(1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « La Grande Mademoiselle. » pp. 503-525
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(1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « La Grande Mademoiselle. » pp. 503-525

La Grande Mademoiselle.

Une des figures les plus originales, les plus singulières et à la fois les plus naturelles du xviie  siècle, est certainement la Grande Mademoiselle, fille de Gaston, nièce de Louis XIII et cousine germaine de Louis XIV. Il y a, dans chaque époque, un certain type à la mode, un certain fantôme romanesque qui occupe les imaginations et qui court, en quelque sorte, sur les nuages. À la fin de Louis XIII et au commencement de Louis XIV, ce type et ce modèle s’était principalement formé d’après les héros et les héroïnes de Corneille et aussi d’après ceux de Mlle de Scudéry. Mademoiselle, personne d’imagination, de fantaisie et d’humeur, mais de peu de jugement, réalisa beaucoup de ce type en elle : elle y ajouta tout ce qui était propre aux préjuges de sa race et aux superstitions de sa naissance. Cela fit un composé des plus bizarres, des plus glorieux, des moins raisonnables, et dont toute sa destinée se ressentit. Si elle tint quelque temps l’épée comme une guerrière, elle a beaucoup produit la plume à la main : non seulement elle a laissé des Mémoires intéressants et très véridiques, dont on a dit « qu’ils sont assez mal écrits pour que l’on puisse s’assurer qu’ils sont d’elle », mais on a encore de sa façon de petits romans, des portraits, des lettres. Enfin, Mademoiselle ne fut pas seulement une princesse très extraordinaire, c’est un auteur. À ce titre, elle nous revient de droit, et il est juste de lui assigner la place et la date qu’elle doit occuper dans la série des modes et des variétés littéraires.

Elle naquit au Louvre, en mai 1627. Ayant perdu sa mère (duchesse de Montpensier) en bas âge, elle fut élevée par une gouvernante estimable et pieuse, mais avec tout le respect qu’inspirait une petite-fille d’Henri IV. Elle s’accoutuma naturellement à se considérer comme née d’un tout autre sang que le reste des hommes, même des gentilshommes, et comme n’allant de pair qu’avec les reines et les rois. Cette idée, qui fut pour elle une religion, lui dicte en toute occasion des paroles d’une vanité bien franche, bien naïve, et lui impose des sentiments qui visent à la grandeur et qui du moins ne dérogent pas à la dignité. Son père, Gaston, duc d’Orléans, doué de mille qualités de l’esprit, et de pas une de celles qui tiennent au cœur et au caractère, était l’âme de toutes les intrigues politiques dirigées contre Richelieu, et compromettait sans cesse des serviteurs et des amis, qu’ensuite il abandonnait. Mademoiselle, dès sa tendre enfance, témoignait plus de fierté et plus d’honneur. Ayant vu à Fontainebleau une cérémonie dans laquelle on dégrada deux chevaliers de l’Ordre (le duc d’Elbeuf et le marquis de La Vieuville), elle en demanda la raison : on lui dit que c’était à cause qu’ils avaient suivi le parti de Monsieur. Elle se mit aussitôt à pleurer et voulut se retirer, déclarant qu’elle ne pouvait voir cet acte avec bienséance. Dans un temps où Richelieu dominait et « où la tyrannie régnait si hautement, même sur les personnes royales », elle garda en elle le culte intact et la haute idolâtrie de sa propre race. Son enfance, d’ailleurs, et sa première jeunesse se passèrent dans les frivolités, dans une vie toute de cérémonial et de divertissement, dans les bals, les comédies, les collations, sans que personne fût là pour l’avertir qu’il y avait au monde quelque chose de plus sérieux. Elle va un jour en visite à l’abbaye de Fontevraud, où elle avait une tante abbesse, fille naturelle d’Henri IV, et elle commence à s’y ennuyer dès le premier instant. Mais les filles de sa suite découvrent une folle enfermée dans un cachot : vite elles appellent Mademoiselle pour la divertir du spectacle de ses extravagances : « Je pris ma course vers ce cachot, dit-elle, et n’en sortis que pour souper. » Le second jour, l’abbesse, voyant qu’elle y avait pris goût, la régala d’une seconde folle : « Comme il n’y en avait plus pour un autre jour, ajoute-t-elle plaisamment, l’ennui me prit ; je m’en allai malgré les instances de ma tantej. » C’est de ce ton que les misères humaines sont traitées, et de la part de quelqu’un qui avait de la bonté au fond, mais personne, encore une fois, pour l’éclairer et l’avertir. Lorsque viendra la Fronde, ce sera de même. Mademoiselle n’y verra d’abord qu’un sujet de curiosité et de divertissement : « Toutes les nouveautés me réjouissaient… De quelque importance que pût être une affaire, pourvu qu’elle pût servir à mon divertissement, je ne songeais qu’à cela tout le soir. » Telle Mademoiselle était à dix ans, telle à vingt, telle à trente, telle elle sera toute sa vie, jusqu’à ce qu’une passion tardive lui eût appris à souffrir.

