; et il reste nécessairement quelque élément de vérité dans la pensée, même pour le scepticisme le plus absolu en apparence. Dans des jours de crise et d’agitation, le doute et le scepticisme entrent avec la réflexion dans beaucoup d’excellents esprits qui en gémissent eux-mêmes, et s’effrayent de leur propre incrédulité. Je prendrai leur défense contre eux-mêmes ; je leur veux rendre le service de leur montrer qu’ils ont plus de foi qu’ils ne croient. Prenez les choses par le bon côté, je vous prie. Quand la vérité vous manque sur un point et qu’elle ne vous manque pas sur un autre, attachez-vous à cette portion de vérité que vous possédez et agrandissez-la successivement. De même, quand vous voyez un de vos semblables qui, ne pouvant trop se nier lui-même, car c’est là un tour de force dont on s’avise assez peu, se met à douter de l’existence du monde, ce qui n’est pas non plus très commun, et surtout de l’existence de Dieu, ce qui paraît plus facile sans l’être davantage, dites-vous, répétez-vous perpétuellement que cet être n’est point dégradé, qu’il croit encore à quelque chose, puisqu’il affirme quelque chose ; que, par conséquent, il a de la foi, que seulement cette foi se concentre sur un seul point ; au lieu de le considérer dans ‘ce qui lui manque, considérez-le plutôt dans ce qu’il possède ; et vous verrez que dans la réflexion la plus bornée, la plus sceptique, subsiste toujours un élément considérable de foi et des croyances assez étendues. Voilà pour la réflexion. Mais sous la réflexion est encore la spontanéité ; quand le savant a nié l’existence de Dieu, écoutez l’homme, interrogez-le, surprenez-le, et vous verrez que toutes ses paroles enveloppent l’idée de Dieu, et que la foi à Dieu est à son insu au fond de son cœur. La spontanéité indestructible de la pensée est toujours là, qui produit et soutient toutes les vérités essentielles ; l’erreur n’est jamais entière, elle n’est que partielle ; elle vient de la succession nécessaire des différents éléments de la vérité et de la pensée sous l’œil pénétrant, mais borné de l’esprit humain.
Ce que je viens de vous montrer sur le théâtre limité de la conscience individuelle, transportez-le sur celui de la conscience universelle, c’est-à-dire dans l’histoire. L’unité y est aussi avec ses différences nécessaires, qui grandissent en proportion de la scène.
Les différents éléments dont se compose la conscience du genre humain ne se développent dans l’histoire qu’à la condition d’être successifs, de paraître l’un après l’autre ; et quand l’un paraît avec la grandeur et l’éclat qui lui appartiennent, le genre humain, dans sa faiblesse, n’aperçoit que celui-là. Il a raison de croire que cet élément existe, mais il a tort de croire que celui-là seul existe. De là l’erreur. Ici encore l’erreur n’est qu’une vue incomplète.
Tout élément particulier qui passe sur le théâtre de l’histoire, après y avoir paru quelque temps, est condamné à disparaître : puisqu’il avait commencé d’être, il devait cesser d’être. Cela seul qui ne commence pas ne finit jamais. La vérité pure et absolue n’est pas de ce monde ; elle ne commence pas un jour pour finir le lendemain. Mais ce qui commence un jour et ce qui finit l’autre, ce sont les vérités mélangées et incomplètes, c’est-à-dire les erreurs. L’une brille un jour et disparaît plus ou moins vite ; vient une autre qui a la même destinée, qui nous fait illusion au même titre et s’évanouit à son tour. Ainsi successivement nouvelle vérité, et en même temps nouvelle erreur, afin que de vérités incomplètes en vérités incomplètes le cercle des vérités s’étende, les différents éléments de la pensée se manifestent et arrivent à leur entier développement.
Au premier coup d’œil, qu’apercevez-vous dans l’histoire ? Vous n’apercevez que des particularités : d’abord tel peuple, puis tel autre, telle époque, tel système, toujours et toujours des particularités. Rien n’existe réellement en ce monde que sous la condition de la particularité. Toute particularité naît, et par conséquent finit. Donc vous n’apercevez dans l’histoire que des illusions, en même temps que sous un autre point de vue vous n’y apercevez que des vérités. L’histoire est une succession de vérités et une succession d’erreurs ; c’est là sa condition forcée, et cette condition entraîne à sa suite l’opposition, la contradiction, la lutte, la souffrance. Ce qui était succession et distinction dans la réflexion individuelle est dans l’histoire discorde et guerre. La guerre est le spectacle que présente l’histoire, spectacle au premier coup d’œil plein de tristesse. Celui qui n’a pas le secret des mouvements de l’histoire, qui ne sait pas que toute erreur renferme une vérité dont le seul défaut est d’être incomplète, en contemplant l’histoire croit que le genre humain est dans une erreur perpétuelle et ne voit partout que des erreurs aux prises les unes avec les autres ; et comme il n’y a pas de chances pour que cela finisse et pour que le genre humain, après avoir été jusqu’à l’année 1828 dans un flux et reflux perpétuel d’illusions contraires, arrive enfin à la vérité et à la paix, l’erreur et la discorde se répandent en quelque sorte du passé dans l’avenir et plongent le spectateur dans une mélancolie profonde. Ce résultat est fort naturel ; il est presque inévitable au début de la réflexion et des études historiques ; mais il ne faut pas y succomber, il faut se dire que toute erreur n’est qu’une apparence et couvre une vérité, et que l’erreur, si on peut s’exprimer ainsi, est la forme de la vérité dans l’histoire. Toutes ces erreurs, c’est-à-dire toutes ces vérités, se succèdent ; elles commencent et elles finissent, elles se contredisent et elles se détruisent ; les époques se poussent et se dévorent. Cela même est un bien, puisqu’à cette condition seule, les éléments fondamentaux de l’humanité se développent. Encore une fois, savez-vous ce qu’il faut pour que vous connaissiez une chose ? il faut que la réflexion s’y applique, et la réflexion ne considère les choses qu’une à une. Ignorer une chose, faibles que nous sommes, nous est l’impérieuse condition d’en connaître à fond une autre. De même une idée ne paraît en ce monde que dans sa particularité, afin qu’elle s’y déploie tout entière, afin que toutes les puissances cachées qu’elle recèle dans son sein se fassent jour peu à peu. Toute idée dont le développement n’a pas été épuisé est encore inconnue par quelque côté ; vous ne connaissez un principe qu’autant que vous connaissez toutes ses conséquences ; je dis toutes, car s’il y en a une seule qui lui manque, il y a dans ce principe quelque chose d’essentiel que vous ignorez ; il y a un coin de cette vérité qui vous échappe. Pour bien connaître une idée, il faut la séparer de toutes les autres, il faut la prendre comme un tout unique, pour la considérer à son commencement, dans son milieu et à sa fin ; alors seulement vous l’avez approfondie, vous savez ce qu’elle est ; elle est sans aucun voile devant vos yeux. Ainsi chaque idée se déroule isolément et successivement dans l’histoire ; quand tous ses points de vue ont été épuisés, elle a joué son rôle et elle fait place à une autre qui parcourt la même carrière. Répugnez-vous à cette mobilité, à ce perpétuel changement ? sachez à quoi vous répugnez : vous répugnez à la lumière, à la connaissance, à la science. La science s’acquiert péniblement, à la sueur de notre front au prix du travail perpétuel de l’humanité. La spontanéité est l’innocence, l’âge d’or de la pensée ; mais la vertu vaut mieux que l’innocence, et la vertu impose une lutte continuelle. L’histoire n’a point d’âge d’or ; elle commence au règne de fer, avec les différences et les contradictions du temps et du mouvement. Enfin, n’oubliez pas que si tous ces points de vue, tous ces systèmes, excellents en eux-mêmes, mais incomplets, se détruisent les uns les autres, il y a quelque chose qui subsiste, qui les a précédés et qui leur survit : l’humanité. L’humanité embrasse tout, profite de tout, avance toujours et à travers tout. Et quand je dis l’humanité, je dis toutes les puissances qui la représentent dans l’histoire, l’industrie, l’État, la religion, l’art, la philosophie. Par exemple, en fait de philosophie, le platonisme a commencé et le platonisme a fini. C’est un malheur, si l’on veut ; mais pour qui ? Pour le platonisme et non pour l’humanité ; car après Platon est venu Aristote, et l’humanité, sans perdre l’un, a acquis l’autre. Est-ce que Platon est perdu pour l’humanité ? n’a-t-il pas imprimé à son siècle un mouvement qui a laissé une trace lumineuse ? n’a-t-il pas déposé dans l’histoire un élément immortel ? Aristote et le péripatétisme y ont déposé un autre élément ; et c’est d’éléments en éléments ajoutés les uns aux autres que s’est enrichi le trésor de la raison humaine. L’histoire est un jeu où tout le monde perd successivement, excepté l’humanité, qui gagne à tout, à la défaite de l’un comme à la victoire de l’autre. Les révolutions ont beau se succéder, elle domine toutes les révolutions. Que font les différentes époques de l’humanité ? elles mesurent sa durée, elles travaillent à la remplir, à donner de l’humanité une idée complète. Que font les différentes philosophies ? Elles travaillent aussi à donner de la raison une représentation complète : donc chacune d’elles est bonne à sa place et dans son temps, et il est bien aussi que toutes se succèdent et se remplacent. De même dans l’histoire générale tout se succède, tout se développe, tout sert à l’accomplissement du but de l’histoire.
Quel est ce but ? Quel est le but de l’humanité et de la vie ? Nous contenterons-nous ici du lieu commun ordinaire de la perfectibilité indéfinie ? Mais qu’est-ce qu’une telle perfectibilité ? On conçoit le perfectionnement d’un être, quand on a le type de la perfection de cet être. Alors, un but au perfectionnement est marqué, et ce perfectionnement peut avoir son plan et ses lois, son point de départ et son progrès régulier. Mais où le but manque, qui peut mesurer la route ? Qu’est-ce que le perfectionnement pour qui ne sait pas en quoi consiste la perfection ? Il faut absolument établir en quoi elle consiste, ou ne plus parler d’une perfectibilité sans but, sans mesure possible, c’est-à-dire inintelligible. Voilà à quoi on se condamne, si par une perfectibilité indéfinie on entend une perfectibilité qui n’est pas définissable. Ou bien veut-on dire que l’humanité possède une perfectibilité sans limites ? Cela vraiment est difficile à croire ; c’est pourtant ce qui sort des déclamations qui ont cours sur cette matière. Je n’invente pas ; on a affirmé que la perfectibilité était illimitée ; et comme l’objection de la vie physique avec ses bornes se présentait assez naturellement et menaçait d’abattre l’hypothèse d’un seul coup, on a poussé la chimère de la perfectibilité au point d’assurer, je répugne à le dire, que la vie physique de l’homme non seulement s’étendra plus ou moins, mais qu’avec le progrès des sciences naturelles et d’une sage philosophie, elle se prolongera à peu près indéfiniment, et que nous arriverons presque à l’immortalité en ce monde73. C’est un peu trop espérer. Oui, l’homme est perfectible, mais dans un tout autre sens. Il ne faut pas s’imaginer qu’avec le temps l’homme prendra une autre nature, que cette nature contiendra de nouveaux éléments, lesquels engendreront de nouveaux rapports, des lois nouvelles. L’homme change beaucoup, mais il ne change point essentiellement ; sa nature est donnée, son intelligence est donnée, sa constitution physique est donnée avec ses bornes nécessaires. Nous avons vu qu’il ne peut y avoir dans l’intelligence humaine que trois idées. La réflexion, appliquée à la conscience pourrait s’y attacher pendant des milliers de siècles, elle n’y peut découvrir autre chose que ce qui y est, c’est-à-dire ces trois éléments diversement combinés. Et les combinaisons ne sont point inépuisables. Une fois que vous avez tous les termes de la combinaison à faire, vous en pouvez presque calculer tous les modes. Comme la réflexion ne peut ajouter à la conscience un seul élément, ainsi l’histoire ne peut pas ajouter un seul élément à la nature humaine : elle la développe et rien de plus ; voilà sa seule puissance, et par conséquent sa fin véritable. L’humanité aspire à se connaître, et ne pouvant se bien connaître qu’après avoir traversé toutes les vues incomplètes d’elle-même, elle tend, de vue incomplète en vue incomplète, à la connaissance complète d’elle et de tous ses éléments essentiels successivement dégagés, éclaircis par leurs contrastes, par leurs conciliations momentanées, par leurs guerres sans cesse renaissantes. Cette fin suprême des mouvements de l’humanité une fois déterminée, on peut reconnaître si ses divers mouvements s’en rapprochent ou s’en éloignent ; le progrès est certain, et il est définissable parce qu’il a pour mesure et aussi pour limite la nature humaine. Je le répète : que l’individu dure dix siècles et que l’humanité dure des millions d’années, l’humanité ni l’individu ne se donneront pas un seul élément nouveau. L’individu naîtra ; s’il naît, il mourra, quoiqu’en ait dit Condorcet. Si la raison s’attache à telle idée particulière, un jour elle s’en détachera. Si tel peuple accomplit l’idée qu’il est appelé à réaliser, il passera après avoir réalisé cette idée. Le système de l’empirisme et de la sensation peut être fort vaste ; il ne suffit pas cependant à la pensée : il passera donc comme beaucoup d’autres systèmes. Que dis-je ! malgré l’immortalité qui lui avait été promise, il est passé déjà, ou bien obscurci ; et c’est à cette condition que s’accomplit le cercle de l’histoire, qui est celui de la pensée.
Maintenant, combien y a-t-il d’éléments dans la pensée ? Vous l’avez vu : trois, ni plus ni moins, le fini et l’infini, et le rapport du fini et de l’infini. Il est donc absolument impossible qu’il y ait jamais dans le développement de la pensée et de l’humanité plus de trois grands points de vue, par conséquent plus de trois grandes époques. Ces trois époques, je ne les mets pas ici dans un ordre, je ne fais que les énumérer sans choix : il y aura nécessairement une époque où le genre humain sera préoccupé de telle ou telle idée particulière, de l’idée du fini, par exemple, et donnera à toutes ses créations et à toutes ses conceptions ce caractère exclusif ; ou bien, frappé de l’idée de l’infini, il imposera à tout cet autre caractère ; ou enfin, après avoir connu et épuisé dans leur particularité, c’est-à-dire dans leur vérité et dans leur erreur tout ensemble, ces deux idées séparées, il cherchera, les deux termes étant connus, leurs vrais rapports. Il ne peut donc y avoir que trois époques ; chacune sera plus ou moins compréhensive ; mais il ne peut y en avoir davantage. C’est ce qu’il s’agit de bien établir, ainsi que l’ordre de ces trois époques.
Septième leçon.
Du plan de l’histoire.
Retour sur la spontanéité et la réflexion dans l’individu et dans l’espèce humaine. — Histoire : ses époques. — Trois époques, ni plus ni moins. — Ordre de ces trois époques. — Ordre de succession. — Ordre de génération. — Du plan de l’histoire comme manifestation du plan de la Providence. — Optimisme historique.
L’instinct de la raison révèle à l’humanité toutes les vérités essentielles à la fois et dans une unité confuse ; c’est la réflexion qui, en brisant cette unité, dissipe les nuages qui couvrent ses divers éléments, et les éclaircit en les distinguant. Le but dernier de la réflexion est, en considérant à part chacun de ces éléments, de les bien connaître tous, et d’arriver ainsi à la recomposition d’une unité nouvelle, dans laquelle tous les éléments primitifs se retrouvent, mais environnés de la haute lumière qui est attachée à la réflexion, et qui résulte de l’examen distinct et approfondi de chacun d’eux. La raison débute par une synthèse riche et féconde, mais obscure : vient après l’analyse qui éclaircit tout en divisant tout, et qui aspire elle-même à une synthèse supérieure, aussi compréhensive que la première et plus lumineuse. La spontanéité donne la vérité ; la réflexion produit la science : l’une fournit une base large et solide aux développements de l’humanité ; l’autre imprime à ces développements leur forme la plus parfaite.
Le but de la réflexion est grand et excellent : il faut donc consentir à ce qui seul peut y conduire, à la décomposition des éléments primitifs et à l’examen spécial de chacun d’eux. Or, la condition naturelle de l’examen spécial d’une chose est la négligence, l’oubli, l’ignorance de toutes les autres. Quand la réflexion examine séparément un des termes de l’unité primitive, elle ne sait pas, elle ne peut pas savoir qu’il en existe un autre ; car comment le saurait-elle ? Elle le saurait si elle était arrivée au but dernier de la réflexion, c’est-à-dire à la recomposition du tout, ce qui est la fin et non le point de départ de la réflexion ; elle le saurait si elle avait une mémoire distincte et ferme de l’unité primitive ; mais cela ne peut pas être, car il n’y a de mémoire ferme et distincte qu’à la suite de la réflexion. Quand la réflexion entre en exercice, elle soupçonne bien qu’auparavant a eu lieu déjà une autre opération, mais elle la connaît mal, et elle est tout entière à l’opération qui lui est propre. Sa fonction est de distinguer pour éclaircir : elle distingue, elle sépare, elle prend chaque élément un à un ; pendant qu’elle s’attache à l’un, l’autre lui échappe ; elle est comme condamnée à considérer ce qui passe présentement sous son regard comme le seul et unique élément réel. De là non pas seulement, comme je l’ai dit dans la dernière leçon, la possibilité, mais la nécessité de l’erreur. L’erreur est un des éléments de la pensée pris pour la pensée tout entière, une vérité incomplète convertie en une vérité complète. Il n’y a guère d’autre erreur possible. En effet il n’est pas au pouvoir de la pensée, si elle est, de ne pas posséder quelqu’un des éléments qui la constituent ; sans quoi, tout élément de réalité manquant, toute pensée, même extravagante, serait impossible. Nous sommes donc toujours dans le vrai, et en même temps nous sommes presque toujours dans le faux, lorsque nous réfléchissons, parce qu’alors nous sommes presque toujours dans l’incomplet, et que l’incomplet est de la vérité encore et déjà de l’erreur.
L’unité primitive, ne supposant aucune distinction, n’admet ni erreur ni différence ; mais la réflexion, en divisant les éléments de la pensée, en les considérant à l’exclusion l’un de l’autre, amène l’erreur ; et en considérant tantôt l’un, et tantôt l’autre, amène la diversité de l’erreur, et par conséquent la différence. Ainsi l’homme, qui au fond et dans l’élan spontané de son intelligence est identique à lui-même, ne se ressemble plus dans la réflexion. On peut, en se repliant sur soi-même, être frappé de tel ou tel élément de sa pensée ; tous, étant vrais, peuvent également nous préoccuper ; et on se livre à cette vue exclusive, c’est-à-dire à l’erreur, précisément sur la foi de la vérité qui est en elle. L’homme n’ouvre son entendement qu’à la vérité, et il faut que l’erreur prenne la forme de la vérité pour se faire admettre. L’élément que nous considérons à part, doit être réel pour attirer notre attention ; mais tout réel qu’il est, par cela qu’il est un élément particulier, il ne suffit point à la capacité de la réflexion, il ne l’occupe pas tout entière, il ne la remplit pas constamment ; après cette considération exclusive peut en venir une autre, et après celle-là une autre encore : ainsi va la vie intellectuelle et sa continuelle métamorphose. Ce ne sont pas les événements extérieurs qui mesurent et partagent la vie, ce sont les événements intérieurs, ceux de la pensée. Celui qui ne changerait jamais de point de vue intellectuel et moral, qui serait toujours sous l’empire d’une seule idée, celui-là n’aurait qu’une seule et même époque pendant toute sa vie, quelque long âge qu’il atteignît, quelque diverses que pussent être ses aventures en ce monde. Ce qui fait époque dans la vie, c’est un changement dans les idées ; voilà ce qui divise vraiment l’existence et la rend différente d’elle-même. La succession nécessaire des points de vue de la réflexion constitue les différences réelles de l’homme vis-à-vis de lui-même. Il en est de même des hommes relativement les uns aux autres. Comme il est impossible que tous les hommes se donnent en quelque sorte le mot pour considérer en même temps le même côté de la pensée et des choses, il s’ensuit que dans le même temps ils diffèrent nécessairement entre eux, qu’ils ne se comprennent pas et ne peuvent pas se comprendre, et qu’ils se traitent réciproquement d’insensés et d’extravagants. Celui que préoccupe l’idée de l’unité et de l’infini, et qui s’y tient attaché comme au tout de son être et de sa pensée, celui-là prend en pitié l’homme auquel ce monde fini et borné peut plaire, auquel la vie, dans sa variété, est agréable et chère ; d’un autre côté, celui qui se trouve bien en ce monde, dans le mouvement des affaires et des intérêts de la vie, regarde comme un fou celui qui pense et s’élève sans cesse au principe invisible de l’existence. Les hommes ne sont guère que des moitiés, des quarts d’hommes qui, ne pouvant se comprendre, s’accusent les uns les autres. Jeunes gens qui fréquentez cet auditoire, vous y contracterez, j’espère, d’autres habitudes ; vous y apprendrez que toute erreur renfermant une vérité mérite une profonde indulgence, que toutes ces moitiés d’hommes que l’on rencontre autour de soi sont des fragments de l’humanité, et qu’en eux il faut respecter encore et la vérité et l’humanité dont ils participent. Et savez-vous à quelles conditions vous arriverez à cette tolérance ou plutôt à cette sympathie universelle ? À une seule : c’est d’échapper vous-mêmes à toute préoccupation exclusive, c’est d’embrasser tous les éléments de la pensée, et de reconstruire ainsi en vous l’humanité tout entière. Alors, quel que soit celui de vos semblables qui se présente à vous, quelle que soit l’idée exclusive qui le préoccupe, celle de l’unité et de l’infini, ou celle du fini et de la variété, vous sympathiserez avec lui ; car l’idée qui le subjugue ne vous manquera pas ; vous amnistierez aisément en lui l’humanité, car vous la comprendrez, et vous la comprendrez parce que vous la posséderez tout entière : c’est là le seul remède à la maladie du fanatisme, qui n’est pas autre chose, quel que soit son objet, que la préoccupation d’un élément de la pensée, dans l’ignorance ou le dédain de tous les autres.
Il en est du genre humain comme de l’individu. Toutes les traditions antiques remontent à un âge où l’homme, au sortir des mains de Dieu, en reçoit immédiatement toutes les lumières et toutes les vérités, bientôt obscurcies et corrompues par le temps et par la science incomplète des hommes. C’est l’âge d’or, c’est l’Éden que la poésie et la religion placent au début de l’histoire : image vive et sacrée de l’état de la raison dans son énergie native et spontanée avant le travail, les conquêtes et les égarements de la réflexion74.
Ce que la réflexion est à l’individu, l’histoire l’est au genre humain. L’histoire fait paraître tous les éléments essentiels de l’humanité au moyen du temps ; la condition du temps, c’est la succession ; et la succession suppose qu’au moment où un élément se développe, les autres ne se développent pas encore ou ne se développent plus. De là, la nécessité de diverses époques dans le genre humain. Une époque du genre humain n’est pas autre chose qu’un des éléments de l’humanité développé à part, et occupant sur la scène de l’histoire un espace de temps plus ou moins considérable, avec la mission d’y jouer le rôle qui lui a été assigné, d’y déployer toutes les puissances qui sont en lui, et de ne se retirer qu’après avoir livré à l’histoire tout ce qui était dans son sein. Ainsi les époques de l’humanité diffèrent nécessairement, et la diversité est ici une contradiction, une lutte, une guerre ; car une époque ne se retire pas d’elle-même et volontairement ; il faut que la nouvelle la contraigne à lui céder la place. Mais d’un autre côté toutes les époques de l’histoire, dans leur diversité même et dans leur opposition, conspirent au même but. Incomplète, prise en elle-même, chaque époque, ajoutée à celle qui la précède et à celle qui la suit, concourt à la représentation complète et achevée de la nature humaine.
Si une époque n’est pas autre chose que la prédominance d’un des éléments de l’humanité pendant le temps nécessaire pour que cet élément parcoure tout son développement, il y a nécessairement plusieurs époques, puisqu’il y a plusieurs éléments. Mais combien y a-t-il d’époques ? Il est clair qu’il doit y avoir autant d’époques qu’il y a d’éléments ; et s’il n’y a que trois éléments, il n’y a et il ne peut y avoir que trois grandes époques. Que peut en effet développer l’histoire, sinon l’humanité ? et que peut-elle développer dans l’humanité, sinon les éléments qui la constituent ? Par conséquent quels caractères peut-elle revêtir successivement, sinon ceux des diverses idées qui sont le fond et la loi de l’esprit humain ?
Par exemple, l’idée du fini est un élément nécessaire de la pensée. Il faudra donc que cet élément ait son développement historique complet, c’est-à-dire son époque spéciale, consacrée à la domination de l’idée du fini ; car il est impossible que cette idée ait tout son développement, si elle n’est pas développée à peu près exclusivement : supposez en effet qu’elle soit développée en même temps que celle de l’infini, le développement de l’infini nuira à celui du fini, et vous n’arriverez jamais à savoir tout ce que celui-ci renferme. De là la nécessité d’une époque particulière, où l’humanité jette pour ainsi dire tout ce qu’elle fait et tout ce qu’elle conçoit dans le moule de l’idée du fini, et pénètre de cette idée les différentes sphères qui remplissent la vie de toute époque, de tout peuple, de tout individu, à savoir, l’industrie, l’État, l’art, la religion, la philosophie. Une époque est complète lorsqu’elle a fait passer l’idée qu’il lui est donné de développer à travers toutes ces sphères. Ainsi l’époque qui doit représenter l’idée du fini dans l’histoire, l’imposera à l’industrie, à l’État, à l’art, à la religion, à la philosophie ; et c’est dans l’unité de cette idée que sera l’unité de cette époque. L’industrie n’y sera pas immobile et stationnaire, mais progressive ; elle ne se contentera pas de recueillir ce que la nature voudra bien lui accorder ; la pêche et la vie pastorale ne lui suffiront pas ; elle tourmentera la terre pour lui arracher le plus de produits possible, et ces produits elle les tourmentera encore pour leur donner une forme nouvelle. Le commerce sera florissant ; et comme le plus grand lien du commerce est la mer, la mer, empire du fini, de la variété et du mouvement, ce sera l’époque des grandes entreprises maritimes. N’◀attendez▶ pas qu’alors l’État, soit immobile, que les lois et les gouvernements pèsent sur l’individu du poids de l’unité absolue, et soumettent la vie sociale au joug d’une uniformité despotique. Loin de là, la variété et le mouvement passeront jusque dans les lois ; l’activité individuelle y aura ses droits : ce sera l’âge de la liberté et de la démocratie. Il en sera de même de l’art ; il aura plutôt le caractère du beau que celui du sublime ; rien de colossal et de gigantesque, rien d’immobile et d’uniforme ; il sera progressif comme l’État et l’industrie. De tous les objets d’imitation, celui qu’il reproduira le plus volontiers, ce sera l’homme et la figure de l’homme, c’est-à-dire l’image la plus vraie du fini, du mouvement et de la mesure. La religion ne sera point celle du Dieu invisible et inaccessible ; ce sera cette religion qui transporte la terre dans le ciel et fait le ciel à l’image de la terre, arrache la Divinité à son unité majestueuse, la divise et la répand dans les cultes les plus divers. De là le polythéisme, ou la domination de l’idée de la variété et du fini dans les représentations religieuses. En vain la philosophie a l’air, dans ses abstractions, d’être étrangère à son temps ; elle est de son temps comme tout le reste ; et dans une époque du monde ou dominera l’idée du fini, soyez assurés que la philosophie dominante sera la physique et la psychologie, l’étude de la nature et surtout celle de l’homme, qui se prendra lui-même comme le centre et la mesure de toutes choses75.
L’époque qui doit représenter dans l’histoire l’idée de l’infini est-elle venue ? vous aurez un spectacle contraire. Là, tout étant sous la domination de l’idée de l’infini, de l’unité, de l’absolu, tout sera plus ou moins immobile. L’industrie sera faible, et le commerce limité aux relations inévitables des hommes entre eux sur une même terre ; quand ils auront tiré de cette terre quelques produits, ils ne se hasarderont pas à changer ce que Dieu a fait, ou du moins ils ne le changeront guère. Peu de commerce intérieur, peu ou point de commerce maritime ; la mer jouera un rôle médiocre dans l’histoire de cette époque ; car la mer, surtout la mer intérieure et les fleuves, c’est le mouvement. Les nations qui rempliront cette époque seront fortement attachées à leur territoire ; si elles en sortent, ce sera pour se répandre comme un torrent, mais sans fertiliser ni garder les contrées qu’elles envahissent. Si les sciences y prennent quelque développement, ce seront les sciences mathématiques et astronomiques, qui rappellent davantage à l’homme l’idéal, l’abstrait, l’infini. Ce ne sera pas cet âge qui découvrira et cultivera avec succès la physique expérimentale, la chimie, les sciences naturelles. L’État y sera le règne de la loi absolue, fixe, immuable : à peine s’il reconnaîtra des individus. Les arts seront gigantesques et démesures : ils dédaigneront en quelque sorte la représentation de tout ce qui sera fini ; ils s’élanceront sans cesse vers l’infini et tenteront de l’exprimer. Ne pouvant le faire sous la forme du fini, ils tourmenteront cette forme et la rendront bizarre pour lui ôter son caractère propre et contraindre la pensée de se porter vers quelque chose de démesuré et d’infini. La religion de cette époque s’attachera à l’invisible ; ce sera beaucoup plus la religion de la mort que celle de la vie. Elle s’appliquera moins à régler la vie qu’à en enseigner le mépris, à la montrer comme une ombre sans aucun prix : elle offrira surtout des représentations fantastiques de ce qui fut avant la vie et de ce qui sera après elle. La philosophie ne sera guère alors qu’un mysticisme grossier ou subtil sur l’être en soi, l’infini, l’absolu, sans forme aucune ou les prenant toutes76.
Enfin, comme je vous ai fait voir que ces deux éléments du fini et de l’infini ne sont pas seuls, qu’il y en a un troisième, le rapport du fini à l’infini, et comme ce rapport est réel et occupe une grande place dans la pensée, il faudra que dans l’histoire il reçoive aussi son développement. Concevez alors un mélange des deux premières époques du fini et de l’infini, et vous aurez l’industrie, l’État, l’art, la religion et la philosophie de cette troisième époque, tous les genres d’industrie, toutes les sciences mathématiques et naturelles, la puissance territoriale et la puissance maritime, la force prépondérante de l’État et la liberté individuelle ; dans la religion, la vie présente rapportée à Dieu, mais en même temps l’application sévère du dogme religieux à la morale, cette vie prise au sérieux et ayant son prix et un prix d’une valeur immense ; enfin dans la philosophie, l’influence réciproque de la psychologie et de la métaphysique.
Telles sont les diverses époques possibles. Comme on ne peut concevoir que trois idées dans la pensée, on ne peut concevoir que trois époques dans le développement de la pensée par l’histoire ; on ne peut concevoir qu’il puisse y avoir d’autres époques, ou qu’il puisse y en avoir une de moins.
Mais entendons-nous bien : comme dans la réflexion les trois termes se rencontrent, bien que sous la condition de la prédominance de l’un d’eux ; de même dans chacune des époques du monde ces trois termes coexistent aussi, seulement il en est un qui est appelé à la domination. Il n’y a pas d’époque où une idée règne seule, au point qu’il n’en paraisse aucune autre. Dans toutes les époques est le fini et l’infini, et le rapport de l’un à l’autre ; car il n’y a de vie que dans la complexité ; mais sur ce fonds commun se détache l’élément dont l’heure est venue, et qui, dans son contraste avec tous les autres éléments et dans sa supériorité sur eux tous, donne son nom à cette époque de l’histoire. Ainsi, n’imaginez pas que quand je parle d’une époque où l’infini domine, j’entends que l’infini y soit seul sans aucune opposition ; mais concevez en même temps que dans tout état de choses il doit y avoir, aussitôt qu’on est sorti de l’unité primitive, un élément dominant. Et comme cet élément en se développant rencontre nécessairement les autres éléments qui aspirent aussi à jouer le rôle principal, de même que les différentes époques de l’humanité ne se succèdent qu’en se faisant la guerre, ainsi le développement d’un élément dans une époque particulière n’a lieu que par la guerre de cet élément avec tous les autres.
Tout est dans tout : les trois éléments sont dans chaque époque ; mais chacun d’eux, pour parcourir tout son développement, doit avoir une époque à soi. Si donc il n’y a que trois éléments, il ne peut y avoir que trois époques. Essayez de retrancher une de ces époques ; en n’en faisant que deux, vous ôtez le plein et entier développement de l’un des éléments constitutifs de l’humanité. Est-il possible, si l’infini est un élément considérable de la pensée, qu’il n’occupe pas toute une époque de l’histoire ? croyez-vous qu’il ne faille pas de longs siècles pour faire paraître tous les moments de l’idée de l’infini, tous ses degrés, toutes ses nuances, pour savoir tout ce qu’elle est et tout ce qu’elle renferme ? Je vous le demande, concevez-vous l’humanité sans ce côté fondamental d’elle-même, et notre histoire sans une large place accordée au développement de cette partie sublime de notre nature ? Retranchez-vous l’époque où doit régner le fini ? même absurdité. L’espèce humaine ne se serait donc jamais développée dans toute sa liberté ! La liberté n’aurait jamais eu une époque à elle ! Ou n’admettez-vous que ces deux époques, négligez-vous le rapport du fini et de l’infini, et ne donnez-vous pas une époque particulière à l’expression de ce rapport ? Vous condamnez l’humanité à aller sans cesse de l’infini au fini, ou du fini à l’infini, sans que jamais elle essaye de rapporter l’un à l’autre et de faire cesser l’opposition qui les sépare ; vous traitez l’humanité plus mal que vous ne vous traitez vous-même ; car chacun de vous s’efforce de fuir toute extrémité, et, au lieu de livrer votre vie à l’empire de l’une ou l’autre de ces deux idées, vous tentez de les réunir et de les exprimer toutes deux. Et vous ne voudriez pas que l’humanité connût aussi cette admirable harmonie ! Vous ne pouvez donc retrancher aucune des trois grandes époques dans lesquelles nous avons partagé le mouvement universel de l’histoire. Essayez maintenant d’en ajouter une quatrième ; il n’est pas au pouvoir de la pensée, je ne dis pas d’y réussir, mais de le tenter ; car la pensée ne peut rien concevoir que sous la raison du fini, de l’infini et du rapport du fini à l’infini : il n’y a pas d’autre catégorie essentielle. Lorsqu’on veut franchir les conditions de la pensée, on n’enfante que des conceptions extravagantes. Et encore, il y a des extravagances impossibles, celles qui détruiraient ou surpasseraient les lois de l’esprit humain. Le cercle de l’extravagance est renfermé dans le cercle de l’hypothèse, et le cercle de l’hypothèse dans celui de la pensée.
La pensée est enchaînée aux trois idées que nous avons signalées. Il n’y a donc que trois grandes époques ; il ne peut y en avoir que trois, il ne peut y en avoir moins de trois ; la démonstration en est tirée du fond même de toute démonstration, à savoir, de l’esprit humain et de ses lois. Vérifiez, si vous voulez, ce genre de démonstration par un autre. Consultez le monde extérieur. Y voyez-vous autre chose que les trois éléments qui nous occupent ? L’harmonie qui y règne suppose de l’unité et de la variété, et non pas de la variété et de l’unité séparées l’une de l’autre, mais fondues ensemble ; elle est le rapport même, l’union de la variété et de l’unité. Enfin dans Dieu aussi nous avons reconnu trois éléments, la sainte et immortelle triplicité dans laquelle, sans se diviser, se développe son essence. Ainsi Dieu et la nature, la raison éternelle et sa manifestation extérieure nous présentent les mêmes résultats que l’étude de l’humanité. Puisqu’il n’y a que trois moments dans Dieu, dans la nature, dans l’homme, l’histoire aussi ne peut avoir que trois grandes époques.
Reste à savoir dans quel ordre ces trois époques se succèdent, laquelle commence et laquelle finit.
Il ne s’agit pas de s’adresser seulement aux faits ; car que nous donneraient-ils ? Rien de plus qu’eux-mêmes, et non leur raison, c’est-à-dire ce qui peut seul nous les faire comprendre. Il faut donc, selon notre méthode ordinaire, nous adresser à la pensée. Pour savoir comment les diverses époques de l’humanité se succèdent, recherchons dans quel ordre les différents éléments de la pensée se succèdent dans la réflexion.
L’histoire intérieure de la réflexion est une histoire de l’humanité en abrégé ; l’histoire extérieure ne fait que manifester celle-là, mais elle n’en change ni la nature ni l’ordre. La question est donc celle-ci : Dans la conscience nous sont donnés ensemble et confusément trois éléments, le moi et le non-moi ou le fini, l’infini et leur rapport ; la réflexion en s’y appliquant les divise pour les éclaircir ; quel est celui de ces éléments qui le premier la sollicite ? Il est impossible que ce soit le rapport du fini à l’infini : un rapport, pour être bien compris, suppose que ses deux termes l’ont été ; car un rapport a autant de caractères, de nuances, de degrés que les deux termes en ont eux-mêmes. Il est donc clair que la réflexion ne s’attache au rapport du fini et de l’infini qu’après avoir parcouru l’un et l’autre ; de sorte que, dans l’histoire, l’époque réservée à la tentative de réunir ces deux éléments contraires devra venir la dernière. Nous avons donc seulement à déterminer l’ordre des deux autres époques, c’est-à-dire, pour suivre notre méthode, à rechercher lequel, du fini ou de l’infini, prédomine d’abord dans la réflexion.
Le fini, nous l’avons vu, c’est le moi et le non-moi. Mais nous n’étudions pas l’histoire de la nature extérieure ; ce n’est donc pas le terme du fini relatif à la nature, qu’il nous faut considérer, mais le terme qui se rapporte à l’humanité. Le moi est ici le représentant unique du fini. La question ainsi réduite est de savoir si c’est le moi ou l’infini qui d’abord préoccupe la pensée. Ainsi posée, la question est aisément résolue. En effet, qu’est-ce que le moi ? L’activité volontaire et libre. Le moi ou la liberté a besoin d’un long exercice pour s’émanciper des liens du non-moi, du monde extérieur, et pour arriver à ce point de force et de confiance en lui-même qu’il s’abuse sur sa puissance. Certes, ce n’est pas l’affaire d’un jour. Ajoutez que ce qui dégage la liberté et le moi, c’est précisément la réflexion, et la réflexion a besoin du temps. Plus la réflexion grandit et se fortifie, plus le sentiment du moi et de la liberté s’affermit et s’étend ; mais il ne faut pas supposer au début de la réflexion ce qui ne peut être que le fruit d’un tardif et laborieux développement. La réflexion naissante est faible encore et mal assurée, comme la liberté et le moi. Le moi est plutôt un témoin qu’un acteur dans le premier fait de réflexion. Assurément il ne peut y remplir seul la scène. Un jour il ira bien loin en illusion sur lui-même ; mais il est très modeste en commençant. Il y est bien forcé, tant il est faible, petit, misérable ! L’homme ne domine donc pas dans la réflexion naissante : reste de toute nécessité que ce soit l’infini, Dieu.
