(1900) La méthode scientifique de l’histoire littéraire « Troisième partie. Étude de la littérature dans une époque donnée causes et lois de l’évolution littéraire — Chapitre XII. La littérature et la religion » pp. 294-312
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(1900) La méthode scientifique de l’histoire littéraire « Troisième partie. Étude de la littérature dans une époque donnée causes et lois de l’évolution littéraire — Chapitre XII. La littérature et la religion » pp. 294-312

Chapitre XII. La littérature et la religion

§ 1. — Quand on regarde de haut l’histoire religieuse de la France, on s’aperçoit bien vite de deux grands faits qui s’en dégagent : l’un, c’est que du moyen âge à nos jours l’Église catholique perd peu à peu sa puissance, ses privilèges, son autorité sur les esprits ; l’autre, c’est qu’elle passe par des alternatives de grandeur et de décadence qui se succèdent avec une parfaite régularité.

Voici la marche ordinaire des choses : si nous prenons pour point de départ une époque où elle est maîtresse incontestée des âmes, par exemple l’époque des premières croisades, nous la voyons d’abord, dans la plénitude et l’orgueil de sa force, faire peser un joug de fer sur les consciences, régenter la société civile, essayer de gouverner à la fois et les rois et les peuples, se faire l’arbitre de la paix et de la guerre, s’ériger en dépositaire unique et infaillible de la vérité tant religieuse que scientifique. Mais sous cette oppression s’éveille le désir de la liberté ; des abus de pouvoir provoquent le mécontentement ; et ce sont d’abord des attaques sourdes, des railleries légères ; l’ironie, l’arme des faibles, est tournée contre les prêtres, les moines, les prélats ; puis les attaques se font plus vives, plus hardies, plus franches ; de la satire contre les personnes et la discipliné ecclésiastique, on passe à la critique du dogme ; on vise ainsi la religion au cœur. C’est alors une lutte très vive contre les hérétiques, contre les incrédules ; et jusqu’au xvie  siècle la victoire appartient à l’Église. Elle brûle, écrase, extermine ses adversaires ; mais, une fois son triomphe et sa tranquillité assurés, elle se reprend à imposer aux hommes et aux choses sa domination et le mouvement de révolte recommence.

A partir du xvie  siècle, grâce surtout à la découverte de l’imprimerie, massacres et bûchers ne suffisent plus à étouffer la rébellion. L’Église est vaincue par les novateurs : à chaque assaut elle abandonne aux mains de l’ennemi quelqu’une de ses positions. Mais jamais sa défaite n’est complète ni définitive. Au moment où elle est amoindrie, abattue, les excès des vainqueurs, leur impatience, leur ardeur précipitée de négation et de destruction, les vieilles traditions enracinées dans une multitude d’esprits, la solidité d’une organisation qui d’âge en âge se resserre et se concentre, amènent un réveil religieux, et l’Église retrouve, au moment où ses adversaires s’y attendent le moins, un regain de faveur, de puissance et de popularité.

On peut suivre de siècle en siècle cette série d’actions et de réactions. Au xiie  siècle, l’Église est menacée par les prédications d’Abélard et surtout par les doctrines albigeoises qui se sont infiltrées dans tout le midi de la France. Une exécution sanglante, impitoyable, au début du xiiie  siècle, supprime l’hérésie avec les hérétiques ; le membre gangrené, suivant l’expression du temps, est violemment retranché du corps des fidèles. Les quatre ordres de moines mendiants, créés alors, sont comme une immense armée aux ordres du Saint-Père ; la religion monte, pour ainsi dire, sur le trône de France avec saint Louis. Mais la satire se déchaîne bientôt contre l’ambition et la cupidité des Frères prêcheurs. Les rois se mettent à la tête de ceux qui en veulent aux richesses du clergé et à la suprématie du pape. Philippe le Bel brûle les Templiers et confisque leurs biens. On pourrait presque dire qu’il confisque la papauté à son profit en l’arrachant de Rome pour l’établir à Avignon.

C’est alors que se produit le grand schisme ; la tunique sans couture est déchirée ; il existe à la fois deux et trois papes qui se foudroient mutuellement. L’Église est ainsi, durant tout le xive  siècle, victime de ses dissensions intérieures qui la mettent à la merci de ses adversaires. Mais elle se relève, se réorganise au quinzième et elle peut croire qu’elle fait périr sur le bûcher de Jean Huss les projets de réforme et le libre examen ; elle peut s’imaginer qu’elle sort de la bataille plus forte et plus invincible que jamais.

Tel est le résumé rapide des phases que l’Église traverse en France au moyen âge. Si j’ai pris la peine de les rappeler, c’est que la littérature passe à la même époque par des phases tout à fait semblables.

Au début, toutes les œuvres littéraires sont pleines d’une piété sincère et naïve. Les chansons de geste respirent l’héroïsme religieux des croisades. Les héros dont elles disent les exploits finissent par devenir des saints. Charlemagne arrête le soleil comme Josué ; il a un ange à ses côtés qui le guide de ses conseils  ; il reçoit du ciel des songes qui l’avertissent de ses périls futurs ! Guillaume d’Orange, dans sa vieillesse, se retire en un couvent qu’il a fondé et devient après sa mort saint Guillaume du Désert. Renaud de Montauban termine une vie d’aventures par une pénitence étrange qu’il s’inflige ; il se fait maçon pour travailler à bâtir la cathédrale de Cologne et il meurt martyr, assassiné par des ouvriers jaloux qui ne lui pardonnent pas de porter à lui seul des pierres que quatre d’entre eux ne pourraient soulever. A chaque instant éclate la foi ardente des auteurs et des auditeurs. Les reliques opèrent des miracles. Durandal, l’épée de Roland, doit sa trempe merveilleuse, qui lui permet de trancher le marbre, à un cheveu de la Vierge dont sa garde est munie. Guillaume d’Orange, sur le point de combattre un géant musulman, est rendu invulnérable par un bras de Saint-Pierre qu’on promène sur tout son corps ; seulement on a oublié une petite partie de sa personne, son nez, qui sera coupé dans la lutte, ce qui lui vaudra le surnom de Guillaume au court nez. Voyez alors tous ces chevaliers aller à la bataille : ils se confessent, se font bénir et absoudre par les évêques qui, comme Turpin, combattent les Infidèles à coups de sermons et à coups d’épée. Quand ils meurent sur le champ de bataille, loin des secours de la religion, ils communient, faute d’hostie, avec trois brins d’herbe mis en croix ; moyennant quoi ils vont tout droit en paradis, conduits par les anges qui sont descendus tout exprès du ciel pour chercher leurs âmes.

