(1890) Le massacre des amazones pp. 2-265
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(1890) Le massacre des amazones pp. 2-265

La première punition de ces jalouses du génie des hommes a été de perdre le leur… La seconde a été de n’avoir plus le moindre droit aux ménagements respectueux qu’on doit à la femme. Vous entendez, Mesdames ? Quand on a osé se faire amazone, on ne doit pas craindre les massacres sur le Thermodon.

J. BARBEY D’AUREVILLY.

I
La veillée d’armes

Qu’est exactement l’ennemi que je vais combattre ? Qu’est-ce qui constitue le bas-bleu, amazone de la littérature ? Je le saurai mieux après la guerre. J’aurai cherché souvent le point où il faut frapper pour tuer et je constaterai sans doute que l’endroit vulnérable est toujours le même. Aux soirs de bataille, je me reposerai à disséquer quelques cadavres. Parfois, — je l’espère, du moins, — je rencontrerai, perdue dans l’armée des amazones, telle douce femme qui ne méritera point la mort littéraire ; je la saluerai respectueusement, et, dans un charme attentif, je l’écouterai causer : les différences constatées entre elle et le bas-bleu m’aideront à définir cette chose.

Mais, dès maintenant, je dois déterminer le sens du mot. Il me faut, avant d’engager les hostilités, un moyen grossier, mais certain et bien visible, de reconnaître l’ennemi. Peu à peu j’apprendrai mieux sa tactique et ses mœurs. J’ai besoin de distinguer dès aujourd’hui son uniforme et son allure ordinaire.

***

Barbey d’Aurevilly a massacré les amazones de son temps. C’est une besogne d’assainissement que la vanité de la femme, son psittacisme naturel et le nombre inondant des brevets supérieurs rend de nouveau urgente. Elle devra être recommencée souvent. Après le passage d’Hercule, il fallut nettoyer régulièrement les écuries d’Augias rebâties et repeuplées.

***

Comment Barbey d’Aurevilly définit-il le bas-bleu ?

« C’est la femme qui fait métier et marchandise de littérature. C’est la femme qui se croit cerveau d’homme et demande sa part dans la publicité et dans la gloire… Les femmes peuvent être et ont été des poètes, des écrivains et des artistes dans toutes les civilisations, mais elles ont été des poètes femmes, des écrivains femmes, des artistes femmes… Quand elles ont le plus de talent, les facultés mâles leur manquent aussi radicalement que l’organisme d’Hercule à la Vénus de Milo. » Le bas-bleu méconnaît cette nécessité d’histoire naturelle.

Dans un livre récent de Mme Alphonse Daudet, je trouve une tentative de définition : « Ce que nous appelons le bas-bleu, la femme se servant d’un art comme d’une originalité très voulue, en faisant un moyen d’effet ou de séduction, ou de satisfaction vaniteuse. » Et Mme Daudet prétend qu’il n’y a pas de bas-bleus en Angleterre, parce que les femmes écrivains y sont travailleuses et pratiques. Elle ajoute qu’elles y « restent femmes et très femmes ».

Interrogeons un dictionnaire. Littré dit : « Bas-bleu, nom que l’on donne par dénigrement aux femmes qui, s’occupant de littérature, y portent quelque pédantisme. »

***

La définition de Littré manque de précision. Certes, le bas-bleu est pédant, mais il faut déterminer la nature de son pédantisme et de sa prétention.

Mme Daudet semble sur un point contredire Barbey d’Aurevilly. Pour elle, le bas-bleu est un amateur. D’après d’Aurevilly, au contraire, il « fait métier et marchandise de littérature ». Ils se trompent l’un et l’autre : il y a des bas-bleus amateurs et des bas-bleus professionnels.

Hommes ou femmes, ceux qui « font métier et marchandise de littérature » sont des prostitués : je les méprise également. Mais le bas-bleu, qui peut être méprisable de cette façon, l’est toujours d’une autre. Qu’il se donne ou qu’il se vende, ce qui lui vaut un nom spécial, c’est qu’il donne ou vend des apparences et des déceptions. Il n’écrit pas des livres de femme. Amante ou catin, il s’y refuse. Il est l’orgueilleuse amazone à qui il faut des victoires et des maîtresses. Apparente androgyne qui repousse son rôle naturel et, naïvement ou perversement, fait l’homme. Ange inepte qui se trompe, ou succube inquiet qui veut à son tour être l’incube.

Ce qui constitue le bas-bleu ou amazone, c’est qu’un léger développement de ce qui semble viril en elle lui fait croire qu’intellectuellement elle est un homme. Son ridicule crime cérébral mérite d’être sifflé comme la ridicule perversité sensuelle de telles névrosées, muses de ce pauvre Mendès. Balzac définirait le bas-bleu : « la fille aux yeux d’or de la littérature ».

***

Il y a des hommes, — on les appelle parfois féministes, — qui, pour s’attirer une clientèle de lectrices, essaient d’écrire en femmes. Ces déguisés no sont pas moins grotesques que les bas-bleus. En citerai-je quelques-uns ? Nommerai-je ces hermaphrodites : les Henri Fouquier, les Catulle Mendès, les Marcel Prévost, les Jules Bois, les René Maizeroy ? Je ne puis m’attarder en ce moment à la revue des chaussettes-roses. Mais elles sont les alliées des bas-bleus, et il faudra bien les massacrer à leur tour.

***

Eunuques et amazones, bas-bleus et chaussettes-roses, je les hais également, parce qu’ils contribuent également à tuer une moitié des lettres françaises, à empêcher l’expression de tout un sexe, à priver notre époque d’une vraie littérature féminine.

II
Première rencontre1

Le hasard, bien méchant parfois, me fait lire en une semaine trois livres de bas-bleus : Mater gloriosa, de Paul Georges ; Joie morte, de Jean Laurenty ; Un vicaire parisien, de Paul Junka. Trois pseudonymes virils, car l’ambition du bas-bleu est la même que celle de l’enfant : il veut faire l’homme.

Le hasard eut pour moi quelque attention malicieuse : il diversifia mon supplice, me fit rencontrer trois variétés assez distinctes de l’écœurante espèce.

Paul Georges est le bas-bleu naïf et petite fille. Les premières minutes, on éprouve je ne sais quel puéril et rafraîchissant plaisir à l’écouter balbutier, et blaiser, et bégayer, et zézayer. Mais il dure des heures, ce bavardage enfantin auquel, d’abord, on sourit ; et on se sent noyé sous un flux lent d’ennui et d’ensommeillement.

Jean Laurenty est le plus ridicule et le plus fanfaron des bas-bleus. Elle veut conquérir notre admiration en faisant étalage de pensée et d’indépendance. Elle essaie le tour de force, elle se baisse pour soulever des poids de cinquante et de cent kilos, ne soulève rien, ne se relève même pas. Toute courbée, la main prise dans l’anneau, le corps prisonnier de la pesanteur, l’inconsciente croit au résultat parce qu’elle sent la fatigue, et elle réclame « un petit bravo, pour encourager l’artiste. »

Paul Junka est ce qu’il y a de mieux dans le genre : le bas-bleu qui a presque du talent.

Et les trois se ressemblent étrangement, frères de laideur.

***

Le bas-bleu est vaniteux ; le bas-bleu est soumis. Tels les hommes qui font des platitudes pour obtenir la croix d’honneur. Car le bas-bleu réussit à ne pas trop différer des hommes lâches et incomplets, de ceux dont on dit qu’ils ne sont pas des hommes.

La prétention intellectuelle du bas-bleu et sa soumission d’esprit se concilient en pédantisme. Paul Georges donne à son livre un titre latin. Paul Junka cite, toujours en latin, de nombreux passages des Écritures. La puissance de pensée de Jean Laurenty est faite de citations, parfois avouées, de Baudelaire, de Pascal et surtout de Schopenhauer. Les marionnettes qu’elle désire sympathiques lui ressemblent : un poète, voulu intelligent et séduisant, pousse dans un fiacre une jeune femme très bien douée, elle aussi, et, pour faire sa cour, récite : 1º un sonnet de Baudelaire ; 2º vingt-sept lignes de Schopenhauer. Puis il débite une incohérente théorie sur l’anarchie, et finit par s’excuser d’avoir été un peu « pédagogue. » Mais la jeune femme se récrie, sincère, et l’accuse de coquetterie. Ailleurs, une cocotte, causant avec son amant de cœur, s’écrie : « Oh ! qu’elle est profonde, cette rêverie du grand Schopenhauer ! » et elle cite seize lignes. En une page d’un livre précédent, cette pauvre Laurenty résumait les doctrines des philosophes sur l’absolu. Elle mettait l’inepte dissertation dans la « bouche de colibri » d’une jeune fille idéale qui débutait ainsi : « L’absolu, du latin absolutus… » Un certain Fernand Hauser, lamentable journaleux, connu de quelques-uns pour son ignorance encyclopédique, fut ébloui et attribua à l’heureux auteur qui possédait un Larousse une « érudition de bénédictin. »

Et, en effet, le bas-bleu sait tout, latin, droit, philosophie, médecine surtout, un peu comme les filles du quartier des Écoles, pour des raisons qui peuvent être différentes, qui peuvent aussi être les mêmes.

***

Le bas-bleu sait tout, excepté le français. Jean Laurenty nous montre une mère qui « rapporte sur son fils toute l’exaltation de son âme » et nous annonce que la « tendresse féminine de Lison s’était rapportée sur le jeune homme ».

Il lui arrive d’employer des mots dont, visiblement, elle ignore le sens : « Raison et hygiène, voilà le critérium du mariage. » Un mari s’excuse, auprès de sa femme, d’une infidélité passagère : « Cette prétendue trahison ne compte pas… Une minute d’emportement ; j’ai vu rouge !… »

Le bavardage étourdi du bas-bleu l’entraîne à des Lapalissades : « Et pour oublier, tu viens chercher l’oubli… » Elle met toujours deux verbes au lieu d’un, remarque rarement si l’un est neutre et l’autre actif. Et elle dit, avec tranquillité : aimer à quelqu’un. « Elle se reproche parfois de ne pas assez aimer son fils, de trop aimer, de trop penser à Hugues. » « La supplier à genoux d’abandonner, de renoncer à mon enfant. » Je m’arrête. Dans le seul livre de Laurenty, j’ai copié quatre pages de citations aussi précieuses.

Sauf de rares exceptions, la petite Paul Georges écrit correctement et banalement. Le style de Paul Junka est moins mauvais, gris et terne sans doute, mais, dans son anémie, frémissant d’un peu de vie, avec, çà et là, une trouvaille de mots presque jolie. On y rencontre aussi, mais plus rarement, la métaphore incohérente : « Ces araignées de sacristie qui sont la lèpre de l’église » ; — l’incorrection : l’abbé n’est point coupable, « mais je l’en aurais cru » ; — la préciosité prétentieuse : « Les moindres paroles » des fiancés « semblaient coulées dans le miel emprunté à la lune prochaine. »

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La Palisse dirait : « Si le bas-bleu est un homme, c’est un homme impuissant. »

La femme n’est guère capable que de petites choses et de jolis détails. J’ai montré que, même dans cet étroit domaine, son attention est souvent en défaut. Indiquerai-je qu’elle est inégale à la plupart des matières, incapable de délimiter nettement un sujet et de composer un livre ? Ah ! si j’avais la place !…

Le bavardage de Laurenty n’a pas de sujet. Ça commence par la ruine du notaire Bardalys, ça finit par la vérole de son petit-fils ; entre les deux catastrophes, des anecdotes sans intérêt et sans unité. Si, pourtant, une unité de sentiment, faux et mal joué : Laurenty ne reconnaît que l’amour sensuel, et elle le déclare décevant, et elle l’injurie, le plus souvent avec des paroles de Schopenhauer, parfois avec des phrases à elle, toutes gargouillantes de je ne sais quel lyrisme hystérique. Athée du sentiment, insatisfaite par la sensation, elle reste de longues heures, agenouillée devant le dieu Phallus, à cracher des blasphèmes2.

Paul Georges hésite entre l’étude de caractère et l’étude de mœurs : elle ne prend aucun des deux lièvres. L’Agrippine bourgeoise qu’elle a voulu peindre est manquée, molle et fuyante. Mater gloriosa nous conduit parmi les politiciens. Et, certes, les toutes petites intrigues qu’on décore aujourd’hui du nom de politique pourraient être comprises par une femme. Mais Paul Georges est une fillette. Ses hommes politiques sont vertueux, ineffablement : ils rendent les millions volés par beau-papa. On voit que nous sommes loin de la réalité contemporaine.

Madame Paul Junka a des qualités presque solides et elle a su choisir son sujet. Elle nous fait pénétrer dans le monde si efféminé du clergé parisien. Et elle les connaît bien, et elle les pénètre jusqu’au fond, ses vicaires et ses curés. Malgré beaucoup de lacunes et de faiblesses, son livre m’a fait plaisir par sa documentation abondante, par la finesse de sa psychologie et même par cette vie frêle du style que je signalais tout à l’heure.

Car le bas-bleu n’a pas la puissance de construire une œuvre large. Mais si à quelque apparence de talent il joint un peu de bonheur, il lui arrive d’écrire un livre incomplet et intéressant.

***

Qu’on ne m’accuse pas de mépriser la femme, parce que j’ai dit à telle déguisée : « Beau masque, ta barbe est postiche. » La femme a peut-être d’autres mérites que celui de porter la barbe.

III
Les cygnes noirs

L’amazone a toutes les prétentions. Non seulement elle fait la bête pour vouloir faire l’homme ; souvent elle devient je ne sais quel animal de cauchemar, monstrueux et irréel, parce qu’elle s’efforça d’être un homme extraordinaire, d’une invraisemblable unité, idéalement et continûment sublime, ou continûment et idéalement pervers. Le bas-bleu tient à nous montrer : 1º une virilité ; 2º des ailes d’aube ou de ténèbres. Il est ange ou démon.

Je dis trop peu. Il y a neuf chœurs des anges et les satans se comptent par millions. Le bas-bleu ne saurait être chose si commune. Chaque hystérique de la Salpêtrière se vante d’offrir un cas particulier, — qu’elle simule presque toujours. Le camp des amazones est la Salpêtrière de la littérature. Il contient de quoi étonner tous les matins les Charcot de la critique, ces charlatans ahuris.

Je souris des clowns de l’hystérie ; je ne vois pas dans leurs contorsions voulues et dans leurs grimaces calculées des attitudes de la nature ou des laideurs persistantes. Seuls, les naïfs croiront que vous ne ressemblez pas à tout le monde, Mesdames. Je ne me laisse point prendre à vos simagrées ; et j’étudie sans émotion vos horreurs de surface et de jeu.

Je sais que tout bas-bleu tient à passer pour oiseau rare, de couleur inédite ou presque dans sa race : merle blanc ou cygne noir. Je sais aussi que le petit animal, remarquable par sa seule vanité, est presque toujours de la couleur ordinaire. Ces dames teignent leur âme avec plus de soin que leurs cheveux. On connaît l’histoire du merle blanc que Musset étudia de trop près. Examinons — de plus loin — deux cygnes noirs.

***

Voici Jane de la Vaudère, couveuse des Sataniques et des Demi-Sexes. Tu as changé de teinture, gamine. Tu fis jadis des strophes très blanches, oh ! si blanches : en rayons d’étoiles, disais-tu ; en verre filé, je m’en souviens. Et la liste de tes livres m’apprend que tu restes honorée d’un accessit à l’école où les singes verts récompensent les vieux enfants. Un de tes recueils innocents fut « mentionné par l’Académie française ».

Aujourd’hui, le poète manqué s’imagine écrire en prose. Notre ange raté se déguise en démon et imite un titre de Barbey d’Aurevilly. Puis il s’aperçoit que Marcel Prévost, qui singe les hommes par le costume et les femmes par l’écriture, est plus à sa portée. Le demi-penseur Dumas observa le demi-monde ; le demi-écrivain Prévost découvrit les demi-vierges ; Jane de la Vaudère, bête complète, nous apporte les Demi-Sexes.

Çà et là, dans la platitude et l’insignifiance des Demi-Sexes, une phrase arrête, ridicule autrement que les autres, grotesque par son entourage, par son inopportunité, mais qui, isolée, aurait de la force ou de la grâce. Elle est copiée, tout simplement. Un des derniers romans de Guy de Maupassant par exemple, Notre cœur, a été vaillamment pillé. J’aime mieux juger Jane de la Vaudère sur les pauvretés plus à elle des Sataniques. Là, sauf erreur, elle a pondu et couvé.

Les promesses raccrocheuses de titres qui ressemblent à de gros numéros ne suffisent pas toujours à cette matrone de lettres. Elle y ajoute parfois une couverture excitante : sorcière nue à cheval sur son balai ; chat noir qui vient frôler la peau ; plus loin, le bouc qui attend. Le miché imbécile qui se laissera attirer par toute cette parade polissonne et qui montera au salon entendra des naïvetés de petite fille : banales histoires de revenants ou allégories comme on en « rédige » au Sacré-Cœur. Écoutez la dernière satanique. Ça s’appelle la Mystérieuse. Une femme est aimée d’un homme. Des années passent sans altérer sa puissante beauté. Mais enfin elle vieillit, et même — je puis vous certifier cet événement étonnant — elle meurt. Voilà toute l’histoire de la Mystérieuse. Et le mystère ? demandez-vous. Allons, puisqu’il le faut absolument, je vous dévoilerai l’affreux satanisme. Cette femme, frémissez d’horreur ! cette femme n’était pas une femme : c’était… l’Illusion.

Seront-ils assez volés, les bons potaches qui monteront chez la satanique parce qu’elle a promis dans la rue : « Je serai bien cochonne ! » J’avoue d’ailleurs que, parfois, elle y met un peu plus de bonne volonté. Seulement, voilà, elle a beau faire : elle ne sait pas, la pauvre petite.

J’ai regardé trop longtemps ce premier cygne noir et, je vous le dis en confidence, ça n’est pas noir, ça n’est pas un cygne ; c’est une oie.

***

Si je voulais faire un groupe de madame de la Vaudère et de Rachilde, je montrerais la petite Jane à genoux, admiratrice, balbutiant, en grande émotion hésitante, les mots : « Maître !… maîtresse !… » cependant que Rachilde, droite, méprisante, hausserait la tête en un orgueil qui ne serait pas tout à fait grotesque.

Car Rachilde a reçu des dons considérables et, malgré les circonstances déformantes et enlaidissantes, elle conserve de beaux restes.

Rachilde a le malheur d’être perdue au milieu des petites-maîtresses du Mercure de France. Il fallait un mâle à toutes ces parfumées. Rachilde, plus virile que ces chaussettes-roses, fut condamnée à être l’homme de la bande, le pacha du harem.

Malgré le rôle burlesque qui lui est imposé, il y en a de plus ridicules dans sa troupe.

***

Rachilde a cette éloquence passionnée, abondante, quoique faite de cris rapides et sans suite, qui est le fond de beaucoup de talents féminins. Le génie de la femme semble surtout lyrique ; je veux dire puissant, mais court et désordonné.

La femme, même supérieure, s’ignore presque toujours elle et les limites de ses forces. Bavarde, elle prend l’abondance verbale pour la fécondité mentale et elle aspire à produire des œuvres longues. Voyez plutôt Catulle Mendès et ses inepties diffuses.

Certes, Mme Rachilde est moins femme que Mendès : elle a beaucoup moins de souplesse, un peu moins de verbosité, peut-être aussi un peu plus de solidité et de pensée. Mais elles ont des points communs : perversité réelle et pose de perversité ; imagination amusante parfois, souvent absurde ; romantisme fougueux dans le mot, dans la phrase, dans la composition. Catulle m’apparaît la souillon de Hugo. Rachilde, déjà à moitié folle avant la rencontre de cette poésie trop forte pour elle, coucha peut-être une nuit entre Edgar Poë et Baudelaire. J’espère mieux pour leur prochaine existence : je rêve Mendès femme de Rachilde.

***

L’expression, chez Rachilde, est souvent évocatrice. Elle excelle à certains tableaux moitié de réalité, moitié de cauchemar et telles de ses pages sont des puissances frissonnantes, quoique l’artifice toujours soit visible. Il lui arrive de nous secouer d’une émotion brusque, presque mélodramatique et pourtant presque poétique.

Même les subtilités de sa pensée, indifférentes le plus souvent, ne sont pas toujours absolument méprisables.

Mais pourquoi cette lyrique sombre, qui pourrait écrire de belles proses concentrées, s’applique-t-elle à fabriquer des romans ? Je préfère ses contes, encore qu’ils soient des imitations trop directes et trop vides d’Edgar Poë. Je crois que j’aimerais tout à fait — si elle les essayait aujourd’hui, avec son talent formel, assoupli et fortifié — de courtes proses où elle chanterait « tout le cynisme naïf de sa nature de poète » ; où elle dirait « de quelles haines se forme l’amour » ; où tout serait « lourd, violent, et cependant d’une merveilleuse perversité de tons » ; où parfois elle courberait « au-dessus de la complication des odeurs artificielles et des gestes de comédie, l’exquise simplicité d’une branche de mimosa ».

Hélas ! la dernière histoire qu’elle nous conte, les Hors Nature, a près de quatre cents pages de texte compact, et quelques morceaux joliment pervers sont reliés par la plus puérilement perverse de toutes les fables. Je n’ai pas le courage d’analyser cette corruption délayée d’une œuvre célèbre où René, au lieu d’avoir une sœur, a un frère. Ce long rêve d’inceste unisexuel est déplaisant et nullement troublant.

La composition du livre ne vaut pas mieux que sa conception générale. C’est plein d’épisodes inutiles, dont quelques-uns, mis à part, seraient intéressants. C’est plein aussi de détails ridicules. On y voit des gens embrasser les étoffes trop fort et « sombrer jusqu’au spasme en pleine illusion ». On y méprise des femmes, mais on y couche avec leur chevelure coupée. Un frère sublime dit à une petite servante : « Cesse de résister à mon frère, et je t’épouse, et je t’apporte, avec le titre de baronne, trois millions de fortune. » Naturellement, la petite servante, peu éblouie, repousse titre et fortune. Elle cède pour la seule joie de céder. Puis, elle se venge en brûlant le château dont elle ne voulut point être souveraine, et l’homme dont elle refusa le nom, et l’homme dont elle accepta le baiser. Je crois que, sans l’affolement d’un large édifice à construire, Rachilde éviterait plusieurs de ces sottises. Amusant sculpteur de statuettes, pourquoi refais-tu l’architecte ?

Ah ! la mode est au roman, et essayez d’écarter une femme de la mode !

L’œuvre énorme de Rachilde s’effrite d’elle-même en fragments, dont quelques-uns restent debout dans notre esprit. Il y a de jolies choses dans ces ruines. Il y a aussi une uniformité noire, ennuyeuse et trop voulue.

***

Oui, Rachilde, vous êtes un oiseau rare ; oui, vous êtes un cygne noir. Mais pourquoi vous imaginez-vous réaliser une harmonie supérieure en vous faisant cirer le bec et les pattes ?

IV
Une pointe en Franco-russie

L’âme féminine est poétique : elle a la nostalgie du nouveau, de l’étrange, de l’inexploré. L’esprit féminin est superficiel, se laisse prendre aux apparences et aux décors, admire volontiers dans le rastaquouère un aventurier, dans l’aventurier un héros, dans le héros un dieu. Leur âme noblement inquiète fait les femmes curieuses ; la futilité de leur esprit rend leur curiosité trop facile à amuser. Heureusement, rien ne les satisfait. Hélas ! tout les occupe.

Tant que l’homme n’a pas compris l’étranger, il le considère comme un barbare. L’absence ou la forme différente des « hauts-de-chausses », les mœurs étonnantes, les habitudes inouïes, tout le trouble et l’épeure : il se demande si l’âme est bien la même ici ; il craint d’avoir à combattre une pensée contradictoire, à lutter pour la vie mentale. Il s’effare devant le mystère. La femme ne sent pas ce qu’il a de terrible pour l’esprit qui, bientôt peut-être, en sera élargi, mais qui d’abord en est comme annihilé. Il y a là une douleur d’enfantement qu’elle semble ignorer. Peut-être a-t-elle, à chaque rencontre nouvelle, le sentiment immédiat et rassurant de l’unité profonde des âmes. Elle laisse ses yeux jouir de l’aspect nouveau, et le sourire de son esprit caresse l’étranger, comme sa main caresse l’animal mystérieux et familier. Elle est une de ces fleurs qui surnagent sur les eaux, imagination flottante et tranquille, espoir toujours ouvert.

Et elle manifeste des admirations faciles, et elle exprime d’enfantines explications qui nous font sourire d’abord. Mais les mots souvent répétés prennent pour l’homme aussi force d’idées, et elle nous accoutume au monstre, nous fait croire avant l’heure que nous avons compris. La femme est l’ennemie du doute provisoire, et sa rapide intuition qui devine et qui se trompe au petit bonheur, mais qui affirme, toujours décisive, nous pousse, nous bouscule, rend impossible la sage suspension du jugement. Quand il s’agit de doctrines abstraites, elle nous suit : les bas-bleus d’aujourd’hui ont pour le pessimisme la tendresse des esthètes de la précédente génération. Quand il s’agit de personnes ou d’objets lointains, elle nous précède, nous appelle, nous attire à ses préférences.

Mme de Staël aima l’Allemagne et la fit aimer. L’humeur paresseusement voyageuse des femmes se réjouit aujourd’hui à l’exotisme de Loti et entre pour beaucoup dans l’actuelle russophilie. Mme Adam, initiatrice politique, et M. de Vogüé, initiatrice littéraire, ne se fâcheront point de n’être pas considérées tout à fait comme des hommes.

Le mouvement de la France vers la Russie a des formes et des causes complexes. Il me semble, jusque dans ses apparences politiques les plus raisonnées, imaginatif et sentimental : bien féminin.

Mais je n’ai pas le temps de faire de la psychologie ethnique. Je reviens en hâte à mes amazones. J’en ai rencontré trois ou quatre qui causaient de la « sainte Russie » : d’où mon bavardage.

***

Henry Gréville est une grande fabrique de romans russes et autres, monotones même pour les sommeillants lecteurs de nos plus antiques revues. Je ne m’occuperai guère d’elle. A ses débuts, elle fut honorée d’un article plutôt bienveillant de Barbey d’Aurevilly. Un peu effrayé de la « grêlante rapidité » avec laquelle les premiers livres de Mme Gréville tombaient sur les lecteurs, tout en signalant « la fadeur et la fadaise » des sujets, il se laissait entraîner pourtant à des louanges. Il était séduit par ce qui restait de féminin en ces printanières écritures, se félicitait de rencontrer seulement un « bas-lilas ». Mais il s’effrayait pour bientôt, sentant poindre le « bas-bleu dans toute sa ridicule laideur ». Les prévisions pessimistes se sont réalisées au point de rendre étonnants, malgré ce qu’ils ont d’inquiet et de tremblant, les éloges.

C’est par leur beau moment qu’il faut juger êtres et choses. Il convient de regarder dans leurs jolis portraits d’autrefois les femmes vieillies et de lire dans leurs premiers livres les écrivains qui depuis se sont industrialisés. Je renvoie donc à l’article de Barbey d’Aurevilly et à Dosia, qui ne vaut pas tous les applaudissements du critique trop indulgent ce jour-là, mais qui est un roman frêle et frais, gracieux et spirituel suffisamment, digne de faire oublier, sinon pardonner, l’abondant fatras qui a suivi.

***

Si personne n’a parlé d’une certaine Camée qui vient de publier Un amour russe, ce n’est pas une raison pour que je bavarde longuement autour de ce vide. Son livre est l’histoire, très nouvelle, des amours d’un précepteur avec la mère de ses élèves. Vous pouvez traduire le « russe » du titre par capricieux. Car la maman, sous prétexte qu’elle est Slave, accomplit les plus naïves extravagances. C’est une gamine mal élevée que Camée a fabriquée, sans doute, avec des souvenirs puérils, à qui elle a donné de l’âge et deux enfants sans rien modifier au caractère boudeur et violent. Une sorte de duc de Bourgogne femelle que la vie, — plus puissante pourtant que Fénelon, — n’a pu apaiser. Camée cherche avec candeur le secret des sottises qu’elle lui attribue « dans le caractère slave particulier greffé sur le caractère général féminin ». Cette ligne, qui me dispense de juger l’écriture, n’est pas même une apparence d’explication, car le précepteur, Français, sans excuse de féminisme ou de slavisme, n’est pas moins absurde que sa maîtresse. Voulez-vous comprendre les gestes anguleux et criards de vos marionnettes, ô mélodramatique Camée ? Deux mots suffisent : vous êtes restée une toute petite fille, et vous avez étudié la vie dans les livraisons qui, pour dix centimes, donnent aux enfants comme vous une image et une bonne tartine de roman au miel ou à la moutarde.

***

Marguerite Poradowska est bien supérieure, mais je lui garde rancune d’une déception. Les quarante premières pages de sa Marylka m’ont charmé. Les Slaves que j’y rencontrais n’étaient plus ces Russes dont on nous obsède, mais de braves Polonais qui, à force d’être oubliés, me semblaient tout nouveaux. Et les portraits me donnaient une impression de vérité originale. « Tour à tour rêveurs mélancoliques et passionnés fougueux », ces gens-là agissaient en grands enfants généreux ; leurs gestes, nécessaires et inattendus, exprimaient, en brusques éclats, des sentiments de toujours. Telle de leurs violences me paraissait poétique et logique comme un incendie qui couva longtemps, deviné par de vagues inquiétudes et d’hésitants pressentiments, et qui, tout à coup, surgit, catastrophe inévitable et spectacle merveilleux. Je m’étonnais même que cet écrivain vivant, personnel et vrai, eût vu deux de ses livres couronnés par les vieillards verdâtres dont la Morgue porte le nom prétentieux d’Académie française. Hélas ! j’ai trop compris ensuite le déshonorant succès. Le roman bientôt arrive, intrigue indifférente lue mille fois, et les nécessités de la pauvre fable faussent et banalisent les caractères. Le style même perd peu à peu sa vie capricieuse et jolie, marche égal, somnolent, sur la grand’route grise et plate de la perfection académique.

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Cécile Cassot montre alternativement son impuissance dans toutes les espèces du roman ; à son comptoir vous trouverez un grand assortiment de rossignols ridicules feuilletons, illisibles romans historiques, idylles naïves, — oh ! oui, — où les paysannes reprochent aux paysans d’« éluder » telle « réponse directe. » Malgré sa virilité, cette amazone a, comme beaucoup d’autres, l’abondance fade et dégoûtante. Elle me fait penser à quelque paradoxale brebis, — suis-je poli aujourd’hui ! — qui répandrait partout sur son passage des flots de petit-lait.

Cette Cassot possède, à un degré éminent, toutes les admirables qualités du bas-bleu. Elle a, autant que n’importe quel orateur politique, le génie de l’imprécision. Le bavard précipite les premiers mots qui se présentent et, comme les petits germes de pensée qu’il expulse ne sont encore que de vagues gélatines, il a peut-être raison d’exprimer au hasard ce banal inexprimable. J’applaudis Cécile chaque fois qu’elle déclare que « c’est un non-sens » d’aimer celui-ci ou celle-là, et je fus charmé le jour où elle entendit une « voix métallique » qui « contenait des grondements intempestifs ».

Le génie du pléonasme est aussi pour beaucoup dans la puissance des bavards. La Cassot ne dit guère : « Cela ne se pouvait pas » sans ajouter : « Cela ne pouvait pas être. » Elle écrit avec sérénité : « Tes ennuis, je les éprouve, puisque je les partage. » Elle m’amuse surtout quand elle s’applique : « Ma pensée ne serait-elle pas toujours maintenant suspendue au point d’interrogation que je ne cesserais de me poser ? » Malheureusement elle oublie de renverser le point d’interrogation, à l’espagnole, pour mieux figurer le crochet à suspendre les pensées de toutes les larves céciliennes. Et pourtant le point d’interrogation inspire toujours cette fille d’Eve : « Il ne cessait de retourner en tous sens le point d’interrogation qui restait muet comme le sphinx accroupi sur le tombeau égyptien. » J’ai noté ces quelques traits, avec beaucoup d’autres, dans la Fille d’un assassin, livre émouvant et profond où tout arrive au hasard et où chaque personnage, chaque fois qu’il doit agir, change de caractère. Et Cécile Cassot, ingénieuse philosophe, conclut de ses propres incohérences qu’« il y a une destinée » qui « à un moment donné », fait « entendre sa voix à celui qu’elle veut perdre ou protéger ».

Les pauvres tentatives de Cécile vers tous les genres me permettaient de la jeter dans ce chapitre ou de l’épingler dans toute autre boîte de ma collection, ou de la laisser tomber parmi les déchets. L’honneur de coudoyer la petite Camée, elle le doit à la poétique Yvana, jeune Russe que le comte de Moussac acheta à des Bohémiens, et dont la Cassot nous conte l’histoire sous ce titre : Comment ils l’aiment. Cécile admire haineusement cette femme fatale et incompréhensible, « toujours sur la brèche du caprice », « petite âme de Slave à la fois cruelle et dominatrice », « figure muette sans écho », qui « devait planer comme une ombre » et qui « avait dû boire le lait d’une tigresse ». Sachez encore qu’elle « possédait un immense orgueil, prêt à damer le pion » même à l’orgueil nobiliaire, et que « le comte avait en elle à la fois un camarade, un ami, un bouffon, une fille et une compagne ». Madame Cassot, qui dut être, j’imagine, une institutrice au style incorrect et aux manières timides, s’effare devant cette « nature violente, emportée », et conclut le portrait par cette ligne infiniment instructive : « Cette fille, c’était l’inconnu. »

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Hélas ! il y a le Slave conventionnel, comme il y a l’Anglais de vaudeville ou l’Italien romantique, et les romanciers de tous sexes, hommes, femmes ou suisses, Barbey d’Aurevilly, Henry Gréville ou Cherbuliez, le font parader avec joie, parce que, paraît-il, sa psychologie ondoyante supprime l’impossible et l’invraisemblable. Le Slave de convention se divise en deux types principaux : le Polonais, très en dehors, Gascon de l’Orient ; le Russe, dont la folie est plus rêveusement inquiète. Les deux arbres sont bizarres et indéterminés, le premier surtout par les découpures inattendues de ses feuilles, toujours agitées et bruissantes, le second plutôt par les bizarreries sinueuses de la multiple et divergente vie souterraine de ses racines. Inutile de dire que la mode actuelle est au russe.

Les deux types sont également commodes, permettent toutes les fantaisies, excusent toutes les extravagances, autorisent à donner comme vraies les plus ineptes imaginations du roman d’aventures héroïques et du roman d’aventures psychologiques. Voici des gens dont l’âme semble un peu différente de la nôtre et dont les gestes s’agitent autrement. Les superficiels déclarent indépendants de toute loi les phénomènes dont ils ignorent la loi et en attribuent la surprenante apparition au hasard ou au caprice. Les mots caprice ou hasard sont d’orgueilleux refus d’explication et une façon présomptueuse d’attribuer aux choses l’ignorance de notre esprit. Mais le physicien n’affirmera jamais qu’un fait s’est produit sans cause ou que n’importe quelle cause peut être suivie de n’importe quel effet. Nos prétendus psychologues sont plus hardis.

Et les types conventionnels, créés par notre ignorance qui croit savoir, peuvent être amusants à quelque degré : héroïques dans Barbey d’Aurevilly comme des cuirasses vides que ferait cliqueter un ouragan ; saugrenus et bêtes dans Cherbuliez comme des costumes de carnaval qu’un bourgeois de Genève voulut dessiner élégants ; gentils parfois dans Henry Gréville comme des femmes presque spirituelles qui papottent presque ivres. Dans Camée ou dans Cécile Cassot ils effarent par la platitude de leur fantaisie et l’ordinaire de leur imprévu. Comment s’intéresser à des marionnettes dont les gestes sont si gauches, si mesquins et mous, si dépourvus de signification ?

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Madame Tola Dorian, qui est Slave, a essayé de nous expliquer sa race. Des nouvelles peu lisibles, commentées d’une prétentieuse préface, veulent nous dire l’Ame slave, et on nous promet d’autres nouvelles qui étudieront les chevaux russes. Car madame Dorian a cette élégance cosaque d’aimer littérairement le cheval. Elle nous informe que son dernier petit livre, Félicie Ariescalghera, fut écrit au « chalet des chevaux ». Je lui ferai sans doute plaisir et j’accomplirai un devoir en posant la candidature à la gloire du vers où nous émeuvent simultanément

Les sanglots des Christs… le mutisme des chevaux.

Nous ignorons encore le secret des discrets chevaux tusses, et il faut nous contenter des révélations sur l’âme slave. Or l’âme slave, — la préface nous l’affirme et les nouvelles croient nous le démontrer, — l’âme slave, c’est de l’eau. Marguerite Poradowska, se souvenant peut-être de la Dorian, qu’elle vaut mille fois, mais que son snobisme doit respecter sous deux prétextes (Tola Dorian est presque célèbre et elle pourrait signer princesse Mertchersky), applique à une de ses héroïnes le vers de Slowacki :

Ô flot… flot infidèle, et pourtant si fidèle.

Je songe au « Perfide comme l’onde », et je me demande si les hâtifs donneurs d’explications auraient raison et si l’âme slave serait particulièrement féminine.

Je n’en crois rien. Tolstoï, Dostoiewski, combien d’autres encore, m’apparaissent singulièrement plus virils que nos chaussettes-roses, aussi virils que les plus puissants de nos hommes. Mais il est commode à notre paresse de déclarer mystérieux la femme et le Slave. Et je ne m’étonne pas qu’une femme soit flattée d’être un mystère « greffé » sur un mystère. La petite vanité des Tola Dorian et l’inertie intellectuelle des Camée échangent des sourires bienveillants.

Je n’essaierai point de définir l’âme slave. Question trop éloignée de mon sujet, et que je n’ai guère étudiée. Les Cassot ou même les Henry Gréville ne me seraient pas d’un grand secours pour la résoudre.

Je vais continuer, modeste, ma tentative de déterminer un peu l’âme et l’esprit d’une certaine femme slave, l’âme et l’esprit de Mme Tola Dorian.

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Mme Dorian est une Slave singulièrement francisée : elle habite Paris ; elle y dirigea un théâtre ; elle emploie notre vocabulaire et daigne quelquefois obéir à notre syntaxe. Et elle s’est bizantinisée à la fréquentation admirative de nos plus prétentieux esthètes. Elle habille sa pensée, comme une icône, de vêtements lourds, surchargés d’ors, sans grâce, qui lui semblent somptueux et qui sont grotesques. Elle tient trop à émerveiller pour ne point faire rire. Elle s’est germanisée aussi à la lecture de Schopenhauer, — que, décidément, nos actuels bas-bleus vengent bien du dédain de ses contemporaines, — et de Mme Ackermann. Elle est complexe et artificielle, toute en jeux de surface, pauvre Isis faite de voiles abondants, de roides broderies dressées autour de rien.

Je m’arrête et je me calme. Irrité par les inepties des Roses remontantes et de Félicie Ariescalghera, je viens d’être injuste pour les Vespérales. C’est bien mauvais aussi, les Vespérales, presque jusqu’à la fin. Mais la dernière pièce gronde une révolte noble et qui ne manque pas de puissance. Le poète (car ici, mais ici seulement, Tola Dorian mérite ce titre) s’adresse à Ishmaël, fils d’Agar et d’Abraham, chassé au désert par son père :

Tes fils, pareils aux fils des louves et des merles,
Ne gardent pas le souvenir de leurs berceaux :
Ils ignorent la terre où dormiront leurs os :
Ta race est un collier d’où s’égrènent les perles
Qui roulent sur le sable, ou sombrent sous les flots.
. …………………….
Le mur de leur orgueil est l’horizon sans borne
Dont leur âme est l’oiseau superbe et plein de cris.
Père des sans-famille et de ceux que l’on chasse
De peur de voir leurs yeux braqués sur les clartés,
D’entendre leurs clairons creux, emplis de menace,
— Josués de nouveaux Jérichos, — quoi qu’on fasse,
Sonner l’écroulement des fétides cités ;
Viens nous frayer, ô Toi, maudit par les Ancêtres,
Enfant d’Agar, superbe esclave, égal aux rois,
Des sentiers inconnus vers des plaines sans Maîtres,
Ô Pasteur du troupeau libre et puissant des Êtres
Que jamais n’effleura nulle honte et nul poids.