L’obscurité même qui accompagne l’idée de l’infini ajoute à sa puissance sur l’âme ; tout autre sentiment languit devant celui-là ; l’idée de l’être absolu couvre d’abord et offusque toutes les autres. Le premier éclair de la réflexion, montrant è l’homme sa faiblesse et la grandeur de Dieu, le ravit à lui-même dans la préoccupation de cet objet sublime qu’il sait bien qu’il n’a pas fait et qui est là devant lui un, immuable, invariable, éternel. Le moi, ne pouvant pas s’attribuer ces caractères majestueux et terribles, s’anéantit dans cette intuition formidable ; l’humanité s’éclipse à ses propres yeux en présence de l’être qui seul est en possession de l’infinitude, de la toute-puissance, de l’éternité, de l’existence et de l’unité absolue. L’homme débute par une conception vague sans doute, mais puissante et accablante, de Dieu ; et, sous le poids de cette grande idée, il se considère à peine comme une ombre de celui qui seul existe. Voilà comme se passent les choses dans la conscience de l’individu, et elles se passent de même dans l’histoire du genre humain. L’humanité, se trouvant d’abord faible et misérable, ne se prend pas au sérieux. À peine détachée du principe éternel des choses, ce n’est pas elle qui la frappe et la captive, mais le principe auquel elle tient encore. La première époque de l’humanité est nécessairement remplie de l’idée de l’infini, de l’idée de l’unité, de l’idée de l’absolu et de l’éternité. C’est une époque d’immobilité pour la race humaine. La vie, cette vie fugitive dont elle n’a pas joui encore, ne lui paraît qu’un pâle reflet d’une autre existence. Comme elle est et se croit faible, elle ne produit que des choses faibles, qui ajoutent à la conscience qu’elle a de son impuissance ; et ainsi elle s’enfonce davantage dans le sentiment de sa misère et de son néant. Mais insensiblement, après avoir vécu dans ce monde comme dans un tombeau, comme dans une prison, elle s’aperçoit pourtant que ce tombeau, que cette prison est large ; elle y remue ; peu à peu elle exerce la liberté qui est en elle ; cette liberté se fortifie par l’exercice ; l’humanité commence à sentir la beauté de la vie et du monde ; et le charme du monde et de la vie, le sentiment enivrant de sa propre force lui fait oublier tout le reste. Alors arrive le règne de la personne humaine, l’époque du fini ; vous concevez que cette époque doit être la seconde et ne peut être la première. Quand ces deux époques auront fait leur temps, il en viendra une troisième qui ne peut plus être ni la domination de l’infini ni celle du fini. L’humanité ne recule jamais : mais après avoir épuisé les extrêmes, se connaissant dans toute sa force comme dans toute sa faiblesse, elle arrive à la conception tardive du rapport nécessaire du fini et de l’infini : de là une époque qui, sans être ni la première ni la seconde, les concilie et les résume, répand et marque partout dans l’industrie, dans l’État, dans l’art, dans la religion, dans la philosophie, le rapport du fini et de l’infini, et donne dans l’histoire à ce rapport son expression propre, son empire77.
Tel est l’ordre dans lequel se succèdent les époques de l’humanité ; cet ordre de succession en couvre un autre plus profond encore. L’ordre de succession est purement extérieur, il représente pour ainsi dire le mécanisme matériel de l’histoire. Mais nous avons montre comment la variété sort de l’unité, le fini de l’infini, l’être relatif de l’être absolu ; nous avons fait voir que l’unité, l’infini, l’absolue substance, étant cause aussi et cause absolue, ne pouvait pas ne pas produire la variété, le fini, le relatif ; de sorte que la vraie unité et l’infini véritable étant donnés, vous avez déjà en germe la variété et le fini, c’est-à-dire des causes finies et variées, un monde animé et plein de forces, et une humanité qui est elle-même une puissance active et productrice. De même les époques de l’humanité ne soutiennent pas seulement l’une envers l’autre un rapport de succession ; elles sont liées entre elles par un rapport de génération. La première époque de l’humanité engendre la seconde ; en d’autres termes, les résultats de toute espèce produits par la première deviennent le principe de la seconde, la base sur laquelle elle travaille, et les débris féconds des deux premières époques servent de berceau à la troisième. Ainsi l’histoire n’est pas seulement une géométrie sublime, c’est une géométrie vivante, un tout organique dont les divers membres sont des touts qui ont leur vie à part, et qui en même temps se pénètrent si intimement qu’ils conspirent ensemble à l’unité de la vie générale.
Que dis-je ! l’histoire ne réfléchit pas seulement tous les mouvements de l’humanité à travers les siècles ; mais comme l’humanité est le résumé de l’univers, lequel est une manifestation de Dieu, en dernière analyse l’histoire n’est pas moins que le dernier contrecoup, la dernière expression de l’action divine. L’ordre admirable qui y règne est une image de l’ordre divin, et ses lois ont Dieu lui-même pour principe. Dieu considéré dans son action constante sur le monde et sur l’humanité, c’est la Providence. C’est parce que Dieu ou la Providence est dans la nature, que la nature a ses lois nécessaires, et c’est parce que la Providence est dans l’humanité et dans l’histoire, que l’humanité et l’histoire ont leurs lois nécessaires. Cette nécessité, que le vulgaire accuse, qu’il confond avec la fatalité extérieure et physique, et par laquelle il désigne et défigure la Sagesse divine appliquée au monde, cette nécessité est la démonstration sans réplique de l’intervention de la Providence dans les affaires humaines, la démonstration d’un gouvernement moral du monde. Les grands événements sont les arrêts de ce gouvernement, promulgués par la voix du temps. L’histoire est la manifestation des vues de Dieu sur l’humanité ; les jugements de l’histoire sont les jugements de Dieu même. Dieu a voulu que l’humanité eût un développement régulier, pour qu’elle retînt quelque chose de lui, quelque chose d’intellectuel et d’intelligible, Dieu étant l’intelligence dans son essence même et dans ses moments fondamentaux. Or, si l’histoire est le gouvernement de Dieu rendu visible, tout y est à sa place ; et si tout y est à sa place, tout y est bien, car tout mène au but marqué par une puissance bienfaisante. De là cet optimisme historique qui n’est pas autre chose que l’idée même de la civilisation rapportée à celui qui l’a faite en faisant l’humanité, et qui a tout fait avec poids et mesure, pour le plus grand bien de toutes choses. Ou l’histoire est une fantasmagorie insignifiante, et alors elle n’est qu’une dérision amère ; ou elle a un sens, elle est raisonnable ; et si elle est raisonnable, elle a des lois, et des lois nécessaires et bienfaisantes, car toute loi doit avoir ces deux caractères. Soutenir le contraire est un blasphème contre l’existence et son auteur.
Huitième leçon.
Du rôle de la géographie dans l’histoire
Retour sur le système historique esquissé dans la dernière leçon. Méthode qui l’a donné. Beauté de l’histoire ainsi conçue ; sa moralité ; son caractère scientifique. — Injuste mépris des philosophes pour l’histoire. Réfutation de Malebranche. — Règle fondamentale do l’histoire : rien d’insignifiant ; tout a un sens, tout se rapporte à quelque idée. — Application de cette règle à la géographie physique. Tout lieu pris en grand représente une idée, une des trois idées auxquelles toutes les idées ont été ramenées. — Question générale du rapport des lieux à l’homme. — Des climats. Défense de l’opinion de Montesquieu. — Détermination des lieux et des climats qui conviennent aux trois grandes époques de l’histoire.
Dans la dernière leçon nous avons énuméré et classe toutes les époques de l’histoire ; nous avons montré qu’il y avait trois époques, ni plus ni moins, dans l’histoire ; que ces trois époques soutenaient l’une envers l’autre un rapport invariable de succession, et même que ce rapport de succession en couvrait un autre, celui de génération ; en sorte que l’histoire entière de l’humanité se résout en un grand mouvement composé de trois moments qui non seulement se succèdent, mais qui s’engendrent les uns les autres. Tel est le système de l’histoire ; et ce système, nous ne l’avons point emprunté à des vues en l’air et à des combinaisons chimériques, mais au principe même et à la seule mesure possible de l’histoire, à l’humanité. On pourrait même à la rigueur ramener la méthode suivie à la méthode d’observation et d’induction. En effet, vous l’avez vu, nous avons tout tiré de la conscience de l’humanité ; et là aussi nous étions sur le terrain des faits ; mais de quels faits ? De faits qui, outre l’avantage d’être observables comme les faits extérieurs, ont encore celui d’être entourés d’une lumière immédiate et de porter leur autorité avec eux-mêmes. Tel est le point dont nous sommes partis ; et c’est ensuite à l’induction que nous avons eu recours. Vous le savez : dans les sciences physiques, l’induction repose sur la constance des lois de la nature78. Un fait bien observé, vous l’induisez, vous le transportez dans les temps à venir ; vous prévoyez des faits identiques, vous affirmez que ce qui a lieu aujourd’hui aura lieu demain, que le soleil qui se lève aujourd’hui, demain encore luira sur le monde. Cette induction suppose que les lois de la nature sont constantes à elles-mêmes. De même ici l’induction que nous avons faite de l’humanité à l’histoire est fondée sur une seule supposition, celle de la constance des lois de l’humanité. Si l’humaine nature, ainsi que la nature extérieure, est constante à elle-même, il doit y avoir dans son développement historique ce qui est dans son développement psychologique : l’un est la mesure de l’autre. Or, dans la conscience il y a trois termes dans un certain ordre.
Donc il ne peut y avoir dans l’histoire que trois termes, dans le même ordre que celui que nous a donné la conscience. La conscience est la réalité la plus immédiate et la plus certaine pour nous ; et quand nous la transportons dans l’histoire, nous ne faisons autre chose que suivre le principe de toute réalité partout où il nous conduit.
Il y a plus : comme l’histoire a été rapportée à la nature humaine, de même celle-ci a été rapportée à la nature extérieure, au sein de laquelle elle fait son apparition. L’homme n’est pas l’effet, et la nature la cause, nous l’avons vu ; mais il y a entre la nature et l’homme une harmonie manifeste de caractères généraux, de lois générales. Il y a plus encore : tout comme nous avions rapporté l’humanité à la nature, de même, nous avons dû rapporter cette nature extérieure et la nature humaine, avec leurs caractères et leurs lois générales, au principe commun de la nature et de l’homme ; et dans ce principe nous avons retrouvé en germe, sous la forme de puissances substantielles et éternelles, tous les éléments qui plus tard, tombés dans le temps et dans l’espace, constitueront les forces et les lois de la nature, les forces et les lois de l’humanité. Donc l’histoire de notre espèce, l’histoire de cet être particulier, limité et borné, qu’on appelle l’homme, cette histoire se lie à ce vaste univers, et par ce vaste univers à l’Auteur de toutes choses.
Ainsi l’histoire n’est point une anomalie dans l’ordre général ; voilà pourquoi elle est vérifiable à tous ses degrés par tous les degrés de l’existence universelle, comme ces degrés, différents et semblables, sont vérifiables les uns par les autres. Doutez-vous des caractères essentiels de la Divinité ? adressez-vous au monde et surtout à l’homme, car l’effet doit réfléchir plus ou moins la cause. D’autre part l’homme est le frère de la nature ; il la porte tout entière avec lui, et les lois de la mécanique céleste, comme celles de la zoologie, se retrouvent en tous ses mouvements, en toutes ses fonctions. Éprouvez donc et contrôlez sans cesse tous ces degrés de l’ordre général les uns par les autres ; cette vérification vous donnera constamment le même résultat. Vous y verrez que l’histoire par cela seul quelle exprime l’humanité, exprime l’existence universelle, et qu’elle en reproduit les mouvements successifs dans la succession de ses époques. L’histoire ainsi conçue est bien belle ; elle est une poésie admirable, le drame ou l’épopée du genre humain.
Non seulement l’histoire ainsi conçue est belle, mais alors, et seulement alors, elle a une haute moralité. En effet niez ou énervez le système de l’histoire, niez ou énervez ses lois et son plan, vous rompez ou vous relâchez le lien qui rattache l’histoire à l’humanité et au monde et par là à Dieu. Dieu, considéré sans rapport avec le monde et l’humanité, est déjà sans doute, il est tout entier dans les profondeurs de son essence79 ; mais ce n’est pas encore le dieu du monde et de l’humanité, le dieu que les hommes adorent et bénissent sous le nom de Providence. À quelle condition y a-t-il Providence ? À la condition que Dieu passe, sans s’y épuiser, il est vrai, dans le monde et dans l’humanité, et par conséquent dans l’histoire ; qu’il y dépose quelque chose de lui-même, qu’il y mette de la sagesse, de la justice, de l’ordre, un ordre invariable comme son auteur. La Providence est engagée dans la question de la nécessité des lois de l’histoire. Nier l’une, c’est ébranler l’autre, c’est renverser ou obscurcir le gouvernement moral et divin des choses humaines. Si donc on osait donner à notre système les noms de panthéisme et de fatalisme, c’est-à-dire indirectement, ou plutôt très directement, d’athéisme, il faudrait bien, pour nous défendre, renvoyer à notre tour cette aimable accusation à ceux qui la font : car le vrai Dieu pour nous, c’est un Dieu qui veille sur son ouvrage, c’est un Dieu créateur à la fois et législateur du monde et de l’humanité, un Dieu qui est une Providence. La Providence ne peut être exilée de l’histoire, car ses desseins sur l’humanité ont évidemment besoin de son développement. Or, si la Providence est dans l’histoire, il faut bien qu’elle y soit avec un plan, avec un plan fixe, c’est-à-dire avec des lois nécessaires. La nécessité des lois de l’histoire, avec leur caractère de sagesse et de justice, est une des formes visibles et sensibles de la Providence.
Ainsi le système que je vous ai exposé est seul moral, en même temps que seul il est beau ; j’ajoute que seul il est scientifique. En effet, ce qui constitue la science, c’est la suppression de toute anomalie, l’ordre substitué à l’arbitraire, la raison aux sens et à l’imagination, les phénomènes particuliers rappelés et élevés à leurs lois générales.
L’histoire est donc belle, morale, scientifique. Considérée sous ce point de vue, elle se présente au regard du philosophe comme un digne objet d’étude et de méditation.
Un jour le père Malebranche entrant chez un jeune homme, qui fut depuis l’illustre chancelier d’Aguesseau, le trouva occupé à lire Thucydide ; sur quoi le bon et doux Malebranche se mit un peu en colère, et reprocha à son jeune ami de ne chercher que des amusements pour son imagination, de s’arrêter comme un enfant à des faits accidentels, qui avaient pu arriver ou n’arriver pas, au lieu de s’occuper de lui-même, de l’homme, de sa destinée, de Dieu, enfin d’idées et de philosophie. Et d’Aguesseau, je crois, quitta Thucydide pour Descartes. Si j’avais été à sa place, j’aurais pris Descartes très volontiers, comme on le pense bien, mais j’aurais gardé Thucydide ; et cela en vertu même du système de Malebranche. J’aurais dit à Malebranche : « Comment se fait-il que vous, philosophe, dédaigniez ainsi l’histoire ? Vous voyez tout en Dieu, et vous avez raison peut-être, avec quelque explication. Mais si tout est en Dieu, il semble que Dieu doit être dans tout, qu’il doit être dans ce monde, et surtout dans l’humanité, dans tout ce qui est de l’humanité, et par conséquent dans son histoire. L’étude de l’histoire est donc une étude essentiellement philosophique. » Nous ne savons pas ce que, dans ses principes, Malebranche eût pu répondre à cela. Pour nous, nous considérons l’histoire comme la contre-épreuve de la philosophie, comme une philosophie tout entière ; et c’est de ce point de vue que nous tirons la règle essentielle de l’histoire.
Tout a sa raison d’être, tout a son idée, son principe, sa loi, rien n’est insignifiant, tout a un sens ; c’est ce sens qu’il s’agit de déchiffrer, c’est ce sens que l’historien philosophe a la tâche et la mission de discerner, de dégager, de mettre en lumière. Le monde des idées est caché dans celui des faits. Les faits en eux-mêmes ne disent rien ; mais, fécondés par la raison, ils mettent au jour l’idée qu’ils enveloppent ; ce ne sont plus alors de simples faits qui tombent sous nos sens, ce sont des idées que la raison comprend. On fait très bien de recueillir les faits comme ils se passent ; ce sont là les matériaux de l’histoire, mais non l’histoire elle-même. L’histoire proprement dite, l’histoire par excellence, l’histoire digne de ce nom [ἱστορία, de ἴσημι, ἐπίσταμω savoir], est la science du rapport des faits aux idées. Le premier devoir de l’historien philosophe est donc de demander aux faits ce qu’ils signifient, l’idée qu’ils expriment, le rapport qu’ils soutiennent avec l’esprit de l’époque du monde au sein de laquelle ils font leur apparition. Rappeler tout fait, même le plus particulier, à sa loi, examiner son rapport avec les autres faits élevés aussi à leur loi, et de rapports en rapports arriver jusqu’à saisir celui de la particularité la plus fugitive à l’idée la plus générale et à l’esprit d’une époque, c’est là la règle éminente de l’histoire. Or l’esprit d’une époque se manifeste de trois façons.
D’abord il faut qu’il prenne possession de l’espace, qu’il s’y établisse, et occupe une portion quelconque, plus ou moins considérable de ce monde, qui soit le théâtre même du drame de l’histoire. Mais sur ce théâtre il faut ensuite que quelqu’un paraisse pour jouer la pièce : ce quelqu’un, c’est l’humanité. Or l’humanité réside dans les masses ; c’est avec les masses, en elles et pour elles, que tout se fait ; elles remplissent la scène de l’histoire, mais, hâtons-nous de le dire, elles y figurent seulement ; elles n’y ont qu’un rôle muet, et laissent, pour ainsi dire, la parole à quelques individus éminents qui les représentent. En effet, les peuples ne paraissent pas dans l’histoire ; leurs chefs seuls y paraissent. Et par chefs je n’entends pas ceux qui commandent en apparence, j’entends ceux qui commandent en réalité, ceux que les peuples suivent en tout genre, parce qu’ils ont foi en eux, et qu’ils les considèrent comme leurs interprètes. Les lieux, les peuples, les grands hommes, voilà les trois choses par lesquelles l’esprit d’une époque se manifeste : ce sont donc là les trois points importants auxquels l’historien doit s’attacher. Parcourons-les successivement.
Sur le premier point je commencerai par où il faudrait finir ; je vous dirai que tout lieu, tout territoire représente nécessairement une idée, et par conséquent une des trois idées fondamentales auxquelles nous avons ramené toutes les autres. Un lieu représente ou l’infini, ou le fini, ou le rapport du fini à l’infini ; telle est la formule que la philosophie de l’histoire impose à tout lieu, et que je me charge de faire sortir de tout lieu donné : ou il faudrait que ce lieu fût insignifiant, c’est-à-dire qu’il manquât de raison d’être et de loi. Or je ne sache rien au monde qui n’ait sa raison d’être, sa loi ; et toute loi est exprimable par une formule philosophique. Les formules philosophiques effrayent les sens, l’imagination, l’entendement ordinaire ; et pourtant ces formules, si effrayantes dans leur premier aspect, ne sont que la raison dans toute sa rigueur, le bon sens élevé à sa plus haute puissance. En effet, ce que je viens de vous dire dans le langage de la métaphysique, vous vous l’êtes dit cent fois à vous-mêmes ; tout le monde le sait et le répète, et la formule paradoxale de la science se résout ici dans un préjugé du sens commun.
Ôtez les mots, ne considérez que les idées. Quel est celui de vous qui pense que la terre qu’il habite, l’air qu’il respire, les montagnes ou les fleuves qui l’avoisinent, le climat et toutes les impressions qui en résultent ; en un mot, que le monde extérieur lui est indifférent et n’exerce sur lui aucune influence ? Ce serait de votre part un idéalisme un peu extraordinaire ; j’imagine que vous croyez avec tout le monde que l’âme est distincte, mais non pas absolument indépendante du corps. Pensez-vous et quelqu’un a-t-il jamais pensé que l’homme des montagnes ait et puisse avoir les mêmes habitudes, le même caractère, les mêmes idées que l’homme de la plaine, le riverain, l’insulaire ? Croyez-vous que l’homme que consument les feux de la zone torride soit appelé à la même destinée en ce monde que celui qui habite les déserts glacés de la Sibérie ? Eh bien ! ce qui est vrai de ces deux extrêmes de la zone glacée et de la zone torride doit l’être également des lieux intermédiaires et de toutes les latitudes.
Jusqu’ici la raison a l’avantage de s’accorder avec le préjugé, et c’est beaucoup pour elle. Oui, donnez-moi la carte d’un pays, sa configuration, son climat, ses eaux, ses vents, ses productions naturelles, sa flore, sa zoologie et toute sa géographie physique, et je me flatte de vous dire à peu près quel sera l’homme de ce pays et quelle place ce pays occupera dans l’histoire. Un homme qu’on n’accusera pas de s’être perdu dans des rêveries philosophiques, mais qui joignait à l’esprit le plus positif ces grandes vues où le vulgaire des penseurs ne voit qu’une imagination ardente et qui ne sont pas moins que le regard rapide et perçant du génie ; un homme qui ne jouera pas un grand rôle dans les annales de la métaphysique, le vainqueur d’Arcole et de Rivoli, rendant compte à la postérité de ses desseins vrais ou simulés sur cette Italie qui devait lui être chère à plus d’un titre, commence par une description du territoire italien, dont il tire toute l’histoire passée de l’Italie, et le seul plan raisonnable qui ait jamais été tracé pour sa grandeur et sa prospérité. Je sais peu de pages historiques plus belles que celles-là80. À cette autorité je joindrai celle de Montesquieu, c’est-à-dire de l’homme de notre pays qui a le mieux compris l’histoire et qui le premier a donné l’exemple de la véritable méthode historique. L’auteur de L’Esprit des lois, après avoir posé le principe que tout a sa raison d’être, que tout a sa loi, tout, à commencer par Dieu même81, n’hésite pas à attribuer au climat une influence immense sur la créature humaine. Mais Montesquieu n’était pas homme à s’arrêter à ce principe général, il le poursuit dans toutes ses conséquences, il l’applique à toutes les institutions humaines, civiles et religieuses, aux lois les plus petites comme aux lois les plus grandes82. C’est là le triomphe de l’esprit philosophique. En effet, il n’y a pas de lacunes dans les choses ; tout se lie et se tient. Sans doute, le rapport de l’homme et de la nature, nous l’avons dit bien souvent, n’est pas un rapport de l’effet à la cause, mais l’homme et la nature sont deux grands effets qui, venant de la même cause, portent les mêmes caractères ; de sorte que la terre et celui qui l’habite, l’homme et la nature, sont en harmonie parfaite. C’est ainsi, et c’est seulement ainsi qu’il faut entendre la pensée de Montesquieu.
Tel climat donné, tel peuple suit. J’en conclus que des lieux divers représentent des idées diverses, et que par conséquent si nous voulons chercher dans ce vaste univers le théâtre des trois grandes époques dans lesquelles nous avons divisé le développement de l’humanité, nous ne pourrons placer dans un même lieu et sous le même climat ces trois époques si dissemblables. Trois époques différentes, donc trois théâtres différents pour ces trois époques. Nous avons l’époque de l’infini, celle du fini, et celle du rapport de l’infini et du fini. Où placerons-nous la première ? Cherchons un théâtre pour cette époque de l’humanité qui doit représenter l’infini, l’unité, l’immobilité.
Essayons de donner pour théâtre à l’époque de l’infini, si vous me permettez de m’exprimer ainsi, des pays de côtes, les bords de grands fleuves, le littoral de mers intérieures assez considérables pour exciter le courage, pas assez vastes pour le rebuter et le lasser. Un bras de mer, un fleuve, n’est pas une barrière comme on le croit ordinairement ; c’est un lien entre des peuples qu’il a l’air de séparer et qu’il rapproche sans les confondre. Voilà des côtes étendues, des fleuves considérables, une mer intérieure ; joignez-y des montagnes assez élevées pour nuancer le sol et y former des diversités, pas assez pour s’opposer à des communications faciles et fréquentes ; je demande si c’est à ces lieux que vous confierez le développement de l’idée de l’infini. Quoi ! tout sera immobile en ce séjour du mouvement ! Quoi ! l’espèce humaine sera stationnaire là où la nature s’agite et l’agite sans cesse ! Peu de commerce en présence de cette mer dont les bords opposés, fort peu distants l’un de l’autre, semblent inviter l’homme à des échanges perpétuels ! Le goût du gigantesque dans une nature où tout est circonscrit et mesuré ! Quoi ! l’homme et ses ouvrages auront le caractère de l’unité absolue et de l’uniformité, là où tout tend à la division, où tout inspire le sentiment de la variété et de la vie ! Je demande si la raison peut consentir à une pareille hypothèse. Variez l’hypothèse : cherchez un théâtre pour l’époque de l’histoire qui doit représenter l’idée du fini, du mouvement, de l’activité, de la liberté, de l’individualité dans l’espèce humaine. Je vous demande si vous placerez cette époque dans un vaste continent, enceint d’un Océan immense qui, au lieu d’attirer l’homme, le décourage parce que derrière ces abîmes il n’aperçoit rien, n’espère rien, et que nul vestige d’homme ne se montre : placerez-vous cette époque sur un sol très compacte, formant une masse ou il y aura peu de fleuves, peu de lacs, aucune mer intérieure, ou seront de vastes déserts, des chaînes de hautes montagnes qui sépareront les populations, et exigeront de es deº longues années et de grands efforts avant qu’elles puissent se donner la main ? Enfin, mettrez-vous l’époque du monde qui doit représenter le rapport du fini à l’infini, la mettrez-vous dans une petite île, ou tout devra être insulaire, étroit, borné, exclusif ; où évidemment il n’y aura pas assez de jeu pour tous les extrêmes, et pour tous les rapports de tous les extrêmes ?
Je demande si vous pouvez accepter ces hypothèses, si vous pouvez concevoir qu’une petite île soit à la fois une grande puissance territoriale et maritime ? Je vous demande si c’est sur des pays de côtes que vous mettrez l’immobilité, et sur le plateau d’immenses montagnes le siège du mouvement ? Tout cela est impossible ; la raison y résiste absolument. Donc les lieux ont aussi leurs lois, et, quand un lieu a tel caractère, il amène tel développement humain, ou, pour parler plus exactement, il se rencontre avec tel développement humain. L’époque de l’infini aura donc pour théâtre un vaste continent dont toutes les parties seront compactes et en quelque sorte indivisibles comme l’unité ; et comme il faudra bien qu’il aboutisse à quelque mer, il aboutira à l’Océan, et renfermera avec des déserts immenses des montagnes presque infranchissables. Tout au contraire l’époque du fini occupera des pays de côtes, les bords de quelque mer intérieure ; car les mers intérieures, représentant la crise et la fermentation de la nature, sont le rendez-vous des grands mouvements de la civilisation et de l’humanité. Enfin, soyez sûrs que l’époque qui devra représenter dans l’histoire le rapport du fini à l’infini sera un continent considérable, assez et pas trop compacte, d’une longueur et d’une largeur bien proportionnées, qui, tout en confinant l’Océan, aura aussi des mers intérieures, de grands fleuves qui le traversent en tous sens, de telle sorte que le fini et l’infini puissent y trouver leur place, que rien n’y demeure dans une unité glacée et que rien ne s’y dissolve, que tout dure et en même temps se développe, que tous les extrêmes y soient et avec leur harmonie.
Trois époques de civilisation, donc trois théâtres différents pour ces trois époques ; et si ces époques se succèdent, comme nous l’avons montré, il faudra que la civilisation aille aussi d’un pays à un autre et fasse le tour du monde, en suivant le mouvement physique des terrains et des climats, correspondant à celui des époques tel que nous l’avons déterminé. L’histoire s’ouvre par l’époque de l’infini et de l’unité ; donc la civilisation a dû commencer sur des plateaux élevés pour se répandre à travers les plaines, et arriver au centre du mouvement et de la fermentation du monde, puis sortir de ce tourbillon de l’histoire et du globe, si on peut s’exprimer ainsi, non pour retourner sur les hauteurs d’où elle est descendue, car l’humanité ne retourne jamais en arrière, mais pour marcher en avant, dans des régions inconnues, et, riche des trésors qu’elle a recueillis sur sa route, venir les déposer dans un autre continent qui, par sa configuration variée, par sa température exquise, par le mélange de mers et de terres, de montagnes et de plaines, soit propice au développement complet et harmonieux de l’humanité.
Avançons. Voilà le théâtre préparé ; voilà ce globe merveilleusement arrangé et distribué pour recevoir celui qui est appelé à y jouer un si grand rôle.
Neuvième leçon.
Des peuples.
Sujet de la leçon : De la philosophie de l’histoire appliquée à l’étude des peuples. — Écarter la question d’un peuple primitif. — Idée d’un peuple ; développement de cette idée à travers tous les éléments constitutifs de ce peuple, et d’abord dans l’industrie, les lois, l’art et la religion. — La philosophie, réfléchissant tous les éléments de la civilisation d’un peuple, en est l’expression dernière. — Des ressemblances et surtout des différences des divers peuples d’une même époque. — Idée de la guerre. — Motifs de la célébrité des grandes batailles. — Moralité de la victoire. — Importance historique de la guerre et de l’état militaire d’un peuple.
Dans la dernière leçon nous avons indiqué rapidement les rapports intimes qui lient la géographie physique à l’histoire ; il s’agit aujourd’hui, sur cette scène du monde ainsi préparée, d’observer l’action des peuples, de déterminer les aspects généraux sous lesquels les peuples se présentent et se recommandent à la philosophie de l’histoire.
N’y a-t-il qu’un peuple primitif, c’est-à-dire une seule race, et par conséquent une seule langue, une seule, religion, une seule philosophie, qui, sorties d’un seul centre et d’un foyer unique, se répandent successivement sur toute la face du globe, de telle sorte que la civilisation se fasse par voie de communication et que l’histoire entière ne soit qu’une tradition ; ou bien l’histoire n’a-t-elle d’autre fond que la nature humaine, la nature qui nous est commune à tous, et qui, toujours la même, mais placée en des circonstances différentes qui la modifient, se développe partout avec ses différences et avec ses harmonies ? Telle est la première question que rencontre sur son chemin la philosophie de l’histoire. Mais cette question est plus embarrassante qu’importante. En effet, soit que d’un peuple unique partent des peuples qui peu à peu diffèrent, soit que ces différents peuples se soient formés séparément sans autre lien que la nature humaine, commune à tous, toujours est-il que ce peuple primitif ou cette nature commune à tous aboutissent à des développements différents, et ces développements différents tombent seuls dans l’histoire. Or, comme nous avons établi qu’il y a trois époques différentes dans l’histoire, il s’ensuit que, pour ces trois époques différentes, il faut, en négligeant la question du fond commun de l’histoire et des peuples, il faut, dis-je, nécessairement trois ordres différents de populations. Je dis trois ordres de populations, et non pas trois peuples, parce que si chaque époque est une en ce sens qu’il y a un élément de la nature humaine qui y prévaut sur les autres éléments, une idée qui, dominant sur toutes les autres idées, leur donne à toutes son caractère propre, il n’en est pas moins vrai qu’il existe, à côté ou au-dessous, d’autres idées, d’autres éléments qui jouent dans cette même époque des rôles secondaires. Il n’y a pas une idée seule dans une époque : encore une fois, tout ce qui est réel, tout ce qui vit est complexe, mélangé, divers, plein de différences. Si donc il y a nécessairement dans toute époque différentes idées sous la domination d’une seule, il faut bien qu’il y ait dans chaque époque plusieurs peuples pour représenter les diverses idées qui constituent la vie réelle de cette époque, ou les nuances importantes de l’idée prédominante ; car toute idée ou toute grande nuance d’idée doit avoir sa représentation dans l’histoire.
La philosophie de l’histoire, pour bien comprendre une époque et les différents peuples qu’elle embrasse, les divise d’abord, prend chaque peuple à part et l’examine. Que lui demande-t-elle ? sous combien d’aspects le considère-t-elle ?
La philosophie de l’histoire, en présence d’un peuple quelconque, doit reconnaître avant tout pourquoi ce peuple est venu dans le monde, ce qu’il a à y faire, quel but il poursuit, quelle idée il représente. Remarquez que si ce peuple ne représente point une idée, son existence est tout simplement inintelligible ; les événements par lesquels il se développe, n’ayant pas de but commun, n’ont pas de mesure commune et forment alors une diversité perpétuelle sans aucune unité. Pour comprendre les divers événements qui se passent dans un peuple il faut les pouvoir rattacher à une idée commune ; et cette idée est celle que ce peuple est appelé à représenter. Ainsi, demander à un peuple ce qu’il vient faire en ce monde, quelle destinée il doit accomplir, quelle idée il représente, telle est la première règle de la philosophie de l’histoire. Voici la seconde.
Si tout peuple est appelé à représenter une idée, les événements dont se compose la vie de ce peuple aspirent et aboutissent à la représentation complète de cette idée ; d’où il suit que l’ordre dans lequel ces événements se succèdent est un véritable ordre de progression ; c’est ce progrès qu’il faut reconnaître et suivre, sous peine de ne pas comprendre grand-chose à l’histoire de ce peuple. Je suppose, par exemple, que vous ne sachiez pas que le peuple romain était appelé à représenter sur la terre telle ou telle idée, à atteindre tel ou tel but, par conséquent à le poursuivre et à s’en rapprocher sans cesse ; quand vous en êtes aux guerres de Sylla et de Marius, vous ne savez pas si vous êtes au commencement, ou au milieu, ou à la fin de l’histoire romaine ; vous ne pouvez vous orienter dans cette histoire autrement qu’en regardant le numéro du volume et le haut des pages. Un but donné, l’histoire d’un peuple est un progrès continuel. C’est là qu’est toute lumière ; j’ajoute, et tout intérêt ; car l’intérêt véritable est dans l’enchaînement et le développement régulier des choses. Et il ne faut pas s’en tenir ici à ridée vague de progrès et de perfectionnement ; car, comme nous l’avons établi83, on ne peut mesurer le perfectionnement qu’autant qu’on a déterminé le type de la perfection. Or, le type de la perfection relative d’un peuple, c’est l’idée que ce peuple doit accomplir. Tout nous ramène donc à la recherche de l’idée de chaque peuple et au mouvement progressif de ce peuple vers l’accomplissement de cette idée.
Maintenant il en est d’un peuple comme d’un individu. Un individu n’est pas complet s’il n’a développé en lui, dans la mesure de ses forces, l’idée de l’utile, du juste, du beau, du saint, du vrai. Un peuple aussi n’est pas complet s’il n’a fait passer pour ainsi dire l’idée qu’il est appelé à représenter par l’industrie, l’État, l’art, la religion et la philosophie : le développement d’un peuple n’est achevé que quand il a épuisé toutes ces sphères. Donc la philosophie de l’histoire, si elle veut bien connaître un peuple, après avoir déterminé l’idée de ce peuple et s’être bien pénétrée du principe que ce peuple accomplit cette idée progressivement, doit rechercher et suivre ce progrès dans chacun des cinq éléments que nous venons de rappeler, et d’abord dans l’industrie, dans les lois, dans l’art et dans la religion.
Et il ne doit pas suffire à la philosophie de l’histoire d’examiner ces quatre éléments les uns après les autres, il faut qu’elle les compare entre eux pour en saisir les rapports, car ces rapports sont loin d’être indifférents. Il faut qu’elle examine si tel ou tel élément précède les autres ou les suit, lequel domine, lesquels sont subordonnés ; il faut qu’elle recherche surtout le rapport de l’élément religieux et de l’élément politique, si la religion précède et domine les autres éléments, qui alors se groupent en quelque sorte autour d’elle, ou si au contraire c’est l’élément politique qui domine d’abord ou qui finit par dominer tous les autres.
C’est en considérant un peuple sous ces points de vue divers, et qui pourtant se tiennent intimement, que la philosophie de l’histoire évitera les vues partielles et bornées qui l’ont si souvent égarée. Souvent l’historien, préoccupé d’un intérêt particulier, par exemple, de l’intérêt politique, considère dans un peuple l’élément politique presque exclusivement ; ou, préoccupé de l’intérêt de la religion, il considère surtout l’élément religieux ; et alors ou il néglige tous les autres et mutile l’histoire ; ou sans les négliger, il leur impose à tous le caractère qu’il emprunte au seul élément qu’il considère, et s’il ne mutile pas l’histoire il la fausse. La philosophie de l’histoire doit tout embrasser, industrie, lois, arts, religion ; mais on conçoit qu’alors son dernier résultat, c’est-à-dire la formule dernière, sous laquelle elle résume un peuple, réfléchissant les caractères à la fois harmonieux et variés de plusieurs idées, ne peut avoir la simplicité qui accompagne aisément les formules exclusives. Ne considérez-vous un peuple que par le côté politique ? ici la formule même la plus élevée n’est pas fort embarrassante. Il est plus difficile de comprendre et d’exprimer l’idée fondamentale de la religion d’un peuple, et nous entrons déjà dans des routes plus sombres. Nous ne sommes pas dans des routes moins obscures quand nous voulons pénétrer le sens intime et mystérieux des monuments des arts. Mais il est un autre ordre de recherches, plus obscur encore en apparence, quoique toute lumière véritable soit en lui : je, veux parler de la métaphysique.
La pensée de l’homme se développe de différentes manières, mais elle n’arrive à se comprendre elle-même que quand sur tout ce qu’elle a conçu elle se demande : Tout cela est-il vrai en soi ? Quel est le fond de tout cela ? Quelles idées générales sont engagées dans toutes ces choses ? et ces idées générales, est-il impossible de les élever à un plus haut degré de généralité encore ? car il ne faut s’arrêter qu’aux bornes infranchissables de la pensée, à ce qu’il y a de plus général, c’est-à-dire à la plus haute abstraction. Là sans doute tout est obscur pour les sens et pour l’imagination, mais là aussi est toute lumière pour la réflexion. Sur chaque matière, tant qu’on n’est, pas arrivé aux idées élémentaires de cette matière, à ses principes, à sa métaphysique, on n’est arrivé au fond de rien, on ignore le dernier mot de toute chose.