Même caractère de foi robuste et naïve dans les autres œuvres du temps. Troubadours et trouvères chantent avec une dévotion égale leur dame et la sainte Vierge. Ils sont les auxiliaires des prédicateurs ; ils poussent les chevaliers à partir pour la Terre Sainte ; ils font honte à ceux qui en reviennent sans avoir rien fait. Les œuvres les plus légères sont sanctifiées par le but qu’on leur donne. Ainsi certains fabliaux, connus sous le titre de Contes dévots, annoncent l’intention d’exciter à la piété, et l’auteur nous apprend même que le diable voulut un jour l’étouffer, tant le Malin redoutait le bien que ce livre allait faire. Quand on les ouvre, après cet avis au lecteur, on est tout étonné d’y trouver des scènes égrillardes, des peintures fort peu édifiantes. Les personnages meurent en état de grâce ; mais ils vivent tout autrement ; et, s’ils finissent par arriver au paradis, il faut avouer que c’est par des chemins singuliers et après un véritable voyage en zigzag. N’importe ! Le sérieux de l’auteur ne se dément pas et à travers tous les incidents scabreux il ne perd point de vue son but, qui est d’amener des fidèles à la benoîte Vierge Marie.

En ce temps-là encore l’histoire n’est guère sortie des cloîtres ; la philosophie se confond avec la théologie ; le théâtre n’est qu’un appendice aux cérémonies du culte ; il se borne à rendre visibles les histoires de la Bible et de l’Évangile. L’Eglise règne bien sans conteste dans la littérature.

Les choses vont ainsi jusqu’au milieu du treizième siècle. Mais alors l’accord se brise entre l’Église et les écrivains. Voici déjà Rutebœuf qui flagelle à tour de bras jacobins et cordeliers. Voici plus tard Jean de Meung, qui met en scène dame Raison et dame Nature, deux dames peu orthodoxes qui reparaîtront de compagnie au temps de Voltaire et de Rousseau. Voici le pape qui nous apparaît sous les traits de Renart, le maître fourbe, croquant de pauvres poules qui n’en peuvent mais. Voici des fabliaux moqueurs qui choisissent pour victimes les curés et les nonnes et qui parlent de l’autre monde en termes fort peu révérencieux. On croirait entendre déjà les sarcasmes des réformateurs ou même les plaisanteries voltairiennes.

Cependant l’Église parvient à ressaisir l’autorité qui lui échappait ; et au quinzième siècle des œuvres remarquables, comme l’Imitation de Jésus-Christ, comme les discours et les écrits de Gerson, attestent un réveil de la piété. Mais qu’il s’en faut que la littérature soit toujours la fille docile de l’Église ! Rien ne montre mieux le progrès de l’esprit laïque que l’émancipation graduelle du théâtre sérieux. Le drame sacré a commencé par être écrit en latin, la langue de l’Eglise. Puis on a composé des pièces farcies, moitié françaises, moitié latines ; enfin la langue vulgaire l’a tout à fait emporté. Même transformation dans l’emplacement de la scène : le théâtre est d’abord l’intérieur de l’église, puis le porche, puis une place publique. Les acteurs et les auteurs ont été des prêtres au début ; des laïques se sont peu à peu mêlés aux clercs et ont fini par rester seuls. Les sujets traités ont été avant tout tirés de l’histoire sainte ; de là le nom de miracles et de mystères que les pièces ont gardé ; mais à la fin du moyen âge le nom devient menteur  ; il couvre des sujets empruntés à l’histoire nationale, aux romans d’aventure, à la vie de tous les jours et même aux fables païennes. Le Mystère de Troie la Grand annonce que la Renaissance est proche et que l’Église est menacée de perdre l’ascendant qui lui reste encore.

 

§2. Dès les premières années du seizième siècle, elle engage en effet une lutte formidable avec l’esprit classique, avec les idées païennes, avec les systèmes de la philosophie antique, avec les souvenirs des premiers siècles du christianisme. Depuis cette époque son histoire peut se résumer ainsi : Deux grandes défaites ; l’une, c’est la victoire de la Renaissance et de la Réforme ; l’autre, c’est le triomphe des philosophes du dix-huitième siècle et de la Révolution. Mais aussi, au lendemain de ces deux défaites, deux grandes restaurations catholiques ; l’une qui commence avec la création de la Compagnie de Jésus et la réunion du Concile de Trente, qui se continue avec le retour à la discipline austère parmi les Oratoriens et les solitaires de Port Royal, qui aboutit à la fougueuse intolérance de Bossuet, aux dragonnades et à la révocation de l’Édit de Nantes ; l’autre qui commence avec les théories ultramontaines d’un Bonald et d’un Joseph de Maistre, qui continue avec la brillante apologie du catholicisme par Chateaubriand, avec le Concordat, avec les tirades éloquentes de Lamennais contre l’indifférence religieuse, qui aboutit à la tentative manquée de Charles X pour raffermir à la fois le trône et l’autel et pour ramener la société française de quelques siècles en arrière.