Les premières pages de ses Mémoires ne sont remplies que de détails extérieurs. Elle était des chasses de Louis XIII, au temps des amours de ce prince avec Mme de Hautefort. Énumérant toutes les jeunes personnes qu’elle-même avait à sa suite : « Nous étions toutes vêtues de couleur, dit-elle, sur de belles haquenées richement caparaçonnées ; et, pour se garantir du soleil, chacune avait un chapeau garni de quantité de plumes. » Cela nous la peint déjà, fière et de haute mine, grande pour son âge, ayant gardé du panache de son aïeul Henri IV toutes les plumes. Qu’importe que Mademoiselle, à cette époque, n’eût que dix ans ? son esprit, à bien des égards, en resta toujours à cet âge et ne mûrit pas. On lui parlait dès lors de l’établir, de la marier, soit avec le roi, soit avec le cardinal-infant, frère de la reine, soit avec le comte de Soissons ; on l’en amusait. Pendant plus de trente ans encore on lui parlera de ces sortes de projets à l’infini ; elle en parlera sans cesse elle-même, mais en enfant, sans jamais pouvoir se résoudre, et sans s’apercevoir à la fin que cette indécision éternelle devient une fable. Celle qui s’appelait Mademoiselle par excellence ne pouvait se décider à cesser de l’être, et cela dura jusqu’au moment où la nature tant ajournée reprit ses droits et parla une fois pour toutes à son cœur. Mais nous n’y sommes pas encore.

Cependant elle marquait de bonne heure le goût de l’esprit, du bel et fin esprit, de celui qui sert à la conversation ; son père y excellait : elle raconte comment à Tours, chaque soir, elle aimait à entendre Monsieur l’entretenir de toutes ses aventures passées, « et cela fort agréablement, comme l’homme du monde qui avait le plus de grâce et de facilité naturelle à bien parler ». Il est rare de voir un enfant si sensible à ce genre d’agrément. Mademoiselle, dans des lettres adressées à Mme de Motteville en 1660, lui parle de la conversation comme étant, « à votre goût et au mien, dit-elle, le plus grand plaisir de la vie, et presque le seul à mon gré ». C’est même par là autant que par son bon air, c’est par l’agrément de sa conversation, que Lauzun s’insinua d’abord auprès d’elle : « Je lui trouvais des manières d’expressions que je ne voyais point dans les autres gens. »

Richelieu mort, Gaston, que les dernières intrigues avaient éloigné, fit son accommodement avec la Cour ; il revint à Paris et descendit chez sa fille :

Il soupa chez moi ou étaient les vingt-quatre violons, dit Mademoiselle ; il y fut aussi gai que si MM. de Cinq-Mars et de Thou ne fussent pas demeurés par les chemins. J’avoue que je ne le pus voir sans penser à eux, et que, dans ma joie, je sentis que la sienne me donnait du chagrin.

Les bonnes qualités de Mademoiselle percent déjà : elle aura de l’humanité malgré ses préjugés de race, de la fidélité à ses amis dans leurs diverses fortunes, de la dignité. Son père, plus d’une fois, se moquera d’elle et de ses prétentions à la chevalerie et à l’héroïsme, mais elle vaudra mieux que lui.

Le temps qui s’écoula depuis la mort de Louis XIII jusqu’à la Fronde (1643-1648) fut un brillant moment pour Mademoiselle. Elle avait de seize ans à vingt, et brillait au premier rang de la Cour, dans tout l’orgueil des espérances. Il n’y avait point d’alliance qui ne parût digne d’elle. Nullement galante d’humeur, nullement coquette, d’une froideur qu’on a pu comparer longtemps à celle de la vierge Pallas, elle ne voyait dans le mariage que matière à un beau rôle et à des destinées glorieuses, et, romanesque comme elle était, elle aimait presque autant s’en bercer en idée que de l’accomplir. Serait-elle reine de France en épousant le jeune roi Louis XIV, de onze ans moins âgé qu’elle ? deviendrait-elle reine d’Angleterre en épousant le prince de Galles, alors en exil, mais qui ne pouvait manquer d’être un jour restauré ? ou bien serait-elle impératrice en épousant l’empereur d’Allemagne, qui était veuf depuis peu ? Il semblait qu’elle n’eût qu’à choisir, et l’on ne peut montrer son travers altier avec plus de naïveté qu’elle ne le fait elle-même à propos d’une grande fête qui eut lieu au Palais-Royal sur la fin de l’hiver de 1646, et pour laquelle la reine mère voulut la parer :

L’on fut trois jours entiers à accommoder ma parure ; ma robe était toute chamarrée de diamants avec des houppes incarnat, blanc et noir ; j’avais sur moi toutes les pierreries de la Couronne et de la reine d’Angleterre, qui en avait encore en ce temps-là quelques-unes de reste. L’on ne peut rien voir de mieux ni de plus magnifiquement paré que je l’étais ce jour-là, et je ne manquai pas de trouver beaucoup de gens qui surent me dire assez à propos que ma belle taille, ma bonne mine, ma blancheur et l’éclat de mes cheveux blonds, ne me paraient pas moins que toutes les richesses qui brillaient sur ma personne.

On dansa sur un grand théâtre éclairé ; au milieu et au fond il y avait un trône élevé de trois marches et surmonté d’un dais :

Le roi (Louis XIV) ni le prince de Galles (depuis Charles II) ne se voulurent point mettre sur ce trône ; j’y demeurai seule, de sorte que je vis à mes pieds ces deux princes et ce qu’il y avait de princesses à la Cour. Je ne me sentis point gênée en cette place… Tout le monde ne manqua pas de me dire que je n’avais jamais paru moins contrainte que sur ce trône, et que, comme j’étais de race à l’occuper, lorsque je serais en possession d’un où j’aurais à demeurer plus longtemps qu’au bal, j’y serais encore avec plus de liberté qu’en celui-là. Pendant que j’y étais et que le prince était à mes pieds, mon cœur le regardait du haut en bas aussi bien que mes yeux ; j’avais alors dans l’esprit d’épouser l’empereur… Je ne regardais plus le prince de Galles que comme un objet de pitié.

