(1862) Portraits littéraires. Tome II (nouv. éd.) « M. Joubert »
/ 2261
(1862) Portraits littéraires. Tome II (nouv. éd.) « M. Joubert »

M. Joubert158

Bien que les Pensées de l’homme remarquable, dont le nom apparaît dans la critique pour la première fois, ne soient imprimées que pour l’œil de l’amitié, et non publiées ni mises en vente, elles sont destinées, ce me semble, à voir tellement s’élargir le cercle des amis, que le public finira par y entrer. Parlons donc de ce volume que solennise d’abord au frontispice le nom de M. de Chateaubriand éditeur, parlons-en comme s’il était déjà public : trop heureux si nous hâtions ce moment et si nous provoquions une seconde édition accessible à la juste curiosité de tous lecteurs !

Et qu’est-ce donc que M. Joubert ? Quel est cet inconnu tout d’un coup ressuscité et dévoilé par l’amitié, quatorze ans après sa mort ? Qu’a-t-il fait ? Quel a été son rôle ? A-t-il eu un rôle ?  — La réponse à ces diverses questions tient peut-être à des considérations littéraires plus générales qu’on ne croit.

M. Joubert a été l’ami le plus intime de M. de Fontanes et aussi de M. de Chateaubriand. Il avait de l’un et de l’autre ; nous le trouvons un lien de plus entre eux : il achève le groupe. L’attention se reporte aujourd’hui sur M. de Fontanes, et M. Joubert en doit prendre sa part. Les écrivains illustres, les grands poëtes, n’existent guère sans qu’il y ait autour d’eux de ces hommes plutôt encore essentiels que secondaires, grands dans leur incomplet, les égaux au dedans par la pensée de ceux qu’ils aiment, qu’ils servent, et qui sont rois par l’art. De loin ou même de près, on les perd aisément de vue ; au sein de cette gloire voisine, unique et qu’on dirait isolée, ils s’éclipsent, ils disparaissent à jamais, si cette gloire dans sa piété ne détache un rayon distinct et ne le dirige sur l’ami qu’elle absorbe. C’est ce rayon du génie et de l’amitié qui vient de tomber au front de M. Joubert et qui nous le montre.

M. Joubert de son vivant n’a jamais écrit d’ouvrage, ou du moins rien achevé : « Pas encore, disait-il quand on le pressait de produire, pas encore, il me faut une longue paix. » La paix était venue, ce semble, et alors il disait : « Le Ciel n’avait donné de la force à mon esprit que pour un temps, et le temps est passé. » Ainsi, pour lui, pas de milieu : il n’était pas temps encore, ou il n’était déjà plus temps. Singulier génie toujours en suspens et en peine, qui se peint en ces mots : « Le Ciel n’a mis dans mon intelligence que des rayons, et ne m’a donné pour éloquence que de beaux mots. Je n’ai de force que pour m’élever, et pour vertu qu’une certaine incorruptibilité. » Il disait encore, en se rendant compte de lui-même et de son incapacité à produire : « Je ne puis faire bien qu’avec lenteur et avec une extrême fatigue. Derrière la force de beaucoup de gens il y a de la faiblesse. Derrière ma faiblesse il y a de la force ; la faiblesse est dans l’instrument. » Mais s’il n’écrivait pas de livres, il lisait tous ceux des autres, il causait sans fin de ses jugements, de ses impressions : ce n’était pas un goût simplement délicat et pur que le sien, un goût correctif et négatif de Quintilius et de Patru ; c’était une pensée hardie, provocante, un essor. Imaginez un Diderot qui avait de la pureté antique et de la chasteté pythagoricienne, un Platon à cœur de La Fontaine, a dit M. de Chateaubriand.