Mais de quoi s’occupe la métaphysique ? Prenez les livres de métaphysique ; et je ne vous dis pas : Prenez tel ou tel livre, mais prenez celui que vous voudrez ; prenez, par exemple, Condillac ; certainement il n’est pas incompréhensible de profondeur. Quels sont les problèmes qu’il agite ? De quoi parle-t-il ? que dit-il ? Qu’il n’y a dans la pensée que des idées empruntées aux sens, que tout est contingent, variable, fini, que l’infini, la substance, l’absolu, sont des chimères, que l’âme se réduit à une simple collection de qualités et d’accidents84, etc. Je n’invente pas, je raconte. D’un autre côté, prenez un philosophe idéaliste : celui-là admet à grand’peine le contingent, le multiple, le fini, et s’enfonce dans les profondeurs de l’un, du nécessaire, de l’absolu, de l’infini. Voilà le terrain de la métaphysique, et voilà sa langue. Ce n’est pas moi qui ai créé ces problèmes ni ces dénominations, je les accepte de la main des siècles ; et quand de beaux esprits, dans des scrupules d’élégance qu’ils prennent pour une sage circonspection, accusent ces formules, qu’ils accusent donc la philosophie elle-même ; car depuis qu’elle est née elle n’a pas d’autres matières, elle n’a pas un autre langage. Depuis Kapila85 jusqu’à Aristote, depuis Aristote jusqu’à Kant, la matière et la langue de la métaphysique n’ont pas changé, car le but de la métaphysique est resté le même, à savoir, de rappeler la pensée à ses éléments essentiels ; et ces éléments, toujours les mêmes, affectent toujours à peu près les mêmes expressions.
Voyez : ou bien il vous faut prétendre que dans toute époque la philosophie est arbitraire et insignifiante, que les philosophes sont des oisifs qui tirent au hasard de leurs rêveries un certain nombre de systèmes, sans rapport avec l’esprit du temps, ni avec les autres éléments de la civilisation d’un peuple ; ou, si vous n’osez pas le soutenir, si vous accordez que la philosophie est en rapport intime avec l’époque et le peuple qui la produisent, je vous demanderai si la philosophie ne réfléchit pas toute la civilisation contemporaine sous la forme la plus générale, la plus abstraite, et par conséquent la plus simple et la plus claire en réalité. Toutes nos leçons antérieures aboutissent à ce résultat. L’accordez-vous ? Alors voici la conclusion que le raisonnement vous impose : c’est que quand on caractérise un peuple ou une époque par sa philosophie, on ne fait que tirer de leur sein ce qui y était contenu, ce qui, se développant d’abord instinctivement dans la forme extérieure de l’art, de la religion, de l’industrie et de la politique, revient sur soi-même, dans sa généralité et sa profondeur, sous la forme philosophique. Or, quelles sont les formules philosophiques ? Nous l’avons vu, c’est le contingent et le nécessaire, c’est la substance et la cause, l’absolu et le relatif, l’infini et le fini. La philosophie de l’histoire est donc condamnée à parler aussi ce langage, à tenir compte de la métaphysique d’un peuple, ou à ignorer ce peuple dans son expression la plus élevée.
Quand on a étudié et reconnu l’industrie, les arts, le gouvernement, la religion, la philosophie d’un peuple, on le connaît en lui-même ; il faut alors le comparer avec les autres peuples qui sont renfermés dans la même époque. Toute époque est une, comme tout peuple est un, dans son idée fondamentale, et en même temps elle est diverse par les diverses idées qui doivent aussi s’y rencontrer : elle doit contenir différents peuples pour représenter différentes idées ; il faut donc examiner les rapports des différents peuples d’une même époque entre eux. Ils ont nécessairement des ressemblances plus grandes que leurs différences, puisque tous appartiennent à une seule et même époque. La philosophie de l’histoire devra saisir ces ressemblances. Mais elle ne doit pas s’arrêter à des ressemblances vagues et générales ; elle doit rechercher positivement quels sont dans ces divers peuples les caractères analogues de l’industrie, des lois, des arts, des religions, des systèmes philosophiques. Lorsque la philosophie de l’histoire aura étudié ainsi l’industrie, les lois, les arts, les religions, les systèmes philosophiques des différents peuples d’une époque, elle verra que tous ces éléments ont entre eux des ressemblances merveilleuses. Les résultats obtenus par l’examen approfondi d’un peuple particulier ne seront pas changés, ils seront agrandis. L’idée reste la même, seulement son horizon est plus étendu ; c’est-à-dire que si vous étiez arrivés pour un peuple particulier à une formule déjà fort générale, la formule dernière qui représentera tous les peuples d’une même époque dans leurs ressemblances, toute une époque du monde dans son unité, sera beaucoup plus générale encore et d’une abstraction plus relevée.
Mais si les peuples qui composent une même époque doivent se ressembler, ils ne peuvent pas ne pas différer. La philosophie de l’histoire doit étudier ces différences, les embrasser dans leurs causes et dans leurs effets et les suivre dans toute l’étendue de leur action.
Il y a dans une époque différents peuples, parce que dans une époque il y a différentes idées. Chaque peuple représente une idée et non pas une autre. Cette idée, générale en elle-même, est particulière relativement à celles que représentent les autres peuples de la même époque ; elle est particulière, elle est elle et non pas une autre, et à ce titre elle exclut toute autre qu’elle ; elle l’exclut en ce que ou elle l’ignore ou elle la repousse. Toute idée qui domine dans un peuple y domine comme l’idée unique qui représente pour ce peuple la vérité tout entière ; et pourtant, loin qu’elle soit la vérité tout entière, elle ne l’exprime que par un côté et d’une manière imparfaite, comme ce qui est particulier et borné peut exprimer la vérité universelle et absolue.
Comment ces différences des différents peuples vivent-elles ensemble ? Ne peuvent-elles pas subsister en paix ? Non ; car à quelle condition une idée incomplète et exclusive peut-elle vivre en paix à côté d’une autre idée exclusive et incomplète ? C’est à la condition d’être reconnue par la philosophie comme incomplète et exclusive, et en même temps absoute par la philosophie comme contenant une portion de vérité. Aux yeux de la philosophie toutes les idées exclusives sont fausses par un côté et vraies par un autre ; elle les accepte toutes, les combine et les réconcilie dans le sein d’un vaste système où chacune trouve sa place. Ce que fait une sage philosophie, l’histoire le fait aussi, à l’aide des siècles, dans son mouvement universel et dans l’ample système qu’elle enfante et déroule successivement. Mais il n’en est pas ainsi pour un peuple : un peuple n’est ni un philosophe éclectique ni l’humanité tout entière ; ce n’est qu’un peuple particulier ; il prend donc pour vrai en soi ce qui n’est vrai que relativement ; il tient comme la vérité absolue ce qui, n’étant qu’une vérité relative avec la prétention d’être la vérité absolue, est une erreur.
Les idées particulières des différents peuples d’une même époque, ne se sachant pas comme des idées particulières, c’est-à-dire exclusives et fausses, mais se prenant pour vraies, c’est-à-dire pour complètes, aspirent à dominer, et se rencontrent dans cette prétention commune d’être seules vraies et seules dignes de la domination. Là est la racine indestructible de la guerre. Ce qui pour la philosophie n’est que distinct et différent, entre les mains du temps est opposé et ennemi, et les diversités et les différences deviennent dans l’histoire des contradictions et des luttes. Cela n’est, pas moins vrai dans la vie intérieure d’un peuple que dans les relations extérieures des peuples entre eux. Nous avons distingué comme cléments de la vie d’un peuple l’industrie, l’État, l’art, la religion et la philosophie ; nous avons parlé de leurs rapports de coexistence, de leurs rapports de prédominance ou de subordination, et nous avons décrit ces rapports avec le calme de la philosophie. Mais ces divers éléments ne le prennent point ainsi ; nul ne veut se subordonner ; il ne leur suffit pas même de coexister avec indépendance et avec harmonie : ils tendent à se surmonter et à s’absorber l’un l’autre. Ainsi l’industrie, tout occupée de l’utile, voudrait y réduire tout le reste ; l’État empiète sans cesse et attire tout dans sa sphère ; la religion, fille du ciel, bien naturellement se croit le droit de donner des lois à l’industrie, à l’État et à l’art, qui de son côté sacrifie tout au sentiment de la beauté et à son but particulier. La philosophie est très paisible, surtout dans Diogène de Laërte et dans Brucker, mais en réalité elle est de ce monde ; elle participe à ses passions ; elle a un juste besoin d’indépendance et aussi le goût de la domination : lorsque l’État ou lorsque la religion veut la réduire à l’état de servante (ancilla theologiæ), elle résiste, quelquefois même elle attaque et prétend à l’empire ; de là des luttes qui peuvent être et qui souvent ont été sanglantes. Les combats des partis, dans les limites de la constitution politique d’un peuple, font la vie de ce peuple. Il en est de même à l’extérieur : les luttes des peuples d’une époque entre eux font la vie de cette époque ; nulle ne s’est écoulée sans guerre, nulle ne le pouvait.
La guerre a sa racine dans la nature des idées des différents peuples, qui, étant nécessairement partielles, bornées, exclusives, sont nécessairement hostiles, agressives, conquérantes.
Si la guerre est la rencontre violente, le choc des idées exclusives des différents peuples, dans ce choc, l’idée qui sera plus faible sera détruite par la plus forte ; or la plus forte idée dans une époque est celle qui est le plus en rapport avec l’esprit même de cette époque. Chaque peuple représente une idée, et les peuples différents représentent différentes idées ; d’où il suit que le peuple qui représente l’idée le plus en rapport avec l’esprit général de l’époque est le peuple appelé à la domination. Quand l’idée d’un peuple a fait son temps, ce peuple est condamné à disparaître ; mais il ne cède pas facilement la place, il faut qu’un autre peuple la lui dispute et la lui arrache.
La guerre est l’instrument terrible, mais nécessaire de la civilisation86. L’hypothèse d’un état de paix perpétuel dans l’espèce humaine est l’hypothèse de l’immobilité absolue. Ôtez toute guerre, et au lieu de trois époques il n’y en aura qu’une ; car il est clair que l’une ne cédera point volontiers la place à l’autre, et il n’y aura jamais qu’une seule et même époque. Non seulement il n’y aura qu’une seule époque, mais dans celle-là il n’y aura aucun progrès ; car les différences ne se fondront pas, et chaque peuple restera éternellement dans l’abrutissement de l’idée particulière et exclusive qui le subjugue et qui, bonne pour un temps, si elle ne se modifiait jamais, serait la condamnation de ce peuple à une erreur éternelle. La guerre n’est pas autre chose qu’un échange sanglant d’idées ; une bataille n’est autre chose que le combat de l’erreur et de la vérité ; je dis de la vérité, parce que dans une époque une moindre erreur est une vérité relativement à une erreur plus grande ou à une erreur qui a fait son temps ; la victoire n’est pas autre chose que la victoire de la vérité du jour sur la vérité de la veille, devenue l’erreur du lendemain.
Aussi, quand deux armées sont en présence, il se passe un bien plus grand spectacle que celui dont la philanthropie détourne les yeux. Elle ne voit là que des milliers d’hommes qui vont s’égorger, ce qui est assurément un grand malheur. Mais d’abord la mort est un phénomène de la vie universelle qui n’a pas lieu seulement sur les champs de bataille ; et après tout, la guerre change assez peu les tables de mortalité ; elle les change moins que telle mesure, en apparence fort légère, d’économie politique. Et puis, ce n’est pas tant la mort qui est mauvaise en soi, c’est la mort injuste, injustement donnée ou reçue. Que mille cœurs qui battaient tout à l’heure cessent de battre, c’est un fait bien triste ; mais qu’une goutte de sang innocent soit versée, c’est plus qu’un fait pénible, c’est un mal et un mal horrible. Un innocent qui périt doit mille fois plus exciter la douleur amère de l’humanité, que des armées de héros qui savent qu’ils vont à la mort et qui y vont librement pour une cause juste à leurs yeux et qui leur est chère. Dans les grandes batailles, ce ne sont pas les hommes qui sont aux prises, ce sont les causes, ce sont les esprits opposés d’une époque, ce sont les différentes idées qui dans un siècle animent et agitent l’humanité. Voilà ce qui a donné tant d’importance, tant d’intérêt, tant de célébrité aux batailles. Connaissez-vous quelque chose qui ait plus de réputation que Platée et Salamine ? Pour quoi ? L’humanité a bien vit que c’était elle qui était en cause à Platée et à Salamine : de là la haute renommée de ces deux journées. En effet, pensez-y bien, ce n’était pas seulement la liberté de quelques petites peuplades de la Grèce qui était engagée à Platée, c’étaient le passé et l’avenir du monde, c’étaient l’esprit ancien et l’esprit nouveau qui se rencontraient d’une manière sanglante. La victoire est restée à l’esprit nouveau : voilà pourquoi ce nom de Platée est si solennel. Il en est de même d’Arbelles : il ne s’agissait point de la famille de Darius et de la dynastie macédonienne, car l’humanité se serait fort peu intéressée à l’une et à l’autre ; mais à Arbelles (et c’est là peut-être la plus grande journée de l’antiquité) il a été déclaré que non seulement le nouvel esprit pouvait résister à l’ancien, comme il avait ôté vu à Salamine et à Platée, mais il a été démontré que l’esprit nouveau était plus fort que l’ancien, qu’il était en état de lui rendre ses visites et de les lui faire un peu plus longues. En effet, les suites de la victoire d’Arbelles ont duré deux siècles. Deux cents ans après Arbelles, les traces d’Alexandre, une civilisation grecque, un empire tout grec, étaient encore dans la Bactriane et la Sogdiane et sur les bords de l’Indus. Le même motif attache le même intérêt au nom de Pharsale. J’aime et j’honore assurément le dernier des Brutus, mais il représentait l’esprit ancien, et l’esprit nouveau était du côté de César ; cette longue lutte des patriciens et des plébéiens, qui remplit l’histoire romaine, cette lutte de plusieurs siècles finit à Pharsale. César était Cornélien par sa famille, non par son esprit ; il succédait, non à Sylla, mais à Marius, lequel succédait aux Gracques. L’esprit nouveau demandait une plus grande place ; il la conquit à Pharsale. Ce ne fut pas le jour de la liberté romaine, mais celui de la démocratie, car démocratie et liberté ne sont pas synonymes. Toute démocratie, pour durer, veut un maître qui la gouverne ; ce jour-là elle en prit un, le plus magnanime et le plus sage, dans la personne de César. Il en est de même de toutes les grandes batailles. Je ne peux pas vous faire ici un cours de batailles : prenez les plus illustres ; prenez Lépante, Lutzen, Rocroy, Arcole ; à ces noms vos cœurs battent, parce que ces noms-là sont pour vous les triomphants symboles des plus nobles idées ; l’humanité entière y applaudit parce qu’elle comprend à merveille que c’est elle qui était engagée et qui a été victorieuse sur tous ces champs de bataille.
On parle sans cesse des hasards de la guerre et de la fortune incertaine des combats ; en détail, rien de plus vrai ; en grand, rien de plus faux, car je défie qu’on me cite une seule partie perdue par l’humanité. En fait, il n’y a pas une grande bataille qui ait tourné contre la civilisation. La civilisation peut bien recevoir quelque échec, les armes sont journalières ; mais définitivement le gain et l’honneur de la campagne lui demeurent. Toutes les fois que l’esprit du passé et l’esprit de l’avenir se trouveront aux prises, assurez-vous que l’avantage restera à l’esprit nouveau. Nous avons vu que l’histoire a ses lois : si l’histoire a ses lois, la guerre, qui tient une si grande place dans l’histoire, qui en représente tous les grands mouvements et pour ainsi dire les crises, la guerre doit avoir aussi ses lois et ses lois nécessaires : et si, comme nous l’avons établi, l’histoire avec ses grands événements n’est pas moins que le jugement de Dieu sur l’humanité, on peut dire que la guerre est le prononcé de ce jugement, que les batailles en sont la promulgation éclatante, et que les défaites et la fin d’un peuple sont les arrêts de la civilisation et de Dieu même déclarant ce peuple au-dessous du temps présent, en opposition avec le progrès du monde, et par conséquent retranché du livre de vie.
J’ai fait voir que la guerre et les batailles sont inévitables, et qu’elles sont bienfaisantes. J’ai absous la victoire comme nécessaire et utile ; j’entreprends maintenant de l’absoudre comme juste87, dans le sens le plus étroit du mot. On ne voit ordinairement dans le succès que le triomphe de la force, et une sympathie honorable nous entraîne vers le vaincu : j’espère avoir montré qu’accuser le vainqueur et prendre parti contre la victoire, c’est prendre parti contre l’humanité, contre le progrès de la civilisation ; il faut aller plus loin, il faut prouver que le vaincu a mérité de l’être, que le vainqueur est meilleur, plus moral que le vaincu, et que c’est pour cela qu’il est vainqueur. S’il n’en était pas ainsi, il y aurait contradiction entre la moralité et la civilisation, ce qui est impossible, l’une et l’autre n’étant que deux faces diverses de la même idée.
En général tout est juste en ce monde ; le bonheur et le malheur y sont répartis comme ils doivent l’être. Je parle en grand, sauf les exceptions. La vertu et le bonheur, le malheur et le vice sont dans une intime harmonie88, non seulement aux yeux de la conscience, dans les vœux et dans la croyance du genre humain, mais sur la scène de la vie et de l’histoire. Sans faire ici une classification des vertus, je me contente de vous rappeler que la prudence et le courage sont deux vertus qui dominent à peu près toutes les autres. La prudence est une vertu, et voilà pourquoi, entre autres raisons, elle est un principe de succès ; l’imprudence est un vice, et voilà pourquoi elle ne réussit guère ; le courage est une vertu qui a droit à la récompense de la victoire ; la lâcheté est un vice, aussi elle est toujours punie et battue. Il n’y a pas une action, pas même une pensée, un désir, un sentiment vicieux qui ne soit puni tôt ou tard en sa juste mesure ; au contraire, toute action, toute pensée, toute résolution, tout sentiment vertueux, tout sacrifice emporte sa récompense. Telle est la loi ; elle est de fer et d’airain89, elle est nécessaire et universelle, elle s’applique aux peuples comme aux individus. On peut plaindre les peuples, mais il ne faut pas accuser leur destinée, car ce sont eux qui la font. Supposez un peuple généreux qui prenne au sérieux ses idées, et qui, au lieu d’◀attendre▶ le jour du combat dans une sécurité imprudente et coupable, prévoyant l’attaque, s’y prépare de longue main, en entretenant en lui l’esprit guerrier, en fondant de grandes institutions militaires, en se formant à une discipline sévère, en préférant à des jouissances frivoles les soins mâles et virils dans lesquels se trempe le caractère des individus et des peuples : ce peuple-là, lorsqu’il paraîtra sur le champ de bataille, n’aura commis aucune faute : toutes les chances seront pour lui. Supposez à ce peuple un ennemi imprudent ou lâche, ayant des idées sans doute, mais ne les ayant pas assez à cœur pour leur faire les sacrifices qu’exigerait leur défense ou leur propagation, brave, mais sans un état militaire bien entretenu et sans habitudes guerrières, ou avec une organisation militaire en apparence assez forte, mais sans résolution et sans énergie. Mettez en présence ces deux peuples : n’est-il pas évident que l’un étant meilleur que l’autre, plus prévoyant, plus sage, plus courageux, méritera de l’emporter et l’emportera en effet ? Voyez, par exemple, Constantinople au quatorzième siècle : c’était un empire en possession d’une civilisation assez avancée, un peuple qui avait des idées, et les premières de toutes, des idées religieuses, qui s’en occupait vivement, qui se passionnait pour elles au point d’être constamment sur les places publiques, de disputer sans cesse, et d’en venir à de véritables mêlées sur des questions de théologie. Ce peuple était instruit, savant, ingénieux, ardent ; mais en même temps il n’avait d’énergie que pour la dispute et les tracasseries intérieures ; il n’avait aucun soin de l’avenir, pas d’esprit militaire, nulle mâle habitude, nulle force morale, nulle vertu. Donc il passera et il méritait de passer sous les fourches caudines de la conquête. En face étaient des adversaires que les lettrés de Byzance appelaient des barbares, mais qui ne l’étaient pas du tout ; car ils avaient aussi leurs idées, ils les chérissaient, et ils étaient prêts à mourir pour elles ; ils cherchaient à faire des conquêtes à leurs idées au prix de leur sang, et ils en ont fait parce qu’ils méritaient d’en faire. Aussi Constantinople a été emportée : l’Europe a poussé un cri de douleur, honorable pour l’Europe, accablant pour Constantinople ; car, héritière d’une puissance immense, si Constantinople avait eu quelque vertu, non seulement elle aurait conservé cette puissance, mais elle l’aurait agrandie. Au lieu de cela, Constantinople a disputé, ergoté, subtilisé, et elle a succombé ; elle a eu le sort qu’elle méritait : elle n’était plus digne de l’empire, et l’empire lui a été enlevé. Et il ne faut pas dire que, dans mon admiration pour les conquérants, j’oublie l’intérêt dû aux victimes ; je n’entends point ce langage : il faut choisir entre un peuple corrompu, vicieux, dégradé, indigne d’exister puisqu’il ne sait pas défendre son existence, et l’humanité qui n’avance et ne peut avancer que par le retranchement de ses éléments corrompus. Puisqu’on parle de victimes, qu’on sache donc qu’ici le sacrificateur qu’on devrait accuser, ce n’est pas le vainqueur, mais la Providence qui lui a donné la victoire. Il est temps que la philosophie de l’histoire mette à ses pieds les déclamations de la philanthropie. La guerre est l’action en grand, et l’action est l’épreuve décisive de la valeur des individus et des peuples. L’âme tout entière passe dans l’action avec ses puissances les plus diverses. Voulez-vous savoir ce que vaut tel homme ? voyez-le agir ; de même toute la vertu d’un peuple comparaît sur les champs de bataille.
Donnez-moi l’histoire militaire d’une nation, je me fais fort de retrouver tous les autres éléments de son histoire, car tout tient à tout, et tout se résout dans la pensée comme principe et dans l’action comme effet, en d’autres termes dans la métaphysique et dans la guerre. Il n’y a pas jusqu’à la constitution des armées, jusqu’à la tactique et à la stratégie, qui n’importent à l’histoire. Lisez Thucydide ; voyez-y la manière de combattre des Athéniens et des Lacédémoniens : Athènes et Lacédémone sont là tout entières. Vous rappelez-vous quelle était cette petite armée grecque de trente mille soldats, qui, sous la conduite d’un jeune homme, car les jeunes hommes sont presque toujours les héros de l’histoire, s’avança en Orient jusqu’au-delà de l’Indus ? C’était cette redoutable phalange macédonienne, dont la figure seule, rappelant le fer de la lance, est le symbole de l’expansion rapide et puissante de la civilisation grecque, et représente tout ce qu’il y avait d’impétuosité, de célérité et d’ardeur indomptable dans l’esprit grec et dans celui d’Alexandre. La phalange macédonienne était un admirable instrument de conquête. Elle est faite pour une pointe, pour l’attaque rapide bien plus que pour une longue défense ; elle a un élan, un mouvement irrésistible ; peu de force interne, de poids et de durée. Mais regardez la légion romaine : c’est une masse énorme qui, en s’ébranlant, écrase tout sur son passage, sans menacer de se dissoudre, tant elle est compacte, vaste, et pleine de ressources en elle-même. À l’aspect d’une légion on sent que l’on est devant une puissance, non seulement capable de balayer l’ennemi devant elle, mais d’occuper le sol, de s’y établir, d’y prendre racine. La légion romaine, c’est une cité, c’est un petit monde qui se suffit à lui-même ; car elle avait de la cavalerie aussi bien que de l’infanterie, et de l’infanterie de toute espèce d’armes. En un mot, la légion était une armée organisée pour soumettre le monde et pour le garder ; son caractère est l’ensemble, le poids, la durée, la fixité, c’est-à-dire l’idée même de Rome.
Je pourrais prendre ainsi les institutions militaires de chaque grand peuple, et je vous montrerais l’esprit de ce peuple dans celui de ces institutions. Tout se rapporte à la civilisation ; tout la mesure, tout l’exprime à sa manière. La philosophie de l’histoire doit considérer dans un peuple tous ses éléments intérieurs, l’agriculture, le commerce, l’industrie, l’art, la religion, l’État, la philosophie : il faut qu’elle saisisse l’idée que tous ces éléments renferment et développent ; ensuite il faut qu’elle suive cette idée dans ses relations avec les autres idées contemporaines qui lui sont opposées, qu’elle combat ou qui la combattent, en un mot dans son action militaire. Un peuple vraiment historique a une idée à réaliser ; et quand il l’a suffisamment réalisée chez lui, il l’exporte en quelque sorte par la guerre, il s’efforce de lui faire faire le tour du monde. Tout peuple historique est donc pendant quelque temps conquérant ; puis, après avoir été conquérant, après s’être déployé tout entier, après avoir montré et donné tout ce qu’il avait en lui, après avoir rempli sa destinée, il s’épuise, il a fait son temps, il est conquis lui-même ; ce jour-là il quitte la scène, et la philosophie de l’histoire l’abandonne, parce qu’alors il est devenu inutile à l’humanité.
Dixième leçon.
Les grands hommes.
Récapitulation de la dernière leçon. Sujet de celle-ci : les grands hommes. Leur nécessité et leur caractère propre. — Ils résument les peuples, les époques, toute l’humanité, l’ordre universel. — Histoire du grand homme. Naît et meurt à propos. Son signe est le succès. — Théorie de la puissance. — Théorie de la gloire. — Les grands hommes considérés comme de simples individus dans leurs intentions et leurs qualités personnelles : petitesse des plus grands hommes. — Quelles sont les époques et quels sont les genres les plus favorables au développement des grands hommes ? De la guerre et de la philosophie. — Lutte des grands hommes. Apologie du vainqueur.
Après avoir été des grandes époques de l’histoire aux lieux qui en sont le théâtre, et des lieux aux peuples qui les habitent, nous irons aujourd’hui des peuples à ces individus éminents qui les représentent dans l’histoire et qu’on appelle les grands hommes.
J’espère que la dernière leçon a dû vous laisser la conviction qu’un peuple n’est pas seulement une collection plus ou moins considérable d’individus réunis accidentellement entre eux par le lien d’une force extérieure prépondérante : il doit vous être évident qu’un peuple n’est un véritable peuple qu’à la condition d’exprimer une idée qui, passant dans tous les éléments dont se compose la vie intérieure de ce peuple, dans sa langue, dans sa religion, dans ses mœurs, dans ses arts, dans ses lois, dans sa philosophie, lui donne une physionomie particulière. Que de millions d’hommes ont vécu, senti, souffert, dans le centre de l’Asie et de l’Afrique, dont l’histoire ne fait pas mention, parce que, n’exprimant aucune idée, ils n’avaient et ne pouvaient avoir aucun sens, et par conséquent aucun intérêt pour l’histoire ! L’existence historique d’un peuple est tout entière dans son rapport avec l’idée qu’il représente. Ôtez à chacun des individus dans lesquels se divise un peuple, l’identité de langue, de mœurs, de religion, d’art, de littérature, d’idées, vous leur enlevez, avec le lien qui les unit, le fonds même sur lequel ils vivent et qui les fait être ce qu’ils sont. L’esprit d’un peuple, l’esprit commun à tous les citoyens, voilà ce qui constitue la patrie. La patrie n’est pas le sol en lui-même, c’est l’idée, c’est le sentiment qu’expriment pour tous et le sol qu’ils habitent, les institutions, les lois, la religion, les mœurs, les préjugés même dont ils sont imbus dès l’enfance. Le patriotisme est la sympathie puissante de tous avec tous dans un même esprit, dans un même ordre d’idées et de sentiments. Ôtez cette unité d’esprit, d’idées, de sentiments, c’en est fait de la patrie et du patriotisme.
Si tout peuple, je dis tout peuple véritable, tout peuple historique, est nécessairement un dans l’unité de l’esprit qui le fait être et agir, tout individu qui fait partie de ce peuple participe aussi de son esprit. Un individu qui dans son temps et dans son pays ne serait qu’un individu, serait un monstre. Mais il n’y a pas, il ne peut pas y avoir de pur individu : quand on habite un même territoire, quand on est du même temps, et qu’on parle la même langue, il faut bien avoir le même esprit.
Ainsi tous les individus dont se compose un peuple sont remplis de son esprit et le représentent en eux, mais ils le représentent plus ou moins. Voilà déjà une assez forte ligne de démarcation entre les différents individus d’un même peuple. Mais ceux qui sont sur le premier plan et représentent davantage l’esprit de leur peuple sont encore un assez grand nombre, une foule, dans laquelle se détache une nouvelle élite d’individus qui représentent leurs semblables avec plus de fidélité et d’éclat ; et il est impossible qu’il en soit autrement. De là deux choses : 1º la nécessité des grands hommes ; 2º leur caractère propre. Le grand homme n’est point une créature arbitraire qui puisse être ou n’être pas : c’est le représentant plus ou moins accompli que tout grand peuple se suscite. Il n’est pas seulement un individu, mais il se rapporte à une idée générale qui lui communique une puissance supérieure, en même temps qu’il lui donne la forme déterminée de l’individualité. Trop et trop peu d’individualité tue également le grand homme. D’un côté l’individualité toute seule est un élément de misère et de petitesse ; car la particularité, le contingent, le fini, tendent d’autre part, toute généralité a de la grandeur, mais elle risque de se perdre dans une abstraction chimérique. Le grand homme n’est donc tel qu’à la double condition d’être pénétré de l’esprit général de son peuple, et en même temps de représenter cet esprit général sous une forme profondément individuelle ; tout cela dans cette juste mesure, qui est la marque de la vraie grandeur humaine.
Cette mesure, qui fait la vraie grandeur, fait aussi la vraie beauté. Les objets de la nature qui ont un aspect d’immensité et d’infinité, comme les montagnes, les mers, les abîmes du ciel, tous ces objets ont ce genre de beauté qu’on appelle le sublime. Le sublime excède les limites de l’imagination et de toute représentation déterminée. Il y a en quelque sorte contradiction entre la force limitée de l’imagination humaine et le sublime. Quand l’art représente le sublime seul, il s’élance hors du fini et engendre des productions gigantesques, comme les pyramides de l’Égypte, les monuments de l’Inde, les monuments primitifs de presque tous les peuples. À l’autre extrémité de la civilisation et de l’imagination, considère-t-on des objets qui ont un caractère très déterminé et des formes très arrêtées ; l’art entre-t-il dans les détails et dans le fini des choses ? il tombe dans le mesquin. Soit en pratique, soit en théorie, les deux extrémités de la beauté, qui la manquent également, sont le joli et le démesuré. L’école sensualiste, ne pouvant en rien dépasser le contingent, le particulier, le déterminé, le fini, ne va guère au-delà du joli. L’idéalisme, au contraire, tend sans cesse au général, à l’universel, à l’infini, au sublime. La vraie beauté est dans le mélange du fini et de l’infini, de l’idéal et du réel : son trait distinctif est l’harmonie et la mesure90.
Il en est de même en morale pour les caractères. Il y a des individus qui n’ont, pour ainsi dire, qu’un caractère général, celui de leur siècle et de leur pays, purs échos de la voix de leur temps ; ce sont les êtres pour ainsi dire anonymes dans l’espèce humaine. Ne riez pas ; ce n’en est pas la plus petite ni la plus mauvaise partie. À l’extrémité opposée sont les amis de l’individualité, ces gens qui, pour s’être avisés de réfléchir une ou deux fois dans leur vie, pour s’être saisis un moment dans leur pauvre individualité, s’y attachent, s’y cramponnent pour ainsi dire, sans pouvoir et sans vouloir en sortir, ramenant tout à leur sens individuel, et fièrement insurgés contre toute autorité. L’autorité n’est pas toujours la raison ; cependant, toute autorité ayant toujours quelque chose d’universel, est par cela seul condamnée à un peu de raison et de sens commun. La manie de l’individualité est de trancher le nœud qui unit l’individu au sens commun par l’autorité. Ce sont là les originaux dans l’espèce humaine : ils forment une classe à part ; ils se donnent pour des héros d’indépendance, et ce sont en général des hommes sans énergie et sans caractère ; ils s’agitent sans rien faire, et passent sans laisser de trace durable. Les premiers, pour les appeler par leur nom, sont les hommes ordinaires, classe nombreuse, honnête, utile. Ce sont d’excellents soldats de l’esprit d’un peuple ; ils forment l’armée de toute grande cause qui trouve assez de capitaines ; c’est avec eux qu’on peut faire, c’est avec eux seulement qu’on fait de grandes choses : ils savent obéir. Mais les autres, indisciplinables, indignes de commander, incapables de servir, leur grand but, sur cette immense scène du monde où ils paraissent quelques minutes, est de représenter, quoi ? eux-mêmes, et rien de plus. Aussi personne ne fait attention à eux ; car l’humanité n’a pas le temps et ne se donne pas la peine de s’occuper des individus qui ne sont que des individus. Un grand homme est également éloigné de l’original et de l’homme ordinaire. Il est peuple et il est lui tout ensemble ; l’esprit de sa nation et de son temps, voilà l’étoffe dont il est fait, c’est là son piédestal ; c’est du haut de l’esprit commun à tous qu’il est grand et commande à tous.
Comme un peuple est tout entier dans ses grands hommes, c’est aussi en eux que l’histoire le considère. Ouvrez des livres d’histoire, vous n’y voyez que des noms propres ; et cela ne peut pas ne pas être ; car si les masses ne font rien que pour elles-mêmes, elles ne font rien par elles-mêmes ; elles agissent par leurs chefs, qui seuls remplissent l’avant-scène, et tombent seuls sous le regard du spectateur et de l’historien. Les historiens ont fort raison de ne s’occuper que des grands hommes ; seulement, il faut qu’ils aient bien soin de ne les donner que pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire non pas pour les maîtres, mais pour les représentants de ceux qui ne paraissent pas dans l’histoire ; autrement, un grand homme serait une insulte à l’humanité. Sous cette réserve, il est certain que tout peuple se résolvant nécessairement en quelques personnages d’élite, l’histoire d’un peuple doit être faite, comme elle l’est, par celle de ses grands hommes.
Or, ce qui est vrai d’un peuple est vrai de tous les autres, d’une époque et de toutes les époques : donc l’histoire entière est représentée par les grands hommes. Donnez-moi la série des grands hommes, tous les grands hommes connus, et je vous ferai l’histoire du genre humain.
Et qu’est-ce que l’humanité elle-même ? Le dernier mot de l’ordre universel. L’humanité résume la nature entière, et les grands hommes, à leur tour, résument l’humanité. Le mouvement perpétuel des choses n’est ainsi, dans tous ses moments et à tous ses degrés, que l’enfantement des grands hommes.
Tout dans l’univers travaille à former la merveille du grand homme. Le voilà formé, il arrive sur la scène : qu’y fait-il ? quel rôle y joue-t-il, et sous quel aspect la philosophie de l’histoire doit-elle le considérer ?
Un grand homme, dans quelque genre que ce soit, à quelque époque du monde, chez quelque peuple qu’il paraisse, vient pour représenter une idée, telle idée et non pas telle autre, tant que cette idée a de la force et vaut la peine d’être représentée, pas avant, pas après il paraît quand il doit paraître, il disparaît quand il n’a plus rien à faire, il naît et il meurt à propos. Quand il n’y a rien de grand à faire, le grand homme est impossible. Le grand homme est l’instrument d’une puissance qui n’est pas la sienne ; car toute puissance purement individuelle est misérable, et nul homme ne se rend à un autre homme. Quand donc la vraie puissance, celle de l’idée, n’est pas ou n’est plus, quand elle manque ou décline, quelle force aura son représentant ? Aussi vous ne pouvez pas faire naître le grand homme avant son heure, et vous ne le ferez pas mourir avant son heure ; vous ne pouvez pas le déplacer, ni l’avancer, ni le reculer ; vous ne pouvez pas le continuer et le remplacer ; car il n’était que parce qu’il avait son œuvre à faire, il n’est plus dès qu’il n’a plus rien à faire, et le continuer est continuer un rôle usé. On disait à un soldat illustre qui s’était assis sur un trône : « Sire, il faut surveiller attentivement l’éducation de votre fils ; il faut qu’on l’élève avec le plus grand soin, pour qu’il vous remplace. — Me remplacer ! répondait-il, je ne me remplacerais pas moi-même ; je suis l’enfant des circonstances. » Le même homme sentait bien que la puissance qui l’animait ne lui appartenait point, et qu’elle lui avait été prêtée pour un temps marqué. On dit qu’il était un peu fataliste. Remarquez que tous les grands hommes l’ont été plus ou moins : l’erreur est dans la forme, non dans le fond de la pensée. Ils sentent qu’ils ne sont pas là pour leur compte ; ils ont la conscience d’une force immense, et ne pouvant s’en faire honneur à eux-mêmes ils la rapportent à une volonté supérieure qui se sert d’eux selon ses fins. Et non seulement les grands hommes sont un peu fatalistes, mais ils ont aussi leurs superstitions. Rappelez-vous Wallenstein et son astrologue. De là vient encore que les grands hommes, qui dans l’action ont une décision et une ardeur admirables, avant l’action hésitent et tâtonnent ; il faut que le sentiment de la nécessité, c’est-à-dire l’évidence de leur mission, les frappe ; ils semblent comprendre confusément que sans cela ils agiraient comme de simples individus, et qu’ils n’auraient pas toute la puissance qui leur est nécessaire.
Sans entrer dans des détails superflus, reconnaissons qu’on a toujours pris les grands hommes et qu’eux-mêmes se sont pris pour quelque chose de fatal et d’irrésistible : aussi le signe du grand homme, c’est qu’il réussit ; et il faut bien en effet qu’il réussisse, dans quelque genre que ce soit, pour faire son œuvre. Une activité, une fécondité inépuisable, des succès éclatants et prolongés, tels sont ses caractères incontestables. Mais les grands hommes ne sont pas seulement des artistes, ou des philosophes, ou des législateurs, ou des pontifes ; ils sont aussi, comme nous l’avons vu la dernière fois, des guerriers. Le grand guerrier n’est tel qu’à la condition d’obtenir de grands succès, c’est-à-dire encore, il faut bien l’avouer, de faire d’épouvantables ravages sur la terre. Mais ou nul guerrier ne doit être appelé un grand homme, ou, s’il est grand, il faut accepter le marchepied de sa grandeur, en se rappelant la fin dernière et bienfaisante des révolutions et des guerres en apparence les plus désastreuses.