Telle était cette princesse romanesque qui dit d’elle-même toute chose naturellement, sincèrement, avec une sorte de bravoure dans la sincérité, et avec une franchise qu’on dirait par moments cordiale jusque dans l’orgueil.

Cette beauté à laquelle elle est la première à rendre une si haute justice était réelle, en effet, à cet âge de première jeunesse. De l’éclat, une fraîcheur

Qui conservait des Lis la candide innocence

disaient les poètes, de beaux yeux, des cheveux blonds et d’un beau cendré, une belle taille, tout cela couvrait ce qui lui manquait du côté de la délicatesse et de la grâce ; « elle avait tout à fait en elle l’air de la grande beauté », reconnaît Mme de Motteville. Les dents pourtant, qui n’étaient pas belles, et le nez grand et aquilin, accusaient les défauts assez ordinaires à la race des Bourbons. Les années donnèrent à ses traits et à ses formes plus de raideur, sans lui ôter de cette promptitude et de cette pétulance qui ne lui permirent jamais la gravité.

Lorsque la Fronde éclata, et que le bon sens que renfermait chaque tête fut mis à la plus rude épreuve dans cette brusque tempête civile, Mademoiselle était déjà connue par des impétuosités et des fantaisies d’humeur qui traversaient et surmontaient parfois ses propres sentiments, au point de nuire à sa considération même et à sa fortune. Elle n’avait pu se décider encore pour le choix d’un mari, et, dans son désir d’une couronne, elle laissait échapper ce qui s’offrait et qui était sous sa main, pour se prendre à des impossibilités lointaines. Elle était particulièrement mal avec la reine et avec le cardinal Mazarin, et dès lors aussi peu disposée à être sage et sensée dans ces troubles naissants qu’aucune autre personne de la Cour.

La première Fronde, celle de 1648, ne lui fournit pas l’occasion de s’émanciper encore, et son esprit se borna à donner cours à ses préventions qu’elle ne prenait pas la peine de dissimuler : « Comme je n’étais pas fort satisfaite de la reine ni de Monsieur dans ce temps-là, ce m’était un grand plaisir, dit-elle, que de les voir embarrassés. » Lorsque la reine et la Cour, sur le conseil du cardinal, quittèrent Paris pour Saint-Germain dans la nuit du 6 janvier 1649, elle se fit un devoir de les accompagner, bien qu’elle fût loin de partager leurs pensées et leurs vues : « J’étais toute troublée de joie de voir qu’ils allaient faire une faute, et d’être spectatrice des misères qu’elle leur causerait : cela me vengeait un peu des persécutions que j’avais souffertes. » La légèreté, le désordre et la cohue de cette cour de Saint-Germain sont peints à ravir par une personne aussi légère et frivole que pas une, mais qui est véridique et qui dit tout. Mademoiselle eut de grandes satisfactions d’amour-propre durant ce séjour : « Le peuple de Paris, dit-elle, m’a toujours beaucoup aimée, parce que j’y suis née et que j’y ai été nourrie : cela leur a donné un respect pour moi et une inclination plus grande que celle qu’ils ont ordinairement pour les personnes de ma qualité. » Il résultait de cette exception des Parisiens en sa faveur qu’on laissa partir ses équipages pour Saint-Germain, et que, tandis que la reine et le roi manquaient de tout, elle avait tout ce qui lui plaisait, et qu’elle ne manquait de rien. Tout cela n’était qu’un prélude pour le rôle qu’elle devait jouer dans la seconde Fronde : « Je ne prévoyais pas alors, dit-elle, que je me trouverais dans un parti considérable où je pourrais faire mon devoir et me venger en même temps ; cependant, en exerçant ces sortes de vengeances, l’on se venge bien contre soi-même. »

Ce petit mot de repentir final n’empêche pas Mademoiselle d’être très fière et très glorieuse de ce qu’elle fit en 1652, quand elle put à la fois obéir aux ordres de son père et se livrer à ses instincts d’aventure. Elle avait vingt-cinq ans à cette seconde époque, le bel âge pour une amazone. Cette idée de mariage, qui jouait toujours en perspective devant ses yeux, lui montrait alors une union possible, soit avec le prince de Condé dans le cas où il deviendrait veuf (elle ne répugnait point à ces sortes de suppositions), soit même avec le roi, si elle se rendait nécessaire et redoutable. En attendant elle obéissait sans beaucoup de suite à ses goûts romanesques et grandioses, et, passant de son ancienne aversion pour le prince de Condé à une amitié subite, elle brûlait de se signaler pour la cause commune par quelque service éclatant. Une occasion se présenta. Son père, Monsieur, était à Paris, d’où il croyait ne pouvoir s’éloigner sans de graves inconvénients. Il était de plus réclamé à Orléans, qui était de son apanage et où un parti assez considérable voulait ouvrir les portes à l’armée royale, qui s’avançait du côté de Blois. Il devenait de la plus haute importance que cette ville d’Orléans tînt bon pour la Fronde, sans quoi toute la ligne de la Loire était coupée, et le prince de Condé, qui arrivait de Guyenne, trouvait l’ennemi maître des positions. Mademoiselle s’offrit pour aller en personne à Orléans et pour maintenir la ville. Son père se défiait d’elle et de sa raison : « Cette chevalerie serait bien ridicule, disait-il le jour où elle partit, si le bon sens de Mmes de Fiesque et de Frontenac ne la soutenait. » C’étaient les deux dames qui accompagnaient Mademoiselle, et qu’on appela, moitié courtoisie et moitié raillerie, ses maréchales de camp. Mademoiselle partit donc, dans la joie de son cœur de se trouver enfin en passe de faire quelque action extraordinaire et de conquérir de la gloire. Un astrologue lui en avait prédit le matin du départ, et elle ne doutait pas qu’il n’eût raison. Dès qu’elle fut dans les plaines de Beauce, elle monta à cheval, elle se mit à la tête de l’armée de la Fronde qui était aux environs ; on tint conseil de guerre devant elle, et il fut dit que rien ne se ferait plus que par ses ordres. La difficulté était d’entrer dans Orléans : car, pressés entre les sommations du garde des Sceaux Molé pour le roi, et celles des frondeurs, Messieurs de l’Hôtel de ville avaient bonne envie de demeurer neutres. Impatiente des pourparlers qui se prolongeaient, Mademoiselle se promenait devant les remparts, excitant les gens du dedans par ses gestes et ses paroles ; puis, voyant qu’il fallait plus compter sur le menu peuple que sur les gros bourgeois, elle se jeta dans une barque que des bateliers lui offraient, fit rompre une porte mal gardée qui donnait sur le quai, et par laquelle on ne l’attendait pas : quand il y eut deux planches rompues, on la passa par le trou, et la voilà introduite, de loin suivie par ses dames qui prirent le même chemin, portée en triomphe par le peuple, et en un clin d’œil maîtresse de la place :

