(1865) Causeries du lundi. Tome V (3e éd.) « Le comte-pacha de Bonneval. » pp. 499-522
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(1865) Causeries du lundi. Tome V (3e éd.) « Le comte-pacha de Bonneval. » pp. 499-522

Le comte-pacha de Bonneval.

Parmi les personnages anecdotiques du commencement du xviiie  siècle, il n’en est pas qui ait plus excité la curiosité en son temps que le comte de Bonneval, brillant à la guerre, versatile en amitiés, tour à tour au service de France et à celui de l’empereur, terrible aux Turcs sous le prince Eugène, puis Turc lui-même et pacha à plusieurs queues. Sa vie aventureuse et romanesque a prêté à des Mémoires apocryphes fabriqués de son vivant, et qu’il put lire lui-même en haussant les épaules de pitié :

Ce sont de pauvres gens, écrivait-il à son frère (26 septembre 1741), que ces prétendus historiens, qui sans doute payent leurs hôtes et s’habillent à mes dépens. Ces écrits faits à la hâte, et où je n’ai aucune part, même dans les aventures qu’ils m’attribuent, sont des ouvrages éphémères que je ne puis empêcher, mais que je désavoue formellement, comme vous pourrez en assurer tout le monde.

Et embrassant lui-même d’un coup d’œil toute sa vie, il se rappelait avec fierté les deux grandes guerres auxquelles il avait pris part depuis 1688 jusqu’en 1714, celles de Hongrie et de Sicile où il s’était distingué en chef depuis 1716 jusqu’en 1719, la connaissance où il avait été des conseils et des résolutions importantes prises par les plus grands personnages politiques dans tout le temps de cette vie active à l’étranger ; il se représentait ce que pourrait être un tableau ainsi tracé de sa main :

Vous jugerez bien, ajoutait-il, que les mémoires d’un homme tel que moi auraient plus de consistance que les romans qu’on m’a faussement attribués. J’ai été à tant de batailles, de sièges et de combats, dont j’ai rapporté onze blessures, que j’en pourrais faire des relations et des critiques judicieuses pour l’instruction des gens de guerre. J’ai eu part à tant de négociations et d’affaires très secrètes de tous les États ennemis de la France, que des gens de cabinet trouveraient au moins de quoi s’amuser agréablement par des choses très variées et assez extraordinaires, que personne ne sait que moi, ou peu de gens qui ont intérêt qu’on les mette en oubli. De plus, je suis muni de si fidèles relations de tous les combats, sièges et batailles, depuis cinquante-deux ans, donnés ou faits dans toute l’Europe, que tout cela me rendrait intéressant, si je voulais. Tant de rois et de princes m’ont honoré de leur estime, amitié, et même confiance, que je pourrais relever ma petitesse sur les échasses de leur grandeur. Mais à quoi bon des mémoires du comte de Bonneval ? Ma paresse s’oppose à un pareil travail, outre que tant de gens écrivent ce qui se passe dans le monde, qu’on le saura bien sans moi.

Les affaires secrètes auxquelles il avait été initié depuis son entrée dans l’empire musulman, et qui « ne se pouvaient révéler sans crime et sans péril », auraient seules demandé un gros volume. C’est ce travail plus ou moins complet de récapitulation de sa vie qu’il eût peut-être entrepris s’il avait assez vécu pour rentrer dans la chrétienté, et si ses amis l’avaient contraint de le dicter. Mais, vivant jusqu’à la fin en Turquie, et sablant le tokay sur le Bosphore, il persista dans son système d’indifférence et dans le découragement dont il s’était fait une philosophie : « Qu’a-t-on à faire, répondait-il aux curieux, du récit de mes sottises ? » Il est à regretter qu’il ait ainsi négligé la seule manière de rendre profitable à la postérité, à l’histoire, cette carrière si éparse et si brisée, et d’en faire absoudre les inconstances et les fautes mêmes par l’instruction ou l’agrément qui en jaillirait. Aujourd’hui, quand on veut savoir de lui ce qui est authentique, on doit se borner à lire le Mémoire sur le comte de Bonneval, rédigé par le prince de Ligne, et dont le savant bibliographe Barbier a donné une nouvelle édition en 1817. Ce petit volume ne laisse pas de contenir bien des faits et de fournir matière aux réflexions.

Claude-Alexandre de Bonneval, né le 14 juillet 1675, cadet de grande maison, et d’une des plus anciennes familles du Limousin, eut une éducation rapide, pas trop négligée, une instruction précoce, et, au sortir des Jésuites, il entra à onze ans dans la marine, où l’invitait son parent, l’illustre Tourville. La guerre ayant recommencé en 1688, le ministre Seignelay, qui faisait sa visite à Rochefort, passant en revue les gardes de la marine, voulut réformer le jeune Bonneval, comme n’ayant que treize ans. Celui-ci, qui était déjà ce qu’il sera toute sa vie, répondit hardiment « qu’on ne cassait pas un homme de son nom ». À quoi Seignelay, charmé de la réplique et de l’air, répondit : « N’importe, monsieur ! le roi casse le garde de la marine, mais le fait enseigne de vaisseau. » Dans cette première partie de sa carrière, on nous dit que le chevalier de Bonneval assista aux principales affaires maritimes, et qu’il s’y distingua. Mais une querelle d’honneur le força à tourner court et à quitter le service de mer. Le comte de Beaumont, lieutenant de vaisseau, voulut un jour traiter Bonneval un peu lestement et en ne voyant que son grade ou son âge ; celui-ci l’appela et le blessa. Il en résulta pour Bonneval des difficultés qui le décidèrent à entrer dans l’armée de terre. Il fut d’abord dans les gardes-françaises en 1698, et, quand commença la guerre de la Succession (1701), il obtint d’acheter un régiment d’infanterie, à la tête duquel il servit au-delà des Alpes.