« Inspirez, mais n’écrivez pas », dit Le Brun aux femmes. — « C’est, ajoute M. Joubert, ce qu’il faudrait dire aux professeurs (aux professeurs de ce temps-là)  ; mais ils veulent écrire et ne pas ressembler aux Muses. » Eh bien ! lui, il suivait son conseil, il ressemblait aux Muses. Il était le public de ses amis, l’orchestre, le chef du chœur qui écoute et qui frappe la mesure.

Il n’y a plus de public aujourd’hui, il n’y a plus d’orchestre ; les vrais M. Joubert sont dispersés, déplacés ; ils écrivent. Il n’y a plus de Muses, il n’y a plus de juges, tout le monde est dans l’arène. Aujourd’hui toi, demain moi. Je te siffle ou je t’applaudis, je te loue ou je te raille : à charge de revanche ! Vous êtes orfèvre, monsieur Josse. — Tant mieux, dira-t-on, on est jugé par ses pairs. — En littérature, je ne suis pas tout à fait de cet avis constitutionnel, je ne crois pas absolument au jury des seuls confrères, ou soi-disant tels, en matière de goût. L’alliance offensive et défensive de tous les gens de lettres, la société en commandite de tous les talents, idéal que certaines gens poursuivent, ne me paraîtrait pas même un immense progrès, ni précisément le triomphe de la saine critique.

Sérieusement, la plaie littéraire de ce temps, la ruine de l’ancien bon goût (en attendant le nouveau), c’est que tout le monde écrit et a la prétention d’écrire autant et mieux que personne. Au lieu d’avoir affaire à des esprits libres, dégagés, attentifs, qui s’intéressent, qui inspirent, qui contiennent, que rencontre-t-on ? des esprits tout envahis d’eux-mêmes, de leurs prétentions rivales, de leurs intérêts d’amour-propre, et, pour le dire d’un mot, des esprits trop souvent perdus de tous ces vices les plus hideux de tous que la littérature seule engendre dans ses régions basses. J’y ai souvent pensé, et j’aime à me poser cette question quand je lis quelque littérateur plus ou moins en renom aujourd’hui : « Qu’eût-il fait sous Louis XIV ? qu’eût-il fait au xviiie  siècle ? » J’ose avouer que, pour un grand nombre, le résultat de mon plus sérieux examen, c’est que ces hommes-là, en d’autres temps, n’auraient pas écrit du tout. Tel qui nous inonde de publications spécieuses à la longue, de peintures assez en vogue, et qui ne sont pas détestables, ma foi ! aurait été commis à la gabelle sous quelque intendant de Normandie, ou aurait servi de poignet laborieux à Pussort. Tel qui se pose en critique fringant et de grand ton, en juge irréfragable de la fine fleur de poésie, se serait élevé pour toute littérature (car celui-là eût été littérateur, je le crois bien) à raconter dans le Mercure galant ce qui se serait dit en voyage au dessert des princes. Un honnête homme, né pour l’Almanach du Commerce, qui aura griffonné jusque-là à grand’peine quelques pages de statistique, s’emparera d’emblée du premier poème épique qui aura paru, et, s’il est en verve, déclarera gravement que l’auteur vient de renouveler la face et d’inventer la forme de la poésie française. Je regrette toujours, en voyant quelques-uns de ces jeunes écrivains à moustache, qui, vers trente ans, à force de se creuser le cerveau, passent du tempérament athlétique au nerveux, les beaux et braves colonels que cela aurait faits hier encore sous l’Empire. En un mot, ce ne sont en littérature aujourd’hui que vocations factices, inquiètes et surexcitées, qui usurpent et font loi. L’élite des connaisseurs n’existe plus, en ce sens que chacun de ceux qui la formeraient est isolé et ne sait où trouver l’oreille de son semblable pour y jeter son mot. Et quand ils sauraient se rencontrer, les délicats, ce qui serait fort agréable pour eux, qu’en résulterait-il pour tous ? car, par le bruit, qui se fait, entendrait-on leur demi-mot ; et, s’ils élevaient la voix, les voudrait-on reconnaître ? Voilà quelques-unes de nos plaies. Au temps de M. Joubert, il n’en était pas encore ainsi. Déjà sans doute les choses se gâtaient : « Des esprits rudes, remarque-t-il, pourvus de robustes organes, sont entrés tout à coup dans la littérature, et ce sont eux qui en pèsent les fleurs. » La controverse, il le remarque aussi, devenait hideuse dans les journaux ; mais l’aménité n’avait pas fui de partout, et il y avait toujours les belles-lettres. Lui qui avait besoin, pour déployer ses ailes, qu’il fit beau dans la société autour de lui, il trouvait à sa portée d’heureux espaces ; et j’aime à le considérer comme le type le plus élevé de ces connaisseurs encore répandus alors dans un monde qu’ils charmaient, comme le plus original de ces gens de goût finissants, et parmi ces conseillers et ces juges comme le plus inspirateur.