Depuis lors, suivant les moments et les besoins, l’Eglise a essayé soit de faire alliance avec la démocratie montante, comme on l’a vu un instant lors de la révolution de 1848 et dans les premières années du pontificat de Léon XIII, soit, ce qui est plus conforme à sa tradition, d’enrayer la marche du peuple en s’unissant aux partis conservateurs, représentants, comme elle, du passé. Ainsi depuis 1830, en notre siècle où les courants contraires se sont succédé avec rapidité, où les vagues d’idées ont été, pour ainsi dire, plus courtes, on compte en moins de cinquante ans trois de ces coalitions avec les forces de résistance ; l’une après la première explosion de socialisme qui menaça la société bourgeoise, c’est-à-dire au lendemain des journées de juin 1848 ; l’autre après la seconde grande levée du prolétariat, lors de la Commune de 1871 ; la troisième enfin qui a commencé de 1885 à 1890 et qui dure encore, causée par les craintes que le progrès des nouvelles théories sociales inspire aux détenteurs des derniers privilèges.

Si l’on voulait suivre durant ces quatre siècles les influences diverses de la religion sur la littérature, c’est un livre entier qu’il faudrait écrire. Je choisis seulement deux époques, l’une où l’Église est à la fois soutenue par le pouvoir civil et acceptée, comme maîtresse par la majorité de la nation ; ce sera la fin du dix-septième siècle ; l’autre où l’Église a encore pour elle l’autorité séculière, mais où elle sent son ascendant sur les âmes contesté et menacé par la plupart des écrivains ; ce sera le milieu du dix-huitième siècle.

Sous le règne de Louis XIV, sûre de son appui, en harmonie avec les convictions des contemporains, elle a la haute main sur la littérature. La chose est sensible, surtout quand le roi, devenu vieux, tourne à la dévotion, quand, docile exécuteur des volontés du clergé orthodoxe, il chasse les protestants, persécute les quiétistes et les jansénistes, menace les Juifs d’expulsion. Dans les vingt dernières années du siècle, une teinte catholique s’impose à toutes les œuvres qui se publient. La Bruyère termine ses Caractères par un chapitre dirigé contre les esprits forts. Boileau vieillissant rime une épître sur l’amour de Dieu. Je ne parle pas des évêques, tels que Bossuet et Fénelon, qui brillent au premier rang des orateurs et des écrivains de l’époque. Je ne parle pas de la controverse, qui est alors uniquement religieuse ou littéraire. La domination de l’Église se montre à d’autres signes. Dans les premières années du règne, l’éloquence de la chaire avait une rivale dans la poésie dramatique. C’est même un des traits les plus caractéristiques de l’époque, que cet équilibre qui se maintenait entre la scène et l’autel. Molière et Racine faisaient échec aux prédicateurs. Tartufe attirait autant de monde que les sermons de Bourdaloue. Mais Molière est mort et l’Église, qui depuis la Réforme traite le théâtre, son fils légitime, mais émancipé, en véritable marâtre, poursuit la comédie de ses anathèmes. Elle s’écrie par la bouche de Bossuet : Malheur à vous qui riez ! et elle montre la main du Dieu vivant venant frapper jusque sur les planches cet histrion qui fut l’auteur du Misanthrope. Si elle est moins sévère pour la tragédie, elle l’engage dans une voie nouvelle, elle la pousse à puiser son inspiration dans la Bible, à se faire chrétienne, et c’est ainsi que Racine converti, repentant de ses œuvres profanes, compose Esther et Athalie. La philosophie s’est christianisée comme le théâtre. L’Eglise avait vu avec peine et défiance Descartes mettre à la portée de tout le monde des discussions réservées jusqu’alors aux initiés ; et tout d’abord, bien que Descartes eût professé le plus pur spiritualisme, bien qu’il eût pris l’existence de Dieu pour preuve de l’existence du monde, ses doctrines avaient inquiété les théologiens et elles avaient été proscrites de l’enseignement. Cependant l’Église avait bientôt trouvé avantage à absorber, à s’approprier cette philosophie conforme aux dogmes ; si vous cherchez quels sont les philosophes du temps, vous rencontrez le Père Malebranche, Bossuet, Fénelon. Ces noms seuls sont significatifs. La philosophie apparaît avec eux comme une sœur timide et soumise de la théologie. L’histoire, elle aussi, se fait alors au profit et sous la direction de l’Église : c’est Bossuet qui, dans son Discours sur l’histoire universelle montre le catholicisme comme le terme triomphal où aboutissent toutes les civilisations de l’ancien monde ; ce sont les Bénédictins qui débrouillent patiemment le chaos de notre passé national. Qu’on parcoure, en un mot, tous les genres littéraires  ; tous laissent voir une pensée enchaînée aux principes dont le Concile de Trente a fait la règle des catholiques.

Un demi-siècle plus tard, quel changement ! Contre l’Église, l’esprit d’indépendance, disons plus, l’esprit de révolte a soufflé, et toute la littérature reflète cette hostilité.

Au théâtre, des tirades contre la fourberie et la cruauté des prêtres ;

Notre crédulité fait toute leur science,

disait déjà, dans l’Œdipe de Voltaire débutant, un personnage qui n’est visiblement que le porte-parole de l’auteur. Et dès lors, qu’il nous transporte en Arabie avec Mahomet, en Amérique avec Alzire, en Chine ou en Palestine, tous les héros du poète viendront tour à tour prêcher le déisme et la tolérance.