Le résultat des grands succès, c’est la puissance et une grande puissance. Mais quand on est arrivé là, quand on est monté si haut, on peut perdre la tête, on peut se croire et paraître bien au-dessus du reste des hommes ; on a une cour, on a des flatteurs. Eh bien, cet homme qui a l’air du maître du monde, devant lequel le monde est à genoux, cet homme n’est qu’un instrument, et de qui, je vous prie ? de la divine providence ? Oui, sans doute en dernière analyse, mais d’abord et immédiatement des idées qui dominent dans son temps et dans son pays, des idées de son peuple, et par conséquent de tous les individus de ce peuple, des plus petits comme des plus grands, car tous sont uns dans l’unité de leur pays et de leur temps ; de sorte que le grand homme n’est, au bout du compte, que le serviteur de ceux-là mêmes auxquels il commande. Voilà le secret de sa puissance, et de l’obéissance facile qu’il rencontre. Ne vous hâtez jamais d’attribuer rien de vil à l’humanité. L’humanité ne se soumet pas à une force étrangère, mais à celle-là seulement avec laquelle elle sympathise et qui la sert.
La fortune d’un grand homme est de représenter mieux qu’aucun autre homme de son temps les idées de ce temps, ses intérêts, ses besoins. Tous les individus d’un peuple ont bien aussi les mêmes idées générales, les mêmes intérêts, les mêmes besoins, mais sans le génie nécessaire pour les réaliser et les satisfaire ; ils représentent leur temps et leur peuple, mais d’une manière impuissante, infidèle, obscure. Mais aussitôt que le vrai représentant se montre, tous aperçoivent distinctement en lui ce qu’ils n’avaient saisi que confusément en eux-mêmes ; ils reconnaissent l’esprit même qui est en eux ; ils considèrent le grand homme comme leur image véritable, comme leur idéal ; c’est à ce titre qu’ils l’adorent et qu’ils le suivent, qu’il est leur idole et leur chef. Comme au fond le grand homme n’est pas autre chose que le peuple qui s’est fait homme, à cette condition-là le peuple à confiance en lui, il a pour lui de l’amour et de l’enthousiasme ; il se donne à lui. Voilà tout le dévouement que vous pouvez, que vous devez ◀attendre▶ de l’humanité ; elle n’est pas capable et il ne serait pas bon qu’elle fût capable d’aucun autre ; elle sert qui la sert. La racine de la puissance d’un grand homme est bien mieux que le consentement exprès de l’humanité, lequel est fort souvent douteux et infidèle ; c’est la croyance intime, spontanée, irrésistible que cet homme c’est le peuple, c’est le pays, c’est l’époque.
Dans la dernière leçon, j’ai défendu la victoire : je viens de défendre la puissance ; il me reste à défendre la gloire, pour avoir entièrement absous l’humanité. On ne fait jamais attention que tout ce qui est humain, c’est l’humanité qui le fait, ne fût-ce qu’en le permettant ; que maudire la puissance, j’entends une puissance vraie, longue et durable, c’est blasphémer l’humanité, et qu’accuser la gloire, ce n’est pas moins qu’accuser l’humanité qui la décerne.
Qu’est-ce que la gloire ? Le jugement de l’humanité sur un de ses membres. Et l’humanité a toujours raison. Citez-moi une gloire imméritée. Comment en effet l’erreur ici serait-elle possible ? On n’a de la gloire qu’à la condition d’avoir beaucoup fait, d’avoir laissé après soi de grands résultats. Les grands résultats, les grands résultats ! tout le reste n’est rien. Distinguez bien la gloire de la réputation. Pour la réputation, qui en veut en a. Voulez-vous de la réputation ? priez vos amis de vous en faire ; associez-vous à tel ou tel parti ; donnez-vous à une coterie ; servez-la, elle vous louera. Il y a cent manières d’acquérir de la réputation : c’est une entreprise tout comme une autre ; elle ne suppose pas même une grande ambition. Ce qui distingue la réputation de la gloire, c’est que la réputation est le jugement de quelques-uns, et que la gloire est le jugement du grand nombre. Pour plaire au petit nombre, il suffit de petites choses : pour plaire aux masses, il en faut de grandes. Auprès des masses, les faits sont tout, le reste n’est rien. Les intentions, la bonne volonté, les plus beaux desseins, qu’on n’aurait certainement pas manqué de conduire à bien, n’eut été ceci, n’eût été cela, tout ce qui ne se résout pas eu fait, est compté pour rien par l’humanité ; elle veut de grands résultats, car il n’y a que les grands résultats qui viennent jusqu’à elle : or, en fait de grands résultats, il n’y a pas de tricherie possible. Les mensonges des partis et des coteries, les illusions de l’amitié n’y peuvent rien ; il n’y a pas même lieu à discussion. Les grands résultats ne se contestent pas : la gloire, qui en est l’expression, ne se conteste pas davantage. Fille de faits grands et évidents, elle est elle-même un fait aussi clair que le jour. Pas une gloire n’a été infirmée et ne peut l’être ; on peut en appeler des coteries et des partis à l’humanité ; mais de l’humanité, à qui en appeler en ce monde ? La gloire est le cri de la sympathie et de la reconnaissance ; c’est la dette de l’humanité envers le génie ; c’est le prix des services qu’elle reconnaît en avoir reçus et qu’elle lui paye avec ce qu’elle a de plus précieux, son estime. Il faut donc aimer la gloire, parce que c’est aimer les grandes choses, les longs travaux, les services effectifs rendus à la patrie et à l’humanité en tout genre ; et il faut dédaigner la réputation, les succès d’un jour et les petits moyens qui y conduisent ; il faut songer à faire, à beaucoup faire, à bien faire, à être et non à paraître ; car, règle infaillible, tout ce qui paraît sans être, bientôt disparaît ; mais tout ce qui est, par la vertu de sa nature, paraît tôt ou tard. La gloire est presque toujours contemporaine ; mais il n’y a jamais une longue distance du tombeau d’un grand homme à la gloire.
Un grand homme est grand et il est homme ; ce qui le fait grand, c’est son rapport à l’esprit de son temps et de son peuple ; ce qui le fait homme, c’est son individualité ; mais séparez ces deux cléments, considérez l’homme dans le grand homme, et le plus grand des hommes paraît assez petit. Toute individualité, quand elle est détachée de l’esprit général qu’elle exprime, est pleine de misères. Quand on lit les mémoires secrets que nous avons sur quelques grands hommes, et qu’on les suit dans le détail de leur vie et de leur conduite, on est confondu de les trouver en bien des points fort semblables au commun des hommes. Qu’accomplit le grand homme ? les desseins de la Providence qui agit en lui et par lui ; voilà ce qu’il fait ; mais en même temps il a ses desseins particuliers qu’il n’accomplit pas et qui souvent sont ou chimériques ou bien mesquins. À une dizaine d’années de distance, on a honte pour de si grands génies qu’ils aient poursuivi des buts aussi vulgaires. Parmi les grands et sérieux motifs qui portaient Henri IV à faire la guerre à l’Autriche et à marcher sur Bruxelles, il y en avait un très peu héroïque, l’impatient désir de revoir Charlotte de Montmorenci91. Je ne suis pas sûr que Gustave-Adolphe, à côté de la résolution magnanime d’aller sauver la liberté de conscience en péril, n’ait pas eu la fort petite idée de se faire un établissement en Allemagne aux dépens de ses ennemis ou de ses amis. Et, par exemple, je vous demande s’il y a quelque chose, à l’heure qu’il est, de plus ridicule que le motif apparent qui a remué pendant huit ou dix ans notre Europe et soulevé les guerres colossales dont nous avons été les témoins ? Vous l’avez peut-être déjà oublié : c’est le blocus continental. C’est ici qu’il faut se donner le spectacle des misères de l’individualité. Mais ce n’était là que l’enveloppe extérieure de desseins tout autrement grands. Ceux-là ont ôté accomplis et ne pouvaient pas ne pas l’être, car, encore une fois, c’étaient les desseins de la Providence : les autres, non seulement ne sont pas accomplis, mais, après avoir fait beaucoup de bruit, ils tombent dans un profond oubli et dégénèrent en anecdotes incertaines que l’histoire ordinaire peut recueillir, mais que la philosophie de l’histoire92 néglige comme indifférentes à l’humanité. Il en est de même des qualités particulières des grands hommes. Comme ils représentent les beaux côtés de leur temps, ils en représentent aussi les mauvais. Alexandre avait d’assez vilains défauts ; César aussi ; cependant il n’y a pas de plus grands hommes ; ce sont les deux plus grandes figures de l’antiquité qu’il faut sans cesse étudier ; et, sur eux, je vous le dis en passant, n’écoutez que Montesquieu : lui seul a bien compris César, et il a comme découvert le génie politique d’Alexandre. On ne m’accusera pas de les admirer trop peu ; mais à côté de tant de grandeurs, que de choses déplorables j’aperçois ! Tous les grands hommes vus d’un peu près rappellent le mot : Du sublime au ridicule, il n’y a qu’un pas. Jeunes gens, passionnés pour la littérature, et qui prenez une si vive part aux nobles luttes qu’elle vous offre en ce moment93, permettez-moi une comparaison. Le drame romantique embrasse l’homme tout entier : il ne montre pas seulement dans ses personnages leurs grands côtés, mais leurs côtés subalternes ; de là ce mélange de l’héroïque et du comique, du noble et du bas, des scènes burlesques succédant aux scènes les plus relevées et en redoublant l’effet. Ainsi procède Shakespeare. Notre Corneille procède autrement94, parce qu’il se propose un but différent et ne veut peindre la nature humaine que dans sa grandeur, aux prises avec la passion et en triomphant. La philosophie de l’histoire est une muse classique ; elle ne recherche dans le grand homme que ce qui le fait grand, et elle renvoie tout le reste aux mémoires et à la biographie, par cette raison suprême que ce n’est pas là ce que l’humanité a vu en lui, qu’elle ne l’a ni adoré ni suivi pour cela, mais malgré cela. La règle fondamentale est de faire comme l’humanité, de considérer les grands hommes par ce qu’ils ont fait, non parce qu’ils ont voulu faire, ce qui n’a pas le moindre intérêt, puisqu’ils ne l’ont pas fait, de négliger la peinture de faiblesses inhérentes à leur individualité et qui ont péri avec elle, pour s’attacher aux grandes choses qui ont servi l’humanité et qui durent encore dans la mémoire des hommes ; enfin d’établir et de mettre en lumière ce qui les constitue des personnages historiques, ce qui leur a donné de la puissance et de la gloire, à savoir l’idée qu’ils représentent, leur rapport intime avec l’esprit de leur temps et de leur peuple.
On peut encore agiter deux questions relativement aux grands hommes ; voici la première : Les diverses époques de l’histoire sont-elles également favorables au développement des grands hommes ?
Supposez une époque du monde où l’idée dominante fut celle de l’infini, de l’absolu, de l’unité ; car toutes ces catégories de la pensée doivent avoir leur représentation dans l’histoire : il fallait donc, sous peine d’une lacune essentielle, que celle-là eût aussi sa réalisation et son époque ; et, en effet, elle l’a eue. Qu’est-il arrivé ? Ce qui devait arriver. Là où l’idée de l’infini et de l’unité a régné toute seule, l’individualité n’a pas eu ses droits, la liberté a manqué ; par conséquent l’homme a été rien ou peu de chose ; les siècles se sont écoulés en silence sans laisser de traces, les masses y sont restées à l’état de masses, tantôt engourdies, tantôt stérilement agitées, s’ignorant elles-mêmes et ignorées des autres ; car n’oubliez pas ce principe, les peuples ne reconnaissent les puissances cachées qui dorment en eux que dans leurs grands représentants, et ils ne paraissent dans l’histoire que par l’intermédiaire de leurs grands hommes. Or, je demande quel grand homme a paru dans les vastes contrées comprises entre le pays des Samoïèdes et le golfe du Gange, entre les montagnes de la Perse et le littoral de la mer de la Chine ? Certes, la place est vaste en longueur et en largeur. Des populations immenses y sont, des populations plus ou moins civilisées, qui ont fait sinon de grandes, au moins d’énormes choses, si l’on peut s’exprimer ainsi ; il y a eu des guerres devant lesquelles les nôtres ne sont que des bagatelles ; les monuments d’art y sont gigantesques. Incontestablement la plus haute antiquité est là. Eh bien ! très peu de noms propres, très peu de grands personnages historiques y paraissent. On répond que nous ne connaissons pas les grands hommes qui ont paru dans l’Asie centrale et dans l’Inde, parce que l’Inde n’a pas d’histoire ; mais je demanderai pourquoi elle n’a pas d’histoire. C’est que, comme je vous l’ai déjà montré, quand l’homme ne se prend pas au sérieux et n’a pas d’importance à ses yeux, il ne prend pas note de ce qu’il fait, parce que ce qu’il fait lui appartient à peine et se fait presque tout seul, sans que personne s’en puisse rapporter la honte ou la gloire. L’homme, ne se croyant pas digne de mémoire, abandonne le monde à l’action des forces de la nature, et l’histoire aux dieux, qui la remplissent seuls. De là la chronologie toute mythologique de ces antiques contrées. La raison pour laquelle il n’y a pas d’histoire dans l’Inde est précisément celle pour laquelle il n’y a pas de grands hommes. Mais descendez de ces hautes régions où l’infini et l’absolu règnent seuls dans leur toute-puissance accablante ; rapprochez-vous de l’Occident ; traversez le désert et l’Indus ; arrivez dans la Perse : là les dieux cèdent la place à l’homme, le temps succède à l’éternité, l’individu commence, et avec lui l’histoire, une histoire obscure encore, mais une histoire enfin, des grands hommes, des héros, un Cyrus. Passez la mer d’Otman, arrivez en Arabie, vers la mer Rouge et les côtes de l’Égypte, là vous trouverez aussi, avec un peu d’histoire, de grands noms, des grands hommes, un Sésostris, des Pharaons, parce que l’humanité y a joué un rôle plus ou moins considérable, tandis que dans l’Asie centrale on peut dire à la lettre que l’humanité est restée anonyme, indifférente à elle-même ne se doutant pas de sa liberté, ne laissant et ne gardant aucune trace de son passage sur la terre. Mais l’époque qui doit représenter dans le monde l’idée du fini, du mouvement, de la liberté, de l’activité individuelle, voilà l’époque marquée pour le développement des grands hommes. Aussi, quand vous cherchez des grands hommes, vous recourez à l’antiquité grecque et romaine ; c’est là l’époque de l’histoire que l’on peut appeler l’âge héroïque de l’humanité. La troisième époque, qui représente le rapport du fini et de l’infini, n’est pas moins fertile en grands hommes, mais elle les montre moins brillants que ceux de la Grèce et de Rome, c’est-à-dire moins individuels, mais plus substantiels en quelque sorte et plus identifiés avec les choses. Charlemagne, c’est le moyen âge s’asseyant enfin sur les bases qui lui sont propres et se constituant pour des siècles ; Grégoire VII, c’est l’idée même de la papauté ; saint Louis, c’est le saint couronné, le héros chrétien ; Henri IV, le type du roi français ; Richelieu, le génie de l’ordre ; Louis XIV, la monarchie absolue sur son déclin, dans sa majesté et dans sa faiblesse ; Gustave-Adolphe, le protestantisme conquérant ; Pierre le Grand, la crise de la barbarie passant violemment à la civilisation ; Napoléon, la démocratie organisée95.
Je n’insiste pas, et je passe de suite à la seconde question : Quels sont les genres les plus favorables au développement des grands hommes ? Sans rabaisser l’industrie, il faut reconnaître que ses conquêtes et celles du commerce se font petit à petit ; chaque siècle, chaque individu y met la main ; mais les Watt et les Fulton sont rares. L’industrie marche et avance à l’aide du temps plus qu’à l’aide des hommes. C’est dans les arts, c’est dans le gouvernement des États, que se révèle toute la puissance de quelques individus privilégiés. Voyez les noms qu’ont laissés dans l’histoire les grands artistes, les grands législateurs, les grands politiques ; ils ont su si bien satisfaire et réaliser dans leurs œuvres les idées de leur peuple et de leur temps, qu’ils ont souvent donné leur nom à leur siècle, preuve assurée de l’harmonie de leur siècle avec eux et de leur puissance sur leur siècle. Cependant je ne crains pas d’affirmer que les deux genres qui se prêtent le plus au développement des grandes individualités, ce sont la guerre et la philosophie.
La guerre n’est autre chose que l’action extérieure de l’esprit d’un peuple. Quand l’esprit d’un peuple a pénétré les différents éléments dont la vie de ce peuple se compose, qu’il les a formés et constitués, il passe outre, et marche à la conquête. C’est sur les champs de bataille qu’il lui faut des représentants énergiques et fidèles, et ils ne lui manquent jamais. La gloire est un témoin irrécusable de l’importance et de la vraie grandeur des hommes. Or, quelles sont les plus grandes gloires ? En fait, ce sont celles des guerriers. Quels sont ceux qui ont laissé les plus grands noms parmi les hommes ? Ceux qui leur ont fait le plus de bien et leur ont rendu les plus grands services, c’est-à-dire ceux qui ont fait faire les conquêtes les plus vastes aux idées qui, dans leur siècle, étaient appelées à l’empire et représentaient alors les destinées de la civilisation. D’ailleurs la guerre exige, à un haut degré, une forte individualité ; car si la foule et les soldats n’ont besoin que d’enthousiasme et de discipline, le chef, qui préside aux mouvements de cette foule, doit joindre à l’enthousiasme qui le fait sympathiser avec son armée, cette réflexion toujours présente, qui, à chaque minute, délibère et se résout, calcule et décide. Nulle part les masses ne s’identifient plus visiblement avec le grand homme que sur un champ de bataille ; mais si cette identification est plus éclatante dans le grand capitaine, elle est plus intime et plus profonde dans le grand philosophe.
D’abord j’en appelle aussi à la gloire. Quiconque connaît les noms d’Alexandre et de César, connaît ceux de Platon et d’Aristote. Le genre humain ne se rend pas compte, il est vrai, de ce que représentent ces deux noms, mais il ne se rend pas compte davantage de ce que représentent les noms de César et d’Alexandre. Le genre humain emploie les uns comme les symboles du génie politique et militaire, et les autres comme les symboles du génie philosophique. N’écoutez pas plus les écoles que les partis ; écoutez le genre humain : pour le genre humain, la philosophie est et sera toujours Platon et Aristote. Et il importe de remarquer que nulle part il n’y a plus matière à la grandeur qu’en philosophie. Le plus haut degré de l’individualité est la réflexion, qui nous sépare de tout ce qui n’est pas nous et nous met face à face avec nous-mêmes ; en même temps l’objet de la réflexion philosophique est ce qu’il y a de plus général dans la pensée, en sorte que la réflexion a pour fond la généralité et pour forme l’individualité ; or, nous l’avons vu, c’est précisément l’alliance de ces deux éléments qui constitue le grand homme. Enfin rappelez-vous que la philosophie a été démontrée le dernier degré et le résumé nécessaire du développement d’un peuple ; donc le grand philosophe est lui-même, dans son temps et dans son pays, le dernier mot de tous les autres grands hommes, et, avec le grand capitaine, le représentant le plus complet du peuple auquel il appartient. Les deux plus grandes choses en effet qui soient dans le monde, c’est agir ou penser, le champ de bataille ou la solitude du cabinet. Les deux plus grandes manières de servir l’humanité, c’est de lui faire faire un pas dans la route de la vérité en élevant les idées d’un temps à leur expression la plus haute, en les poussant à leurs dernières extrémités métaphysiques, ou d’imprimer ces idées avec son épée sur la face du monde et de leur faire faire de vastes conquêtes. On peut hésiter entre la destinée de Platon et d’Aristote et celle d’Alexandre et de César, entre saint Louis et saint Thomas, entre Colomb et Descartes, entre Leibnitz et Napoléon.
Vous avez vu que si la lutte des peuples est triste, si le vaincu excite à bon droit une pitié généreuse, il faut réserver pourtant notre plus grande sympathie pour le vainqueur, puisque toute victoire entraîne à sa suite un progrès. La lutte des héros, au premier coup d’œil, n’est pas moins mélancolique que celle des peuples ; il est douloureux de voir aux prises les hommes qui font la gloire de l’humanité : on a peine à se décider entre d’aussi nobles adversaires : les héros malheureux excitent même en nous un intérêt plus profond que les peuples ; car l’individualité ajoute à la sympathie. Mais là encore il faut être du parti du vainqueur, car c’est toujours le parti de la civilisation, celui du présent et de l’avenir, tandis que le parti du vaincu est presque toujours celui du passé. Le grand homme vaincu est un grand homme déplacé dans son temps ; et il faut applaudir à sa défaite, puisqu’elle a été juste et utile, puisque avec ses grandes qualités, ses vertus et son génie, il marchait à rebours de l’humanité. On trouve même, à la réflexion, que le vaincu a dû l’être, et que le génie n’était pas égal des deux côtés ; la seule défaite suppose déjà que le vaincu s’est trompé sur l’état du monde, qu’il a manqué de sagacité et de lumières, qu’il a eu la vue un peu courte. Un examen attentif et impartial est très peu favorable aux vaincus. Je n’ai pas le courage de dévoiler ici tous les torts et toutes les fautes du dernier des Brutus. Je les connais, mais une tendresse invincible est pour cet homme au fond de mon cœur. J’aurai plus de fermeté vis à-vis de Démosthène : car, après tout, ce n’est qu’un grand orateur. Démosthène, dans son temps, représente le passé de la Grèce, l’esprit des petites villes et des petites républiques, une démocratie usée et corrompue, un passé qui ne pouvait plus être et qui déjà n’était plus. Pour ranimer ce passé détruit sans retour, il fallait un déploiement de force et d’énergie dont les autres étaient incapables, et lui comme les autres ; car enfin on est toujours un peu comme les autres, on est de son temps.
Aussi Démosthène a-t-il échoué ; j’ajoute, avec l’histoire, qu’il a échoué sans gloire, et cela était inévitable ; car quand on met son courage, alors même qu’on en, a beaucoup, aux prises avec l’impossible, le sentiment de l’absurdité de l’entreprise, dont on ne peut pas toujours se défendre, trouble, déconcerte, abat ; et après avoir fait des prodiges à la tribune, on finit par fuir à Chéronée. Mais hâtons-nous de dire que l’obstiné et aveugle ennemi de Philippe est admirablement mort96, comme en général savent mourir les héros du passé. Il en est un peu de l’éloquence de Démosthène comme de sa vie : il est incomparable dans l’argumentation, il y déploie une vigueur sans égale ; c’est l’orateur véhément par excellence. Mais prenez les discours de Périclès, un peu arrangés par Thucydide ; comparez-les avec ceux de Démosthène, et vous verrez quelle différence il y a entre l’éloquence du chef d’un grand peuple et celle d’un chef de parti.
La lutte des héros, à la guerre et en politique, n’est donc pas si pénible à la réflexion qu’au premier aspect. Il en est de même en philosophie. La lutte des grands génies philosophiques, bien comprise, n’a rien d’affligeant, car elle tourne au profit de la raison humaine. Le temps me manque pour vous exposer ici, comme je l’avais résolu, cette lutte féconde ; j’aurais voulu vous faire voir que là aussi c’est le vainqueur qui a tort, puisque là aussi la bataille est entre le passé et l’avenir. Les philosophes aux prises entre eux nous montrent un certain nombre d’idées, vraies en elles-mêmes, mais fausses prises exclusivement, qui ont besoin d’une domination momentanée pour développer tout ce qui est en elles, et en même temps pour faire voir ce qui n’y est pas et ce qui leur manque : chacune fait son temps ; après avoir été utile, elle doit faire place à un autre dont le tour est venu. Le combat entre deux idées représentées par deux grands philosophes, loin d’affliger les amis de l’humanité et de la philosophie, doit au contraire les remplir d’espérance, puisqu’elle les avertit que l’humanité et la philosophie se préparent à faire un nouveau pas. Il faut bien concevoir que la création et la destruction successive des systèmes est la vie, le mouvement, le progrès, l’histoire même de la philosophie. Ce spectacle, au lieu d’engendrer le scepticisme, doit inspirer une grande foi dans cette excellente raison humaine, dans cette admirable humanité, pour laquelle travaillent tous les hommes de génie, qui profite de leurs erreurs, de leurs luttes, de leurs défaites et de leurs victoires, qui n’avance que sur des ruines, mais qui avance incessamment.
Onzième leçon.
Des historiens de l’humanité.
Sujet de la leçon : Examen des grands historiens de l’humanité. — Difficultés de l’histoire universelle. Ses lois : 1º N’omettre aucun élément de l’humanité ; 2º n’omettre aucun siècle. — Que l’histoire universelle devait commencer par être exclusive. — Que le premier point de vue exclusif devait être le point de vue religieux. — Discours sur l’histoire universelle de Bossuet. Ses mérites, ses défauts. — Nécessité d’un point de vue politique exclusif. Science nouvelle de Vico. Ses mérites, ses défauts. — Nécessité d’un point de vue plus large, d’une histoire universelle plus complète, mais plus superficielle en chaque partie. Herder, Idées pour une philosophie de l’histoire. Ses mérites, ses défauts. — Un mot sur Voltaire, Turgot, Condorcet. — État présent de l’histoire universelle. Richesse des travaux particuliers. Nécessité d’une nouvelle histoire universelle.
Je vous ai signalé rapidement les faces principales sous lesquelles on peut envisager l’histoire de l’humanité, et celle de la philosophie qui en est le couronnement : il me reste à vous faire connaître la manière dont ce grand sujet a été traité jusqu’ici. Quand on entre dans une carrière, c’est un devoir de rechercher les traces de ceux qui nous y ont devancés, et de reconnaître soigneusement les voies qu’ils ont suivies, qui les ont bien conduits ou qui les ont égarés, afin de choisir les unes et d’éviter les autres. Celui qui dans une science néglige son histoire, se prive de l’expérience des siècles, se place dans la situation du premier inventeur, et met gratuitement contre soi les mêmes chances d’erreur, avec cette différence que les premières erreurs étaient inévitables, qu’elles ont ôté utiles, et par conséquent sont excusables, tandis que la répétition des mémos erreurs est stérile pour les autres et honteuse pour soi-même. La science de l’humanité doit être progressive comme l’humanité ; et il n’y a progrès qu’à deux conditions, d’abord de représenter tous ses devanciers, ensuite d’être soi-même, de résumer tous les travaux antérieurs et d’y ajouter. Qui est assez sûr de remplir la deuxième condition pour se dispenser de la première ?
L’idée d’une histoire universelle est récente et elle devait l’être. Il n’y a pas d’histoire universelle sans un plan quelconque ; et il devait s’écouler bien du temps avant qu’on put soupçonner un plan dans la mobilité des événements de ce monde97. Il fallait qu’on eût vu paraître et disparaître bien des empires, bien des religions, bien des systèmes, pour songer à les comparer, et pour s’élever aux lois générales qui président à leur formation et à leur ruine. Il fallait avoir survécu à bien des révolutions et à bien des désordres, pour comprendre que tous ces désordres ne sont qu’apparents, et qu’au-dessus est un ordre invariable et bienfaisant. L’histoire universelle devait appartenir aux dernières générations ; et, de fait, c’est le dix-septième siècle qui en a conçu la première idée, c’est le dix-huitième siècle qui l’a répandue, et il est réservé peut-être au dix-neuvième de l’élever à la hauteur d’une science positive.
Ses premiers essais ont été très faibles, et il n’en pouvait être autrement. Songez, en effet, à toutes les difficultés d’une histoire universelle. D’abord, tous les éléments de l’humanité doivent y entrer, et ces éléments sont divers et nombreux ; ce sont l’industrie, les sciences, les arts, l’État, la religion, la philosophie. Ce n’est pas tout : non seulement une histoire de l’humanité ne doit exclure aucun de ces éléments, mais elle doit suivre chacun d’eux et tous ensemble dans tous leurs développements, c’est-à-dire dans tous les temps. Il ne faut pas qu’elle retranche un seul de ces éléments, car alors ce n’est plus l’histoire complète de l’humanité ; et il ne faut pas qu’elle oublie un seul siècle, car alors elle méconnaît le développement particulier de quelque élément, un côté peut-être important de l’humanité.
Les deux lois d’une histoire universelle sont donc de n’omettre aucun des éléments fondamentaux de l’humanité et de n’omettre aucun siècle. Or, à moins qu’ici l’esprit humain n’ait été plus heureux ou plus sage qu’en tout le reste, il est à peu près impossible qu’il ne soit pas tombé dans le défaut que nous avons tant de fois signalé, qui consiste à prendre la partie pour le tout, et le côté qui nous frappe dans les choses pour leur caractère universel ; de sorte que si la loi d’une histoire universelle est d’être complète, le sort de toutes les histoires universelles était d’être incomplètes. Toutes s’intituleront histoire universelle, et chacune ne sera qu’une histoire partielle ; toutes auront la prétention d’embrasser l’humanité tout entière, et elles porteront sur quelques-uns de ses éléments, dont elles suivront le développement dans certains siècles. Il n’y a point là d’erreur, à proprement parler ; il n’y a que de l’incomplet. Un homme doué de sens commun, en faisant l’histoire de son espèce, peut bien omettre quelques côtés importants ; mais celui auquel il s’attache ne peut manquer de réalité. En présence des hommes, quand on est soi-même un homme, il faudrait être absurde pour s’attacher à une pure chimère. On prend donc un élément réel ; mais cet élément, tout réel qu’il est, n’est qu’un élément particulier ; il rend compte d’une multitude de phénomènes de l’histoire, il ne les comprend pas tous. Ainsi, tout incomplètes que seront toutes les histoires, elles ne seront pas fausses pour cela ; seulement elles ne contiendront qu’une partie de la vérité.
Il y a plus. S’il est bon qu’un siècle, qu’un peuple exprime une seule idée, afin de mettre en lumière tout ce qui est en cette idée et ce qui lui manque, il est bon aussi qu’un esprit supérieur se préoccupe d’un élément particulier de l’humanité et lui sacrifie tous les autres, pour que celui-là du moins soit bien connu. Une histoire pareille, en effet, vous met en possession de l’entier développement d’un élément réel et particulier. Si chaque histoire prétendue universelle vous rend le même service pour les autres éléments, ces histoires qui se disent universelles et qui sont incomplètes, il suffit d’emprunter à chacune d’elles ce qu’elle contient et de les compléter en les réunissant. Ne rien dédaigner, tout mettre à profit, fuir l’exclusif pour soi-même, mais le comprendre et l’amnistier dans les autres ; tendre à l’universel et au complet, et y tendre par les points de vue incomplets de nos devanciers et de nos maîtres, réconciliés et réunis ; vous le savez, tel est notre but, telle est notre méthode en histoire, comme en philosophie, comme en toutes choses.
Il est donc convenu que toutes les histoires universelles commenceront par être incomplètes et donneront d’abord l’histoire d’un seul élément réel de l’humanité. Reconnaissons maintenant quel est l’élément qui doit frapper davantage et préoccuper l’attention, c’est-à-dire quelle est la première erreur et la première vérité qui devait se présenter à la science de l’histoire.
La philosophie est le rappel de tout ce qui est à sa loi suprême, à la formule la plus haute de l’abstraction et de la réflexion. La philosophie est le dernier développement de l’humanité, le plus clair en soi, mais le plus obscur en apparence. Il est donc impossible que l’historien, au premier regard qu’il jette sur l’humanité, n’y aperçoive que la philosophie. Voilà une erreur que nous n’avons pas à craindre. Et comme on ne peut pas débuter par l’histoire de ce qu’il y a de plus relevé, on ne peut pas davantage débuter par l’histoire de ce qu’il y a de plus vulgaire, à savoir l’industrie, le commerce et tout ce qui en dépend. Il est trop manifeste qu’il y a des choses plus importantes que celles-là. Voilà donc encore une erreur que nous n’avons pas à redouter pour le début de l’histoire. Les arts, sans doute, font le charme de la vie ; mais évidemment ils n’en sont pas la substance ; évidemment dans l’histoire ils se montrent toujours à la suite de l’État ou de la religion.
La religion occupe la place la plus considérable dans le monde. Elle nous prend à notre naissance, nous marque de son sceau, surveille et gouverne notre enfance et notre jeunesse, intervient dans tous les grands moments de la vie et entoure notre dernière heure de consolations et d’espérances. On ne peut naître, on ne peut vivre, on ne peut mourir sans elle. On la retrouve partout ; la terre est couverte de ses monuments ; on ne peut se soustraire à ses spectacles et à son influence. Et il en a toujours été ainsi, plus ou moins, à toutes les époques des sociétés humaines. Les historiens ne pouvaient donc pas ne pas accorder à la religion une très grande place. Or, comme il est dans la nature de tout élément qui mérite une grande place de s’en faire une beaucoup plus grande, nous pouvons être certains que le point de vue religieux, déjà si vaste et si important par lui-même, aura commencé par absorber tous les autres et par être le centre de l’histoire de l’humanité. N’oubliez pas encore que l’idée de l’histoire de l’humanité date du dix-septième siècle, et que le dix-septième siècle est essentiellement religieux. Ainsi, un historien venu à la fin de ce siècle devait naturellement voir partout la religion et la transporter partout. Le premier historien de l’humanité a dû la considérer alors du haut du christianisme, lui donner le christianisme pour centre, pour mesure et pour but. Il s’ensuit qu’il a dû sacrifier tous les autres éléments ou les subordonner au moins à celui-là ; il s’ensuit encore que parmi les siècles l’historien a dû s’arrêter particulièrement à ceux que le christianisme remplit ou avoisine. Enfin, comme les choses se suscitent des représentants qui leur sont conformes, le point de vue théologique, dans l’histoire de l’humanité, devait avoir pour représentant et pour organe un théologien et un prêtre. De là la nécessité de Bossuet.
Considérez combien le christianisme est favorable à une histoire générale de l’humanité. Le christianisme est presque le complément de toutes les religions qui ont paru sur la terre. Il est de tous les lieux et de tous les temps. Il occupe le moyen âge. Ses luttes et ses victoires remplissent les derniers siècles de l’antiquité classique. Son berceau est sur la limite de l’Asie, de l’Afrique et de l’Europe. Le mosaïsme se mêle à l’histoire de l’Égypte, de l’Assyrie, de la Perse, de la Grèce et de Rome, en même temps qu’il s’enfonce jusque dans les racines du genre humain. Quand donc on ne veut considérer qu’une seule chose dans l’histoire du monde, on ne peut en trouver une plus vaste et plus compréhensive, plus ancienne et plus nouvelle, que celle dont le premier monument est la Genèse, et dont le dernier ouvrage est la société moderne. Et ce n’est pas là seulement la vertu cachée de la religion chrétienne, c’est son enseignement positif. L’Église enseigne que ce monde a été fait pour l’homme ; que l’homme est tout entier dans son rapport à Dieu, dans la religion ; que la vraie religion est le christianisme ; que par conséquent l’histoire de l’humanité n’est et ne peut-être que l’histoire du christianisme, de ses origines, de ses préparations, de ses progrès, de son triomphe, de son développement. L’Église ne considère les individus qu’autant qu’ils l’ont ou servie ou contrariée. Elle enseigne encore que les empires comme les individus n’ont d’importance que par leur rapport au service de Dieu, c’est-à-dire au christianisme. En un mot, l’Église a son histoire de l’humanité que le dogme même lui impose, histoire aussi inflexible que le christianisme lui-même, et qui est la seule histoire universelle qu’au dix-septième siècle un évêque pût proposer à des fidèles. De là encore la nécessité du plan de Bossuet.
On a fait honneur à Bossuet de l’idée d’une histoire universelle98 : il serait juste d’en faire honneur avant tout à l’Église. L’idée du livre de Bossuet est dans le premier catéchisme, toute son originalité est dans l’exécution. Voyez comme tout se tient et se lie dans le monde. Le moment est-il venu où le point de vue théologique est le point de vue nécessaire de l’histoire ? il naît un grand théologien pour le représenter ; et il se trouve encore que la nature du talent de l’interprète est en parfaite harmonie avec celle du point de vue qu’il s’agit de représenter. Ne semble-t-il pas en effet que la pensée d’une histoire universelle où les hommes, les peuples, les empires, n’ont d’importance que comme instruments du plan immuable de Dieu, était faite tout exprès pour le génie de Bossuet, de ce grave et éloquent personnage accoutumé à regarder les grandeurs de la terre comme si peu de chose, à porter la parole sur le tombeau de la puissance, de la beauté, de la gloire, à célébrer toutes les grandes morts, et à ne voir partout que misère, excepté dans les desseins de la divine providence ? Aussi l’exécution répond-elle admirablement à la conception : cette manière hautaine de traiter les héros et les empires, cette marche inflexible vers le but marqué, à travers tout ce qui détourne et distrait les historiens ordinaires ; ce style aussi altier et aussi simple que la pensée qu’il exprime, voilà ce qu’il faut admirer dans Bossuet et non le plan général, qui, à vrai dire, ne lui appartient pas.
Quant aux défauts de l’Histoire universelle, ils sont évidents aujourd’hui et nous n’y insisterons point. Bossuet ne voit guère partout qu’un seul élément, la religion, et par conséquent sur le premier plan de l’histoire un seul peuple, le peuple juif. La race arabe, dont le peuple juif fait partie, est une grande race assurément ; elle a beaucoup remué sur la terre ; elle a produit Moïse, qui est bien vieux et qui pourtant dure encore, et plus tard Mahomet et la forte civilisation musulmane. Ce ne sont pas là de médiocres présents. Mais quelque belle, quelque grande, quelque énergique que soit cette race, elle n’est pas seule en ce monde, et le peuple juif n’est pas toute l’humanité. Avant le temps où le peuple de Moïse prend un caractère historique, il y avait des contrées dix fois plus vastes que la Judée et qui ont eu leur développement indépendant. Les racines du mosaïsme sont très profondes, mais elles ne pénètrent pas la terre entière. Non seulement l’Orient manque dans le grand livre de Bossuet, ainsi que l’histoire des arts, de l’industrie et de la philosophie ; mais les religions elles-mêmes et les institutions politiques des différents peuples y sont traitées quelquefois d’une manière un peu superficielle, bien que de loin en loin, et par exemple dans l’histoire romaine, il y ait des éclairs d’une sagacité supérieure et des pages qui rappellent Machiavel et devancent Montesquieu.