Malgré la construction peu aimable de la dernière période, malgré ces vocatifs inharmonieusement dispersés, chevaux attelés devant la charrette, attachés derrière, montés dedans ; malgré des termes impropres, et de malheureuses recherches d’effets (quelle absurde antithèse que ce « troupeau libre et puissant ! ») : j’admire le mouvement lyrique et certains détails de cette pièce. Et je m’élance à des espoirs, vite déçus, quand j’entends d’autres cris de révolte : Tola Dorian ne retrouve jamais cette éloquence directe et cette poésie simple. Partout ailleurs, elle s’amuse à d’irritantes subtilités de pensée, de vocabulaire ou de rythme.

Si elle se disait avec moins de prétention et de recherche, je crois que Mme Dorian nous intéresserait aussi par certains accablements mélancoliques. Ici je ne puis rien citer à l’appui de mon sentiment : cette tristesse, que je crois deviner sincère et d’une nuance un peu nouvelle, je ne la trouve nulle part exprimée sincèrement. Toujours le cabotinisme des mots choisis pour leur étrangeté, des phrases tordues en poses impossibles, des allitérations cliquetantes. Car cette éphémère directrice de théâtre fut toujours cabotine, ne permit guère à ses douleurs les plus senties de s’exprimer spontanément. Ses vers, qu’elle offre pieusement « aux Mémoires de ce qui ne fut pas », ont presque toujours la profondeur limpide de la dédicace.

Souvent ils coulent puérils et brillants en litanies interminables, hérissées de majuscules, colliers dénoués de verroteries grossières, aux formes bizarres, mal arrondies. Naturellement, il ne faut chercher aucune pensée dans les pièces composées de la sorte. C’est un cliquetis de mots singuliers, un chatoiement de rythmes étranges : — capharnaüm de clinquants, de cailloux rares, de perles fausses, au milieu desquels joue un enfant barbare.

Voici deux des musiques rauques et une des pauvres flûteries dont se réjouit l’enfant barbare. Recueillez pieusement ces précieuses allitérations :

Sans flux et sans reflux, ton flot déferle et roule.
Par bonds et par rebonds se cabrant, ta marée.
Endormi sous sa houle, Endormeur il roucoule.

Cueillons encore un hémistiche harmonieux et « une rose jaune or » et laissons-nous attrister ou égayer par un ciel « livide et vide de vie ».

Parmi ce mauvais trop travaillé signalerai-je des négligences ? Dans la même strophe où Mme Dorian fait avec raison le mot « sentier » de deux syllabes, pourquoi en accorde-t-elle trois à « chantier » et à « altier ». — Elle a le soin louable d’ajouter un errata à son dernier recueil. J’y trouve cette indication :

« Page 25,  7e vers, au lieu de :

 Sa rumeur murmure effrénée

Lisez : Sa rumeur mugit effrénée

Je cherche le 7e vers de la page 25 avec la ferme volonté de faire mugir cette rumeur qu’un goût trop vif pour l’allitération fit accuser de murmurer effrénément. Et je trouve, non sans stupéfaction :

Tonne la rumeur effrénée.

Ces petits détails, — que je pourrais trop facilement multiplier, — ont leur signification cruelle. Les livres de Tola Dorian donnent tout à l’effet : ce sont des femmes pauvres qui se couvrent de fausses bijouteries et qui ne soignent pas leurs dessous.

V
Anglomanie

Je rencontre deux femmes dont les livres sincères nous offrent noblement deux âmes féminines. Le plus souvent, je m’abandonne au charme de relire des pages exquises. Parfois je m’inquiète d’un problème. D’où vient que ces deux femmes d’élite manifestent un goût commun pour l’Angleterre ? La rencontre est-elle fortuite ? Ou le pays qui plaît tant au snobisme de Paul Bourget doit-il attirer décidément toutes les femmes de valeur ?

Mme Alphonse Daudet publiait l’an dernier de très sympathiques notes sur Londres. Elle y déclarait : « J’aime l’Angleterre pour la grandeur de ses traditions, son activité, son intelligente curiosité des autres peuples, même la largeur d’idées que les colonies nombreuses étendent autour d’un pays ; pour le parti qu’elle a su tirer d’un climat triste… » Max Lyan ne nous dit pas pourquoi elle aime l’Angleterre qu’elle n’a jamais vue mais dont elle a lu tous les livres. Seulement son amour se manifeste à tout propos et hors propos. Le jeune méridional qui raconte la Fée des Chimères, est honoré de vagues parents londoniens et du prénom de James. Et Max Lyan, qui écrit d’ordinaire avec une précision éloquente ou souriante, fait d’une de ces fermes du Midi dont les habitants ne vivent guère qu’au dehors un « home aimé » ou un « home protecteur ».

***

Mme Daudet se trompe sur les motifs de son amour pour l’Angleterre. Les meilleures de nos intellectuelles y aiment un pays de pensée et de respectabilité, un pays où la vie s’enferme dans le home et où les sentiments se recouvrent d’un aspect froid et poli, glacis de pudeur ; un pays de vie intérieure intense et rêveuse. Elles aiment, — jusque dans Sully Prudhomme, que Mme Daudet imita, à qui Max Lyan emprunte des épigraphes, — une certaine poésie anglaise d’un gris nuancé et psychologique. Elles aiment le roman anglais dont les défauts de composition ne sauraient choquer les femmes, même de race latine, intéressées facilement au détail, peu aptes à embrasser les ensembles. Elles aiment une certaine philosophie anglaise et tout ce qui s’y manifeste de pratique et de minutieux : l’observation des petits faits, la facilité à s’en satisfaire, les préoccupations morales, l’absence d’inquiétude métaphysique.

Il y aurait artifice à pousser plus loin le rapprochement entre deux écrivains d’une grâce vraiment trop différente. En dehors de leur anglophilie, il n’y a rien de commun entre Mme Daudet, Parisienne qui note avec précision ce qu’elle voit ou qui s’excuse de « quelque élévation courte et subite d’une pensée féminine vers ce qui n’est pas la tâche journalière ou l’obligation mondaine » ; — et Max Lyan, méridionale un peu farouche, indifférente à la vie si elle n’est illuminée et parfumée d’amour, amie des féeries et des chimères, esprit presque anglais mais imagination presque orientale, qui relit les Mille et une Nuits, quand elle ne lit pas Dickens ou Rhoda Broughton, amoureuse des Pyrénées, venue tardivement à Paris et, semble-t-il, pour y mieux cacher la liberté de ses longues rêveries. Mme Daudet est le fruit le plus exquis d’une vie à la fois mondaine et intelligente, la réalisation délicieuse d’un idéal connu. La parole de Max Lyan fait songer à ce je ne sais quoi de plus personnel et de légèrement sauvage qui est le charme de tels provinciaux attardés, des La Fontaine, des J.-J. Rousseau, par exemple.

Les quelques-uns qui la connaissent blâmeront d’abord l’éclat de telles comparaisons, trouveront que je dis de cette femme qui se cache juste le contraire de ce qu’il en faut dire. Bientôt ils me donneront raison : ils se rappelleront la spontanéité de son amour pour la nature, l’originalité de ses songeries de promeneuse solitaire ; et ces dons contradictoires de se satisfaire également au brillant et aux nuances, aux beautés du dehors et aux noblesses du dedans ; et tout ce mélange d’enthousiasme et de gravité amusée, d’esprit et de sagesse, d’ironie et d’indulgence, qui fait rêver de je ne sais quelle étrange éducation dirigée, dans le mysticisme souriant d’un couvent mondain, par la raison sévère d’un pasteur protestant.

***

Mme Daudet est une femme et une mère qui s’abaisse quelquefois à être une femme du monde. Elle reste encore presque naturelle dans cette fonction artificielle, presque humaine dans ce bizarre métier.

Elle abonde en observations de détail, précises et fines, d’un charme tout féminin. Ses réflexions non plus ne sont jamais celles que ferait un homme ; elles peuvent êtres voisines, parentes, gardent toujours une grâce propre, une émotion et une souplesse différentes, la marque d’une tout autre allure d’esprit. « Voici, dans une chapelle, la tombe de Marie Stuart. Je pense à cette tête détachée, à ce cadavre incomplet, à cette ligne rouge du col qui ne saurait plus tenir un fil de perles. » Ses Notes sur Londres sont pleines de remarques de modes, caractéristiques et spontanées, qu’un homme, en s’appliquant beaucoup, eût réunies moins exactes, moins nombreuses, moins intéressantes. Ah ! celle-ci ne pose pas, ne le fait pas à la pensée virile, n’affecte pas de mépriser la femme et d’être autre chose que ce qu’elle est. Elle avoue avec candeur ses inquiétudes pour l’ordonnance d’un dîner donné à Londres et « où ma responsabilité de maîtresse de maison est peut-être moins engagée que s’il avait lieu chez moi à Paris ». Elle s’accuse d’une faute vénielle contre une règle spéciale du savoir-vivre londonien. Et, frémissante encore, elle balbutie les circonstances atténuantes : « Il est bien certain qu’en dehors de son cercle d’habitudes on peut être exposé à ces menues erreurs — pourtant gênantes, puisqu’elle vous font l’exception. »

Les inquiétudes de la mondaine ne nuisent jamais aux pensées maternelles. Malgré son admiration pour la vie anglaise, elle reproche aux dames de Londres « une certaine négligence de leurs devoirs de mères » et d’exiler un peu trop les babys dans la nursery. Elle aime à voir se mêler sa vie et celle de ses enfants. Les préoccupations les plus graves ne l’empêchent pas de noter un geste de Lucien ou de Léon. Elle termine par cette phrase le récit de ce dîner dont nous l’avons vue si troublée : « Edmée est charmante ce soir et très admirée dans ses courtes apparitions au salon et à table. » La grâce des enfants entrevus la séduit plus que toutes les beautés du voyage. Elle admire de jolies « attitudes sur une barrière, comme d’oiseaux perchés ». Elle s’émeut à regarder « ces rondes mains de bébés tenant au bras par un pli de chair » ou « ces menottes agiles et menues, déjà despotiques, tendres, aristocratiques, sachant coiffer une poupée, lancer une balle ou un cerceau ». Elle rêve attendrie devant « ces chevelures de nouveau-nés qui semblent des plumages incomplets d’oiseaux au nid ».

***

A cette prose simple et souple, évocatrice à la fois des choses vues et du regard féminin, je préfère peut-être les vers de Mme Daudet. Non point ces vers de fillette où elle essayait de fixer « le cantique à la vie inconnue », où elle chantait « tout au bord d’un espace qu’elle croyait infini à son élan et à ses espérances ». Certes il en est de charmants, mais ils rappellent une manière connue. Ceux de plus tard sont d’une beauté autrement originale.

Les femmes, même d’un très grand talent, semblent privées des facultés critiques. Mme Daudet, qui débrouille si mal les vraies causes de son amour pour l’Angleterre, croit avoir été initiée à la poésie par Hugo et Leconte de Lisle, tandis que ses premiers vers sont des imitations de Sully-Prudhomme. Ces morceaux psychologiques voulurent être composés sur un modèle rigoureux : le symbole matériel exprimé d’abord en un détail relativement abondant, puis expliqué par un ou deux quatrains. Je passe rapide devant ces Vases brisés où pourtant la personnalité souriante du poète se devine au moins précis et au velouté de l’expression, et encore à l’aisance féminine et nonchalante de la composition. L’imagination aimable et la légère fantaisie viennent colorer d’aurore la pensée qui veut rester grave et, malgré l’effort, la méditation se disperse souvent en rêverie. On voit, à chaque tournant de stance, la joliesse chatoyante

De légers papillons, un moment arrêtés,
Pliant et dépliant leurs ailes entr’ouvertes
Avant de s’envoler…..

Bientôt l’originalité de Mme Daudet se dégage, facile et exquise. La rêverie désormais, ne se laisse plus enfermer dans un cercle tracé d’avance. Elle vole, libre harmonie, en mouvements d’une grâce ineffable.

Comment dire, en effet, la beauté changeante de ce sourire qui n’exprime que nuances fines et ténues ?

Mieux que le jour j’aime les heures blanches
Qu’on voit errer le soir et le matin,
Qui font pâlir l’émeraude des branches,
L’or des sillons et le bleu du lointain.

On devrait les regarder en un bonheur immobile et timide, ces vers qui sont papillons et colibris voletant dans un charme de brume. Mais le critique, brutal naturaliste, les saisit, les serre de ses doigts gauches, essuie maladroitement leur poussière d’or et triomphe d’expliquer enfin « comment ils sont faits ».

Une belle pièce intitulée Paris trahit le secret de ce vers songeurs de Parisienne dont la grâce me parut d’abord indéfinissable :

… Comme ces fleurs errantes dans la rue
Tiennent par leur racine à quelque sol lointain,
La pensée, au hasard des foules accourue,
Garde d’un souvenir le contour incertain.

Rarement, la plante nous est offerte complète, fleur, tige et racine, souvenir encore suspendu à la pensée.

***

Des strophes d’une beauté subtile expriment de l’inexprimable, parviennent à formuler, poétiquement et sans effort apparent, un vœu singulièrement idéaliste.

Mme Daudet voudrait que les chansons, et les parfums, et les clartés, flottent dans l’air sans causes visibles ; elle voudrait entendre le chant en ignorant l’oiseau et ne point savoir d’où émane l’odeur grisante ; elle voudrait

Que toute leur magie immortelle fût libre ;
Que la chaleur nous vînt d’astres inaperçus.

Les plus beaux vers de Mme Daudet sont de ces gazouillis et de ces lueurs dont l’origine nous reste inconnue. C’est la fleur de poésie, sans la terre de réalité sur laquelle elle poussa. Ce sont des fils de la Vierge qui flotteraient, vagues, parfumés, lumineusement gris. Laissons le poète définir lui-même ce délice insaisissable. Ce n’est plus un chant, c’est un murmure,

Un murmure flottant aux souvenirs lointains
Parmi des reflets blancs de claire mousseline,
Où tremble la lueur errante des matins.
Alors les mots qu’elle groupe en colliers
Prennent un reflet vague et des teintes peureuses
De nacre qui s’éteint et de perle qui meurt.

Et c’est une poésie exquise, incertaine et fuyante comme un reflet de ciel en une transparence de rivière.

Parmi ces rêveries, dont beaucoup ne peuvent même subir la gêne d’un titre, les plus saisissables — et ceci est bien féminin — sont des souhaits plutôt difficiles à réaliser. En voici un. La pièce est courte et de cette grâce à la fois rêveuse et raisonnable qui ne définirait peut-être pas trop mal Mme Daudet :

Je voudrais revivre ma vie,
Jour par jour, avec la raison
D’une intelligence asservie
Que ne tente plus l’horizon ;
Relire tout entier mon livre,
Sans me bâter et sans frémir,
De la page où l’on se sent vivre
A celle où l’on se voit mourir.
Plus d’attente ni de surprises ;
Et les bonheurs sans lendemain,
Feuilles roses, au revers grises,
Ne feraient plus trembler ma main.

Il faudrait dire quelles jolies nuances, bleu tendre, gris perle, mauve pâle, reposent le regard tout le long de ces pages délicates. Il serait agréable de cueillir quelques-uns des mots heureux qui les fleurissent un peu partout, soit que l’auteur exprime des sentiments profonds et montre

Combien, quand elle reste vide,
Est grande une place d’enfant.

soit qu’il évoque, souriant, la vie de la petite fille ou celle de la jeune fille :

Sur la pelouse en fleurs j’eus la taille des herbes,
Et, plus tard, j’atteignis aux branches des lilas ;

soit qu’il chante « l’étonnement de l’aube »,

La hâte des midis, si courts et si brûlants,

ou « l’effroi de la nuit » ; soit qu’après avoir fait sinuer sous nos yeux les mille vagues des rivières,

Charriant tant de bruit, de vie et de clartés,

il lui plaise de nous arrêter, pensifs, devant de calmes eaux,

Autour du batelet dont verdissent les rames…
***

Mme Alphonse Daudet publie ses petits livres à de larges intervalles. Max Lyan, qui a donné un premier roman en 1891, vient à peine de se décider à en publier un second. On m’assure que d’abord elle avait prié une de ses amies de passer pour l’auteur de la Fée des Chimères et que ce mensonge de modestie, près avoir duré deux années, fut découvert malgré elle. Son allure, ses gestes, sa parole voilée et chantante, tout est d’accord avec ce recul craintif. Je l’ai rencontrée plusieurs fois au milieu de bas-bleus ineptes et bruyants, toujours occupés à faire la roue. Elle semblait d’abord effacée. Mais, dès qu’on échangeait quelques mots avec elle, on n’entendait plus les autres ; et, si vous regardiez ses yeux d’ironie et de tendresse, son sourire amusé et indulgent, rien ne pouvait plus vous en détourner. Tels ses livres, d’un charme discret, prenant et durable.

La composition de la Fée des Chimères est poétiquement timide. Le roman, intense et douloureux, n’est pas présenté directement. Il est aperçu, lueur trop vive, à travers la joliesse rose d’un écran. Un enfant naïf prend pour une fée une mélancolique délaissée, exige son histoire, obtient le conte attendu. Après des années, l’adolescent retrouve la triste marraine et elle avoue « la vérité sur la Fée des Chimères ». Ce qui dans un livre d’homme serait ingéniosité et amusante trouvaille littéraire est ici charmant de spontanéité : une douceur épeurée de mains féminines qui vont frôler une blessure.

L’habitation de la Fée des Chimères ressemble au livre lui-même et à l’esprit de Max Lyan. La réalité se voile de rêve et les pierres disparaissent sous les calices et les corolles. « Au sommet de la colline, une haute tourelle d’angle restée debout au milieu des ruines pittoresques se dressait en plein ciel, comme une gigantesque gerbe de fleurs. Des draperies de lierre et de vigne vierge empourprée voilaient sa base ; puis, au-dessus des plantes grimpantes aux larges jets flexibles, éclatait la fanfare des couleurs plus vives. Les giroflées d’or brun, les iris couleur de ciel, les coquelicots pourpres, les saxifrages d’émeraude, les mousses richement nuancées, tout le monde charmant des parasites en fleurs jaillissait des moindres interstices, se mouvait sous la brise et jusqu’au faîte dissimulait les vieux murs. »

Telle la solidité fleurie de son esprit, qui semble s’émouvoir à tous les vents, reste forte et inébranlée. Mais le centre et l’unité sont difficiles à atteindre, et le sens courageusement douloureux de son optimisme ne se révèle qu’à une attentive lecture. Les livres de Max Lyan paraissent tout souriants « de visions de vols d’oiseaux et de prairies en fleurs », tout sonores de conseils vaillants : « C’est bien bon, la vie, malgré les jours sombres et les heures tristes. Ne vous désintéressez pas de votre propre joie. » Il faut « vivre dans une atmosphère de joie ». Mais cette atmosphère, on doit la créer soi-même ; il est prudent de « faire bon visage aux à peu près », d’en jouir comme de bonheurs parfaits et même souvent de bâtir la maison de bonheur sans autres matériaux que des rêves. Mais les rêves heureux de Max Lyan, comme les pensées poétiques de Mme Daudet, s’appuient sur des souvenirs. Les joies d’imaginations sont des oiseaux qui ont besoin, pour venir nous réjouir de leur vol capricieux, de s’élancer de quelque lointaine réalité. « J’ai beaucoup rêvé ; mais j’ai d’abord vécu mon roman, et je ne me suis abandonnée aux chimères que lorsque ma vie de cœur a été close. » L’imagination « doit fleurir nos existences comme ces plantes grêles fleurissent notre tour. Elle doit masquer la misère de notre destin d’un voile aussi riant que celui que jettent ces corolles et ces mousses sur la nudité des vieux murs ». Ne serait-ce que pour les poétiser ensuite, notre jeunesse doit être accueillante à la vie et à l’amour. « Il est bien doux de retrouver au fond de sa mémoire l’oiseau d’azur au ramage charmant… Que de vies sont privées de ces échappées lumineuses… »

Ah ! les pauvres qui n’ont pas même au trésor de la mémoire une fleur fanée et un beau jour éteint, comme Max Lyan les plaint, comme elle sourit tristement à les voir chercher partout « une issue, un leurre d’emploi aux facultés aimantes si cruellement refoulées » ! Elle s’attendrit aux humbles affections et aux manies de la vieille fille qui n’a trouvé parmi les hommes « nul aliment pour son cœur avide et douloureusement a cherché plus bas des prétextes à amour ».

Réfugiée dans le rêve, elle sent tout ce que son bonheur a d’inquiet et de flottant. Par instants, l’océan de réalité s’irrite, et la tempête semble sur le point de briser la frêle barque. Toujours, d’ailleurs, la joie de Max Lyan a quelque chose de contradictoire. La lutte entre une imagination riche et facile et une raison solide donne à toutes ces pages le charme piquant d’une « ironie spirituelle et tendre ». Lorsque la Fée des Chimères contait poétiquement sa triste vie, « ses paroles avaient un ton si doucement ironique que, parfois, je ne savais si je devais rire ou m’apitoyer. Je cherchais alors le vrai sens dans ses yeux ; mais ces yeux, railleurs et tendres, m’embrouillaient davantage. » Quelquefois pourtant le regard de la conteuse se mouille, et elle s’excuse : « Les vieux cœurs sont si pleins de larmes qu’une émotion de plus les fait déborder. Ne remuez pas trop le mien. »

***

Depuis que son incognito était découvert, Max Lyan qui, m’affirme-t-on, a dans ses tiroirs plusieurs volumes inédits, hésitait à publier de nouveau. Elle vient enfin, après des années, de triompher de cette pudeur excessive et qui privait douloureusement quelques amis du beau et du délicat.

Cœur d’enfant est très différent de la Fée des Chimères, d’un art moins habile, mais d’une grâce plus spontanée encore. La Fée des Chimères, avec ce charme inattendu d’une poésie craintive jusqu’à l’ironie, est de ces livres qu’on ne refait pas. Mais ce conte renfermait le germe de plusieurs romans. Il me semble la préface, pudiquement hésitante et balbutiante, de confidences plus directes sur le cœur de la femme. J’imagine que les livres soigneusement cachés forment le cycle de l’amour et du rêve féminins, et Cœur d’enfant en dit le premier chapitre.

Ceux-là qui ont remonté dans leurs souvenirs d’enfance sont nombreux et plusieurs ont rapporté des trésors de ces brumes lointaines. Certains vers de Sully-Prudhomme sont jolis et émouvants comme des enfants tristes exilés dans une cour de collège grossièrement tapageuse ; tels vers de Jean Aicard sont alertes comme des petits qui s’amusent. Le Roman d’un enfant de Loti est d’une grâce mièvre, vieillote et fausse ; peut-être l’auteur est-il sincère, mais l’homme est trop bêtement vaniteux pour retrouver l’enfant en sa naïveté simple et il attribue souvent au passé les idées du présent. Les pages où le peintre Jules Breton conte son enfance sont exquisement vraies. Pourtant, — si l’on oublie l’immortel Petit Chose et cette Vie d’enfant dont Batisto Bonnet a fait un merveilleux livre provençal et dont j’eus la gloire d’aider Alphonse Daudet à faire un livre français — les femmes ont mieux que les hommes murmuré, souriantes d’aujourd’hui et frémissantes d’autrefois, les tempêtes des petits cœurs et les primes floraisons pas tout à fait écloses des imaginations. Les Mémoires d’une enfant de Mme Michelet sont, malgré ce qu’il y a de trop viril et de trop brusque, de trop Michelet, dans la nervosité de la phrase, une œuvre charmante et sincère. Les Souvenirs d’une enfant pauvre de Rose Romain ont quelque chose d’étriqué ; ils expriment une âme naturellement médiocre que la misère précoce et trop continue a encore enlaidie et rapetissée ; ils font plaindre l’infortunée petite fille sans la faire aimer. Mais, si la grâce est absente, l’émotion abonde, assez forte et poignante pour émouvoir le lecteur qui se défend. Le livre de Max Lyan est très supérieur à ces œuvres intéressantes. Je lui reproche quelques longueurs dans la dernière partie, mais le début conte la plus fraîche et la plus délicieusement enfantine des idylles et les pages centrales, douloureuses et souriantes, mettent aux yeux des larmes d’attendrissement et d’admiration heureuse.

***

D’après ces deux livres, j’essaie de rêver ceux qui suivront. Certains détails me font espérer que l’auteur nous dévoilera un jour, d’une main qui tremble un peu, les hésitations, les balbutiements, les erreurs, les élans brusques et brusquement arrêtés de l’amour en un cœur virginal. Elle nous dira aussi plus complètement la vraie femme de trente ans, apparue en une fuite dans la Fée des Chimères, celle qui ne sait plus sourire et qui dit, les regards brûlants : « Marchons… foulons l’avenir… Je veux vivre !… je veux aimer ! »

Et, même en nous donnant de la vie directe avec toutes ses tristesses et ses violences, même quand elle nous dira les aridités de la passion et ses puissantes oasis, elle ne perdra jamais son don unique « de flatter notre amour du merveilleux et d’en mettre partout en doses délicates qui laissent clairement transparaître le réel ».

VI
Grosses chevilles

Que le lecteur austère ou délicat se rassure : je ne me suis point égayé à soulever des jupes et à tâter ce qui se cache sous l’azur des bas ; j’ai lu des vers. J’ai lu, en bâillant quelquefois, les vers parnassiens de Daniel Lesueur et de Louise Ducot. J’ai lu, avec un sourire méprisant, des vers aussi vides et moins sonores signés Madeleine Lépine et Jean Bertheroy. J’ai lu un recueil franco-roumain. J’ai feuilleté rapidement telles versificatrices indifférentes dont, tout à l’heure, je retrouverai les noms dans mes notes. J’ai pris la peine d’étudier, dans les rimes d’une certaine Berthe Reynold, le néant absolu. Enfin j’ai goûté un plaisir mélé et agacé à quelques vers sincères et vieillots d’Andréa Lex, à quelques vers sincères et enfantins de Marie Caussé.

***

Louise Ducot dédie ses Rêves d’exil à Sully-Prudhomme, en « hommage d’admiration et de reconnaissance ». Et cette excellente élève doit, en effet, à son maître beaucoup de qualités extérieures et d’apparences de talent.

Les pièces de son recueil sont rassemblées, comme les sonnets des Épreuves, de façon à donner l’illusion d’un progrès naturel de l’âme. La première partie, Insouciance, chantonne le vague éveil à la vie, les primes sourires, puérils et jolis, à la beauté extérieure des choses, et la jeune tranquillité, parfois railleuse, en face des problèmes qu’on ignore, en face des sentiments qu’on nie à la veille de les ressentir. — Tristesses déplorent l’amour, car Sully-Prudhomme, cœur inquiet et gentiment égoïste comme tous les enfants malades, a établi pour les parnassiens philosophes la vanité des tendresses qui, paraît-il, ne peuvent durer. Et Louise Ducot pleurniche aussi sur notre pauvre esprit qui fait le pendule au milieu du puits, également incapable de remonter jusqu’à la solide margelle de la foi ancienne et d’atteindre la blanche vérité, naïade endormie tout au fond. — Sully-Prudhomme, bon kantien, après avoir détruit tout motif et toute règle d’action, se tire d’affaire en se commandant « catégoriquement » d’agir. Louise Ducot est peut-être plus heureuse. Elle paraît remonter à la solide margelle. Il semble que, sur un ton qui reste mélancolique, les Joies psalmodient le retour voulu à la foi de l’enfance et l’innocence dont les brèches sont bouchées avec du repentir. Mais, ceci demeure vague, n’est peut-être que littéraire. Je soupçonne les pièces de cette troisième partie d’avoir été fabriquées en même temps que les autres, et la composition tardive de nous révéler un artifice de lettré imitateur plutôt que le pèlerinage d’une âme.

Les sentiments de Louise Ducot ne sont jamais exprimés dans leur lyrique spontanéité ; ils sont étudiés à la loupe. Au lieu de jouir de leur élan vivant, nous assistons à l’examen péniblement scientifique de leurs parties et de leurs éléments. On nous offre, une fois de plus, cette chose paradoxale, morte et sully-prud’hommesque, de la poésie analytique :

Un autre moi railleur se tient à ma fenêtre
Et fixe sur mon âme un regard obstiné.
. ……………………..
Il ne peut jamais croire à ma sincérité.
Dans mes plus chers amours il voit l’indifférence.
. ……………………..
Il chasse d’un sourire et la joie et le rêve.

Quelle poésie ou même quelle vie pourrait subsister en la pauvre âme démolie à ce point par « un autre moi railleur et méchant » ? Cette lutte tragi-comique entre les deux moi fut déjà contée par Saint-Paul et par Molière. Ici, Mercure,

Ce moi qui s’est montré mon maître,
Ce moi qui m’a roué de coups,

dépasse vraiment les limites de la cruauté. Il ne lui suffit pas de démolir Sosie ; il fait crouler ses ruines mêmes :

Il sape lentement chacun de mes amours.
Je les vois crouler tous et je reste meurtrie.
Alors, n’ayant personne à qui tendre les bras,
Le cœur plein de tristesse et l’âme endolorie,
Je sens un vide affreux auquel il ne croit pas.

Cette Obsession me paraît décrire, de façon heureuse et anti-poétique, le cercle absurde de l’anti-poétique enfer où Sully-Prudhomme, petit Virgile, a égaré cette pauvre Louise Ducot, Dante anémique. On y voit non seulement la matière des « poésies », mais encore les qualités et quelques-uns des défauts de leur manière. On y trouve, comme partout, cette précision sèche et anguleuse qui blesse dès le premier dystique :

Le souci des choses pratiques
Vide mon cœur à tout instant.

Si vous n’étiez averti, ne croiriez-vous pas lire du mauvais Sully Prudhomme ?

L’inintelligence des cœurs
A tout instant froisse le nôtre :
Les âmes qui se croyaient sœurs
Sont étrangères l’une à l’autre.

Je veux bien le croire pour les âmes, mais certains esprits ne me paraissent que trop faciles à pénétrer. Je m’énerve à regarder à chaque page le titre courant pour être certain ou presque de ne point relire les Vaines tendresses. Le caprice de tel détail joli,

Ramassons les bonheurs de la saison dernière
Que dans tous les sentiers nous avons égrenés,

perdu parmi tant de trivialités nettes, ne me console pas des régiments d’images banales qui, risibles de précision raide, parcourent lourdement une plaine de tristesse. Et je m’irrite à rencontrer tant de symboles pauvres qui marchent glose au dos, tant de Vases brisés moins élégants et de moins gracieuses Danaïdes. Les cœurs des abandonnés, par exemple, sont comparés en quatre vers aux chiens délaissés, dont quatre strophes nous dirent les ennuis. Chiens infortunés en les cœurs de qui, paraît-il, « germent » des « fleurs de mal », tout comme en le cerveau de quelque Baudelaire !

Parfois Sully-Prudhomme semble collaborer avec Mlle de Scudéry et le symbole nous est expliqué, dans chacun de ses détails, avec une préciosité minutieuse et ridicule. Ainsi, on mène le Convoi de l’espérance de Louise. Il y a des pleureuses, qui sont ses douleurs. Il y a un prêtre, qui est le « symbole de sa foi chrétienne ». Il y a d’autres personnages encore qui eussent intéressé peut-être Guillaume de Lorris. Mais on remarque surtout un grand fantôme noir, qui est le cœur de Mlle Ducot. Or, sachez que ce cœur a des « yeux pleins de larmes » et que sa « main tremble ». Souvent nous le retrouvons, ce cœur, « être bizarre et pétri de contrastes ». Le voici qui « marche dans la rue » et qui « colle son front aux vitres des hôtels » en « clignant des paupières ». Plus loin, il est heureux : « des pleurs joyeux baignent son front » et diverses allégresses viennent « se découvrir à ses regards ». — Décidément, il faut compter cette brave Louise parmi ceux qu’elle appelle si poétiquement :

Les rêveurs retardataires,
De cœur tendre propriétaires.

Alternant avec ces préciosités si malheureusement féminines, voici d’étranges virilités : un madrigal à je ne sais quelle dame ; une diatribe contre la Femme, « l’Inconsciente » qui

… Cherche un dominateur
Dont elle rongera le cœur
Pour se distraire…

et des exhortations vaillantes :

Sachons aimer le Bien d’un amour plus viril.

A force d’aimer trop virilement le Bien, Louise embrouille sinon les sexes, du moins les genres : un dialogue qu’elle tient avec le cœur tendre dont elle est propriétaire s’achève par ce tercet ;

Alors, lui : « Honte à moi si jamais je l’oublie !
Ah ! puissé-je plutôt, par les veilles pâlie,
Toujours souffrir, toujours aimer, toujours pleurer. »
***

Mlle Jeanne Loiseau fait semblant de se cacher derrière un nom d’homme. Mais, lorsque Galatée ne réussit pas à se laisser apercevoir dans sa fuite, elle écarte elle-même le feuillage des saules trop protecteurs : Daniel Lesueur fait mettre devant ses poèmes son sourire de femme et son accoudement de penseuse. Daniel Lesueur est une travailleuse : outre des vers auxquels les parnassiens trouvent quelque mérite technique, elle a publié des romans irritants, elle a donné un drame à l’Odéon, un autre au Théâtre Féministe. Enfin elle a traduit Byron et Sterne, et elle chronique assidûment à la Fronde.

Il ne convient pas de la juger sur ses besognes de traductrice ou de journaleuse. Le théâtre d’une époque où les hommes, n’avant aucune foi commune, ne peuvent ni rire ni s’émouvoir des mêmes choses profondes, est nécessairement un artifice superficiel et méprisable. Quand un écrivain a fait autre chose, j’ai l’indulgence d’oublier ses machines scéniques ; de cette pitié, je suis récompensé parfois par quelques beautés plus longuement savourées, toujours par de l’ennui évité.

Les romans de Daniel Lesueur appartiennent à un genre grossier qui passe pour élégant et que la critique n’a pas encore étiqueté : le feuilleton mondain. Il y a diverses populaces intellectuelles que servent des feuilletonistes également méprisables. Jules Lemaître lui-même admet que les Richebourg de nos concierges valent les Georges Ohnet qui flattent la vanité et la curiosité bébête des bourgeois ; et l’Académie française couronne indifféremment les uns et les autres. Les « gens du monde » portent d’autres cravates que les négociants de la rue du Sentier et ont soin de se baigner plus souvent ; mais leur sottise intellectuelle, plus satisfaite, n’est pas moindre, et les Henry Rabusson qui travaillent pour eux, malgré un métier différent et des prétentions plus grandes, ne peuvent passer pour des artistes qu’aux yeux de leurs ineptes clients. La sottise foncière des snobs qui se disent artistes ou lettrés est servie aussi par des feuilletonistes qui, à cette clientèle insuffisamment payante, ajoutent celle de quelques demi-mondaines. Mendès n’est-il pas le feuilletoniste des imbéciles de lettres nés vers 1845 et Paul Adam celui des esthètes de trente ans ? Le fécond Saint-Georges de Bouhélier, qui deviendra de plus en plus Lepelletier, me paraît destiné à tenir l’emploi chez nos plus jeunes nigauds.

Voici la formule d’après laquelle la maison Daniel Lesueur fabrique le feuilleton mondain. Un problème — le plus souvent ce que nos juristes appellent une question d’état — est posé. On espère nous y intéresser par des moyens puissamment nouveaux : le bonhomme dont la situation a quelque chose de louche est merveilleusement beau, merveilleusement élégant, merveilleusement héroïque, merveilleusement intelligent, merveilleusement amoureux et merveilleusement aimé par une jeune fille non moins merveilleuse. Bien supérieur aux ingénieurs et aux maîtres de forges de M. Ohnet, il porte le pantalon rouge de l’officier d’avenir. Lentement, par des artifices savants et idiots, on nous entraîne à une solution du problème. A peine la croyons-nous certaine, qu’on nous inquiète de nouveau. On nous mène sur une autre voie et, dès que nous marchons d’un pas assuré, on nous indique que nous faisons peut-être fausse route, on nous démontre que nous faisons sûrement fausse route. Et recommence pendant trois cents pages et plus le jeu fuyant et énervant qui nous entraîne à la conquête de rien, comme les coquetteries engageantes et refuseuses de quelque Bélise. D’ailleurs, j’avertis les vrais amoureux des Bélises — il y en a — qu’ils finiront par avoir satisfaction, et qu’après bien des agaceries et des reculades, bien des aguichements et des fuites, ils atteindront le dénoûment heureux où les jeunes officiers distingués épousent les héritières riches de beauté, d’intelligence et d’argent. Voulez-vous que nous nous amusions et nous irritions un instant à une de ces anecdotes élégamment grotesques ?

Le lieutenant Jean Valdret, une perfection mâle, aime une perfection de sexe différent, Mlle Odette de Ribeyran, fille du colonel de Jean. Hélas ! cet admirable garçon est sans fortune et — obstacle poétique et nouveau — on ignore qui peut bien être son papa.

Cependant les choses, semble-t-il, pourront s’arranger, car le colonel estime son subordonné pour qui Mme de Ribeyran a une affection et une admiration maternelles. Mais voici que des indices légers, bientôt corroborés par de graves indices, désignent le colonel comme le père de Jean. Diable ! un inceste en perspective ; voilà qui est excitant. Demandez plutôt à Mendès, notable fabricant de drogues aphrodisiaques, et à toutes les femmes qui, depuis Zo’har, ont rèvé des Hors nature et des Incestes d’âmes. Et, vous savez, ça y est. Une cousine, qui a des tuyaux sérieux, affirme. Et Jean et Odette, liés d’un trop Invincible charme, ne réussissent pas à ne plus s’aimer d’amour. Les mondains, qui trouvent l’inceste intéressant, puisque pour leur sottise c’est un crime, ont, quelques pages durant, de délicieux frissons le long de la moelle. Et ils courent, ces voyeurs, vers l’élégante ignominie qu’on leur promet… Ça devient plus amusant. De nouveaux indices contredisent les premiers. Nous ne savons plus du tout. Quelle chance ! Le doute est un doux oreiller pour un inceste bien fait. Nous aurons peut-être, nous les heureux contemporains des demi-vierges et des demi-sexes, un demi-inceste de plus. Et nous ignorons encore sa séduisante formule. Jean et Odette, innocents au milieu d’un baiser coupable, se posséderont-ils en frères qui ne croient pas à leur fraternité ? Ou bien, se croyant frères et ne l’étant pas, commettront-ils coupablement la plus légitime et la plus innocente des actions ? L’horreur grandit encore, et la terreur. Non, Jean n’est pas le frère d’Odette. Mais, cette Française, cette fille du plus brave des colonels, du plus intransigeant des patriotes, aime peut-être un Prussien. Oui, Jean, — oh ! mon Dieu, ça devient de plus en plus probable, — doit être le fils d’un de ces viols qui comptent parmi les menues contributions de guerre… Je ne me vengerai pas plus longtemps sur mes lecteurs des quatre cents pages durant lesquelles Invincible Charme m’a agacé… L’Édit de Nantes n’a pas été révoqué pour rien, et le patriotisme du Daniel Lesueur que l’Académie couronna pour cette rime riche :

………… La France !
On dirait, n’est-ce pas ? l’écho du mot souffrance…

est capable de quelque subtilité. La situation vraie de Jean de Cantri dit Jean Valdret est résumée en cette phrase du brave colonel : « Tu es le fils d’un officier allemand, MAIS de descendance française et portant un nom français. » Malgré cet énorme mais, M. de Ribeyran refuse encore sa fille. Jean remplit tout son devoir : il court à Madagascar et se fait tuer en héros. A la terrible nouvelle, Odette menace de s’enterrer dans un couvent, si on ne la fiance au mort. On lui accorde la satisfaction paradoxale et anodine. Vous vous doutez bien qu’il y a là une ruse de la Providence et de Daniel Lesueur. Jean était mort pour de rire, et le brave colonel n’est pas homme à manquer à sa parole. Le Rocambole de l’épaulette se marie donc, et nous espérons qu’il fera beaucoup de petits-fils à « l’Allemand de descendance française ».

Chez Daniel Lesueur, le poète est moins méprisable que le romancier. Peut-être même serait-il intéressant, s’il était un moins parfait disciple. Mais il imite trop correctement et trop froidement les menues psychologies de Sully-Prudhomme, les grandes historiettes de Leconte de Lisle, et même les petites histoires de l’illustre prosopoète François Coppée :

Un garde de Paris, par le froid étonné,
Se tient, raide et muet, et grave, sur sa selle.

Quelquefois aussi elle bouche soigneusement de l’eau dans des bouteilles de champagne et de froids raisonnements dans la strophe romantique de douze vers ; ou, écoutant deux voix, celle de Paris et celle de l’Océan, elle nous sert du Hugo refroidi et banalisé. D’autres jours, à cheval et cravache à la main, elle débite, d’un ton délibéré, du Musset mondain trop richement rimé.