« Les meilleurs prédicateurs de l’Empire, disait Voltaire, sont les auteurs dramatiques. » Mais il faut ajouter qu’ils prêchent tout autre chose que l’orthodoxie catholique. Si le théâtre par une revanche imprévue fait à son tour la guerre à la religion, la philosophie, elle aussi, se pose en ennemie de la foi. Le nom de philosophe est alors synonyme d’esprit fort, de libre-penseur. Les théories soutenues n’ont plus l’innocence du système de Descartes ; on ne pourrait plus dire des philosophes qu’ils sont des théologiens sans le savoir ; sensualisme, matérialisme les emportent à cent lieues de la doctrine chrétienne. La poésie chante la loi naturelle et flétrit le fanatisme ; le roman, hardi dans ses propos comme dans ses peintures de mœurs, raille tant qu’il peut l’idéal monastique. La morale se proclame indépendante de la religion. L’histoire ne prétend plus dérouler une suite de miracles opérés par la Providence, mais bannit le surnaturel de l’évolution humaine, pousse jusqu’à l’injustice la sévérité envers rëglise, et n’est pas loin de voir une marque de folie dans l’aveugle piété du moyen âge. Chose plus curieuse encore, et qui montre à quel point la source des sentiments religieux est alors tarie ! L’éloquence sacrée, si retentissante au siècle précédent, se tait ou du moins ne trouve guère de voix énergiques qui viennent du cœur et qui aillent au cœur.

Le contraste est d’autant plus fort que l’Église, ainsi déchue de sa royauté sur les esprits, n’a pas perdu l’appui du pouvoir séculier, et qu’elle voit les âmes lui échapper malgré les chaînes qu’elle essaie de leur forger avec l’aide de l’État. Ses démêlés avec les écrivains remplissent l’histoire du xviiie  siècle. La cour de Rome intervient pour empêcher la vente de la Henriade coupable de flétrir la Saint-Barthélemy et de célébrer Coligny, un huguenot. La Sorbonne, c’est-à-dire la faculté de théologie, censure un conte (Bélisaire) où Marmontel s’est permis de prêcher la tolérance et parmi les propositions qu’elle condamne se trouve celle-ci : « On n’éclaire pas les esprits avec des bûchers ». Les lettres de Voltaire sur l’Angleterre, où il vulgarise les idées de Locke et les découvertes de Newton sur la gravitation universelle sont lacérées et brûlées solennellement ; l’ouvrage a été déclaré scandaleux, contraire à la religion, aux bonnes mœurs et au respect dû aux puissances. Mais l’Église a beau multiplier ces entraves à l’indépendance de la pensée ; les écrivains éludent les barrières et ne voient dans la gêne qu’on leur impose qu’un grief de plus contre la religion.

 

§3. — On voit assez quel caractère différent prennent tous les genres littéraires, suivant que l’époque est religieuse ou antireligieuse. Mais il ne suffit pas de constater vaguement le mouvement qui emporte la société dans l’un ou dans l’autre sens. Les mots Eglise et religion ne sont pas assez précis. Ils désignent des sectes et des doctrines distinctes et l’historien doit tâcher de démêler les effets produits sur la littérature par la domination de tel parti ou de tel dogme religieux. Il est évident que jésuites, jansénistes, quiétistes imprimeront des caractères spéciaux aux œuvres écrites sous leur inspiration. Il est plus évident encore que catholiques et protestants n’auront pas la même conception de la vie et de l’art.

Ainsi avec les jésuites, si nous les considérons surtout au dix-septième et au dix-huitième siècles, domine une piété fleurie, qui ne déteste ni les plaisirs du monde ni les agréments du style. Une chapelle bâtie et ornée à leur gré ressemble à une salle de théâtre, tant le bariolage des couleurs, l’éclat des marbres et des dorures, la profusion des statues sont calculés pour frapper et éblouir les yeux ! De même, dans leurs collèges ils enseignent à leurs élèves toutes les élégances, ils font jouer des tragédies, ils encouragent et cultivent le talent d’écrire en vers latins, parfois même en vers français ; ce sont d’habiles, professeurs de rhétorique. S’ils ne tiennent pas à donner à la pensée toute la force qu’elle pourrait avoir, ils apprennent à la parer, à la vêtir de beau langage. Ils ne font pas des philosophes, des historiens ; mais ils étendent sur l’esprit ce vernis brillant dont l’homme du monde sait couvrir son savoir superficiel ; ils ont le goût du bel esprit et les œuvres qu’ils suscitent rappellent ces abbés à petit collet qui pullulaient dans les salons du siècle dernier ; elles sont de robe courte ; elles ont une physionomie moitié mondaine, moitié ecclésiastique.