La France peut s’honorer d’avoir donné à l’Europe l’Histoire Universelle ; c’était là le premier pas du génie de l’histoire, ce ne pouvait en être le dernier. La religion joue dans notre vie et dans la société un rôle immense, mais il y a autre chose encore. Une très grande place appartient à la loi, à l’État. Les actes les plus vulgaires comme les plus élevés s’accomplissent sous le regard et sous l’empire de la loi. Tous ne contractez point, vous ne commercez point, vous ne pouvez faire la plus petite transaction, sans l’intervention de la loi. Votre activité morale, pour peu qu’elle sorte des limites de la conscience et produise des actes extérieurs, rencontre l’État qui la juge et la cite à son tribunal. Vous pouvez cultiver le sentiment du beau et les arts pour vous-mêmes, mais le moindre ouvrage d’art et de littérature, en arrivant à la publicité, se lie d’une manière ou d’une autre à la vie sociale, et tombe sous quelque loi. La religion elle-même se résout en actes qui ont besoin de la protection de la loi. La vie publique et légale est le théâtre sur lequel se donnent en quelque sorte rendez-vous tous les développements de l’humanité, quels que soient leurs principes et leur fin. Il suit de là que, comme il était impossible de n’être pas frappé de la place de la religion dans la vie et dans l’histoire, il était également impossible de n’être pas frappé du rôle qu’y jouent les lois, les institutions politiques, les gouvernements. Ajoutez que tout élément important tendant à devenir exclusif, le point de vue politique devait devenir exclusif à son tour ; et chaque point de vue se suscitant un représentant qui lui est conforme, comme le point de vue théologique avait eu pour représentant un évêque, ainsi le point de vue politique devait avoir pour représentant un grand jurisconsulte. De là la nécessité de Vico.
La Science nouvelle 99 est le modèle et peut-être la source de L’Esprit des lois. Elle rappelle les institutions particulières à leurs principes les plus généraux, elle rattache le mouvement des sociétés humaines à un plan supérieur et invariable qui domine l’avenir comme le passé, et elle convertit les conjectures et les probabilités de l’érudition et de la politique en une vraie science dont la base est la nature commune des nations. Le trait distinctif de la Science nouvelle est l’introduction d’un point de vue humain dans l’histoire de l’humanité. En effet, la jurisprudence a beau s’appeler scientia rerum humanarum et divinarum, la science des choses humaines et divines, elle est surtout la science des choses humaines, dans lesquelles elle contemple les choses divines. Aussi la religion, dans Vico, fait partie de l’État tandis que dans Bossuet c’est l’État qui fait partie de la religion. La religion, dans Vico, se rapporte à l’humanité, tandis que dans Bossuet c’est l’humanité qui est au service de la religion : le point de vue est tout changé, et ça été un pas immense dans la science de l’histoire, dont le but dernier est de tout faire rentrer dans l’humanité, de tout rapporter à l’humanité en ce monde, sauf ensuite à rapporter les destinées de l’humanité et ce monde lui-même à quelque chose de plus élevé. De plus, dans Bossuet, le plan général de l’histoire est puissamment marqué, mais chaque partie est, comme nous l’avons dit, un peu superficiellement traitée ; au contraire, dans Vico, les différents peuples ont leur histoire approfondie. Selon Vico, l’existence d’un peuple forme un cercle dont il a déterminé avec précision tous les points. Dans chaque peuple il y a toujours, il y a nécessairement trois degrés, trois époques. La première est l’époque d’enveloppement improprement appelée barbarie, où la religion domine, où les acteurs et les législateurs sont des dieux et des prêtres ; c’est l’âge divin de chaque peuple. La seconde est la substitution du principe héroïque au principe théologique ; là il y a du divin encore, mais il y a déjà de l’humain, et le héros est pour ainsi dire dans l’histoire, comme dans la mythologie grecque, l’intermédiaire entre le ciel et la terre. Enfin, dans le troisième âge, l’homme sort du héros comme le héros est sorti du dieu, et la société civile arrive à sa forme indépendante. Cela fait, l’homme, après s’être développé complètement, se dissipe ; le peuple finit ; un nouveau peuple recommence avec la même nature, et parcourt le même cercle. Ce sont les nécessaires retours de ces trois degrés que Vico a consacrés sous le nom remarquable de retour de l’histoire, ricorsi. Il ne faut pas oublier non plus que Vico est le premier qui ait ôté à plusieurs noms illustres leur grandeur personnelle pour la rendre à l’humanité. Vico, le premier, a démontré qu’il fallait considérer Orphée et Homère, non pas seulement comme de simples individus, mais comme des représentants de leur époque, comme des symboles de leur siècle, et que, s’ils avaient existé réellement, on avait mis sur leur compte ou on avait ajouté à leurs propres ouvrages bien des ouvrages du siècle et du peuple qu’ils représentent. Le premier encore il a discuté les temps primitifs et les lois fondamentales de Rome, et il a indiqué à la critique moderne quelques-uns de ses plus beaux points de vue. Tels sont les mérites de Vico ; ils justifient sa renommée.
Le vice de la Science nouvelle est la prépondérance de l’élément politique, et l’omission presque entière de l’art et de la philosophie. Il était naturel aussi que celui qui parmi les éléments de l’histoire avait vu surtout l’élément politique, considérât surtout les époques où cet élément joue un rôle important, et négligeât celle que domine la religion, à savoir, l’époque orientale. La Science nouvelle a un autre défaut. Sans doute chaque peuple a son plan, et parcourt un cercle, le cercle qu’a décrit Vico ; chaque peuple a son point de départ, son milieu, sa fin, c’est-à-dire son histoire ; mais l’humanité n’a-t-elle pas son histoire aussi ? Enfoncé dans les ricorsi, dans les retours des mêmes époques chez les différents peuples, Vico oublie de rechercher ce qu’il advient de l’humanité elle-même de retour en retours. Ce n’est pas assez de répéter que l’humanité avance ; il faut dire en quel ordre elle avance. Parler d’un progrès sans déterminer son mode et sa loi, c’est ne rien dire100. En général, profond dans l’histoire de chaque peuple, dans la nature commune des nations, pour parler son langage, Vico est assez faible dans le développement progressif de l’humanité, et dans la détermination des lois qui président à ce développement.
Voilà les deux grands ouvrages par lesquels s’ouvre la science de l’histoire. Ils sont également vrais et également incomplets. Après avoir servi l’esprit humain, ils ne pouvaient donc lui suffire, et ils appelaient un point de vue plus élevé encore et plus vaste qui comprît les deux points de vue de la religion et de l’État, avec les autres éléments que Bossuet et Vico avaient un peu sacrifiés. De là la nécessité de Herder101.
L’idée fondamentale de Herder est précisément de rendre compte de tous les éléments de l’humanité, ainsi que de tous les temps. C’est là ce qui donne à son livre une incontestable supériorité sur ceux de ses deux illustres devanciers. Les races, les langues, les religions, les arts, les gouvernements, les systèmes de philosophie, tout a sa place dans l’histoire de l’humanité telle que l’a conçue Herder. Et non seulement il présente l’histoire de ces différents éléments aux époques les plus célèbres de la civilisation, en Grèce, à Rome, au moyen âge, mais il la poursuit jusque dans le monde de l’Orient, dans ce monde alors si peu connu, et où il a fait faire à la philosophie de l’histoire les premiers pas. Mais son principal honneur est d’avoir établi que tous les éléments de l’humanité se développent harmonieusement et progressivement. L’ouvrage de Herder est le premier grand monument élevé à l’idée du progrès perpétuel de l’humanité dans toutes les directions. J’ajoute que parmi les différentes parties dont se compose cet ouvrage, celles qui dans chaque peuple se rapportent aux arts et à la littérature sont traitées de main de maître. Le Discours sur l’histoire universelle est d’un théologien ; la Science nouvelle est d’un jurisconsulte ; la Philosophie de l’histoire de l’humanité est d’un grand critique et d’un lettré éminent. C’est là que pour la première fois ont été bien expliquées les poésies primitives, surtout les poésies hébraïques et celles du moyen âge ; c’est là que pour la première fois il a été établi, avec une érudition ingénieuse, que les chants populaires sont des monuments aussi fidèles que touchants. Je ne veux pas oublier parmi les mérites de Herder celui d’avoir accordé la plus haute importance au théâtre de l’histoire. Herder, après Montesquieu, a reconnu que l’homme ne pouvait se soustraire à l’influence des climats et des lieux, et la géographie physique a commencé, grâce à lui, à jouer un grand rôle dans l’histoire des peuples. Ce sont là des titres éclatants, que des défauts même graves ne peuvent obscurcir.
Le plus grand défaut de Herder est d’avoir abordé l’histoire avec un système philosophique trop peu favorable à la puissance et à la liberté de l’homme. Herder est l’élève de la philosophie qui régnait de son temps, la philosophie de Locke ; il a mis les couleurs brillantes de son génie sur cette philosophie un peu terne en elle-même ; il a prêté son enthousiasme à des idées qui n’en paraissent guère susceptibles. Il a très bien vu les rapports intimes qui rattachent l’homme à la nature, mais il a trop regardé l’homme comme l’enfant et l’écolier passif de la nature. Il n’a pas fait une assez grande part à sa libre activité ; et lorsque les suggestions de la sensibilité et de l’imagination ne lui semblent pas expliquer aisément certains développements de la civilisation, au lieu de les rapporter à l’énergie de l’esprit humain, Herder a recours à des théories mystiques en contradiction avec la théorie générale et l’esprit de son ouvrage. Ainsi, pour avoir fait l’homme trop passif et presque exclusivement sensitif, il ne sait plus comment résoudre le problème du langage ; et comme Rousseau, et depuis M. de Bonald, il le résout par le deus machina. L’institution du langage, selon Herder, est d’institution divine : contresens manifeste dans un ouvrage où tout ce qui est de l’homme est expliqué humainement. Si Dieu intervient ici spécialement, il faut aussi le faire intervenir ailleurs, par exemple dans le problème difficile de l’origine des sociétés ; et c’en est fait alors de l’idée fondamentale du livre102.
Il serait aisé d’y signaler bien des lacunes, bien des erreurs ; elles étaient inévitables dans un aussi vaste travail, et il y aurait une sorte d’injustice à s’y arrêter ; mais il nous est impossible de ne pas relever presque partout une absence générale de précision, je ne sais quoi d’indécis et de vague qui gâte un peu l’effet de l’ouvrage entier. Herder admet un progrès continu dans l’humanité, mais il en détermine mal les lois générales, et nullement les lois particulières. Il en résulte que ce beau livre a plus d’éclat que de lumière. Il est assez naturel que, littérateur plus encore que philosophe, au milieu de l’élégante société de Weimar, Herder ait un peu travaillé pour les gens du monde ; il a donc pris soin d’éviter les abstractions et les termes pédantesques. À la bonne heure ; mais il ne s’agit pas de plaire en semblable matière, il s’agit d’instruire et d’éclairer. Or les formules philosophiques, bien entendu quand elles ne sont pas arbitraires et empruntées à une vaine scolastique, contiennent, comme nous l’avons montré103, l’expression la plus lucide de l’histoire comme de toutes choses.
Nous devons dire un mot de quelques autres ouvrages moins importants, mais très remarquables encore, qui ont paru en France au dix-huitième siècle, à côté de celui de Herder, un peu auparavant, ou un peu après. Voltaire a le mérite d’avoir appelé l’attention sur les mœurs des nations 104 Voltaire, c’est là sa gloire, a le sentiment de l’humanité105 ; mais ce sentiment, égaré par une critique systématique et sans profondeur, et par une haine insensée contre le christianisme, dégénère souvent en déclamations qui ne valent pas grand-chose dans des tragédies, mais qui ne valent absolument rien dans l’histoire, où la passion doit faire place à l’intelligence. D’ailleurs, quand on s’emporte si violemment contre ce qui gouverne l’espèce humaine, au fond c’est l’humanité qu’on accuse ; car enfin, à ne parler qu’humainement, et en nous mettant au point de vue de Voltaire, une religion ne s’établit pas, ne se soutient pas toute seule ; il faut qu’elle trouve quelque consentement parmi les hommes. Et qui ne sait que la religion chrétienne n’a conquis d’abord et ne garde sa bienfaisante influence qu’en s’appuyant sur la sympathie des peuples ?
Nous plaçons au premier rang des écrits de cette époque sur ce grand sujet, celui d’un jeune homme qui étudiait alors en Sorbonne et y composa deux discours en latin sur l’histoire de l’humanité dans ses rapports avec celle de l’Église et sur les immenses services que le christianisme a rendus au genre humain. Il y a plus d’idées philosophiques dans ces deux discours que dans tous les ouvrages de Voltaire qu’ils ont précédés ; et, s’il n’avait pas été enlevé par les affaires à l’histoire et à la philosophie, nous ne doutons pas que le jeune sorbonniste ne se fût assis à côté de Montesquieu. On voit que nous voulons parler de Turgot106. Condorcet, ami et disciple de Voltaire et de Turgot tout ensemble, a déposé quelque chose du caractère de ses deux maîtres dans l’écrit intéressant qu’à la veille de périr il légua à la postérité107. Cet écrit respire un sentiment d’humanité qui anime et colore chaque page, et demande un peu grâce pour les déclamations, qui étaient alors à la mode. Cependant on ne peut s’empêcher de déplorer qu’on mette de trop bonne heure l’Esquisse de Condorcet entre les mains de la jeunesse. Ce qu’il faut aux jeunes gens, ce sont des livres savants et profonds, même un peu difficiles à entendre, afin qu’ils fassent ainsi l’apprentissage du travail et de la Vie ; mais en vérité c’est pitié de leur distribuer, sous la forme la plus réduite et la plus légère, quelques idées sans étoffe, qui leur persuadent qu’ils savent quelque chose de l’humanité et du monde. Les hommes forts se fabriquent dans les fortes études ; les jeunes gens qui parmi vous se sentent de l’avenir doivent laisser aux enfants et aux femmes les petits livres et les bagatelles élégantes : ce n’est que par l’exercice viril de la pensée que la jeunesse française peut s’élever à la hauteur des destinées du dix-neuvième siècle. D’ailleurs tout ce qu’il y a de bon, tout ce qu’on a le plus vanté dans Condorcet se trouve dans Herder, et le sentiment de l’humanité, et l’idée d’un progrès continu, et cet ardent amour de la civilisation qu’Herder porte jusqu’à l’enthousiasme ; dans Vico, l’enthousiasme n’est pas dans la forme, mais il est dans le fond. Voilà de ces ouvrages que nous recommandons à nos jeunes auditeurs ; ils ne les étudieront pas sans y contracter un goût plus éclairé de tout ce qui est beau et de tout ce qui est bien ; et nous nous félicitons d’avoir encouragé nos deux jeunes amis, MM. Michelet et Quinet, à donner à la France Vico et Herder108.
Ce sera la tâche de l’avenir d’élever un monument nouveau qui soit supérieur à ceux des temps passés de toute la supériorité d’un nouveau siècle sur les siècles qui ne sont plus. Les voies sont préparées à une nouvelle philosophie de l’histoire, qui, évitant les points de vue exclusifs de Bossuet et de Vico, et fidèle à l’esprit d’universalité de Herder, approfondisse davantage ce que Herder n’a pu qu’effleurer, et substitue à des aperçus un peu vagues et indéterminés une précision et une rigueur véritablement scientifiques. Mais en attendant que les efforts accumulés de l’Europe savante produisent un pareil ouvrage, après celui de Herder on a fait la seule chose qu’il y eût à faire : on l’a décomposé pour le mieux recomposer un jour. Son succès avait été immense : dès son apparition on avait été frappé des idées générales qu’il renfermait et de la manière dont quelques parties ôtaient traitées ; on entreprit d’aller plus loin dans la route qu’il avait tracée ; on se livra à l’étude approfondie de chacun des éléments de l’humanité et de chacune de ses grandes époques ; voilà pourquoi aujourd’hui, lorsque la critique, éclairée par les travaux des quarante dernières années, se remet en présence de l’écrit qui les inspira, elle ne retrouve plus son premier enthousiasme, ce qui est impossible, à moins que la science n’ait point avancé. Depuis Herder, tout a marché, grâce à Dieu, tandis qu’Herder est resté à la même place. Pour l’histoire des religions, par exemple, la Symbolique de M. Creuzer, qu’un digne élève de l’École normale109 fait passer en notre langue refondue et améliorée, a laissé fort en arrière, malgré tous ses défauts, en ce qui regarde l’antiquité, les aperçus un peu légers de l’élégant philosophe de Weimar. Winckelmann et M. Quatremère de Quincy l’ont aisément surpassé dans l’intelligence des arts de la Grèce. MM. de Schlegel, que Herder a produits peut-être, ont pénétré bien plus avant dans la littérature ancienne et moderne. Enfin depuis un demi-siècle la connaissance des systèmes philosophiques a été comme renouvelée.
Tel est l’état de la philosophie de l’histoire. De solides travaux ont été entrepris et accomplis sur chaque sujet, sur chaque époque ; il s’agit aujourd’hui de les réunir et d’en former un grand tout qui joigne l’exactitude des détails à l’étendue des idées générales ; un ouvrage savant et spéculatif tout ensemble qui, après avoir été, comme celui de Herder, le résumé et la mesure des connaissances humaines au moment de son apparition, devienne à son tour un point de départ pour une décomposition nouvelle et pour de nouvelles recherches particulières, plus exactes encore, plus approfondies que les précédentes et qui prépareront un résumé nouveau, une nouvelle histoire universelle, et toujours ainsi, au profit de la science. Pour nous, sans jamais perdre de vue l’histoire générale, nous nous efforcerons surtout de traiter avec soin et en détail la branche spéciale de l’histoire de l’humanité qui nous est confiée, l’histoire de la philosophie ; et pour achever celle introduction, nous consacrerons la prochaine leçon à vous rendre compte des plus importants travaux dont l’histoire de la philosophie a été la matière depuis un siècle.
Douzième leçon.
Des historiens de la philosophie.
Sujet de la leçon : Des grands historiens de la philosophie. — Conditions d’un grand développement de l’histoire de la philosophie : Iº un grand développement de la philosophie elle-même ; 2º un grand développement de l’érudition. — Le premier mouvement de la philosophie moderne a été le cartésianisme ; le cartésianisme devait produire et il a produit une histoire de la philosophie qui le représente. — Brucker. Son caractère général ; ses mérites et ses défauts. — Le second mouvement de la philosophie moderne est la lutte du sensualisme et de l’idéalisme à la fin du dix-huitième siècle. De là deux histoires de la philosophie dans des vues différentes : Tiedemann et Tennemann. Leur caractère général. Leurs mérites et leurs défauts.
Si, dans l’individu, la réflexion est la faculté qui entre la dernière en exercice, et si, dans un peuple et dans une époque, la philosophie, qui représente la réflexion, se développe après tous les autres éléments de ce peuple et de cette époque, il faut en tirer cette conséquence que l’histoire de la philosophie, qui marche à la suite de l’histoire des autres branches de la civilisation, ne devait avoir sa place qu’après tout le reste, c’est-à-dire au dix-huitième siècle. Mais, outre ce motif général, des causes spéciales, plus actives et plus puissantes, devraient donner, au dix-huitième siècle, une vive impulsion à l’histoire de la philosophie.
Recherchez, je vous prie, à quelle condition on peut s’occuper de l’histoire d’une science quelconque : c’est d’abord sans aucun doute à la condition qu’on s’intéresse très sérieusement à cette science. Faites la supposition d’une science décriée et presque totalement négligée ; il faudrait avoir un bien grand luxe de curiosité pour se livrer à l’étude de son histoire. Remarquez que l’histoire n’est pas chose facile, qu’elle exige des travaux longs et pénibles, dans lesquels on ne s’engage pas sans un grave motif ; et ce motif est par-dessus tout le vif intérêt que cette science nous inspire. Il faut aussi l’avoir beaucoup étudiée et la bien connaître, sans quoi on n’entendrait rien aux vicissitudes qu’elle a traversées. Mettez un homme qui n’ait pas cultivé les mathématiques en présence des ouvrages d’Euclide et de Diophante, d’abord il ne s’y intéressera pas, ensuite il n’y pourra rien comprendre. Cela est évident pour les mathématiques ; cela n’est guère moins vrai pour les sciences morales, pour la jurisprudence, la législation, l’histoire politique en général. Comment celui qui n’est pas familier avec les idées sur lesquelles roulent les sciences morales, qui n’a pas médité sur les problèmes qu’elles embrassent, pourra-t-il se rendre compte des solutions qui en ont été données dans les différents siècles ? Il en est de même, et à plus forte raison, de la philosophie. Il serait étrange qu’on pût comprendre les livres des philosophes sans être versé dans les questions philosophiques. Ici surtout l’intelligence historique est en raison directe de l’intelligence scientifique. Il suit de là que, dans toute époque où la philosophie elle-même n’aura pas excité un haut intérêt et n’aura pas été cultivée avec le plus grand soin, on ne se sera guère occupé de son histoire. Au contraire, un grand mouvement philosophique est la condition indispensable et en même temps le principe certain d’un mouvement égal dans l’histoire de la philosophie. Il contient en soi et tôt ou tard il produit son histoire de la philosophie, et même une histoire qui lui est conforme ; car ce n’est jamais que sous le point de vue de nos propres idées que nous nous représentons les idées des autres. Appliquons ceci au sujet de cette leçon.
La philosophie moderne naît au dix-septième siècle. Elle s’y forme, s’accroit, se développe en tout sens ; et quand elle est solidement constituée, elle engendre au dix-huitième siècle l’histoire de la philosophie qu’elle portail dans son sein.
Et maintenant quel est le caractère de la philosophie du dix-septième siècle ? Il faut s’en rendre compte pour apprécier l’histoire de la philosophie à laquelle elle a donné naissance. Nous n’avons ici qu’à rappeler ce que nous avons dit bien des fois110.
La philosophie moderne est à la fois la fille et l’adversaire de la philosophie du moyen âge. Le caractère de la philosophie du moyen âge est la soumission quelquefois éclairée, quelquefois aveugle à l’autorité de l’Église. La philosophie moderne, en respectant l’Église, ne reconnaît que l’autorité de la raison. C’est le cartésianisme qui a opéré cette grande révolution.
Dans la philosophie cartésienne, comme dans toute philosophie, il faut rechercher trois choses : 1º l’esprit général de cette philosophie ; 2º sa méthode positive ; 3º ses résultats, ou le système auquel aboutit l’application de cette méthode. L’esprit de la philosophie de Descartes, c’est l’indépendance ; sa méthode, c’est la psychologie, le compte que l’on se rend à soi-même de ce qui se passe dans l’aine, c’est-à-dire dans la conscience, qui est la scène visible de l’âme. Je ne peux rien savoir, pas même que je suis, que parce que je pense ; donc l’étude de la pensée est le seul point de départ légitime dans l’étude de la connaissance humaine. Nous sommes tous des enfants de Descartes, à ce double titre que l’autorité philosophique que nous acceptons tous est la raison, et que le point de départ de toute étude philosophique est pour nous l’analyse de la conscience, de cette conscience que chacun de nous porte avec lui-même, qui est le livre constamment ouvert sous nos yeux, et dont une saine philosophie ne doit être qu’un développement et un commentaire. La méthode psychologique a été mise au monde par Descartes, et elle n’abandonnera jamais la philosophie moderne, à moins que la philosophie moderne ne consente à s’abdiquer elle-même. Mais n’oubliez pas que toute méthode naissante est faible ; n’oubliez pas qu’une révolution n’atteint pas d’abord toutes ses conséquences. Il en a été ainsi de la révolution cartésienne ; elle a eu ses commencements, ses incertitudes, ses défaillances. Certes on ne m’accusera pas d’être trop peu cartésien, mais je ne fais pas difficulté d’avouer que sur plusieurs points la méthode de Descartes, cette méthode si ferme, chancelle et quelquefois trébuche. En physique surtout, voulant tout expliquer, Descartes tombe en des explications fort arbitraires, en contradiction manifeste avec la méthode qu’il recommande. À son exemple, ses successeurs ont eu recours plus d’une fois à des hypothèses. Il suffit de rappeler la vision en Dieu de Malebranche et l’harmonie préétablie de Leibnitz. Ce sont là les premiers fruits du cartésianisme. Songez encore que Descartes, après avoir proclamé l’analyse de la pensée comme le véritable point de départ de la philosophie, à peine le premier pas achevé, a trop souvent emprunté les procédés de la géométrie. Le grand penseur est parti de la pensée ; le grand géomètre a jeté sur la pensée la forme de la géométrie. Il en a été ainsi de ses successeurs : tous sont des géomètres qui ont recherché et poussé jusqu’à l’abus la rigueur apparente de la démonstration géométrique111.
Au dix-septième siècle, la philosophie cartésienne avait pour elle l’élite des penseurs. Il restait à la faire descendre, avec tout ce qu’elle avait de bon et d’imparfait, dans les régions inférieures ; il restait à pénétrer les générations nouvelles de son esprit en l’introduisant dans renseignement. Mais en France l’école était occupée par la philosophie qui régnait avant Descartes, et ceux qui persécutaient Port-Royal interdisaient avec un soin jaloux et des rigueurs impitoyables à la philosophie nouvelle l’accès des universités et des congrégations enseignantes112. C’est plus tard en Allemagne, et sous une forme étrangère, qu’elle put enfin se faire entendre dans une chaire publique. Le dernier et le plus illustre des cartésiens, Leibnitz, avait parmi ses disciples un homme plus fait pour exposer que pour inventer, et qui devait donner à la philosophie du dix-septième siècle un grand professeur : telle est la place et la destinée de Wolf. La philosophie cartésienne, agrandie à la fois et altérée par Leibnitz, reçut des mains de Wolf l’appareil sévère et régulier, mais un peu pédantesque que la philosophie recevra presque toujours des mains d’un professeur, nous sommes forcé de le reconnaître. Déjà Descartes et ses successeurs inclinaient à la forme géométrique ; cette forme prit un caractère exclusif dans les écrits et dans l’enseignement de Wolf. Tout y procède par principes, par axiomes, par définitions et par corollaires. Après être sortie de la scolastique, la philosophie y est presque rentrée. Ainsi vont les révolutions ; elles s’élancent d’abord par-delà leur but, puis elles viennent se rasseoir tout près de leur point de départ. Elles ne reculent jamais ; mais, après bien des mouvements, il leur suffit d’avoir fait un pas, et de pas en pas l’humanité se trouve un jour avoir fait bien du chemin. Mais elle ne fait qu’un pas à la fois. Le premier mouvement cartésien finit à Wolf ; là, son cercle est accompli ; il est arrivé à son dernier terme ; sa forme, sa méthode, sa doctrine en mal comme en bien ont trouvé leur dernier développement.
Le cartésianisme après Wolf n’avait plus qu’une chose à faire, une histoire de la philosophie. Toutes les conditions y étaient : immense intérêt répandu sur les matières philosophiques par une génération de grands hommes, méthode nouvelle, système complet, psychologique, logique, ontologique, cosmologique, en sorte que de tous les systèmes que le passé pouvait présenter, il n’en était pas un seul que ne put aborder, embrasser et mesurer la philosophie nouvelle.
Une seule condition à remplir restait encore. Pour écrire l’histoire de la philosophie, il ne suffit pas qu’on s’intéresse au passé et qu’on soit capable de le comprendre, il faut encore qu’on le connaisse, et qu’on ait le goût des études variées et profondes nécessaires pour acquérir cette difficile connaissance ; en un mot, l’érudition est une condition pour ainsi dire extérieure qui doit se joindre aux conditions intrinsèques que je vous ai rappelées, afin qu’une histoire de la philosophie soit possible. Or, cette condition était admirablement remplie en Allemagne au temps de Wolf : tout le monde sait qu’alors même l’Allemagne était déjà le pays classique de l’érudition.
Ces divers motifs réunis expliquent la nécessité d’une histoire de la philosophie, et la nécessité de Brucker. Brucker est le représentant du premier mouvement de la philosophie moderne dans l’histoire de la philosophie. Là est aussi la racine de ses mérites et de ses défauts.
Le mérite éminent que présente dès le premier aspect le grand ouvrage de Brucker, c’est d’être complet. L’Historia critica philosophiæ 113 commence presque avec le monde et le genre humain, et ne se termine qu’aux derniers jours de la vie de l’historien. C’est merveille avec quel soin Brucker a recherché les premières traces de la philosophie : il commence au déluge, il a même essayé de remonter au-delà et à une philosophia antediluviana. La jeune Amérique n’a pas échappé non plus à ses regards ; il a fouillé ses parties les plus barbares pour y découvrir des vestiges philosophiques. On ne saurait avoir plus de respect pour la raison, pour la philosophie, pour l’humanité ; et à ce titre Brucker mérite à son tour au plus haut degré le respect de tout ami de l’humanité et de la philosophie. Il a embrassé tous les systèmes et tous les siècles. Et il ne s’agit pas ici de quelques aperçus superficiels ; l’érudition consciencieuse de Brucker a tout approfondi. Brucker a lu tous les ouvrages dont il parle ; ou quand il n’a pu s’en procurer quelques-uns, ce qui était inévitable, il n’en parle que sur des renseignements précis, avec des autorités qu’il a soin d’énumérer, afin de ne pas induire en erreur. Brucker est certainement un des hommes les plus savants de son temps. Son impartialité n’est pas moindre que son érudition. Il donne de longs et fidèles extraits de chaque doctrine, qu’il divise et subdivise en un certain nombre d’articles classés et numérotés avec un soin qui semble ne rien laisser à désirer. En général, l’ordre est un des grands mérites de Brucker. Il suit l’ordre chronologique, celui-là même qu’a suivi l’humanité ; il expose scrupuleusement tous les systèmes dans leur succession réelle, avec des classifications claires et précises, dont la rigueur apparente rappelle Wolf et nous avertit que Brucker est dans l’histoire le représentant d’une école de géomètres.
Les défauts de Brucker tiennent à l’exagération de ses meilleures qualités. Comme nous l’avons dit, il remonte avant le déluge, et il se perd dans les recherches les plus minutieuses sur ce qu’il appelle philosophia barbarica et philosophia exotica. De là il arrive que, quoiqu’il ait fort nettement séparé la philosophie de la théologie, la peur d’être incomplet lui fait oublier quelquefois la sévérité de cette division114. En effet, s’il y a un peu de philosophie dans l’humanité naissante, il y a beaucoup plus de religion et de mythologie. Brucker, qui ne mêle jamais ces deux choses dans le cours de l’histoire, les confond à son origine : il raconte les mythes de la Perse, de la Chaldée, de la Syrie, qu’il donne pour des systèmes philosophiques. On peut dire aussi que la critique de Brucker n’égale pas son érudition ; il cite avec le plus grand soin toutes ses autorités, mais il ne les discute pas toujours, et s’appuie souvent sur des monuments d’une authenticité suspecte. Enfin, si nous avons rendu justice à l’ordre qui règne dans l’histoire de Brucker, nous devons ajouter que cet ordre est plus apparent que réel. Le savant historien suit l’ordre chronologique, mais matériellement en quelque sorte et sans en comprendre toute la profondeur ; il ne sait pas que l’ordre extérieur de succession contient un véritable ordre de génération ; il n’a pas l’air de soupçonner que dans toute époque l’ensemble des systèmes est une suite de causes et d’effets qui agissent réciproquement les uns sur les autres et sont unis entre eux par des rapports intimes et nécessaires, lesquels sont les lois mêmes de l’histoire. Aussi l’ordre qui partout se montre dans l’ouvrage de Brucker laisse trop souvent subsister une confusion véritable masquée par l’appareil géométrique du wolfianisme, par des classifications, des divisions et des subdivisions qui simulent un plan, mais qui ne contiennent pas le plan véritable.
En résumé, Brucker représente dans l’histoire de la philosophie la révolution qui a arraché l’esprit humain au moyen âge, cette révolution qui a engendré la philosophie moderne, mais qui ne l’a point achevée. De même l’Historia critica philosophiæ est un monument admirable d’étendue, d’érudition et de clarté, mais ce n’est et ce ne pouvait pas être le dernier mot de l’histoire de la philosophie. Élève du dix-septième siècle, Brucker florissait au commencement et au milieu du dix-huitième. Il est le père de l’histoire de la philosophie, comme Descartes est celui de la philosophie moderne. Son ouvrage a été la base de tous les travaux contemporains du même genre. Ces travaux manquant de caractère propre ne nous occuperont point ici. Pour rencontrer de nouvelles histoires de la philosophie qui aient un caractère différent et décidé, il faut arriver à de nouvelles écoles philosophiques.
L’esprit humain devait faire un nouveau pas ; la civilisation moderne devait avancer, et la philosophie avec elle. Le résultat de la révolution cartésienne avait été d’éclaircir le chaos de la scolastique ; mais les ténèbres d’un si long passé étaient trop épaisses pour se dissiper en une fois et en un jour. Du sein du cartésianisme sortirent deux philosophies imbues du même esprit d’indépendance qui constitue toute vraie philosophie, partant à peu près de la même méthode, mais bientôt divisées en deux mouvements contraires dont la lutte puissante et féconde remplit la fin du dix-huitième siècle.
Locke115 est aussi un enfant de Descartes ; il est pénétré de son esprit et de sa méthode ; il rejette toute autre autorité que celle de la raison, et il part de l’analyse de la conscience ; mais au lieu de voir dans la conscience tous les éléments qu’elle comprend, sans rejeter entièrement l’élément intérieur, la liberté et l’intelligence, il considère plus particulièrement l’élément extérieur ; il est surtout frappé de ce qui nous vient des sens : la philosophie de Locke est une branche du cartésianisme, mais c’en est une branche égarée, comme le spinozisme. Cette philosophie, pour bien montrer ce qu’elle est, devait avoir tout son développement, mais elle ne l’a pas atteint tout entier dans le pays de son auteur116. En Angleterre tout est insulaire, tout s’arrête en certaines limites. L’Angleterre n’est assurément pas destituée d’invention ; mais il lui manque cette puissance de généralisation qui seule tire d’un principe tout ce qu’il renferme. Comparez la révolution de l’Angleterre avec la nôtre et voyez leur profonde différence : d’un côté, tout est local et part de motifs secondaires ; de l’autre, tout est général et idéal. Pour que la liberté civile et religieuse s’agrandit, elle a passé le détroit, elle a pris entre les mains du génie français ce caractère humain et universel qui la rend applicable à toutes les nations dont se compose l’humanité ; de même il fallait que la philosophie de la sensation arrivât chez un peuple dont la langue est devenue celle de la civilisation elle-même, un peuple placé au centre de l’Europe, d’un caractère à la fois résolu et flexible, doué au plus haut degré de la faculté de généraliser ses idées, et par conséquent le plus propre à les propager ; car évidemment une idée fait d’autant mieux sa route en ce monde qu’elle est de sa nature moins locale et moins étroite et qu’elle est parvenue à une plus grande généralité. En un mot, il a fallu que la philosophie de Locke passât en France ; c’est là seulement qu’elle a porté tous ses fruits, et c’est de là qu’elle s’est répandue en Europe.
La philosophie de la sensation est encore incertaine et chancelante dans Locke : le philosophe anglais se sépare de Descartes en ce qu’il attribue à la sensation une bien plus grande part dans la connaissance humaine, mais il tient encore à Descartes en ce qu’il conserve une place aussi à la réflexion. C’est un Français qui a donné à la philosophie de Locke son vrai caractère et son unité systématique, en supprimant le rôle de la réflexion comme insignifiant et équivoque. Condillac117 démontra qu’une pareille réflexion n’est guère autre chose que la sensation elle-même un peu modifiée ; il réduisit toutes les facultés humaines à des modes divers de la sensation, de sorte que la sensation est l’élément unique et même l’unique instrument de la connaissance. En effet, dans Condillac, la sensation devient successivement, au moyen de certaines circonstances, attention, comparaison, raisonnement ; elle devient l’intelligence et même la volonté ; elle devient la conscience, l’âme tout entière. Qu’est-ce alors que l’âme ? Une collection de sensations, plus ou moins généralisées, mais sans unité, sans substance, sans force causatrice. Je signale la marche de Condillac, je ne la critique pas ; je prie au contraire de remarquer la force et l’audace qu’il a fallu à Condillac pour tout ramener à la sensation et pousser la philosophie de Locke à ses extrêmes et nécessaires conséquences. Sous ce rapport, le Traité des Sensations est un véritable monument historique. Condillac est le métaphysicien de l’école ; Helvétius en est le moraliste118. Les sensations, outre leur propriété représentative, par laquelle elles correspondent à certains objets, ont aussi leur propriété affective : elles sont agréables ou désagréables. Éviter les sensations qui peuvent donner de la peine, rechercher celles qui peuvent donner du plaisir ; voilà la morale tout entière dans son principe le plus général. Saint-Lambert119 s’est chargé de tirer de ce principe ses diverses applications et d’en composer un code, dont le plaisir est le fondement et l’intérêt la loi suprême. Il fallait encore que cette morale eût sa politique ; elle l’a eue, et il a été déclaré, décrété même, que comme l’individu n’avait pas d’autre loi que son intérêt bien ou mal entendu, une collection d’individus n’en pouvait avoir d’autre : qu’ainsi ces collections plus ou moins considérables d’individus qu’on appelle les peuples n’avaient pas d’autre loi que leur volonté, c’est-à-dire, dans le système régnant, leurs désirs, c’est-à-dire leur bon plaisir ; de là le droit divin du nombre et de la force, la souveraineté du peuple120. On a appliqué la même théorie à toutes les sciences, à la médecine, par exemple ; et comme en métaphysique le moi ou l’âme n’était que la collection des sensations, ainsi la vie n’a plus été que la collection des fonctions, sans unité apparemment121 ; l’harmonie de ces fonctions, qui pourtant est un fait certain, devient alors inexplicable ; mais on a sauté à pieds joints sur toutes ces difficultés, et la physiologie, où éclate plus que partout peut-être la présence d’une intelligence bienfaisante, a eu sa philosophie, matérialiste.
Une telle école, si complète et d’un caractère si net et si prononcé, devait avoir son histoire de la philosophie qui lui fût conforme. Mais rappelez-vous la condition nécessaire pour qu’il s’élève quelque part une histoire de la philosophie : les habitudes laborieuses de l’érudition et même de la philologie y sont absolument nécessaires. Jugez en effet tout ce qu’il faut de savoir, de courage et de patience pour s’enfoncer dans l’étude d’ouvrages écrits dans des langues savantes, souvent à moitié dégradés par le temps et si difficiles à comprendre qu’aujourd’hui même, après un siècle entier d’efforts habilement dirigés, il est plus d’un monument important qu’on n’a pu encore bien déchiffrer et interpréter. Or, quand on est arrivé à un système qui fait mépriser tous les autres, on n’est pas fort tenté d’entreprendre avec des peines infinies l’histoire d’un passé qui ne contient guère que des chimères. Aussi la philosophie de la sensation, qui appartient à l’Angleterre et à la France, n’a-t-elle eu ni dans l’un ni dans l’autre de ces deux pays son histoire de la philosophie ; car on ne peut appeler histoire de la philosophie les critiques sévères que Condillac a laissées tomber çà et là sur certains systèmes, ni les extraits qu’il a plu à Diderot de tirer de l’excellent ouvrage de Brucker, en y ajoutant des déclamations ou des épigrammes ; c’est là se moquer des travaux de ses semblables, ce n’est pas en faire l’histoire, Il fallait donc que la doctrine nouvelle arrivât dans un pays où l’habitude et le goût de l’érudition lui permissent de produire une histoire de la philosophie ; il fallait qu’elle arrivât dans le pays de Brucker.