Que faut-il donc de plus pour que l’âme se grise ?
Un bon cheval, un soir embaumé, vaporeux,
Un charmant tête-à-tête obtenu par surprise,
Un horizon lointain qui pâlit et s’irise,
Et la rouge bruyère au bord du chemin creux.

Le plus souvent, elle fabrique du parnasse historique, et surtout du parnasse philosophique, sages dissertations bien correctes, bien plates, où les abstractions sont exprimées directement, sans même l’élégance de quelque symbole sully-prud’hommesque. Elle est d’autant plus coupable qu’elle sent ce qu’a de ridiculement prosaïque son effort d’« enchâsser des pensées dans des vers » :

Hélas ! mes durs sonnets les tiennent oppressées ;
Elles perdent en eux leur sève et leurs senteurs.

Elle continue pourtant à chanter, inharmonieuse, « l’homme, astre humble »,

L’atome obéissant aux forces despotiques,

et,

Dans l’organisme obscur la cellule captive.

Elle met Darwin en alexandrins, rime richement une tardive chronique sur la déesse Raison ou nous apprend en un quatorzain que l’Histoire n’a pas rempli toute sa mission quand elle nous a montré « d’une plume fringante » les événements extérieurs, mais qu’elle doit encore, très grave, s’efforcer d’en déterminer les causes.

Cette endormante philosopheuse est une femme : elle a publié des vers d’amour auxquels, malgré leurs défauts pédantesques, je trouve parfois une demi-saveur de sincérité et de charme. Je suis même tenté de croire que la froideur des dissertations philosophiques et des récits barbares ou antiques, la tiédeur surtout de beaucoup de poésies amoureuses, sont des crimes de l’amant autant que de Leconte de Lisle. Cet homme m’apparaît, à travers les éloges enthousiastes de Jeanne grotesquement pédant, et ennuyeux, et fat. A chaque instant, qu’on soit inspirée ou non, monsieur, la coquette exige qu’on lui fasse des vers ; de sorte que stances et sonnets, tout comme les calembours de Trissotin, ont un papa et une maman :

Vous lui devez la vie, ô strophes cadencées,
Il vous fit naître en moi.

Plus heureux que Jean Valdret, ces « fruits d’un hymen sublime » ! La maman peut leur dire :

Votre naissance est haute, et pure, et légitime.

Le papa les flatte moins, car il tient à avoir des enfants sérieux. Même, il fait les gros yeux, dès que la maman sourit :

Ami, qui raillez mon sourire,
Préférez-vous donc à mon rire
Mes pleurs ?

Il paraît que ce vilain veut mettre « un masque aux fleurs », et je l’ai entendu leur tenir de bien sévères discours :

Fleurs, il faut être philosophe,
Votre âme est de bien mince étoffe.

La pauvre fleur obéit, admiratrice, et s’efforce d’être « philosophe », et archéologue, et même chimiste :

Peut-être, — c’est, je crois, ce qu’apprend la chimie.

Et voilà l’infortuné calice qui se rêve cornue et qui bavarde combinaisons et mélanges.

Dès que la fleur a ânonné sa leçon, elle est condamnée à entendre un nouveau cours :

Parfois vous m’expliquez votre philosophie.

Mais je n’en finirais pas d’énumérer les crimes de l’amoureux transi et érudit qui est sûr du sens des hiéroglyphes et qui garde un sourire sceptique devant les protestations les plus tendres. Quelques détails gracieux et même quelques jolies pièces ont échappé à sa sévérité ; rien n’a échappé à son influence. Les meilleures pages manquent de lyrisme et de spontanéité, sont trop ingénieuses. En voici une, par exemple, qui s’appelle la Nature et l’Amour, et qui chante, non sans charme parfois, la nature vue par des yeux heureux. Mais on nous fait remarquer, dès les premiers vers, qu’il y a là une nouveauté intéressante et que les poètes antérieurs ont tous chanté la nature consolatrice des douleurs. Le départ littéraire et l’originalité étudiée gâtent une inspiration qui serait heureuse si le sentiment était moins pensé.

***

Hélène Vacaresco est absurde de bégayer son âme en une langue étrangère ; mais, puisqu’il était écrit que cette Roumaine se traduirait en vers français, il ne faut pas s’étonner qu’elle fabrique ses strophes comme Santeul forgeait des vers latins ou comme Daniel Lesueur forge du Leconte de Lisle. Il serait intéressant de relever ses innombrables imitations : elles nous révéleraient lesquels de nos poètes sont illustres au bord du Danube. Cette jeune orientale se laisse prendre au clinquant des Orientales et les lourdeurs barbares de Leconte de Lisle brillent assez pour lui paraître de l’or. Mais son goût personnel la porte vers des poètes doux et lents, et elle ne déteste pas un peu de mièvrerie : elle abonde en verlainismes et elle fredonne des andantes que pourraient réclamer tantôt Paul Bourget, tantôt Jean Aicard. Si les langueurs lâches de Pierre Loti étaient versifiées, elle serait plus séduite encore par cet homme qui semble réunir toutes les élégances roumaines : officier de marine, cornac littéraire de Carmen Sylva, jouisseur aux grands airs dédaigneux, Morny de la littérature que tels imbéciles prennent pour une âme parce qu’il est un ennui.

Le snobisme de l’Académie française, excité, sans doute, au souvenir d’un roman princier, couronna un recueil d’Hélène Vacaresco. Malgré l’applaudissement des Quarante, je croirais pousser loin la naïveté si je relevais chez cette étrangère impropriétés et incorrections. Je signale seulement deux pléonasmes satisfaits dont l’un s’orne d’une heureuse allitération :

Le chevalier, songeur, songea rêveusement.

En quoi, sans doute, il imitait la jeune Muse qui se demande :

A quoi donc songeai-je, en songeant ?

Je me rappelle certaines recherches de Tola Dorian et je soupçonne toutes les Orientales qui font des vers français d’aimer le bizantinisme cliquetant des allitérations.

***

Il y en a d’innombrables dans les Chants de l’Aurore et dans l’Ame sereine. Je me contente d’indiquer ce vers où les r roulent plus drus que dans Leconte de Lisle :

Pour voir leur ombre errer au ras des flots encor.

Et, par une citation plus longue, je donne une idée de la manière d’Hélène Vacaresco :

Onde rose qui t’enfuis
Sous les bois aux vertes nuits,
D’avoir reflété les pâles
Et mystérieux pétales
De la fleur qui sur tes bords
A des parfums lourds et forts
Dont s’enivrent les clairières
Avec leurs vertes lumières…..

La phrase continue, mais je suis las de tourner le mirliton où s’enroule cette période plus interminable et moins rythmée que les plus lâchées de Mme Deshoulières.

***

Louise Ducot et Daniel Lesueur sont de grands poètes, si on les compare à Madeleine Lépine ou à Jean Bertheroy. Celles-ci vident en des récipients informes les mêmes liqueurs insipides et parnassiennes. Les premières sont des femmes enlaidies de fard, raidies en une mode qui fut toujours ridicule et qui nous semble déjà vieille. Les secondes sont des femmes laides et négligées, vêtues d’oripeaux quelconques, ornées de verroteries grossières. Louise Ducot et Daniel Lesueur répètent, en vers généralement soignés, les leçons qu’on vient de leur apprendre. Madeleine Lépine et Jean Bertheroy laissent couler de leurs lèvres un fade bavardage que relève seulement par endroits le ridicule d’un effet manqué ou d’un pédantisme. Les unes ont trop de métier, et pas assez d’art, et pas assez d’âme ; chez les secondes, âme, art, métier, tout est nul. Et je préfère encore les bonnes écolières de tout à l’heure aux petites filles que j’entends maintenant bégayer de vieilles histoires indifférentes. Dalila, et la ruine de Jérusalem, et les barbaries d’Alboin et de Rosemonde n’inspirent à Madeleine Lépine que des vers médiocres, vides de pensées, d’images et de sentiments, quelque chose comme des résumés mnémotechniques de tragédies. Guère moins négligeables, les romans où Jean Bertheroy nous conte, après un naïf démarquage, les moyens de séduction et les ennuis de bas-bleus transformés en « peintresses » ; guère moins négligeables, les vers où elle chante banalement les Femmes antiques.

***

Pourtant ce sont là des amazones relativement connues. Depuis que Mlle Madeleine Lépine est devenue Mme Fernand Clerget, ses vers sont loués par d’avisés jeunes hommes, qui songent que M. Fernand Clerget est un éditeur. Jean Bertheroy fut sacrée poète par François Coppée et applaudie par Hugues Le Roux. Aussi vais-je m’efforcer de caractériser l’effort de chacune d’elles, d’étiqueter leurs produits amorphes et peu discernables. Madeleine Lépine me paraît chercher surtout l’effet spirituel ou tragique, tandis que Jean Bertheroy veut plutôt nous éblouir de sa science.

Les odes de Madeleine Lépine sont de pénibles et vraiment trop longues nouvelles à la main. Il s’agit, par exemple, de préparer ce mot de la fin :

Ton beau nom est gravé, Sapho, dans tout cœur d’homme ;
Mais l’odieux Phaon était privé d’un cœur.

Ou bien la fière Vasthi se livre à un esclave pour amener cette antithèse :

Et, lionne, devint telle qu’une brebis.

On néglige de nous dire si l’esclave heureux fut tel qu’un bélier ou un bouc.

Les moins mauvaises pièces sont des banalités harmonieuses dont la pauvreté voudrait être revêtue de musique, de longs rabâchages où le même sentiment est répété sous des formes presque identiques suivant le procédé connu de nos illustres chansonniers.

Les drames, Azraël, le Jour prédit, Rosemonde : des horreurs non émouvantes. Le dernier, par exemple, est une involontaire parodie du dénoûment de Rodogune et réussit à puériliser le terrible empoisonnement. La forme est d’ordinaire si plate et ennuyeuse que, lorsqu’elle devient ridicule, je me réjouis comme d’une bonne fortune. J’ai été heureux deux ou trois fois. Je me suis amusé de cette harmonie :

A déchirer tes pieds dans mon sentier pierreux.

J’ai souri, presque tenté, à cette invitation :

Dans ce beau crâne humain où je me désaltère
Daigne étancher ta soif.

Et j’ai éclaté de rire en entendant cette exhortation :

Maintenant de l’audace et de la diligence.
Fuyons.
***

Dans La Fontaine, le berger Tircis, pour séduire la jeune Amarante, explique à l’enfant naïve ce que c’est que l’amour.

Amarante dit à l’instant :
« Oh ! oh ! c’est là ce mal que vous me prêchez tant !
Il ne m’est pas nouveau : je pense le connaître. »
Tircis à son but croyait être,
Quand la belle ajouta : « Voilà tout justement
Ce que je sens pour Clidamant. »

Cette rapide citation m’épargne une analyse du dernier roman de Jean Bertheroy, Sur la pente. Les trois cents pages contiennent d’ailleurs autre chose que les cinquante vers. Du livre du bas-bleu s’élèvent des « relents de charnalité » que La Fontaine a négligé de nous faire sentir. Elle parle d’une « reconduction continuelle de l’infiniment grand à l’infiniment petit » que le philosophe de l’Astrologue qui se laisse tomber dans un puits eût peut-être mal comprise. Il y a encore dans ce livre des formules d’une correction audacieuse : « Elle était prête à tout consentir. » Et il y a, comme dans l’Initiateur de cet imbécile d’Armand Charpentier, « l’amoureux par excellence, l’amoureux altruiste ; avec lui une femme ne peut manquer de parvenir au septième ciel de la félicité ». Et il y a des maximes que je signale au brave idiot qui découpe pour le supplément du Journal des Pensées et Impressions. Celle-ci fera sans doute son affaire : « D’une situation ambiguë résultent toujours des conséquences embarrassantes. »

Pour être plus mal rythmés que ceux de Daniel Lesueur et plus vides, les vers de Jean Bertheroy n’en sont pas moins pédants :

Alma, c’est l’Aditi, l’Isis myrionyme.

Vous voyez que cette amazone aime les grands mots et vous ne serez pas étonnés quand, « sous d’erratiques cieux », elle nous vantera « l’influence erratique » de Dionysos.

Parfois ces grands mots ont un sens vague et qui m’inquiète :

Dans son amour profond et fatidique
S’écoulent les torrents des maux inoubliés ;

Jean Bertheroy prend-elle fatidique pour un synonyme de fatal, ou bien songe-t-elle aux bavardages célèbres des Bijoux indiscrets ?

La façon dont elle évoque

Les grandes entités qui charmèrent le monde

est aussi très heureuse :

Et ses sens,
Reconnaissant enfin l’amour qui les embrase,
S’éveillent tout-puissants.

A ces sens tout-puissants, vous reconnaissez immédiatement Hercule et vous songez à celui de ses travaux qui le ferait soigner aujourd’hui comme satyriaque. Vous êtes loin de compte ; Mme Jean Bertheroy nous présentait la pudique Psyché.

J’aime encore chez elle cette belle science de l’anachronisme que Charles Maurras admira jadis en son poète préféré. Elle attribue à Psyché un « baiser de nymphe ou de madone », et Circé dans ses vers parle des « Eons », des « Archanges » et de « l’Hosanna ». Je signale cette Circé étonnante à M. Drumont : celle-là encore doit être vendue aux Juifs.

Un sot trouve toujours un plus sot qui l’admire

et le plus mauvais élève, avec le temps, devient instituteur. Jean Bertheroy, si ineptement pédante, a trouvé un disciple, et bien inférieur, en M. Marc Legrand, rédacteur de la Fraternité et auteur de l’Ame antique, journaliste pour nègres et poète pour lui-même.

***

Or j’ai lu encore des vers, des vers innombrables. J’ai lu de Mme Caro-Delvaille des alexandrins grandiloquents et naïfs, — quelque chose comme du Hugo inharmonieux et gauche, — où

Le mont géant, hautain, millénaire et farouche

daigne répondre longuement,

Comme un aïeul très doux qu’un appel d’enfant touche,

aux questions métaphysiques d’un « homme ébloui. »

J’ai lu des vers mélancoliques et bébêtes, où François Casale (il y a beaucoup de François-les-bas-bleus, sans compter le François-les-chaussettes-roses dont le vrai nom est Francis Coppée) établit une comparaison sully-prud’hommesque entre « nos âmes lassées » et les soleils d’octobre.

En des vers plats, invertébrés,

Il fut, en Grèce, un roi qui s’appelait Candaule,

j’ai entendu Camille Bruno comparer les écrivains à

Ce mari surprenant entre tous les maris

qui

… Soutint sans broncher son déplorable rôle.

Il paraît que, par vanité,

Pour montrer au public nos intimes splendeurs,
Nous avons devant lui déshabillé nos âmes.

Non, Madame, nous sommes surtout coupables de n’avoir point d’âmes à montrer. Une âme, même médiocre, candidement mise à nu, est un spectacle admirable : Verlaine l’a prouvé.

***

Mme Claudine Funck-Brentano compare les caresses qu’elle échange avec son ami aux baisers du ciel et de la mer, car le regard de l’ami ressemble au « firmament qui recouvre le monde. » Et moi, affirme Claudine,

Et moi, je suis la mer orageuse et profonde ;
Ma prunelle verdâtre en a tous les attraits.

Mes compliments, Madame.

Antoinette Renaud s’efforce de s’attrister en maniant des fleurs sèches et en leur demandant ce qui dort en leur « sein pâli ».

Des vers mélancoliques de la duchesse de la Roche-Guyon m’ont ému parfois par leur abandonnement lassé, m’ont plus souvent fait rire par leur rhétorique naïve ou fatigué par leurs lents procédés de développement.

J’ai écouté Marie Valandré gazouiller Au bord de la vie les bons sentiments qu’on lui apprit, et j’ai lu, traduites en alexandrins, parfois souriants, les narrations où on lui fit vanter amour filial et enthousiasme pour le drapeau.

Je suis insatiable et j’ai lu beaucoup de rondels de Mme de Montgomery. Sans doute, j’ai tort de lire des rondels, d’essayer de m’intéresser à ce puéril jeu de société. Mais Mme de Montgomery joue sans sourire et sans grâce, n’atteint même pas les élégances mondaines et ineptes du genre où elle s’amuse.

Hélas ! que n’ai-je point lu ? Je puis même vous réciter un quatrain où Rachel Boyer, bien connue à la Comédie-Française, enferme sous une forme admirable une philosophie étonnamment nouvelle :

Pantins de bois, aux gestes fous,
A tirer vos fils, l’homme excelle.
Pantins de chair, hommes, pour vous,
Le Destin tire la ficelle !

On avait dit, avec moins de longueurs : « L’homme s’agite, Dieu le mène. »

***

Descendons encore. Je reçois une plaquette signée Dolor. Une note de presse l’accompagne qui affirme que Mlle Berthe Reynold publie « sous son nom » cet Éternel Pierrot. Lisons un ou deux vers, et, pour la joie de voir sourire telle délicieuse « bouche de colibri », faisons le pion :

Il faut vivre ou mourir, dilemme anti-nature.

Vous avez tort, petite Berthe Dolor, de faire de dilemme le synonyme d’alternative. Il me semble aussi que le mot anti-nature ne peut être adjectif que pour quelque hardi garçon de restaurant ou pour une cuisinière audacieuse. Pourquoi, d’ailleurs, appeler « anti-nature » une loi naturelle ou, comme vous avouez élégamment, un « dilemme »,

Tracé depuis longtemps pour toute créature ?

Je crois inutile, mademoiselle, de continuer la pénible correction de votre devoir. Toutes les fois que vous essayez quelque bavardage abstrait, vous abondez en termes vagues et impropres. Au contraire, quand il s’agit d’objets colorés, vous êtes d’une précision criarde. Je vous ai vu déployer jadis, — était-ce le juillet ? — un sonnet tricolore. Dans les treize premiers vers, vous aviez blessé cruellement un pauvre cygne pour le seul plaisir de nous montrer enfin

L’oiseau blanc qui teintait en rouge le lac bleu.

Fi, mademoiselle, c’est bien vilain ce que vous avez fait ce jour-là. Aujourd’hui, du moins, vous n’êtes pas méchante et vous ne méritez que le bonnet d’âne.

***

Andréa Lex, auteur de Péchés véniels, aime aussi les Couleurs du drapeau. Plus cruelle mais plus logique, au lieu de leur sacrifier un cygne, elle tue un soldat.

Voyez-le, blanc comme un linceul,
Parmi les plis bleus de la toile !…
Une tache rouge (ô douleur !)
Coule de son front comme un pleur !

Elle a, celle-ci, toutes les gaucheries. Ses vers auraient paru vieillots en 1825. On n’y voit que fleurs et papillons. Elle fait des quatrains qui valent celui de Rachel Boyer. Et son vocabulaire est moisi : elle « peint ses feux ». Et elle abonde en didactismes rances.

Et ce sont, tous les trois mots, des points d’exclamation, des points de suspension, des points d’interrogation. Et ses rythmes cahotés ne lui permettent pas deux vers de suite qui soient des vers. Mais, quand elle exprime la passion, son mouvement heurté devient naturel et parfois on ne songe plus au ridicule de la forme parce qu’on est ému. Elle a quelques cris venus du cœur ou de la chair, et qui nous font tressaillir.

***

Les Cantiques du Cantique sont signés Jacques Nervat et Marie Caussé. « C’est pendant de longues fiançailles, — dit la préface, — que ces vers ont jailli de deux âmes qui se sont penchées l’une vers l’autre pour se pénétrer. »

Malgré d’horribles allitérations,

Qu’enlinceule le lin que ta face illumine,

ces vers sont généralement jolis, tendres et harmonieux.

La prosodie des deux jeunes gens effraierait classiques, romantiques et parnassiens. Pourtant elle est relativement sage. Elle n’admet pas le vers que Viélé-Griffin et Marie Krysinska croient libre et que Franc-Nohain avoue amorphe. Elle élide toujours la syllabe muette qui suit une voyelle sans exiger ici l’hiatus qu’on défend ailleurs :

Et l’or en effigie remplace le soleil.

En outre, Jacques Nervat et Marie Caussé font partout ce que les prosodistes appellent la synérèse. Je ne leur cherche pas querelle quand ils comptent « visions » pour deux syllabes et « mystérieux » pour trois ; mais je suis choqué quand ils me forcent à prononcer « paisan » ou à frémir en lisant un vers faux :

Se courbent des paysans sous leurs larges chapeaux.

Si je devais parler de Jacques Nervat, je lui ferais, très intéressé, beaucoup d’éloges et beaucoup de reproches. Il a une imagination gasconne qui dépasse souvent mais qui m’amuse toujours. Non sans quelque honte, j’aime presque ceci :

Et le soleil fait ruisseler des pièces d’or
vers la bourse tendue du vieux saule penché.

Mon sourire est plus incertain, hésite entre l’approbation et l’ironie, quand je rencontre :

Sa bouche est la margelle de mon puits de joie
où tombent les cailloux de ses éclats de rire.

L’ironie l’emporte décidément, quand on me montre, trop ingénieux, un martin-pêcheur qui « tisse de la clarté avec l’aiguille bleue de son essor ».

Marie Caussé imite timidement et docilement ce défaut ; mais, à l’éclat du plein jour, son imagination préfère les douceurs nocturnes :

Et mon teint pâle comme un clair de lune,
sera la nef d’argent dans la mer de tes nuits.

Son écriture est moins sûre que celle de Jacques Nervat. Il aurait bien dû, le bon fiancé, souffler sur certaine « neige de cendre » que je ne vois pas bien et effacer l’expression plate et un peu ridicule de tel aveu d’impuissance :

Et rien ne peut le définir, même des vers.

La poésie de Marie Caussé est trop souvent presque aussi balbutiante que la prose rimée de Francis Jammes. Mais, par endroits, je suis charmé de sa sincérité craintive et gracieuse :

J’offrirais notre amour à Dieu, pour qu’il me fasse
bonne, comme ton cœur se plût à me rêver
. ……………………….
et qu’il mette en mes yeux une lueur discrète
qui soit comme une douce lampe à ton foyer.

C’est une petite fille qui manque de couleurs, cette poésie, mais on regarde avec quelque plaisir sa joliesse pâle et anémique et ses gestes d’une câlinerie gentiment puérile :

Je ferai la maison attachante et câline
en des riens délicats qui te feront rêver,
je serai la fée prévoyante qui devine
tes plus secrets désirs pour pouvoir les combler.
Oh ! mon ami, regarde au loin la belle vie,
j’aurai du rose aux joues, de la joie dans les yeux,
car, bien sûr, tes baisers me rendront plus jolie,
et les fleurs du jardin pareront mes cheveux.

VII
Les cantinières

Ah ! mille millions de tonnerres, c’en est !

(PAUL DÉROULÈDE).

Tout ce qui exprime l’oubli de nos bas intérêts a sa beauté. La patrie, — quand on comprend sous ce vocable un grand État aggloméré par le hasard des conquêtes et des maquerellages royaux, limité par le hasard des défaites, — est une idée artificielle, à la fois trop étroite et trop large. Le patriotisme est pourtant respectable dès qu’il est sincère ; admirable, s’il devient héroïque. Je méprise d’autant plus les marchands de papier noirci qui se font de l’imitation de cet amour un moyen de succès et qui se déguisent en patriotes pour vendre des exemplaires ou pour gueuser un prix à l’Académie. Parce que j’aime tous les sentiments vrais, je soufflète avec joie les masques de noblesse. Mon admiration attendrie pour saint Vincent de Paul augmente mon désir de cracher au visage de Tartuffe. Polyeucte m’émeut trop profondément pour que je ne m’irrite point quand tel joli monsieur qui chercha la fortune dans le mariage prend la Samaritaine pour matière à mettre en vers français ou quand Armand Silvestre, avec des doigts qu’il vient de promener sur de grosses fesses toulousaines et qu’il a peut-être oublié de laver, manie les accessoires de la Passion et fait la quête au nom de Jésus.

La femme est naturellement l’amante de la paix. Lorsqu’elle chante la guerre, son accent est faux, ou sa bravoure apparente est une fleur ignoble nourrie du fumier de bas sentiments : dépit enfantin d’une vieille partie perdue et besoin animal de vengeance ou, comme ils disent, de revanche ; tout au moins cette admiration lâche de la force brutale et de ses symboles qui émeut la gigolette sous les menaces de son « petit homme », la cuisinière devant le pantalon rouge et la bourgeoise devant l’épaulette.

Pour ces diverses raisons, la plupart des cantinières de lettres que j’ai rencontrées m’ont paru méprisables : et celles qui m’offraient leur vin frelaté en chantant dans la langue de Déroulède qu’elles prennent pour la langue des dieux, et celles qui s’expliquèrent en prose académique ou soldatesque.

***

Simone Arnaud choisit les plus impossibles et les plus raides parmi les héros cornéliens ; elle les exagère et les ankylose encore ; puis elle les habille en femmes. Mademoiselle du Vigean, quelques jours avant la Fronde, parle de la « patrie » en vieux romain. Éprise du grand Condé, elle lui conseille la lâcheté de la soumission au Mazarin plutôt que le geste orgueilleux d’une révolte que l’avenir pourrait appeller trahison. Or l’obéissance, devoir d’après les préjugés actuels, mais qui, pour un prince d’alors, était avilissante, est aussi l’abandon de leur amour. — Jahel est une mère comme l’autre est une amoureuse. Cette Israélite a perdu quatre fils dans une rébellion contre je ne sais quel Assuérus. A son petit dernier tombé entre les mains de l’ennemi, on offre, avec le trône de Judée, la princesse dont il est amoureux et aimé. Jahel repousse la honte de tels présents et recommande à l’enfant la gloire du martyre. Le jeune nigaud consent à s’empoisonner avec la bien-aimée pour ne point désobéir à maman et parce qu’Hernani mourut ainsi plutôt que de manquer à sa parole. Mais la brave princesse le sauve d’une imitation trop servile et, buvant toute la coupe, réduit le fils de Jahel à se précipiter. — La Jeanne d’Arc de Simone Arnaud est un peu moins fausse. Ici, l’héroïne est trop connue pour permettre ces ridicules inventions. L’histoire et la légende ont triomphé des réminiscences cornéliennes ou romantiques, ont empêché l’effort de se bander jusqu’à l’inhumain. Malheureusement le sujet est bien délicat pour un talent fait de mémoire et d’hyperboles. Simone Arnaud l’a-t-elle manqué plus que les Joseph Fabre et les Jules Barbier qui l’exploitent ? N’exigeons pas l’impossible de cette brave à trois poils ; elle a seulement réussi à faire aussi mal que les marchands de l’autre sexe, et je me demande pourquoi l’Académie a couronné de préférence sa machine. J’essaie une explication. L’Académie monthyonise toujours un peu, même quand elle s’efforce vers des choix littéraires, et ces cinq actes sont pavés de bonnes intentions. Monseigneur Perraud a dû être heureux en entendant un moine du xve  siècle se déclarer hardiment « citoyen », et les quarante ont sans doute frémi d’aise quand La Trémoïlle, grammairien bien connu, conseille à un interlocuteur : « Parlons sans hyperbole. »

Simone Arnaud ne semble connaître que le Corneille vanté par Déroulède. Elle admire surtout ce jeune Horace, inhumain plus que surhumain, trop brute pour être un héros. Elle s’arrête à cet idéal inférieur du patriotisme auquel Corneille s’amusa un jour comme à une curiosité historique, mais qui ne l’empêcha point de dresser ensuite de vrais héros, de vrais individus conscients : celui qui peut dire :

Je suis maître de moi comme de l’univers,

et cet admirable Polyeucte « au-dessus de quoi il n’y a rien ». Pourtant je sais gré à Simonette de sa bonne volonté héroïque et, tout en souriant de lui voir presque réussir du Bornier, je la loue d’avoir essayé de faire du Corneille.

***

Mme Blanche Sari-Flégier, cantinière premier empire, porte aussi d’autres déguisements. Bergère, elle convertit des élégantes et les fait s’écrier : « Vive la nature ! Paris n’est qu’une grande citrouille ! » Elle distingue les saisons à des signes ignorés des pauvres habitants de la grande citrouille. Si l’alouette

De sa patte menue a pris un roseau vert…
Et sur le fin tuyau de cette clarinette
Elle dit sa chanson…

Si le papillon déclare son amour à la pâquerette « en lui baisant la main », soyez sûrs que nous sommes au printemps. On discerne l’été à ce que « le papillon volage… va vers d’autres fleurs pour leur baiser la main. » A l’automne, le papillon

Lui-même est mort pour avoir trop baisé de mains.

Décembre enfin est un mois bien triste. L’alouette

D’une patte glacée a pris sa clarinette
Et l’a jetée au nez tout rouge de l’hiver.

Cette bergère est une brave femme, et qui adore publiquement son époux, et qui lui prodigue en grands vers de petits noms plus gentils et plus originaux que des noms d’oiseaux. Il est « l’heureux Présent » ; il est surtout « le pur Éther où brille notre amour ». Et cette bonne épouse est une fille tendre ; elle constate en rimes riches que sa maman

… s’appelait d’un joli nom : Thérèse

et qu’elle avait de beaux yeux

Que jamais ne ternit aucune syndérèse.

Sœur aimante, elle fait de la musique pour plaire à son frère, le Flégier des stances ; elle décore d’un sonnet tout compositeur illustre et mort ; elle vante même un vivant, Camille Saint-Saëns, « le Beethoven français ».

Les sentiments de ce noble cœur se hiérarchisent comme il convient. Le plus aimé de tous ces aimés, c’est l’époux, « le pur Éther ». Il est officier, et elle a encore plus d’enthousiasmes militaires que d’admirations musicales. Elle s’émerveille dès que nos fusils à longue portée tuent courageusement quelques sauvages. Nos exploits malgaches lui inspirent un dithyrambe :

Car bientôt, parmi nous, notre héroïque armée,
Viendra baiser ton front, ô France bien-aimée,
Et le couronnera du laurier des vainqueurs !

Comme « le pur Éther » a vu le jour au pays des Bonapartes, des adjudants et des garde-chiourmes, elle met le premier Napoléon en dix-huit sonnets. Elle veille sur le Corse illustre dès avant sa naissance, dès le jour où Dieu, causant avec l’Aigle,

… prit une plume à l’oiseau
Et la mit en sa griffe…

pour lui permettre d’écrire « l’histoire du plus Grand d’entre tous ». Dès lors, l’Aigle et Mme Sari-Flégier suivent partout « le Génie invincible » ; ils contemplent successivement « l’Enfant », le « Grand Vainqueur », le « Grand Proscrit », et n’abandonnent le Grand Mort qu’en 1840, après avoir bordé son lit à l’hôtel des Invalides. Parfois l’Aigle se permet de donner au « plus Grand des Grands » des avertissements utiles et, un matin que l’amoureux s’oublie entre les bras de Joséphine,

Son aile bat la vitre et l’arrache à sa fièvre..,
Glorieuse Alouette éveillant Roméo !
***

En 1863, Mlle Ernestine Drouet publia un recueil intitulé Caritas. Puis elle devint Mme William Mitchel, fut longtemps absorbée par les devoirs de famille et par je ne sais quelles occupations officielles, inutiles et lucratives. En 1897, veuve, en retraite, sa fille mariée, elle a donné un second volume, l’Ame Française. La poésie s’est vengée de trente-cinq ans d’infidélité et les vers de Mme William Mitchel sont très inférieurs à ceux d’Ernestine Drouet.

Caritas contient trois sortes de pièces. S’avancent d’abord, graves et lourds, des poèmes commandés par l’Académie, des traductions, je ne sais quels autres automates indifférents, parfois un peu ridicules d’avoir été à la mode et de ne plus l’être. D’une allure aisée en sa lenteur, défilent ensuite, tantôt noblement droites, tantôt frêles et penchées, de mélancoliques méditations. Leur vêtement comme leur démarche hésite entre deux modes ; la coupe lamartinienne et la façon premier empire. L’auteur s’adresse aux sommets :

L’homme vit soixante ans, l’arbre vit cent années :
Vous en comptez six mille et vous durez encor !
Vous usez les forêts, les hommes, la verdure,
Comme une sentinelle userait son manteau
Immobile à son poste ; — et seuls dans la nature
Vous n’avez ici-bas ni berceau ni tombeau.

Lamartine est autrement pénétrant et profond ; mais ces lieux communs éloquents valent les meilleures solennités de Chênedollé, et je ne les trouve pas plus superficiels que les dorures brutalement aveuglantes que fait sonner José-Maria de Hérédia, rastaquouère de la poésie, ou que les raides symétries dessinées par Henri de Régnier.

Par le sourire pincé, par la tristesse jolie et légère, par la précision spirituelle et un peu sèche, tels octosyllabes d’Ernestine Drouet rappellent les plus aimables pièces d’Arnault.

A ces méditations où la poésie et le convenu se mêlent à doses diverses, je préfère les effusions personnelles : elles disent une âme simplement charmante, et les sourires d’une jeunesse pauvre, qui ne méprise pas les biens extérieurs, mais qui ignore la plainte, qui est habile à jouir de tout et douce aux à peu près. Ah ! l’âme gracieuse, jeune et point puérile, tendre, résignée, sans envie. Voici comment elle parle d’une amie plus heureuse :

Je dois à son bonheur un peu de mon courage.
Je ne pouvais pleurer lorsque chantait sa voix ;
Il est si consolant de sentir que l’orage
N’éclate pas du moins en tous lieux à la fois.
Il est si bon, si salutaire
A qui marche avec peine en son chemin pierreux
De voir qu’il pousse encor des fleurs sur notre terre
Pour embellir les fronts heureux.
Oui, sa joie et sa grâce avec sa vie écloses
Sont à mes yeux amis comme un bouquet de roses
Qui sur un frais buisson riant au voyageur,
Rafraîchit sa pensée et parfume son cœur.

Il est pénible de quitter les joliesses simples et souples de Caritas pour lire l’Ame Française. Quelle marche désagréable maintenant, à chaque instant blessée par des gaucheries et des laideurs ! La facile précision s’est évanouie. On rencontre à chaque pas d’odieux prosaïsmes, des inversions hargneuses et des vers que d’inexcusables suppressions d’articles font grinçants comme des machines non huilées :

Malgré paternelle indulgence,
Gardant juste sévérité,
C’est s’exposer à la vengeance
Qu’exercer une autorité.

ou encore :

… Et leur corps j’ai suivi
Et j’ai sur leurs blessés mes serments assouvi.

Je suis désolé d’indiquer tant de défauts chez celle dont les vers de jeunesse me charmèrent. Pourtant, malgré patriotique indulgence, Déroulède même trouvera-t-il pratique cette façon d’aller à la victoire :

Le clairon — à sac ou besace
Indiquant l’heure et les chemins —
Nous fera reprendre l’Alsace
Dût-on y marcher sur les mains !

Il y a des indignations que je ne réussis pas à partager, et ces misérables Prussiens ont commis certains crimes qui m’irritent médiocrement. Ainsi,

Ils ont demandé du champagne
Même à l’évêque d’Orléans.

Le poète a beau ajouter en note cet alexandrin vengeur :

Monseigneur Dupanloup, évêque des plus sobres, il ne parvient pas à m’émouvoir. Voici même, — j’en suis vraiment confus, — que j’ai envie de rire lorsque la cantinière adresse au champagne cette apostrophe hardie :

Si jamais défaites pareilles
Chez nous ramenaient l’Étranger,
Ô Vin, fais sauter les bouteilles
Et sois perdu pour nous venger !

Tout n’est pas ridicule dans l’Ame française. Le vers ne retrouve jamais sa grâce fraîche de 1860 ; mais il exprime parfois des sentiments sincères et intéressants. Je suis touché quand Mme William Mitchel reproche à la défaite, plus que nos biens pillés « et notre honneur terni », de nous apprendre la haine et de nous induire à prêcher la vengeance aux enfants que nous voulions autrefois généreux et doux. — Malgré la pauvreté anguleuse de la forme, la méditation est noble où, devant un tumulus qui recouvre des Allemands, elle plaint ces vainqueurs que leur victoire même entraîna pour le dernier sommeil loin de toute affection et coucha dans le froid inhospitalier d’une terre ennemie. — Pendant la guerre, on interroge des officiers prussiens :

…« C’est l’Empire et sa gloire
Que vous vengez ? » — Mais eux : « C’est le Palatinat. »

Une inquiétude s’empare du poète et ne tarde pas à étreindre le lecteur.

Que de grandes leçons nous passons sous silence,
Depuis ce « Væ Victis » dit à Rome à genoux
Qui, s’il jeta d’un brenn l’épée en la balance,
Par le fer de César est retombé sur nous !
. …………………..
Ô sauvage désir de vengeance farouche !
Si, punis aujourd’hui, demain voulant punir,
Le venin dans le cœur et l’écume à la bouche,
Sur eux nous nous ruons… — C’est à ne plus finir !

Guerre sur guerre encor, — revanche de revanche !
Et toujours morts pour morts, sac pour sac, feu pour feu,
Massacre à tout jamais, en tout siècle, en tout lieu !
C’est de l’égorgement la roulante avalanche !

Prise entre le devoir de patriotisme qu’on lui enseigna et les sentiments humains qui s’élèvent du profond de son âme, la pauvre femme s’agite sans « sortir de ce cruel dilemme », et, impuissante à conclure, va et revient dans les mêmes pensées alternées, comme affolée d’angoisse.

On voit que ce livre dit assez souvent des états d’âme noblement douloureux et que telles réflexions sont poignantes comme des cris de souffrance intellectuelle. Mais il est rare que l’expression ne soit pas faible ou incertaine et aucune pièce ne pourrait être citée jusqu’au bout sans attirer le sourire moqueur. Je crois, au contraire, que les futures anthologies pourront cueillir dans Caritas deux ou trois fleurs simples et parfumées. Il convient d’aimer Ernestine Drouet pour sa grâce jeune et souple et, par sympathie pour la beauté persistante de son âme, d’adresser des condoléances à Mme William Mitchel qui a laissé mourir des dons amiables.

***

Mme Astié de Valsayre est plus connue comme « homme d’action » et comme duelliste que comme écrivain. Elle est secrétaire de cette Ligue de l’Affranchissement des Femmes qui pétitionna pour la « liberté du costume ». Le couturier Worth appuyait la revendication et proposait, avec approbation de la Ligue, un « costume mixte, genre cantinière et oriental ».

J’ai lu de Mme Astié de Valsayre des vers signés Jean Misère et de la prose signée Fernand Marceau : tout ça m’a paru genre cantinière plutôt que genre oriental.

Le Retour de l’Exilé, récit dramatique dit par Mounet-Sully, n’est ni plus ni moins bête que la plupart des monologues, et Déroulède ne réussit pas tous les jours à être plus grotesque.

Haine à ceux qui tuaient sans pitié nos héros
Et traînaient en exil nos vaillantes phalanges !

Car jamais Français n’a tué un ennemi ou fait un prisonnier : nous sommes trop généreux pour des forfaits si noirs.

Le Secret d’Hermine est un petit feuilleton très sombre, très patriotique, très révolutionnaire et très empoignant. Il y a là, figurez-vous ! un salaud de prince allemand, — marié, s’il vous plaît ! — qui, sous un faux nom, vient nous espionner et promettre le mariage à un ange féminin et français et lui foutre un gosse dans le ventre. Acte inouï et bien particulièrement prussien. Mais il y a un brave amiral, brutal et sympathique, qui arrange un peu les choses. Il faut l’entendre, ce « vieil amphibie embouché comme un matelot », ordonner à sa maîtresse, — une sale femme complice du prussien, — de « rengainer sa langue », et s’écrier, si elle n’obéit pas assez vite : « Je pourrais oublier que vous êtes femme et vous écraser comme le reptile immonde que vous êtes. » L’immonde femme-reptile m’a fort effrayé, surtout quand j’ai mieux regardé « son ensemble de hyène » ou quand « se mouvant avec une grâce féline en ondulations de panthère, c’était bien Mathilde prête à distiller son venin ». Je me suis vite sauvé loin de ce venin de panthère. Mais j’ai été doucement payé de mes émotions violentes, car le traître est puni par où il a péché. Irrémédiablement amoureux, le misérable teuton, et irrémédiablement séparé de l’ange français et féminin ! Aussi « une larme mouille sa paupière, larme de remords, larme de honte, larme de prince enfin ! » Cette analyse chimique des larmes de prince me paraît définitive.

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Notre armée actuelle n’est peut-être pas poétique. C’est en prose que les cantinières modernes parlent du régiment. J’ai l’honneur de vous présenter deux de ces braves femmes : Marguerite Belin, dite Jean Rolland, cantinière académique, et Marie Quivogne de Montifaud, dite Paul Érasme, qui, avant de servir Nos Sous-officiers, passa peut-être par les halles.