La classe libre d’intelligences actives et vacantes qui se sont succédé dans la société française à côté de la littérature qu’elles soutenaient, qu’elles encadraient, et que, jusqu’à un certain point, elles formaient ; cette dynastie flottante d’esprits délicats et vifs aujourd’hui perdus, qui à leur manière ont régné, mais dont le propre est de ne pas laisser de nom, se résume très-bien pour nous dans un homme et peut s’appeler M. Joubert.

Ainsi, de même que M. de Fontanes a été véritablement le dernier des poëtes classiques, M. Joubert aurait été le dernier de ces membres associés, mais non moins essentiels, de l’ancienne littérature, de ces écoutants écoutés, qui, au premier rang du cercle, y donnaient souvent le ton. Ces deux rôles, en effet, se tenaient naturellement, et devaient finir ensemble.

Mais, pour ne pas trop prêter notre idée générale, et, comme on dit aujourd’hui, notre formule, à celui qui a été surtout plein de liberté et de vie, prenons l’homme d’un peu plus près et suivons-le dans ses caprices mêmes ; car nul ne fut moins régulier, plus hardi d’élan et plus excentrique de rayons, que cet excellent homme de goût.

La vie de M. Joubert compte moins par les faits que par les idées. Joseph Joubert était né le 6 mai 1754, à Montignac en Périgord. Ses amis le croyaient souvent et le disaient né à Brive, cette patrie du cardinal Dubois : Montignac ou Brive, il aurait dû naître plutôt à Scillonte ou dans quelque bourg voisin de Sunium. Il fit ses études, et très-rapidement, dans sa ville natale. Après avoir, de là, redoublé et professé même quelque temps aux Doctrinaires de Toulouse, il vint jeune et libre à Paris, y connut presque d’abord Fontanes dès les années 1779, 1780 ; une pièce de vers qu’il avait lue, un article de journal qu’il avait écrit, amenèrent entre eux la première rencontre qui fut aussitôt l’intimité : il avait alors vingt-cinq ans, à peu près trois ans de plus que son ami. Sa jeunesse dut être celle d’alors : « Mon âme habite un lieu par où les passions ont passé, et je les ai toutes connues », nous dit-il plus tard ; et encore : « Le temps que je perdais autrefois dans les plaisirs, je le perds aujourd’hui dans les souffrances. » Les idées philosophiques l’entraînèrent très-loin : à l’âge du retour, il disait : « Mes découvertes (et chacun a les siennes) m’ont ramené aux préjugés. » Ce qu’on appelle aujourd’hui le panthéisme était très-familier, on a lieu de le croire, à cette jeunesse de M. Joubert ; il l’embrassait dans toute sa profondeur, et, je dirai, dans sa plus séduisante beauté : sans avoir besoin de le poursuivre sur les nuages de l’Allemagne, son imagination antique le concevait naturellement revêtu de tout ce premier brillant que lui donna la Grèce : « Je n’aime la philosophie et surtout la métaphysique, ni quadrupède, ni bipède : je la veux ailée et chantante. »