Une réflexion déjà se présente. Ce qu’on vient de voir faire à Bonneval dans cette première partie de sa vie se renouvellera exactement dans toutes les époques suivantes. Toujours il débutera vivement, brillamment, mêlant l’esprit à l’audace, la repartie à la bravoure ; il se montrera capable, des plus prompts à l’occasion, plein de promesses qu’il ne tient qu’à lui, ce semble, de réaliser : puis tout à coup, à un certain moment, une affaire d’honneur, de vrai ou de faux point d’honneur, l’arrêtera court, le fera sortir de la route tracée et le lancera dans une sphère d’action différente : il a en lui comme une force excentrique secrète qui le déjoue.

Tour à tour employé en Italie sous Catinat, sous Villeroi, sous Vendôme, il plaisait singulièrement à ce dernier dont il avait plus d’une qualité et plus d’un défaut. Bonneval appartenait à cette génération hardie et libertine, à qui le régime régulier de Louis XIV commençait à peser. Il tenait du duc d’Orléans, futur régent, du marquis de La Fare, de Chaulieu et des habitués du Temple, du grand prieur de Vendôme chez qui, plus tard, Voltaire jeune le rencontrera au passage : il lui suffisait, en tout état de cause, de rester digne de ce qu’il appelait la société des honnêtes gens, mais ce mot commençait à devenir bien vague ; et Saint-Simon, plus sévère et qui pressait de plus près les choses, disait de lui : « C’était un cadet de fort bonne maison, avec beaucoup de talents pour la guerre, et beaucoup d’esprit fort orné de lecture, bien disant, éloquent, avec du tour et de la grâce, fort gueux, fort dépensier, extrêmement débauché (je supprime encore quelques autres qualifications) et fort pillard. » Ce qui s’entrevoit très bien dans le peu qu’on sait du rôle du chevalier de Bonneval dans ces guerres d’Italie, c’est qu’il n’était pas seulement né soldat, mais général : il avait des inspirations sur le terrain, des plans de campagne sous la tente, de ces manières de voir qui tirent un homme du pair, et le prince Eugène dans les rangs opposés l’avait remarqué avec estime.

C’est alors qu’une affaire de comptabilité vint à la traverse des espérances et de l’essor militaire de Bonneval et coupa encore une fois sa carrière. Il importe assez peu aujourd’hui de savoir le détail et le fond de l’affaire. Il y avait eu de la part de Bonneval une levée de deniers tout au moins irrégulière ; il fallut s’en expliquer avec le secrétaire d’État de la Guerre Chamillart. Bonneval exposa l’affaire à sa manière et ne put se tenir de dire en terminant :

Je ne croyais pas qu’une dépense, faite avec le consentement et l’approbation de Monseigneur le duc de Vendôme, fût sujette à la révision des gens de plume, et plutôt que de m’y soumettre, je la paierai moi-même.

Évidemment Bonneval se trompait de date : il se croyait encore au temps de ses aïeux, sous la Ligue et sous la Fronde ; il oubliait que Louvois était venu, que la qualité et la bravoure ne dispensaient plus d’être exact et d’obéir, et que le régime de l’égalité s’appliquait désormais même à la guerre. Colonel de l’école de Vendôme, il ne sut pas se ranger à temps sous la discipline.

Chamillart, piqué d’honneur à son tour, sentant la probité en bourgeois, mais digne ce jour-là, par l’expression, d’être le secrétaire d’État de Louis XIV, fit à cette lettre une réponse qui est la meilleure preuve que les temps de la noblesse féodale avaient cessé :

Monsieur, j’ai reçu la lettre que vous avez pris la peine de m’écrire au sujet des comptes du Biélois : si la somme avait été véritablement employée, vous n’offririez pas d’en faire le remboursement à vos dépens ; et, comme vous n’êtes pas assez grand seigneur pour faire des présents au roi, il me paraît que vous ne voulez éviter de compter avec les gens de plume que parce qu’ils savent trop bien compter.

Bonneval, hors de lui, pris dans son tort, ou tout au moins provoqué dans son défaut intime, fit cette réponse d’une suprême et magnifique insolence, mais qui portait plus haut que Chamillart et qui atteignait le prince même et la patrie :

Monsieur, j’ai reçu la lettre que vous avez pris la peine de m’écrire, où vous me mandez que je crains les gens de plume parce qu’ils savent trop bien compter. Je dois vous apprendre que la grande noblesse du royaume sacrifie volontiers sa vie et ses biens pour le service du roi, mais que nous ne lui devons rien contre notre honneur ; ainsi, si dans le terme de trois mois je ne reçois pas une satisfaction raisonnable sur l’affront que vous me faites, j’irai au service de l’empereur, où tous les ministres sont gens de qualité et savent comment il faut traiter leurs semblables.

« Quelle lettre ! s’écrie le prince de Ligne après l’avoir citée. Je conçois qu’on ait eu envie de l’écrire. » C’est pour avoir cédé toujours à ces envies et ne les avoir jamais contrôlées par un devoir, par un principe ou un scrupule, que Bonneval se perdit. Cette fois, il menaçait assez nettement de déserter à l’ennemi : il en eut sans doute regret dans le second moment. Craignant d’être arrêté dans l’armée, il demanda un congé au duc de Vendôme et voyagea en Italie pendant quelques mois (1705-1706) ; il fut à Venise, où il espérait peut-être que quelques ouvertures lui seraient faites, par lesquelles il pourrait rentrer décemment au service. Mais rien ne vint fournir prétexte à son très léger repentir, et la misère, jointe au dépit, lui fit conclure son traité avec le prince Eugène. Il passa à l’ennemi en mars 1706.