Jean Rolland a débuté par des romans villageois. Un paysan n’y peut rencontrer une femme seule sans se précipiter sur elle pour la violer (il paraît qu’ils aiment ça à la Revue des Deux-Mondes). Au milieu des plus jolis récits champêtres, le patriotisme exigeant de cette femme d’officier jette toujours quelque mélodramatique épisode d’invasion. Mais parfois, surtout quand elle conte des enfances, son écriture est souriante et vivante.

Ses romans militaires sont de la besogne bien faite, de bonnes plaidoiries éloquentes et ineptes, dignes des honoraires que leur prodigue l’Académie. On y trouve trop de négligences abstraites, trop de lapsus aussi, comme ce « bercail » qui est un « perchoir ». Mais des chapitres entiers sont corrects et habiles, irritants de métier littéraire, de talent oratoire et insincère. Me Jean Rolland nous assure sans rire que, dans l’armée « de bas en haut, ce qui s’affirme à tous les rangs de la hiérarchie, c’est un désintéressement absolu, l’abnégation de soi-même poussée jusqu’à la démarcation ( ?) de l’individu, le sacrifice de l’intérêt personnel atteignant la limite où l’héroïsme côtoie la folie. » Baissez la tête, Lucien Descaves, Adolphe Retté, Georges Darien, Henri Rainaldy, et vous aussi, Émile Zola, dernier calomniateur de « la grande muette » ! Pourtant le héros de Sous les galons vous inspirerait peut-être plus de pitié que d’admiration. Ce pauvre officier pauvre geint bien souvent sur l’insuffisance de la solde et se montre plutôt lâche dans la vie et dans l’amour. Un dénoûment providentiel, romanesque et ridicule lui apporte la forte somme et avec, espérons-le, « l’aplomb LÉGITIME de la fortune et de la naissance ». Me Jean Rolland est fécond en ces petits mots de snob imbécile ou d’avocat qui nous croit vraiment trop bêtes. Avec une jolie inconscience apparente, il appelle fierté la soumission et courage l’obéissance tremblante. « Incapable de se plier à une discipline quelconque, l’ancien déserteur était POURTANT brave pour son propre compte. » Passez, muscade !

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Paul Erasme fait toutes sortes de métiers qu’elle affirme littéraires. Elle a publié quarante volumes et elle s’imagine que là-dedans il y a des romans, des drames, des vers et de la critique. Trop riche, elle renie à moitié des Nouvelles drôlatiques « qu’on s’acharne à me jeter à la tête et qui ne sont qu’un incident dans ma vie, — question de métier et de pain quotidien ». Elle me recommande particulièrement deux de ses livres : Nos Sous-officiers et un volume de critique. Mais la même lettre parle de ses « débuts dans la littérature dramatique qui n’a commencé qu’avec Nos Sous-officiers, en 1890 » ; et j’ai eu peur de la hardiesse de ses opinions littéraires. J’ai peut-être eu tort. En lisant le roman d’où est tirée la pièce avec laquelle « la littérature dramatique… a commencé », je me suis aperçu que quarante volumes d’exercices furent impuissants à apprendre à Erasme les premiers éléments de la langue française. Je n’insiste pas : Mme de Montifaud m’accuserait de m’attarder à « une question oisive ». Je signale seulement ce beau livre où sont traités avec un mépris légitime « des cadets, profitant de ce qu’ils ont un frère sous les drapeaux, ou qu’ils sont fils unique de veuve, pour se dérober au service militaire. »

Je cite encore quelques lignes qui me semblent expliquer suffisamment nos désastres de 1870. Tout au moins, elles consoleront les vrais patriotes. Elles stigmatisent, en effet, « ces gueux sinistres, dont le nom national de Prussiens caractérisera toujours les parties basses de notre individu, puisque jusqu’alors ils ne nous en avaient montré que cet endroit de leur personne sur nos champs de bataille ».

VIII
Quelques mères gigognes

Nous avons déjà rencontré plusieurs de ces fécondes poseuses de lapins littéraires qui contribuent grandement à transformer la littérature contemporaine en une Australie famélique. Nous en retrouverons encore. Je vais aujourd’hui jeter une dizaine des plus prolifiques dans la même charrette.

Il semble que ce chapitre sur « l’abondance stérile » commencerait heureusement par un hommage à Catulle Mendès. Pourtant, après réflexion, j’ai préféré ne parler que de celles qui sont femmes par devant.

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Georges de Peyrebrune écrivit jadis de jolies choses, frêles et mièvres, comme les Frères Colombe ou même les Roses d’Arlette et des études d’un réalisme sain et solide comme Victoire la Rouge. Depuis elle a compliqué, pédantisé et spiritualisé sa manière et elle est devenue le premier écrivain de notre temps pour les vrais amateurs de phébus et de fin du fin. Le plus caractéristique de ses livres s’appelle les Aimées. C’est l’histoire d’un « esthète » génial qui jouit surtout de ses souffrances et des souffrances voisines. Pour créer de la douleur en lui-même et en l’adorée, Emmanuel fait semblant d’être marié. Un jour, fatigué de cette comédie, il avoue tout à sa blonde maîtresse : la merveilleuse brune qui passait pour sa femme et dont la beauté attisa de si atroces jalousies, est sa sœur. Malédiction ! la bien-aimée s’est fatiguée un jour avant lui ; elle est mariée depuis vingt-quatre heures. Au lieu de jouir délicieusement de ce malheur imprévu, l’esthète génial devient fou. Ne le plaignons pas trop : le délire lui permet de prendre la brune pour la blonde, et la bonne sœur lui rend publiquement son premier « baiser d’amant » en se déclarant « décidée à tout pour le sauver ».

L’admiration que m’inspirent ces aventures originales est décuplée par l’écriture d’une élégance riche. Ces trois cents pages constituent la plus étonnante anthologie de gongorismes qu’on puisse rêver. Deux ou trois fleurs pour boutonnières d’esthètes, voulez-vous ?

Ne dites plus, précieux esthètes : le mystère féminin. Dites : « L’obscur dédale en lequel l’homme se perd dès qu’il veut pénétrer dans la syringe où se tient enfermée l’âme impénétrable de la créatrice des races. »

Rougissez-vous d’avoir laissé échapper, après Peyrebrune, cette lapalissade trop visible : « Tout bonheur n’est parfait que s’il est complet ? » Hâtez-vous de traduire en langage plus abstrus : « L’orbe des sensations ne doit être fragmenté. » Continuez avec un geste solennel : « De la cime perdue de nos effluves sensoriels effilés vers l’astral, à la base charnelle de notre corps, lourde argile qui retient, hors du vol éternel, notre vague de vie… »

Si vous avez fait une déclaration et qu’on vous réponde mariage, donnez-vous le temps d’inventer quelque empêchement absolu et esthétique en vous écriant : « Le mot que vous venez de prononcer rétrécit l’envergure de mon envolement. Je sens qu’il faut redescendre pour vous parler comme un homme, non comme un dieu. Soit ! »

Voulez-vous exprimer qu’une de ces dames de la Fronde vous sembla uniquement occupée de pensée pure ? Déclarez : « Elle paraissait avoir transporté la mobilisation de sa vie sur le plan d’une intellectualité ardente qui suffisait au prétexte de son évolution. »

Cause-t-on devant vous de Joris-Karl Huysmans, chantre de la Cathédrale, ou du ridicule charlatan Mérovack, « l’homme des cathédrales », appliquez-leur ces belles paroles de Peyrebrune sur la construction intellectuelle de son héros :

« Assez solidement équilibré en son raisonnement, malgré les superfétations d’une ornementation bizarre qui donnaient à la figuration de son intellect l’aspect d’un édifice aux assises purement architecturales, surmonté d’une forêt de dômes, clochetons, campaniles, beffrois, aiguilles, tours, obélisques, flèches, mâts, s’enchevêtrant les uns aux autres en s’escaladant jusqu’à percer les nues, Emmanuel consentait volontiers à suivre la voie des déductions logiques que les bases de sa raison lui fournissaient. »

A propos d’un monsieur qui, ayant passé une mauvaise nuit, fut content de voir revenir le jour, les réflexions suivantes vous procureront un succès :

« La planète, en tournant, le ramena vers des clartés solaires. Réellement il avait vogué à travers l’infini, puisqu’il se voyait, point matériellement infime, mais géant par l’idée, piqué sur l’avant du navire terrien dont un feu intérieur alimente la chaudière, de laquelle s’échappent les vapeurs condensées qui se heurtent et se frottent aux courants sidéraux pour constituer l’engrenage rotatif ; il se voyait mesurant l’étendue et calculant les basses, l’œil sur sa boussole cervicale… »

Vous pourrez aussi vous rendre intéressant en reprenant pour votre compte tels vœux du pauvre esthète qui finira par perdre la « boussole cervicale » :

« Il se souhaita aveugle en un monde désert, pour jouir pleinement de la vérité des choses. »

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Madame Th. Bentzon est une voyageuse et une liseuse : elle regarde avec sympathie, distingue les menus faits intéressants, conte avec un charme discret, commente en personne de sens. Il y a plaisir à lire ses études superficielles et élégantes, d’un talent lent et calme sur les littératures et les mœurs étrangères. Elle s’arrête un instant devant les types les plus divers, sourit à chacun, l’esquisse en traits facilement oubliables, mais aimables. Son écriture sans relief n’effarouche ni la Revue des Deux Mondes ni l’Académie, et pourtant ces grisailles, grâce à la souplesse du dessin, ne sont point déplaisantes.

Par malheur, ses innombrables romans me confirment dans cette pensée que la femme est également incapable d’ordonner un livre et de créer un caractère. Les œuvres féminines de quelque valeur sont courtes, ou expriment dans un désordre de conversation des choses vues, ou disent l’âme de l’auteur. Dès que l’œuvre exige une vue d’ensemble, un effort de synthèse, la femme y est inégale. Pour employer des mots allemands, peut-être la femme est-elle destinée à dépasser l’homme dans l’art subjectif ; l’art objectif lui restera sans doute éternellement fermé. Elle aura d’autres Sapho et d’autres Desbordes-Valmore. Elle n’aura jamais un Sophocle ou un Balzac.

Les romans de Mme Bentzon sont construits avec de petites habiletés de feuilletoniste. Nous y retrouvons ces irritants secrets qu’on nous découvre graduellement, et les caractères sont aussi changeants et inconsistants que dans Georges Sand elle-même. Voici Constance, un des moins mauvais parmi ces livres indifférents, un des trois que l’Académie couronna, celui que l’auteur préfère. C’est l’histoire d’une jeune fille catholique qui aime un divorcé et ne l’épouse point. Il y avait là un sujet. Le bas-bleu a eu le courage d’en approcher parce qu’un homme de bonne compagnie, M. Octave Feuillet, historiographe de Sibylle, lui en avait parlé. Elle a, d’ailleurs, évité tout ce que l’étude pouvait avoir d’intéressant et de profond. Elle a énervé la force du sujet par toutes sortes de préparations lâches et adroites. Les cinq premiers sixièmes du livre sont dépensés à ces mesquines habiletés et à de souriantes anecdotes. Aux dernières pages seulement, le problème est, non point résolu, certes, ni même posé franchement, mais indiqué et escamoté. Et la conclusion est vraisemblable comme un dénoûment d’André Theuriet. Constance sera, si le bien-aimé l’exige, sa maîtresse ; mais elle ne sera pas sa femme. « Je n’ajouterai pas l’hypocrisie au péché, ne laisserai jamais légaliser ce qui reste illégitime devant un tribunal qui défie toutes les lois de ce monde. » Raoul se montre digne de l’héroïque sacrifice, en le refusant. Et Constance s’écrie, heureuse : « C’est à dater de ce moment que je crois, que je sais que tu m’aimes. Adieu ! » Et c’est fini. Les deux marionnettes ne seront plus rapprochées. Mme Bentzon est trop intelligente pour que j’aie à lui apprendre que ce sublime est banal et faux jusqu’au ridicule. Elle alléguera peut-être qu’elle a une clientèle à satisfaire et des couronnes académiques à mériter. Je ne suis pas de ceux à qui ces circonstances paraîtront atténuantes.

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Le cerveau de Jeanne France est, certes, bien incapable d’enfanter, et il n’est jamais sorti d’elle rien qui ressemble, même de très loin, à un livre. Mais ce cerveau est atteint d’une maladie désagréable qu’on situe généralement autre part et dont je croyais la vieillesse féminine exempte. Elle a laissé couler quarante-trois volumes, et le flux continue. J’ai étudié les flueurs recueillies par la Baronne de Langis. Voici le résultat de l’analyse : liquide blanchâtre, tirant parfois sur le jaune, presque insipide et presque inodore (légère fétidité rance). Principaux animalcules en suspension : le vieillard sublime, la jeune fille chaste, la mère séduite qui expie, l’officier séduisant et instruit.

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Avant de devenir cantinière en chef de l’armée franco-russe et barnum de la Nouvelle Revue, Mme Edmond Adam écrivit de la philosophie banale, et aussi des romans où des artifices lents et naïfs croyaient suggérer des rêves de beauté. Païenne est le moins mauvais de ces livres qu’admira Jules Lemaître, insulteur de Barbey d’Aurevilly et flatteur de Sarcey, lâcheté souriante, heureuse de frapper la vieillesse des lions, plus heureuse de caresser tout habile qui fait semblant d’être un écrivain et qui sait être une influence. Païenne, sous l’apparence d’un roman par lettres, est un long duo d’amour en prose poétique. Les seuls livres que les femmes aient réussi, — œuvres épistolaires, mémoires, confessions, demi-romans déguisés sous l’une de ces formes, — sont écrits à la première personne. La prose poétique, par sa grâce jeune et comme inachevée, par la liberté de son lyrisme équivoque, est un genre féminin, comme au théâtre les travestis sont des emplois féminins. Si Mme Adam était une femme de talent, elle pouvait faire de Païenne un petit livre exquis. Par malheur, le volume, qui paraît court à qui compte les pages, devient bien long quand on essaie de lire. Les amoureux de Juliette Lamber ont le bonheur bavard et rabâcheur, vite ennuyeux pour qui les écoute. Et ils ne sont pas sincères ; ils se battent les flancs pour aimer, surtout pour dire leur amour. Dès le commencement, Tiburce avoue des préoccupations d’auteur : « Je tiens à prolonger et à nuancer cette délicieuse préface. » Il lui semble que sa maîtresse Mélissandre (oh ! mon Dieu, les jolis noms !) écrit merveilleusement, et il lui demande plus de descriptions que de baisers. Cette personne complaisante ne refuse jamais à celui qu’elle aime un exercice de style. Le livre, agaçant dès les premières pages et inquiétant de fausseté, devient peu à peu monotone et endormeur. Cette « apothéose de l’amour » déplaît d’abord par ce qu’elle a de péniblement et banalement théâtral ; bientôt elle nous laisse bâiller, indifférents, comme un dithyrambe sur l’Alliance.

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Visitons quelques accouchées moins ridées, déjà loin pourtant de leur première gésine.

Jeanne Mairet (Mme Charles Bigot), — car elle signe d’un pseudonyme et d’une parenthèse, — en est à son dixième volume. Celui-ci, un peu prétentieux, croit contenir Deux mondes, ancien et nouveau continent. Il renferme surtout de nombreuses imitations. Imitation commerciale de Paul Bourget : Outre-mer, paraît-il, s’est bien vendu en Amérique ; essayons de passer aux mêmes clients un rossignol analogue. Imitation dans la composition : les documents, empruntés au même Bourget que la noble idée d’exportation, sont disposés à la façon naturaliste, un peu plus gauchement que chez les habiles. Le style semble imité de M. Georges Ohnet, et Armand Sylvestre, l’ineffable critique qui admira les banalités incohérentes du Curé de Favières, ne se déshonorerait guère plus à applaudir Jeanne Mairet. Marcel Prévost a prêté deux de ses intéressantes demi-vierges. Les détails de l’intrigue ont été ramassés dans tous les feuilletons de France et d’Angleterre. On retrouve ici le vieux parent, perdu de vue pendant des années, qui revient en mendiant et, touché du bon cœur des siens, s’empresse de mourir en leur laissant le gros héritage. Le professeur pauvre, trop fier pour avouer son amour à la jeune fille riche, orne également ce livre. Rassurez-vous : le secret se dévoilera sans qu’il y ait de la faute de personne. Le délire d’une bonne fièvre typhoïde rendra innocemment bavard le professeur qui fut jusque-là héroïquement muet. Il y a aussi une vilaine intrigante qui se fait presque épouser par un monsieur très estimable. Ne tremblez pas trop : Jeanne Mairet est bonne comme une providence jamais en défaut. Elle poussera la vilaine intrigante à écrire deux lettres en même temps, une pour son amant, l’autre pour son fiancé. Vous devinez qu’une inévitable erreur d’enveloppe dirigera vers le fiancé l’épître destinée à l’amant. Ainsi, une fois de plus, la vertu sera protégée et le vice puni.

Parmi tous ces enfantillages un peu bien connus, je dois signaler une nouveauté. Pour que le livre soit de meilleure défaite de l’autre côté de l’eau, les Américains y ont le beau rôle. Mais cette pauvre Française de Jeanne Mairet n’a pu leur donner que les qualités ordinaires aux jeunes premiers Français. Les Français, en revanche, ont chez elle les défauts que nos vaudevilles prêtent aux « transatlantiques ». La conception me paraît vraiment bien puissante pour l’intelligence de Jeanne Mairet, et je suppose qu’elle a, sur épreuves, imposé à ses personnages un ingénieux échange de noms.

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C’est de Flaubert que Mme Stanislas Meunier doit avoir appris à construire une phrase. Elle ne paraît point avoir étudié les somptuosités de Salammbô ou la souplesse vivante de Madame Bovary ; mais uniquement le Flaubert sec et automatique de l’Éducation sentimentale. Et seul l’enseignement grammatical lui a profité ; elle n’a pu apprendre à composer un livre ou même un chapitre. J’ai lu d’elle deux volumes : Pour le bonheur, Aimer ou vivre. Le premier s’orne en épigraphe de ce mot de Chateaubriand : « Le roman prend en croupe l’histoire ». J’ai bien peur que, trop faible de reins, la pauvre bête n’ait buté dès le premier pas et ne se soit plus relevée, écrasée sous la double charge. Mme Meunier croit naïvement avoir fabriqué un roman historique, parce qu’elle a coupé son anecdote en morceaux plats et minces entre lesquels elle a glissé des tranches d’histoire ou même des documents textuels. Les chapitres d’Aimer ou Vivre sont encore des sandwichs, non plus à l’histoire, mais à la médecine. D’héroïques phtisiques, condamnés par le docteur à choisir entre quelques jours d’amour ou beaucoup d’années d’ennui, optent pour la passion, et nous assistons à leurs baisers et à leurs crachats. En le purgeant de quelques renseignements physiologiques, le sujet permettait peut-être une nouvelle, un peu frêle, un peu banale, touchante cependant. Mme Meunier veut moudre plus de farine qu’elle n’a de blé : elle laisse le son et ajoute du plâtre et toutes les balayures du moulin. Son pain plus que complet contient parfois des matières répugnantes.

Par l’abondance de sa documentation, par la gaucherie avec laquelle elle mêle documents et historiettes, par les nombreux personnages parasites dont elle encombre ses livres (tel, dans Aimer ou Vivre, ce mari, grotesque suivant la formule, qui sert uniquement à tenir de la place et dont le revolver inutile et brutal vient tuer un mourant), par les mérites grammaticaux et monotones de son écriture, Mme Stanislas Meunier se rend bien terrible à lire. Toutefois j’ai goûté la vérité nuancée de quelques-uns de ses personnages féminins, et la Monique de Pour le bonheur m’a intéressé par la souplesse simple et vivante de certains de ses gestes.

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Camille Pert fait de la tapisserie à l’aiguille. Elle se procure le canevas chez n’importe quel fournisseur et le couvre patiemment de points psychologiques et gris. Seulement, tout à la fin, elle dessine une flaque rouge. Elle a trouvé le sujet du Frère chez l’un ou l’autre de nos innombrables marchands d’incestes, a chipé l’idée et le titre de la Camarade à je ne sais quel vaudevilliste, et ses Florifères sont une édition revue et pédantisée des Mères stériles d’Henry de Fleurigny. Ses personnages masculins sont bien étranges. Un jeune médecin, repoussé par une femme, se venge comme une cuisinière renvoyée. Le mari de la camarade est ce qu’on peut imaginer de plus invraisemblable. Camille Pert a voulu faire un être médiocre et quelconque, et elle l’a affligé d’une manie raisonnante et systématique qui serait possible chez un imbécile, chez un fou ou chez un penseur. Supposez que Molière, aussi bête que Coquelin, ait voulu son Arnolphe tragique. Le bourgeois à la fois plat et paradoxal de Camille Pert pouvait être amusant, si l’inconsciente avait senti ce que sa création a de caricatural et n’avait pas prétendu nous donner de l’observation impartiale et de la vérité moyenne. Ce mari adresse, en effet, à sa pauvre petite femme, des reproches bien risibles : il a fait un mariage d’inclination, mais il est furieux d’aimer plus qu’il ne se le proposa, et il ne pardonne point des joies trop grandes, en dehors de son programme. Le traître du même livre, — car, lorsque Camille Pert a ses trois cents pages de psychologie, un traître vient toujours dénouer l’histoire, d’un brusque geste mélodramatique, — est encore assez extraordinaire. C’est un homme à bonnes fortunes, mais un don Juan bourgeois et prudent qui ne prendra jamais la femme d’un ami, « car il n’y a pas de sensation d’amour qui vaille la somme d’ennuis qui pourrait en résulter ». Il a rencontré une seule fois l’amant de la camarade et il s’est irrité contre le timide gaffeur, comme un joueur habile qui voit un novice faire des fautes. Et, parce que l’esthétique de Camille Pert exige une éclaboussure de sang sur le mot « fin », voici que ce mondain souriant, superficiel et égoïste, agit comme un jaloux sauvage et, oubliant « la somme d’ennuis qui pourrait résulter » d’un meurtre, tue l’amant d’une femme qu’il n’aime point et dont il ne voulut point.

L’écriture de Camille Pert est aussi personnelle que ses sujets. Il y a, naturellement, dans ses minutieuses psychologies, beaucoup d’inconscientes parodies de Bourget. Parfois elle s’élance à de gros lyrismes lourds : on sent qu’elle vient de s’entraîner en lisant quelques pages de Zola. Un de ses personnages revient-il sur son passé, les innombrables : « Et c’était… et c’était… à présent c’était… c’était maintenant », trahissent encore le décalque du procédé naturaliste. Le plus souvent, ses phrases sans couleur, hachées de points de suspension, rampent aussi invertébrées qu’une tirade de Sardou, vraiment dignes de l’approbation de Francisque Sarcey.

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Payées à la ligne, les ouvrières en feuilleton noircissent beaucoup de lignes.

Mme Gouraud, née en 1854, m’écrivait à la fin de 1897 : « J’ai commencé à écrire à 14 ans, et depuis j’ai donné trois cents nouvelles variant de 100 à 3 000 lignes… Mes feuilletons, longs de 12 000 à 30 000 lignes… Celui que j’ai en cours en ce moment dans la France a 25 000 lignes. Il s’intitule Cœur de France, est patriotique, dialogué, très dramatique ; il est signé Perrot d’Ablancourt, nom de mon aïeul maternel. J’ai sous presse Dieu et Patrie, volume illustré de 15 000 lignes grand format, et aussi Cœurs vaillants, volume illustré de 12 000 lignes. Je travaille à un grand roman qui m’a été demandé par un journal de Paris, Sans Patrie ; il aura 20 000 lignes. » Et elle a publié des contes, des légendes, et beaucoup d’autres romans très longs. « Celui que je préfère et que je trouve le mieux est : Cœur de France, histoire d’une française mariée avant la guerre à un général allemand. »

Effrayé de cet inventaire, je n’ai examiné aucun des articles fournis par la maison Gouraud.

Pourtant j’ai repris un peu courage et j’ai lu quelques feuilletons écrits par des femmes. Voici la recette la plus communément suivie pour la confection de ce plat populaire :

Prenez un secret que vous découpez en cinq tranches aussi égales que possible. Entourez-le de quinze personnes intéressées à le connaître et de cinq personnes intéressées à le cacher : femme de la victime, femme du meurtrier ; les trois filles de la victime et les trois garçons du meurtrier (ces jeunes gens s’aiment beaucoup, naturellement) ; les deux fils de la victime et les deux filles du meurtrier (ces jeunes gens ne s’aiment pas moins que les premiers). Vous pouvez ajouter des oncles et des tantes et faire aimer chacun de nos dix jeunes gens par quelqu’un qu’il repousse. Parmi les dix dédaignés il sera élégant d’en faire cinq très blonds, très naïvement bons et dévoués, cinq très bruns, et dont la méchanceté s’irrite d’un refus. Vous pouvez d’ailleurs faire autant de cordons de petites bêtes amoureuses que vous voudrez. Mais vingt intéressés autour de cinq grosses tranches de secret suffisent à constituer un plat présentable. Vous rapprochez successivement chacun des vingt intéressés de chacune des cinq tranches, ce qui vous procure cent dialogues. Vous les en éloignez ensuite par cent autres dialogues, et le rapprochement définitif vous donne votre troisième cent : 300 dialogues × 100 lignes × 0 fr. 50 = 15 000 francs, auxquels il convient d’ajouter une somme égale comme prix de la sauce de récits et de réflexions.

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Madame Emma de Roussen signait jadis Pierre Ninous. Après un procès qui fit quelque bruit, elle devint Paul d’Aigremont. Elle m’écrit de nobles paroles : « J’ai entrepris de relever le roman populaire, de diminuer les crimes, les cambrioleurs et autres choses si pernicieuses qui souvent servent d’exemples. »

J’ai lu d’elle quatre volumes où je n’ai pas trouvé en effet la chose pernicieuse dénommée cambrioleur. Mais j’ai eu le chagrin d’y rencontrer des tas d’incestes, des monceaux de documents vendus à l’ennemi, des fleuves de poison bus par des troupeaux de victimes, assez de testaments supposés pour remplir une étude de notaire, un lot de faux en écritures publiques ou privées suffisant pour occuper dix années de Couard, Belhomme et Bertillon. Et des êtres aussi raisonnables que vous et moi étaient enfermés en des asiles d’aliénés, pour que de vils gredins pussent jouir de leur fortune ou leur enlever leur fiancée. Et les braves gens des mêmes livres mentaient tous les jours et tuaient toutes les semaines.

L’œuvre maîtresse de Paul d’Aigremont s’appelle Monté-Léone. Comme le titre l’avoue naïvement, c’est un démarquage de Monte-Cristo. Quelques incidents empruntés aux Mystères de Paris et au Juif-Errant viennent corser un peu l’intrigue trop simple du père Dumas.

L’écriture de Paul d’Aigremont est précise comme celle de Jean Laurenty dite Bouche-de-Colibri : « Dieu me rédimerait de mon courage. » Le contexte m’informe que rédimer signifie ici récompenser. Le pléonasme fleurit dans ses jardins comme dans ceux de Cécile Cassot : « Il le ferait certainement à coup sûr. » Parfois il se mêle d’étourderie et donne d’assez joli galimatias : « Autant vaut mieux ne pas l’entreprendre. » Un avocat d’une éloquence géniale vante un viel « très grand, encore plus vaste. » C’est aussi dans un feuilleton de Mme de Roussen que Vadius a relevé cette phrase admirable : « La mort de votre femme, c’est-à-dire un fait semblable, a provoqué des causes identiques. » Quand les revendications du féminisme auront triomphé, j’espère que Paul d’Aigremont fera un excellent député. Nul ne réussira mieux à envelopper une injure d’élégance parlementaire. Jamais elle n’appellera vache une femme, fût-elle d’un pays d’élevage. Elle est trop polie, et ça ferait trop peu de lignes. Mais elle lui attribuera « le vague aspect de ces ruminants qui, dans les herbages de la Normandie, son pays natal, avalent des plantes odorantes, pour donner après le plus riche et le plus crémeux des faits. »

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J’ai lu de Georges Maldague : Rose sauvage, Tue-les et Mam’zelle Trottin. Mam’zelle Trottin et Rose sauvage ont le même centre. Les fils d’un forçat ignorent leur état civil. Ils aiment, veulent se marier, et la maman est très embêtée de chaque morceau de vérité qu’on lui arrache. — Georges Maldague est surtout fière d’avoir écrit Tue-les. Ceci, c’est le roman populaire à thèse. Il ne faut pas tuer votre femme, même si vous êtes sûr qu’elle vous trompe ; parce que, même quand on est sûr, il arrive que ça n’est pas vrai. Georges Maldague a une manière de talent : elle délaie ses vaudevilles tragiques en une langue fade, mais correcte, supérieure à celle de tels « artistes » de l’un et de l’autre sexe. Il lui arrive même de montrer quelque prétention et de caresser d’une périphrase les chats, gracieux « mammifères ronronnants. » Car Georges Maldague est une savante. Elle aime les curiosités médicales. Elle tire bon parti des paralysies, des amnésies et des catalepsies. Je la définirais volontiers un Jules Claretie moins veinard et livré par le hasard à un public censé inférieur. J’estime également cette brave servante d’auberge et ce garçon bien stylé de restaurant chic.

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On me signale encore beaucoup de femmes employées dans le feuilleton. Un cas me semble intéressant, celui de Charles de Vitis, lauréat du Petit Journal pour le Roman de l’ouvrière. On m’affirme que ce pseudonyme pédant et bachique désigne un monstre étrange, composé de cinq femmes secrétaires et d’un prêtre directeur. Je n’ai examiné aucune grappe produite par la souche à cinq sarments. Mais j’ai voulu la désigner à l’Académie. S’il est bon que M. Hanotaux, singe politique de Richelieu, couche quai d’Orsay, il y aurait injustice à ne pas offrir un fauteuil sous la coupole à l’abbé Vigneron, successeur du Richelieu littéraire, fabrique de romans, comme le cardinal fut une fabrique de tragédies.

IX
En enfance

Plus encore que l’instituteur, l’institutrice est persuadée de sa supériorité intellectuelle et de l’importance incomparable de sa mission. Pourtant elle apparaît moins grotesque. Elle joue, en somme, un rôle féminin en continuant la maman. De même, lorsqu’elles écrivent pour enfants, les femmes se montrent parfois un peu moins ineptes et un peu moins gauches que les hommes.

Je pense beaucoup de mal de l’éducation moderne et de toute éducation prolongée. L’école ne peut exister que par la docilité, la crédulité et l’esprit d’imitation de l’élève. Il est abominable de nous enfermer trop longtemps dans ces mérites enfantins, de construire avec les vertus d’un âge les vices d’une existence, de nous « instruire dans l’ignorance » de la vie et de nous condamner à « vieillir dans une longue enfance ». La science des classes est nécessairement une science morte, qui empoisonne esprit d’examen et originalité. L’éducation ne peut que briser le caractère ou le ployer à des hypocrisies que secoueront brutalement de prochaines révoltes.

Quel que soit l’orgueil de nos pédagogues, lequel oserait se dire supérieur à Bossuet, à Fénelon, ou même à Sénèque et Burrhus ? Le premier ne put rien faire de son élève ; le second abrutit le sien, et, sans la contrainte des « cinq ans de vertu », Néron fût devenu un moins cruel comédien. Il y a, en effet, trois sortes d’éducation : la bonne, celle qui ne réussit pas du tout, qui se contente de faire perdre du temps ; la médiocre, qui apaise le présent et exaspère l’avenir ; la mauvaise, qui réussit tout à fait et qui est une voleuse d’énergie.

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Parmi les bas-bleus éducateurs, les uns s’adressent aux petits enfants, d’autres aux jeunes filles, d’autres enfin au public adulte et en particulier au public enseignant. On peut donc les distinguer en institutrices, demoiselles de compagnie et professeurs d’école normale.

Les institutrices sont innombrables. Voulez-vous une abondante salade de noms et de pseudonymes ? Mme Leroy-Allais, veuve du colonel Leroy-Ramollot, sœur de l’imbécile Alphonse des « Œuvres anthumes » ; mesdames Noémi Balleyguier, Chéron de la Bruyère, Julie de Monceau, de Sobol, de Bellaigue, Colomb, de Bovet, de Paloff, de Witt (née Guizot), Th. Vernes (née de Witt), de Bosguérard ; Mlles Leconte, Jeanne de Coulomb ; tante Jane, tante Rosalie, Bruno, Eudoxie Dupuis, Mélanie Talandier, Marthe Bertin ; Amélie Amestoy, Marguerite Levray, vicomtesse de Pitray, Mme Bellier, Mme Mesureur qui, sous le pseudonyme d’Amélie Dewailly, s’adresse à nos enfants, comme François Coppée s’adresse à nous. Je m’arrête, découragé, au tiers de ma liste qui, encore, doit être ridiculement incomplète. Et quelques-unes de ces vaillantes ont publié quarante, soixante, jusqu’à cent volumes. Ce dernier cas est celui de Mme de Witt, qui travaille aussi, il est vrai, pour grandes personnes, et que nous aurons le plaisir de retrouver.

Bien entendu, je n’ai pas lu tout ce fatras. Je me suis déclaré satisfait après cinq volumes de Mme O. Gevin-Cassal, quatre volumes de Mme Constant Améro, un volume d’Adriana Piazzi et un de Mme Berthe Flammarion. Une vingtaine d’autres volumes sont là devant moi qui m’adressent des reproches et des prières : je me suis contenté d’en couper les pages et de parcourir trois lignes çà et là, pour me rendre un compte plus exact des modes générales.

De mes recherches, insuffisantes peut-être, — mais qui aura le courage de faire mieux ? — je rapporte trois remarques principales :

1º La vogue est encore aux Alsaciens-Lorrains et, dans presque tous les récits de longue haleine, la guerre de 1870 fait un premier ou un dernier chapitre agréable. Ces dames lisent utilement Erckmann-Chatrian. On trouve dans Berthe Flammarion un « docteur Mathéus » qui est « bon » au lieu d’être « illustre », et Fille de Lorraine, de Mme Améro, est une puérilisation des Rantzau.

2º Ces dames ont, naturellement, de l’esprit à revendre, et nous le font bien voir. Tout en amusant nos enfants, elles préparent un public aux futurs vaudevillistes. La vocation du Gandillot et du Valabrègue qui menacent nos fils sortira sans doute d’un de ces livres d’aspect pacifique. Elles ont surtout l’esprit, — bien féminin peut-être, — de mal entendre ce qu’on dit. Elles prêtent à leurs personnages cette demi-surdité créatrice d’amusants quiproquos. Dans Mme Flammarion, on demande à une paysanne qui vit atterrir un ballon ce que sont devenus les aéronautes. Elle répond : « Les aromates, qué que c’est que çà ? » L’auteur est si heureux de cette plaisanterie qu’il essaie de la renouveler vingt pages plus loin. Dans Mme O. Gevin-Cassal, un employé de chemin de fer vient d’annoncer la station Vanves-Malakoff. « Nini ouvrait des yeux tout ronds, car elle avait compris Œuf-à-la-coque. »

3º Il y a deux histoires : l’histoire de la petite fille méchante que le malheur convertit ; l’histoire de l’enfant bien sage et débrouillard qui tire ses parents d’embarras innombrables et arrive à la fortune. Mais, en revanche, il n’y a qu’un idéal, le million ; qu’une récompense, le gain du million ; qu’une punition grave, la perte du million.

Quel parti chaque institutrice tire-t-elle de ces éléments invariables ?

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Mme O. Gevin-Cassal écrit avec une abondance facile. Il ne lui manque ni les banales élégances, ni l’émotion larmoyante. Elle sait l’art de délayer en trois cents pages les aventures et les mésaventures de la petite fille méchante dont l’infortune fait une perfection et une institutrice en attendant le mariage riche qui la récompensera. Outre le respect de l’argent, elle enseigne l’amour filial, le patriotisme, la docilité surtout, et que railler est bien vilain. Son plus gros livre, Histoire d’un petit exilé, constitue, m’écrit-elle, « le tome I de ses mémoires » et, perdus en une diffusion endormeuse, pouvait présenter quelques détails intéressants et réveilleurs. Malheureusement le bas-bleu a déguisé en petit garçon la petite fille qu’elle fut : grâce à cet absurde démarquage, les événements vrais deviennent plus faux que les autres, et les sentiments éprouvés sont les moins vraisemblables. En dehors de sa littérature enfantine, Mme Gevin-Cassal a publié des Souvenirs du Sundgau, où quelques renseignements sur les mœurs populaires de la haute Alsace font pardonner des nouvelles lentes et ennuyeuses. Cette institutrice (je parle du métier littéraire et néglige les biberons qu’on peut inspecter entre temps), emploie le plus souvent un français correct et usé. J’ai pourtant rencontré chez elle des « boiseries qui revêtissaient entièrement les parois ». Plus que ce barbarisme lamartinien :

Comme un fils de Morven me vêtissaient d’orages,

je lui reprocherai l’imprécision et la prétention de son vocabulaire. Je lui en veux aussi de certaines plaisanteries un peu bien pédantes et difficiles. J’ai donné ses livres à la petite fille d’amis peu patients que j’aime à taquiner. A chaque page, elle leur demande l’explication de phrases comme celle-ci : « Quant à sa pseudo-écriture (une espèce de gribouillis hiéroglyphique, des c en convulsion de limaces, des e hydrocéphales, des t plus tordus que la fée Carabosse…) sa soi-disant écriture, il eût fallu, pour la déchiffrer, un nouveau Champollion. »

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Mme Constant Améro, qui signe aussi Marie Améro et Daniel Arnauld, combat l’esprit d’aventures en personne qui craint de s’y laisser séduire. Ses livres sont le contre-poison à ordonner après la lecture de Robinson et des romans de Fenimore Cooper. Chez elle, les histoires de contrebande finissent mal, les tentatives de colonisation sont ruineuses et meurtrières. Elle est intarissable sur les fatigues et les dangers de la Vie au désert. Ici, le million ne se gagne pas par des coups d’éclat : il s’économise, assez vite d’ailleurs, et quelquefois on le ramasse quand on se baissait sagement dans l’espoir modeste de cueillir une épingle. Elle profite de toutes les circonstances pour nous enseigner les petites vertus domestiques, le respect des lois et, — sauf, bien entendu, quand la patrie est en danger, — la prudence. Outre de courts récits innombrables, elle a écrit deux bouquins énormes : Fille d’Alsace, qui obtint de l’Académie une mention honorable ; Fille de Lorraine, qui ne la méritait ni plus ni moins et qui n’a rien eu. Ce sont des éloges bien sentis de « cette forte race de l’Est, ayant plus de volonté que d’imagination » ; ou plutôt, de ces deux races, l’une si grossière, l’autre si fine, mais également agaçantes et pratiques, et qui, suivant un mot qu’affectionne la bonne Alsacienne Gevin-Cassal, aiment par-dessus tout « le butin » ; de ces deux races dont les plus nobles expressions littéraires sont Erckmann-Chatrian, gros bons vivants habiles, et Maurice Barrès, le plus sec et le plus avisé des stendahliens.

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Le héros de Mme Adriana Piazzi, Nicole Flambart dit Sans-Souci, est un brave enfant laborieux et serviable. Il a bon cœur, donc il sera riche. Je ne conseille à personne son moyen de fortune. Il s’engage comme matelot et fait naufrage. Il va mourir de faim, allongé sur une planche, quand il rencontre un magnifique navire abandonné de son équipage sous prétexte de fièvre jaune, mais qu’un bienfaisant cyclone eut soin de désinfecter. La trouvaille procure à Nicole des vivres d’abord et bientôt deux millions. Ce succès me comble d’une joie d’autant plus vive que l’aimable garçon, malgré son surnom, n’est nullement égoïste : Sans-Souci se soucie beaucoup des malheurs de sa famille, et des défaites de la France. A peine millionnaire, il vient défendre Paris assiégé. Il fait son devoir au Bourget. « Blessé déjà par quelques coups de baïonnettes prussiennes », il reçoit encore : 1º « une balle dans le côté », 2º à sa « vareuse bleue, un ruban rouge » auquel pendait « une croix qui brilla un instant sous ses yeux et fit palpiter son cœur ».