Car, lorsque des personnes de ma qualité sont dans un lieu, dit-elle au gouverneur et à l’échevinage un peu étonnés, elles y sont les maîtresses, et avec assez de justice : je la dois être en celui-ci, puisqu’il est à Monsieur. — Ils me firent leurs compliments, assez effrayés… Arrivée à mon logis, je reçus les harangues de tous les corps et les honneurs qui m’étaient dus, comme en un autre temps.

Non contente d’être haranguée, elle improvise en plein Hôtel de ville, et ne s’en tire pas plus mal que bien des orateurs et des tribuns en pareille crise.

Ces premiers jours furent les plus beaux. On ne manqua pas de comparer Mademoiselle à la Pucelle d’Orléans. La reine d’Angleterre, de qui elle avait éconduit le fils comme épouseur, dit ironiquement « que c’était bien juste qu’elle sauvât Orléans comme la Pucelle, ayant commencé par chasser les Anglais ». Le prince de Condé, parti d’Agen incognito et déguisé, arriva heureusement sur ces entrefaites à l’armée qui était près d’Orléans. Il adressa une lettre à Mademoiselle pour la remercier et la féliciter de sa prouesse : « C’est un coup qui n’appartient qu’à vous, lui écrivait-il, et qui est de la dernière importance. » Comme on lui rendait compte d’un conseil de guerre auquel elle avait assisté et où elle avait donné son avis :

M. le Prince dit que les résolutions prises dans un conseil où j’avais bien voulu être devaient être suivies, quand elles ne seraient pas bonnes, mais que celles que l’on avait prises étaient telles que le roi de Suède (Gustave-Adolphe !) n’eût pu mieux prendre son parti, et que pour lui il l’aurait fait quand je ne l’aurais pas ordonné.

Mademoiselle accepte et répète au sérieux tous ces éloges. Quand elle revint peu après à Paris, tout le peuple sortit à sa rencontre ; elle était l’héroïne du moment. Le prince de Condé lui témoignait qu’il ne souhaitait rien avec tant de passion que de la voir reine de France, et qu’il ne se conclurait aucun accommodement qu’elle n’y fût comprise. Dans son exaltation crédule, elle était à l’heure la plus brillante de sa vie.

Les revers ne tardèrent pas, et elle en prit vaillamment sa part. Étrangère aux intrigues et incapable de politique, les choses de la Fronde étaient déjà en pleine dissolution et les négociations entamées de tous côtés, qu’elle ne s’en doutait pas. Le 2 juillet 1652, quand se livra le sanglant combat du faubourg Saint-Antoine, et que le prince de Condé, après des prodiges de valeur, allait être écrasé avec tous les siens par Turenne, si Paris n’ouvrait ses portes à son armée épuisée, ce fut Mademoiselle qui, arrachant le consentement de Monsieur, déjà traître à demi, se porta à l’Hôtel de ville, y força le mauvais vouloir des indécis et des neutres. Elle dit au maréchal de L’Hôpital, qui résistait le plus qu’il pouvait, ces nobles paroles :

Songez, monsieur, que, pendant que l’on s’amuse à disputer sur des choses inutiles, M. le Prince est en péril, dans vos faubourgs. Quelle douleur et quelle honte serait-ce pour jamais à Paris, s’il y périssait faute de secours ! Vous pouvez lui en donner, faites-le donc au plus tôt.