Bonneval colonel, et Langallerie général, firent ce même coup à quinze jours de distance, et changèrent de drapeau. Le prince de Ligne rappelle que cette même faute avait été précédemment commise par les Condé, par les Turenne : « On n’était pas encore bien éloigné, dit-il, du temps de la Ligue et de la Fronde, où une portion de la noblesse de France s’unissait aux drapeaux des ennemis de l’État. » J’en demande pardon au spirituel prince de Ligne, il se trompe de cinquante ans, et l’on était très loin de cette époque de la Fronde en 1706. Le sentiment moderne de patrie était créé, et Saint-Simon s’en fait, en cette occasion, l’organe éloquent et incorruptible : il qualifie cette désertion comme nous le ferions aujourd’hui.

Le prince Eugène, moins difficile, accueillit Bonneval avec distinction, le traita sur le pied d’ami et de favori. Bonneval justifia cette confiance et devint l’un des premiers lieutenants du prince dans ses diverses entreprises militaires en Italie, en Dauphiné, en Flandre. Dans les campagnes de 1710 et 1711, il eut l’occasion de rendre service à plus d’un officier français blessé ou prisonnier : il le faisait avec cette générosité de cœur et cette effusion qui lui était naturelle, et qui lui conciliait l’affection de tous ceux qui l’approchaient. C’est dans ces campagnes qu’il eut l’honneur d’entrer en correspondance avec Fénelon dont le neveu avait été fait prisonnier et dont il était d’ailleurs le parent. Il y avait, m’a-t-on dit, une cinquantaine de lettres de Fénelon au comte de Bonneval, qui n’ont été détruites qu’à l’époque de la Révolution. C’est là une de ces pertes auxquelles nous sommes sensibles plus qu’à tout. Cinquante lettres de Fénelon, adressées à l’ami des Vendôme, des Chaulieu et des La Fare, au futur pacha, c’est là une agréable bizarrerie qui manque à la destinée de Bonneval ; c’est aussi une variété de tolérance qui n’irait pas mal avec l’idée de Fénelon.

La paix se négociait enfin et allait, ce semble, remettre Bonneval plus en accord avec ses instincts généreux. Pour le peindre comme il était et dans tout la contradiction de sa morale et de son humeur, il suffit, de dire que, pendant que se négociait cette paix d’Utrecht ou de Rastadt, il lui arriva de soutenir à milord Stafford que Louis XIV aspirait à la domination universelle et de se battre avec un Français qui l’avait trouvé mauvais. Voilà bien le second et le lieutenant du prince Eugène. Puis, à quelques jours de là, un officier général prussien ayant dit à peu près la même chose, et ayant parlé peu convenablement de Louis XIV, le Français en Bonneval reparaissait, et il se battait avec le Prussien pour soutenir l’honneur de sa nation et de son ancien maître. J’en conclurai pourtant qu’il aimait un peu trop à se battre en duel pour un véritable général, et qu’il y avait en lui une crânerie innée, qui, au moment où l’on s’y attendait le moins, dérangeait et compromettait tout.

La morale à tirer d’une étude sur le caractère de Bonneval est bien celle-ci : Que de belles et brillantes facultés perdues, égarées, tournées à mal, par un défaut, par un travers, par un ressort trop brusque et cassant, dont la détente part à l’improviste, et ne se laisse pas diriger ! Déjà, en étudiant Bussy-Rabutin, Saint-Évremond, ces spirituels disgraciés, et qui étaient à la veille d’être des guerriers illustres, on a pu noter l’effet d’un de ces défauts de caractère, de cet esprit de raillerie ou de libertinage, qui, comme une paille secrète, est venu altérer la trempe de l’ensemble et rompre le milieu d’une belle vie. Ce genre de défaut va nous être plus apparent encore et plus sensible chez Bonneval : il ne lui a manqué qu’un grain de moins dans la tête pour être un personnage historique et non romanesque.

Il eut un beau moment en 1716 et qui sembla tout réparer. La guerre éclata entre l’Empire et la Turquie ; le prince Eugène commandait l’armée impériale en Hongrie, et Bonneval s’y couvrit de gloire. Sa conduite à la journée de Peterwaradin est restée mémorable. À la tête de quelques hommes de son régiment, entouré d’un corps nombreux de janissaires, il résista une heure entière, et abattu d’un coup de lance, dix soldats qui lui restaient l’emportèrent vers l’armée victorieuse. Le lyrique Jean-Baptiste Rousseau, que Bonneval avait accueilli et présenté à Vienne, a célébré ce haut fait dans son Ode sur la bataille de Peterwaradin :

Quel est ce nouvel Alcide
Qui seul, entouré de morts, etc.

La société française, qui s’était mise à accueillir vivement tout ce que Louis XIV avait disgracié, se prit d’enthousiasme à ce moment pour le général Bonneval et pour ses exploits de paladin dans cette espèce de croisade contre le Turc. Bonneval, après cette glorieuse campagne, eut l’idée de revoir sa patrie et de s’y faire relever de la condamnation qu’il avait encourue en désertant, et pour laquelle « il avait représenté en effigie à la Grève ». L’heure était propice : il connaissait le duc d’Orléans régent, et leurs principes s’accordaient sans peine ; il avait près de lui un agent spirituel et peu difficultueux dans l’abbé Dubois, son compatriote limousin. Tout fut réglé selon son désir. Le Régent fit expédier à Bonneval des lettres d’abolition, et le général, ayant obtenu de l’empereur un congé de trois mois, vint en France pour les faire entériner :

Le Régent néanmoins, dit Saint-Simon, voulut faire approuver l’abolition au Conseil de régence ; je n’en pus avoir la complaisance. J’opinai contre et appuyai longtemps sur les raisons de n’en jamais accorder pour pareil crime. Je ne fus pas le seul, mais peu s’y opposèrent, et en peu de mots. Ainsi Bonneval vit le roi, le Régent et tout le monde. Biron me l’amena chez moi. Je n’ai point vu d’homme moins embarrassé.