Le jargon franco-italien d’Adriana Piazzi a des grâces inattendues, et telles de ses ignorances valent des malices conscientes. Je suis heureux quand elle prononce administré pour pauvre diable : « Orgueil, orgueil, où vas-tu te nicher ? n’as-tu pas les palais où tu demeures en souverain, sans venir encore troubler la cervelle de nos administrés ? » Il serait injuste aussi de reprocher à cette Italienne ce que son charabia a de filant et de macaroni ; je cite, en exemple, un fragment d’une phrase, courte d’ailleurs : « Cette croix d’argent à ruban de soie rouge pour laquelle les enfants, et plus tard les hommes, font tant de belles choses afin d’être dignes de la mériter… »

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Mme Berthe Flammarion blesse d’abord par cette sécheresse d’imagination qu’on décore des noms d’esprit moderne et d’esprit scientifique, par son horreur pour les fées et les légendes. Elle ne veut que des histoires arrivées, et son plus gros livre s’appelle Histoire TRÈS VRAIE de trois enfants courageux. Les misères du commencement nous émeuvent, en effet, par leur vérité. Hélas ! les succès arrivent, point légendaires à coup sûr, mais romanesques platement et souvent impossibles. — Mme Berthe Flammarion écrit avec une banalité prétentieuse. Chacune de ses pages est un refuge pour vieilles métaphores. Elle rapproche les plus hostiles sans entendre leurs cris de protestation. J’ai plaint de vieilles reliques en les voyant devenir « une mine d’or dont l’exploitation serait un appoint sérieux à cette planche ». La conteuse n’a aucune imagination visuelle et, parodiste sans le savoir, elle mêle l’abstrait et le concret avec une inconscience qui fait ma joie : « Le conducteur était rentré de l’hôtel et de ses obligations envers Cocotte. »

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Nous sommes de grands enfants. Beaucoup des livres destinés à amuser notre futilité ressemblent aux histoires pour petites filles ou aux romans pour jeunes filles. Le mariage est un dénouement heureux pour divers publics. La plus grande différence est dans l’âge auquel on nous présente le héros. S’agit-il de divertir les gaminettes, la future mariée sera connue dès sa plus tendre enfance. Pour intéresser les grandes demoiselles, on commence le récit à la dernière année de couvent.

Parmi les demoiselles de compagnie qui s’efforcent d’égayer nos jeunes filles en les moralisant, je crois apercevoir, — je n’affirme rien : le domino du pseudonyme pourrait me tromper, — plus de chaussettes-roses que de bas-bleus. Beaucoup de ces derniers ne s’enferment pas d’ailleurs en cette spécialité. Judith Gautier essaie de satisfaire alternativement diverses classes de lecteurs et Jean Bertheroy, au sortir d’un roman pornographique, s’applique parfois à tailler sans la salir une plume blanche. Parmi celles qui écrivent exclusivement ou surtout pour ingénues, les plus appréciées de leur public sont Jeanne Schultz, Jean de la Brète et cet Henry Bister (Mme V. Le Coz) qui s’est décidé à mettre son vrai nom sur son dernier livre. Dans toutes ces fadaises, ce qui m’a le moins ennuyé, c’est le Sans mari de Mme Le Coz. Le sujet est aussi insuffisant que partout ailleurs : quelques vers de La Fontaine ont été dilués, suivant la méthode homéopathique, dans un tonneau d’encre. Mais les vingt premières pages sont d’un mouvement aisé et gentil, les vingt dernières disent avec une émotion contenue les chagrins et les aspirations de la vieille fille : le désespoir devant la fuite des jours vides, le besoin de plus en plus douloureux de se donner et de se dévouer. Le reste du livre est insignifiant ; la forme même n’est soignée qu’au début et à la fin. Et je songe de quelque bizarre repas, ouvert, en guise d’apéritif, par un doigt de champagne, achevé par un demi-verre de bourgogne. Hélas ! des hors-d’œuvre au dessert, on ne m’a donné que de l’eau. Tel est le régime auquel, depuis plusieurs mois, me condamnent les Amazones, que j’ai craint un instant d’être grisé par Mme Le Coz.

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Blanche Leschassier présente des jeunes filles raisonnables et dévouées et qui savent sacrifier leur amour au bonheur de leurs nièces, à des peintres timides qui taisent cinq ans la plus vive des passions et qui, si on remarque leur tristesse, se hâtent de « mettre sur le dos du temps et de la saison la véritable raison de leur mélancolie ». Ces artistes se consolent un peu en rêvant de grands tableaux et en réalisant « d’autres compositions d’une moindre conséquence ». Blanche Leschassier imite aussi les ingéniosités que Mme de Ségur adapta des romanciers érotiques du xviiie siècle et, parce que le Sopha de Crébillon fils chuchota des perversités, elle fait conter de naïves histoires à une paire de chenêts.

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Les professeurs d’école normale sont hautainement ricaneurs et sottement anecdotiers, comme Pauline Kergomard, ou pédants et abstrus, comme Lydie Martial. Ces êtres, déplaisants quand ils gardent leur ton rogue, plus déplaisants lorsqu’ils sourient, m’arrêteront peu.

Je tiens seulement à signaler leur accord inquiétant sur le point capital de l’éducation féminine. Mme Kergomard, inspectrice des écoles, félicite le Gouvernement d’avoir beaucoup fait pour l’instruction des jeunes filles et le Conseil supérieur d’avoir « élaboré un programme unique pour les écoles des deux sexes ». Lydie Martial dit : « Le plus grand tort, il y a vingt-cinq ans, a été de donner aux enfants et à la jeunesse des deux sexes les mêmes programmes scolaires ». Je félicite également Mme Kergomard, qui loue en excelcellente fonctionnaire aussi plate qu’un homme, et Mme Lydie Martial qui critique en femme de bon sens.

Oserai-je pourtant reprocher à l’une et à l’autre la double naïveté de croire à l’influence heureuse d’un enseignement moral abstrait et de le demander à l’État. D’ailleurs je ne suis pas toujours certain d’attraper la pensée de ces dames ; elles font facilement de la prose difficile :

« Et pendant que s’élucubrent ces controverses oiseuses et puériles, gigantesques « moi » de faux brillants, enchâssé de faux ors, dressés pour hypnotiser les snobs, l’esprit public s’égare, le mal persiste, augmente et s’amoncelle, jusqu’à former entre les individus mêmes une barrière énigmatique, presque aussi compliquée et inconnue qu’invincible et redoutable, une barrière contre laquelle se heurteront peut-être trop tard les efforts chimériques des lois et de la morale, et qui n’est autre que l’homme nouveau, celui dont la volonté de se rendre maître de son champ d’évolution n’a d’égale que la prétention de faire son ciel tout seul et d’édifier à sa guise son temple et son autel. »

Si on croyait que l’élégant René Maizeroy, ayant dessiné cette période, en a confié le peinturlurage au fougueux Jean Grave, on se tromperait. Je viens de copier une des phrases les plus courtes et les plus simples de Mme Lydie Martial.

X
Fille, femme ou veuve

Le bas-bleu, singe de l’homme, traduit ordinairement en grimaces les physionomies qu’il vit de près. Une amazone est presque toujours expliquée quand on connaît l’écrivain qu’elle croit admirer et qu’elle méprise assez pour l’imiter.

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Barbey d’Aurevilly écarte du même dédain « dauphins » et « dauphines littéraires ». L’homme a pourtant plus de forces de révolte. Le fameux esprit de contradiction ne fut jamais reproché aux femmes que par des autoritaires qui ne surent point se faire aimer ; quand il n’est point rébellion d’esclave et manifestation haineuse, il porte uniquement sur des vétilles, n’exprime que mutinerie enfantine et jolie, besoin souriant de montrer qu’on est deux, imitation par jeu de la fermeté voisine sur qui on s’appuie d’ordinaire. Mais les profondes joies de la femme sont des joies de disciple : elles consistent à suivre, à obéir, à calquer, à s’efforcer d’être parfaite comme le Dieu est parfait. Je crois pouvoir concilier, en les précisant, deux proverbes apparemment contradictoires. Le plus souvent, il convient de dire : « A père avare, fils prodigue » et : « Tel père, telle fille. » Vérifions sur des exemples.

Le père Dumas est un conteur merveilleusement fécond en balivernes sans prétention. Quoi de plus prétentieux que les balivernes du fils ? Alexandre II a la grande qualité paternelle, la verve, et rien de plus, mais il l’emploie tout autrement : le père fut un joyeux amuseur ; lui s’efforce d’être un moraliste sévère. C’est parce que le premier fut toute sa vie un grand enfant insouciant que l’autre tendit toujours à la pensée rigidement virile. Sans doute, il resta au fond quelqu’un qui s’amuse, mais la morale l’intéressa plus que les extériorités de l’histoire, et au lieu d’enfiler des anecdotes, il jongla, adroit et grave, un peu soucieux parce que ça peut tomber, avec des doctrines fragiles et des thèses cassantes. — Les différences entre les deux Daudet sont plus naturelles. Le Petit Chose parvint à l’harmonie souvent puissante par les chemins de la grâce et de l’attendrissement ; Léon Daudet, à travers de superbes et chaotiques violences, arrive enfin aux larges harmonies, d’où les grâces ne seront pas toujours exclues. Mais, — si divergents que soient les gestes de son titanique esprit créateur et ceux de la souriante intelligence qui observa tant de détails et les ordonna en chefs-d’œuvre lumineux, — il souffre d’apercevoir telles ressemblances profondes ou subtiles. Tout le long d’Hœrès, souvent aussi en de soudaines phrases des livres postérieurs, on sent l’angoisse de la lutte contre l’hérédité et l’on assiste aux merveilleuses et pénibles victoires de l’individu qui se dégage.

Les lettres féminines ne nous offriront point de tels spectacles : la fille à Guizot est un Guizot beaucoup plus petit, mais non pas même plus souriant ; la fille à Gautier colorie de nuances trop tendres du Gautier moins nettement dessiné ; les petits bras de Mlle Judith Cladel s’appliquent à forger du Léon Cladel.

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Madame de Witt, née Guizot, a, apparemment, autant d’activité que son père : ses œuvres complètes, meuble encombrant, comprennent plus de cent volumes de formats très divers. Mais la besogne est tout extérieure et la compilation de cette bibliothèque n’a pas coûté de grands efforts intellectuels. Guizot a légué uniquement à Mme de Witt son génie d’éditeur. Elle n’a pas besoin de donner beaucoup de son âme et de son esprit, puisqu’elle sait l’art de vendre l’esprit et l’âme d’autrui. Elle est de ces arrangeurs qui grouillent dans le folk-lore et pullulent sur l’histoire. Quand elle s’applique, elle écrit un peu comme l’illustre doctrinaire, avec des solennités lentes et protestantes. Mais on ne retrouve chez elle ni la noblesse d’une pensée personnelle, ni ce qu’il y a parfois de vivant aux mouvements du Nîmois qui se contient. D’ailleurs elle s’applique rarement. D’ordinaire, elle écrit comme parlent les gens qui parlent mal, sans simplicité et sans puissance, parfois corrects pour la grammaire, toujours incorrects devant la logique. Pensées et images, — car Mme de Witt ne recule jamais devant les rides d’une vieille métaphore, — se suivent avec incohérence. Je n’ai pas trouvé chez elle le fameux « char de l’Etat qui navigue sur un volcan » ; il s’en faut même de beaucoup, il s’en faut du volcan tout entier, car la tête de Mme de Witt, assurément, n’a rien de volcanique. Lorsque Casimir Perier, premier de la dynastie, « avait pris les rênes de l’Etat, il avait été soutenu à la Chambre par M. Guizot et par ses amis sans que ceux-ci eussent pris aucune part aux affaires. La mort du grand homme de gouvernement qui avait dirigé le vaisseau d’une main si ferme, le laissait violemment battu par les flots ».

Malgré l’insuffisance de la metteuse en œuvre, les livres de Mme de Witt ne sont pas toujours ennuyeux. Il y a trop de choses qui ne sont point d’elle : elle ne réussit pas à tout gâter. Voici un détail qui me paraît intéressant.

En 1839, elle n’est encore qu’une petite fille, et une curieuse lettre paternelle lui reproche de négliger la ponctuation : « Toute ponctuation, virgule ou autre, marque un repos de l’esprit, un temps d’arrêt plus ou moins long, une idée qui est finie ou suspendue, et qu’on sépare par un signe de celle qui suit. Tu supprimes ces repos, ces intervalles ; tu écris comme l’eau coule, comme la flèche vole. Cela ne vaut rien, car les idées qu’on exprime, les choses dont on parle dans une lettre ne sont pas toutes absolument semblables et toutes intimement liées les unes aux autres. Il y a entre les idées des différences, des distances inégales, mais réelles, et ce sont précisément ces distances, ces différences entre les idées que la ponctuation et les divers signes de la ponctuation ont pour objet de marquer. Tu fais donc, en les supprimant, une chose absurde ; tu supprimes la différence, la distance naturelle qu’il y a entre les idées et les choses… Le défaut de ponctuation répand sur tout ce que tu dis une certaine uniformité menteuse, et enlève aux choses dont tu parles leur vraie physionomie, leur vraie place, en les présentant toutes d’un trait et comme parfaitement pareilles et contiguës ! » Mais, quelques jours après, le pauvre père se plaint et se récrie : « Je t’en prie, ne me jette pas à la tête tant de virgules. Tu m’en accables comme les Romains accablèrent cette pauvre Tatia de leurs boucliers. »

Je possède un seul autographe de Mme de Witt, douze lignes datées de 1897 : les virgules les plus nécessaires y sont absentes. Dans ses livres, elle manque seulement, comme beaucoup d’autres femmes, à ce que j’appellerais volontiers la ponctuation supérieure. Elle ignore « la distance naturelle qu’il y a entre les idées ». Mais, en bonne écolière et qui veut éviter les reproches, elle met de la distance, ici, là, n’importe où, à intervalles à peu près réguliers. Elle va à la ligne au petit bonheur, hache les développements les plus suivis, rapproche les choses les plus opposées. Le directeur d’une grande imprimerie me dit à ce sujet : « Mais presque toutes les femmes en sont là. Beaucoup même écrivent un livre tout d’une venue, sans alinéas, sans blancs, sans divisions d’aucune sorte. Quand leur pâte plate est achevée, elles la coupent, comme de la galette, en morceaux sensiblement égaux. Et quelques-unes reculent devant cette peine, abandonnent ce soin au typographe et au metteur en pages. »

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Judith Cladel essaye les tours de force de Léon Cladel. Parfois elle réussit une image nette et brutale : « Une jeune fille qui a juré d’empêcher les gens de s’aimer parce que sa mère fut une sainte malheureuse, indignement sacrifiée par un égoïste, est un oiseau qui voudrait retenir de ses ailes étendues le torrent au fond duquel tombèrent son nid et sa couvée. » Le plus souvent, on sourit à voir ses puériles idées courir par les sentiers de montagne que fraya son père, ridiculement petites et prétentieuses entre l’énormité abrupte des rocs. On s’amuse à l’écouter gazouiller les grondements de tonnerre et les fracas d’avalanche que sa voix croit pouvoir répéter parce qu’ils sont familiers à son oreille. Voyez de quel geste mou elle manie la grande phrase rugueuse du romancier épique. « Quelle glorieuse coïncidence pour cette Scandinavie, marge extrême de l’Europe vers le septentrion et les boréalités, que de pouvoir ainsi se ( ?) montrer au monde, pareils à des géants se dressant sur ses monts glaciaires dans l’horizon de ses mers aux vaisseaux rares, de ses flots tourmentés, léchant les blessures sans nombre en lesquelles ils ont déchiré et déchiqueté ses côtes, comme fait un chien des blessures ouvertes par ses dents, ces deux personnalités colossales résumant en un couple de super-hommes d’une part l’Action dans la vie cérébrale, d’autre part l’Action dans la vie physique ! » Elle continue, grandiloquente et naïve, le jeu du parallèle, et elle remplit ses deux colonnes de bavardages lyriques sur Ibsen et Nansen : « Leur couple grandiose et jumeau, sorti de la même terre, des mêmes mœurs suscitant dans leurs âmes énergiques et opiniâtres les mêmes projets ( ?) et les mêmes volontés, ont mené l’un à travers les banquises polaires, l’autre à travers les banquises cérébrales… » Le verbe n’a pas de sujet ; mais la phrase ne cesse pas pour si peu de nous heurter à des banquises diverses.

Les hyperboles de sa rhétorique admirative ne se haussent pas toujours autour de héros aussi réellement admirables que Nansen et Ibsen. Elles s’émeuvent, éplorées, quand Sarah Bernhardt, la triomphante cabotine dont tous nos imbéciles chantent le génie, est « un moment interrompue dans sa trajectoire de grande étoile artistique, par la maladie soudaine et cruelle ». Et Judith Cladel vante comme des exploits les applaudissements des snobs heureux de retrouver leur amuseuse. Car ils disent, ces héroïques applaudissements, « que la France aime à acclamer d’incontestables gloires dont l’éclat dissimule la rareté, aux époques où son prestige de première nation du monde subit quelques défaillances ». Sarah nous consolant de toutes nos hontes politiques et de toutes nos pauvretés littéraires !… Et pourquoi pas ? Nous ne savions point tout ce qu’est cette grande Sarah. Mlle Cladel, heureusement, nous instruit, et désormais nous contemplerons en la directrice de la Renaissance, la « haute et insubmersible figure du devenir de la nation ».

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Mme Judith Gautier, qui fut quelque temps Mme Catulle Mendès, tient de son père une imagination riche, facile, amoureuse, des Fleurs d’Orient. Heureusement elle n’avait point hérité de Théo le goût du paradoxe et l’outrance romantique, sans quoi elle se fût laissée entraîner à toutes les folies, au moins littéraires, par la fougue capricante de son ex-mari. Sa prose est restée louable de simplicité et d’ordonnance calme. Elle est une Gautier, je veux dire un Gautier sage, un peu intimidé et qui n’a plus assez de relief. Ce ruisselet a les allures tranquilles qui font la noble beauté de certains fleuves. Sa lenteur limpide est agréable, comparée aux violences torrentueuses de Mendès le fangeux. Mais elle donne la nostalgie de Théophile Gautier, adorable rivière à la fois claire et clapotante, au mouvement nombreux et sinuant et qui reflète tant de nuages chimériques comme des rêves, tant de paysages précis, tant de frémissements d’ombre et tant de rayons.

J’ai d’autres regrets. Judith Gautier invite quelquefois son talent gentiment chuchoteur à clamer sur les planches. Et ses mains de femme, propres aux petits travaux délicats, se sont souvent efforcées à nouer ces grosses gerbes difficiles, faites de fleurs et d’épines, qu’on appelle des romans historiques. Elle est adroite et ne se pique guère les doigts. Mais elle n’a pas assez de force, et le lien trop lâche laisse s’éparpiller à chaque mouvement corolles et branches méchantes. Quelques fleurs sont à ramasser pour leur parfum discret et leur aimable coloris.

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Marie-Louise Néron, femme d’un certain Jean-Bernard, demanda à quelques hommes connus, quelle femme des temps passés doit servir de modèle aux femmes d’aujourd’hui. Plusieurs lui conseillèrent sans rire d’imiter Jeanne d’Arc. Mais elle trouve plus facile de pasticher son mari, romancier inepte qui essaye de faire du Cladel, ramasseur de bouts d’anecdotes, plat conférencier qui trouve du génie à la moindre amazone et enseigne aux dames du monde à faire des bonnets de coton avec leurs bas hors d’usage, — jadis le plus parfait imbécile du monde politique, aujourd’hui le plus parfait imbécile du journalisme. Et il y a des jours, vraiment, où elle parvient à être aussi bête que lui. Du reste, c’est peut-être lui qui la supplée ces jours-là, car, sous divers pseudonymes, cette reporter représente souvent la Fronde en beaucoup d’endroits à la fois.

Elle a publié une des nombreuses éditions du roman où les amoureux ne peuvent s’épouser parce qu’ils sont frère et sœur ; où ils s’épousent tout de même, parce qu’on apprend à la fin qu’il y a eu substitution d’état civil et que le frère n’est pas du tout le frère de sa sœur. Un mot cueilli dans ce livre suffirait à faire juger la puissance intellectuelle et la force d’attention de Marie-Louise Néron. Le meurtrier de Jérôme Brassiac, longtemps triomphant, est enfin puni. Et l’auteur, sans doute étourdi de joie, de confondre assassin et victime et de s’écrier : « Le crime de Jérôme Brassiac était expié. »

A la Fronde, elle fait de tout. Elle fait de la critique et elle appelle maître « le sympathique auteur du livret des Cloches de Corneville, M. Ch. Gabet ». Elle fait de l’histoire et nous conte des événements bien extraordinaires. Voici, en exemple, quelques lignes découpées d’un de ses articles du 10 mars 1898 :

« Louis XVIII ne conserva pas son fauteuil à Regnault et lui substitua le mathématicien Laplace, élu le même jour que le journaliste Auger.

« Un académicien refusait de donner sa voix à ce choix imposé et votait pour Molière, ce qui faisait dire à Jean-Jacques Rousseau :

« Jusqu’à ce jour on remplaçait les morts par les vivants ; l’occasion se présente de remplacer les vivants par les morts. »

Même quand ce qu’elle veut dire est raisonnable, ce qu’elle dit reste bien bizarre. Elle nous raconte que certaines gens ont peur d’être enterrés vivants… après leur mort. Je cite encore la date. Il faut que chacun puisse vérifier des sottises trop invraisemblables. Dans la Fronde du 17 avril 1898, vous lirez cette phrase : « Si vous parlez avec des étrangers de marque, de passage chez nous, ils vous diront qu’une de leurs craintes est de mourir, naturellement, mais enterré, de mourir en France, où on a des chances pour être vivant. » Plutôt que de signaler les diverses beautés de ces lignes, j’en copie d’autres dans le numéro du 14 avril 1898. Mme Jean-Bernard, grâce à la merveilleuse précision de sa langue, réussit cette fois à calomnier M. de la Palice. Elle déclare gravement : « Comme toutes les médailles, les sous ont deux revers. M. de La Palice sait ça. » Et elle continue : « Sur le premier verso… » Mais en voilà assez.

J’aurais eu l’indulgence de dédaigner le couple Jean-Bernard, s’il se contentait de gagner quelque argent à mettre des inepties en mauvais français. Mais il aspire à la gloire littéraire. Il essaya de fonder une académie féminine et s’inscrivit lui-même, parmi les quarante, sous son principal pseudonyme : Marie-Louise Néron. Cette présomption me l’a prouvé : il y a aussi des fœtus qu’il faut qu’on tue.

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Georges Renard est un normalien révolté et excommunié. L’homme qui accepta trop longtemps une orthodoxie ne s’affranchit jamais complètement : il peut devenir un hérétique, non un penseur libre. Il a acquis le besoin de marcher et de penser en bande, est devenu incapable de l’orgueil d’être seul, il changera de parti, ne se résignera jamais à être lui-même. Il faut qu’il appartienne à une armée, qu’il combatte à un rang, qui peut devenir le premier, qui reste toujours un rang. S’il a une âme généreuse, il choisit le groupe d’où il lui semble qu’on voit le plus de vérité ; il n’ose pas aller droit aux lueurs en une vaillante recherche solitaire. Georges Renard fut un philosophe universitaire, assez courageux pour repousser les solutions de l’école, pas assez pour remarquer la niaiserie des questions posées. Puis il quitta le groupe où il contredisait, se rapprocha d’autres pédants avec lesquels il serait d’accord. Il est devenu le critique littéraire du parti socialiste : depuis quelques années, il étudie les idées et les œuvres à la lumière du flambeau Benoît Malon.

Ces hérétiques propagandistes peuvent valoir par la fougue éloquente ou par le sarcasme sec et tranchant. Ce dernier mérite fut celui de Georges Renard avant que la Suisse l’alourdît. Depuis il est surtout un logicien dangereux, grand découvreur de contradictions dans les paroles des adversaires.

Ces apôtres qui ont le besoin de penser avec d’autres et d’augmenter le nombre de ceux qui pensent avec eux ont grand’peur de la solitude intellectuelle : ils sont tout à fait incapables de l’œuvre d’art, expression sincère d’une âme un peu différente des autres. — Georges Renard se doute si peu des conditions d’éclosion de l’œuvre d’art que, lui qui fabrique seul ses raisonnements, il demande pour ses imaginations le secours de madame. Tels de laborieux vaudevillistes, ils se mettent à deux pour inventer. On est étonné du rachitisme des enfants que produit ce bon ménage d’imaginations sages.

En dehors de ces collaborations, Mme Georges Renard a écrit quelques chroniques à la Fronde. Elle y loue la montagne, l’étudiant suisse, la jeune fille protestante. Ça n’est ni mieux ni plus mal qu’autre chose. C’est estimable et insupportable de sens commun, vraiment trop commun. Oh ! la raideur longue d’une Sarcey calviniste !…

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Mme Hector Malot est une adoratrice du veau d’or, mais qui l’exige massif. A peine dans le temple, elle vient à l’idole, la soupèse de ses bras émus mais vaillants. Si elle parvient à soulever le dieu, elle a une moue désappointée. Couvrant son dédain d’un air d’héroïsme, elle proclame : « Je t’aime, malgré ta pauvreté », puis se détourne, rapide, vers le plus prochain sanctuaire. Quand l’animal résiste d’un poids vainqueur et immobile, elle s’effare en une joie religieuse, se prosterne sur toutes les faces, le supplie de renoncer aux grâces trop frêles de l’enfance, de prendre la taille et les forces irrésistibles du taureau. Dans une hystérie éblouie, elle se roule sur le sol, doublement heureuse, à la fois Danaé et Pasiphaé. Souvent aussi, depuis que l’intelligence de son Hector vaincue par cet Achille qui s’appelle le temps, est étendue improductive, Marthe le remplace derrière le veau d’or. Dès que l’idole relève la queue, la prêtresse tend au bon crottin métallique des mains frémissantes et, les yeux braqués sur la promesse qui s’entr’ouvre, elle répète l’oraison jaculatoire de l’abbé Albéroni devant le derrière de Vendôme, qui devait être pour lui le derrière de la fortune : O culo di angelo !

Ce n’est pas qu’il n’y ait des pauvres dans les romans de Mme Malot. Mais la pauvreté, telle qu’elle la conçoit, devrait se définir : le vestibule de la richesse. Réjouissez-vous, artistes forcés de vous coucher à jeun : ces malheurs n’arrivent qu’à la veille du grand succès et pour rehausser encore du voisinage d’un abîme de misère l’énorme montagne d’or. Les jeunes filles qui n’ont pas une robe de rechange connaissent ces indéniables vérités. Elles refusent le cousin pauvre de deux millions et, si plus tard leur cœur vient à battre pour ce gueux, elles l’épousent, mais en lui faisant sentir l’importance du sacrifice consenti à l’amour. J’ai même rencontré dans Mme Malot une pauvreté joyeusement héroïque. Une jeune fille qui répond au nom heureux d’Anatole déclare que « c’est gentil d’être pauvre ». Et pourtant ce malheur « gentil » l’empêcha longtemps d’épouser, elle aussi, le bien-aimé cousin. L’oncle avait dit : « Mon enfant, vous êtes exquise, digne de lui, noble, pieuse, grave, généreuse, ma fille de choix, mais vous perdez Louis et vous jetez sa postérité à la misère. » Anatole avait compris ces paroles d’un père prudent et s’était résignée en le plaignant. Le pauvre homme ! « la nécessité l’étranglait, et on ne lutte pas contre la nécessité ». Car, dit-elle au cousin capitaine (c’est hors de prix, l’honneur de l’armée) : « Mes soixante mille livres de rente ne pouvaient suffire à ta pauvreté et à ton rang. » Heureusement, il y a un bon Dieu pour les amoureux. Le beau cousin hérite quelques millions de rente, ce qui lui permet d’épouser l’adorée malgré sa pauvreté extrême.

Mme Hector Malot n’est pas inconsciente de ses surhumaines noblesses. Elle sait que les générosités de ses rêves écarteront d’elle « les embourgeoisés, cerveaux restreints, âmes réduites. » Elle dédie ses héroïsmes à ceux qui aiment l’idéal : « Poètes, amants, jeunesse, ceci est pour vous. »

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Catulle Mendès paraît échapper à la définition. Vague fantôme littéraire, il prend tantôt la forme de l’un, tantôt la forme de l’autre, parce qu’il n’a point de forme à lui. La façon dont ce tambour sonne alternativement tous les poètes ne permet peut-être d’affirmer que son vide intérieur. Pourtant il me semble que Mendès est une puissance annihilatrice. Dans ses tragédies, pornographiques ou non, il se manifeste comme le Marivaux du drame et le Mignard du feuilleton. Ce singe, naturellement, ridiculise et puérilise les gestes nobles ou terribles qu’il contrefait ; les grands airs de Hugo deviennent chez lui les petites grimaces d’une petite figure à la fois enfantine et vieillote. L’Iblis de la Légende des Siècles emprunte à Dieu les plus beaux éléments de ses plus admirables créations, et, de ces merveilles rapprochées, forge la sauterelle. Tels les avortements de Mendès, rapetisseur inconscient et involontaire parodiste. La vieille blonde se livre à tous les génies et à tous les talents ; après chaque saillie, elle grossit comme une montagne, pour accoucher régulièrement d’une souris. Les grandes idées, une fois entrées dans son cerveau, en ressortent pastiches minces et frêles et maniérés. Un détail fera saisir nettement comment il se fait une manière en puérilisant les manières des autres. Quand le dernier mot de sa phrase était un adjectif ou un adverbe pour lequel il voulait secouer notre attention, Hugo mettait un point devant et faisait du mot soudain grossi toute une phrase apparente. Catulle vole ce procédé brutal, mais sa faible voix transforme les grondements en chuchotis, et le point de Hugo est devenu la virgule de Mendès. Au lieu du coup de massue herculéen, il décoche une chiquenaude.

Mme Mendès n’a pas eu grand’peine à imiter ce petit imitateur, laidement féminin, de tous les virils. Claire Sidon publia dans le Journal des vers difficiles à distinguer de ceux de son futur. Sous prétexte de chroniques et de contes, elle vend, depuis son mariage, de nombreuses virgules de Mendès. Elle fait, presque aussi bien que sa vieille, du romantisme mignard et de la rêverie précieuse. Elle se tortille dans les mêmes efforts, amusants d’être presque gracieux, — car ils ne se tendent pas outre mesure, trop sûrs du succès, — plus amusants d’être impuissants et satisfaits. Elle ne réussit pas plus mal que Catulle, parmi le cliquetis des antithèses, la clownerie métaphysique. « Nous fûmes créés avec de la déité et avec de la terre, périssables et immortels, voués à tous les anéantissements pour toutes les renaissances, et, pour toutes les impuissances, à l’exaltée aspiration d’une infime parcelle de divinité avide de réatteindre le Tout qui ne fut pas diminué d’elle ». Cet amphigouri vient-il de monsieur ou de madame ? Au Journal, où la signature de monsieur a plus de valeur commerciale, ça serait du Catulle Mendès. A la Fronde, feuille uniquement « rédigée par des femmes », c’est de Mme Catulle Mendès.

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Le dernier livre de Mme Dieulafoy est la Constance de Bentzon retournée. Ici, c’est le jeune premier qui est catholique convaincu et l’amoureuse qui est divorcée. Ils ne s’épousent pas, vous pensez bien. Mais ils s’épousent presque et, pour empêcher la terrible Déchéance, il faut que la sœur du jeune premier meure, frappée au cœur par le projet anti-chrétien de son frère. Ces fadaises sont contées dans le style qui leur convient, et avec les élégances nécessaires. Ainsi la prise de voile d’une Juive convertie, d’une Irlandaise et d’une jeune fille noble retranche du monde « l’enfant d’Érin », « la fille d’Israël » et « la descendante des preux ».

Mme Dieulafoy n’est pas seulement une imagination suiveuse et un écrivain banal. Elle est aussi la plus étourdie des pensionnaires. Un protestant, qui demande la main d’une catholique, s’étonne de voir la bien-aimée ignorer à quelle religion il appartient : « Pourtant, s’écrie-t-il, j’en ai informé Mme de l’Espinet. » Et treize lignes plus loin, il dit de la même Mme de l’Espinet : « Elle le sait pourtant… A moins qu’elle n’ait confondu deux branches de ma famille. » Cette suite dans les idées et cette puissance d’attention grandit singulièrement ma confiance en les fameuses découvertes archéologiques du couple Dieulafoy.

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Lequel des deux fut élève de l’École normale ? Quand j’entends une conférence de Léopold Lacour, abstraite et doctorale, hérissée de citations, de discussions de textes, de subtilités et d’ergotages, une de ces conférences où il conquiert la liberté avec les mêmes armes et le même charme dont Brunetière protège l’autorité, je suis sûr que c’est lui qui vient de la rue d’Ulm. Mais quand Mary Léopold-Lacour cite en une même phrase Taine, de Puibusque, Mérimée et je ne sais qui encore ; quand elle appelle Gœthe à son aide pour nous apprendre que les domestiques ne sont point parfaits ; quand elle nomme nos prisons de « modernes ergastules », je suis tenté de jurer que c’est elle qui fut le condisciple de Gaston Deschamps. Au reste, c’est peut-être lui qui écrit les articles ou elle qui prépare les conférences.

Il ou elle répète ce qui s’est dit sur n’importe quelle question, en nommant ses auteurs ; il ou elle fait des leçons indifférentes et parfois un peu trop naïves. Ainsi, dans la Fronde du 7 février 1898, il ou elle étudie gravement « le mensonge féminin par atavisme ». Et ni lui ni elle ne s’avise un instant que la femme est un peu fille de l’homme, l’homme un peu fils de la femme et qu’il est enfantin d’attribuer à une hérédité commune une aggravation quelconque des différences naturelles entre les deux sexes.

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Séverine est une admirable nature, faite d’humour et de lyrisme. Elle a la fantaisie imprévue et elle vibre, merveilleux paquet de nerfs, à toutes les émotions. Son esprit n’est pas vaste, mais il est si curieux et si leste.

Elle est une très petite chose, jolie et frémissante, et qui a des ailes, non point pour voler, certes, mais pour courir sautillante, d’une allure qui pose à peine. Elle est la Parisienne et elle est la gamine : sourire gai ou malicieux, larmes vite essuyées, à la fois amusée et émue de tout, souvent amusante.

Son imagination est vive. Elle a peu de chose à dire de chaque rencontre, elle n’approfondit rien ; mais en passant elle regarde et son mot, parfois juste, est presque toujours pittoresque. Cette imagination a ses défauts, mais des défauts séduisants, parce que créateurs d’imprévu. Elle voit mieux à la ville qu’à la campagne, s’explique le naturel par l’artifice, l’événement de tous les jours par l’accident d’une fois, et même ce qui est sous ses yeux par ce qu’elle n’a pu voir. Chez elle le soleil « se noie dans le vermeil liquéfié des flots, ainsi que le duc de Clarence dans sa tonne de Malvoisie. » Pour comprendre la nature, elle fait appel à ses souvenirs livresques ou elle ferme les yeux et regarde en sa mémoire des décors de théâtre. Son admiration devant les plus sublimes spectacles n’est qu’un étonnement amusé : elle parle de la mer moins respectueusement que d’une cabotine et traite le soleil avec la même familiarité qu’un conseiller municipal. Elle s’égaie « de sa trogne de vendanges et de son pif en pomme de thyrse ». Quelquefois pourtant elle veut paraître émue profondément, se croit la plus nette et la plus puissante conscience de la vie universelle. « Un malaise inexprimable m’étreint quand le soleil s’évanouit à l’horizon ; je me détache de la vie, à l’automne, comme les feuilles des arbres, et le sang bouillonne dans mes veines, comme la sève des plantes, quand le premier soleil de mars troue le plafond de nuages gris ». Ça continue des pages et des pages. « Parfois aussi, me pelotonnant contre la terre, me faisant toute petite comme une enfant éplorée sur le sein de sa nourrice, j’ai étreint le sol à pleins bras, enfoncé ma tête dans l’herbe, et défailli de tristesse, à voir les arbres si beaux, l’horizon si vaste, le soleil si radieux. » A force de le dire et de le répéter, elle finit par le croire presque. Et vraiment, tandis que son sourire s’élargit béat, elle a des larmes dans les yeux, et elle s’agite en une joie sensuelle, sous une attaque de panthéisme hystérique. Mais il y eut visiblement, lorsque commença le baiser, de l’effort, de la comédie, et, pour parler une langue aussi respectueuse que la sienne, du chiqué.

Sa sensibilité s’émeut devant le malheur des hommes ou des bêtes, suivant les mêmes lois que devant les beautés naturelles. Elle a, spontanée mais courte, une petite secousse des nerfs, plutôt agréable, et dont pourtant elle se sait gré. Elle s’efforce de la prolonger, cette plaisante secousse, et elle en arrive, sadique de la pitié, à se martyriser d’étranges délices. Elle regarde, avec des larmes qui lui semblent excuser sa joie, « éclater le crâne comme une grenade trop mûre où, de l’écorce rougie, s’éparpillent les pépins blancs de la cervelle ». Les spectacles cruels la retiennent, et c’est pour les dire, pour en jouir de nouveau, que son imagination a les plus amusantes, les plus pittoresques, les plus irrespectueuses aussi et les plus artificielles trouvailles. « Comme, en scène, des dos de figurants font mouvoir la toile verte pour représenter la vague, ici, des ventres de noyés soulèvent la draperie sale de l’inondation. Ce sont eux qui font les flots. »

Son irrespect, qui persiste devant les sublimités de la nature, devant la souffrance, devant la mort, peut céder par snobisme et par vanité. Le même pape qui fait à la R. F. l’honneur de la reconnaître, ayant fait à Séverine l’honneur de la recevoir, Séverine eut aussi une attaque d’« esprit nouveau », et elle parla de Léon XIII le roublard bien moins familièrement que du soleil ou de Jésus. Ses admirations littéraires, elles, sont irrespectueuses jusqu’à l’imitation. Elle a étudié les procédés de Vallès et de Hugo, et ses petites mains remuent, maladroites, ces instruments un peu gros et un peu lourds. Pourquoi, ayant une personnalité réelle, s’abaisse-t-elle à imiter ? Pour une raison commerciale, la même qui lui fait exagérer ses sentiments afin qu’ils prêtent à des développements plus longs. Elle tient à vendre beaucoup de copie.

Dans la Fronde du 27 décembre 1897, elle vante le sens du commerce chez les femmes. Elles « font admirablement le boniment ». Les marchandes de camelotte « témoignent d’un flair très supérieur à celui du général Mercier. Car il ne s’agit pas de se méprendre, de s’exposer à la rebuffade : d’offrir l’actualité antisémite à un juif ni l’anticléricale à un dévot. » Elle loue chez autrui ses propres qualités : elle est la plus avisée des négociantes, et je ne connais point de journal bien payant auquel elle ne puisse fournir l’article approprié. A ce jeu, l’artiste, qui vaut uniquement par ce qu’il apporte de personnel, devient trop souvent un ouvrier adroit et indifférent, je ne sais quoi de souple et d’amorphe comme un cabotin ou un avocat. Dans le même article, elle remarque que « ces pauvres hommes ne sont pas de force ». Ils lui « ont fait de la peine, avec leur franchise maladroite, hurluberlue, offrant sans discerner… » Elle conclut en un élan de pitié : « Quand on leur aura tout pris (décidément je ne suis qu’une girondine) il faudra, mes sœurs, tout de même faire quelque chose pour eux. »

J’ai grand’peur que la généreuse girondine ne fasse déjà trop de choses pour eux. Si elle gaspille son beau talent à de trop nombreux articles, c’est, sans doute, pour apporter plus d’argent à M. Georges de la Bruyère. Rochefort put même accuser sans invraisemblance la quêteuse du fameux « carnet » d’avoir fait longtemps le « boniment » de la charité pour ce pauvre unique. Je me détourne en hâte de ces questions insuffisamment littéraires.