On ajoute qu’elle dit encore au maréchal que, s’il ne se hâtait, « elle lui arracherait la barbe et qu’il ne mourrait que de sa main ». Courant de là vers la Bastille avec de pleins pouvoirs, elle recueillit chemin faisant les blessés, presque tous gens de marque et qu’elle reconnaissait avec pitié. Elle nous peint en traits expressifs le moment où elle retrouve M. le Prince dans un des intervalles de l’action :

Il était dans un état pitoyable, il avait deux doigts de poussière sur le visage, ses cheveux tout mêlés ; son collet et sa chemise étaient pleins de sang, quoiqu’il n’eût pas été blessé ; sa cuirasse était pleine de coups, et il tenait son épée nue à la main, ayant perdu le fourreau ; il la donna à mon écuyer. Il me dit : « Vous voyez un homme au désespoir, j’ai perdu tous mes amis ; MM. de Nemours, de La Rochefoucauld et Clinchamp, sont blessés à mort. » Je l’assurai qu’ils étaient en meilleur état qu’il ne les croyait… Cela le réjouit un peu, il était tout à fait affligé ; lorsqu’il entra, il se jeta sur un siège, il pleurait et me disait : « Pardonnez à la douleur où je suis. » Après cela, que l’on dise qu’il n’aime rien ; pour moi, je l’ai toujours connu tendre pour ses amis et pour ce qu’il aimait.

Il est à remarquer, à ce propos, que Condé aimait et pleurait comme guerrier les amis qu’il eût vus mourir autrement sans les regretter peut-être. Un jour de combat, il retrouvait toutes ses qualités, son humanité, toutes ses vertus ; il était dans son élément, et, comme, tous les grands cœurs alors, il était bon.

Mademoiselle fit tirer ce jour-là quelques volées de canon de la Bastille qui achevèrent de manifester l’attitude de Paris, et de montrer aux troupes du roi que l’heure n’était pas venue encore d’y entrer. Mazarin dit que ces coups de canon tirés par ordre de Mademoiselle avaient tué son mari, donnant à entendre qu’elle ne pouvait plus désormais prétendre à épouser le roi. Il est douteux qu’elle l’eût jamais épousé. Pourtant, elle eut, à cette journée de la Bastille, la satisfaction d’avoir fait non pas comme à Orléans un coup de tête, mais un acte de courage et d’humanité. Elle rougit pour son père de l’indécision prolongée d’où il avait fallu l’arracher ; elle chercha à l’excuser du mieux qu’elle put, et à le sauver de la honte de n’être pas monté à cheval aussitôt : elle avait eu du cœur pour tous deux.

Dans une troisième occasion elle le suppléa encore. Deux jours après (4 juillet), lors du massacre de l’Hôtel de ville, par lequel le prince de Condé paya si tristement sa bienvenue aux Parisiens, et que Gaston, selon son habitude, favorisa au moins par son inaction, Mademoiselle s’offrit à aller sauver ceux qu’on massacrait et à mettre le holà parmi le peuple. Partie du Luxembourg, elle ne put pénétrer une première fois au-delà de l’Hôtel-Dieu ; elle fut plus heureuse à une seconde tentative, et put arriver à l’Hôtel de ville bien tard, beaucoup trop tard, assez tôt pourtant pour faire encore quelque acte de protection et d’humanité.

La Fronde était à bout et chacun faisait sa paix. Le bruit courait que Gaston s’était accordé avec la Cour, en séparant ses intérêts de ceux du prince de Condé. Le président Viole en parla à Mademoiselle, qui fut réduite à lui dire : « Vous le connaissez, je ne réponds rien de lui. » Quand elle alla trouver ce lâche père pour savoir s’il avait ordre en effet de quitter le Luxembourg, et ce qu’elle avait à faire elle-même, il lui dit qu’il ne se mêlait point de ce qui la regardait, et il désavoua tout ce qu’elle avait fait en son nom :

Ne croyez-vous pas, Mademoiselle, reprit-il avec cette ironie méprisante et couarde qui lui était familière, que l’affaire de Saint-Antoine ne vous ait pas nui à la Cour ? Vous avez été bien aise de faire l’héroïne, et que l’on vous ait dit que vous l’étiez de notre parti ; que vous l’aviez sauvé deux fois. Quoi qu’il vous arrive, vous vous en consolerez, quand vous vous souviendrez des louanges que l’on vous a données.

Elle répondit avec fierté et dignité :

Je ne crois pas vous avoir plus mal servi à la porte Saint-Antoine qu’à Orléans. Ces deux actions si reprochables, je les ai faites par votre ordre ; si elles étaient à recommencer, je les ferais encore, parce que mon devoir m’y obligerait… Il vaut mieux avoir fait ce que j’ai fait que de pâtir pour n’avoir rien fait. Je ne sais ce que c’est que d’être héroïne : je suis d’une naissance à ne jamais rien faire que de grand et d’élevé. On appellera cela comme on voudra ; pour moi, j’appelle cela suivre mon inclination et aller mon chemin ; je suis née à n’en pas prendre d’autres.

Qu’il y ait dans ce propos de l’emphase et quelque jactance, on le sent aussitôt, mais il faut y reconnaître aussi comme un écho du Cid et quelques accents cornéliens. Mademoiselle, durant la Fronde, fut éprise d’une fausse grandeur, elle poursuivit une fausse gloire : elle resta désintéressée du moins, généreuse, et n’imprima aucune tache à son nom.

Dans les années qui suivirent, elle eut à se faire pardonner du roi, et à la longue elle y réussit. Pendant les séjours un peu forcés qu’elle fit dans les terres de ses apanages, elle prit goût aux lettres et au bel esprit. Elle commença à écrire ses mémoires. Elle avait pour l’un de ses gentilshommes et domestiques le poète Segrais. Elle connut par lui Huet (le futur évêque), lequel, jeune alors, lui servait quelquefois de lecteur pendant sa toilette. C’étaient surtout les romans qu’elle aimait. Elle en composa un ou deux à cette époque (1658), ainsi que des portraits de société, dont la mode venait de s’introduire. Elle en fit imprimer tout un volume à Caen (1659), par les soins de Huet, à un petit nombre d’exemplaires : la plupart de ces Portraits étaient d’elle. En un mot, elle fit de la littérature comme elle avait fait de la guerre civile et tranché de l’amazone, à l’aventure, à l’étourdie, haut la main, et non pas sans quelque esprit.