Le courant de l’opinion était pour lui en ce moment ; c’était un souffle général de faveur. Au Parlement, la formalité d’entérinement des lettres de grâce fut remplie le 5 février 1717 ; Bonneval y fut traité avec une distinction particulière : au lieu d’une sellette, comme c’était l’usage, le premier président lui fit donner un carreau de velours en raison de sa blessure74. Cette blessure au bas-ventre l’assujettissait à porter un bandage de fer ou plutôt une plaque d’argent qu’il garda toute sa vie. Grand, beau, l’air ouvert et martial, l’œil plein de feu, la tête haute, avec une coiffure à lui, la chevelure assez rase et en rond, à la Charles XII, ou à la Titus comme nous dirions, Bonneval attirait les regards. Joignez-y le débit éloquent, les grâces, le propos libre et peu gêné sur tout sujet ; il y avait là de quoi être à la mode en 1717, et il le fut.

Sa famille profita de ce passage à Paris pour le marier ; on le prit comme au vol. Il avait alors quarante-deux ans. Sa mère, la marquise de Bonneval, avait jeté les yeux sur Mlle Judith de Biron, sa parente, l’un des vingt-six enfants du duc de Biron, très protégé du Régent, et qui, avec une telle famille, avait besoin de l’être. La marquise de Bonneval, à la veille de la cérémonie, changea tout d’un coup d’avis pour son fils et voulut se dédire ; on la ramena pourtant. Le mariage fut signé le 7 mai 1717. Le lendemain, Bonneval commença à s’apercevoir que le mariage était une chaîne et à regretter. Jamais homme pourtant ne fut marié si peu : il ne le fut en tout que dix jours, après quoi il repartit pour Vienne, laissant en France sa femme, qu’il n’a jamais revue depuis.

Quant à Mlle de Biron, comtesse de Bonneval, elle ne le prit pas si légèrement : il ne lui avait pas fallu un long temps pour s’attacher d’un goût très vif à ce brillant et volage aventurier, pour l’aimer même, bien qu’elle osât à peine se permettre un tel mot. Lorsqu’il fut parti, elle lui écrivit le plus souvent qu’elle put. On a ses lettres ; elles sont délicates, discrètes, tendres, parfaites de tout point ; et c’est l’une des plus pures et des plus rares figures de femmes sous la Régence, que cette épouse presque vierge et sitôt veuve, modeste, sacrifiée, résignée, et aussi longtemps dévouée qu’il y eut moyen à l’honneur et aux intérêts de cet aimable mauvais sujet, qui court d’aventure en aventure et ne lui répond pas. — Mme de Bonneval mérite d’être placée à côté de Mlle Aïssé, parmi les plus gracieuses exceptions de cette époque de désordre et de licence.

Bonneval, en quittant Paris, retourne à l’armée de Hongrie et rentre en campagne sous les murs de Belgrade. Il s’y distingue, mais il y oublie trop celle qui le suit de ses vœux, de ses inquiétudes, et qui, au milieu de tous les torts dont elle est l’objet, reste glorieuse de son nom et fière de sa gloire :

Mon inquiétude augmente chaque jour, en même temps que votre inexactitude, lui écrit-elle (25 juillet 1717), et je suis aussi constante à me tourmenter que vous l’êtes à me négliger. Quoique j’aie lieu de croire qu’il ne vous est rien arrivé, personne n’en parlant, je ne puis m’empêcher de joindre à ma peine mille alarmes, qui me mettent dans un état que vous ne comprenez point, puisque vous pouvez être deux mois sans me donner le moindre signe de vie. Je dois croire, à ce procédé, que les marques de ma tendresse vous touchent peu ; elle est cependant d’une nature à espérer un plus heureux sort. Ainsi, ne pouvant changer mon cœur, il faut se conformer à vos maximes, qui sont peut-être d’aimer, en gardant un parfait silence. Il fallait m’en avertir pour empêcher la surprise d’un effet si singulier.

Elle ne reçoit des nouvelles que de ricochet et par les Français qui servent dans l’armée impériale ; elle s’en plaint avec douceur, avec timidité, comme quelqu’un qui se sent à peine des droits :

Je suis bien heureuse que les Français qui sont dans votre armée n’aient point encore oublié leur patrie, car sans leur secours, malgré le peu de disposition que j’ai de vous croire coupable, je serais toujours dans des alarmes que votre situation ne fait que trop naître. Si vous aimiez, vous comprendriez qu’étant rassurée sur votre état par des étrangers, il est encore une nature d’inquiétude qui doit me tourmenter ; mais, dès que vous me la faites avoir, vous ne la connaissez point.

Elle aime, elle l’avoue avec simplicité, et elle craint aussitôt d’ennuyer et d’en avoir trop dit. Par un tact qui est propre aux femmes, elle se rejette sur la parenté et n’appelle plus que cousin celui qu’elle voulait nommer d’un nom plus doux :

Adieu, mon cher cousin ; rendez-en à une personne qui n’en rendra jamais qu’à vous, mon cœur vous étant sacrifié sans partage.

Rendez-en ; notez, chemin faisant, ces traces d’une pure et jolie langue, et toute semée encore de ces délicieux idiotismes qui ont depuis trop disparu.