Les jansénistes, au début surtout, dans la ferveur de leur austérité puritaine, n’admettent point pareil alliage. Ils bannissent de leurs écrits et de leurs sermons la vanité, le désir de briller. Ils condamnent les ornements qui gâtent, ’suivant eux,, l’éloquence chrétienne. « Ces fleurs, disait l’un, nuisent aux fruits et l’auditeur s’amusant à la gentillesse des paroles ne s’applique qu’à demi à la vérité des sentences. » — « C’est, dit un autre, une éloquence babillarde qui dit tout et ne persuade rien ». Critiques sévères, ils déclarent qu’il faut viser au cœur, non à l’esprit ; ils blâment ces gens qui auraient laissé déborder le torrent des vices et périr le christianisme sans s’échauffer, de peur qu’un mot bas ou familier ne vînt à leur échapper ou que la symétrie de leurs périodes ne fût rompue. Par réaction contre l’éloquence académique, Port-Royal court à l’extrémité opposée. L’art lui devient suspect ; tout ce qui brille lui semble mauvais ; les grands mouvements comme le grand éclat sont proscrits. « C’est aux académistes de bien parler, dit Saint-Cyran ; il suffit que le style n’ait rien de choquant ». On obtient ainsi une éloquence grave, mortifiée, vraiment pénitente, un tissu solide, mais gris et terne sur lequel rien ne se détache. Le style janséniste (exception faite pour Pascal qui, étant un militant, recourt aux moyens du monde, afin de gagner le monde) est en général sain, judicieux, exact, correct ; mais il manque de brillant, de vigueur, de sobriété aussi. « Les jansénistes, disait Voltaire, ont la phrase longue ». Or, qualités et défauts tiennent à l’idée qu’ils se font du rôle de l’écrivain. Toute parure est considérée comme une superfluité, comme un effet de l’amour-propre. Le souci de la forme est rejeté comme indigne d’un chrétien ; tout est sacrifié à une préoccupation unique, celle du résultat moral à atteindre, de l’effet salutaire à produire sur les âmes.

Faut-il passer à une autre secte catholique ? Le quiétisme consiste à s’anéantir en Dieu, à chercher le parfait repos dans l’extase, à s’enivrer, pour ainsi dire, de la contemplation des mystères, à endormir la volonté dans ce qu’il appelle le pur amour. Or, le style quiétiste, tel qu’il nous apparaît dans Mme Guyon ou dans Fénelon, est en harmonie avec cette doc trine mystique. Exaltation douce, onction, tendresse, élans de sensibilité, voilà ce que nous trouvons chez la prophétesse et chez l’évêque.

Plus visible est encore l’influence littéraire des idées religieuses, quand on passe des catholiques aux réformés. Je n’oublie pas que le protestantisme s’est brisé en une quantité infinie d’Églises et que de l’une à l’autre la distance est souvent considérable. Malgré leur base commune, le calvinisme et le luthéranisme, pour n’en pas citer d’autres, se sont violemment combattus et leur action sur les âmes et sur la littérature n’a certainement pas été la même. Faisons toutefois abstraction pour un instant de la multiplicité des sectes, et mettons en un bloc tous les chrétiens qui se sont détachés de l’obédience romaine depuis le xvie  siècle. Si l’on compare des écrivains de la même époque, mais appartenant parleurs convictions ou simplement par leur éducation aux deux confessions principales qui se partagent l’Europe occidentale, on remarque sans peine dans leur tour d’esprit des différences ineffaçables. Aux catholiques l’habitude de s’adresser à l’imagination ; le goût des pompes théâtrales et des arts qui parlent aux yeux ; un style volontiers sensuel, coloré, voluptueux. Quand Chateaubriand, au début de notre siècle, écrivit son Génie du Christianisme, qui n’est au fond et encore partiellement que le génie du catholicisme, il défendit sa religion en montrant qu’elle était artistique, aimable, qu’elle avait des fêtes charmantes, des cérémonies touchantes, des beautés extérieures de toute espèce. J’ose dire que l’idée d’une pareille apologie ne fût pas venue à un protestant. Les écrits des réformés se sont presque toujours adressés à la raison ; ils ont eu quelque chose de plus sobre, de plus sévère, de plus terne aussi. Et qu’on ne cite pas Jean-Jacques comme une exception ; Jean-Jacques, il faut toujours s’en souvenir, est un protestant qui a été catholique ; un genevois qui, dans la mystique Savoie, à l’âge où l’âme garde, comme une cire molle, toutes les impressions, a pris part aux solennités de l’Eglise romaine ; il a suivi le lent déroulement des processions sous les arceaux des cathédrales ; il a respiré la fumée enivrante de l’encens ; il a rempli ses yeux d’un spectacle doux à la vue et son cœur d’une doctrine plus tendre que forte, plus féminine que virile.

Si du reste on considère, non plus un cas particulier, mais l’ensemble, comment n’être pas frappé des caractères qui distinguent les Réformés français ou parlant français du reste de la population française ! Une crainte de l’art dramatique, si puissante et si durable, que les Genevois, il y a cent ans, brûlèrent la première salle de spectacle qui se fut élevée sur leur territoire, et que la création d’un théâtre dans la ville de Lausanne rencontra, voici une trentaine d’années, une vive opposition religieuse ; un goût persistant pour le roman sérieux, moral et volontiers prêcheur ; une philosophie, qui, grâce à l’élasticité de la doctrine protestante, n’a pas eu besoin, comme en pays catholique, de secouer un joug pesant et est demeurée par cela même en bon accord avec la théologie108. Tels sont quelques-uns des traits que le protestantisme a donnés à la littérature éclose à son ombre, et si quelques-uns de ces signes particuliers tendent aujourd’hui à s’effacer, ils sont encore assez visibles pour qu’une observation attentive permette de constater à quel point un ensemble de croyances religieuses modèle les œuvres littéraires.

On peut dire que la façon de penser et d’agir d’une population en est modifiée jusqu’en ses profondeurs. Les nations réformées ont (ce n’est pas un vain jeu de mots) l’esprit réformiste ; elles concilient la tradition et l’innovation ; elles ne croient pas qu’il faille créer un abîme entre l’avenir et le passé ; en détruisant les choses surannées devenues gênantes, elles conservent ce qui est inoffensif ou ce qui a sa raison d’être ; elles avancent ainsi à petits pas, sans brusque secousse, mais aussi presque sans recul.

Les nations catholiques ne savent pas marcher posément ; elles se meuvent par bonds et saccades ; elles passent de la soumission absolue à la révolte complète, et réciproquement ; elles vont presque incessamment d’un extrême à l’autre ; elles disent volontiers, comme l’Église qui les a conquises et façonnées : Tout ou rien. Elles sont tour à tour routinières et révolutionnaires. Elles ont de superbes élans en avant, suivis non seulement de piétinements sur place, mais de longs retours en arrière.