Sans doute l’esprit de l’Allemagne résiste à la philosophie de la sensation. Toutefois cette philosophie ne pouvait pas régner en France sans passer le Rhin ; elle eut donc aussi un moment de succès en Allemagne ; mais, comme l’esprit germanique y répugne, elle n’y a pas eu, elle ne pouvait pas y avoir de grands représentants. Elle soumit les esprits ordinaires, parmi lesquels il s’en trouva un qui mit son érudition au service de cette philosophie. Mais une doctrine trop étroite en philosophie est fort incommode en histoire. Si pénétré qu’on soit d’une idée, le commerce des grands maîtres qui n’ont pas pensé comme nous est une rude épreuve et souvent un remède utile à l’entêtement systématique. Platon et même Aristote, quand on les lit dans leur langue et qu’on est forcé de les étudier sérieusement, troublent un peu le point de vue exclusif de la sensation. C’est ce qui est arrivé à Tiedemann. Son ouvrage peut bien être considéré comme celui qui représente le mieux la philosophie du temps appliquée à l’histoire ; mais cette philosophie s’est fort adoucie et tempérée en traversant l’érudition allemande, et Tiedemann rappelle bien plus Locke que Condillac.
Le premier mérite de Tiedemann, c’est sa parfaite indépendance. La philosophie empirique, fille aussi de la philosophie cartésienne, sépare et souvent même beaucoup trop durement, la philosophie de la théologie.
Cette sévérité de méthode se retrouve dans Tiedemann. En second lieu, Tiedemann, sans être aussi savant que Brucker, est plus critique. Il ne lui suffit pas de citer ses autorités, il les discute ; il ne se contente pas de donner des extraits plus ou moins étendus des systèmes philosophiques, il pénètre leur esprit, et c’est à faire connaître cet esprit qu’il s’attache ; d’où le titre de son histoire : Esprit de la philosophie spéculative 122. Troisièmement, Tiedemann suit l’ordre chronologique comme Brucker ; et de plus il y joint un regard plus ou moins profond à l’histoire générale. Enfin, l’ouvrage de Brucker, comme le wolfianisme, se recommandait par une clarté apparente couvrant souvent une confusion réelle ; au contraire, le point de vue théorique de Tiedemann étant, il est vrai, borné, mais bien déterminé, l’application de ce point de vue à l’appréciation des systèmes devait donner et donne en effet une histoire de la philosophie de la plus grande précision.
Les défauts de Tiedemann tiennent à l’école à laquelle il appartient. D’abord Tiedemann, dans son indépendance, sépare la philosophie de la théologie, et il a raison, car ce sont des choses essentiellement distinctes ; mais la peur de la théologie le jette dans des scrupules exagérés. Il est bien vrai, et c’est aussi notre opinion, que l’Orient, en général, est beaucoup plus mythologique que philosophique, et que c’est, mais il ne faut pas prétendre que l’Orient ne contient aucune philosophie, aucune trace de réflexion ; cependant Tiedemann, sur l’aspect théologique que présente l’Orient, le retranche de l’histoire de la philosophie, supprimant tout net une partie considérable de l’histoire de l’esprit humain. Comme on le voit, c’est juste le défaut contraire à celui de Brucker ; mais il y a un milieu entre l’un et l’autre123. Ensuite, Tiedemann est un excellent critique ; mais sa critique est quelquefois un peu trop sceptique ; il fait très bien de discuter certaines autorités avant lui trop légèrement admises ; mais il y a beaucoup d’ouvrages que Tiedemann a déclarés apocryphes et qui aujourd’hui sont reconnus authentiques, ou qui du moins renferment dans leurs idées générales, sinon dans leur rédaction formelle, des traditions qu’on doit en effet rapporter très légitimement à ceux auxquels on attribue ces ouvrages. Mais le plus grand tort de Tiedemann, c’est l’esprit exclusif qu’il transporte dans l’histoire. Il est tout moderne, quoique fort érudit, et, malgré le titre même de son livre, il ne sait pas entrer dans l’esprit des systèmes antiques. Par exemple, les arguments célèbres qu’il a mis aux dialogues de Platon sont assez superficiels, et l’on ne peut s’empêcher de sourire en le voyant appliquer à de pareils monuments la petite mesure de la philosophie de Locke, paupertina philosophia, dit Leibnitz.
Un des mérites de Tiedemann que j’avais oubliés et que je m’empresse de vous rappeler, c’est qu’il est progressif. Brucker ne sait pas trop si la philosophie avance ou recule, si l’avenir perfectionnera le passé, ou si l’avenir ne fera pas mieux de s’en tenir au point où s’est arrêté le sage Brucker avec Wolf, son maître ; tandis que Tiedemann croit à la perfectibilité de la raison humaine, et termine son ouvrage en invitant son lecteur à l’espérance et à la foi dans l’avenir. C’est là sans doute un mérite, mais qu’il faut surtout rapporter au temps où Tiedemann écrivait. D’ailleurs il n’a nulle part essayé de déterminer les lois du progrès général dont il parle ; ce qui fait que, précis et clair dans chaque partie, il est obscur et vague dans l’ensemble.
Tel est le représentant de l’école de Locke dans l’histoire de la philosophie ; il me reste à vous faire connaître l’école contraire et à vous montrer comment, partie d’un principe opposé et l’ayant suivi avec la même conséquence, elle a dû aboutir à une histoire de la philosophie tout opposée.
Il est incontestable que, dans le sein de la conscience, il y a un ordre de phénomènes qui viennent du dehors, et dont la pensée n’est pas la cause : cette vérité a son expression dans la philosophie de Locke ; mais il est tout aussi vrai qu’il y a dans la conscience des phénomènes qui ne sont pas réductibles à ceux-là. C’est à la pensée, non à la sensation, qu’il faut rapporter l’idée de l’unité, l’idée de l’infini, du temps, de l’espace, de la cause, etc., toutes idées sans lesquelles il n’y a pas même une seule connaissance possible. Le monde extérieur lui-même nous ne le connaissons que parce que nous avons la faculté de le connaître, et la faculté de connaître en général. C’est cette faculté avec ses lois qui constitue le fond de la perception extérieure elle-même. Il en est ainsi de notre âme ; il en est ainsi de Dieu, il en est ainsi de tout ; nous ne pouvons rien connaître que par la faculté que nous avons de connaître et selon les lois de cette faculté. Telle est l’origine naturelle et nécessaire de l’idéalisme. L’idéalisme est cette philosophie, qui, frappée de la réalité, de la fécondité, de l’indépendance de la pensée, des lois attachées à son exercice et des idées qui en dérivent, y concentre son attention, et y voit les principes de toutes choses. L’idéalisme est aussi vrai, et il était aussi nécessaire que l’empirisme. Sans l’empirisme, vous n’auriez jamais su tout ce qui était contenu dans le sein de la sensation ; sans l’idéalisme, vous n’auriez jamais connu la puissance propre de la pensée. Dans ce dix-huitième siècle, qui paraît tout occupé par le sensualisme, l’idéalisme a eu sa place, et sa place nécessaire, parce qu’il n’est pas au pouvoir de l’esprit humain de s’abdiquer lui-même, et que, quand une école prend un des côtés de la conscience pour la conscience tout entière, il s’élève bien vite une autre école qui prend le côté opposé, afin, ne nous lassons pas de le répéter, que toutes les puissances de l’âme humaine soient connues et développées.
C’était en Angleterre que la philosophie de la sensation avait fait sa première apparition ; c’est d’une province de l’Angleterre qu’est partie la première protestation contre cette philosophie. Je définis la philosophie écossaise : une protestation honorable du sens commun contre les extravagances des dernières conséquences du sensualisme124. Que ce soit là son titre à l’estime des gens de bien. Mais elle n’a guère été plus loin dans cette route nouvelle que Locke n’avait été dans la sienne. L’école écossaise a revendiqué les titres oubliés de la raison humaine ; elle a remis en honneur quelques-unes des idées fondamentales que la raison tire de son propre fond ; elle les a décrites avec les caractères qu’elles ont incontestablement aujourd’hui ; elle a d’admirables commencements de psychologie ; mais elle n’a point une métaphysique ; elle a un peu de morale et de politique, mais pas de système à proprement parler, ou du moins pas de ces systèmes qui embrassent l’universalité des questions philosophiques et en donnent une solution régulière et approfondie. Le mérite des philosophes écossais, comme celui de Locke, est le bon sens et la clarté ; leurs défauts, comme ceux de Locke encore, sont l’absence de force spéculative et d’étendue ; ajoutez que le chef de l’école écossaise, Reid125, fort instruit d’ailleurs, manque d’érudition. Une pareille école ne pouvait pas avoir une histoire de la philosophie. C’est par le sens commun que le genre humain atteint à la vérité et s’y repose sans s’en rendre compte ; c’est par l’instinct d’un bon sens généreux que les âmes d’une certaine trempe échappent à la philosophie de la sensation ; c’est là le point de départ de la science, mais ce n’est pas la science ; et tout comme la philosophie de la sensation n’avait pu, entre les mains de Locke, parvenir à son entier développement, de même le spiritualisme un peu pâle de l’école écossaise ne pouvait attirer l’attention de l’Europe et lutter avec succès sur un grand théâtre contre les séductions et le génie de l’école opposée. Enfin, comme il avait fallu que la philosophie de Locke passât le détroit pour faire fortune, de même il fallait au spiritualisme une autre terre que l’Écosse pour y déployer la puissance et la fécondité de ses principes.
En France il a eu pour interprètes deux hommes, dont l’un, M. Turgot126, enlevé de bonne heure à la philosophie par la politique, ne rendit contre la philosophie de Condillac que des combats rares et sans éclat, et dont l’autre, J.-J. Rousseau, plus littérateur que philosophe, tantôt le complice, tantôt l’adversaire de la philosophie régnante, épuisa son admirable éloquence en protestations, quelquefois sublimes, contre l’athéisme et le matérialisme de son temps127.
Il était réservé à l’Allemagne, à ce pays méditatif qui avait déjà produit Leibnitz, de donner à l’idéalisme son véritable représentant au dix-huitième siècle. Kant est un élève de Descartes comme Locke ; il a le même caractère général, la même méthode que Locke, car ce caractère et cette méthode, qui n’appartiennent ni à Locke ni à Kant, sont à jamais la méthode et le caractère de la philosophie moderne.
Il sépare d’une main ferme la philosophie de la théologie ; il part de l’analyse de la conscience : mais il s’attache à l’élément opposé à celui que Locke a particulièrement considéré. La grande entreprise de Kant est une Critique de la raison et de ses lois128 ; sa gloire est d’avoir donné une statistique complète de ces lois. Il ne se contente pas de les indiquer, il les poursuit dans toutes les sphères de la pensée, les énumère, les décrit, les classe.
Apparet domus intus…
Kant est, avec Reid, un des fondateurs de la psychologie rationnelle ; mais il ne s’est pas arrêté là. Les lois de la raison énumérées, décrites et classées, Kant se demande comment de ces lois on peut arriver légitimement au monde extérieur, à Dieu, à tout ce qui n’est pas le sujet pensant ; et, dans sa sévérité logique, il lui semble que ces lois étant propres au sujet de la pensée, c’est-à-dire étant purement subjectives, il répugne de tirer de ces lois aucune conséquence objective. Sans doute c’est un fait, un fait de conscience, que nous croyons au monde extérieur, à Dieu, à des existences autres que la nôtre ; mais nous n’y croyons que sur la foi de nos propres lois : en sorte que ces croyances, reposant sur une base toute subjective, renferment, quand on veut leur faire franchir les limites de la conscience, un paralogisme, un cercle vicieux. Kant a presque retranché l’ontologie de la philosophie ; à force d’avoir habité dans les profondeurs de la pensée, il l’a prise pour le seul monde réel ; il a agrandi la psychologie, mais il en a presque fait la philosophie tout entière. De là la morale concentrée dans l’intention : en esthétique, le beau et le sublime considérés presque exclusivement dans leurs rapports avec l’homme, centre et mesure de toutes choses ; enfin une philosophie de la nature qui consiste à transporter les lois subjectives de la pensée dans le monde extérieur et à faire en quelque sorte une physique idéaliste.
Fichte a été plus loin encore en suivant la même voie. Dans Kant, le point de vue sous lequel le sujet pensant considère les objets dépend de sa nature propre. Dans Fichte, l’objet lui-même n’étant pour le sujet que ce que le sujet le fait être, n’est qu’une induction de ce sujet. Dieu pour Kant était une conception nécessaire de la pensée, son idéal suprême. Pour Fichte, Dieu est le sujet même de la pensée conçu en soi et en tant qu’absolu ; c’est donc le moi encore ; seulement Fichte distingue deux moi, l’un phénoménal, le moi dont chacun de nous a conscience ; l’autre, le fond même et la substance du moi, qui est Dieu lui-même : Dieu est le moi absolu129. Quand on en est là, on est arrivé au dernier terme de l’idéalisme subjectif, comme la philosophie de la sensation en était arrivée à son dernier terme, quand elle osa prétendre que l’âme n’est que la collection de nos sensations. La philosophie de Kant et de Fichte absorbe la conscience, et par elle toutes choses, dans la pensée, comme la philosophie de Locke et de Condillac absorbe la conscience, et par elle aussi toutes choses, dans la sensation ; et de même que, parvenu à sa dernière conséquence et à l’extravagance de la bassesse, le sensualisme se détruit de lui-même ; ainsi l’idéalisme a sa sublime extravagance dans laquelle il trouve sa ruine.
Mais avant de se perdre dans la doctrine extrême de Fichte, la philosophie de Kant jeta de toutes parts en Allemagne les plus vives lumières, et quelque temps elle gouverna toutes les parties des connaissances humaines ; elle se serait en quelque sorte manqué à elle-même, si, après avoir eu sa physique, sa théologie, sa jurisprudence, elle n’avait eu aussi son histoire de la philosophie ; elle trouva donc aisément parmi les nombreux érudits du temps un habile et savant homme qui composa, au point de vue de la philosophie critique, une histoire de la philosophie, aussi opposée à celle de Tiedemann que l’idéalisme subjectif de Kant est opposé à l’empirisme et au sensualisme de Condillac et de Locke : cet homme est le célèbre Tennemann.
L’ouvrage de Tennemann est à la lettre la philosophie de Kant appliquée à l’histoire de la philosophie130. Le disciple professe, comme le maître, une indépendance sans limites. Tennemann sépare donc tout aussi fortement que l’avait fait Tiedemann la philosophie de la théologie dans l’histoire, et là-dessus il pousse le scrupule aussi loin que son devancier.
Ajoutons que la doctrine de Kant étant infiniment plus large que celle de Locke, rendait Tennemann bien plus capable de comprendre et d’apprécier les grands monuments de la philosophie. D’autre part, il est tout aussi érudit et tout aussi bon critique que Tiedemann, et il est moins sceptique. L’exposition des systèmes est chez lui plus étendue à la fois et aussi fidèle ; l’esprit de chaque système n’y est pas saisi avec moins de sagacité ; en même temps l’histoire de la philosophie est plus fortement rattachée à l’histoire générale ; la clarté et la précision brillent partout, autant et plus encore que dans Tiedemann ; et déjà un ordre meilleur, moins extérieur et moins arbitraire, donne à l’ouvrage entier un caractère plus philosophique. En indiquant les idées qui ont dominé aux diverses époques, et en exprimant ces idées sous les formes propres à la science dont il fait l’histoire, à savoir la métaphysique, Tennemann a frayé la route à ce point de vue supérieur qui dans l’histoire des faits aperçoit les idées, leur succession, leur lutte, leur développement si régulier à travers leur désordre apparent, c’est-à-dire un système véritable, une philosophie tout entière. Sans doute Tennemann a entrevu trop vaguement ce mouvement philosophique de l’histoire ; mais enfin il l’a entrevu, et c’est là peut-être son plus grand mérite que ses contemporains et ses compatriotes n’ont point assez reconnu. Son tort est d’avoir emprunté son cadre et sa mesure à un système trop peu étendu pour embrasser tous les systèmes. La philosophie de Kant est bien vaste assurément, comparée à celle de Locke ; mais l’esprit humain est plus vaste encore, et les innombrables systèmes qu’il a semés à travers les siècles sont un peu à l’étroit et mal à leur aise dans le cercle de la philosophie kantienne. Tennemann, ne voyant que par les yeux de Kant, n’aperçoit pas tout ; faute de comprendre, il critique, ce qui est bien plus facile ; il est exclusif dans un sens opposé à celui de Tiedemann, mais il est exclusif aussi, et partant condamné à être injuste. Il y a plus : non seulement il est exclusif, mais il l’est assez pédantesquement. Il ne faut pas oublier que Kant comme Wolf était professeur ; il avait dans sa jeunesse passée par la philosophie de Wolf, où il avait pris, avec le goût de la géométrie et des sciences exactes, celui d’un formalisme inflexible, l’effroi du mysticisme, le besoin d’une précision poussée jusqu’à la sécheresse, l’habitude de l’ordre didactique, et d’une langue fixe et profondément déterminée, dont l’abus le conduit souvent à une terminologie plus précise qu’élégante, très commode dans l’enseignement, mais dépourvue de tout agrément, et plus faite pour l’école que pour le monde. Les idées de Kant sont d’une netteté admirable, mais les formes qu’il leur donne, les étiquettes qu’il y met sont effrayantes pour les profanes et même un peu pour les hommes du métier. Encore tout cela peut aller, jusqu’à un certain point, dans un livre où l’auteur expose ses propres idées ; il est libre de les présenter comme il lui plaît ; mais imaginez des formules plus étranges les unes que les autres imposées à l’histoire entière de la philosophie durement et sans goût ! La philosophie de Kant est pour Tennemann comme le lit de Procuste ; il y étend tous les systèmes, et malheur à qui le dépasse. Ainsi les stoïciens sont traités de main de maître ; mais Platon l’est beaucoup moins bien, et les néoplatoniciens, qui échappent de tous côtés à la philosophie critique, déconcertent totalement le savant historien qui a grand’peine à ne pas les écarter, comme des extravagants, par la question préalable. Cependant la conscience de l’érudit l’emporte, et les néoplatoniciens ont tout un gros volume ; mais le philosophe prend sa revanche en les maltraitant outre mesure. Tennemann est pour ainsi dire en quête du criticisme et de la psychologie ; il voudrait les trouver partout. L’ombre seule du mysticisme l’épouvante, comme aussi celle du catholicisme, et aussitôt qu’il aperçoit quelque système qui a la plus légère apparence de l’un ou de l’autre, on est sûr de voir s’élever une grêle d’arguments et de formules kantiennes contre ce pauvre système. Cette manie rationaliste et protestante gâte un peu le grand et estimable ouvrage de Tennemann, et le rend moins agréable à la lecture que celui de Tiedemann, auquel il est d’ailleurs bien préférable : dernier contraste entre les deux historiens, qui rappelle celui qui sépare leurs maîtres, dont l’un, infiniment plus précis et plus positif que l’autre, est d’une clarté bien moins populaire131.
Voilà les deux histoires de la philosophie que devaient produire les deux grands systèmes dont la lutte remplit la fin du dix-huitième siècle. Tiedemann et Tennemann représentent cette lutte dans l’histoire de la philosophie. Tel est l’état présent des choses, tel est l’héritage que le dix-huitième siècle a légué au dix-neuvième. Telle a été, telle devait être l’œuvre du siècle qui n’est plus : quelle sera celle du siècle qui s’avance ? quels sont à nous-mêmes nos projets et nos espérances ? Ce sera le sujet de la prochaine et dernière leçon.
Treizième leçon.
De la philosophie du dix-neuvième siècle.
État actuel de l’histoire de la philosophie : travaux de détail. — Nécessité d’une nouvelle histoire générale de la philosophie. Que sa condition est un nouveau mouvement philosophique. — Détermination du caractère de ce nouveau mouvement : l’éclectisme. — Symptômes de l’éclectisme dans la philosophie européenne. — Racines de l’éclectisme dans l’état de la société en Europe, et particulièrement en France. Analyse de la Charte. — Conséquences nécessaires du règne de la Charte, même sur le caractère de la philosophie. — Caractère correspondant que doit prendre l’histoire de la philosophie. — Conclusion.
Tiedemann et Tennemann ferment le dix-huitième siècle. L’ouvrage de Tiedemann a paru de 1791 à 1797 ; celui de Tennemann, de 1798 à 1820. Depuis il n’a paru en Allemagne aucun ouvrage considérable sur l’histoire de la philosophie qui présente un caractère original et fasse époque : nul grand historien n’est venu relever Tiedemann et Tennemann132. Et comme après Herder, aux histoires universelles de l’humanité avaient succédé des histoires particulières de certains peuples, de certaines époques, de certaines branches de la civilisation, de même, après les deux grands ouvrages opposés dans lesquels s’était en quelque sorte résolue la philosophie du dix-huitième siècle, aux histoires universelles de la philosophie ont succédé des recherches approfondies sur certaines écoles, sur certains systèmes. Il est dans la nature des choses que ces recherches, en s’accumulant, ramènent le besoin d’une nouvelle histoire universelle. Ainsi va la science ; elle marche de travaux partiels en résumés, et de résumés en travaux partiels : décomposition, recomposition, tel est son mouvement perpétuel. Elle est aujourd’hui, en Allemagne et dans le monde entier, dans un moment de décomposition. Ce moment a sa nécessité dans l’économie du travail d’un siècle, et déjà son utilité incontestable se démontre par ses résultats. Jamais quart de siècle n’a produit autant d’écrits ingénieux et solides, ni préparé d’aussi riches matériaux aux généralisations du génie. On peut dire que c’est de nos jours seulement que la philosophie de l’Inde commence à sortir des voiles mythologiques qui jusqu’ici l’enveloppaient. C’est le 21 juin 1825 que Colebrooke a lu à la Société asiatique de Londres le premier de ces admirables mémoires qui ont fourni à la critique européenne les seules lumières qu’elle possède encore sur les systèmes philosophiques des Indiens133. Le spirituel auteur du mémoire sur Lao-Tseu continue ses belles recherches sur la philosophie chinoise134. Si notre siècle a pour ainsi dire découvert la philosophie orientale, il a presque renouvelé la connaissance de l’antiquité philosophique, en y introduisant la critique. Parmi tant de noms qui se présentent en foule, je ne rappellerai que ceux de mes trois savants amis, MM. Schleiermacher, Brandis et Creuzer, auxquels la philosophie de Platon, celle d’Aristote et celle d’Alexandrie sont déjà si redevables135. L’Allemagne n’a pas seule servi la philosophie ancienne. La Hollande aussi, depuis Wyttenbach, n’a pas cessé de lui payer d’année en année un abondant tribut de savantes monographies136. Le vrai champ de bataille de l’érudition et de la critique est en effet et sera toujours l’antiquité classique. C’est là qu’une civilisation entièrement étrangère, des cultes, des arts, des gouvernements tout différents des nôtres, la perte d’une foule de monuments importants, la dégradation du petit nombre qui subsistent, la difficulté de l’idiome, la profonde différence des idées et des formes, tout oppose à l’historien des obstacles qu’il ne peut surmonter qu’à l’aide d’une patience infatigable, de l’érudition la plus minutieuse, de la critique la plus circonspecte et de l’intelligence à la fois la plus pénétrante et la plus flexible.
C’est aussi sous cette rude discipline que se sont formés les trois grands historiens de la philosophie, Brucker, Tiedemann et Tennemann. Quiconque n’aura pas fait son apprentissage et n’aura pas longtemps vécu dans l’antiquité, dans les manuscrits et les textes, et même au milieu des discussions philologiques, n’aura jamais le sentiment de la critique, et sera toujours incapable d’écrire une histoire sérieuse de la philosophie. Voilà pourquoi nous n’hésitons point à exhorter ceux de nos jeunes auditeurs qui se sentiraient attirés vers cette partie si importante de l’histoire, à concentrer pendant quelque temps leurs études sur l’antiquité. S’il nous est permis de nous citer nous-mêmes, nous n’avons pas cessé depuis douze ans, et nous ne cesserons jamais de nous occuper assidûment, non seulement des principales époques de la philosophie ancienne, mais des systèmes particuliers dont se composent chaque époque et chaque école ; car c’est notre intime conviction que là surtout il faut sans cesse mêler l’étude approfondie des détails à la généralité des vues, et que des recherches partielles sagement et fortement combinées peuvent seules conduire à des résultats aussi solides qu’étendus137.
Tel est l’état actuel de l’histoire de la philosophie ; cet état est nécessaire et bon, mais il ne peut être éternel ; et comme toute généralisation excessive amène la nécessité d’une décomposition, de même il est impossible qu’une vaste décomposition n’amène bientôt une recomposition nouvelle, et que tant d’habiles et profondes recherches n’engendrent une nouvelle histoire générale de la philosophie.
Mais à quelle condition pourra s’élever cette histoire nouvelle ? Si les travaux de détail sont les matériaux nécessaires d’une histoire de la philosophie, ce n’est pas l’érudition, c’est la philosophie seule qui peut construire l’édifice. C’est la philosophie cartésienne qui a produit Brucker, c’est la philosophie de Locke qui a produit Tiedemann, c’est la philosophie de Kant qui a produit Tennemann ; de même aujourd’hui c’est le souffle d’un nouvel esprit philosophique qui, en passant sur tous les résultats certains, mais bornés et stériles en apparence, de l’érudition contemporaine, peut seul les féconder et en tirer une histoire universelle. Or, quel est, quel peut être cet esprit nouveau, cette philosophie nouvelle qui seule peut renouveler l’histoire de la philosophie ? Telle est la question : pour la résoudre, il faut considérer où en est aujourd’hui la philosophie.
La philosophie du moyen âge était la théologie ou une préparation à la théologie. La philosophie de Descartes est la séparation de la philosophie et de la théologie ; c’est, pour ainsi parler, l’introduction de la philosophie sur la scène du monde, sous son nom propre. La philosophie cartésienne se développe au dix-huitième siècle en deux systèmes opposés, le spiritualisme de l’école écossaise et de l’école allemande et le sensualisme anglais et français. En fait de sensualisme, nul ne peut se flatter d’aller au-delà du dix-huitième siècle, en Angleterre et en France. Prenez-le à son point de départ, dans Locke ; suivez-le jusqu’à nos jours dans ses derniers représentants, et vous verrez que rien ne manque à ce système, psychologie, métaphysique, morale, politique, histoire de l’humanité, histoire de la philosophie ; tout ce que peut produire un grand mouvement philosophique, le sensualisme l’a produit ; il ne reste qu’à l’adopter sans l’espérance même d’y rien ajouter de fort considérable, c’est-à-dire qu’il faut supposer que la philosophie est achevée, qu’elle n’a plus d’autre avenir qu’une répétition monotone du passé et que l’esprit humain doit s’arrêter au commencement du dix-neuvième siècle. C’est un parti un peu fort à prendre ; et cependant il n’en reste pas d’autres, car il n’y a pas une seule grande conséquence nouvelle à tirer de la philosophie de la sensation. D’un autre côté, qui se flattera, en fait d’idéalisme, d’aller au-delà du système de Fichte ? L’idéalisme, faible encore dans les sages, mais timides philosophes de l’Écosse, déjà manifeste dans la philosophie trop subjective de Kant, est arrivé à son dernier terme dans la subjectivité absolue de la doctrine de Fichte. Et comme cette doctrine a reçu tout son développement possible, quelle a eu sa psychologie, si métaphysique, sa morale, sa politique, son histoire de l’humanité et de la philosophie, il ne reste à faire, pour l’école de Kant, que ce qu’il reste à faire pour l’école de Locke, c’est-à-dire qu’il faut s’y arrêter, s’y endormir en quelque sorte comme sur la borne même de la pensée ; comme si, dans ce point du temps et de l’espace où nous sommes, toutes les vérités avaient été révélées enfin à l’esprit humain et qu’il n’eût plus rien à chercher au-delà !
Voyez, vous contentez-vous de l’une ou de l’autre de ces deux écoles exclusives ? vous condamnez à l’immobilité votre propre pensée ; ou bien il faut laisser là le système de Kant comme celui de Locke, passer outre et faire comme l’humanité et le monde, qui, je pense, n’ont nulle envie de s’arrêter à la fin du dix-huitième siècle. Vous voilà donc cherchant un nouveau système. Mais cherchez autant qu’il vous plaira ; étudiez, approfondissez, comparez tous les systèmes qui ont paru depuis trois mille ans, et vous verrez qu’en dernière analyse ils peuvent tous se réduire à ceux-là mêmes que vous venez de rejeter, à l’idéalisme et au sensualisme ; de sorte que ni vous ne pouvez vous y arrêter ni vous ne pouvez en sortir. Il vous est démontré que ni l’un ni l’autre ne sont le dernier mot du genre humain, et il vous est démontré aussi qu’il n’y a pas un système qui ne soit réductible à l’un ou à l’autre de ces deux-là.
Comment donc faire ? Étant écartées ces deux solutions vicieuses du problème, à savoir, adopter l’un ou l’autre de ces deux systèmes, ou se tourmenter pour en chercher un nouveau qui ne serait encore que l’un ou l’autre plus ou moins modifié, on arrive à la seule solution qui soit laissée, l’abandon de tous les côtés exclusifs par lesquels les deux systèmes se repoussent, l’adoption de toutes les vérités qu’ils renferment et par lesquelles ils se sont établis et se soutiennent, et la conciliation de toutes ces vérités dans un point de vue plus élevé et plus étendu que l’un et l’autre système, capable de les contenir, de les expliquer et de les achever tous les deux.
Vous voyez où j’en veux venir. Après l’idéalisme subjectif de l’école de Kant, après l’empirisme et le sensualisme de l’école de Locke, développés et épuisés dans leurs derniers résultats possibles, il n’y a plus d’autre combinaison nouvelle, selon moi, que l’union des contraires, j’entends des contraires apparents, dans le centre d’un vaste et puissant éclectisme.
L’éclectisme ! ce nom bien ou mal choisi, et qui depuis quelque temps commence à se répandre et à retentir un peu en France et ailleurs, ce nom reporte involontairement ma pensée à l’époque déjà bien éloignée où, pour la première fois, il fut prononcé sans éclat et sans écho à cette chaire, dans l’obscurité de mon premier enseignement.
C’est vers 1816 et 1817138 que, tourmentant en tout sens la conscience pour l’embrasser dans toute son étendue, j’arrivai à ce résultat, qu’il y a dans la conscience bien plus de phénomènes qu’on ne l’avait pensé jusque-là ; qu’à la vérité tous ces phénomènes étaient opposées les uns aux autres, mais qu’en ayant l’air de s’exclure ils avaient tous cependant leur place dans la conscience. Tout occupé de méthode et de psychologie, enfoncé dans les études les plus minutieuses, je ne sortais guère des limites de l’observation et d’une induction très circonspecte ; mais peu à peu la scène s’agrandit, et de la psychologie, qui est le vestibule et, si l’on peut s’exprimer ainsi, l’antichambre de la science, le temps me conduisit dans le sanctuaire, c’est-à-dire à la métaphysique. Plus j’ai marché dans la vie et dans la science, plus je me suis confirmé dans la pensée qui préside encore aujourd’hui à ces leçons.
Qu’est-ce en effet que la philosophie que j’enseigne, sinon le respect de tous les éléments de l’humanité ? Notre philosophie n’est point une philosophie mélancolique et fanatique, qui, préoccupée de quelques idées exclusives, entreprend de tout réformer sur elles : non, c’est une philosophie essentiellement optimiste, dont l’effort est de tout comprendre ; son unité n’est pas une unité systématique et artificielle, c’est une harmonie, l’harmonie vivante de toutes les vérités, même lorsqu’elles paraissent opposées.
Ainsi, pour la méthode, nous retenons, comme la conquête du siècle, le goût des recherches expérimentales, l’observation et l’induction jointe à l’observation, en un mot, l’analyse : mais nous ne rejetons pas la vieille synthèse ; nous donnons pour support à l’analyse une synthèse primitive, qui lui fournit une matière sur laquelle elle peut s’exercer. Vous avez vu que nous en appelons sans cesse à l’autorité des croyances générales qui constituent le sens commun du genre humain ; et sans doute il faut partir du sens commun et il faut revenir au sens commun, sous peine d’extravagance ; mais si le sens commun est le point de départ et la fin nécessaire de toute saine philosophie, la science est loin d’être achevée quand les croyances communes ont été recueillies ; il faut encore en pénétrer le secret, l’origine et la portée. Là se place le procédé propre de la philosophie, à savoir l’emploi illimité de la réflexion, la spéculation libre, mais réglée qui n’abandonne jamais le point dont elle est partie et qui a les yeux toujours fixés sur son terme légitime, le sens commun éclairci et confirmé par la science.
En psychologie, nous avons reconnu dans la conscience le moi ou l’activité volontaire et libre, avec le cortège des faits qui en dépendent, et en même temps le phénomène de la sensation que le moi n’a point faite, qu’il ne peut se rapporter à lui-même, et qu’il est contraint de rapporter à quelque chose d’extérieur et étranger qu’on nomme le non-moi ; enfin au-dessus du non-moi et du moi, causes relatives et bornées, substances reliés, mais finies, la raison, qui est la lumière de la conscience, révèle à l’homme la substance et la cause absolue, nécessaire, infinie, etc., Dieu en un mot. Dieu, le moi, le non-moi sont les trois objets permanents de la conscience ; non seulement on les trouve dans la conscience, telle qu’elle est développée actuellement, mais on les trouve dans le premier fait de conscience comme dans le dernier. Ainsi l’éclectisme est déjà dans les limites de la conscience, comme la condition et le fondement d’une vraie théorie psychologique. La métaphysique exige encore le même éclectisme. Elle roule, nous l’avons vu139, sur l’idée du fini et de l’infini, du contingent et du nécessaire, du relatif et de l’absolu, etc. ; en dernière analyse, sur l’idée de cause et sur l’idée de substance. Il faut réunir ces deux idées sans les confondre ; il faut concevoir que toute cause suppose un sujet d’inhérence, une substance, un substratum, une base d’action, comme toute substance contient nécessairement un principe de développement, une énergie propre, une cause. La substance est le fond de la cause, comme la cause est l’attribut essentiel de la substance140 : la première idée n’est pas la seconde, mais l’une et l’autre sont inséparables. De là, les plus graves conséquences. Dieu est-il considéré comme un pur être en soi, une substance qui n’est pas une cause, ainsi que le veut Spinoza, ou tout au plus comme une cause de lui-même, ce qui n’est pas une cause effective et véritable ? On détruit sa puissance, on détruit la possibilité de l’humanité et celle de la nature ; on a, comme les Éléates, l’être pur sans mouvement, l’infini en soi sans aucun rapport au fini, l’absolu sans aucun rapport au relatif, l’unité sans diversité. D’une autre part s’enfonce-t-on dans l’idée exclusive de la cause, de la cause en acte, c’est-à-dire dans le relatif, le contingent, le multiple, et refuse-t-on d’en sortir ? on s’arrête à la forme actuelle des choses, et on manque leur essence et leur principe. On ne peut aboutir ainsi qu’à un déisme impuissant ou à un panthéisme extravagant. Le vrai théisme est également éloigné de l’un et de l’autre. Son Dieu n’est pas le Dieu de l’abstraction, renfermé dans l’absolue unité de son essence, dépourvu d’attributs et du premier de tous, la puissance créatrice. Et ce n’est pas non plus le Dieu-Univers du panthéisme, avec ses magnificences mêlées de tant d’ombres, simulant l’infinité et l’éternité sans les posséder réellement, ne se suffisant point à lui-même, et incapable de rendre raison d’un seul de ses mouvements, d’une seule de ses lois. Il reste donc que le Dieu véritable soit tout ensemble l’auteur de l’univers qui en offre une admirable bien qu’imparfaite image, et différent en soi de l’univers, comme le principe diffère essentiellement des effets mêmes par lesquels il se manifeste et sans lesquels il serait inaccessible et incompréhensible141.
Comptez et concluez : de tous côtés diverses méthodes, divers systèmes en psychologie, en métaphysique, en théodicée ; de tous côtés lutte et contradiction, erreur et vérité mêlées ensemble. L’unique solution possible de ces oppositions est d’en saisir l’harmonie, l’unique moyen d’échapper à l’erreur est de découvrir et d’embrasser toutes les vérités à travers les formes systématiques et défectueuses dont elles sont revêtues.
Nous voilà donc en possession d’un point de vue nouveau et général en philosophie : alors, mais seulement alors, nous pouvons songer à l’histoire de la philosophie.
Supposez en effet qu’au lieu d’être arrivé à un principe de cette portée, nous nous soyons arrêté à des vues trop circonscrites, et que nous nous soyons renfermé dans l’étude d’une seule partie si considérable qu’elle soit de la science philosophique, la psychologie, par exemple, serions-nous en état d’aborder l’histoire de la philosophie ? L’esprit humain porte en lui-même certains problèmes que les grands interprètes de l’esprit humain ont essayé de résoudre. Si vous avez retranché ou éludé ces problèmes, comment pourrez-vous comprendre les solutions qu’en ont données les maîtres de la science ? comment jugerez-vous Platon, Aristote, Descartes, Leibnitz ? Vous ne le pouvez pas. Il ne vous reste donc qu’à dire adieu à l’histoire de la philosophie, ou, ce qui serait pis encore, à la traiter légèrement : l’un et l’autre est également indigne du dix-neuvième siècle. Il fallait donc, après avoir été jusqu’au bout de la psychologie, entrer dans la métaphysique, et nous faire un système qui puisse rendre compte de tous les besoins de la pensée, afin de pouvoir aussi rendre compte des autres systèmes, les interroger et les juger.