Tandis qu’à la même époque, tous les désirs, tous les caprices passionnés ou sensuels s’exprimaient hautement avec impudence, il est touchant de voir ici un sentiment vrai, un attachement sincère qu’autorise le devoir, n’oser se produire qu’avec tremblement et pudeur, et une crainte marquée d’être repoussé :

Je vous embrasse de tout mon cœur, malgré votre cruel silence. Songez pourtant que j’ai besoin d’être soutenue par vous dans la situation où me met le péril où vous êtes, que je me retrace sans cesse ; car je vous aime, mon cher cousin, avec de ces sentiments que l’inclination a formés, qu’elle entretient, et dans lesquels elle insinue tout ce qui a jamais produit l’union la plus tendre et la plus solide. Je finis malgré moi. »

Elle a un beau et doux moment, l’unique, le dernier ; c’est après la victoire de Belgrade, où Bonneval eut si grande part et où la renommée proclame sa vaillance :

Quel moment charmant, s’écrie-t-elle (septembre 1717), à ajouter au plaisir de votre bonne santé, le seul qui m’ait occupée jusqu’à cette heure, que celui de la victoire à laquelle tout le monde vous donne la plus grande part ! Quoique je ne sois pas vaine, il serait impossible de n’être pas flattée de ce qui se publie sur votre compte ; je ne fais pas un pas que je n’entende faire votre éloge, et d’une façon que je vous avouerai qui séduit mon oreille et touche véritablement mon cœur. Il est bien juste que je tire quelque avantage d’une gloire que vous acquérez à un prix si cher pour mon âme et pour toute ma tranquillité.

Mme de Bonneval est digne de ses aïeux ; elle sent ce que c’est que la gloire des armes. Ses sœurs sont mariées, et même richement, à des gens de condition ; elle les trouve très bien établies, mais elle ne les envie pas. Pour elle, elle est prête à se soumettre à toutes les absences, à toutes les privations, pour l’honneur et l’accroissement de réputation de celui qu’elle aime : « Quand on porte de certains noms, pense-t-elle, et qu’on est née avec la gloire de le sentir, on prend patience sur les choses auxquelles il n’y a pas de remède. » Comment Bonneval ne sut-il pas apprécier un pareil cœur, une distinction si vive et si pure, un choix et un don si absolus ? Il y a d’elle des lettres tout ardentes et passionnées ; cette pauvre jeune femme malade s’exalte et se dévore dans la solitude :

Non, je ne m’en plains pas, dit-elle ; quoique je sois dans une situation affreuse, je ne saurais regretter la tranquillité de la vie qui l’a précédée. Il n’est rien sur la terre qui puisse m’être sensible que d’être aimée de vous. Je me flatte que je jouirai de cette félicité sans changement. Du moins je ne serai occupée que de vous plaire, et je vous jure, mon cher maître, une fidélité aussi durable que mon attachement est violent. Je ne crois pouvoir rien ajouter à la force de cette expression, ne sachant point dire ce que je sens. Ce sont des mouvements qui m’étaient si inconnus, qu’en me livrant à toutes leurs ardeurs, je ne puis les définir. Expliquez, je vous prie, à votre cœur tout l’embarras du mien, et dites-vous souvent que vous êtes, de tous les hommes, le plus tendrement aimé. J’ajoute à ces sentiments une estime qui doit être le lien de l’amour dont la pureté fait tout le mérite. N’oubliez pas, je vous conjure, votre pauvre petite femme, et songez que je suis, ainsi que j’ai déjà dit, dans un état qui mérite votre compassion. Je vous jure que, si je ne regardais que moi, la mort me semblerait une ressource à laquelle tous mes désirs auraient recours. Je crains toujours que la gloire ne soit une rivale bien redoutable pour moi. Cependant il me semble que nous devrions balancer votre cœur ; et lorsqu’elle vous fera exposer votre vie, je devrais vous faire prendre les précautions qu’elle permet. Faites donc réflexion à tout cela, mon cher maître, et que ma seule ambition est votre conservation, vous seul pouvant me rendre heureuse. Je ne puis vous parler que de moi pour aujourd’hui, car je ne pense qu’à vous, et tout le reste me devient insupportable.

Je vous embrasse de tout mon cœur et voudrais acheter de la moitié de ma vie le bonheur de cette lettre.

Mais il est des moments où elle s’aperçoit de son illusion, et que son cœur fait trop de chemin ; car, après tout, elle le connaît à peine ; elle anticipe sur les temps pour l’aimer ; dix jours de connaissance dans la vie, et puis c’est tout ; le reste n’a été qu’un rêve :

Un cœur comme le mien est un meuble bien inutile pour l’agrément de la vie, et bien à charge dans toutes ces circonstances. Ce qu’il y a même de plus cruel, mon cher maître, c’est qu’il peut le devenir aux autres pour être trop tendre.

Elle se réduit à lui demander bien peu dans ses alarmes pendant la campagne ; tout le monde écrit, excepté lui :

Je vous prie seulement de dire une fois tous les huit jours à votre valet de chambre que vous avez une femme qui vous aime et qui demande qu’on lui apprenne que vous êtes en bonne santé. Je ne sais si vous en trouverez le souvenir trop fréquent, mais vous serez injuste si vous me le refusez.

On voit assez quels trésors de cœur renferment ces douze ou quinze lettres qui mériteraient d’être publiées de nouveau avec quelques éclaircissements, quelques rectifications, et dans un ordre qui en fasse valoir toutes les gradations et les nuances.

La comtesse de Bonneval mourut en avril 1741, veuve comme elle disait, malade de tout temps et infirme. Elle vécut assez pour voir celui qu’elle avait aimé renoncer à tout ce qui était du chrétien et du chevalier, à tout ce qui avait fait, à un court moment, son orgueil d’épouse.