Nous la retrouvons au printemps de 1660, faisant partie de la Cour pendant les conférences de la paix des Pyrénées, et se livrant à son imagination encore, non plus sous la forme héroïque, mais sous la forme pastorale. Un jour qu’elle était à Saint-Jean-de-Luz dans la chambre du cardinal Mazarin, et que d’une fenêtre, avec Mme de Motteville, elle considérait la beauté du paysage, Mademoiselle se mit à imaginer un projet de retraite et de solitude, et à moraliser sur la vie heureuse qu’on y pourrait mener. Au sortir de là, toute remplie de son objet, elle écrivit une longue lettre à Mme de Motteville, qui lui répondit à son tour. Cette correspondance assez agréable marque très bien un moment dans la littérature française ; elle représente et caractérise la nuance espagnole pastorale qui y régna depuis le roman de d’Urfé jusqu’à ceux de Mlle de Scudéry, et à laquelle le bon sens de Louis XIV, aidé de Boileau, allait mettre bon ordre.

Mademoiselle imagine donc, en une prairie, près d’une forêt, en vue de la mer, une société des deux sexes, toute composée de gens aimables et parfaits, délicats et simples, qui gardent les moutons les jours de soleil et pour leur plaisir, qui se visitent le reste du temps d’un ermitage à l’autre, en chaise, en calèche, en carrosse ; qui jouent du luth et du clavecin, lisent les vers et les ouvrages nouveaux ; qui unissent les avantages de la vie civilisée et les facilités de la vie champêtre, sans oublier les vertus de la vie chrétienne ; qui, tous célibataires ou veufs, polis sans galanterie ou du moins sans amour, vivent honnêtement entre eux, et n’ont nul besoin de recourir au remède vulgaire du mariage. Notez qu’un couvent de carmélites est à deux pas dans la forêt, et que l’on ne manque pas d’aller s’y édifier quelquefois : car il faut, tout en menant douce vie, songer aussi au salut. Mme de Motteville, en répondant à Mademoiselle avec toutes sortes de compliments et en l’appelant tour à tour illustre princesse et belle Amelinte, la raille finement sur cet article d’interdiction matrimoniale qui était le grand point du nouveau code de bergerie, et elle essaie d’insinuer un peu de réalité, un peu de bon sens, dans la peinture de cette république à la fois galante, platonique et chrétienne. Elle montre que, comme il est difficile de supprimer tout à fait la galanterie et l’amour, le mieux peut-être serait encore d’en revenir à cette erreur si commune qu’une vieille coutume a rendue légitime, et qui s’appelle mariage. On disserte des deux côtés là-dessus, et Mademoiselle, dans la discussion, fait preuve d’un esprit romanesque assez fin et distingué, élevé même par moments ; mais en tout, ici comme dans la Fronde, c’est le sentiment de la réalité, c’est le bon sens et la justesse qui lui manquent.

Je ne la suivrai pas dans ses diverses compositions et rapsodies littéraires (portraits, romans de société), et j’arrive au grand événement de sa vie pour achever de la saisir. Mademoiselle avait quarante-deux ans ; elle avait manqué tant et de si grands mariages, qu’elle semblait n’avoir plus qu’à demeurer dans cet état indépendant et libre de la plus riche princesse de France, lorsqu’elle commença (1669) à remarquer M. de Lauzun, favori du roi, et plus jeune qu’elle de plusieurs années. Restée froide et pure, et n’ayant jamais aimé jusqu’alors, elle ressentit pour la première fois l’amour avec une extrême jeunesse et, on peut dire, enfance de cœur ; elle nous le décrit avec la naïveté d’une bergère. Elle s’aperçut donc un jour que ce petit homme, capitaine des gardes, Gascon à la mine fière, au ton spirituel et ironique, avait un je ne sais quoi qu’elle n’avait encore remarqué dans personne. La première fois qu’il fit son service de capitaine des gardes et qu’il prit le bâton, comme on disait, « il en fit les fonctions avec un air grand et aisé, plein de soins sans empressement. Lorsque je lui fis mon compliment, raconte-t-elle, il me dit qu’il était bien persuadé de l’honneur que je lui faisais de prendre part aux bontés que le roi avait pour lui. » Ce simple mot la transporte : « Je commençais dans ce temps-là à le regarder comme un homme extraordinaire, très agréable en conversation, et je cherchais très volontiers les occasions de lui parler. » Elle commençait à s’ennuyer vaguement dès qu’elle ne le voyait plus : « Cet hiver, dit-elle (1669), sans savoir quasi pourquoi, je ne pouvais souffrir Paris ni sortir de Saint-Germain. » Chaque jour elle lui trouvait plus d’esprit et d’agrément quand elle parvenait à l’entretenir dans quelque embrasure de croisée, ce qui n’était pas toujours facile à cause de l’étiquette et du rang. Quand elle le tenait une fois, elle s’y oubliait pendant des heures. Elle se plaisait à découvrir en lui toutes sortes de distinctions, une élévation d’âme au-dessus du commun, et un million de singularités qui la charmaient. Après avoir été quelque temps à rêver, elle ne tarda pas à se fixer résolument, et, comme elle était très honnête et très imprévue, que l’idée qu’on put aimer sans se marier ne lui entrait pas dans l’esprit, elle pensa qu’il n’y avait rien de plus court que de faire la grandeur de ce gentilhomme et de l’épouser. Le difficile était de le lui faire comprendre, car le respect dans lequel se retranchait Lauzun n’y laissait guère d’accès. On a remarqué « qu’en amitié ainsi qu’en amour, les princesses sont condamnées à faire tous les premiers frais, et que le respect qui les entoure oblige souvent la plus sage et la plus fière à des avances que d’autres femmes n’oseraient se permettre ». Mademoiselle ainsi fut obligée de faire tous les pas. La rouerie de Lauzun avec elle consista à augmenter, à élever encore ces barrières de respect déjà si hautes, à s’y retrancher, à s’y dérober avec ruse. C’étaient des révérences profondes, des assurances de soumission à n’en pas finir, mais il faisait la sourde oreille à toute parole tendre ; et non seulement lui, mais Baraille, officier de sa compagnie, et qui était son homme de confiance, faisait de même :