Voilà pourquoi, bien que la chaire confiée à nos soins fût une chaire de l’histoire de la philosophie, ceux qui ont suivi notre premier enseignement ont pu remarquer que, sans négliger l’histoire de la philosophie, nous avons été d’abord142 plus occupé d’asseoir nos propres idées que de juger celles des autres. C’est seulement en 1819 que l’éclectisme, né vers 1816, ayant parcouru et embrassé toutes les parties de la philosophie et pris enfin un caractère général, nous l’appliquâmes régulièrement à l’histoire de la philosophie, en commençant par les systèmes les plus connus et les plus modernes143. Depuis, nos travaux n’ont jamais abandonné, et ils n’abandonneront point cette direction. Elle est la seule qui nous paraisse pouvoir conduire à des résultats nouveaux et satisfaisants dans la philosophie spéculative et dans l’histoire. Quand on ne rejette ni dans la conscience ni dans les choses, ni en nous-mêmes ni dans la nature ni dans Dieu, aucun des éléments réels qui s’y rencontrent, on n’a dans l’histoire à proscrire aucun des grands systèmes qui la partagent, et qui, quelque exclusifs et défectueux qu’ils soient, sont nécessairement empruntés à quelque élément réel ; car il n’y a pas, il ne peut pas y avoir de système entièrement chimérique. Ainsi l’éclectisme peut, être utilement transporté de la philosophie à l’histoire de la philosophie ; il les renouvelle l’une et l’autre. Telle est la double réforme que nous avons entreprise et qui constitue le caractère de notre enseignement, le dernier but de tous nos travaux.
Mais n’est-ce pas une chimère que je poursuis ? l’éclectisme n’est-il pas un rêve honnête, né dans mon esprit, condamné à y mourir et qui doit y accomplir toute sa destinée ? ou ce rêve a-t-il quelque chance de se réaliser, et déjà dans le présent y a-t-il quelque symptôme qui nous permette d’y voir le germe de l’avenir ? En d’autres termes, quel est aujourd’hui le caractère de la philosophie en Europe ?
L’Angleterre, depuis quelque temps, depuis presque un quart de siècle, n’a plus payé sa part de recherches philosophiques à la civilisation européenne : il n’est sorti de l’Angleterre aucun ouvrage célèbre en métaphysique. Remarquez que je ne dis pas aucun ouvrage de quelque mérite ; je ne m’érige pas ici en juge ; je crois la gloire un très bon juge, je l’interroge, et elle ne me présente aucun ouvrage de philosophie anglaise qui ait excité à un certain degré l’attention de l’Europe. D’une autre part, l’école écossaise, cette noble protestation du sens commun contre les extravagances du sensualisme, vient de perdre son dernier interprète célèbre dans M. Dugald Stewart144.
Les deux grandes nations philosophiques de l’Europe sont aujourd’hui l’Allemagne et la France. Les nations du midi ou sont encore dans les liens de la philosophie du moyen âge ou se traînent à la suite de la France145. La France gouverne le midi de l’Europe ; c’est toujours un peu le passé de la France qui est le présent de l’élite des populations du Portugal, de l’Espagne et de l’Italie ; et l’avenir de la France décidera de leur avenir. Comme le midi est représenté par la France, ainsi le nord est représenté par l’Allemagne. De fait la Suède, le Danemark, la Pologne, les parties les plus civilisées de l’Autriche et de la Russie, suivent le mouvement de l’Allemagne. Restent en face l’un de l’autre, sur la scène de l’Europe et dans le monde des idées, le peuple français et le peuple allemand. La question de l’état actuel de la philosophie européenne se traduit donc en celle-ci : Où en est la philosophie en Allemagne et où en est-elle en France ? Elle avait abouti avec le dix-huitième siècle, en Allemagne, à l’idéalisme le plus exclusif, en France, au plus exclusif sensualisme. Où en est aujourd’hui l’idéalisme en Allemagne et le sensualisme en France ?
Interrogeons les faits. Je demande si en France, depuis une quinzaine d’années, il n’est pas de notoriété publique que la philosophie de Locke, de Condillac, d’Helvétius, de Saint-Lambert, qui jusque-là régnait sans contradiction, a été attaquée avec plus ou moins de succès par des adversaires que l’on peut juger comme on voudra, mais dont le nombre a été sans cesse grossissant ? Il ne faut pas oublier que c’est de la Faculté des lettres que sont parties les premières réclamations contre la philosophie du dix-huitième siècle.
M. Laromiguière, en séparant l’attention de la sensation, établit déjà une distinction féconde146. Le mâle bon sens et la puissante dialectique de M. Royer-Collard portèrent à la doctrine de la sensation des coups bien plus rudes encore : mon illustre prédécesseur147 a l’honneur d’avoir le premier introduit en France les sages doctrines de la philosophie écossaise. Un homme qui n’est plus, et qu’il est juste d’appeler le plus grand métaphysicien qui ait honoré la France depuis Malebranche, presque sans connaître les travaux contemporains de l’Allemagne, et conduit par l’instinct d’une sagacité supérieure, est arrivé peu à peu, de métamorphoses en métamorphoses, à un point de vue auquel il ne manque que plus de conséquence, d’ampleur et de hardiesse pour ressembler à celui de Fichte. C’est loin de la sensation, dans les profondeurs de l’activité volontaire et libre, que M. de Biran a été chercher l’origine des idées les plus élevées qui soient aujourd’hui dans la conscience148. Enfin, M. Degérando, dans sa seconde édition des Systèmes comparés de philosophie, a commencé à accorder plus d’attention à des théories idéalistes jusqu’alors dédaignées et tout étonnées de trouver pour elles de l’intérêt et de l’équité de la part d’un philosophe français149. Pourquoi ne dirais-je pas qu’il est sorti de l’École normale des élèves qui sont aujourd’hui des maîtres, et qui par leurs leçons et par leurs écrits ont accru et répandu le nouveau mouvement philosophique150 ? En somme, c’est un fait incontestable qu’en face de la philosophie de Condillac s’élève aujourd’hui une nouvelle philosophie décidément spiritualiste.
Maintenant passez le Rhin, que rencontrez-vous en Allemagne ? Est-ce toujours la domination absolue de l’idéalisme subjectif de Kant et de Fichte ? Non ; Fichte est mort en 1815, et déjà avant sa mort une nouvelle philosophie, ne pouvant s’arrêter au système de la subjectivité absolue et pour ainsi dire sur la pointe de la pyramide du moi, est redescendue sur la terre et revenue à des vues plus réelles. Vous n’◀attendez▶ pas que je vous expose ici et que je juge cette philosophie : il suffit à l’objet de cette leçon que je vous dise qu’elle exerce en Allemagne une aussi grande influence, une aussi grande autorité qu’en a jamais eu celle de Kant et de Fichte, et qu’elle-même s’est appelée la philosophie de la nature 151. Ce titre seul vous indique assez un retour quelconque vers la réalité ; et comme aujourd’hui la France ne croit pas sa gloire compromise pour entrer en commerce avec la philosophie de l’Allemagne, de même ce n’est pas tout à fait une illusion patriotique qui me fait supposer que les plus illustres représentants de la philosophie de la nature s’intéressent aux progrès de la nouvelle philosophie française et que Munich et Berlin ne dédaignent plus Paris.
Qu’est-ce à dire, Messieurs ? l’Allemagne prend garde à la France ; la France, qui s’était pour ainsi dire isolée du reste de l’Europe, tourne les yeux vers l’Allemagne. À l’idéalisme subjectif a succédé en Allemagne une philosophie qui tire sa gloire de s’appeler la philosophie de la nature ; et en France, sinon sur les ruines, du moins en face du sensualisme, s’élève une philosophie à laquelle on ne peut refuser un caractère prononcé de spiritualisme. Que faut-il conclure de ces changements ? Il en faut conclure que le règne des systèmes exclusifs du sensualisme en France et de l’idéalisme en Allemagne est passé ; que la philosophie française par le nouveau spiritualisme, la philosophie allemande par la doctrine de la nature, aspirent à se rencontrer et à se donner la main, et qu’il se forme en silence un véritable éclectisme dans la philosophie européenne. Or, s’il est vrai que le nouveau mouvement philosophique qui se fait sourdement en Europe soit un mouvement éclectique, il s’ensuit que l’éclectisme sera la base de la nouvelle histoire de la philosophie, puisque c’est une loi que toute philosophie qui arrive à son tour à l’empire, après avoir accompli son développement théorique, porte ses regards vers le passé, l’interroge avec l’esprit qui est en elle et aspire à une histoire de la philosophie qui lui soit conforme. Il semble que ces considérations justifient déjà suffisamment notre entreprise. Mais elle a des racines plus profondes encore.
L’histoire de la philosophie est nécessairement relative, dans une époque donnée, à l’état de la philosophie spéculative dans cette même époque ; c’est un point incontestable ; et il est incontestable encore que dans toute époque l’état de la philosophie spéculative est relatif à l’état général de la société. Appliquons ce principe à la question qui nous occupe. Sa première conséquence est qu’il doit sortir une nouvelle histoire de la philosophie des travaux partiels auxquels on se livre aujourd’hui de toutes parts, et que cette histoire de la philosophie aura le même caractère que la philosophie spéculative appelée à exercer une légitime autorité au dix-neuvième siècle, au moins en France, et dont le caractère paraît être l’éclectisme. Il reste ensuite à faire voir que cette philosophie, qui se manifeste déjà à plus d’un signe non équivoque, a son fondement nécessaire dans l’état actuel de la société parmi nous et en Europe.
La monarchie française, après avoir marché, de conquêtes en conquêtes, vers ses frontières naturelles, et dévoré successivement tous les pouvoirs ennemis qui avaient tenté de s’opposer à ses progrès, était enfin arrivée, grâce au génie d’Henri IV, de Richelieu, de Mazarin et de Louis XIV, presque aux dernières et justes limites du territoire et de l’unité nationale. Il ne manquait plus à la France qu’une meilleure organisation intérieure, mais cette nouvelle organisation ne pouvait avoir lieu que par le renversement de l’ancienne ; et ce renversement était très facile, car la vieille société tombait en ruines. Qu’était devenue la royauté au dix-huitième siècle ? Une simple tradition d’éclat et de magnificence, sans prestige sur l’esprit des peuples et sur celui des monarques eux-mêmes. Cette royauté, qui avait été la providence de la France, qui l’avait créée, élevée, illustrée, ne se faisait plus sentir à elle. À l’extérieur, que faisait-elle pour le pays ? quelle guerre utile, quels combats glorieux a-t-elle à montrer ? La guerre de sept ans et la bataille de Rosbach. Et que faisait-elle à l’intérieur ? Elle menait la vie de Versailles. La noblesse française, qui jadis avait tant et si bien servi la patrie, et qui avait confondu son histoire avec celle de tous les glorieux faits d’armes de la France, la noblesse française avait perdu les mâles habitudes de ses ancêtres et s’était, comme la royauté, endormie dans les plaisirs. Le clergé français, après avoir produit l’Église de France au dix-septième siècle, était dégénéré en un clergé mondain, où l’impiété était presque en honneur, et qui a produit les adversaires les plus acharnés du christianisme. Enfin le peuple français lui-même, délaissé par la royauté qui ne l’employait plus, par la noblesse qui ne lui donnait plus l’exemple, par le clergé qui lui enseignait languissamment des croyances qu’il ne soutenait plus de l’autorité de ses mœurs, le peuple français était arrivé à un état déplorable de corruption, que trahit assez le succès de ces ouvrages qui circulaient alors dans toutes les classes et y portaient le poison d’une immoralité systématique. Dans cet état de choses, par mille raisons, une révolution était inévitable, et elle eut lieu. Je ne viens ni la défendre ni l’attaquer ; je l’explique. Elle eut lieu, et le trône, la noblesse, le clergé, tout l’ordre ancien y succomba. L’ordre ancien était la domination exclusive du principe monarchique, d’une noblesse privilégiée et d’une religion d’État. Or, comment sort-on d’un système exclusif ? Nous l’avons vu : par un système exclusif en sens contraire. Ainsi, à l’exclusive domination du principe monarchique, d’une religion d’État et d’une noblesse privilégiée, succéda l’abolition de tout culte public, la souveraineté du peuple, une démocratie effrénée. Mais cette démocratie, semant l’effroi autour d’elle, eut bientôt des luttes formidables à soutenir contre le reste de l’Europe. De là la nécessité d’un pur gouvernement révolutionnaire, d’une sorte de conseil de guerre sous le nom d’une assemblée, qui pour se défendre se concentra chaque jour davantage, et devait, pour se mieux défendre encore et pour agir avec plus d’énergie, se résoudre en un grand individu qui se chargeât de le représenter. La révolution se fit donc général, consul, empereur : de là nos guerres, nos conquêtes, nos victoires, nos désastres.
Osons le dire : ces bouleversements inévitables ont été bienfaisants pour l’humanité ; ils ont secoué le midi de l’Europe ; ils ont été chercher dans le fond des deux péninsules des populations engourdies et languissantes et leur ont appris que le moment du réveil était arrivé. D’une autre part, nous n’avons pas comparu stérilement sur les champs de bataille de l’Allemagne ; là aussi nous avons laissé des germes puissants, nous avons imprimé un mouvement qui a été utile et qui dure. D’ailleurs le système révolutionnaire substitué en France au système de l’ancien régime, exclusif comme celui qu’il renversait, et de plus ardent et violent, avait pour mission de détruire ce qu’il a détruit, et non de s’établir lui-même. Il ne devait paraître que pour faire son œuvre et disparaître. Il a paru un moment avec la convention ; il a disparu à jamais avec l’empire.
Maintenant portons nos regards vers le nord, en face duquel est toujours la France ; car la France traîne à sa suite le midi, sans compter avec lui ; mais elle est forcée de compter avec le nord, qui a son génie propre et sa destinée. Il y avait derrière le Rhin des trônes absolus, mais paternels ; une noblesse belliqueuse, qui venait de se couvrir de gloire dans la guerre de sept ans ; un clergé instruit, jouissant d’une autorité méritée ; des peuples honnêtes, industrieux, guerriers, obéissant à leurs princes par le libre mouvement de la sympathie et de l’amour. À côté de la vieille Autriche s’élevaient dans le nord deux empires nouveaux, nés à la voix du génie, jeunes, et par conséquent pleins d’avenir, pénétrés de l’esprit nouveau, et en même temps absolus dans leur forme et militaires dans leurs mœurs. Voilà le beau côté de la Prusse et de la Russie. Mais il ne faut pas oublier que les nations y étaient totalement dans la main de leurs chefs, que ces chefs en disposaient à volonté, et quelquefois en disposaient mal. Le peuple n’intervenait en rien dans ses propres affaires ; nulle représentation nationale, nulle libre expression de la pensée. Un pareil ordre de choses n’était certainement pas le dernier mot de la civilisation allemande, il fallait donc qu’il eût sa fin. La lutte formidable du midi et du nord de l’Europe dans la longue guerre de la France et de l’Allemagne n’est pas autre chose au fond que la lutte des monarchies absolues et de la démocratie. Le résultat de cette lutte a été la destruction de la démocratie en France et l’affaiblissement considérable des monarchies absolues en Allemagne. Vous le savez, ce ne sont pas les populations qui comparaissent sur les champs de bataille, ce sont les idées, ce sont les causes. Ainsi à Leipzig et à Waterloo ce sont deux causes qui se sont rencontrées, celle de la monarchie paternelle et celle de la démocratie militaire. Qui l’a emporté ? Ni l’une ni l’autre. Qui a été le vainqueur, qui a été le vaincu à Waterloo ? Messieurs, il n’y a pas eu de vaincus. Non, je proteste qu’il n’y en a pas eu : les seuls vainqueurs ont ôté la civilisation européenne et la Charte.
Oui, c’est la Charte, présent volontaire de Louis XVIII, la Charte, maintenue par Charles X, la Charte, appelée à la domination en France et destinée à soumettre, je ne dis pas ses ennemis, elle n’en a plus, je l’espère, mais tous les retardataires de la civilisation française ; c’est la Charte qui est sortie de la lutte sanglante de deux systèmes qui aujourd’hui ont également fait leur temps, la monarchie absolue et la démocratie. Aussi d’un bout de l’Europe à l’autre cette Charte fixe tous les regards, fait battre tous les cœurs, rallie tous les vœux et toutes les espérances. Des imitations malheureuses ont assez manifesté l’ardente sympathie du midi de l’Europe pour ce dernier et glorieux résultat du long travail de notre nation. Nos anciens adversaires eux-mêmes se sont empressés de réclamer l’œuvre de la monarchie nouvelle. Les bords du Rhin appartiennent à des imitations excellentes quoique imparfaites de notre belle constitution : la Bavière, le Wurtemberg, le pays de Bade, ont aujourd’hui des gouvernements représentatifs. Certes, depuis 1815, la civilisation européenne est loin d’avoir reculé : loin de là, elle s’est de toutes parts développée ; et, je le répète, cette Charte, qui sortit des ruines de Waterloo, couvre aujourd’hui la plus grande et la meilleure partie de l’Europe, et elle est ◀attendue▶ et invoquée par le reste152. Or, si c’est un fait incontestable que l’avenir de l’Europe lui appartient ; si c’est un fait plus incontestable encore que le présent et l’avenir de la France lui appartiennent, examinons rapidement ce que c’est que cette Charte appelée à de telles destinées.
Il semble au premier abord que la Charte restaure et consacre l’ordre social antérieur au dix-huitième siècle et que le dix-huitième siècle avait renversé. En effet, j’y vois un roi, une monarchie puissante, un trône fort et respecté ; j’y vois une chambre des pairs investie de privilèges, entourée de la vénération universelle ; j’y vois une religion qui, prenant nos enfants dès le berceau, enseigne à chacun de bonne heure ses devoirs en ce monde et la fin de cette vie. Voilà dans la Charte un élément qui ne sort pas de la Révolution française. Il y est pourtant et il faut qu’il y soit, il faut qu’il s’établisse de jour en jour davantage, et qu’il regagne sans cesse et du respect et de la puissance. Mais n’y a-t-il que cet élément dans la Charte ? Non. Je vois à côté du trône une chambre des députés nommée directement par le peuple et intervenant dans la confection de toutes les lois qui fondent et autorisent toutes les mesures particulières, de telle sorte que rien ne se fait dans le dernier village de France où la chambre des députés n’ait la main. Voilà un élément tout nouveau. J’en entrevois auparavant l’image dans nos anciens États généraux, mais c’en était une image imparfaite et oubliée, et il ne vivait guère que dans les vœux du dix-huitième siècle et dans les essais malheureux de la Révolution française. Nous avons donc ici, d’une part un élément de l’ancien régime, et de l’autre un élément de la démocratie révolutionnaire. Comment ces éléments sont-ils dans la Charte ? De fait ils y sont, et leur union est si intime que le plus habile publiciste est très embarrassé de définir et de délimiter en théorie l’action propre de chacune de ces deux branches du pouvoir souverain et qu’il y a une heureuse obscurité sur le droit de l’une et de l’autre à la suprématie. Notre glorieuse constitution n’est pas la fiction mathématique de l’équilibre artificiel du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif, vaines abstractions qu’il faut laisser à l’enfance du gouvernement représentatif ; notre constitution, c’est la fusion réelle du roi et du peuple, cherchant ensemble la meilleure manière de gouverner et d’être utile à la commune patrie. Ce n’est pas tout : dans la Charte encore, à côté des privilèges de la chambre des pairs, je trouve l’accessibilité de tous les Français à toutes les places, en vertu de laquelle le dernier des soldats comme l’a dit l’auteur même de la Charte, porte son bâton de maréchal de France dans sa giberne, et le dernier des Français peut, dans toutes les carrières, arriver jusqu’au pied du trône. À côté d’une religion d’État153, je vois en caractères tout aussi manifestes la liberté des cultes et la liberté de la presse ; c’est-à-dire que l’instruction religieuse ne manque à personne, qu’ensuite la liberté des cultes permet de choisir dans les différentes communions de la même Église, et qu’enfin, grâce à la liberté de la presse, nulle vérité n’étant étouffée, on peut se déterminer, dans la sincérité de sa pensée, en faveur des opinions qui semblent les plus vraies. Ainsi je vois dans la Charte tous les contraires ; c’est là ce que déplorent certaines gens : il en est qui n’admirent dans notre constitution que sa partie démocratique, et qui voudraient se servir de celle-là pour affaiblir tout le reste ; il en est d’autres qui gémissent de l’introduction des éléments démocratiques et tournent contre eux la partie monarchique de la constitution. Des deux côtés égale erreur, égale préoccupation du passé, égale ignorance du temps présent. Des deux côtés sont des personnes dont l’âge est infiniment respectable, et qui n’étant pas les enfants de cette époque sont parfaitement reçues à ne pas comprendre le dix-neuvième siècle et sa mission. Mais, grâce à Dieu, tout annonce que le temps, dans sa marche irrésistible, réunira peu à peu tous les esprits et tous les cœurs dans l’intelligence et l’amour de cette Charte qui contient à la fois le trône et le pays, la monarchie et la démocratie, l’ordre et la liberté, l’aristocratie et l’égalité, tous les éléments de l’histoire, de la pensée et des choses154.
De tout ceci je tire cette conséquence, que si la charte française contient tous les éléments opposés fondus dans une harmonie plus ou moins parfaite, l’esprit de la charte est, passez-moi l’expression, un véritable éclectisme. Cet esprit, en se développant, s’applique à toutes choses. Déjà il pénètre jusque dans notre littérature, qui contient elle-même deux éléments qui peuvent et qui doivent aller ensemble, la légitimité classique et l’innovation romantique. Je demande si, quand de toutes parts tout est mixte, complexe, mélangé, quand tous les contraires vivent et vivent très bien ensemble, il est possible à la philosophie d’échapper à l’esprit général ; je demande si la philosophie peut n’être pas éclectique quand tout l’est autour d’elle, et si par conséquent la réforme, philosophique entreprise en 1816, et que je poursuivrai avec fermeté en dépit de tous les obstacles, ne sort pas nécessairement du mouvement général de la société dans toute l’Europe et particulièrement en France ? L’éclectisme n’est si vivement attaqué par le double passé philosophique qui se débat encore au milieu de nous, que précisément parce qu’il est un pressentiment et un avant-coureur de l’avenir. L’éclectisme est la modération dans l’ordre philosophique ; et la modération qui ne peut rien dans les jours de crise est une nécessité après. L’éclectisme est la philosophie nécessaire du siècle, car elle est la seule qui soit conforme à ses besoins et à son esprit, et tout siècle aboutit à une philosophie qui le représente. C’est là ma plus intime conviction. Elle n’est pas d’hier ; mais je sais bien que ce n’est pas en un jour qu’on la communique.
Les leçons si générales et si peu approfondies que j’ai improvisées devant vous pendant ce trimestre et dès que la parole m’a été rendue, sont une introduction rapide à tout renseignement qui doit suivre. Cet enseignement sera l’histoire de la philosophie. Maintenant que nos principes théoriques et nos principes historiques sont bien déterminés et fixés, nous pourrons nous orienter à notre aise dans l’immense carrière qui est devant nous : nous pourrons à volonté nous arrêter tantôt à une époque et tantôt à une autre, nous transporter au bord du Gange et aux pieds de l’Himalaya, ou descendre sur les rivages de la Grèce, ou nous enfoncer dans les cloîtres du moyen âge, ou suivre les traces lumineuses de la philosophie moderne et de Descartes en Angleterre, ou en France, ou en Allemagne. Séparé de cet auditoire pendant huit années, j’ai voulu établir d’abord mon point de départ et mon but définitif, afin que la jeunesse française, qui autrefois avait en moi quelque confiance, sût bien quel est aujourd’hui, sur tous les points et en toutes choses, celui qui, après un assez long exil, revient consacrer le reste de sa vie à lui être utile. Oui, celui qui porte ici la parole veut que vous sachiez qu’il n’appartient à aucun parti, à aucune coterie : en politique, il n’appartient qu’à son pays ; en philosophie il n’appartient à aucun système en particulier, mais à l’esprit commun qui les anime tous et qui ne se développe complètement que par la lutte même de tous les principes incomplets, exclusifs et ennemis. Il avoue qu’il est satisfait de son siècle, de son pays et de l’ordre actuel des choses. Il veut fortement l’ordre constitutionnel, avec toutes ses parties telles qu’elles sont, sans retranchement, sans réserve, sans arrière-pensée ; ici, le trône et les libertés publiques ; là, la religion et le droit sacré d’examen, le christianisme et la philosophie ; je révère sincèrement l’un, et je suis ici l’interprète de l’autre.
Tous devez maintenant me connaître. Je suis encore celui qui, il y a douze ans, à cette chaire, alors bien peu entourée, bégaya le premier le nom d’éclectisme ; c’est là le système dont le lent et laborieux enfantement remplit toute la première partie de mon enseignement ; c’est le même système étendu et agrandi qui présidera à tout le reste de ma carrière. Ce que j’ai voulu en 1815, je le veux encore aujourd’hui : l’éclectisme dans la conscience, dans toutes les parties de la philosophie, dans la spéculation et dans l’histoire, dans l’histoire générale de l’humanité, et dans l’histoire de la philosophie qui en est le couronnement, tel est mon but d’autrefois et d’aujourd’hui, tel est le drapeau qui me trouvera toujours fidèle.
Je ne veux pas me séparer de l’auditoire sans le prier de recevoir mes remerciements les plus vrais de la patiente attention qu’il a bien voulu prêter à l’exposition de vues générales, nécessairement abstraites, et présentées dans le langage austère de la métaphysique. L’an prochain, j’essayerai de les mieux établir en les appliquant ; et je serais heureux de retrouver parmi vous le même zèle pour la philosophie, la même indulgence pour le professeur.
Appendice.
Éclaircissements à la cinquième leçon.
I. De la compréhensibilité et de l’incompréhensibilité de dieu.
Page 97 et 98. — Nous combattions ici cette assertion intéressée des ennemis de la philosophie, que Dieu est incompréhensible, et qu’ainsi ce n’est pas à la raison, et à la philosophie qui la représente, à expliquer Dieu. Ailleurs nous avons établi avec un peu plus d’étendue en quelle mesure on peut admettre à la fois la compréhensibilité et l’incompréhensibilité de la nature divine.
Philosophie écossaise, leçon ii, p. 56 : « Disons d’abord que Dieu n’est point absolument incompréhensible, par cette raison manifeste qu’étant la cause de cet univers il y passe et s’y réfléchit, comme la cause dans l’effet : par là, nous le connaissons. “Les cieux racontent sa gloire155”
et, “depuis la création156, ses vertus invisibles sont rendues visibles dans ses ouvrages”
; sa puissance, dans les milliers de mondes semés dans les déserts animés de l’espace ; son intelligence, dans leurs lois harmonieuses ; enfin ce qu’il y a en lui de plus auguste, dans les sentiments de vertu, de sainteté et d’amour que contient le cœur de l’homme. Et il faut bien que Dieu ne nous soit point incompréhensible, puisque toutes les nations s’entretiennent de Dieu depuis le premier jour de la vie intellectuelle de l’humanité. Dieu donc, comme cause de l’univers, s’y révèle pour nous ; mais Dieu n’est pas seulement la cause de l’univers, il en est la cause parfaite et infinie, possédant en soi, non pas une perfection relative qui n’est qu’un degré d’imperfection, mais une perfection absolue, une infinité qui n’est pas seulement le fini multiplié par lui-même en des proportions que l’esprit humain peut toujours accroître, mais une infinité vraie, c’est-à-dire l’absolue négation de toutes bornes dans toutes les puissances de son être. Dès lors, il répugne qu’un effet indéfini exprime adéquatement une cause infinie ; il répugne donc que nous puissions connaître absolument Dieu par le monde et par l’homme, car Dieu n’y est pas tout entier. Pour comprendre absolument l’infini, il faudrait le comprendre infiniment, et cela nous est interdit. Dieu, tout en se manifestant, retient quelque chose en soi que nulle chose finie ne peut absolument manifester, ni par conséquent nous permettre de comprendre absolument. Il reste donc en Dieu, malgré l’univers et l’homme, quelque chose d’inconnu, d’impénétrable, d’incompréhensible. Par-delà les incommensurables espaces de l’univers, et sous toutes les profondeurs de l’âme humaine, Dieu nous échappe dans cette infinité inépuisable d’où il peut tirer sans fin de nouveaux mondes, de nouveaux êtres, de nouvelles manifestations. Dieu nous est par là incompréhensible ; mais cette incompréhensibilité même, nous en avons une idée nette et précise ; car nous avons l’idée la plus précise de l’infinité. Et cette idée n’est pas en nous un raffinement métaphysique ; c’est une conception simple et primitive qui nous éclaire dès notre entrée en ce monde, lumineuse et obscure tout ensemble, expliquant tout et n’étant expliquée par rien, parce qu’elle nous porte d’abord au faîte et à la limite de toute explication. Quelque chose d’inexplicable à la pensée, voilà où tend la pensée : l’être infini, voilà le principe nécessaire de tous les êtres relatifs et finis. La raison n’explique pas l’inexplicable, elle le conçoit. De même elle ne peut comprendre d’une manière absolue l’infinité divine, mais elle la comprend en quelque degré dans ses manifestations indéfinies, qui la découvrent et qui la voilent ; et de plus, comme on l’a dit, elle la comprend en tant qu’incompréhensible. C’est donc une égale erreur de déclarer Dieu absolument compréhensible et absolument incompréhensible. Il est l’un et l’autre, invisible et présent, répandu et retiré en lui-même, dans le monde et hors du monde, si familier et si intime à ses créatures qu’on le voit en ouvrant les yeux, qu’on le sent en sentant battre son cœur, et en même inaccessible dans son impénétrable majesté, mêlé à tout et séparé de tout, se manifestant dans la vie universelle et y laissant paraître à peine une ombre éphémère de son essence éternelle, communiquant sans cesse et demeurant incommunicable, à la fois le Dieu vivant et le Dieu caché, Deus vivus et Deus absconditus. »
II. Du vrai sens dans lequel il faut entendre la nécessité de la création.
P. 102. — La pensée a beau fuir l’exclusif, la parole le rencontre inévitablement, parce qu’elle est successive, et qu’en disant une chose elle n’en dit pas en même temps une autre, qui pourtant serait nécessaire pour expliquer la première et la mettre en son vrai jour. Veut-on combattre une création arbitraire, indigne de la nature divine ? on court risque de tomber, en apparence au moins, dans le fatalisme. Ainsi, ce passage et quelques autres du même genre ont besoin d’être rapprochés de différents passages dans lesquels il est établi avec la dernière précision que la nécessité dont il est ici question n’est pas une nécessité physique, mais une nécessité métaphysique et morale, que par conséquent elle ne détruit pas plus la liberté de Dieu qu’en nous la nécessité métaphysique et morale du bien, c’est-à-dire l’obligation, ne détruit notre liberté.
Fragments de philosophie contemporaine. Préface de la 3e édition. « À la réflexion, je trouve moi-même cette expression (nécessité de la création) assez peu révérencieuse envers Dieu, dont elle a l’air de compromettre la liberté, et je ne fais pas la moindre difficulté de la retirer ; mais en la retirant je la dois expliquer. Elle ne couvre aucun mystère de fatalisme ; elle exprime une idée qui se trouve partout, dans les plus saints docteurs comme dans les plus grands philosophes. Dieu, comme l’homme, n’agit et ne peut agir que conformément à sa nature, et sa liberté même est relative à son essence. Or, en Dieu surtout, la force est adéquate à la substance et la force divine est toujours en acte ; Dieu est donc essentiellement actif et créateur. Il suit de là qu’à moins de dépouiller Dieu de sa nature et de ses perfections essentielles, il faut bien admettre qu’une puissance essentiellement créatrice n’a pas pu ne pas créer, comme une puissance essentiellement intelligente n’a pu créer qu’avec intelligence, comme une puissance essentiellement sage et bonne n’a pu créer qu’avec sagesse et bonté. Le mot de nécessité n’exprime pas autre chose. Il est inconcevable que de ce mot on ait voulu tirer et m’imputer le fatalisme universel. Quoi ! parce que je rapporte l’action de Dieu à sa substance même, je considère cette action comme aveugle et fatale ! Quoi, il y a de l’impiété à mettre un attribut de Dieu, la liberté, en harmonie avec tous ses autres attributs et avec la nature divine elle-même ! Quoi, la piété et l’orthodoxie consistent à soumettre tous les attributs de Dieu à un seul, de sorte que partout où les grands maîtres ont écrit : les lois éternelles de la justice divine, il faudra mettre : les décrets arbitraires de Dieu ; partout où ils ont écrit : il convenait à la nature de Dieu, à sa sagesse, à sa bonté, etc., d’agir de telle ou telle manière, il faudra mettre que cela ne convenait ni ne disconvenait à sa nature, mais qu’il lui a plu arbitrairement de faire ainsi ! C’est la doctrine de Hobbes sur la législation humaine transportée à la législation divine. Il y a plus de deux mille ans, Platon foudroyait déjà cette doctrine et la poussait dans l’Euthyphron aux absurdités les plus impies. Saint Thomas la combattit dès qu’elle reparut dans l’Europe chrétienne, et on pouvait croire qu’elle avait péri sous les conséquences qu’en avait tirées l’intrépide logique d’Okkam. Mais allons à la racine du mal, à savoir une théorie incomplète et vicieuse de la liberté. C’est ici qu’éclate la puissance de la psychologie. Toute erreur psychologique entraîne avec elle les plus graves erreurs ; et, pour s’être trompé sur la liberté de l’homme, on se trompe ensuite sur la liberté de Dieu. Sans vaine subtilité, il y a une distinction réelle entre le libre arbitre et la liberté. Le libre arbitre, c’est la volonté avec l’appareil de la délibération entre des partis divers et sous cette condition suprême que, lorsqu’à la suite de la délibération on se résout à vouloir ceci ou cela, on a l’immédiate conscience d’avoir pu et de pouvoir encore vouloir le contraire157. C’est dans la volonté et dans le cortège des phénomènes qui l’environnent que paraît plus énergiquement la liberté, mais elle n’y est point épuisée. Il est de rares et sublimes moments où la liberté est d’autant plus grande qu’elle paraît moins aux yeux d’une observation superficielle. J’ai cité souvent l’exemple d’Assas. D’Assas n’a pas délibéré ; et pour cela d’Assas était-il moins libre, et n’a-t-il pas agi avec une entière liberté ? Le saint qui, après le long et douloureux exercice de la vertu, en est arrivé à pratiquer comme par nature les actes de renoncement à soi-même qui répugnent le plus à la faiblesse humaine ; le saint, pour être sorti des contradictions et des angoisses de cette forme de la liberté qu’on appelle la volonté, est-il donc tombé au-dessous au lieu de s’être élevé au-dessus, et n’est-il plus qu’un instrument passif et aveugle de la grâce, comme l’ont voulu mal à propos, par une interprétation excessive de la doctrine augustinienne, et Luther et Calvin ? Non, il reste libre encore ; et loin de s’être évanouie, sa liberté, en s’épurant, s’est élevée et agrandie ; de la forme humaine de la volonté elle a passé à la forme presque divine de la spontanéité. La spontanéité est essentiellement libre158, bien qu’elle ne soit accompagnée d’aucune délibération, et que, souvent, dans le rapide élan de son action inspirée, elle s’échappe à elle-même, et laisse à peine une trace dans les profondeurs de la conscience. Transportons cette exacte psychologie dans la théodicée, et nous reconnaîtrons sans hypothèse que la spontanéité est aussi la forme éminente de la liberté de Dieu. Oui, certes, Dieu est libre ; car, entre autres preuves, il serait absurde qu’il y eût moins dans la cause première que dans un de ses effets, l’humanité ; Dieu est libre, mais non de cette liberté relative à notre double nature, et faite pour lutter contre la passion et l’erreur et engendrer péniblement la vertu et notre science imparfaite ; il est libre d’une liberté relative à sa divine nature, c’est-à-dire illimitée, infinie, ne connaissant aucun obstacle. Entre le juste et l’injuste, entre le bien et le mal, entre la raison et son contraire, Dieu ne peut délibérer ni par conséquent vouloir à notre manière. Conçoit-on eu effet qu’il ait pu prendre ce que nous appelons le mauvais parti ? Cette supposition seule est impie. Il faut donc admettre que, quand il a pris le parti contraire, il a agi librement sans doute, mais non pas arbitrairement et avec la conscience d’avoir pu choisir l’autre parti. Sa nature toute-puissante, toute juste, toute sage, s’est développée avec cette spontanéité qui contient la liberté tout entière, et exclut à la fois les efforts et les misères de la volonté et l’opération mécanique de la nécessité. Tel est le principe et le vrai caractère de l’action divine. »
Études sur Pascal, 1re préface, p. 31 de la 5e édition : « Il y a, comme parle l’école, deux sortes de nécessité, la nécessité physique et la nécessité morale. Il ne peut être question ici de la nécessité physique de la création ; car, dans cette hypothèse, Dieu, disons-le pour la centième fois, serait sans liberté, c’est-à-dire au-dessous de l’homme. Reste donc la nécessité morale de la création. Eh bien, nous avons retiré jusqu’à cette expression, par cela seul qu’elle peut paraître équivoque et compromettre la liberté de Dieu. Et quant à celle de convenance souveraine, que nous y avons substituée, nous répéterons ici l’explication que nous en avons donnée, et qu’une triste habileté a toujours fait supprimer. Je suis libre, c’est là pour moi une démonstration invincible que Dieu l’est et possède toute ma liberté en ce qu’elle a d’essentiel, et dans un degré suprême, sans les limites qu’imposent à ma nature la passion et une intelligence bornée. La liberté divine ne connaît pas les misères de la mienne, ses troubles, ses incertitudes ; elle s’unit naturellement à l’intelligence et à la bonté divine. Dieu était parfaitement libre de créer ou de ne pas créer le monde ou l’homme, tout autant que je le suis de prendre tel ou tel parti. Cela est-il clair, dites-moi, et me trouvez-vous assez explicite sur la liberté de Dieu ? Mais voici le nœud de la difficulté : Dieu était parfaitement libre de créer ou de ne pas créer, mais pourquoi a-t-il créé ? Dieu a créé parce qu’il a trouvé la création plus conforme à sa sagesse et à sa bonté. La création n’est point un décret arbitraire de Dieu comme le voulait Okkam ; c’est un acte parfaitement libre en lui-même sans doute, mais fondé en raison : il faut bien accorder cela. Puisque Dieu s’est décidé à la création, il l’a préférée, et il l’a préférée parce qu’elle lui a paru meilleure que le contraire. Et si elle a paru meilleure à sa sagesse, il convenait donc à cette sagesse, armée de la toute-puissance, de produire ce qui lui paraissait le meilleur. Voilà mon optimisme ; accusez-le tant que vous voudrez d’athéisme et de fatalisme, vous ne pouvez porter cette accusation contre moi sans la faire également, tomber sur Leibnitz, sans parler de saint Thomas et de bien d’autres, et je consens à être un fataliste et un athée comme Leibnitz. Le Dieu qui m’a fait pouvait assurément ne pas me faire, et mon existence ne manquait point à sa perfection. Mais, d’une part, si, créant le monde, il n’eût pas créé mon Âme, cette Âme qui peut le comprendre et l’aimer, la création eût été imparfaite, car en réfléchissant Dieu dans quelques-uns de ses attributs, elle n’eût pas manifesté les plus grands et les plus saints : par exemple, la liberté, la justice et l’amour ; et, d’une autre part, il était bon qu’il y eut un monde, un théâtre où pût se déployer cet être capable de s’élever jusqu’à Dieu à travers les passions et les misères qui l’abaissent vers la terre. Toutes les choses sont donc bien comme Dieu les a faites et comme elles sont. J’en conclus, ne vous en déplaise, que Dieu, sans subir aucune contrainte, demeurant libre et parfaitement libre, mais ne pouvant pas ne pas trouver meilleur de créer que de ne créer pas, créa non seulement avec sagesse, mais en vertu de sa sagesse même, et qu’ainsi dans ce grand acte l’intelligence et l’amour dirigèrent la liberté. »
Fragments de philosophie moderne, Vanini : « Dieu, par sa raison, et surtout (je me hâte de le dire avec Platon) par sa bonté, a vu qu’il était bon de créer le monde et l’homme ; en même temps il était libre de le créer ou de ne le créer pas, et de ne pas suivre sa raison et sa bonté ; mais il a suivi l’une et l’autre parce qu’il est la raison et la bonté mêmes. Dans celui où tout est infini, l’intelligence, la bonté et la liberté sont également infinies, et dans celui qui est l’unité suprême, elles s’unissent infiniment, de telle sorte qu’il est impie de placer dans la liberté divine les misères de nos incertitudes et nos luttes intérieures. Dans l’homme, la diversité des pouvoirs de l’âme se trahit par la discorde et le trouble. Les différents pouvoirs, l’intelligence, la bonté ou l’amour, et la libre activité sont déjà nécessairement dans l’auteur de l’humanité, mais portés à leur suprême puissance, à leur puissance infinie, distincts et unis tout ensemble dans la vie de l’éternelle unité. La théodicée est placée entre l’écueil d’un anthropomorphisme extravagant et celui d’un déisme abstrait. Le vrai Dieu est un Dieu vivant, un être réel dont tous les attributs, distincts et inséparables, se développent conformément à la nature infinie, sans effort et sans combat. Ôtez l’intelligence divine, la conception du plan de ces innombrables mondes est impossible. Ôtez à Dieu la bonté et l’amour, la création devient superflue à qui n’a besoin de rien et se suffit à soi-même. Ôtez à Dieu la liberté, le monde et l’homme ne sont plus que le produit d’une action fatale et en quelque sorte mécanique, comme la pluie qui tombe du haut des nuages, ou comme l’eau qui coule de sa source. L’homme libre ne peut avoir pour cause qu’une cause libre ; l’homme capable d’aimer a un père qui aime aussi ; l’homme doué d’intelligence atteste une intelligence suprême. Cette induction si simple et si solide, empruntée à une psychologie sévère et fondant une théodicée sublime, cette induction si vieille dans l’humanité, si récente dans la science, et encore si violemment combattue par des adversaires différents, il ne faut pas la chercher au seizième siècle et dans Vanini. Notre philosophe s’égare donc plus d’une fois dans le labyrinthe des difficultés, des objections et des réponses accumulées sur la création. Au fond il nie la liberté divine, et cela par la confusion déplorable de l’intelligence et de l’action. Il voit bien que Dieu a nécessairement conçu, comme convenant à sa sagesse et à sa bonté, de créer un monde qui portât quelques signes de lui, et surtout un être fait à son image ; mais de cette nécessité tout intellectuelle et toute morale, il conclut à la nécessité de l’action, ce qui paraît logique et cependant est contraire aux faits les plus manifestes qui se passent en nous et aux données les plus certaines de la plus simple psychologie. »
Du Vrai, du Beau et du Bien, leçon xvi, p. 409 : « Si l’homme est libre, se peut-il que Dieu ne le soit pas ? Nul ne conteste que celui qui est cause de toutes choses, et qui n’a de cause de soi que lui-même, ne peut dépendre de quoi que ce soit. Mais, en affranchissant Dieu de toute contrainte extérieure, Spinoza l’assujettit à une nécessité intérieure et mathématique, où il trouve la perfection de l’être. Oui, de l’être qui n’est pas une personne ; mais le caractère essentiel de l’être personnel est précisément la liberté. Si donc Dieu n’était pas libre, Dieu serait inférieur à l’homme. Ne serait-il pas étrange que la créature eût ce merveilleux pouvoir do disposer de soi-même, de choisir et de vouloir librement, et que l’être qui l’a faite fut soumis à un développement nécessaire, dont la cause n’est qu’en lui sans doute, mais dont la cause enfin est une sorte de puissance abstraite, mécanique ou métaphysique, peu importe, mais inférieure à la cause personnelle et volontaire que nous sommes et dont nous avons la conscience la plus claire ? Dieu est libre puisque nous le sommes ; mais il n’est pas libre comme nous le sommes ; car Dieu est à la fois tout ce que nous sommes et rien de ce que nous sommes. Il possède les mêmes attributs que nous, mais élevés à l’infini. Il possède une liberté infinie jointe à une intelligence infinie ; et comme son intelligence est infaillible, exempte des incertitudes de la délibération et apercevant d’un seul coup d’œil où est le bien, ainsi sa liberté l’accomplit, spontanément et sans nul effort. »