A vendre tant de paroles, elle parle souvent sans avoir rien à dire, se fait des opinions par art, parce qu’une opinion en tant de lignes vaut, à tel journal, tant de francs. Elle se délaie en d’infinis bavardages. Comme elle ne peut être un frémissement continuel, de temps en temps elle pense. Ces jours-là, elle nous enseigne en trois colonnes que Séverine mourra comme les autres, ou elle fait un long éloge du bois en général et des sabots en particulier. Et elle abuse des plus ineptes procédés de développement. Deux surtout la séduisent et l’entraînent : l’énumération des parties et ce que j’appellerai l’exorde négatif. Pour nous apprendre la mort de je ne sais quel cardinal, elle nous affirme successivement que ses doigts ne remueront plus, que ses yeux ne verront plus, que ses lèvres ne parleront plus. Et vous supposez bien que chacune de ces vérités nouvelles fournit quelques lignes attendries. Très souvent son article commence par déclarer qu’elle ne parlera pas de ceci, ni de cela, ni de telle autre chose ; avant d’arriver à son pauvre sujet insuffisant, elle en traite, sous prétexte de les écarter, trois ou quatre. Par exemple, la chronique s’intitule la Grande Amie. Séverine avertit d’abord : « Ce n’est pas la mer ». Suit un éloge de la mer. Elle reprend : « Ce n’est pas la nue », et vante la nue. Elle poursuit : « Ce n’est pas la terre », et la terre reçoit les hommages auxquels elle a droit. Elle réitère : « Ce n’est pas la nature », et chante un hymne à la nature. Et elle recommence ; « Ni l’infini des vagues, ni l’infini des cieux… ni… ni… Car… Mais… » Elle arrive enfin aux louanges banales de la mort. — Si elle veut s’attrister à l’Hôtel des Ventes, elle passe par le cimetière, par la Morgue, par l’hôpital, par la place de la Roquette, par l’amphithéâtre de dissection, endroits insuffisamment mélancoliques pour sa fantaisie de ce jour-là, arrive bien préparée au but de sa promenade. Il en est ainsi presque toutes les fois qu’elle n’a vraiment rien à dire. Par le développement négatif elle s’entraîne au bavardage direct. Il semble qu’elle recule devant le trou de sa pensée, prend du champ pour mieux sauter de l’autre côté de ce vide.

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Joseph de Nittis fut un peintre charmant. Nul ne connut Paris mieux que cet Italien et ne l’exprima avec un amour plus élégant. Son esprit était d’ailleurs piquant plutôt que vaste ou juste, et, lorsqu’il voulait peindre les Ruines des Tuileries, il lui arrivait de nous faire surtout connaître une marchande d’oranges. Sa veuve a écrit ses Notes et Souvenirs, traduisant en un français d’une simplicité aimable et souvent spirituelle ce qu’il lui dictait sans doute en un verveux patois napolitain. Il y a dans ce volume, qui n’est pas un livre, mais qui est bien mieux, non seulement des anecdotes amusantes, mais encore des histoires touchantes de vérité profonde. J’aime beaucoup, par exemple, cette naïve Raphaëla, fleur de jeunesse triomphante et éphémère, qui, dès vingt et un ans, « dans un joli rire cristallin, des larmes pourtant sur sa joue brune (soleil et pluie d’avril) » pleure sa beauté diminuée et, avec une coquetterie en deuil, se déclare « vieillotte ». On trouve avec joie, dans ces pages, de la vie saisie en son mouvement, de la réalité capturée au passage et des âmes qui se livrent sans artifice.

Par malheur, avec quelques-uns de ces souvenirs frêles et délicats, Mme de Nittis a maçonné de lourds romans, laides maisons de rapport où on reconnaît difficilement les pierres du sanctuaire rustique qui, dans la campagne ensoleillée, nous sourit. La sacrilège est punie non seulement par le peu d’intérêt de ces besognes, mais encore par l’empâtement de son écriture si fine tout a l’heure, par de nombreuses incorrections : « Celles qu’ils ont épousées honnêtes filles et sont restées honnêtes femmes », et par des incohérences où nous voyons un fil à la patte qui « se martelait la cervelle en se demandant » je ne sais plus quoi.

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Sur Mme Edgar Quinet, prière de voir Barbey d’Aurevilly. Elle débuta dans les lettres par un Journal du siège, hymne en l’honneur d’Edgar dont Edgar écrivit l’ouverture. Depuis, elle a publié de vagues récits de voyages qui sont encore, de façon guère moins ronflante, « des tempêtes de mots sonores, prétentieux et vides ». La veuve est restée, malgré un peu de sourdine endeuillée dans son ran-plan-plan, ce que fut le « bas-bleu conjugal » : « l’élève très réussie du professeur Quinet, le tambourin de ce tambour ».

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J’ai indiqué dans un autre chapitre le bien que je pense des Mémoires d’une Enfant, de Mme Michelet. Et j’ai regretté que ce fruit du Quercy n’eût pas gardé sa saveur naturelle. Pourtant je n’ose guère reprocher à la femme de Michelet de n’avoir point su résister à l’imitation d’un si prestigieux et nerveux écrivain. Et nous lui devons quelque reconnaissance pour les nombreuses pages posthumes qu’elle a recueillies et éditées. Comment ne point la remercier de nous avoir introduits dans l’intimité d’une âme si noblement frissonnante ? Mme Michelet promet pour bientôt un nouveau volume de lettres inédites de celui qui fut un homme autant qu’un écrivain : nous les attendons avec espérance.

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En dehors de son « journalisme pratique » de cuisinière, de femme de chambre, de modiste, de professeur de civilité puérile et honnête, Georges Régnal a écrit avec son mari des romans invraisemblables et invraisemblablement médiocres. Leur seul intérêt est de montrer deux intelligences d’hommes d’affaires qui essayent de parler passion et héroïsme et qui balbutient ridiculement ces langues étrangères. A ces anecdotes banales et bizarres, romanesques de tous les romanesques connus, je préfère une courte brochure : Ce que doivent être nos filles. Après une préface où Edouard Petit, universitaire, fait des grâces lourdes et prend pour de l’esprit un pédantisme qui s’efforce au sourire, Mme Régnal donne, en une langue malheureusement insuffisante, des conseils presque tous raisonnables et dont quelques-uns sont courageux.

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Ne pas confondre la Mme Caro qui est au coin du quai et la Mme Caro qui n’est pas au coin du quai.

L’une, dont le nom doit être précédé d’un grand P., a lu en bonne élève Alexandre Dumas fils. Elle répète ses leçons d’une voix sans éclat, ânonnante. Elle refit aux lecteurs de la Revue des Deux Mondes le fameux cours de meurtre, et Pas à pas les conduisit à tuer pour sauver l’honneur bourgeois, dieu digne de tous les sacrifices.

L’autre, — la vraie, la veuve du philosophe pour dames, la seule qui ait le droit de se prénommer E., — exprime en langage de bon ton, avec les élégances convenues et convenables, des subtilités psychologiques joliment déduites plutôt qu’exactement observées. Elle est trop une caroline pour n’être point optimiste inexorablement, et ses romans bêbêtes et délicats finissent toujours bien, en plein « ciel apothéotique de nos rêves » d’amour.

XI
Quelques parasites

Il y a deux sortes d’esprits parasites qui avouent : les cabotins et les professeurs.

La femme est plus intelligente que l’homme, plus apte à comprendre la pensée d’autrui, au moins dans son détail infini. Car l’effort de ramener la diversité à l’unité et les conséquences au principe ; l’art de définir, l’art de découvrir le centre d’un être et ses limites ; la création refaite par la synthèse est déjà œuvre virile. La femme n’a guère l’esprit critique ; elle a, merveilleusement, l’intelligence cabotine.

Mais, si la cabotine, cette double réceptivité, essaye de produire, elle se manifeste prodigieusement pauvre, et banale, et impersonnelle. Les plus grands exploits de ce perroquet sont de répéter dans un ordre un peu différent les phrases qu’on lui apprit.

J’ai sous les yeux un acte de Sarah Bernhardt, l’Aveu. Si j’ai bien compris, le neveu du brave général a violé la femme du brave général. Un fils est né de cette brutalité. Le voici malade, entre la vie et la mort, le pauvre petit. Or le papa-cousin est docteur et, comme le brave général n’a confiance qu’en lui, malgré les répugnances de la mère, c’est lui qui soigne l’enfant. Il me semble que nous sommes en plein dans une de ces sottises laborieusement combinées qu’on décore du nom ambitieux de situations dramatiques. Une fois connues les données banales du banal problème, tous les Sarcey du monde vous indiqueront, suivant une méthode aussi infaillible que mécanique, les scènes à faire. Sarah les a faites et je ne m’attarderai pas à conter ces extravagances prévues.

Signalerai-je le romantisme naïf de la phrase. Le général, quand il sait tout, s’écrie en voyant pleurer sa femme, victime bien innocente pourtant, et qu’il devrait consoler : « Ah ! pleurez, pleurez, vos larmes coulant jusque dans l’éternité ne pourront laver la plaie béante de mon cœur arraché. Pleurez et priez pour celui qui va mourir. »

Et la femme — sotte comme on doit l’être au théâtre pour amener dans ce qui sert d’esprit aux spectateurs de frissonnantes indécisions — prend le change.

« Oh ! — crie-t-elle — vous voulez tuer mon enfant ! »

Le brave général proteste, naturellement. Mais, pour faire durer un peu l’angoisse des imbéciles qui s’intéressent à cette histoire, il se fâche avant de protester. Il hurle, blessé à son amour invaincu :

« Le cri de la femelle pour son petit avant le cri de l’épouse ! »

Et tous les Sarcey d’applaudir, sans même se demander en quoi la mère est plus femelle que l’épouse.

Autre sottise d’un genre spécial. Savez-vous comment l’époux apprend l’adultère ? Oh ! c’est bien simple : il entend un monologue très long et qui contient l’aveu.

Certes, aux périodes de paresse intellectuelle où, n’ayant pas le courage de bien lire, je demande au théâtre des joies passives que je puisse croire presque littéraires, j’accepte quelques conventions et je consens à certaines règles sans lesquelles le jeu deviendrait impossible. J’admets que, pour m’en instruire, les personnages disent des choses que dans la vie ils ne diraient point. Je veux bien que l’un d’eux parle seul, longuement, nettement, avec des phrases. Mais il est intolérable que ces invraisemblables procédés d’exposition servent à l’action, deviennent des moyens de nouer ou de dénouer l’intrigue. Dans le monologue, le cabotin fait au spectateur une commission de l’auteur. Les autres personnages n’ont pas le droit d’entendre. Sans quoi, l’invraisemblance n’est plus seulement à la surface, dans la méthode d’exposition, mais au fond même de la pièce et la tue net. Qu’est-ce que cette aventure qui arrive seulement parce qu’on me la raconte ? Il est exorbitant que le brave général écoute aux portes et entende des paroles décisives au moment où en réalité sa femme ne dit rien ; mais où l’auteur nous parle, dans un monde que le général ignore, dans un monde plus lointain qu’une autre planète. Car il ne sait pas, lui, je suppose, que nous sommes là deux mille voyeurs à guetter ses cornes qui poussent et à désirer, comme à une course de taureaux, qu’il en fasse quelque usage meurtrier.

***

Octave Mirbeau, esprit révolté et caractère bourgeois, commença sa réputation par un violent article contre les comédiens, et sa fortune par un mariage avec une comédienne. Sur les affiches, la future madame Mirbeau s’appelait Alice Regnault ; mais son véritable nom doit être Joséphine Prudhomme. Que dirait Mirbeau de ces pensées et de ces phrases, si elles étaient signées Georges Ohnet, Francisque Sarcey ou même Victor Cherbuliez : « Pour rendre plus limpide le récit qui va suivre, il est nécessaire de remonter quelques années en arrière et de raconter en quelques mots l’enfance faussée de cette femme dont l’éducation première, contrairement à la théorie qu’elle venait de développer, eut une influence si désastreuse sur sa vie entière. Dissimulés par une apparence de bonhomie, les exemples qu’elle eut sous les yeux furent autant, sinon plus pernicieux pour elle, que le spectacle du vice dans tout son cynisme, car, peut-être aurait-elle eu instinctivement la répulsion du mal, si on le lui avait montré dénué d’enjolivements et d’excuses ? » Les subjonctifs de sa femme ne lui semblent-ils point s’avancer aussi importants et gracieux que le ventre du papa Prudhomme : « Dix-huit années passèrent sans que ni l’une ni l’autre ne songeassent à changer la situation ? ».

Les aventures contées dans Mademoiselle Pomme sont aussi admirables que l’écriture. Le livre contient, mêlées assez gauchement, deux histoires. Les bons instincts d’une fille de courtisane luttent contre la contagion du milieu. Hélas ! le combat sublime pour bourgeois n’a pas le temps de s’achever et les questions posées n’obtiennent que des réponses dilatoires : la jeune fille meurt d’un accident au moment où le livre allait devenir difficile à faire et peut-être intéressant à lire. On y trouve aussi les malheurs d’un « garçon, doué d’une intelligence supérieure, qui aurait pu suivre une carrière brillante », mais qu’arrête, au moment où il allait décrocher une ambassade, « la pernicieuse intervention » d’une mauvaise femme. Les mamans bourgeoises permettront ce livre moralisateur à leurs fils quand ils auront vingt ans. Mais qu’est-ce que Mirbeau peut bien penser de cette ridicule réduction de son chef-d’œuvre et s’irrite-il devant la mesquinerie injurieuse de ce Calvaire qui est une taupinée ?

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Je me console des inepties que Louise France a publiées dans la Fronde, en me disant que cette puissante tragédienne, que son talent ne tire pas de la misère, a sans doute gagné quelque argent à devenir un ridicule écrivain. Et pourtant ce me fut un chagrin de voir cette expressive interprète essayer un moyen d’expression pour lequel elle n’est point faite et dévoiler son vide intérieur. Mon sourire était triste quand elle me contait ses tournées, sans esprit, remplaçant la verve par des souvenirs livresques et de banales citations. Je ne m’égayais pas non plus à lui voir parodier Musset :

Si vous croyez que je vais dire
Qui j’ose aimer,
On a bien moins que sous l’Empire
Droit de parler…

et adresser une déclaration, d’un grotesque inconscient, à Zola « sans le nommer » ! Je ne parvenais même pas à rire quand, voulant être grandiloquente et émouvante, elle imitait les vers de Mlle Couësdon ;

« Une femme, une épouse, mère, — est, en ce moment, conspuée, — honnie par un peuple affolé.

« Son époux, Mme Marie, — tel jadis votre fils aimé, — sans rémission est condamné. »

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Mme Carette née Bouvet, — car, malgré ses deux noms campagnards, Mme Carette tient beaucoup à être née, — a écrit sur la cour des Tuileries d’insignifiants papotages. Mlle Mélégari, qui sait probablement le latin, a signé Forsan des romans quelconques et prêcheurs. Elles sont plus connues comme éditrices. La première a publié un « choix de mémoires et écrits des femmes françaises aux xviie , xviiie et xixe  siècles, avec leurs biographies » que l’Académie a eu le courage de couronner. A la seconde nous devons le Journal intime de Benjamin Constant et son introduction solennelle.

Mlle Mélégari est une intelligence d’homme de troisième ordre ; la née Bouvet, une intelligence de femme de douzième ordre. Cet homme est un professeur documenté, pédant et ennuyeux ; cette femme est la plus ignorante et la plus sotte des institutrices.

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Il arrive à Mme Carette née Bouvet, — eh ! fallait pas te marier, si tu voulais garder le nom de ton papa ! — d’extraire de plusieurs gros tomes de mémoires un tout petit volume. Dans cette besogne, ses ciseaux coupent au hasard, sans patron, sans hésitation, sans discernement. Elle est, naturellement, bien incapable de recoudre ; mais elle ne prend même pas la peine d’indiquer par des notes ou par de faciles signes typographiques les lacunes les plus graves ; elle ne distingue pas les différentes parties. Elle entraîne le troupeau de jeunes filles qu’on lui confie dans des paysages sans route et sans lumière, ne s’aperçoit pas qu’elle marche à l’aveuglette, n’éprouve jamais le besoin de savoir où elle est. Incapable de s’orienter, elle va n’importe où et, les trois cents pages parcourues au petit bonheur, s’arrête où elle se trouve, déclare le voyage fini et son intérêt épuisé.

Et ce guide inepte, déplorablement muet devant les difficultés du parcours, s’amuse avant le départ à de longs bavardages de cicérone. Mme Carette n’est pas seulement née Bouvet, elle est bien élevée, et elle triomphe dans l’art des présentations. Elle annonce Mme Roland, ce stoïcien, avec le même sourire fade que Mademoiselle de Montpensier, cette gamine capricieuse. Je me trompe. Mme Carette est trop née pour oublier que Mademoiselle de Montpensier est de sang royal, et elle ne commettrait pas l’incorrection de montrer autant de respect à la Roland, cette plébéienne.

Le style de ces « biographies » est un excellent modèle pour nos jeunes filles. C’est écrit comme les Souvenirs de la Cour des Tuileries : mêmes images banales réunies dans les mêmes incohérences inconscientes, mêmes incorrections, mêmes pléonasmes inaperçus de qui les commet, même causerie aimable et bébête. Je relis deux pages et je trouve « certains propos amers qui indiquent des rapports fort tendus sinon une véritable aigreur ». Je rencontre « une certaine école philosophique » qui « a voulu infirmer des sentiments religieux de Mme de Lafayette ». J’admire une plume « instrument vibrant et délicat la fantaisie elle-même a toute la force de la réalité ». Et encore j’ai copié trop vite, j’ai laissé perdre une partie de la phrase et quelques-uns des enseignements qu’elle contient. Mme Carette née Bouvet nous apprend aussi que la réalité est vraisemblable, et elle ne s’est point permis d’écrire le mot fantaisie sans le faire suivre d’une épithète puissamment originale ; elle a dit : « la fantaisie imaginaire elle-même ». Je ne m’excuse pas de ces remarques pédantesques. Vous me demandiez, chère madame, de vous confier l’éducation de ma fille ; j’ai tenu à constater d’abord que vous pensez avec précision et que vous écrivez correctement.

L’érudition de Mme Carette, toujours née Bouvet, vaut son talent d’écrivain. A propos de Madame de La Fayette, elle résume de façon bien intéressante l’histoire du roman. Elle signale d’abord « celui des Chevaliers de la Table ronde ». Puis vient le Roman de la Rose où l’on voit « les preux guerroyant en l’honneur de leurs dames ». Ensuite Mme Carette, décidément née Bouvet, suit « le développement des idées et du goût se propageant… sous la forme du fabliau ou de la romance : du roman à proprement parler ». Elle confond tout, cette brave femme, semble ignorer l’existence des homonymes, prend une langue pour un genre littéraire, et signale les troubadours comme des fabricants de romans, sans doute parce qu’ils écrivirent en dialecte roman… Voilà nos jeunes filles bien renseignées.

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Mlle Mélégari est un guide sûr et ennuyeux. Elle connaît le sujet dont elle parle et s’est documentée de son mieux. C’est une honnête conscience protestante. Elle professe d’un ton oratoire qui atteint parfois le comique, et nous enseigne pêle-mêle la vie de Benjamin Constant et la morale. Je l’ai appelée « un homme de troisième ordre », et je crois, en effet, en la lisant, entendre un grave pasteur ou un professeur de l’Université de Genève. Écoutez ces nobles considérations à la Guizot sur tout ce qui manqua à ce pauvre Adolphe : « Pas de religion : et Dieu seul aurait pu être la vivante unité de son existence. Pas de patrie : or la patrie aurait discipliné par les devoirs positifs qu’elle impose le vagabondage de cet esprit subtil. Pas de famille, pas d’intérieur… » J’avais l’intention cruelle de répéter jusqu’à la fin l’éloquente période ; un bâillement irrésistible — et dont je vous demande bien pardon, mesdames et messieurs — m’a heureusement interrompu.

Mlle Mélégari ne connaît, elle, ni le bâillement ni le sourire. Elle n’éprouve jamais le besoin de baisser le ton et conte du même accent oratoire et gris, avec la même solennité lente, les plus graves événements et les incidents les plus menus. Elle parle, égale, austère et infatigable, jusqu’à ce que le lecteur édifié médite longuement sur cette religieuse phrase finale : « Dans le monde supérieur où il est parvenu, il lui a été sans doute tenu compte de ce désir du bien qui, durant plus d’un demi-siècle, a tourmenté sa vie et ennobli ses faiblesses. » Je regrette d’ignorer également la musique et l’hymne suisse et de ne pouvoir me jouer quelques mesures après ce beau discours de distribution des prix.

Tous les pédantismes, cette rèche Mélégari les a. Comme les rois, les gardes champêtres et les professeurs de philosophie, elle sait que le moi est haïssable et elle dit toujours nous. Elle ne perd pas une occasion de citer. Elle aime les grands mots abstraits et parvient à prononcer les plus difficiles : elle regrette que des envahis n’aient pas songé assez tôt à « la concrétation d’un plan de résistance » et elle nous démontre la « désidérabilité » d’une ligne de conduite élevée. La circonlocution lui plaît et l’entraîne à des phrases telles : « La sécheresse de cœur dont on a tant accusé cette brillante intelligence. » Elle a peur des mots, n’ose pas dire que le père de Benjamin Constant se maria avec sa servante. Elle avoue seulement, dans un haut-le-corps : « M. Juste de Constant avait épousé une personne attachée à son service ». Ah ! cette haine du mot propre qui nous vint des précieuses, ces bas-bleus de la conversation, et qui affadit deux siècles de notre littérature !

Malgré tous ses défauts, Mlle Mélégari n’atteint qu’au ridicule austère. Elle est une conscience. Elle fait ce qu’elle doit, puisqu’elle fait ce qu’elle peut. En soixante-onze pages in-8, je n’ai relevé qu’une tournure franchement incorrecte. Pour le jour où triompheront les revendications féministes et où les femmes auront obtenu les mêmes jouets grotesques que les hommes, je pose sa candidature à l’Académie. Elle sera sans doute très décorative sous la robe à palmes vertes. Car elle a beaucoup de tenue. C’est un bon professeur ou un parfait clergyman qu’il est juste de respecter et prudent d’éviter.

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Lucien Pérey a été cinq fois couronnée par l’Académie française, et j’approuve ces récompenses : car c’est une laborieuse qui fouille toutes les archives imaginables et qui met au jour bien des documents insignifiants. Son érudition est digne de toutes les couronnes de papier doré et sa gaucherie de tous les bonnets d’âne. Cependant quelques verdâtres, historiens ou commentateurs, ont pu admirer chez elle ce qu’ils estiment en eux-mêmes : l’art de faire de gros livres avec peu de chose. Son procédé ordinaire pour entasser de la copie est à la portée de toutes les intelligences : elle conte un petit événement ; puis elle cite en leur intégrité, coupés parfois de commentaires, les documents qui contiennent la même narration ; après quoi elle raconte une troisième fois. Ajoutez les discussions de textes, les rapprochements de témoignages ; songez que les redites ne l’effrayent point et que les anecdotes, même sans rapport avec son sujet, lui semblent de bonne prise. — Son écriture est meilleure que celle de Mme Carette, plus mauvaise que celle de Mlle Mélégari : lâche, banale, incohérente parfois, c’est l’écriture de la plupart de nos historiens et compilateurs.

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M. Larroumet, chaussette-rose de la Sorbonne, trouve à Arvède Barine un talent viril. Pour le professeur Larroumet, le grand talent et la grande virilité, c’est de professer. Et Arvède Barine — intelligence ouverte et superficielle, curiosité en éveil, parole facile et égale, sourire spirituel — est un excellent professeur, bien supérieur, certes, au fade Larroumet. Et il est presque aussi difficile d’apercevoir un bout de jupe sous la toge de l’une que de deviner une culotte sous la toge de l’autre. La voix d’Arvède Barine n’a pas plus la grâce musicale d’une voix de femme que celle de Larroumet la sonorité ferme d’une voix virile. Les esprits parasites, professeurs et cabotins, n’ont peut-être que le sexe de l’écho ou du phonographe.

Parmi tous ceux qui professent à la Revue des Deux Mondes, Arvède Barine est un des moins déplaisants. Sans doute, elle paraît uniquement une intelligence, une calme faculté de comprendre, et, par conséquent, elle n’est pas une grande intelligence, ni une intelligence profonde : pour pénétrer une âme, il faut aimer ; et des idées générales personnelles ne se forment point en nous sans une fermentation lyrique. Sans doute, elle parle de sainte Thérèse comme d’un héros picaresque, avec le même sourire amusé et les mêmes plaisanteries de conférencier. Sans doute, comme tous les vulgarisateurs, elle rend vulgaires les choses qu’elle touche, elle traduit les âmes extraordinaires en langue bourgeoise, plus railleuse que sympathique, et ses ricaneuses analyses transforment trop souvent les tragédies en vaudevilles. Mais ce sont là défauts du genre, nécessités des endroits où elle parle, conventions qu’on ne lui permettrait point d’oublier. D’ailleurs, elle les a moins que beaucoup d’autres : comparée à Sarcey, elle devient la distinction même et elle semble souple si on la regarde après Brunetière. Et je suis reconnaissant à son esprit voyageur du choix heureux des contrées à explorer. Elle nous dit des âmes singulières. Parce que son public exige qu’elle rie de leur noblesse ou de leur fantaisie, elle a l’air de s’amuser seulement. Mais, à bien regarder, elle est supérieure à sa besogne et à ses auditeurs : parfois elle se contient pour ne pas être émue, se force pour rire. Je crois qu’elle aime un peu ces êtres dont elle n’ose parler sérieusement puisqu’ils ne sont point catalogués grands sur les listes officielles. Et je ne serais pas étonné qu’elle méprisât en silence les ineptes badauds auxquels elle les présente comme des bêtes curieuses.

XII
Les frondeuses

Quand on annonça la prochaine apparition de la Fronde, j’affirmai à mes amis que les femmes ne parviendraient pas à se montrer inférieures aux hommes dans la basse besogne du journalisme. Je me trompais : la Fronde, plus mal renseignée que l’Éclair ou le Matin, réussit — comment s’y prend-elle donc ? — à être encore moins littéraire que le Journal et l’Écho de Paris.

Juger les lettres féminines françaises sur la Fronde serait d’ailleurs injuste et appauvrirait singulièrement notre pauvreté. La Fronde n’a jamais eu Gyp, ni Mme Daudet, ni Max Lyan, ni Judith Gautier. Marni y est peu restée et n’y a publié aucun de ses savoureux dialogues, mais uniquement des critiques dramatiques fort médiocres. J’y ai rencontré une seule fois la signature de Bentzon, et Georges de Peyrebrune s’est bientôt sauvée de ce mauvais lieu littéraire. Arvède Barine ne s’y est jamais fourvoyée, non plus que Mme Adam, Rachilde ou Henry Gréville. Séverine réserve à d’autres journaux tout ce qu’elle écrit d’un peu intéressant. En revanche grouillent ici les Érasme et les Marie-Louise Néron. On peut, il est vrai, s’amuser à la vigueur quotidienne et un peu monotone des ironies de Bradamante, admirer la précision de ses attaques et le direct de ses coups. Quelquefois aussi Jacques Fréhel — lorsqu’elle daigne ne point nous ennuyer d’un conte égyptien — nous émeut d’une nouvelle bretonne pénétrée d’exquises mélancolies, souriante d’images originales. Mais cette dernière bonne fortune est rare et les articles de Bradamante ne sont bons que lorsqu’ils sont rapides et brusques. De quoi Mme Marguerite Durand fait-elle donc semblant de remplir ce grand journal vide ?

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D’abord la Fronde — et le contraire étonnerait — rabâche les revendications féministes. Elle est l’organe du féminisme économique, du féminisme politique, du féminisme moral, en un mot — faisons plaisir aux Léopold Lacour — du féminisme intégral.

Certes, je ne crois pas qu’au point de vue social l’œuvre de la femme puisse être considérée comme moins importante que celle de l’homme. Au point de vue intellectuel, son infériorité artistique et scientifique ne s’exprime que sur les hauteurs, dans les tentatives de création. Mais elle est peut-être plus apte que l’homme à comprendre, à appliquer, à imiter, à enseigner. Dans la vie pratique — sauf les rares occasions où un effort de synthèse est nécessaire — la femme dont on n’a pas tué l’initiative se montre souvent supérieure par l’ingéniosité dans le détail, la souplesse, le tact et l’attention minutieuse. D’ailleurs l’égalité des droits n’exige nullement l’égalité des facultés et, puisque cet infâme blagueur, le Code, déclare le balayeur des rues égal à Félix Faure et ce pauvre Félix Faure égal à Émile Zola, pourquoi refuse-t-il à Mme Pognon que ça embête le plaisir de voter ou de présider quelqu’une de nos inutiles assemblées ?

Je suis donc féministe, nettement. D’où vient que je sois si souvent agacé par les réclamations de la Fronde ? — C’est qu’elles manquent à la foi de noblesse et de réalisme.

J’éprouve le besoin d’applaudir chaleureusement — tout en regrettant, presque à en pleurer, la faiblesse de ses armes — quand Savioz, âme vaillante, s’irrite contre toutes les injustices et se meurtrit à vouloir démolir toutes les bastilles. J’approuve encore quand Mme Pauline de Grandpré réclame la suppression de Saint-Lazare, honte des hommes faiseurs de lois et organisateurs de polices.

Mais peu de combattantes ont la belle générosité universelle de Savioz. Mme Pauline de Grandpré, admirable dans ses efforts sur un point spécial, est un esprit étroit, à la catholique, et qui sourit à la plupart des injustices sociales.

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Celles qui admettent que nous naissions inégaux devant la société m’intéressent peu quand je les vois repousser uniquement l’inégalité dont elles sont frappées en tant que femmes. Il m’est indifférent, absolument, d’avoir pour président du conseil une canaille mâle ou une canaille femelle et en quoi importe-t-il au producteur pressuré par les capitalistes des deux sexes d’être écrasé avec l’approbation de députés et de sénateurs ou de sénatrices et de députées ? Je ne puis que sourire avec mépris, quand ces pauvres féministes réclament comme une baguette magique le bulletin de vote que les hommes sages oublient depuis longtemps de déposer dans nos urnes à double fond. Le vote féminin ne changera-t-il donc rien à la vie ? Si. Le mal fait par le suffrage à la Ledru-Rollin sera doublé par le suffrage à la Maria Pognon, et la femme, dernière puissance révolutionnaire, sera annihilée. La première chambre sortie des mains féminines arrivera beaucoup plus honnête que les précédentes ; elle finira aussi vile. Et l’ignominie de la politique envahira la moitié du pays qui jusqu’ici lui échappa. Les femmes se vantent — et avec raison depuis que nous votons — de nous être supérieures en moralité. Cette supériorité ne résistera pas à deux élections législatives.

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Aline Valette — qui donne, en une langue peu correcte, des renseignements à nous faire rougir de honte sur les salaires de famine imposés à certaines travailleuses — et Camille Bélilon — qui fait gauchement, avec une verve insuffisante, une petite guerre taquine aux anti-féministes, — m’objecteront que l’égalité politique entraînera l’égalité économique. Je n’en suis pas certain : le vote de l’ouvrier ne gêne guère le capitaliste. Même si le fait se produit, je ne reste pas sans crainte : il se pourrait que les salaires des femmes ne fussent point relevés, mais ceux des hommes abaissés. Je redoute cette égalité par en bas.

Il est incontestable que la femme doit être l’égale de l’homme ; il ne l’est pas moins qu’un homme doit être l’égal d’un autre homme et une femme l’égale d’une autre femme. Quand la couturière et le pauvre bougre de mineur seront les égaux de Mme Pognon, je m’intéresserai à rendre Mme Pognon l’égale de Brisson ou de Deschanel. Mais il est ridicule de réclamer des droits apparents, dont on ne saura rien faire, tant qu’on laisse entre quelques mains les capitaux et par conséquent toutes les puissances réelles. Si Mme Pognon n’est pas une simple ambitieuse, je m’étonne de la voir, si peu réaliste, oublier la proie pour l’ombre et ne point réclamer l’affranchissement des deux sexes. Rien ne sera fait de vraiment utile que ce qui sera fait pour tous, et ils mentent les féministes restreints, comme les antisémites, comme tous ceux qui fragmentent la question sociale. Tant que tout ne sera pas résolu d’un coup, tout sera toujours à recommencer.

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Malgré la médiocrité endormeuse de l’écriture, je suis avec curiosité, les copieux renseignements de la Fronde sur le mouvement féministe. Marie Maugeret exposa le féminisme chrétien, pauvre féminisme timide et anodin. — Dans un petit livre dont la Fronde publia une partie, Kaethe Schirmacher nous dit l’état actuel du Féminisme aux États-Unis, en France, dans la Grande-Bretagne, en Suède et en Russie. Mais nous ne devons accorder qu’une confiance restreinte à ce manuel, où Mme V. Vincent relève des erreurs nombreuses et graves. — Marie Mali étudie le féminisme belge. Le 31 janvier 1893, elle avoue, à propos de l’art : « Peut-être, comme la science, est-il d’un domaine trop lointain pour nos habitudes d’observation immédiate. » Mais il serait juste, proclame-t-elle, de faire dans la vie une place plus large à la femme et de mieux « employer ce don naturel d’inertie et de passivité qui, si puissamment, fit de notre cramponnante espèce le frein, le régulateur de l’impatiente activité masculine, excitée à certaines heures de l’histoire par des fièvres artificielles ou excessives. » Il y a peut-être une vérité dans cette phrase belge.

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Le féminisme tient une grande place dans les lettres où Caroline d’Ambre nous conte les événements algériens ; dans celles aussi de Claire de Pratz sur l’Angleterre des institutrices et sur ces admirables clubs féminins «  une quantité de questions importantes y sont toujours discutées ». (27 février 1898.)

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Dans ses chroniques, dans ses nouvelles, dans ses romans, Marcelle Tinayre pousse souvent le féminisme jusqu’à l’indulgence. L’héroïne, vivante et passionnée, ne rencontre que des idiots ou des goujats. Un instant, elle détourne la tête, « saturée de morne dégoût ». Mais elle se laisse reprendre au courant de la vie et finit par se donner à quelque misérable qu’elle méprise. La formule d’art de Marcelle Tinayre rencontrera sûrement des imitatrices : elle est à la fois si ingénieuse et si simple ! Il suffit d’aller chercher dans les nuages de George Sand un noble personnage féminin et de le mettre en face de marionnettes mâles ramassées dans le fumier naturaliste.

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La Fronde est un journal complet et légèrement pédant. Il contient de nombreuses chroniques scientifiques. Thécla conte des histoires de revenants et vulgarise la théorie du double. Blanche Galien professe la science culinaire et Marie Quinton, la Belle Meunière de Boulanger, nous apprend l’art de faire cuire les vieux coqs dans du vin. Jeanine (Flor. Mauriceau) et Clotilde Dissard recueillent les vieux potins de l’histoire. D. Etchard se manifeste érudite et bête comme une thèse de doctorat. Dorothée Klumpke enseigne les éléments de l’astronomie et Mme Hudry-Ménos nous avertit que l’alcool est nuisible à la santé.

La partie littéraire et artistique n’est pas négligée. De vagues M. L. Gagneur feuilletonisent en vocabulaire franco-russe, en je ne sais quelle syntaxe océanienne. Harlor analyse platement les revues. Manoël de Grandfort — qui fit une œuvre charmante et émue, puisqu’elle est la mère de Marni — tresse des couronnes aux auteurs de livres nouveaux et Pauline Vigneron rédige les réclames pour peintres.

Ibo tient au courant de la politique étrangère ceux qui ont la patience de subir une demi-colonne quotidienne de phrases telles : « La chouannerie espagnole, composée des soldats soi-disant disciplinés du général Weyler, ne peut perpétrer l’épouvantable tuerie qui aujourd’hui fait de l’indépendance cubaine une loi d’inéluctable humanité sous peine d’un retour à l’animalité primitive où l’Europe moderne ne pourrait apporter sa sanction sans ériger le banditisme politique en principe. » (22 mai 1898.)

Triboulette (Mme Adolphe Méliot) dit les fluctuations de la Bourse. Elle a autant d’esprit et d’aussi fin que les financiers de l’autre sexe. Écoutez-la faire des à-peu-près sur les à-peu-près de ministres qui régnaient le 25 janvier 1898. « Ah ! nos taux présentent de bien merveilleuses devises… On se montre barthou rassuré… La tête sur le billot, on ne me ferait pas avouer que si je vois l’horizon éclairci c’est par le fait qu’un optimisme illusoire rend beau à mes yeux ce qui ne l’est pas. » Tous les jours sous sa plume ces plaisanteries charmantes alternent avec des chiffres aimables. Si, après dix ans de cet exercice, elle évite le cabanon, cette femme est une forte tête3.

***

Toutes les frondeuses ne sont pas à la Fronde, Vous n’y trouverez pas cette admirable Louise Michel à qui il convient de pardonner son français d’institutrice anglaise à cause de sa vaillante générosité sans défaillance. Il n’est même que juste de rappeler qu’après la Commune, devant les tribunaux d’exception, elle montra plus de courage que la plupart des hommes de son parti.

***

Mme Olga de Bézobrazow exprime de nobles idées obscures en des vers rocailleux ou dans un roman sans vie, tout en dialogues philosophiques. En langue franco-russe y discutent interminablement deux idéalistes et un homme qui « s’enivre du vin de l’esprit, bien que, matérialiste convaincu, il se démette de son âme devant le ver de terre de l’atome de l’épicurien. » Le préfacier, Raoul de la Grasserie, « docteur en droit », me pardonnera-t-il mon insensibilité ? J’ai bâillé et j’ai ri devant ce livre qui doit, d’après lui, « intéresser tout cœur passible d’émotion. »

***

Mme E. Sallez, officier d’académie, dame patronnesse de la Société contre l’abus du tabac, ne se plaindra pas de moi. Je laisse analyser et admirer par une de ses bienveillantes consœurs son œuvre unique, la Fiancée du fumeur. La parole est à Mme Clotilde Dissard :

« Fort joliment tournée cette saynète. Une jeune fille, Anna, a à se plaindre de son fiancé. Hier, au salon, avec ses compagnes, elles se trouvèrent abandonnées. Ces messieurs étaient au fumoir, impossible de danser. Aussi la jeune fille répond-elle à son père :

Avec tous ses pareils, votre monsieur Raymond,
Cette homme si charmant, ce fiancé modèle,
Avait sournoisement déserté le salon,
Et, préférant au sexe, ainsi qu’on nous appelle,
Du tabac empesté l’arome dégoûtant,
Ils étaient tous allés, ô rare politesse !
Dans le fumoir voisin délecter leur paresse.
Il nous fallut rester en cet isolement,
Une grande heure au moins ! Et vous voulez, mon père,
Que je prenne un mari fait de telle manière
Qu’il me réserve à moi cet enviable lot
De me voir préféré le poison de Nicot ?
Cela ne sera pas ! Qu’il fume son havane,
Et qu’à son bras, s’il veut, s’appuie et se pavane

Une épouse à son goût, éprise du tabac,
Moi, l’odeur en répugne à mon faible estomac,
Et je n’accepte pas une lutte inégale
Entre moi, s’il vous plaît, et cette herbe fatale !

« Mais la bouderie n’est pas très sérieuse, Anna est trop heureuse d’avoir quelque chose à pardonner, à condition cependant que le fiancé

…………………. s’abonne
Au journal mensuel de la Société
Qui combat le tabac. C’est une œuvre très bonne.
Qu’il en fasse partie avec sincérité,
Qu’il lise les écrits signés du secrétaire,
Ceux de M. Decroix, le fondateur austère,
***

Rose Romain semble une âme repliée et peut-être rapetissée par la continuité de la douleur.

Je n’oublie pas les lieux communs sur le mérite éducateur de la souffrance. Je me rappelle Musset :

L’homme est un apprenti, la douleur est son maître
Et nul ne se connaît tant qu’il n’a pas souffert.

Je me rappelle l’Andromaque de Virgile à qui la souffrance a enseigné la pitié. Mais il ne faut pas que l’enseignement vienne trop tôt et soit trop continu. Les Souvenirs d’une enfant pauvre nous disent la faim et les humiliations, toutes les misères, matérielles et morales d’une enfance dénuée et orpheline. A en juger par le ton geignard et haineux de son second livre, Rose Romain n’a pas rencontré la revanche qui lui était due. On connaît l’égoïsme hargneux des malades, et la douleur continue est une bien terrible maladie. Rose Romain a toujours à se plaindre des choses et des hommes, toujours à pleurnicher ou à juger sévèrement. Elle se plaint de n’avoir pas eu du pain tous les jours ; elle se plaint d’avoir été humiliée par ceux qui avaient trop de viande (et il n’y a dans cette lamentation ni colère passionnée ni hauteur de dédain) ; elle se plaint d’avoir été appelée « tourmentée » et « décadente » par les critiques ; elle se plaint surtout de la « méchanceté inconsciente du mâle ».

Et c’est sa misandrie qui la rend ridicule et intéressante. La misogynie n’est rare ni chez les hommes, ni même chez les écrivains. Il suffit de rappeler Euripide, La Fontaine et l’Alfred de Vigny de la Colère de Samson. La femme n’est guère moins portée à ce genre de généralisations hâtives et dans la conversation nous surprenons à chaque instant des expressions de la misandrie. Quoique prétende Frédéric Loliée, la littérature féminine — trop imitatrice jusqu’ici — en est encore avare. On trouve des traces de ce sentiment dans les journaux et revues qui combattent l’omnipotence masculine ; mais je ne connais pas de livre qui le proclame aussi nettement que l’Inévitable Mal. Je suis reconnaissant à Mme Rose Romain d’avoir crié bien haut son âme absurde et sincère.