En littérature, les enthousiasmes, les passions, les jugements de M. Joubert le marquaient entre les esprits de son siècle et en vont faire un critique à part. Nous en avons une première preuve tout à fait précise par une correspondance de Fontanes avec lui. Fontanes, alors en Angleterre (fin de 1785), et y voyant le grand monde, cherche à ramener son ami à des admirations plus modérées sur les modèles d’outre-Manche : on s’occupait alors en effet de Richardson et même de Shakspeare à Londres beaucoup moins qu’à Paris : « Encore un coup, lui écrit Fontanes, la patrie de l’imagination est celle où vous êtes né. Pour Dieu, ne calomniez point la France à qui vous pouvez faire tant d’honneur. » Et il l’engage à choisir dorénavant dans Shakspeare, mais à, relire toute Athalie. M. Joubert, à cette époque, suivait avec ardeur ce mouvement aventureux d’innovation que prêchaient Le Tourneur par ses préfaces, Mercier par ses brochures. Il était de cette jeunesse délirante contre qui La Harpe fulminait. Il avait chargé Fontanes de prendre je ne sais quelle information sur le nombre d’éditions et de traductions, à Londres, du Paysan perverti, et son ami lui répondait : « Assurez hardiment que le conte des quarante éditions du Paysan perverti est du même genre que celui des armées innombrables qui sortaient de Thèbes aux cent portes… Les deux romans français dont on me parle sans cesse, c’est Gil Blas et Marianne, et surtout du premier. » M. Joubert avait peine à accepter cela. Il se débarrassa vite pourtant de ce qui n’était pas digne de lui dans ce premier enthousiasme de la jeunesse ; cette boue des Mercier et des Rétif ne lui passa jamais le talon : il réalisa de bonne heure cette haute pensée : « Dans le tempéré, et dans tout ce qui est inférieur, on dépend malgré soi des temps où l’on vit, et, malgré qu’on en ait, on parle comme tous ses contemporains. Mais dans le beau et le sublime, et dans tout ce qui y participe en quelque sorte que ce soit, on sort des temps, on ne dépend d’aucun, et, dans quelque siècle qu’on vive, on peut être parfait, seulement avec plus de peine en certains temps que dans d’autres. » Il devint un admirable juge du style et du goût français, mais avec des hauteurs du côté de l’antique qui dominaient et déroutaient un peu les perspectives les plus rapprochées de son siècle.

Bien avant De Maistre et ses exagérations sublimes, il disait de Voltaire :

« Voltaire a, comme le singe, les mouvements charmants et les traits hideux. »

« Voltaire avait l’âme d’un singe et l’esprit d’un ange. »

« Voltaire est l’esprit le plus débauché, et ce qu’il y a de pire, c’est qu’on se débauche avec lui. »

« Il y a toujours dans Voltaire, au bout d’une habile main, un laid visage. »

« Voltaire connut la clarté, et se joua dans la lumière, mais pour l’éparpiller et en briser tous les rayons comme un méchant. »

Je ne me lasserais pas de citer ; et pour le style, pour la poésie de Voltaire, il n’est pas plus dupe que pour le caractère de sa philosophie :

« Voltaire entre souvent dans la poésie, mais il en sort aussitôt ; cet esprit impatient et remuant ne peut pas s’y fixer, ni même s’y arrêter un peu de temps. »

« Il y a une sorte de netteté et de franchise de style qui tient à l’humeur et au tempérament ; comme la franchise au caractère.

« On peut l’aimer, mais on ne doit pas l’exiger.