Et quand même on dirait que ces nations sont restées catholiques ou devenues protestantes, parce qu’elles devaient déjà soit à la race, soit au climat, une sorte de prédestination à cette différence de culte ; quand même on ferait ainsi remonter à une cause commune leurs préférences religieuses, politiques, morales, esthétiques, il n’en serait pas moins vrai que leurs croyances sur l’au-delà et sur la destinée humaine, cristallisées dans des institutions permanentes et dans des pratiques séculaires, ne peuvent que maintenir et renforcer leur tempérament primitif.

Elles sont si puissantes, ces habitudes imposées à la pensée par le catholicisme et le protestantisme, que la foi peut disparaître sans que le caractère national ou individuel perde le pli ainsi contracté. Il n’est pas difficile de retrouver l’onction et parfois le patelinage ecclésiastique chez des hommes qui, élevés au séminaire et destinés à entrer dans les ordres, ont abandonné cette carrière. Alphonse Daudet a pu dire de Renan qu’il ressemblait à une cathédrale désaffectée. Il n’est pas difficile non plus de retrouver un fond de gravité et de sévérité protestantes chez des hommes, qui, vivant à Paris, dans un milieu sceptique, ont jonché leur route des débris de leur orthodoxie. Le critique Schérer en fut un exemple frappant.

Si la tournure d’esprit varie ainsi d’une secte à une autre, elle se transforme aussi dans la même secte d’époque à époque.

La chose est sensible même dans le catholicisme, malgré sa prétention d’être immuable. Voltaire disait109 : « Si Dieu nous a faits à son image, nous le lui avons bien rendu ». — Et, en effet, non seulement chaque civilisation, chaque siècle, se représente Dieu à sa façon et le modèle d’après son idéal ; non seulement on peut répéter en ce sens, après Renan : — Dieu n’est pas ; il devient ― ; mais encore le Dieu des catholiques, si bien défini qu’il paraisse par la théologie orthodoxe, s’est incessamment modifié.

Telle ou telle de ses faces est tour à tour mise en lumière. Rabelais, qui était curé après tout, écrivait : « C’est celluy grand bon piteux Dieu, lequel créa les salades, harans, merlans, etc., etc., item les bons vins. » Il voyait en lui, ce jour-là du moins, un être paterne et débonnaire, assez semblable à celui que Béranger appela plus tard le Dieu des bonnes gens. Tout autre est le Dieu de Louis XIV et de son temps. C’est un Dieu abstrait, qui parle à l’intelligence et peu au cœur. Il est le grand architecte de l’univers ; il a créé et il maintient les lois qui le régissent ; il y est soumis lui-même ; il est l’esclave de sa volonté une fois exprimée ; car il ne connaît pas le caprice ni le changement. C’est un Dieu grand plus encore qu’un Dieu bon. A l’égard des hommes, il est comme un souverain absolu envers qui ses sujets ont des devoirs sans avoir de droits. Il peut sauver qui il lui plaît ; il peut avoir damné dès l’éternité des pécheurs encore à naître ; c’est le mystère de la grâce et de la prédestination sur lequel le xviie  siècle a entassé tant de volumes. Ses créatures doivent accepter docilement le rang qu’il a bien voulu leur assigner dans la création. Ce monarque divin, qui trône au ciel, est, comme le roi qui le représente sur terre, jaloux d’hommages et d’adorations. On doit l’honorer et le prier, sans croire jamais qu’un Dieu placé si haut s’occupe du sort des individus, sinon de certains individus privilégiés qui sont des princes chargés par lui de présider aux destinées des nations. C’est ainsi un Dieu officiel qui a établi toutes les puissances par lesquelles la terre est gouvernée ; c’est par lui que les rois règnent dans leurs royaumes et les pères dans leurs familles, si bien que se révolter contre l’autorité royale ou paternelle équivaut à se révolter contre lui. Bossuet, dans ses Oraisons funèbres, représente comme des ennemis du Tout-Puissant, comme des rebelles à l’autorité divine, tous ceux-qui en Angleterre ont ébranlé et renversé le trône des Stuarts, tous ceux qui en France ont, au temps de la Fronde, réclamé tumultueusement des libertés ; Dieu apparaît ainsi comme le garant de l’ordre social, comme le protecteur particulier de la royauté de droit divin.

La religion ainsi comprise n’est pas un principe de vie intérieure, de perfectionnement moral, d’amour pour ses semblables. Elle a quelque chose de raide et d’impérieux ; elle se contente aisément de pratiques conventionnelles qui n’entraînent pas une conduite conforme aux préceptes de l’Évangile, d’un culte pompeux qui admet bien des accommodements avec le monde. Il découle de là de curieuses conséquences littéraires. On est souvent étonné que le xviie  siècle, siècle de foi, surtout si on le compare au nôtre, n’ait pas inspiré d’éloquentes méditations religieuses comme celles de Lamartine et que la plupart des vers dévots, nés alors, soient d’une glaciale froideur ou même d’une remarquable platitude. On est frappé du divorce voulu qui exista entre la poésie et la religion : le christianisme était proscrit, par Boileau, de la tragédie aussi bien que de l’épopée et ce n’est que par exception qu’il y pénétra. Comment expliquer ce phénomène, qui paraît étrange au premier abord ? Il eut plusieurs causes sans doute ; mais il faut l’attribuer en partie au caractère à la fois cérémonieux et intolérant que le catholicisme français eut dans cette époque, qui fut pourtant pour lui l’apogée d’une brillante renaissance. Il fut alors chose d’Église et chose d’État, une matière réservée presque exclusivement aux prêtres et aux théologiens de profession, permise à peine aux laïques ; les écrivains ne pouvaient y toucher qu’avec une prudence extrême et les poètes, en particulier, eurent les ailes liées par la nécessité de ne rien dire qui ne fût parfaitement orthodoxe.