Au lieu de revenir en France, après ses exploits de Hongrie, Bonneval continua de séjourner à Vienne, où il occupait un haut rang, mais où le ton et l’étiquette régnante devaient, tôt ou tard, amener des désaccords avec sa manière d’être et de vivre. Il vivait en effet librement, comme l’eût fait un convive du Temple, raillant les sots, narguant les coteries, fréquentant peu les églises, et chansonnant volontiers les agents de chancellerie et les bureaux ; il était, en un mot, ce qu’il avait toujours été, gai, cordial, aimable, spirituel et même grivois, insolent et bon enfant. Il trouva moyen de se mettre en froid avec le prince Eugène, un peu vieilli, dont il frondait la maîtresse et les créatures. La comtesse de Bonneval, informée de cette brouillerie, pressentit de loin l’orage ; elle écrivait à son mari avec ce sens de prudence que le cœur développe chez les femmes : « J’ai beaucoup souffert des bruits qui se sont répandus ici de votre brouillerie avec le prince Eugène… Quand nos amis deviennent nos ennemis, je les crois les plus dangereux. » Ce refroidissement éloigna Bonneval de Vienne ; il était en 1724 à Bruxelles, où il servait comme général, et où il avait son régiment en garnison ; il y était sur le meilleur pied, un peu goutteux, mais recevant chez lui la meilleure compagnie, donnant soupers et concerts, très aimé tant de la noblesse que du peuple et de la bourgeoisie, quand tout à coup éclata sa fâcheuse affaire avec le marquis de Prié, gouverneur.

On ne saurait se figurer aujourd’hui, quand on en lit les détails, qu’un homme considérable comme l’était alors Bonneval, et raisonnable comme il aurait dû l’être, ait ainsi brisé sa carrière et risqué le tout pour le tout à propos d’un pur commérage. La marquise de Prié et sa fille s’étaient permis de dire à leur cercle que la reine d’Espagne, épouse du jeune roi Louis Ier et fille de feu le duc d’Orléans régent, avait eu une aventure galante, accompagnée de certaines circonstances où le poignard avait joué un rôle. Là-dessus, Bonneval, qui en voulait au marquis de Prié, comme à un homme de peu et créature du prince Eugène, s’enflamme (22 août 1724) et prend fait et cause pour la vertu de cette petite reine Élisabeth de Valois, à laquelle, disait-il, il avait l’honneur d’appartenir et d’être apparenté : « Le comte de Bonneval a l’honneur d’être allié au sang royal de France par les maisons de Foix et d’Albret. » — « Comme j’ai l’honneur, disait-il encore, d’appartenir à la maison de Bourbon par des filles de souverains qui sont entrées dans la mienne, je ne pouvais, sans être déshonoré, souffrir un pareil attentat contre une princesse de France. » Pour satisfaire à ce singulier devoir, il écrit un billet contenant un démenti outrageant pour les de Prié, et des copies s’en répandent dans tout Bruxelles. Le marquis de Prié use de son autorité pour faire ordonner à Bonneval les arrêts, puis pour le faire conduire sous escorte de cinquante dragons à la citadelle d’Anvers (3 septembre). Cependant Bonneval adresse de tous côtés des relations de cette affaire, des facturas et lettres à l’Empereur, au Suprême Conseil aulique de guerre, au prince Eugène, aux plénipotentiaires d’Espagne qui se trouvaient alors à Cambrai. Selon lui, la question de subordination ici n’est que secondaire : le point capital, c’est l’honneur de la reine d’Espagne issue du sang de France ; et c’est à cette princesse que toute réparation est due. Quant à de Prié, comme, il l’appelle, c’est un homme de peu qui s’est prévalu de l’autorité impériale dont il était momentanément revêtu, comme l’âne de la fable, qui se prévaut des reliques dont il est chargé :

Pour ce qui est des choses personnelles qui se sont passées entre Prié et moi dans cette affaire, s’il reste encore digne de ma colère, quand elle sera terminée, je saurai bien le punir moi-même de ses insolences.

La tête de Bonneval s’exalte ; il sort évidemment du droit sens, et nous le retrouvons ce que nous l’avons précédemment trouvé avec Chamillart, et bien au-delà :

Les personnes de ma naissance ont trois maîtres : Dieu, leur honneur, et leur souverain… Nous ne devons rien à ce dernier qui puisse choquer les deux premiers.

Entre lui et Prié, c’est une guerre à mort ; il se figure que l’Europe entière est attentive à ce démêlé et à l’éclat qu’il en a fait :

Je dois songer à la grande affaire qui est de vaincre, écrivait-il à un ami de Bruxelles pendant sa détention au château d’Anvers (16 septembre 1724) ; le moyen que j’ai pris et mes mesures m’y conduisant tout droit, il n’importe pas si cela se fait exactement suivant le goût et la règle des cours, puisqu’un homme de courage hasarde volontiers une petite mortification de la part de son maître pour arriver à un plus grand bien, et qu’il doit suivre sans aucun égard les routes les plus courtes, pourvu que ce soient celles des gens de bien, quand on y devrait chiffonner sa perruque, déchirer ses habits, perdre son chapeau et le talon de ses souliers en sautant les fossés…

Au reste, si vous lisez attentivement mes lettres à Sa Majesté, vous verrez qu’elles présagent les pas que j’ai faits avec toute la franchise d’un soldat qui ne craint rien, pas même son maître, quand il y va de son honneur, que je n’ai jamais engagé ni n’engagerai de ma vie à aucun des rois de la terre. Au reste, le pas est fait : je le ferais encore, s’il ne l’était pas. Il me conduit bien droit à mon but, je me moque du reste : Audaces Fortuna juvat… »

Le caractère, ce me semble, est assez nettement dessiné ; il y a là un défaut originel qui reparaît constamment et qui se réveille presque sous les mêmes formes. Il traite Prié comme il avait fait Chamillart. S’en prenant au protecteur même de l’insulte du protégé, il va adresser de La Haye une lettre au prince Eugène sur le ton d’égal à égal et en lui proposant une sorte de cartel, toujours pour le plus grand honneur et la plus grande gloire de cette reine d’Espagne, fille du Régent. Il cite pour excuse et pour exemple le duc de Lorraine, beau-frère de l’empereur Léopold, qui s’est bien battu un jour avec un simple lieutenant de cavalerie et lui a fait raison d’un outrage l’épée à la main. Enfin nous retrouvons la détente secrète dont j’ai déjà parlé, et qui montre qu’on ne gagne rien sur son caractère en vieillissant.