En dehors de la Colère de Samson, la misogynie n’a guère inspiré de chef-d’œuvre. Les vers pour lesquels les femmes d’Aristophane fouettent Euripide ne sont point les meilleurs du tragique inégal. Les plaisanteries de La Fontaine, rarement amusantes, sont parfois odieuses. La Colère de Samson doit sa beauté non seulement à l’âpre sincérité de Vigny et à la puissance ordinaire de son verbe, mais encore à l’héroïsme du poète qui pousse le cri d’angoisse et à tout ce qu’il y a de souffrance d’amour en cette haine vigoureuse. Celui-ci a été déçu dans ses noblesses, non dans ses égoïsmes. Rose Romain est malheureusement une souffrante sans stoïcisme, sans grandeur et sans art. L’âme qui se lamente ici n’est intéressante que parce qu’elle souffre : il semble qu’il n’y ait ni esprit ni cœur ; une sensibilité dolente seulement et, avec, la banalité de tous les bons sentiments appris. Incapable du moindre mal, capable du seul bien ordinaire et sans élan, une passivité qui se révolte, émouvante comme un chien qui pleure. Certes, c’est quelque chose, c’est beaucoup plus que toutes les habiletés et tout le métier du monde, puisque, si petite soit-elle et si égoïste, on nous montre une âme, une flamme frêle et vivante. Mais j’attends, impatient, la femme au grand cœur qui, ayant souffert par l’amour, le maudira avec la noble éloquence de Vigny. Comme le poète, elle aura tort devant la réflexion équitable, raison devant notre émotion.

***

Ce sont encore des façons de frondeuses qu’on trouve à la Vie Parisienne et nulle part mieux qu’en ce chapitre je ne pourrais étudier le sourire de Marni ou le ricanement de Marie-Anne de Bovet et dresser la notice nécrologique de feu le rire de Gyp.

Gyp (comtesse de Martel de Janville, en littérature). Née le (soyons discret), morte à Lyon le 24 juin 1894. Longtemps la vie de la Vie Parisienne, la gaieté spontanée de ce triste endroit où trop de gens essaient de rire sans y parvenir et font de l’esprit pour le seul résultat de mieux montrer leur sottise. De son vivant, eut de la finesse, une certaine grâce canaille, une élégance en dehors des règles et des habitudes, faite de hardiesse et de nonchaloir : fut un charme original. A laissé deux enfants. Bob était bien amusant quand il était petit : ses étonnements et ses précoces compréhensions, également embarrassants pour son pauvre abbé, nous disaient de façon piquante les incohérences de la vie sociale. Bob vieilli a perdu sa verve, dessine des images plus ridicules que caricaturales et trouve parfois un mot lourd de recherche. Paulette nous intéressa aussi par ses révoltes brusques, par son féminisme informulé. Sa figure et son papotage n’avaient que la beauté du diable. Elle a perdu esprit et fraîcheur. Ses instincts naïfs de petit animal égoïste et gracieux s’expriment aujourd’hui en une philosophie qui a tout le pédantisme lourd de la légèreté voulue. Son anti-sémitisme l’empêche de signer à la Fronde, mais elle doit y écrire sous quelque pseudonyme.

Gyp, très malade de l’abandon de ses enfants, a vivoté quelque temps de M. Carnot. Le couteau de Caserio l’a achevée.

Sur sa tombe pousse presque chaque mois un champignon sans saveur que les éditeurs vantent dans les échos des journaux et que Drumont admire parce qu’il espère en empoisonner Israël.

Quoique depuis sa mort elle ait autant d’esprit que M. Pierre Véron, ses inepties posthumes ne feront pas oublier sa verve d’autrefois, et En ballade, Sport-manomanie ou le Journal d’un grinchu n’empêcheront pas de relire ce frêle chef-d’œuvre, le Petit Bob.

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Marni a débuté dans le genre « vie parisienne » en échangeant avec Maurice Donnay des Dialogues des courtisanes : un peu d’observation diluée dans beaucoup de cet esprit boulevardier qui est la forme la plus brillante de la sottise. Pourtant le morceau final mérite d’être signalé pour sa note douloureuse et pénétrante. Les volumes qui sont de Marni seule contiennent encore trop de cet inepte esprit « vie parisienne » ; mais beaucoup de tableautins y sont frémissants d’émotion. Les Enfants qu’elles ont marquent le moment exquis de ce talent. Dans les précédents recueils, l’auteur se croit trop obligée par la loi du genre et elle s’acharne à la chasse des idées drôles. Dans les séries suivantes, Fiacres, Celles qu’on ignore, la fatigue se laisse un peu sentir et, à côté de pages charmantes, on rencontre des banalités et d’indifférentes plaisanteries.

Dans Marni, l’homme à la force de l’âge est le mondain quelconque, bêtement spirituel. Parfois elle le rend odieux en indiquant d’un trait rapide et adroit quel épouvantable égoïsme se cache sous sa philosophie gouailleuse. « Ce n’est pas le cœur qui l’étouffe » et, dans tout ce qui n’est pas vie superficielle et banale, dans tout ce qui montre le fond de l’être, il apparaît, à travers les déchirures de sa verve, un ignoble mufle. Les amusements idiots et méchants de quelques petits vicieux, le scepticisme même de quelques enfants avertissent que le mondain au corps soigné, au langage léger, à l’âme pourrie, ne disparaîtra pas avec la présente génération. Malgré l’âpreté sincère et contenue de cette satire, ce n’est pas ici que j’admire l’originalité de Marni.

Ce que j’aime chez elle, c’est toute la théorie des faibles et des attendris, tous les cœurs douloureux et qui essaient de consoler. Sur les chagrins d’enfant elle penche des grands-pères délicieux. Sous les résignations émouvantes de ses femmes trahies on sent un long passé de larmes et, parce qu’elles ne pleurent plus, elles nous font pleurer. Elle a créé d’exquises jeunes filles, d’un esprit avisé, d’un cœur tendre et que rendent précocement maternelles les fautes et les douleurs des parents. « Nos mères ont beau être plus vieilles que nous, quand elles aiment et qu’elles souffrent, elles redeviennent si faibles, que nous les aimons comme des enfants. »

Plus que ses grands-pères, plus que ses délaissées, plus que ses jeunes filles, j’adore ses petites filles et l’intelligence émue de leurs caresses. Oh ! leurs mouvements câlins et consolateurs et la grâce de tel geste si imprévu et à la fois si naturel et tout ce qu’il y a en elles d’humanité non encore déformée ! Oh ! la fidélité de leur souvenir aux malheureux que la loi appelle coupables et leur façon fraîche de sentir que la vie est autre chose que la société ! Attendri, je pardonne à celle qui a créé un peu de vie humaine d’avoir quelquefois fabriqué de la vie parisienne. Il fallait plaire aux vieux messieurs, dirait Jean-Jacques.

Marni, écrivain charmant et pénétrant dans ses dialogues, est inférieure dans les notes qu’elle signe Simone à l’Écho de Paris. Et elle a donné à la Fronde des critiques dramatiques où elle ne parlait même plus français. « Feu Toupinel, lequel avait une maîtresse à Toulouse six mois par an, ne donnant ainsi à sa moitié légitime qu’une moitié d’année de fidélité, sur les douze, auxquels elle avait droit… » (15 janvier 1898.) Influence du milieu ou excessive bonté qui craint d’humilier les pauvres consœurs ?…

***

Marie-Anne de Bovet perd à être trop connue. La brusquerie de son allure, son « dédain superbe pour la morale bourgeoise et pour les petites vertus », toutes les apparences d’une brutale franchise la font prendre d’abord pour une nature énergique, en dehors, point toujours « commode », mais toujours sincère et parfois cruellement spirituelle, une sorte d’Alceste aux jupons verts. On s’intéresse à lui voir démolir les préjugés et étaler les contradictions qui composent « la morale factice ». On s’égaie avec elle quand, causant avec des mondains, elle « s’amuse à leur dire des choses énormes, ou du moins qui leur paraissent telles, car les énormités, ce sont tout simplement des vérités ».

Mais, on s’en aperçoit bientôt, ce qui l’irrite dans le « monde », c’est uniquement l’hypocrisie des paroles, nullement l’ignominie des pensées et des actes ; et l’accord qu’elle conseille entre ce qu’on pense et ce qu’on dit, ce n’est point l’harmonie de la vertu, c’est l’insolence du cynisme.

Régine de Sylveréal vient d’exposer la doctrine de Mlle de Bovet sur le mariage. Elle suppose une objection et elle y répond : « Alors vous faites du mariage un marché ! — Parfaitement, et vous aussi. Seulement moi je l’avoue, voilà toute la différence. » La différence me paraît insuffisante.

Et ce sont toutes les infamies mondaines qu’adopte ainsi cette grande réformatrice, qu’elle proclame légitimes, et qu’elle encourage à se montrer au grand jour. La vertu qu’elle vante, c’est l’impudeur.

La seule préoccupation de cette nature sans générosité, c’est la crainte d’être dupe. Or elle est dupe à rebours, car elle généralise ce qu’elle voit dans son pauvre monde factice et, inepte sédentaire de la pensée, elle nie l’amour et l’amitié, comme elle nierait l’Océan et la montagne si son corps n’avait voyagé. Elle raille « ces amours factices et ces amitiés exaltées, au moyen desquelles tant de femmes oisives trompent le néant de leur cœur et l’inutilisation de leurs énergies ». Mais les sentiments qu’elle proclame sincères manquent vraiment trop d’exaltation. « L’amitié — affirme-t-elle — est purement et simplement de la camaraderie, autrement dit une intimité d’occasion et de surface. » Montaigne, autrement habile pourtant à distinguer les mensonges et les faux-semblants, doit dire à La Boétie que certains sceptiques sont de parfaits imbéciles. La Fontaine, à qui on n’en faisait guère accroire non plus, doit plaindre cette pauvre demoiselle qui, n’ayant point trouvé le Monomotapa au faubourg Saint-Germain, nie tranquillement l’existence de la lointaine et douce contrée.

Cette personne, dont le myope bon sens prend des airs si agressifs, est d’ailleurs le plus ridicule des snobs. Elle croit à « l’âme de l’armée », le pantalon rouge l’émeut et un titre de duc l’éblouit. Une des héroïnes qui la représentent est aux anges d’épouser l’ex-amant d’une grande dame, délire de joie à l’idée de « succéder à une princesse ».

L’esprit de Marie-Anne de Bovet amuse un instant, à la première rencontre. L’idée d’une seconde conversation est redoutable. Nulle ne se répète davantage. Les « énormités » qu’elle lance à la tête des gens sont peu nombreuses et chacune lui a servi une bonne dizaine de fois. On retrouve tout le stock dans chacun de ses prétendus romans, et elle les détailla en chroniques dans la Fronde. Parfois elle se recopie textuellement. Quand elle a l’hypocrisie de se démarquer, la seconde version a moins de verve que la première, la troisième est plus ennuyeuse que la seconde.

Elle n’a que deux personnages. D’abord elle, sous des noms divers : une fille garçonnière, paradoxalement cynique, et qui espère étonner toujours en rabâchant éternellement les mêmes agressions. Et puis le contraire d’elle, celle dont elle rit, la petite oie sentimentale qui fait, à force de sentiment, toutes sortes de sottises et même toutes sortes d’inconscientes vilenies. Le troupeau des scandalisées manque de vie, absolument, ainsi que les hommes qui traversent la platitude de ces anecdotes et de ces philosophailleries.

Voulez-vous connaître quelques-uns des noms dont elle étiquette ses marionnettes. La collection vaut bien celle d’Armand Sylvestre, l’inepte papa de Lekelpudubec. Dans le salon de Marie-Anne de Bovet, « le président de Vielmanyère, cette vieille panne de Beurrans, Mme de Poulquipon » et ses six enfants, « Mme de de la Gardemeur, la femme du général », des héritières comme « Gisèle de Grossac » et « Yvonne de Lescarcelle », et deux braves marins, « le commandant Dartimon, l’amiral de Beaupré » causent du « mariage de Mme de Foljambe avec M. de Latour-Quicrac ».

XIII
Primées

L’Académie, cette Compagnie de vieillards qui aiment les femmes et qui les couronnent, ne pouvant faire mieux… ou pis.

J. BARBEY D’AUREVILLY.

Les volailles de lettres primées par l’Académie sont innombrables et, si j’avais le temps, je découvrirais peut-être parmi elles autant de dindons que de dindes, autant de Georges Ohnet que de Mary Summer. Nous avons vu déjà des couronnes récompenser le déroulédisme de Simone Arnaud, de Jean Rolland, de Daniel Lesueur ; l’érudition potinière de Lucien Pérey ; la morale grise et protestante de Mme de Witt, la morale grise et catholique de Bentzon ou l’ambition romanesque d’Hélène Vacaresco, cette Bérénice roublarde. Les Quarante signalèrent même à notre admiration Mme Jane de la Vaudère (pourquoi pas Liane de Pougy ?), cacographe et pornographe.

J’ai réuni dans un même chapitre quelques-unes des primées pour essayer de déterminer les qualités qui plaisent particulièrement au jury. On m’affirme que ma méthode ne vaut rien, que les académiciens (circonstance atténuante) ne lisent pas ce qu’ils applaudissent, et que, si je veux connaître les raisons de leur choix, je dois, au lieu d’étudier les volumes prétextes à récompenses, m’informer des relations des lauréats.

Mais, critique candide, je persiste à chercher dans les livres loués la raison des louanges. Si le résultat de mon enquête est négatif, je serai étonné et je pousserai l’indulgence jusqu’à ne pas conclure.

***

Marianne Damad conte lentement et ennuyeusement des riens. Elle analyse, avec toutes sortes de prétentions scientifiques, l’âme d’une couturière anarchiste, mais qui revient à de bons sentiments en voyant des riches brusquement ruinés ; ou bien elle nous dit en un détail minutieux les discussions d’un veuf et de sa cuisinière. Elle est encore plus bavarde que Coppée, ayant encore moins à dire. L’Académie a couronné chez elle un néant gris.

***

Brada a été couronnée deux fois : pour un roman quelconque, et pour des Notes sur Londres qui sont loin de valoir celles de Mme Daudet. Ne la jugez pas sur les livres qui éblouirent ces pauvres immortels : vous auriez d’elle trop mauvaise opinion, car elle a fait bien mieux, les Lettres d’une Amoureuse. Le commencement m’a enthousiasmé par sa beauté triomphante. J’étais heureux de voir deux êtres « ravis de la joie simple de respirer le même air ». Je jouissais de tout ce qu’il y avait de vie harmonieuse dans les cris de volupté, puis dans les apaisements où la joie et les fleurs « n’exhalaient plus qu’une senteur si atténuée qu’elle ressemblait à un murmure ». Des vibrations violentes m’émouvaient qui, lentement, par nuances jolies, s’amortissaient « en tendresses étouffées et mourantes ». Hélas ! dès la quinzième page, des notes fausses m’irritèrent. Elles m’irritaient d’autant plus que, — je le sentais trop, — elles n’étaient pas là pour elles-mêmes, isolées et oubliables ; mais elles avertissaient de quelque dénoûment banalement sublime et faux. Et, de plus en plus, l’amoureuse Claudia parlait au bien-aimé Luc d’une certaine Irène dont elle n’aurait rien eu à dire s’il n’eût fallu préparer la succession à l’amour. Et voici qu’elle s’oubliait complètement, qu’elle oubliait complètement l’adoré et qu’elle ne songeait plus, — l’étrange amoureuse ! — qu’à conter cette histoire étrangère. Or un jour Irène, en voulant se tuer d’un coup de revolver, réussissait à tuer son mari ; elle se jetait, toute sanglante, dans les bras de Luc, qui sur elle se refermaient. Et Claudia se retirait, non pas fière et indignée, non pas furieuse comme une vaincue, mais ni dédaigneuse ni jalouse, sans souffrir, invitant sa rivale à accepter le bonheur, invitant l’infidèle à cueillir la joie et se déclarant, elle, puisqu’ils étaient contents, « divinement heureuse. »

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Mary Floran porte double couronne : son nom est applaudi à la fois de l’Académie française et de la Société d’Encouragement au Bien. Elle mérite ces joies par l’honnêteté de ses sujets, par le gris abstrait de son écriture et par la sublimité distinguée et discrète de ses héroïnes : elles savent tous les dévouements muets enseignés dans les romans pour jeunes filles, et elles ne manquent jamais à aucune convenance mondaine. Un hasard remarquable : le moins médiocre de ces gentils enfantillages est précisément celui qu’admira l’Académie.

***

Mary Summer, deux fois nommée, a eu l’ingratitude de vouloir blaguer ces bons immortels. Mais elle a trop de snobisme pour s’amuser de choses aussi respectables : on la sent toute tremblante de son audace et si éblouie de ce dont elle s’efforce de sourire… Quoi qu’en dise Augustin Filon, frère de l’auteur, le Roman d’un Académicien n’est que d’intention « un impertinent petit livre ». Il me paraît, ce brave Augustin, pauvre d’esprit plus encore que sa sœur et plus qu’elle désireux d’étaler ses misérables richesses. Écoutez-le madrigaliser. Le xviiie  siècle, dit-il à Mary, « tu l’as attrapé, comme une rare et subtile maladie d’esprit qui vaudrait mieux que la bonne grosse santé. Ne dit-on pas que la perle est une maladie de l’huître » ? Sans doute, il croit entendre des rires moqueurs, car il ajoute, agressif : « Et nous connaissons tant d’huîtres, chère sœur, qui se portent bien. » Il serait cruel de commenter ces jovialités d’être trop bien portant.

Mary Summer n’est pas bien malade non plus ; seulement elle s’orne de perles fausses. Voici la plus belle : « Ces larmes furent l’étincelle qui embrase la poudre. »

Le petit livre naïf est beaucoup trop long. Si l’aventure de cet immortel qui fut aimé et resta froid était arrivée à n’importe qui, Mary Summer elle-même l’eût trouvée sans intérêt. L’événement était digne tout au plus d’être conté en une colonne de journal. Il y avait là, à la rigueur, une nouvelle pour la Fronde, non un volume pour Lemerre. Malgré les quelques perles qu’il laisse apercevoir, j’ai trouvé le bâillement interminable.

***

François Deschamps a eu l’idée intéressante d’une « série d’études sur la bourgeoisie commerçante de Paris pendant ce siècle ». Au Coq d’or dit le commerce sous le Directoire. Au Plat d’étain nous le fait connaître sous la Restauration. Au Lys d’argent, sous Louis-Philippe. Au Fil de soie l’étudiera sous le second Empire, et Au Balcon fleuri chantera le commerce actuel.

François Deschamps n’a aucune des qualités vigoureuses qu’exigeait cette grosse entreprise, mais elle a des mérites souriants. Ses livres sans vérité et sans profondeur ne nous renseignent pas sur des mœurs spéciales et sont bien impuissants à faire revivre une époque. On peut leur trouver de la distinction et de la race, si l’on entend par là qu’ils rappellent aimablement des romans anciens. L’histoire d’un amour pur auquel s’opposent les parents et qui finit par triompher remplit presque complètement chaque volume. La place qui reste est occupée par des enfants trouvés qui, à vingt ans, reconnaissent sans hésitation une mère inaperçue jusque-là et par des incendies qui permettent à l’amoureux de conquérir sur le feu, au péril de ses jours, la bien-aimée qu’on lui refusait. Généralement, c’est le ténor qui est repoussé par les parents de la première chanteuse. Une fois, pourtant, la jeune fille est moins riche et doit, par de rares mérites, conquérir son fiancé. L’Académie a justement récompensé cet effort pour se renouveler : elle a couronné Jacques Germain, ombre de livre élégant, petit-fils anémié de telle idylle de George Sand.

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« Parmi tant d’obscures réminiscences qui viennent solennellement, comme des vagues envahies par les ténèbres, battre avec un écho profond la terre de mes souvenirs, il en est un certain nombre qui ont résisté dans ma mémoire à d’innombrables oublis et qui se dressent aujourd’hui devant moi aussi significatives qu’en ces jours de commencement de vie, brillantes entre toutes, pareilles à ces étoiles ardentes qui font pâlir leurs compagnes et semblent plus près de nous par leur éclat. »

Cette première phrase de Déçue montre les défauts et, subtilement analysée, permettrait peut-être d’indiquer aussi les mérites de cet écrivain parfois admirable, parfois prétentieux qui signe Jacques Fréhel.

Elle a, celle-ci, la plénitude souple du rythme, la noblesse et la vivacité des images. Elle a aussi, — sous les recherches de sa grandiloquence magnifique et précieuse, et souvent confuse, — l’adorable frémissement de sincérité. Ses premiers pas sont, d’ailleurs, les plus solennels et les plus compassés. Plus tard elle aura le fréquent bonheur d’oublier ses vouloirs littéraires, et ses larges harmonies seront déchirées par des cris émouvants. Elle jaillira soudain en exclamations, en interrogations, en apostrophes ; et ces gestes violents, passés de mode, ne seront point ridicules, parce qu’ils s’élanceront irrésistibles, rapides mouvements de passion et non attitudes de rhétorique. Par ses efforts et par leurs soudaines défaites, par la lenteur de ses solennités voulues et par la brusquerie de sa vie spontanée, par la grâce flottante de ses phrases et par la fièvre de ses mots, elle se manifeste comme une nerveuse qui contient ses frémissements, et qui redresse sa taille, et qui se hausse sur la pointe des pieds ; comme une frêle Michelette qui s’applique à imiter l’ampleur de Chateaubriand.

Le xviie  siècle hésite dans sa jeunesse entre Scarron et Corneille, se demande s’il sera un héros ou un bouffon. A l’école de Descartes, héros de la pensée, il devient un homme. Puis, — car les siècles sont plus longs qu’on ne pense, — il vieillit, grincheux et chicanier, avec Voltaire. Le siècle suivant est une femme : capricieuse et sensible avec Rousseau, cynique et sentimentale commère avec Diderot, vieille attendrie avec Michelet, et qui retombe en enfance dans les éblouissements baveurs et vagissants de nos petits naturistes. Il ne serait pas difficile de relever chez Mme Fréhel d’innombrables mouvements à la Michelet ou à la Diderot, et qui pourtant ne sont point imités. Car la grande avidité à boire la vie, et l’ivresse joyeuse au commencement de la coupe, et l’écœurement lorsqu’on rencontre la lie, toutes ces sensibilités et ces passivités ne frémiront nulle part plus poétiques que dans quelques livres de femmes sincères. Nous les avons déjà rencontrées singulièrement émouvantes dans la Fée des chimères et dans Cœur d’enfant. Mais, tandis que Max Lyan nous attendrit toujours par sa douceur résignée et par son effort à « se contenter des à peu près », Jacques Fréhel sort de la douleur d’aimer frémissante de toutes les révoltes et criant avec amertume « le malheur d’être femme ». Pourtant, après des sursauts plus violents, elle se reprend aussi ; elle aboutit, par un chemin plus long et plus cahoteux, à la même philosophie courageuse et à demi désenchantée, à la même constatation que la vie ne donne pas tout ce qu’on lui demande et que cependant il faut vivre sa vie :

« L’âge de la jeunesse est comme la saison des fleurs. Heureux qui sait à temps recueillir les corolles afin de préparer quelque fortifiante essence, quelque baume qui endorme les douleurs quand sera venu l’âge amer. » Et ailleurs : « Il est bon d’avoir mangé de tous les fruits de la vie, doux ou amers. »

Certes je pourrais relever dans son livre nombre de fautes et d’erreurs, des métaphores qui s’embrouillent, des périphrases solennellement bêtes. Mais ces herbes mauvaises s’agitent sous un grand vent de passion, parmi d’admirables fleurs.

La première partie du roman chante une enfance de petite fille. Elle est toute parfumée et souriante « de ces choses tendres et éphémères qui sortent de la bouche des enfants, comme la brise des lèvres du printemps ».

Ces pages ressemblent à je ne sais plus quelle fraîche joie qui fait dire à l’héroïne : « C’était comme le premier printemps de ma vie. Chaque objet était revêtu de riches couleurs et de formes enivrantes ; tout avait des mouvements plus suaves, des ondulations plus voluptueuses. » Et elle célèbre la nature « embellie, animée par un jeune cœur avide qui recevait de toutes les impressions un ébranlement profond de sensibilité ».

Elle restera, d’ailleurs, toujours « un de ces précieux instruments qui renferment des pleurs et des extases ». Des gens mourront qu’elle aime. Elle ne cessera point d’aimer leur compagnie, de leur demander le secret de leur cœur et de « parer les morts de tous leurs actes romanesques comme d’une guirlande flétrie, mais odorante encore ».

Elle passera par la grande douleur d’amour, mais elle sortira de l’épreuve plus noble, plus tendre et plus capable de secourir. « Ma peine, — dira-t-elle magnifiquement, — était comme une étole sacerdotale que je revêtais pour ouvrir ainsi qu’un tabernacle les portes des cœurs. »

Je ne puis m’attarder à citer les plus belles des images qui font sourire et briller chaque page. Je ne résiste pas cependant au plaisir d’écrire, en me la récitant tout haut, cette phrase dont j’aime et la vie lumineuse et le rythme chanteur :

« L’Ourse, que les Bretons nomment Ar-c’har kam, dirigeait vers le Nord son char boiteux, et la Voie lactée, que je connaissais mieux sous le nom de Chemin de Saint-Jacques, laissait deviner à travers un voile d’argent l’infinité de ses soleils, pressés comme des pèlerins. »

L’Académie a couronné ce prestigieux écrivain. Mais elle ignore le livre exalté et émouvant, et ses lauriers sont allés à Tablettes d’argile, recueil de contes assyriens et égyptiens, jeux d’érudit, froids, indifférents, souvent maladroits jusqu’au ridicule, où « la déesse Saf » devient le « premier bas-bleu du monde », et où nous voyons les scribes des pharaons « manger des sandwichs » cachées « dans les poches de leurs serviettes ».

XIV
Je pense, donc je suis

Les maximes, jeu de salon en vogue chez les précieuses, devinrent chose littéraire grâce à l’esprit systématique et à la forte précision de La Rochefoucauld. Pascal ne s’amusa point à de telles frivolités, mais la mort fit des ruines avec ce qui n’était pas encore construit, et du temple qu’il ne put bâtir, il reste de merveilleuses colonnes : on ne les dresse pas aussi solides quand on sait d’avance qu’elles n’auront rien à supporter, et les Pensées sont puissantes parce qu’elles étaient destinées à soutenir le poids du plus vaste des livres. La Bruyère, entre deux portraits vigoureux, laisse tomber une pensée banale dans une expression amusante. Vauvenargues, qui mourut jeune, employa ce moyen jeune et bégayant pour exprimer son âme noble et délicate. Rivarol et Chamfort, esprits amuseurs, laissèrent des mots qui sont pour la sottise des salons ce que sont pour la sottise du peuple les plaisanteries d’almanach et les calembours. Joubert occupa ses loisirs de malade à ouvrer finement de frêles pensées : il serait injuste d’exiger d’un valétudinaire l’effort d’une œuvre, et on peut admirer l’ingéniosité de son jeu de patience.

***

La comtesse Diane joue avec grâce le noble jeu archaïque. Sully-Prudhomme la présente en une préface charmante, un peu longue seulement et ennuyeuse. Il s’aperçoit vers la fin que ses éloges manquent de hardiesse : « Je n’ai guère fait jusqu’ici que rendre grâce chez vous à l’auteur de n’avoir pas les défauts qui me déplaisent. Il serait temps enfin de le remercier des mérites positifs de son œuvre. » Mais, malgré complaisance et snobisme, l’aimable poète ne trouve plus rien à dire. Il s’en tire par un compliment au public mondain ; à lui de rendre pleine justice au petit livre « par son approbation souveraine qui n’est jamais suspecte. »

Le succès n’a pas manqué au petit livre. Ému par l’« approbation souveraine qui n’est jamais suspecte », j’ai lu en prenant des notes et en essayant de dégager les idées générales de Mme de Beausacq, comtesse au joli nom de vaudeville. J’ai réussi le plus souvent à savoir ce qu’elle pensait au moment où elle écrivait telle ligne ; j’ignore, autant qu’elle-même, ce qu’elle pense : les Maximes de la Vie se contredisent comme de vulgaires proverbes.

Je trouve, page 12, cette définition souriante « L’oubli est le pardon involontaire. » Mais la page 5 affirme : « Qui oublie a pardonné, qui pardonne va tâcher d’oublier. » Ainsi « le pardon involontaire serait un effort qui succéderait au pardon ! Comprenez-vous ce que vous dites, comtesse ? Moi je crois comprendre ceci : un jour, vous vous êtes amusée d’une subtilité ; le lendemain, vous vous êtes réjouie d’une antithèse : jamais vous n’avez pensé. — Son opinion sur l’avarice n’est pas moins hésitante que son sentiment sur l’oubli. Tantôt elle affirme, admirative : « Le but de l’avare n’est pas d’amasser de l’or : c’est de mettre en réserve de la puissance. » Tantôt elle dénigre : « L’avare se prive de tout, de peur d’être privé un jour de quelque chose ».

Je n’insiste pas. Mme de Beausacq, comtesse au joli nom de vaudeville, me trouverait naïf si je persistais à la prendre au sérieux. Elle joue vaniteusement. Elle ne veut pas nous forcer à réfléchir. Elle tient à montrer son adresse : elle ramasse les sottises dites chez elle, puis elle les condense, les renferme en des formules jolies et fragiles, et elle jongle avec sans trop en casser. Encore que ses exercices soient un peu bien connus et faciles, il y aurait cruauté à lui refuser le « petit bravo » qu’on accorde à tous les amateurs.

J’applaudis tout le temps, en dissimulant parfois un bâillement. J’applaudis les innombrables couples de définitions : « La constance demeure, la persévérance tient à avancer. » Je souris poliment, pendant qu’on m’explique une fois de plus la distance qui sépare la sincérité de la franchise, l’affection de la tendresse, la solitude de l’isolement, l’impertinence de l’insolence, la discrétion de la délicatesse ; et je me sens tout aise d’apprendre qu’entre convaincre et persuader il y a une nuance. Je remercie, très touché : « Vous êtes vraiment trop bonne, comtesse, de prendre ainsi toute la peine pour vous et de me dispenser de consulter moi-même un dictionnaire des synonymes. »

Quelquefois, pour varier, on joue à la profondeur ; mais on a plus de concision que de précision, et la plaisanterie semble vraiment trop simple qui consiste à prendre un mot dans deux sens que rien ne détermine et à nous lancer à la tête des phrases telles : « La galanterie est l’amour… sans amour. »

Un mathématicien de mes amis admirait :

— Voyez comme le vide de la galanterie est bien exprimé ! Je pose :

galanterie = amour — amour.

et je n’ai aucune peine à résoudre l’équation :

galanterie = 0.

Il ajoutait, enthousiaste :

— Et que d’applications fécondes de cette géniale formule ! Je puis dire aussi : « La politesse est la bonté sans bonté », ou « l’hypocrisie est la vertu sans vertu », ou « l’apparence est la réalité sans réalité », ou…

Je l’interrompis, un peu agacé :

— Ou : « La préciosité est l’esprit sans esprit. »

Il s’effara un instant ; puis il affirma très grave :

— Pascal distingue l’esprit géométrique de l’esprit de finesse. Il a raison : les définitions géométriques sont génératrices ; les définitions fines sont annihilatrices. Mme de Beausacq abonde en définitions fines.

Je n’ai jamais su si mon ami le mathématicien se moquait de Mme de Beausacq, comtesse au joli nom de vaudeville, ou s’il se foutait de moi.

***

Maria Star est un peu moins banale que la comtesse Diane. Son petit livre, Autour du Cœur, contient deux sortes de pensées : des pensées longues (5 à 12 lignes) et des pensées courtes. Les pensées longues sont du vide dans des phrases lentes et vagues et flasques. Parmi les pensées courtes, quelques-unes ont une vivacité spirituelle et valent par la nouveauté malicieuse, non point certes de l’idée, — seuls les perroquets aujourd’hui disent des « pensées », — mais de l’expression rapidement cinglante. Quand Maria Star s’occupe de la vanité du « monde », on a parfois le plaisir d’entendre comme un sifflement de cravache. Par malheur, cette mondaine qui médit même du « monde » n’a que de l’esprit et, dès qu’elle touche aux choses du cœur, comme l’esprit ne suffit plus, tout devient incertain, hésitant ou franchement faux. Souvent même on est choqué par ce qu’il y a de viril et de donjuanesque dans ces pensées signées d’un nom de femme. « Dans le royaume de l’amour, la mendicité est interdite. Ne demandez rien, prenez tout. » Cela est encore féminin, si l’on veut, puisque raccrocheur. Mais ceci : « La conquête est meilleure que la possession. » Cette fois, visiblement, Maria Star répète une sottise et une sottise d’homme. Peut-être le bel et bête Hugues Le Roux, qui signe la préface de ce « bréviaire délicat (oh ! oh !) de sagesse féminine (ah ! ah ! ah !) et mondaine (hélas !) » s’est-il souvenu de son vieux métier de secrétaire et a-t-il raboté pour la patronne quelques-unes de ces platitudes. Mais, — ne l’oublions pas, — c’est surtout quand une femme met bas un livre que la recherche de la paternité est interdite, et il est indiscret de sourire en nommant les parrains.

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Clémence Royer est un esprit grave et même lourd qui, certes, ne songerait jamais à jongler avec des maximes. Elle passe pour le plus vaste des actuels cerveaux féminins ; de bons juges estiment sa puissance généralisatrice et sa force logique, et Renan la déclara « presque un homme de génie ». Malgré le « presque » et le sourire de Renan, l’éloge reste un peu gros. Mme Clémence Royer, écrivain pénible, a un vrai talent philosophique, mais un talent de disciple. Elle emprunte à Darwin ses principes et elle vaut surtout par la dialectique nette, vigoureuse, ingénieuse parfois dans sa lourdeur, qui lui permet de tirer d’intéressantes conclusions de détail et d’indiquer quelques applications inaperçues des vérités ou des erreurs évolutionnistes. Elle a aussi un intéressant instinct mathématique et architectonique. En face d’un événement de l’histoire, elle se demande souvent ce qui serait advenu de tout un peuple, cet événement supprimé. De telles rêveries semblent au départ capricieuses et féminines. Mais bientôt la puissance lourde des reconstructions exprime un esprit géométrique qui s’amuse à bâtir sur des hypothèses branlantes des équilibres d’univers. J’ai plaisir à voir avec quelle conviction elle remplit de mortier ses châteaux de cartes. Malgré l’inélégance du geste et la maladresse de la phrase, on est intéressé parce qu’on se sent en présence d’un cerveau qui travaille.

Il y a bien longtemps que l’Université de Lausanne partagea le prix d’économie politique entre elle et Proudhon, et depuis elle ne s’est jamais désintéressée de la sociologie. La Fronde lui est aujourd’hui une tribune commode, et elle y expose copieusement ses idées sociales. Ici encore, elle est un génie constructeur, abominablement latin, organisateur et tyrannique. Elle ne se trouve pas assez gouvernée : elle exige un quatrième pouvoir, « le pouvoir enseignant. » Elle s’irrite de l’originalité de pensée, attaque celui « qui n’en veut croire que son logos, son démon intime ». Il lui faut un enseignement d’Etat seul et tout-puissant, une orthodoxie scientifique. Elle exige qu’on impose à l’enfant « la vérité actuellement connue des faits historiques ou naturels ».

Je regrette pour elle qu’elle se soit laissée entraîner à la politique quotidienne et que sa pensée, sous le vent des partis, tourne, girouette lourde et grinçante. Un exemple de ces naïves palinodies. Le 5 mai 1898, en un article intitulé : le Colin-Maillard électoral, elle proclame très nette : « Si j’étais électeur, j’exigerais de mon candidat qu’il se déclare anticlérical, antimilitariste, antiprotectionniste, c’est-à-dire antiméliniste, mais je lui demanderais en outre d’être antirevisionniste et même antiradical, si le radicalisme consiste aujourd’hui à être inopportunément opportuniste et à se mettre un masque sur la figure pour mieux séduire les gens ».

Mais, le 6 juillet de la même année, elle applaudit Brisson qui, pour être ministre, vient d’abandonner tout son programme, et elle s’écrie : « Pour le moment, le devoir des patriotes, c’est d’être des républicains de gouvernement ».

Revenez, esprit sérieux, lourd et naïf, à la noblesse d’études moins actuelles.

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Paul Redonnel, hautain poète et métaphysicien dans les Chansons éternelles, est parfois un critique bien irrespectueux. N’a-t-il pas surnommé une de nos plus éminentes penseuses, Mme Clémence Badère, — Démence Baderne ? Pourtant je connais peu d’œuvres aussi puissamment originales que la Vérité sur le Christ. La préface nous informe que l’auteur est une ignorante de génie et qu’il n’est pas nécessaire d’étudier pour connaître les vérités historiques. « L’homme de génie proprement dit n’a pas toujours besoin de livres pour s’aider ; — quant à moi, je serai brave comme Jeanne d’Arc que Dieu seul inspira ». D’ailleurs, elle n’est pas absolument sans lecture, elle a parcouru « quelques passages d’un livre de M. Darwin ».

Voici deux ou trois vérités scientifiques « que Dieu seul inspira ». D’abord une explication nouvelle des fossiles :

« Ces pierres n’étaient-elles pas des ébauches d’animaux ou de créatures humaines, que le soleil n’aurait pu réchauffer, se trouvant, par une cause quelconque, à l’abri de ses rayons et qui, par cette même cause, auraient échappé à l’Intelligence suprême qui n’aurait pu les animer, les vivifier, et seraient, à la longue, par l’effet du sol battu par les pluies, rentrées dans la terre et se seraient pétrifiées avant d’avoir la forme parfaite. »

Quittons les ténèbres de la préhistoire :

« Les Gaulois, qui vivaient depuis des siècles dans des sentiments de fraternité, malgré qu’ils connussent l’amour sexuel, furent envahis par les Francs ».

Sur Jésus, une grande révélation : il n’était pas le fils, il était l’époux de la Vierge Marie.

Mais le livre a surtout un but moral. Il enseigne la chasteté :

« Nous ne devons pas engendrer ; c’est, selon moi, une erreur qui s’est transmise de génération en génération ».

Et, deux pages plus loin, la démonstration faite, l’auteur triomphe :

« Je le répète, c’est une erreur qui s’est transmise de génération en génération, et qui, à la longue, est devenue une habitude, et ensuite, d’âge en âge, de siècle en siècle, est passée par le contact de la civilisation, qui l’a admise à l’état de besoin. »

Pauvres hommes ! combien ils sont à plaindre de leur erreur-habitude-besoin ! Figurez-vous que « cette action, en leur faisant un autre sang, a changé leur caractère ».

Ce malthusianisme si originalement radical est le centre de la philosophie de Clémence Badère. Le lecteur me dispensera d’exposer le reste, d’indiquer comment elle puérilise la vieille doctrine de l’hylozoïsme, comment elle mêle et embrouille le dogme de la chute et le système de l’évolution. J’aime mieux citer quelques lignes d’un noble féminisme.

Écoutez cette plainte poignante :

« Quand, par exemple, une femme veut parvenir en littérature, il lui faut une protection, et son protecteur, très souvent, lui impose certaines conditions ; et il en est parfois qui ont la déloyauté de ne pas se rendre après. »

Fi ! les vilains poseurs de lapins…

Encore une citation, pour achever la confusion de Paul Redonnel et de ses habitudes « d’insolence littéraire ». Voici un souhait d’une noblesse bien touchante, et qu’applaudira plus d’une demi-mondaine surmenée :

« Si l’homme, au lieu d’entraîner à sa perte la femme qui s’éprend de lui, la respectait en s’en tenant avec elle à un amour platonique, qui est généralement le mieux goûté ;

« Si, par reconnaissance de cet amour qu’elle éprouve pour lui, il lui donnait la même somme ou le même bien-être qu’il lui eût donné si elle lui eût accordé toutes ses faveurs ;

« Ne serait-ce pas plus sage et plus généreux de sa part, que de lui faire commettre un acte qu’elle ignore, et qu’elle ignorerait peut-être toujours si on ne le lui montrait pas ? »

Liane de Pougy, l’insaisissable, est-elle du même avis : plus de michés, rien que des poires ?