III. Dieu présent dans le monde et distinct du monde.
P. 104. — Dans l’épineuse question des rapports de Dieu au monde, nous nous sommes constamment proposé d’éviter la double erreur de supposer un Dieu qui ne paraisse pas dans le monde, et un Dieu tellement passé dans le monde qu’il n’en soit pas différent, le Dieu abstrait de l’école et le Dieu grossier du panthéisme. Tel a été constamment notre double but, nous l’avons marqué trop fortement pour qu’il ait pu échapper à tout esprit attentif et impartial. Mais comme on ne peut tout dire à la fois, quand nous avons combattu le Dieu abstrait de l’école, nous avons pu paraître inclinés au panthéisme ; et quand nous avons combattu le panthéisme, d’autres personnages nous ont accusé de revenir à une théodicée sans critique. Nous-mêmes nous rassemblerons ici divers passages, qui, pris à part, sont peut-être excessifs, et qui, réunis, se tempèrent et s’expliquent réciproquement.
Contre le Dieu abstrait de l’école, voici un passage qui nous a été souvent reproché et où la peur de l’abstraction nous a réellement jeté dans l’excès contraire :
Fragments de philosophie contemporaine, préface de la première édition : « Le Dieu de la conscience n’est pas un Dieu abstrait, un roi solitaire relégué par-delà la création sur le trône désert d’une éternité silencieuse et d’une existence absolue qui ressemble au néant même de l’existence : c’est un Dieu à la fois vrai et réel, à la fois substance et cause, toujours substance et toujours cause, n’étant substance qu’en tant que cause et cause qu’en tant que substance, c’est-à-dire étant cause absolue, un et plusieurs, éternité et temps, espace et nombre, essence et vie, indivisibilité et totalité, principe, fin et milieu, au sommet de l’être et à son plus humble degré, infini et fini tout ensemble, triple enfin, c’est-à-dire à la fois Dieu, nature et humanité. En effet, si Dieu n’est pas dans tout, il n’est dans rien ; s’il est absolument indivisible en soi, il est inaccessible ; et par conséquent il est incompréhensible, et son incompréhensibilité est pour nous sa destruction159. Incompréhensible comme formule et dans l’école, Dieu est clair dans le monde qui le manifeste, et pour l’âme qui le possède et le sent. »
Passages qui éclaircissent celui-là :
Du vrai, du beau et du bien, leçon v, p. 119 : « Il est un moyen très simple de délivrer la théodicée de toute ombre d’anthropomorphisme : c’est de réduire Dieu à une abstraction, à l’abstraction de l’être en soi. L’être en soi, il est vrai, est pur de toute division, mais à cette condition qu’il n’ait nul attribut, nulle qualité, et même qu’il soit dépourvu de science et d’intelligence… »
Ibid., p. 124 : « À force de vouloir affranchir Dieu de toutes les conditions de l’existence finie, on en vient à lui ôter les conditions de l’existence même ; on a tellement peur que l’infini ait quoi que ce soit de commun avec le fini, qu’on n’ose reconnaître que l’être est commun à l’un et à l’autre, sauf la différence du degré, comme si tout ce qui n’est pas n’était pas le néant même ! L’être absolu possède l’unité absolue, sans aucun doute, comme il possède l’intelligence absolue ; mais, encore une fois, l’unité absolue, sans un sujet réel d’inhérence, est destituée de toute réalité. Réel et déterminé sont synonymes. Ce qui constitue un être, c’est sa nature spéciale, son essence. Un être n’est lui-même qu’à la condition de ne pas être un autre ; il ne peut donc pas ne pas avoir des traits caractéristiques. Tout ce qui est tel ou tel. La différence est un élément aussi essentiel à l’être que l’unité même. Si donc la réalité est la même chose que la détermination, il s’ensuit que Dieu est le plus déterminé des êtres. Aristote est bien plus platonicien que Plotin lorsqu’il dit que Dieu est la pensée de la pensée, qu’il n’est pas une simple puissance, mais une puissance passée à l’acte et effectivement agissante, entendant par là que Dieu, pour être parfait, ne doit rien avoir en soi qui ne soit accompli. C’est à la nature finie qu’il convient d’être jusqu’à un certain point indéterminée, puisque, étant finie, elle a toujours en soi des puissances qui ne sont pas réalisées ; cette indétermination diminue à mesure que ces puissances se réalisent. Ainsi la vraie unité divine n’est pas l’unité abstraite, c’est l’unité précise de l’être parfait en qui tout est achevé. Au faîte de l’existence, encore plus qu’à son plus humble degré, tout est déterminé, tout est développé, tout est distinct, comme tout est un. La richesse des déterminations est le signe même de la plénitude de l’être. La réflexion distingue ces déterminations entre elles, mais il ne faut pas voir dans ces distinctions des limites. Dans nous, par exemple, est-ce que la diversité de nos facultés et leur plus riche développement divise le moi et altère l’identité ou l’unité de la personne ? Chacun de nous se croit-il moins lui-même parce qu’il possède et la sensibilité et la raison et la volonté ? Non, assurément. Il en est de même de Dieu. Faute d’avoir passé par une psychologie suffisante, le mysticisme alexandrin s’est imaginé que la diversité des attributs est incompatible avec la simplicité de l’essence ; et, de peur de corrompre la simple et pure essence, il en a fait une abstraction. Par un scrupule insensé, il a craint que Dieu ne fût pas assez parfait s’il lui laissait toutes ses perfections : il les considère comme des imperfections, l’être comme une dégradation, la création comme une chute. »
Ibid., leçon xvi, p. 407 : « Le principe de notre théodicée n’est ni nouveau, ni quintessencié, mais il n’a pas encore été bien dégagé et mis en lumière, et il est à nos yeux d’une solidité à toute épreuve. C’est à l’aide de ce principe que nous pouvons pénétrer jusqu’à un certain point dans la vraie nature de Dieu.
« Dieu n’est pas un être logique dont on puisse expliquer la nature par voie de déduction et au moyen d’équations algébriques. Quand, en parlant d’un premier attribut, on a déduit les attributs de Dieu les uns des autres, à la manière des géomètres et des scolastiques, que possède-t-on, je vous prie, sinon des abstractions ? Il faut sortir de cette vaine dialectique pour arriver à un Dieu réel et vivant.
« La notion première que nous avons de Dieu, à savoir la notion d’un être infini, ne nous est pas elle-même donnée indépendamment de toute expérience. C’est la conscience de nous-mêmes, comme être à la fois et comme être borné, qui nous élève immédiatement à la conception d’un être qui est le principe de notre être, et qui lui-même est sans bornes. Ce solide et simple argument, qui est au fond celui de Descartes, nous ouvre une voie qu’il faut suivre, et où Descartes s’est trop vite arrêté. Si l’être que nous possédons nous force de recourir à une cause qui possède ce même être à un degré infini, tout ce que nous aurons d’être, c’est-à-dire d’attributs substantiels, réclamera également une cause infinie. Dès lors Dieu ne sera plus seulement l’infini, être abstrait et indéterminé dans lequel la raison et le cœur ne savent où se prendre ; ce sera un être réel et déterminé comme nous, une personne morale comme la nôtre, et la psychologie nous conduira sans hypothèse à une théodicée tout ensemble sublime et rapprochée de nous. »
Ibid., leçon xvii, p. 455 : « Nous n’avons pas fait de la géométrie et de l’algèbre en théodicée, à l’exemple de beaucoup de philosophes, et des plus illustres. Nous n’avons pas déduit les attributs de Dieu les uns des autres, comme on convertit les différents termes d’une équation, ou comme d’une propriété du triangle on déduit ses autres propriétés, ce qui aboutit à un Dieu tout abstrait, bon peut-être pour l’école, mais qui ne suffit pas au genre humain. Nous avons donné à la théodicée un plus sur fondement, la psychologie. Notre Dieu, c’est sans doute l’auteur du monde, mais surtout c’est le père de l’humanité ; son intelligence, c’est la nôtre, à laquelle on ajoute la nécessité de l’essence et la puissance infinie. De même notre justice et notre charité, rapportées à leur immortel exemplaire, nous donnent une idée de la justice et de la charité divine. Voilà un Dieu réel, avec lequel nous pouvons soutenir un rapport réel aussi, que nous pouvons comprendre et sentir, et qui, à son tour, peut comprendre et sentir nos efforts, nos souffrances, nos vertus, nos misères. Faits à son image, conduits jusqu’à lui par un rayon de son être, il y a entre lui et nous un lien vivant et sacré.
« Notre théodicée est pure à la fois d’hypothèse et d’abstraction. En nous préservant de l’une, nous nous sommes préservé de l’autre. Ne consentant à reconnaître Dieu que dans ses signes visibles aux yeux, intelligibles à l’esprit, sensibles à l’âme, c’est sur d’infaillibles témoignages que nous nous sommes élevé à Dieu. Par une conséquence nécessaire, partant d’effets et d’attributs réels, nous sommes arrivé à une cause et à une substance réelle, à une cause ayant en puissance tous ses effets essentiels, à une substance riche d’attributs. J’admire la folie de ceux qui, pour mieux connaître Dieu, le considèrent, disent-ils, dans son essence pure et absolue, dégagée de toute détermination limitative. Je crois avoir ôté à jamais la racine d’une telle extravagance. Il n’est pas vrai que la diversité des déterminations, et par conséquent des qualités et des attributs, détruise l’unité absolue d’un être ; la preuve infaillible en est que mon unité n’est pas le moins du monde altérée par la diversité de mes facultés. Il n’est pas vrai que l’unité exclue la multiplicité et la multiplicité l’unité ; car l’unité et la multiplicité sont unies en moi. Pourquoi donc ne le seraient-elles pas en Dieu ? Il y a plus ; loin d’altérer l’unité en moi, la multiplicité la développe et en fait paraître la fécondité. De même la richesse des déterminations et des attributs de Dieu est précisément le signe de la plénitude de son être. Négliger ses attributs, c’est donc l’appauvrir ; nous ne disons pas assez, c’est l’anéantir ; car un être sans attributs n’est pas ; et l’abstraction de l’être humain ou divin, fini ou infini, relatif ou absolu, c’est le néant. »
Fragments de philosophie moderne, Vanini : « Comme l’être infini, en tant qu’infini, n’est pas un moteur, une cause, il n’est pas non plus, en tant qu’infini, une intelligence ; il n’est pas non plus une volonté ; il n’est pas non plus un principe de justice, ni encore bien moins un principe d’amour. On n’a pas le droit de lui imputer tous ces attributs en vertu de cet unique argument : Tout être contingent suppose un être qui ne l’est pas, tout être fini suppose un être infini. Le Dieu que donne cet argument est le Dieu de Spinoza : il est, à la rigueur ; mais il est presque comme s’il n’était pas, pour nous du moins qui l’apercevons à peine dans les hauteurs inaccessibles d’une éternité et d’une existence absolue, vide de pensée, d’activité, de liberté, d’amour, semblable au néant même de l’existence, et mille fois inférieure, dans son infinitude et dans son éternité, à une heure de notre existence finie et périssable, si pendant cette heure fugitive, nous savons que nous sommes, si nous pensons, si nous aimons quelque autre chose que nous-mêmes, si nous nous sentons capables de sacrifier librement à une idée le peu de minutes qui nous ont été accordées. »
Nous pourrions accumuler ici bien des passages contre le Dieu du panthéisme : il nous suffira d’en citer trois empruntés à des époques différentes de notre carrière.
Du vrai, du beau et du bien, leçon xvii, p. 459 : « Le monde est indéfini : il n’est pas infini ; la preuve en est que, quelle que soit sa quantité, la pensée y peut toujours ajouter. De quelques milliards de mondes que l’on compose la totalité du monde, on peut y ajouter de nouveaux mondes. Mais Dieu est infini, absolument infini dans son essence, et il répugne qu’une série indéfinie égale l’infini ; car, après tout, l’indéfini n’est que le fini plus ou moins multiplié et pouvant toujours l’être. Le monde est un tout qui a son harmonie, car un Dieu un n’a pu faire qu’une œuvre accomplie et harmonieuse. L’harmonie du monde répond à l’unité de Dieu, comme la quantité indéfinie est le signe défectueux de l’infinité de Dieu. Dire que le monde est Dieu, c’est n’admettre que le monde, et c’est nier Dieu. Donnez à cela le nom qu’il vous plaira, c’est au fond l’athéisme. »
Études sur Pascal, 1re préface, p. 28 : « Parlons sans détour : qu’est-ce que le panthéisme ? ce n’est pas un athéisme déguisé comme on le dit, non : c’est un athéisme déclaré. Dire, en présence de cet univers, si vaste, si beau, si magnifique qu’il puisse être : Dieu est là tout entier, voilà Dieu, il n’y en a pas d’autre ; c’est dire aussi clairement qu’il est possible qu’il n’y a point de Dieu, car c’est dire que l’univers n’a point une cause essentiellement différente de ses effets………… Tout immense qu’il est, ce monde est fini en soi, comparé à Dieu qui est infini ; il en manifeste, mais il en voile aussi la grandeur, l’intelligence, la sagesse. L’univers est l’image de Dieu, il n’est pas Dieu ; quelque chose de la cause passe dans l’effet, elle ne s’y épuise point. L’univers même est si loin d’exprimer Dieu tout entier que plusieurs des attributs de Dieu y sont couverts d’une, obscurité presque impénétrable et ne se découvrent que dans l’âme de l’homme. L’univers, c’est la nécessité, c’est l’étendue, c’est la division, c’est une puissance qui agit sans se connaître et qui ne veut rien de ce qu’elle fait ; mais l’âme humaine est libre ; elle est une, simple, identique à elle-même sous la diversité harmonieuse de ses facultés ; elle se connaît et connaît tout le reste ; elle conçoit la vertu et quelquefois l’accomplit ; elle est capable d’amour et de sacrifice. Or il répugne que l’être, qui est la cause première de cette âme, possède moins qu’il n’a donné, et n’ait lui-même ni personnalité, ni liberté, ni intelligence, ni justice, ni amour. Ou Dieu est inférieur à l’homme, ou il possède tout ce qu’il y a de permanent et de substantiel dans l’homme, avec l’infinité de plus. »
Fragments et souvenirs. — Souvenirs d’Allemagne, une dernière nuit en Allemagne, p. 177 : « La philosophie de la nature a sur la philosophie de Kant et de M. Jacobi l’immense avantage d’être dogmatique, de croire à la raison, et c’est par là qu’elle m’attire. Mais, d’un autre côté, ce nom de philosophie de la nature me plaît assez peu ; il marque bien un retour vers la réalité, mais vers quelle réalité ! celle du monde. J’avoue que celle de l’âme et celle de Dieu m’importent bien davantage. On peut dans l’école révoquer en doute l’existence du monde, mais hors de l’école ce doute n’est qu’une chimère peu dangereuse. L’idéalisme de Berkeley et de Fichte n’est pas l’écueil de notre siècle. Les hommes de notre temps ne sont guère tentés de ne pas croire à leurs sens et aux objets de ces sens. Au moyen âge, une philosophie de la nature eût été une belle chose. Ramener au sentiment de la nature les esprits que l’Itinerarium mentis ad Deum enlevait au neuvième ciel par tous les degrés de la méditation, de la prière, du silence, de l’extase, c’était là une entreprise nouvelle et hardie que Roger Bacon a payée du repos de sa vie et d’une longue captivité, mais qui a mis son nom parmi les noms immortels. Au dix-neuvième siècle, la philosophie de la nature de M. Schelling rappelle involontairement le Traité de la nature de Robinet, l’Interprétation de la nature de Diderot, et Dieu veuille que tout ce naturalisme n’aboutisse pas au Système de la nature du baron d’Holbach ! Il serait triste que cette philosophie allemande si vantée ne fût qu’un retour laborieux et ténébreux à la philosophie légère des encyclopédistes…
« La philosophie de la nature admet l’existence réelle de l’homme, celle du monde et celle de Dieu. Mais Spinoza aussi reconnaissait ces trois existences, seulement il se trompait sur leur vrai caractère et sur leurs rapports. Selon Spinoza, l’homme n’est pas libre ; car sa volonté n’est qu’une transformation du désir. Or sans la liberté que devient la personne humaine. D’autre part, le Dieu de Spinoza est une substance et non pas une cause ; il n’est pas plus libre que l’homme, il n’a point fait l’esprit et la matière, mais l’esprit et la matière sont ses formes coéternelles. Elles sont en lui et il est en elles, mais hors d’elles il n’est pas ; il n’est donc pas en lui-même et pour lui-même ; il n’est point une personne, un être réel et déterminé qui se connaît et connaît les autres ; non, il n’est réellement et déterminément que dans le monde et dans l’homme ; sa personnalité est la personnalité humaine ; il ne connaît qu’en nous et par nous… Je comprends fort bien le sens et la portée de l’ordre et de la division que M. Hegel établit dans l’être : 1º l’être pur, 2º l’être déterminé, 3º l’être pour soi ; das reine Seyn, das Daseyn, das für sich Seyn. L’être pour soi ne vient qu’en troisième rang, et l’être pur ou l’être en soi, qui occupe le premier degré de l’être et d’où vient tout le reste, est dépourvu de für sich Seyn, c’est-à-dire de conscience et de personnalité. L’être pur de M. Hegel me paraît donc beaucoup ressembler à l’être infini et absolu de Spinoza.
« La philosophie de Platon n’a rien à voir avec celle du célèbre juif hollandais. Platon, dans le dixième livre des Lois, pose admirablement la question : Quel est l’être premier ? Et il se répond avec une clarté parfaite : L’être premier, c’est l’intelligence, et la nature ne vient qu’après160. Et dans le même endroit et partout ailleurs, il établit fermement que l’intelligence est à la fois principe premier de mouvement et principe premier de la pensée. La théorie de la nécessité d’un premier moteur est si bien exposée dans Platon, qu’Aristote l’a recueillie et prise à son compte161. Le maître et le disciple s’accordent parfaitement sur l’attribut fondamental de l’intelligence première, à savoir de se connaître soi-même. L’intelligence première de Platon et d’Aristote n’◀attend pas l’homme pour penser en lui et par lui ; elle se pense de toute éternité, avant l’homme, avant le monde, avant le temps. Dieu est, dit Aristote, la pensée de la pensée162. Il est, dit Platon, le lieu des idées : il n’est un véritable Dieu qu’en tant qu’il est avec elles163. Et encore, selon Platon, l’idée la plus haute étant celle du bien164, cette idée est celle qui touche le plus à l’essence de Dieu, en sorte que Dieu est essentiellement bon. L’amour est le fond de son être. C’est par bonté et par amour165 qu’il a créé ou formé le monde et fait l’homme intelligent et capable d’amour. De là la psychologie platonicienne, qui reconnaît dans l’homme ce que Dieu y a mis, la raison capable de s’élever à Dieu par les idées, surtout par l’idée du bien, et l’amour se rapportant à Dieu comme à son principe à travers tous les degrés de la beauté physique et morale. Quelle analogie peut-on mettre entre cette philosophie-là et le spinosisme ? Le genre humain s’incline devant l’une et se détourne de l’autre…
« Comment en effet me fera-t-on croire que le principe de l’être ne contient pas en soi ce qu’il y a incontestablement de meilleur dans l’être, ce qui fait l’excellence de cet être dérivé et fini qu’on appelle l’homme, à savoir la volonté et la pensée ? Comment, avec une ombre de raison, puis-je mettre moins dans la cause que dans l’effet ? Pascal a dit, dans un magnifique langage, que l’homme n’est qu’un roseau, il est vrai, mais un roseau pensant, et que par là il est incomparablement au-dessus de l’univers, parce que l’avantage d’étendue et de durée que l’univers a sur lui, l’univers n’en sait rien, tandis que l’homme connaît l’univers et se connaît lui-même. Je prétends de même que si Dieu n’est que l’être pur, sans personnalité et sans conscience, l’homme intelligent et libre lui est mille fois supérieur.
« Je défie tous les panthéistes du monde de répondre d’une façon un peu intelligible à ces deux arguments bien simples :
« 1º Comment de l’être sans pensée peut sortir l’être pensant ? Et même en général comment de l’existence indéterminée peut-il sortir un être déterminé quelconque ? M. Hegel voit bien que l’être pur sans détermination est un vrai non-être ; mais comment de cette identité de l’être et du non-être peut-il tirer le devenir, das werden, j’entends un devenir réel et effectif ?
« 2º Comment peut-on donner l’être sans pensée à l’être pensant, non seulement comme son principe, mais comme sa fin, non seulement comme sa cause, mais comme son modèle ? Car Dieu est tout cela. Le Dieu que l’humanité adore n’est pas seulement la cause première d’où elle vient, mais le modèle qu’elle doit se proposer et avec lequel elle doit se tenir en une perpétuelle communication par l’amour et par la prière. Or, comment aimer et prier ce qui n’est ni intelligent ni libre, ce qui soi-même est dépourvu d’amour ? Quel Dieu qu’un Dieu sans conscience, sans intelligence, sans liberté, sans amour ! Qu’est-ce que ce Dieu-là auprès de Socrate qui, le sachant et le voulant, meurt pour rendre hommage à la vérité] ; auprès de Caton, préférant une heure de liberté à une longue vie ; que dis-je, auprès de la pauvre femme qui, agenouillée sur la pierre d’une église de village, offre à son Dieu ses souffrances et ses combats intérieurs, dans le sentiment obscur et confus du saint idéal auquel elle aspire, de la justice, de la bonté, de la perfection infinie qu’elle voudrait imiter et qu’elle désespère d’atteindre ? Le Dieu du panthéisme peut être le Dieu du rocher devant lequel je passe ; il n’est ni le Dieu de Socrate ni celui de ma mère ni le mien ; il m’est étranger ; il n’est pas seulement pour moi comme s’il n’était pas, puisqu’il ne peut pas m’entendre ; il est à mille degrés au-dessous de moi dans l’échelle de l’être, s’il est vrai, comme je le sens ou plutôt comme je le sais, certissima scientia et clamante conscientia, que le premier degré de l’être, sa perfection est la plus haute liberté, la plus vaste intelligence et l’amour le plus tendre comme le plus désintéressé.
« Mais cet être en soi, cet être pur, cet être absolu, est-ce bien un être pour qu’il soit le principe de l’être ? N’est-ce pas un fantôme qu’on se forge à plaisir, un Dieu de l’école aussi vain que le vain royaume sur lequel il règne ?
« Il n’y a pas d’être réel sans qualité et sans détermination. Je suis moi, non seulement par la substance de mon être, mais par les propriétés dont cette substance est douée, la sensibilité, la volonté, l’intelligence. L’être que je suis je ne l’atteins qu’indirectement avec et par les facultés qui le caractérisent à la fois et le manifestent. Sans ces facultés il ne me serait rien, il ne serait même rien en lui-même, car il répugne qu’un être ne soit pas tel ou tel, avec telle ou telle manière d’être. Il en est de même des corps. Qui connaît le corps en soi sans nulle qualité corporelle ? Qui a vu la matière pure, la matière première du péripatétisme scolastique ? La matière n’est pas toute en ses qualités, mais elle n’est pas sans ses qualités. C’est assurément quelque chose, mais quelque chose d’étendu, de solide, ayant des formes, de la couleur même, etc. Je peux bien, par la pensée, faire abstraction de ses qualités pour ne penser qu’à leur sujet d’inhérence ; mais c’est là une pure abstraction. N’en faisons-nous pas une semblable sur l’être des êtres, lorsque nous le considérons sans propriété déterminative, réduit et ramassé tout entier dans la seule notion de l’être ?
« Sortons de l’école ; laissons là ses creuses conceptions, ses futilités laborieuses. Pensons et parlons en hommes. Ou ce monde et l’homme n’ont pas de principe et se suffisent à eux-mêmes, l’homme venant du monde et le monde ne venant de rien, ce qui est l’athéisme, pour l’appeler par son nom ; ou bien le monde n’explique pas l’homme, et il ne s’explique pas non plus lui-même, et alors il lui faut supposer une cause ou principe qui rende compte du mouvement et de la vie qui l’animent et des lois qui président à cette vie et à ce mouvement ; il lui faut un moteur et un législateur. Mais ce moteur et ce législateur ne peuvent être une abstraction, un mot, un néant ; il faut que ce soit un être, et l’être par excellence, l’être doué de toutes les perfections de l’être, et par conséquent de l’intelligence, de la liberté et de l’amour, qui sont en moi dans les limites de ma nature dérivée et créée, et qui doivent être en lui dans la plénitude et l’infinité de sa nature incréée et créatrice. Voilà le vrai Dieu, seul capable d’expliquer le système admirable de l’univers, et surtout d’expliquer l’homme, ses sentiments, ses besoins, ses pensées, qui éclaire et me justifie à moi-même les mouvements de mon âme, les résolutions de ma volonté, les poursuites de mon intelligence, mes travaux, mes élans, mes angoisses, mes misères, mes espérances. Ce Dieu-là je le comprends et il me comprend ; il m’aime et je l’aime ; je l’invoque et il m’entend ; il parle à mon esprit et je le sens dans mon cœur… »
Terminons cette note par quelques passages destinés à combattre à la fois le panthéisme et les théodicées abstraites, l’univers-Dieu et Dieu sans rapport à l’univers.
Fragments de philosophie ancienne, Xénophane, p. 50 : « L’idée du monde et celle de Dieu sont les deux termes extrêmes de toute spéculation : il reste à trouver leur rapport. La solution qui se présente d’abord à l’esprit humain, préoccupé qu’il est nécessairement de l’idée de l’unité, c’est d’absorber l’un des deux termes dans l’autre, d’identifier le monde avec Dieu ou Dieu avec le monde, et par là de trancher le nœud au lieu de le résoudre. Ces deux solutions exclusives sont toutes deux bien naturelles. Il est naturel, quand on a le sentiment de la vie et de cette existence si variée et si grande dont nous faisons partie, quand on considère l’étendue de ce monde visible et en même temps l’harmonie qui y règne et la beauté qui y reluit de toutes parts, de s’arrêter là où s’arrêtent les sens et l’imagination, de supposer que les êtres dont se compose ce monde sont les seuls qui existent, que ce grand tout si harmonieux et si un est le vrai sujet et la dernière application de l’idée de l’unité, qu’en un mot ce tout est Dieu. Exprimez ce résultat en langue grecque, et voilà le panthéisme. Le panthéisme est la conception du tout comme Dieu unique. D’un autre côté, lorsque l’on découvre que l’apparente unité du tout n’est qu’une harmonie et non pas une unité absolue, une harmonie qui admet une variété infinie, laquelle ressemble fort à une guerre et à une révolution constituée, il n’est pas moins naturel alors de détacher de ce monde l’idée de l’unité, qui est indestructible en nous, et, ainsi détachée du modèle imparfait de ce monde visible, de la rapporter à un être invisible placé au-dessus et en dehors de ce monde, type sacré de l’unité absolue, au-delà duquel il n’y a plus rien à concevoir et à chercher. Mais une fois parvenu à l’unité absolue, il n’est plus aisé d’en sortir et de comprendre comment, l’unité absolue étant donnée comme principe, il est possible d’arriver à la pluralité comme conséquence : car l’unité absolue exclut toute pluralité. Il ne reste donc plus, relativement à cette conséquence, qu’à la nier ou tout au moins à regarder la pluralité de ce monde visible comme une ombre mensongère de l’unité absolue qui seule existe, une chute à peine compréhensible, une négation et un mal dont il faut se séparer pour tendre sans cesse au seul être véritable, à l’unité absolue, à Dieu. Voilà le système opposé au panthéisme. Appelez-le comme il vous plaira, ce n’est pas autre chose que l’idée d’unité appliquée exclusivement à Dieu, comme le panthéisme est la même idée appliquée exclusivement au monde. Or, encore une fois, ces deux solutions exclusives du problème fondamental sont aussi naturelles l’une que l’autre ; cela est si vrai, qu’elles reviennent sans cesse à toutes les grandes époques de l’histoire de la philosophie, avec les modifications que le progrès des temps leur apporte, mais au fond toujours les mêmes, et on peut dire avec vérité que l’histoire de leur lutte perpétuelle et de la domination alternative de l’une ou de l’autre a été jusqu’ici l’histoire même de la théodicée. C’est parce que ces deux solutions tiennent au fond de la pensée qu’elle les reproduit sans cesse, dans une impuissance égale de se séparer de l’une ou de l’autre et de s’en contenter. En effet, l’une ou l’autre, prise isolément, ne suffit point à l’esprit humain, et ces deux points de vue opposés, si naturels et par conséquent si durables et si vivaces, exclusifs qu’ils sont l’un de l’autre, sont par cela même également défectueux et insuffisants.
« Un cri s’élève contre le panthéisme ; tout l’esprit du monde ne peut absoudre cette doctrine et réconcilier avec elle le genre humain. On a beau faire, si l’on est conséquent, on n’aboutit avec elle qu’à une espèce d’âme du monde comme principe des choses, à la fatalité comme loi unique, à la confusion du bien et du mal, c’est-à-dire à leur destruction, dans le sein d’une unité vague et abstraite, sans sujet fixe ; car l’unité absolue n’est certainement dans aucune des parties de ce monde prises séparément ; comment donc serait-elle dans leur ensemble ? Comme nul effort ne peut tirer l’absolu et le nécessaire du relatif et du contingent, de même de la pluralité, ajoutée autant de fois qu’on voudra à elle-même, nulle généralisation ne tirera l’unité, mais seulement la totalité. Au fond le panthéisme roule sur la confusion de ces deux idées si profondément distinctes. D’une autre part, l’unité sans pluralité n’est pas plus réelle que la pluralité sans unité n’est vraie. Une unité absolue, qui ne sort pas d’elle-même ou ne projette qu’une ombre, a beau nous accabler de sa grandeur et nous ravir de son charme mystérieux, elle n’éclaire point l’esprit, et elle est hautement contredite par celles de nos facultés qui sont en rapport avec ce monde et nous attestent sa réalité, et par toutes nos facultés actives et morales, qui seraient une dérision et accuseraient leur auteur, si le théâtre où l’obligation de s’exercer leur est imposée n’était qu’une illusion et un piège. Un Dieu sans monde est tout aussi faux qu’un monde sans Dieu ; une cause sans effets qui la manifestent ou une série indéfinie d’effets sans une cause première, une substance qui ne se développerait jamais, ou un riche développement de phénomènes sans une substance qui les soutienne ; la réalité empruntée seulement au visible ou à l’invisible : d’une et d’autre part égale erreur et égal danger, égal oubli de la nature humaine, égal oubli d’un des côtés essentiels de la pensée et des choses. Entre ces deux abîmes, il y a longtemps que le bon sens du genre humain fait sa route ; il y a longtemps que, loin des écoles et des systèmes, le genre humain croit avec une égale certitude à Dieu et au monde. Il croit au monde comme à un effet réel, ferme et durable, qu’il rapporte à une cause, non pas à une cause impuissante et contradictoire à elle-même, qui, délaissant son effet, le détruirait par cela même, mais à une cause digne de ce nom, qui, produisant et reproduisant sans cesse, dépose sans les épuiser jamais sa force et sa beauté dans son ouvrage ; il y croit comme à un ensemble de phénomènes qui cesseraient d’être à l’instant où la substance éternelle cesserait de les soutenir ; il y croit comme à la manifestation visible d’un principe caché qui lui parle sous ce voile, et qu’il adore dans la nature et dans sa conscience. Voilà ce que croit en masse le genre humain. L’honneur de la vraie philosophie serait de recueillir cette croyance universelle et d’en donner une explication légitime. Mais, faute de s’appuyer sur le genre humain et de prendre pour guide le sens commun, la philosophie s’égarant jusqu’ici à droite ou à gauche, est tombée tour à tour dans l’une ou l’autre extrémité de systèmes également vrais sous un rapport, également faux sous un autre, et tous vicieux au même titre, parce qu’ils sont également exclusifs et incomplets. C’est là l’éternel écueil de la philosophie. »
Fragments de philosophie contemporaine, 2e préface : « Le panthéisme est proprement la divinisation du tout, le grand tout donné comme Dieu, l’univers-Dieu de la plupart de mes adversaires, de Saint-Simon, par exemple. C’est au fond un véritable athéisme, mais auquel on peut mêler, comme l’a fait sinon Saint-Simon, du moins son école, une certaine teinte religieuse, en appliquant au monde très illégitimement les idées de bien et de beau, d’infini et d’unité qui appartiennent seulement à la cause suprême, et ne se rencontrent dans le monde qu’en tant qu’il est, comme tout effet, la manifestation de toutes les puissances renfermées dans la cause. Le système opposé au panthéisme est celui de l’unité absolue, tellement séparée du monde qu’elle lui est étrangère, et qu’alors il devient impossible de comprendre comment cette unité a pu sortir d’elle-même, et comment d’un pareil principe on peut tirer ce vaste univers avec la variété de ses forces et de ses phénomènes. Ce dernier système est l’abus de l’abstraction métaphysique, comme le premier est l’abus d’une contemplation exaltée de la nature, retenue, quelquefois à son insu, dans les liens des sens et de l’imagination. Ces deux systèmes sont plus naturels qu’on ne peut le supposer quand on ne connaît pas l’histoire de la philosophie, ou qu’on n’a pas soi-même passé par les divers états d’âme et d’intelligence qui produisent l’un et l’autre. En général, tout physicien doit se garder du premier, et tout métaphysicien du second. La perfection, mais aussi la difficulté, est de ne pas perdre le sentiment de la nature dans la méditation et dans l’école, et, en présence de la nature, de remonter en esprit et en vérité jusqu’au principe invisible que nous manifeste et nous vous en même temps la ravissante harmonie du monde. »