Chez toutes les sectes, quoiqu’elles aient gardé certains traits constants, il s’est produit des variations analogues dans la façon de concevoir les rapports de l’homme avec le divin et par suite avec la vie et l’art. La littérature réformée n’est pas la même dans les moments et dans les pays où le protestantisme peut se développer à l’aise et dans ceux où il est réduit à lutter pour son existence. Au lendemain de la Saint-Barthélemy ou de la Révocation de l’Édit de Nantes, les idées et le langage des auteurs protestants prennent naturellement une virulence, une exaltation qui s’apaisent en des situations moins troublées. Les jansénistes, au temps de Pascal, ne pensent et n’écrivent point comme feront, aux jours de persécution, les convulsionnaires du cimetière Saint-Médard. Les jésuites, contemporains de la Ligue et vaincus avec elle, sont révolutionnaires, prêchent le régicide, lancent des pamphlets, cultivent l’éloquence populaire ; devenus au siècle suivant confesseurs et directeurs des rois, ils auront des souplesses de courtisans, une morale facile, une connaissance approfondie de la casuistique, des façons de parler onctueuses et doucereuses. Mais je m’arrête : j’en ai dit assez pour indiquer de quelles teintes diverses la même secte, suivant qu’elle est triomphante ou traquée, militante ou apaisée, peut colorer les œuvres littéraires composées sous son influence.

§ 4. — Il faudrait ici mettre en regard la contre-partie, l’action de la littérature sur la religion.

Il est évident qu’elle s’est exercée tantôt pour, tantôt contre elle. Je crois peu utile de démontrer qu’elle a souvent opéré sur la foi comme un acide dissolvant. On prête à Voltaire ces paroles : « Je m’ennuie d’entendre dire que douze hommes ont suffi à établir le christianisme ; je veux prouver qu’un seul homme peut suffire à le détruire. » Il est possible que ces mots, comme tant d’autres mots historiques, n’aient jamais été prononcés. Mais il est certain qu’ils résument la campagne entreprise par Voltaire et menée par lui durant sa vie entière avec une indomptable persévérance. Avec lui et avec la plupart des philosophes du siècle dernier la littérature travailla (on sait avec quelle passion et quel succès) à délivrer la raison humaine du joug pesant des dogmes, et c’est pourquoi depuis lors toute réaction religieuse en France s’annonce par un nouvel écrasement posthume de Voltaire et de ses compagnons d’armes.

En ces moments où le mouvement de l’évolution, comme l’oscillation régulière d’un balancier, ramène les esprits vers les croyances et les institutions ébranlées, la littérature change de rôle. Force neutre et flexible, qu’on peut ployer en tous les sens, elle est aussi bonne ouvrière de restauration que de démolition. Avec Chateaubriand, Lamartine, les adeptes du romantisme commençant, elle a été pour la théologie une auxiliaire d’autant plus efficace qu’elle était moins sermonneuse et plus mondaine ; elle a ramené les indifférents et les tièdes aux offices par le charme de sa parole d’or ; elle a ravivé le sentiment d’angoisse et de mélancolie que l’homme éprouve devant l’énigme de sa destinée, devant la mort qui l’engloutit avec toutes ses ambitions ; elle a poétisé les ruines couronnées de lierre des vieux cloîtres écroulés, la mystérieuse pénombre des cathédrales, la voix lointaine des cloches éveillant même en l’homme qui ne croit plus les souvenirs de sa pieuse enfance ; elle a dit et redit les aspirations inassouvies de l’âme humaine vers l’infini de l’espace et du temps. Il y a eu ainsi dans la France de ce temps-là une renaissance littéraire et artistique du catholicisme.

L’Eglise catholique pourrait par suite répéter du corps des écrivains ce que Corneille disait de Richelieu :

Il m’a fait trop de bien pour en dire du mal ;
Il m’a fait trop de mal pour en dire du bien.

Mais si, suivant les temps, les lettres ont desservi ou servi la religion, si tour à tour elles ont raillé dans Tartufe l’hypocrisie dévote et dans M. Homais l’incrédulité niaise, on peut se demander, en considérant la série des siècles, ce qui l’emporte en somme de leurs effets destructeurs ou réparateurs.

Question difficile, à laquelle il est peut-être nécessaire de répondre par un subtil distinguo. Il semble que la littérature désagrège lentement en la religion ce qu’elle a de dogmatique et d’impératif, ce qui en est comme la charpente osseuse. Il semble en même temps qu’elle dégage et rende de plus en plus visible ce qui en est l’âme, l’essence, je veux dire le sentiment religieux qu’éveille soit notre ignorance de l’origine et de la fin des êtres, soit le contraste de notre existence éphémère et de notre faiblesse avec la perfection et l’éternité que nous rêvons.