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Mme Eulalie-Hortense Jousselin est l’auteur d’un livre intitulé les Planètes rocheuses, les Erreurs de la Vie, œuvre écrite « à l’académie des larmes » et pleine de « découvertes » qui « ont été très discutées », car « beaucoup de personnes n’ont pas compris que c’est une bible ». Il paraît que son « génie » de « prophète » a attiré à Mme Jousselin de terribles persécutions : elle se plaint particulièrement qu’on ait publié plusieurs de ses idées dans des livres signés Fontenelle et qu’on ait souillé le nom du « neveu du grand Corneille… dans l’espérance d’anéantir » le nom de Mme Jousselin « si connu, et sa réputation si universelle ».

Je n’aurai pas l’outrecuidance de juger « une bible ». En face de Mme Jousselin, comme en face d’une montagne ou de tout autre spectacle colossal, mon admiration reste muette. Devant ces puissances énormes on n’a plus qu’un devoir descriptif, et on tremble en essayant de les faire connaître à qui ne les a point vues. Heureusement Mme Jousselin a eu la condescendance de résumer elle-même son livre et de dire en quelques lignes vigoureuses ce qu’on en doit penser. Je n’ai donc qu’à copier, respectueusement, en un frisson religieux :

« Ce livre est divisé en cinq grands chapitres :

« Dans le premier : l’Enfer au milieu des Fleurs, l’enfant qui vient de naître est comparé au vieillard et il est parlé du laboureur… Dans le second : Erreurs humaines, le Christ est surnommé Enri-errant, etc. Dans le troisième : la Prison pour tous, l’univers est comparé à une cellule, l’auteur découvre le Purgatoire et l’Enfer, et fait voir que le sang ne parle pas, etc. Dans le quatrième : les Ames, l’auteur parle de l’aveugle de naissance et démontre ce mystère ; il découvre deux âmes célestes et deux âmes matérielles ; explique pourquoi nous rêvons pendant notre sommeil : ce passage est suprême. Dans le dernier chapitre : Outre terre, l’auteur découvre des lois sur la nature ; fait parler les éléments terrestres d’une manière la plus dramatique, et enfin nous montre les Planètes rocheuses, et ses habitants, dans un tableau si radieux qu’on s’y voit transporté.

« Enfin, cette merveille est un trait de lumière, une œuvre de découvertes et de maximes qui laissera l’auteur chef de religion.

« Il est évident que Mme Jousselin la reine de la philosophie moderne, dont l’école a bouleversé tant de cerveaux, a montré dans ses Planètes rocheuses, les Erreurs de la Vie, pour ne pas dire plus, autant d’imagination qu’Homère, Michel-Ange, Géricault, Cuvier, Linné, Geoffroy Saint-Hilaire et Newton ».

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Le roman, genre souple et séduisant, est le mode d’exposition préféré par quelques penseuses.

Esther de Suze a publié Cœur brisé, longue nouvelle d’un romantisme désolé. J’aime la première partie : une petite fille découvre lentement les tristesses de la vie et les exprime par de gracieux bégaiements ou par des gestes mélancoliques d’une beauté frêle. Malheureusement la petite fille grandit, et son « immortel ennui » entre dans une formule trop connue. Esther de Suze a d’autres torts. Elle délaie en roman le sujet d’une ode ou d’une « méditation », et elle n’hésite devant aucun procédé pour grossir le petit livre : quand elle ne trouve pas d’autre moyen de répéter les lieux-communs pessimistes, elle fait lire l’Ecclésiaste à son héroïne et copie pour notre usage quinze versets aggravés de commentaires rabâcheurs. — L’écriture est d’une débutante qui veut tout le temps être admirable et qui souvent bavarde, sans plus savoir ce qu’elle dit, zigzague en une griserie verbale. Il faut l’excuser, à ces moments-là, avec une de ses belles phrases, et répéter : « Un vertige lui était venu des lointains inconsciemment en fermentation de son âme d’intellectuelle ».

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J’ai lu de la baronne Madeleine Deslandes (Ossitt) deux volumes : A quoi bon ? et Ilse. C’est, chaque fois, l’histoire d’une femme qui aime profondément et pour toujours, d’un homme qui aime à demi et pour peu de temps. Les deux héroïnes meurent de la cruauté inconsciente des deux mâles. Eux restent pour tirer les conclusions et déplorer dans : A quoi bon ? « le trop tard inexorable et fatal de toute existence », dans Ilse « comme tout est inutile. »

Ces deux éditions de la même histoire schaupenhauerienne sont de valeur très inégale. A quoi bon ? est une banalité prétentieuse. Ilse est arrangée en légende gentiment puérile, écrit avec une naïveté précieuse, qui a par endroits je ne sais quelle grâce maniérée. J’aimerais assez ce dernier livre si un épilogue de vie triviale ne venait écraser la joliesse fleurie, — fleur de papier, certes, sans parfum, mais adroitement chiffonnée, — du conte idyllique.

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Mme Julia Bécour a publié sous son nom des contes enfantins d’une imagination souvent bizarre, parfois amusante. Sous le pseudonyme de Paul Grendel, elle a donné d’ennuyeux romans à thèse, mal construits, où s’élèvent entre personnages secondaires d’interminables discussions sans nul rapport avec l’affabulation banale. Tâchons, du moins, d’en retirer quelque enseignement nouveau et sachons désormais que les jésuites sont fourbes, que les matérialistes sont grossiers et que le spiritisme est la vérité. Paul Grendel nous apprend encore qu’une jeune fille a tort de prendre un amant et qu’un mari ne saurait tromper sa femme sans être « un misérable. »

***

Les premières pages que j’ai lues de J. de Tallenay me furent une joie noble et inquiète. Sa pensée me semblait platonicienne hardiment ; son écriture, vivante d’une vie qui s’élance et qui retombe, qui tâtonne dans le mystère, toute secouée par des terreurs et des espoirs. En des sujets analogues à ceux qu’aime Gilbert-Augustin Thierry, je la trouvais bien supérieure à ce marchand d’au-delà bourgeois pour lecteurs de la Revue des Deux-Mondes. Mais des lenteurs de la phrase, des longueurs de l’alinéa, du balin-balan endormi du chapitre, et de la répétition des mêmes effets, et du rabâchage des mêmes idées, et du recommencement des mêmes scènes, une brume d’ennui s’éleva qui, peu à peu, noya pour mes regards tous les mérites harmonieux. Je m’irritais de rencontrer pour la dixième fois le même dialogue piétinant et de voir admirables aspirations et merveilleux pressentiments devenir, hélas ! des bavardages.

***

Je ne suis ni occultiste ni aliéniste, et je ne me sens pas la compétence de juger les livres de Mme Lucie Grange, qui parfois signe Hab, parce qu’elle est aussi le médium Habimélah. La voyante du boulevard Montmorency publie des communications d’Hermès Trismégiste lui-même. C’est bien assez d’irriter tous les bas-bleus, sans m’attirer encore la colère d’une aile-bleue. Je préfère m’incliner respectueusement, lâche devant le mystère. Mon intelligence alourdie de chair n’aura pas la présomption de critiquer ce grand désincarné, et je tremble religieusement devant un livre écrit avec une plume d’esprit. Écoutez. C’est Habimélah qui parle :

« De ses immenses ailes qui couvraient son corps, ramenées en avant comme une sorte de voile pudique (oh ! oh ! messieurs les esprits auraient-ils aussi des « parties honteuses » et exactement les mêmes préjugés que nous ?), il tira une des plus belles plumes et il m’en fit présent. Je le remerciai et le questionnai.

« Il ne répondit que par un doux sourire, me faisant remarquer qu’elle était taillée comme une plume à écrire. »

Ailleurs Hermès lui-même rappelle l’événement :

« L’esprit mystérieux a pris et taillé une plume de ses ailes bleues, et la lui a donnée pour écrire. »

Certes ma plume de fer n’est pas sans courage. Pourtant elle n’ose s’attaquer à cette plume d’oie taillée par un « archange ».

XV
Au hasard de la massue

Eh bien ! non, je ne les massacrerai pas toutes. Elles sont trop, et je me sens périr d’ennui à lire tant de livres vides. Dans le tas énorme qui me menace encore, je vais prendre de-ci, de-là, au hasard. Tant pis ou tant mieux pour qui m’échappera.

Un lot de grandes dames pour commencer.

La comtesse Stéphanie Tascher de la Pagerie a conté son Séjour aux Tuileries en trois volumes. Cette cousine des Napoléons était bien placée pour connaître les secrets. Mais une fidélité respectable l’a empêchée de dire les choses intéressantes. Elle est vague, banale et apologétique. Elle se manifeste, d’ailleurs, niaise, peu capable de deviner ou même de voir. Les événements postérieurs soulignent cruellement plusieurs des niaiseries qu’elle écrit au jour le jour. En 1867, Mme de la Pagerie est dans l’enthousiasme : le roi de Prusse est venu la voir et, après des compliments personnels, il a dit avec émotion toute sa sympathie pour Napoléon et Eugénie, qui « salue comme personne ! » Quand « l’année 1869 a remplacé l’année 1868 », la comtesse signale la mort du maréchal Niel, ministre de la Guerre, chargé de réorganiser l’armée. Enthousiaste comme elle l’est toujours devant un personnage officiel, elle s’écrie : « On peut dire que la mort l’a frappé au moment où les plus grandes difficultés étaient surmontées. » On sait assez généralement, en effet, que le général Lebœuf, « appelé à continuer son œuvre », n’eut plus qu’à coudre quelques boutons de guêtre.

***

Exilée dans sa jeunesse, plus tard femme d’un ministre italien qui fut un homme d’état remarquable, adulée des uns, calomniée par d’autres, parfois persécutée, toujours reine d’une petite cour dont la composition variable fut souvent peu flatteuse, Mme de Rute a pu beaucoup voir et beaucoup observer. Elle est d’ailleurs une infatigable voyageuse. Et partout elle porte une curiosité sympathique, trop facilement éblouie : elle eut dès les premiers jours une indulgence facile et lasse de vieillard qui comprend tout ; elle n’a pas encore perdu la jeune faculté de l’enthousiasme. Je ne sais quel flatteur l’a définie : « la bonté armée. » Hélas ! les pauvres armes, combien courtoises et émoussées.

D’après ses livres, la bonté est bien sa caractéristique, mais une bonté un peu banale, amalgame de curiosité toujours insatisfaite et de faiblesse. Parfois elle veut montrer ses griffes : alors on s’aperçoit qu’elle n’en a point. Elle écrit sur le Portugal, un livre qui s’applique à être sévère et spirituel, qui reste naïf et aimable. Ses tentatives d’épigrammes tournent en madrigaux et, si elle essaie un madrigal, c’est un dithyrambe qui lui échappe. Où le plus indulgent s’indignerait, elle s’efforce de sourire en personne qui n’est pas dupe tout à fait ; elle admire quand nous souririons. Antonio Ennès, minuscule imitateur de tous nos romantiques, lui apparaît un grand génie original, et elle vante Un Divorce, gros mélo quelconque, comme un rare chef-d’œuvre. Malheureusement pour Ennèss, l’enthousiasme de Mme de Rute est indiscret : non contente de louer, elle traduit, nous permettant ainsi de juger la pauvreté des inventions qu’elle admire. Elle fut plus heureuse le jour où elle s’éprit d’Etchegaray et de son Grand Galeotto.

Plus que dans ses traductions, ses récits de voyage et son théâtre (quoique l’Aventurière des Colonies vaille bien Un Divorce), elle est intéressante dans son recueil de nouvelles, Énigme sans clef. Certes, on y trouve çà et là des réflexions bavardes et ennuyeuses. Mais ces petites inventions révèlent un esprit aimable et indulgent, une sensibilité frémissante. Le premier récit, surtout, exprime toute la douceur faible de cette nature souriante, et son besoin d’attachement, et sa facilité à juger les pires gredins sur leurs rares spontanéités nobles, et son naïf et touchant instinct de se confier toujours même après qu’on l’a dupée. D’autres narrations sont de matière frêle et insuffisante, d’arrangement trop ingénieux. Parfois aussi l’émotion est produite par des moyens connus, et nous sourions en songeant à Maupassant. Mais deux ou trois figures se dressent d’une beauté simple et originale et la Parricide à elle seule, me paraît valoir, — excusez, madame, mon peu d’estime pour une de vos grandes admirations — tout ce que je connais d’Antonio Ennès.

***

La duchesse d’Uzès, chauffeuse, fabricante de statues et de prétendants, a essayé deux fois du sport littéraire. Elle n’y a pas trop mal réussi. Son premier livre, Pauvre Petite ! nous est présenté comme un manuscrit du xviiie  siècle. Le pastiche est adroit, le ton dégagé, la phrase alerte. Mais Mme d’Uzès est la plus moderne des grandes dames : grande dame par la syntaxe, jolie et souriante et poudrée, moderne par le vocabulaire. Il lui arrive d’oublier le jeu auquel elle nous a conviés et de copier dans le vieux manuscrit étonné le mot « névrose ». — Julien Masly est un roman psychologique dont le début m’intéressa. L’auteur a voulu étudier un caractère de plébéien malheureux, farouche, « isolé dans son indépendance rageuse », quelque chose comme un Jean-Jacques moins le génie. Elle lui a donné d’abord des gestes significatifs et, comme l’intrigue est longue à se nouer, j’ai espéré quelque temps qu’il n’y en aurait point. Hélas ! il en arrive une, et dès lors les actes deviennent, de plus en plus absurdes, les très humbles serviteurs de l’action. Julien, dédaigné par la grande dame qu’il aime, finit dans la folie. Le dénoûment est gros et invraisemblable : le pauvre garçon jusque-là n’avait paru « excessif et déséquilibré » que dans le caractère, et chez lui « tous les sentiments pouvaient se succéder sans transition. » En bonne psychologie, malgré le romantisme de ses gestes, son cerveau devait rester sain. Car c’est seulement à la surface de son âme âpre que se jouaient ses passions brusques, mêlées, amours qui s’exaspèrent en haines et que font oublier bientôt d’autres amours haineuses.

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Mme de Roisel signe ses livres d’un nom plébéien, François Vilars, peut-être comme on revêt un costume d’une élégance plus négligée quand on daigne travailler au jardin. Sur le bon terreau plat d’intrigues déjà ratissées par mille feuilletonistes, elle fait fleurir les corolles communes d’héroïsmes qui poussent dans trop de romans. Et de gros drames bien rouges s’étalent laids et lourds comme des pivoines. Parfois cependant sourit, telle une violette blanche, la grâce simple d’une idyllette ou rit comme une cascatelle une page de comédie un peu trop longuement bavarde.

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Leur Fille, le livre de Jean de Ferrières, est triste, gris, d’une écriture souvent élégante, précise et discrète, quelquefois maigre anguleusement. L’auteur aime les séries de menues observations nuancées, mais il applique sa psychologie fine à des situations romanesques et ce vrai dans du faux donne un résultat flottant et inquiétant. Je ne parle que des personnages féminins, à demi vivants dans un air irrespirable. Les hommes sont faux, franchement, de noblesse convenue ou d’infamie, point pire, certes, que l’infamie virile, mais différente et toute féminine.

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Mme Schalck de la Faverie n’est pas, non plus, sans talent ; mais ici, que de pédantisme et que de romantisme ! Ses livres sont des mélos effroyables, commençant, — les traîtres ! — en gentillesses d’idylles et qui, pendant quatre cents pages, nous égarent dans les aventures les plus extravagantes et dans les plus folles digressions philosophico-lyriques : immenses jardins aux parterres un peu nus malgré de nombreuses fleurs noires, mais où les sentiers s’encombrent d’herbes folles, de fleurettes et de ronces. La tristesse de Mme de la Faverie n’est pas le pessimisme morne de 1880 ; c’est le fatalisme gesticulant de 1840. Elle aussi, elle a dû lire le mot Αναγχη (Anagchê) sur quelque tour de Notre-Dame. Ses dénoûments sont à triple détente : 1º les méchants tuent la moitié des bons ; 2º la justice prend les bons qui restent pour les assassins et les supprime ; 3º les méchants sont punis par quelque « hasard fortuit » et pourtant providentiel.

Parmi les personnages qui reviennent le plus souvent dans ces récits d’une imagination bizarre et amusante, je signalerai « la femme pieuvre. »

Regardez et frémissez :

« Victor Hugo a vu et nous a décrit l’animal. — Nous avons connu la femme et nous essaierons de la dépeindre…

« … L’appétit de la bête diffère de l’œuvre de la femme en cela que la bête tue pour avoir une nourriture, et que la femme dont nous parlons veut quelque chose de plus : l’homme qu’elle tient ne sera pas une pâture seulement, mais une parure. Cette pieuvre est aussi un parasite ; elle ne pique pas toujours en enlaçant ; elle rampe, glisse, s’identifie d’abord sans blesser.

« Quand vous vous apercevez qu’elle vous gêne, vous étreint, vous étouffe, il est déjà trop tard ! La liane vivante a pris racine dans votre écorce, ses branches se nourrissent de votre jeune ardeur ; toutes vos fleurs ne servent plus qu’à l’orner elle-même, tandis que vous vous fanez dans cette absorption lente, qui tient à la fois de la caresse et de l’engourdissement.

« La nature l’a pourvue de tous les appareils nécessaires à ses instincts, à ses plans, à ses besoins.

« … La pieuvre de Victor Hugo dévore un homme ; la nôtre se plaît à bercer, magnétiser et engourdir mollement ses victimes.

« Quand la proie se réveille et fait mine de vouloir fuir, les deux bras charnus se soulèvent ; les fossettes se creusent plus profondes ; les petites mains se réunissent et vous enserrent plus solidement que ne le ferait une chaîne de galérien ; la bouche de la pieuvre adhère à votre bouche : l’homme est perdu !… »

J’arrête à regret la citation, car j’avoue que cette sottise verveuse m’amuse. Je dois pourtant avertir les jeunes gens : les dégâts de la femme pieuvre sont particulièrement terribles quand c’est « à l’entrée de la vie, sous le portique du temple où le convoquait le destin » que le pauvre bougre « a rencontré cette créature apocalyptique, à la tête de chérubin qui souffle de la trompette, aux griffes de dragon qui déchire les anges. »

Outre de nombreux romans, Mme Schalck de la Faverie a publié un poème, Coupables ou Victimes ? sorte de Jocelyn mélodramatique où j’ai surtout admiré des épigraphes en langues fort diverses : français, latin, italien, allemand, anglais et même droit. Des vers grandiloquents sont précédés de ces lignes : « La séparation de corps ne rompt point le lien du mariage, elle ne fait que le relâcher. MOURLON. »

***

Noël Bazan écrit des romans pour le Petit Journal, le Semeur ou le Républicain de l’Est. Mais elle est fière surtout de ses deux recueils de vers. Elle donne « aux autres femmes ces morceaux de son cœur, ces gouttes de son sang… Aux autres femmes… à tous, à l’humanité. Tant de lèvres lui ont menti, que cela adoucira peut-être sa souffrance, de pouvoir se reposer sur un cœur vrai. » Elle s’écrie encore : « J’ouvre aux yeux de tous ce Livre d’une femme, que plusieurs d’entre elles ont pensé, qu’une seule a eu le fier courage d’écrire, et je sais que beaucoup m’en remercieront. »

Je la remercierais, certes, d’un esprit ému, si elle tenait la moitié de ces promesses.

Mais l’amour qu’elle chante sur son mirliton est de ces sentiments de surface dont il est difficile de juger s’ils ont été vaguement sentis ou décrits seulement :

Ami, te dire que je t’aime,
C’est, je crois, ne t’apprendre rien ;
Mais il est, et tu le sais bien,
Des mots qui sont tout un poème.

Et huit vers, — qui ne sont même point destinés à être mis en musique, — disent à l’ami : « Je t’aime le soir » ; huit vers lui affirment : « Je t’aime la nuit » ; huit vers lui répètent : « Je t’aime le matin. » Nous voilà instruits de beaux et profonds secrets sur l’amour féminin.

Noël Bazan, comme beaucoup de poètes insincères, abonde en souvenirs livresques. Quelquefois elle ronsardise gauchement

Au courant de cette vesprée,
Loin du bois qui le vit s’ouvrir,
Le muguet blanc vient de fleurir
Parmi la peluche empourprée.

Ou bien, écrasant d’une lourde incohérence le refrain de Villon, elle se demande :

A quoi bon rebâtir sur les neiges d’antan ?

Quand cette vantarde de sincérité ne mirlitonne pas ou ne se rappelle pas son cours de littérature, elle se montre abominablement précieuse. Tantôt elle fait l’homme et se souvient de la bien-aimée :

… J’allais lui tendant le rire des corolles
Pour qu’elle le cachât sous l’aile du baiser.

Tantôt elle morigène un amoureux : « Voyons, mon ami, l’aimes-tu vraiment ? Supposons qu’elle enlaidisse,

Et que cet être exquis n’ait plus la même écorce,
Avec le même feu, l’aimeras-tu demain ? »

Je trouve cependant chez elle un sentiment sincère : l’admiration éperdue pour le cabotin. Jules Truffier, tu es « Apollon » lui-même, et il suffit de te voir, « quand tu t’emballes », pour ne plus soutenir « qu’Eros est devenu vieux ». Sois jaloux pourtant de Mounet-Sully : il fait délirer davantage Mme Bazan. Elle lui offre un éventail brisé à l’applaudir,

Ainsi qu’autrefois l’on offrait
A Jésus l’encens et la myrrhe.

Elle clame au Bambino imprévu :

Le génie est un âpre et merveilleux breuvage…
Tu t’en désaltéras jusques à perdre haleine.

Et elle nous informe, très sérieuse, que Shakespeare « allait tout détruire » de « son œuvre de granit », quand une vision (heureusement !) vint lui promettre ce Messie, Mounet-Sully.

***

Ce que ce pauvre Ledrain doit être abruti par la continuelle lecture des manuscrits ! Il nous garantit que nous trouverons dans Fleurs des brumes non seulement « ce qu’il peut y avoir de délicate tristesse dans l’âme féminine », mais encore « les ingénieux motifs et l’art de bien dire ». Il affirme aussi, préfacier libéral, que « par son tempérament et par son genre de talent », Jane Guy appartient « à la race de Mlle de Lespinasse ». J’ouvre au hasard, très alléché, et je lis :

M’abusant peut-être j’ai pris
Pour rêverie intérieure
Ce qui n’était qu’hébètement.

Pas très poétique. Je suis mal tombé. Tournons des pages… Je rencontre ce final :

Viens chaque soir,
Ô bel œil noir,
A mes yeux bleus
Ouvrir les cieux !

Ledrain est pourtant un homme sérieux, et que la fréquentation des prophètes juifs a dû rendre difficile en poésie. Je lis tout, curieusement, âprement, cherchant ce qui a bien pu l’enthousiasmer. Je trouve d’autres platitudes presque amoureuses ; je trouve des moralités à la Mme Deshoulières sur les oiseaux, les fruits, les orages, les cerfs-volants. J’arrive enfin à cette conclusion :

C’était un monstre, un être infâme,
Et c’était un ange du ciel ;
C’était de l’absinthe et du miel ;
En un mot, c’était une femme.

Veinard de Ledrain, va ! Pour aimer tant le bouquin, il n’a dû lire que le titre, qui est gentil.

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J’ai encore là devant moi une cinquantaine de volumes lus et un gros tas de notes laborieuses. Le courage me manque d’utiliser tout cela ; et je cherche des prétextes pour écarter ces dernières gouttes de lie.

Je néglige d’abord les amazones qui, depuis que je les ai dépassées, m’ont lancé par derrière d’autres livres à la tête. Voici deux mois que je n’ai parlé de Gyp et de Marie-Anne de Bovet, et vous pensez bien que je suis en retard d’au moins deux volumes avec chacune de ces faciles rabâcheuses. Il est vrai que les bavardages réunis sous des titres inédits, je les avais déjà entendus. Vous parlez beaucoup, madame et mademoiselle, mais vous vous répétez toujours, infatigables perroquets de vous-mêmes. Arvède Barine a donné sur quelques Névrosés des études ni plus ni moins intéressantes que ses travaux antérieurs. Henry Gréville a publié, je crois, cinq romans depuis six mois que je me suis débarrassé d’Henry Gréville : je refuse de les lire. Rachilde a déshonoré une fois de plus un beau talent à bâtir un château de cartes transparentes. Et j’ai sous la main le Sang, nouveau recueil de phrases de Barbey d’Aurevilly et de Guy de Maupassant, mises en désordre, rendues incorrectes et salies par les soins de Jane de la Vaudère. Combien d’autres, que je ne nommerai même pas, ont recommencé à manifester une ineptie déjà trop connue !

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Mais voici deux livres qui mériteraient de longs éloges. Journées de Femme m’a donné les joies exquises qu’on attend de toute œuvre de Mme Alphonse Daudet. Follement et Toujours m’a fait connaître une face inédite du talent de Max Lyan. Ce troisième roman est fort différent des premiers du même auteur. Je n’y retrouve ni la composition d’un charme inquiet de la Fée des Chimères, ni la simplicité directe et franche de Cœur d’Enfant. Ici nous sommes dans un labyrinthe anglais, qui m’irriterait un peu, si les phrases éloquentes du guide et l’histoire passionnée qu’il raconte laissaient le temps de remarquer l’artifice de l’architecture. Et ce livre n’a pas la vérité humble, tendre, douloureuse, qui nous émut dans Cœur d’Enfant, ni la jolie ironie délicatement triste qui fait sourire la Fée des Chimères. Cette fois, des sentiments violents, presque fous, soulèvent des gestes amples chez des êtres puissamment harmonieux ; et les détails, parfois réels, mais un peu soulignés, sont disposés habilement, pour un effet. Par la noblesse emphatique de certaines attitudes, par le lyrisme large et pourtant gracieux de certains mouvements, ce livre, d’une fougue adroite et rythmée, m’a fait songer à tels tableaux de l’école bolonaise. Et, si je préfère, pour ma part, le dessin plus spontané des œuvres précédentes, je suis heureux pourtant de découvrir une note nouvelle en la vaste harmonie du talent de Max Lyan, — un des moins connus et le plus beau peut-être des talents féminins d’aujourd’hui.

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Après cette dernière joie, je passe indifférent, sans vouloir les remarquer, devant beaucoup de bas-bleus qui mériteraient pourtant un coup de massue.

Non, je ne massacrerai pas sœur Marie du Sacré-Cœur. J’éviterai le sacrilège de toucher à une nonne, et j’épargnerai une vieille femme vénérable. Celle-ci a cent ans accomplis, est le doyen de la Société des Gens de Lettres. Qu’elle continue donc à mendier pour bâtir son école normale de religieuses. Je l’abandonne aux foudres de Monseigneur Turinaz.

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Impunément aussi, Jeanne Amen, peintre de fleurs et directrice d’un cours de peinture, m’aura, parmi des conseils techniques probablement utiles, conté tant d’anecdotes indifférentes de professeur aimable et bavard.

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Au lieu de démolir le roman quelconque et les nouvelles médiocres de Jean Dornis, je recommanderai son manuel sur la Poésie italienne contemporaine. On n’y trouve pas grand effort de critique personnelle, mais, les opinions des Italiens y sont tantôt résumées, tantôt délayées. L’écriture est d’une simplicité élégante. Enfin de nombreuses et larges citations forment une anthologie utile à qui connaît l’italien. Aux autres, les traductions de Jean Dornis, intelligentes mais timides, n’apprendront pas grand’chose sur des poètes d’expression plus que de pensée.

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J’ai lu avec intérêt les biographies un peu lentes et monotones de Marie Dronsart. Elle est au Correspondant, avec autant de conscience mais moins de talent et de sourire, ce que sont à la Revue des Deux Mondes Bentzon et Arvède Barine.

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Qu’Antonia Bossu laisse toujours aller Au fil de l’eau ses vers lents et la banalité de ses bons sentiments sans imprévu ni profondeur : je n’essaierai pas de les arrêter.

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Je ne dirai même pas à Marga que tout un volume de prose incorrecte et insipide pour délayer la Jeune Veuve de La Fontaine, c’est beaucoup. Je ne la féliciterai pas du grand effort intellectuel qui lui a permis de modifier le dénouement. Quand, la veille du second mariage, très éprise de son fiancé, l’héroïne se tue pour rester l’Inconsolée, je ne m’émeus pas de cette psychologie inepte, à la René Maizeroy : ma faculté de s’étonner commence à se fatiguer.

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Je ne signalerai pas non plus les points d’exclamation de Max Dufort et les faux héroïsmes des amoureuses qui, chez elle, sacrifient leur passion à l’égoïsme paternel.

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Et j’écarte Liane de Pougy, et l’Insaisissable, sous prétexte que je ne m’occupe pas des réclames. Il y a pourtant dans celle-ci une jolie page : le portrait en phototypie de l’auteur-marchandise.

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J’ai cité ailleurs quelques-uns « des vers plats, invertébrés » de Camille Bruno. Depuis j’ai lu d’elle trois romans, et aussi des piécettes, et encore un drame ignoré de tous, même de mon ami Paul Peltier, le plus renseigné des critiques dramatiques. Je jette au panier les notes qui disent et prouvent longuement que la prose de Camille Bruno louée par M. Léon de Tinseau, est encore plus banale que ses vers.

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Et mon geste les repousse aussi les deux volumes de Marthe Stiévenard, d’une note jolie pourtant. L’émotion y est trop souvent superficielle et la facilité banale ; mais parfois un sourire me fut sympathique ou un geste me parut éloquent.

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Mme Roy de Montigny, chroniqueuse pour journaux de modes, m’affirme qu’Adolphe Brisson, en refusant un de ses articles, lui écrivit : « Votre style est une dentelle. » Et, pour me la montrer, elle cherche la lettre, qu’elle ne trouve pas. Ne cherchez pas davantage, madame, je ne me permettrais pas de douter de votre parole. D’ailleurs ce que vous dites est fort vraisemblable, ne choque en rien ce que je sais d’Adolphe Brisson, monsieur très poli et très bête. Et puis, — il faut se méfier de tout le monde, — peut-être, ce jour-là, était-il malicieusement juste, et se disait-il en aparté : « Je définis la dentelle quelque chose qui est plat et plein de trous. »

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Pourquoi dirais-je du mal de M. ou de Mme Gaure ? Ces braves gens se sont payé un Voyage de Noces en Italie et en ont informé l’univers par un volume chacun. Monsieur signe Johan Gavre, et madame, Georges Duhamel. Ils nous apprennent, en un style aussi puissamment nouveau que leurs renseignements, que le golfe de Naples est beau, qu’une éruption du Vésuve détruisit Pompéi et qu’il y a des mendiants en Italie.

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Si je n’étais si fatigué, quelles jolies et abondantes perles je détacherais des coquilles de Maurice de Souillac et de Pierre Dax. Je veux cependant signaler une des plus belles. Ô Edmond Rocher, ô Paul Cirou, ô tous les habiles dessinateurs, essayez de représenter les yeux qu’imagine Pierre Dax, ces yeux merveilleux qui, au besoin, savent donner l’oreille : « Deux yeux de turquoise, bordés de velours noir, allaient de l’un à l’autre des convives, caressaient, encourageaient, ponctuaient, avec cette attitude consommée qui donne l’oreille à droite ou à gauche… »

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Et voici, insultant à mon découragement, un nouvel escadron d’amazones. Passent la comtesse d’Apraxin, grande dame et petit esprit ; Mme Albérich-Chabrol, dont les romans sont d’un charme trop lent, trop vite endormeur ; Élisa Bloch, représentant du plus inepte des salons parisiens et de la plus ridiculement vide des revues ; Mme Adolphe Brisson, née Sarcey, qui, m’affirme-t-on, s’appelle parfois Sergines et utilise ses ciseaux sur du papier imprimé.

Cavalcadent Marya Chéliga, féministe ; Marguerite Comert, la sully-prud’hommesque ; Marie Colombier, ignoble platement. Sautille Jeanne Chauvin, pie séduite au brillant de tous les boutons de cristal. Courent devant ma fatigue Mary-James Darmesteter qui, sous prétexte d’étudier Renan, nous donna un quelconque recueil de morceaux choisis ; Nelly Lieutier, auteur de l’Oiseau de proie parisien, et en qui l’Académie couronna la tante de l’académicien Loti ; Berthe Mendès, qui cite souvent des paroles du Christ et, par zèle féministe sans doute, les attribue à sainte Thérèse.

Passe en chantant d’une voix cassée Mme Penquer, poète vieux jeu, qui mit en vers mal rythmés les merveilleux rythmes de Chateaubriand et détruisit les périodes des Martyrs sous prétexte de les orner de rimes. Voici Louise Réville, féministe vaillante et incorrecte. Et j’aperçois Mme Henri de Régnier, fille et femme d’habiles et vides versificateurs, presque aussi habile et encore plus vide.

Galope Pauline Savari, cabotine et sacrée Cosaque, que suit lentement, de loin, souriante mais grave, la baronne Staffe, professeur de mondanités puériles et de puérilités mondaines.

Et voici encore Olivier des Armoises, Mme de Blocqueville, la baronne de Blaye, Berthe Balley, Mme Bourron des Clayes, Claire de Blandinières, Mlle Blaze de Bury, Mme Paul Bourget, Camille Bias, Mme Ernest Bosc, la baronne de Baulny, Jeanne Cazin, Jean Dalvy, Jean Darcy, Mme Danville, Marie Darcey, Aimée Fabrègue, Mme Octave Feuillet, Mme Eugène Garcin, Rosemonde Gérard, Marie-Robert Halt, Isabelle Kaiser, Mme Lescot, la pédantesque Mme Lecomte du Nouy.

Je m’arrête. Pourquoi m’époumonner à une sèche énumération et où trouver les mots pour distinguer tant de sottises si égales et souvent si pareilles ?

Passez en paix, les amazones. Le soir tombe et j’ai fini ma journée. Je ne ferai plus à aucune d’entre vous l’aumône d’un coup de massue.

XVI
Paix équitable

Ceux qui m’ont suivi jusqu’ici reconnaîtront que j’ai fait un tableau impartial de l’actuelle littérature féminine. J’ai « massacré » impitoyablement ce qui m’a paru nul ou médiocre ; mais j’ai exalté en une joie la beauté des vraies œuvres rencontrées. Et mon enthousiasme s’exprima aussi librement quand l’écrivain admiré était célèbre et s’appelait Mme Daudet ou Marni et quand il était inconnu et signait Max Lyan ou Jacques Fréhel.

On me rendra une autre justice ; amoureux de toute beauté et brutal contre tout « sot livre », je me suis montré également sévère pour les faux artistes des deux sexes, et j’ai soulevé autant de colères puériles chez les femelles imitatrices et chez les mâles impuissants.

Ce salaire de fureurs me satisfait. Les injures, publiques ou privées, signées ou anonymes, que souleva ma critique franche me furent autant de joies. Mais, parmi les approbations qui me vinrent, nombreuses aussi, quelques-unes me répugnent et je veux les repousser du pied.

Certains, écrivains comme on serait épicier, s’irritent de voir « la partie » trop encombrée, et ils détestent la femme qui écrit comme on déteste un concurrent. Ils me crurent leurs sentiments bas et applaudirent à une campagne qui leur paraissait injuste comme leur cœur, utile comme leurs calculs. Qu’ils portent ailleurs leurs félicitations déshonorantes et leurs ignobles poignées de main. Je leur répète cette phrase de mon premier chapitre : « Hommes ou femmes, ceux qui font métier et marchandise de littérature sont des prostitués ; je les méprise également. » Maintenant qu’ils m’ont compris, j’espère qu’ils haussent les épaules en murmurant : « Imbécile ! »

Je n’accepte non plus aucune fraternité d’armes avec les anti-féministes pour qui le bas-bleu se définit : la femme qui écrit. Pourquoi écrire serait-il un geste d’homme plutôt qu’un geste de femme ? Le premier, en face du bas-bleu, femme qui essaie d’écrire en homme, j’ai signalé, plus méprisable encore, la chaussette-rose, homme qui essaie d’écrire en femme. L’artiste a pour premier devoir d’être lui. Il est vrai que pour cela il faut ÊTRE. Que ceux qui ne sont pas nous épargnent leurs vains bavardages. S’ils font du bruit, ces échos, ils auront la joie vaine des éloges payés, et la joie vaine des éloges de camarades, et la joie vaine des éloges équivoques des lâches. Leur châtiment sera d’entendre un homme sincère leur dire : Tu n’es pas.

***

La femme marche vers un affranchissement qu’elle comprend mal, je crois. Imitatrice inhabile, incapable de juger et d’utiliser l’expérience de l’homme, elle tient à suivre exactement la même route que nous avons suivie, à refaire les mêmes faux pas, à recommencer les mêmes chutes, à s’engager derrière nous dans l’impasse du suffrage universel. Je crie son erreur, par amour de la vérité, sans espoir d’être entendu. C’est une loi inéluctable qu’un peuple opprimé considère comme idéale la situation du peuple oppresseur, réclame les biens vrais ou faux dont le tyran paraît jouir. On ne fait pas deux étapes à la fois : la femme deviendra citoyenne, pour apprendre combien la cité est méprisable.

L’affranchissement économique et politique de la femme sera-t-il accompagné de son affranchissement esthétique ? L’esprit féminin se dégagera-t-il de l’imitation de l’esprit viril et le bas-bleu est-il destiné à disparaître bientôt ?

***

Le bas-bleu est éternel. Deux éléments principaux contribuent à le former : une prétention puérile d’abord, le désir de nous montrer qu’on peut faire ce que nous faisons ; et aussi la timidité, l’effroi de s’engager seule dans une voie inconnue. Car tout véritable artiste doit tracer un sentier nouveau à travers la forêt. La timidité diminuera, la prétention grandira. Et elle restera toujours pédantisme d’élève et snobisme de suiveuse. Il y aura demain comme aujourd’hui quelques chaussettes-roses et beaucoup de bas-bleus. La nature de la femme est plus imitatrice, et l’exemple des succès masculins lui sera toujours « un dangereux leurre ».

Mais les exceptionnelles qui osent se montrer elles-mêmes deviendront un peu plus nombreuses, et, parmi des œuvres intéressantes, nous donneront peut-être quelques chefs-d’œuvre.

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Les gestes même du génie ne sont imprévus que relativement, et on peut dès aujourd’hui indiquer les limites que l’art féminin ne dépassera pas.

Toutes mes lectures me l’ont prouvé : une femme ne peut concevoir et composer qu’en imitatrice une œuvre objective. Elle est inégale à l’effort d’une synthèse nouvelle. Elle ne créera jamais ni un poème large, ni un drame puissant, ni un caractère autre que le sien, ni un roman qui ne soit pas son roman, ni surtout une doctrine philosophique. Les femmes philosophes, de celles que Descartes admirait jusqu’à Mme Clémence Royer, sont des disciples. Peut-être le lecteur s’est-il étonné de la large place que j’ai faite aux incohérences de Clémence Badère, d’Eulalie-Hortense Jousselin, de quelques autres. Les pages que je leur ai consacrées ne sont point des pages perdues : elles montrent que la femme essayant de rassembler les éléments d’un système original se disperse elle-même dans la folie.

Mais la femme dira mieux que nous les émotions de l’enfant, et ses propres émotions, et aussi ce qu’il y a de commun à son cœur et au nôtre. C’est à elle que semble s’adresser l’appel fameux :

Ah ! frappe-toi le cœur : c’est là qu’est le génie.

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Car la femme est la sensibilité, l’homme la pensée et le mouvement. La femme est le centre, l’homme la circonférence. Et l’être complet est le couple : femme-homme, harmonie-action.

On reproche souvent aux formules leur pauvreté et leur vague. Ces blâmes sont mal fondés quand la formule est précisée par tout un livre, enrichie de mille observations de détail. J’essaie donc encore cette conclusion :

La femme est l’élément passif de l’humanité.

Mais je supplie le lecteur de ne pas entendre autour du mot « passif » des harmoniques injurieuses. Le néant est inconcevable et les termes négatifs en apparence expriment de simples relations. « Passif » ne signifie même pas « moins actif » ; il veut dire : « dont l’activité est moins visible, moins en dehors ». Dans le corps dit au repos s’agite l’innombrable armée des mouvements moléculaires, et tel choc dont la masse ne semblera point émue les exaspérera. La vie extérieure de la femme est moindre que celle de l’homme, sa vie intérieure est plus profonde ; c’est peut-être cette différence qui constitue tout le fameux « mystère féminin ». Ses gestes sont moins larges et plus rares parce qu’en elle les mouvements physiologiques et psychologiques tourbillonnent plus intenses. Lourde des êtres qui ne sont point encore et des rêves subconscients que ses fils exprimeront en pensées, sa fécondité même fait sa relative immobilité.