Toutes les fois que je le rencontrais (Baraille), je le saluais, nous dit Mademoiselle, pour lui donner quelque envie de m’approcher ; il faisait toujours semblant de croire que c’était à quelque autre personne que je m’adressais, et me faisait cependant de profondes révérences d’un côté, et se retirait de l’autre : dont j’étais au désespoir.

C’étaient le mot d’ordre et la tactique de M. de Lauzun. Si Mademoiselle n’avait pas eu l’idée de mariage, il l’y aurait amenée et contrainte par sa conduite, tant il était soigneux à ne se prêter à aucune ouverture simplement tendre ou galante. L’homme à bonnes fortunes était devenu tout d’un coup un homme à principes ; il faisait le vertueux et le chaste pour se faire épouser. La pauvre Mademoiselle, novice comme une pensionnaire et sans confidente, ne savait qu’inventer pour apprendre à ce fat et à ce vaniteux ce qu’il voyait trop bien. Elle se faisait apporter et elle relisait les œuvres de Corneille pour y voir des images de sa destinée et y prendre des leçons ; elle comptait sur la secrète sympathie des âmes :

Quand les ordres du ciel nous ont faits l’un pour l’autre,
Lise, c’est un accord bientôt fait que le nôtre…
On s’estime, on se cherche, on s’aime en un moment ;
Tout ce qu’on s’entredit persuade aisément.

Cette persuasion était le point difficile avec Lauzun. Elle faisait semblant de le consulter sur des mariages qu’on lui proposait, espérant toujours qu’il se déclarerait et qu’il lui fournirait occasion de lui répondre par son propre aveu. Mais Lauzun était strictement, cruellement respectueux ; il l’était à outrance. Toujours des hommages, jamais un outrage. Elle l’avait établi, comme malgré lui, son conseiller, son confident : elle voulait se marier, lui disait-elle, se marier décidément en France, faire la fortune de quelqu’un qui le méritât, et vivre avec cet honnête homme et cet ami dans une estime parfaite, avec douceur et tranquillité. Il ne s’agissait plus que de trouver un sujet digne du choix. Lauzun en causait longuement avec elle ; il balançait les avantages et les inconvénients de ce parti, se gardant bien de paraître deviner qu’il s’agissait de lui. Il y avait des jours pourtant où l’on aurait dit qu’il commençait à entendre ; mais il s’échappait toujours à temps « par des manières respectueuses qui étaient pleines d’esprit », et qui achevaient d’enflammer l’innocente princesse.

Elle brûlait comme Didon, comme Médée, comme Ariane, mais vingt ans trop tard. Elle faisait de ces choses qui eussent été charmantes de la part d’une toute jeune fille : pendant un voyage en Flandre où M. de Lauzun commandait comme général, un jour d’horrible pluie, comme il s’approchait souvent de la voiture du roi nu-tête et le chapeau à la main, Mademoiselle ne pouvait se contenir et disait au roi : « Faites-lui mettre son chapeau ! » À Saint-Germain, où était la Cour, comme elle était pour la centième fois sur le point de nommer à Lauzun cette personne qu’elle avait choisie pour la rendre heureuse, et sur laquelle elle le consultait sans cesse, elle n’avait pourtant pas la force de lui articuler le nom : « Si j’avais une écritoire et du papier, je vous l’écrirais », lui disait-elle ; et montrant une glace qui était à côté : « J’ai envie de souffler dessus, et j’y écrirai le nom en grosses lettres, afin que vous le puissiez bien lire. »

Ce qui est remarquable et ce qui fait le cachet du temps, c’est que l’idée du roi, le culte et l’idolâtrie officielle qu’on lui vouait, étaient en tiers dans tout cela. C’est au nom du roi, et comme sous son invocation, qu’on s’aime et qu’on ose à la fin se l’avouer. « Le roi a toujours été et est encore ma première passion, M. de Lauzun la seconde », disait Mademoiselle ; et M. de Lauzun, de son côté, ne se flattait d’avoir plu en définitive à Mademoiselle et de l’avoir touchée, qu’en raison du respect et de la véritable tendresse qu’il avait pour la personne du roi. Au moment où le mariage est décidé, on le voit surtout occupé à stipuler qu’il ne quittera pas le roi un seul instant, qu’il continuera de faire, comme auparavant, tous les devoirs de sa charge, le dernier au coucher et le premier au lever. Il entend bien ne pas cesser de coucher au Louvre. Le premier usage qu’il prétend faire des immenses richesses de Mademoiselle, c’est de mettre, comme capitaine, toute sa compagnie à neuf, pour en faire sa cour. Cette idée lui est, à elle seule, toute sa lune de miel. Dans la lettre au roi où elle demande d’épouser Lauzun, Mademoiselle a soin de faire sonner bien haut cette chaîne de précieuse servitude et de domesticité, qui, selon elle, honore plus que tout, et dont elle réclame sa part : « Je dis tout ceci à Votre Majesté pour lui marquer que plus on a de grandeurs, plus on est digne d’être vos domestiques. » Il y avait quelque chose à quoi Lauzun tenait plus encore qu’à être le mari de Mademoiselle, le duc de Montpensier et le plus grand seigneur du royaume, c’était d’être du dernier bien avec son maître. — Je note expressément la forme régnante de platitude de ce temps-là : n’allons pas nous flatter de n’avoir point la nôtre.