Décidément Bonneval est trop le contraire de ce d’Antin que nous avons étudié la dernière fois : lui, il tenait trop peu à ceux qu’il appelait ses maîtres.

Les suites de cet esclandre furent des plus bizarres. Bonneval, au sortir de la citadelle d’Anvers, et après s’être un peu amusé à La Haye où il fit tout pour empirer ses affaires, se rendait à Vienne où il était mandé, quand il fut arrêté de nouveau. Traduit devant un conseil de guerre, sur la plainte du prince Eugène, il subit un an de détention dans un château fort ; après quoi il se rendit à Venise, ville pour lui fatale par sa première désertion. Il ne put s’y tenir tranquille (1729). Ce même point d’honneur, qui l’avait déjà poussé si loin, l’empêcha de revenir à résipiscence et de se prêter à une réparation, à un raccommodement avec le prince Eugène. Il noua des intrigues avec l’Espagne ; puis, craignant d’être pris et enlevé par ordre de l’empereur, et à bout de finances, ne sachant exactement où donner de la tête, il se dirigea vers la frontière de Bosnie, sans dessein bien arrêté : « Quand je quittai Venise, disait-il plus tard en conversation et de ce ton original qui était le sien, la soupe avait mangé la vaisselle ; et, si la nation juive m’eût offert le commandement de cinquante mille hommes, j’aurais été faire le siège de Jérusalem. » C’est à cette frontière de Bosnie qu’il se trouve arrêté pendant quatorze mois dans une ville où l’empereur le réclamait, en danger d’être livré, et qu’il n’échappe finalement à l’extradition qu’en prenant le turban et faisant profession de mahométisme. Il a raconté gaiement cette conversion et en homme d’esprit qui ne craint que le ridicule. Cette histoire de la conversion de Bonneval faisait la joie de Voltaire, qui n’a pas manqué de badiner là-dessus en maint endroit de ses œuvres. Bonneval, se voyant au pied du mur et prêt à être livré à ses ennemis, avait chargé son domestique de lui amener un Turc instruit pour lui expliquer ce qu’il avait à faire et la sainte formule qui devait le protéger :

Lamira (c’était le domestique), m’ayant lu cet écrit, me dit : « Monsieur le comte, ces Turcs ne sont pas si sots qu’on le dit à Vienne, à Rome et à Paris… » Je lui répondis que je sentais un mouvement de grâce turque intérieur, et que ce mouvement consistait dans la ferme espérance de donner sur les oreilles au prince Eugène, quand je commanderais quelques bataillons turcs.

Toutes ces plaisanteries cachaient un peu de honte et bien du désappointement. Bonneval, devenu le pacha Osman, ne donna pas sur les oreilles au prince Eugène ; il fit des mémoires très nets et très bien motivés sur les changements de tactique à introduire dans les armées du sultan ; il proposa des projets d’alliance et de guerre : mais tout cela échoua dans les intrigues du sérail et devant l’apathie musulmane. Il y eut même un moment (30 novembre 1738) où il se vit exilé en Asie. Il y resta six mois seulement, après lesquels il put revenir à Constantinople. Voltaire, qui, lorsqu’il a raison, l’a avec une gaieté et une grâce qui n’est qu’à lui, a jugé Bonneval à fond, en disant :

Tout ce qui m’étonne, c’est qu’ayant été exilé dans l’Asie Mineure, il n’alla pas servir le sophi de Perse, Thamas Kouli Khan ; il aurait pu avoir le plaisir d’aller à la Chine, en se brouillant successivement avec tous les ministres : sa tête me paraît avoir eu plus besoin de cervelle que d’un turban. Il y avait un peu de folie à vouloir se battre avec le prince Eugène, président du Conseil de guerre ; c’est à peu près comme si un de nos officiers appelait en duel le doyen des maréchaux de France. Que ne proposait-il aussi un duel au grand vizir ?

Voilà le faible de l’homme merveilleusement touché. Voltaire ajoute, en concluant : « On lui passera tout parce qu’il était un homme aimable. »

Cette dernière qualité, il l’avait certainement : « Le voir et l’aimer est la même chose pour ceux qui en approchent », écrivait le chevalier de Bauffremont, qui l’avait visité à Constantinople en 1741, et qui l’avait trouvé gai et enjoué comme il était à vingt-cinq ans. Il s’était finalement retranché dans une philosophie épicurienne à laquelle son tempérament le portait assez, et qui était celle de Rabelais et du Temple : « Dans toutes les persécutions qu’on m’a faites, je n’ai perdu ni mon bon appétit, ni ma bonne humeur : heureux sont ceux qui ont leur philosophie dans le sang ! »

Casanova, cet homme d’esprit libertin dont on a d’abondants et curieux Mémoires, alla faire visite à Bonneval à Constantinople, dans le quartier de Péra, avec une lettre d’introduction que lui avait donnée le cardinal Acquaviva :

Dès que je lui eus fait tenir ma lettre, je fus introduit dans un appartement au rez-de-chaussée, meublé à la française, où je vis un gros seigneur âgé, vêtu à la française, qui, dès que je parus, se leva, vint au-devant de moi d’un air riant, en me demandant ce qu’il pouvait faire à Constantinople pour le recommandé d’un cardinal de l’Église romaine.

Après quelques premières politesses et quelques réflexions philosophiques sur le bonheur d’être jeune et de courir le monde avec insouciance, comme la lettre du cardinal annonçait Casanova pour homme de lettres, Bonneval se leva en disant qu’il voulait lui faire voir sa bibliothèque :

Je le suivis au travers du jardin, et nous entrâmes dans une chambre garnie d’armoires grillées, et derrière le treillis de fil de fer on voyait des rideaux : derrière ces rideaux devaient se trouver les livres.