Les plus croyants des écrivains ont contribué sans le vouloir à élargir, à humaniser, même à laïciser la religion, à la dépouiller de son caractère de chose intangible et surnaturelle. Pascal, continuateur en cela de Calvin et des protestants, sécularisa la théologie, c’est-à-dire livra aux discussions des profanes les dogmes arrachés à l’ombre du sanctuaire. Fénelon a mérité qu’on dit à propos de lui et de ses pareils : « Épaississez-nous donc un peu la religion qui s’évapore à force d’être subtilisée. » Chateaubriand a « romancé » le christianisme et l’a fleuri de fleurs parfois artificielles. A plus forte raison, des écrivains, indifférents ou hostiles, ont-ils introduit soit des tendances soit des idées hérétiques. Le théâtre et le roman ont singulièrement ébranlé le crédit de la morale ascétique, et les auteurs dramatiques, traités par Nicole d’empoisonneurs d’âme et maudits par Rousseau avec une égale âpreté, ont fait éclore en bien des cœurs les premiers germes de rébellion à l’égard des préceptes du catéchisme. La littérature, sans être aussi redoutable pour les dogmes que la science l’a toujours été par sa ferme volonté de ne rien admettre qui ne soit prouvé, est devenue, elle aussi, dangereuse pour eux, à mesure qu’elle a été pénétrée de l’esprit scientifique ; l’histoire, la philologie, la philosophie, armées de méthodes sévères, ont critiqué les faits, les textes, les conceptions qui s’offraient à leurs regards aigus dans les livres dits sacrés, et nul n’ignore l’abatis qui s’en est suivi de légendes et d’erreurs données comme des vérités révélées. Le libre examen s’est ainsi peu à peu propagé, et les laïques, les profanes, réclamant le droit de dire toute leur pensée, ont fait lentement prévaloir cette grande idée de tolérance qui est le contrepied du pouvoir absolu que l’Église s’arrogeait jadis sur les intelligences. La littérature a certainement contribué pour une large part à cet effritement de l’autorité dans le domaine spirituel, et l’Église s’en est bien rendu compte. Ce n’est pas sans motif qu’après avoir protégé les lettres dans les siècles où elles végétaient, dociles comme des enfants, dans la tranquillité close des, monastères, elle les a poursuivies de son hostilité, combattues, condamnées, une fois que, douées par l’imprimerie d’une force inouïe d’expansion, elles se sont lancées hardiment à travers le vaste monde et ont appelé aux joies et aux luttes de la pensée les élites d’abord et les foules ensuite. L’opposition acharnée qu’elle a faite au développement de l’instruction populaire prouverait, à elle seule, la défiance et peut être la rancune qu’elle nourrit contre la vertu émancipatrice contenue dans les œuvres littéraires, du moment qu’elles se dérobent à sa tutelle et se proclament libres de toucher à ces grands sujets qui étaient jadis, au dire de La Bruyère, interdits à un homme né chrétien et français.

§ 5. — Il me paraît superflu d’insister plus longuement sur la liaison des phénomènes littéraires et des phénomènes religieux ; mais je voudrais encore résumer les principales opérations qu’elle commande à l’historien d’une littérature.

Il faut suivre en chaque époque l’histoire de l’Église, noter si son influence allait croissant ou décroissant, dans quelles limites elle était contenue, et si elle a rencontré un de ces points d’arrêt qui se trouvent d’ordinaire pour toute puissance au lendemain d’un triomphe et d’un excès de prétentions.

Il faut relever le caractère spécial qu’a revêtu alors le catholicisme ; quelle secte, quel ordre y dominait ; quel saint, quel grand homme du passé y était pris pour modèle ; quelle face du dogme y était exposée en plein jour et quelle laissée dans l’ombre ; si la première place y était donnée à l’Ancien ou au Nouveau Testament ; s’il s’adressait de préférence au peuple ou bien à telle ou telle classe privilégiée ; s’il voulait parler à la raison, au cœur, à l’imagination, aux sens ; quels étaient les ; sujets de controverse où il se complaisait, etc. Il faut regarder de près l’organisation de l’Église ; savoir si elle fut gallicane ou ultramontaine ; en quel sens le pape la poussa ; quels furent ses rapports avec l’État, sa richesse, ses moyens d’action ; quelle part elle eut dans l’éducation de la jeunesse en général et des écrivains du temps en particulier.

Il faut soumettre à une enquête analogue chacune des sectes qui ont alors existé, et tracer ce que j’appellerai l’aire religieuse de l’époque ; j’entends l’espace compris entre les points extrêmes atteints par la foi et par l’incrédulité. Ces limites se déplacent incessamment d’une génération à une autre ; tel qui fut rangé parmi les mécréants peut, vingt ans après, sans avoir changé d’opinion, se trouver classé dans le gros des demi-croyants  ; de l’aile gauche il a passé au centre sans avoir fait un mouvement.

Ce qu’il importerait surtout de connaître, c’est l’importance relative des différents groupes. La statistique en est, je l’avoue, fort difficile à dresser dans la plupart des cas. Même de nos jours, pour les cultes reconnus par l’État, catholiques, réformés, israélites, les chiffres recueillis par les recensements officiels sont sujets à caution, et quand il s’agit de supputer en un moment donné le nombre des diverses variétés de libres-penseurs, la difficulté devient à peu près insurmontable. Il faut bon gré mal gré se contenter d’approximations, et il en est de même lorsqu’on veut se rendre compte des sympathies plus ou moins déclarées que les hommes de certains temps ont eues pour des religions anciennes ou lointaines. Il est pourtant nécessaire et intéressant de savoir que, par exemple, lors de la Renaissance, il y a eu un réveil du paganisme dont on trouverait la trace dans l’œuvre de Ronsard et de bien d’autres : qu’au dix-huitième siècle les surates du Coran ou les maximes de Confucius, témoin les écrits de Montesquieu, de Voltaire, du marquis d’Argens, ont eu parmi les philosophes une sorte de popularité ; que dans notre siècle le bouddhisme, preuve en soit la poésie de Leconte de Lisle ou de Jean Lahor, a rencontré en France des amis et presque des fidèles.

La littérature reflète toujours ces fluctuations des opinions religieuses, et les sujets traités, les tendances, le ton, le style des œuvres littéraires en portent la marque ineffaçable.