On sait le reste. Louis XIV permit d’abord le mariage, mais on eut tort de ne pas profiter de la permission dans les vingt-quatre heures, et de lui donner le temps de la réflexion. Le mariage, décidé de la veille ou de l’avant-veille, fut déclaré le lundi 15 décembre (1670), et tint jusqu’au jeudi 18. Le roi retira brusquement sa permission. Mademoiselle fut dans l’état qu’on peut croire, mais sans oser encore blasphémer contre le roi. Lauzun reçut le coup en courtisan accompli et comme s’il eût dit : « Le roi me l’avait donnée, le roi me l’a ôtée, je n’ai qu’à le remercier et à le bénir. » Sa faveur parut même un moment sur le point de s’en accroître. Pourtant, par des raisons qui sont demeurées obscures, mais qui tenaient à cette grande affaire, il fut arrêté environ un an après (25 novembre 1671), et enfermé au château de Pignerol. Sa captivité ne dura pas moins de dix ans. Mademoiselle, pendant tout ce temps, n’eut de pensée qu’en vue de lui ; elle fit tout pour obtenir sa délivrance, et elle l’acheta au prix des biens immenses dont Mme de Montespan lui soutira la donation en faveur de son fils, le duc du Maine, bâtard du roi. Elle en passa par tout ce qu’on voulut pour revoir celui qu’elle aimait. Elle en fut mal récompensée. Quand Lauzun sortit de prison, ce n’était plus l’honnête homme, le galant homme et l’homme poli qui l’avait tant charmée : le courtisan seul avait survécu, courtisan acharné, et qui n’eut pas de cesse qu’il ne se retrouvât sur pied et dans un replâtrage de faveur auprès du maître ; d’ailleurs dur, intéressé ouvertement, cupide, osant reprocher à Mademoiselle les sacrifices mêmes qu’elle avait faits pour le délivrer. La prison avait fait sortir tous les défauts de caractère et de cœur qu’il avait su cacher dans ses beaux jours. Le mariage aussi (car il paraît bien qu’il y eut alors un mariage secret) le dispensait désormais de se contraindre.

Mademoiselle connut tard la vie, elle finit pourtant par la connaître, et passa, elle aussi, par tous les degrés de l’épreuve ; elle eut la lente souffrance qui use l’amour dans un cœur, le mépris et l’indignation qui le brisent, et elle arriva à l’indifférence finale qui n’a de remède et de consolation que du côté de Dieu. C’est un triste jour que celui où l’on découvre que ce quelqu’un qu’on s’était plu à parer de toutes les perfections et à combler de tous les dons n’était que si peu de chose. Elle eut des années à méditer sur cette amère découverte. Elle mourut en mars 1693, à l’âge de soixante-six ans.

Ses obsèques, célébrées avec magnificence, furent troublées elles-mêmes par un singulier accident. L’urne qui contenait ses entrailles embaumées, et mal embaumées, éclata en pleine cérémonie avec un bruit épouvantable, et fit sauver tous les assistants. Il était dit qu’un peu de ridicule se mêlerait à tout ce qui serait de Mademoiselle, même à l’article des funérailles.

Ce qui manque à sa vie, à son caractère comme à son esprit, c’est le goût, c’est la grâce, c’est la justesse, ce qui devait précisément marquer la belle époque de Louis XIV. Avec ses dix années de plus que le roi, Mademoiselle fut toujours un peu arriérée et de la vieille Cour. Elle appartient, par son tour d’imagination, à la littérature de la fin de Louis XIII et de la Régence, à la littérature de l’hôtel Rambouillet, et qui n’a pas subi la réforme de Boileau ni celle de Mme de La Fayette. Il y a du pêle-mêle dans ses admirations : elle prise fort Corneille, elle fait jouer chez elle Le Tartuffe, mais elle reçoit aussi l’abbé Cotin : « J’aime les vers, de quelque nature qu’ils soient », dit-elle. Elle aime surtout la grandeur, elle aime la gloire ; elle s’y méprit souvent ; elle a toutefois des mouvements de fierté, d’honneur et de bonté, dignes de sa race. Les jours où elle est le mieux, elle se ressent du voisinage de Corneille. Sa conduite au combat de Saint-Antoine doit lui être comptée. Ses Mémoires aussi lui sont un titre des plus durables, mémoires véridiques et fidèles, et dans lesquels elle dit tout sur elle-même ou sur les autres, naïvement, hautement, et selon qu’il lui vient à l’esprit. Les personnes de bon sens qui les lisent, et qui jouissent, comme d’une singularité perdue, de tant d’incroyables aveux et d’une façon de voir si princière en toutes choses, peuvent y mettre sans effort les réflexions et la moralité qu’elle n’y met pas53.