Tirant une clef de sa poche, il ouvre ; et, au lieu d’in-folio, je vois des rangées de bouteilles des meilleurs vins, et nous nous mîmes tous deux à rire de grand cœur : « C’est là, me dit le pacha, ma bibliothèque et mon harem ; car, étant vieux, les femmes abrégeraient ma vie, tandis que le bon vin ne peut que me la conserver, ou du moins me la rendre plus agréable. »

Les détails qui suivent montrent que le spirituel pacha avait cherché à tirer tout le meilleur parti de sa position nouvelle ; qu’il avait réuni autour de lui ce qu’on pouvait appeler les honnêtes gens de là-bas, et fait rendre à la Turquie tout ce qu’elle renfermait de ressources de société. C’était, somme toute, peu de chose, et il put dire à Casanova, après les deux premières heures, que c’étaient les plus agréables qu’il eût passées depuis son arrivée dans le pays.

Il y avait des moments pénibles où l’homme de la famille, de la patrie, je n’oserais dire de la religion, se réveillait en lui. Un de ses plaisirs était, lorsqu’il se trouvait seul, de s’habiller complètement à la française, y compris les souliers et les bas blancs : il n’était Turc de costume qu’en cérémonie. On le vit une fois, en entendant chanter à un dîner je ne sais quel air italien, éclater tout à coup en larmes. Il avait pu écrire à son frère, en un jour de forfanterie et dans un parti pris de gaieté, ce mot significatif qui résume toute une philosophie d’abaissement et d’abandon :

Au surplus, portez-vous bien, et souvenez-vous qu’il n’y a que fadaises en ce bas monde, distinguées en gaillardes, sérieuses, politiques, juridiques, ecclésiastiques, savantes, tristes, etc., mais qu’il n’y a que les premières, et de se tenir toujours le ventre libre, qui fasse vivre joyeusement et longtemps.

Cela est bon à dire et surtout à chanter ; mais l’homme en lui n’était pas d’accord. Il avait eu longtemps un gros Plutarque qui ne le quittait jamais, disait-il ; ce reste de Plutarque protestait contre le Rabelais. Celui qui avait eu pour guide l’honneur, un faux honneur trop souvent, mais enfin qui avait tenu à l’opinion et à l’estime de ses semblables, ne trouvait pas son compte sous ce turban de quatre livres qui lui pesait, et qu’il n’avait pris que comme un bonnet de nuit ; il avait beau plaisanter, un fonds de remords et de regret lui disait qu’il avait mal usé de si beaux dons naturels et que sa vie avait, totalement échoué. Parvenu à sa soixante-dixième année, il écrivait au marquis de Bonneval, son frère, avec qui il avait eu souvent contestation, mais sans jamais rompre : « Je suis souvent bien loin de moi par des réflexions fatigantes ; de fréquentes attaques de goutte, d’autres infirmités réelles, me forcent à vous demander conseil, comme au chef de la maison, sur un parti à prendre. » Le marquis lui répondit cette fois en frère, l’engageant à prendre le parti le meilleur et lui promettant de tout son pouvoir de lui aider. Il s’agissait, pour Bonneval, de s’évader de Turquie, et, en s’embarquant sur une frégate napolitaine qui croiserait dans l’Archipel, de venir à Rome chercher un asile, un lieu de réparation honorable et de repos. La mort le prévint le 23 mars 1747, jour même de la naissance de Mahomet, comme le dit son épitaphe à Constantinople. Il avait soixante-douze ans.

L’exemple de Bonneval nous prouve, ce semble, qu’il faut quelque point d’arrêt, quelque principe, je dirai même quelque préjugé dans la vie : discipline, subordination, religion, patrie, rien n’est de trop, et il faut de tout cela garder au moins quelque chose, une garantie contre nous-même. Dès sa retraite chez l’empereur, Bonneval s’accoutume à être renégat et à ne suivre pour loi qu’un prétendu honneur personnel dont il se fait juge, et qui n’est que la vanité exaltée. Cela le mène, de cascade en cascade, lui si brillant d’essor et si chevaleresque, à sa mascarade finale et à dire : Tout est farce, et la moins sérieuse est la meilleure. Il est vrai qu’il garde, à travers tout, de l’honnête homme, c’est-à-dire de l’homme aimable ; mais cet honnête homme, à quoi sert-il ? quelle trace utile a-t-il laissée ? dans quel pays, dans quel ordre d’idées et de société put-on dire de lui, le jour de sa mort, ce mot qui est la plus enviable oraison funèbre : C’est une perte.

Nous avons toutefois à Bonneval une obligation, c’est de nous avoir fait connaître la douce, la pure et touchante figure de sa femme. La comtesse de Bonneval a sa physionomie à part dans la série des femmes françaises qui ont laissé, sans y songer, l’image de leur âme en quelques pages.

[Note.]

Ces articles du lundi ont souvent provoqué des éditions et réimpressions d’ouvrages dont j’avais parlé avec éloge ; cette fois ça été mieux, et il en est sorti toute une aimable inspiration, tout un roman : La Comtesse de Bonneval, histoire du temps de Louis XIV, par lady Georgina Fullerton, livre délicat dans lequel une plume toute française, qu’on dirait contemporaine des personnages qu’elle produit, s’est plu à retracer, à restituer l’enfance de Judith de Biron, à nous raconter les sentiments de la jeune fille ayant son mariage avec le comte de Bonneval, de telle sorte que les lettres qu’on a d’elle n’en soient plus qu’une suite naturelle et qu’on y arrive tout préparé. Cette explication d’une âme virginale et passionnée est fort ingénieuse et d’une grande délicatesse. On se croirait reporté au temps des Caylus et des Simiane, autant par la fleur des sentiments que par celle du langage. Il ne se pouvait rien de plus flatteur pour ma rapide esquisse que d’avoir inspiré l’idée d’un si agréable et si touchant tableau.