« Voltaire l’avait, les anciens ne l’avaient pas. »

Le style de son temps, du xviiie  siècle, ne lui paraît pas l’unique dans la vraie beauté française :

« Aujourd’hui le style a plus de fermeté, mais il a moins de grâce ; on s’exprime plus nettement et moins agréablement ; on articule trop distinctement, pour ainsi dire. »

Il se souvient du xvie , du xviie  siècle et de la Grèce ; il ajoute avec un sentiment attique des idiotismes :

« Il y a, dans la langue française, de petits mots dont presque personne ne sait rien faire. »

Ce Gil Blas, que Fontanes lui citait, n’était son fait qu’à demi :

« On peut dire des romans de Le Sage, qu’ils ont l’air d’avoir été écrits dans un café, par un joueur de dominos, en sortant de la comédie. »

Il disait de La Harpe : « La facilité et l’abondance avec lesquelles La Harpe parle le langage de la critique lui donnent l’air habile, mais il l’est peu. »

Il disait d’Anacharsis  : « Anacharsis donne l’idée d’un beau livre et ne l’est pas. »

Maintenant on voit, ce me semble, apparaître, se dresser dans sa hauteur et son peu d’alignement cette rare et originale nature. Il portait dans la critique non écrite, mais parlée, à cette fin du xviiie  siècle, quelque chose de l’école première d’Athènes ; l’abbé Arnaud ne lui suffisait pas et lui semblait malgré tout son esprit et son savoir en contre-sens perpétuel avec les anciens. Que n’a-t-il rencontré André Chénier, ce jeune Grec contemporain ? Comme ils se seraient vite entendus dans un même culte, dans le sentiment de la forme chérie ! Mais M. Joubert était bien autrement platonicien de tendance et idéaliste :

« C’est surtout dans la spiritualité des idées que consiste la poésie. »

« La lyre est en quelque manière un instrument ailé. »

« La poésie à laquelle Socrate disait que les Dieux l’avaient averti de s’appliquer, doit être cultivée dans la captivité, dans les infirmités, dans la vieillesse.

« C’est celle-là qui est les délices des mourants. »

« Dieu, ne pouvant pas départir la vérité aux Grecs, leur donna la poésie. »

« Qu’est-ce donc que la poésie ? Je n’en sais rien en ce moment ; mais je soutiens qu’il se trouve dans tous les mots employés par le vrai poëte, pour les yeux un certain phosphore, pour le goût un certain nectar, pour l’attention une ambroisie qui n’est point dans les autres mots. »

« Les beaux vers sont ceux qui s’exhalent comme des sons ou des parfums. »

« Il y a des vers qui, par leur caractère, semblent appartenir au règne minéral ; ils ont de la ductilité et de l’éclat.

« D’autres au règne végétal ; ils ont de la sève. « D’autres enfin appartiennent au règne animal ou animé, et ils ont de la vie.

« Les plus beaux sont ceux qui ont de l’âme ; ils appartiennent aux trois règnes, mais à la Muse encore plus. »

C’est le sentiment de cette Muse qui lui inspirait ces jugements d’une concision ornée, laquelle fait, selon lui, la beauté unique du style :

« Racine : — son élégance est parfaite ; mais elle n’est pas suprême comme celle de Virgile. »

« Notre véritable Homère, l’Homère des Français, qui le croirait ? c’est La Fontaine. »

« Le talent de J.-B. Rousseau remplit l’intervalle qui se trouve entre La Motte et le vrai poëte. » Quelle place immense, et d’autant plus petite ! ironie charmante !

Et la poésie, la beauté sous toutes les formes, il la sentait :

« Naturellement, l’âme se chante à elle-même tout ce qui est beau ou tout ce qui semble tel.

« Elle ne se le chante pas toujours avec des vers ou des paroles mesurées, mais avec des expressions et des images où il y a un certain sens, un certain sentiment, une certaine forme et une certaine couleur qui ont une certaine harmonie l’une avec l’autre et chacune en soi. »

Par l’attitude de sa pensée, il me fait l’effet d’une colonne antique, solitaire, jetée dans le moderne, et qui n’a jamais eu son temple.

Vieux et blanchissant, il se comparait avec grâce à un peuplier : « Je ressemble à un peuplier ; cet arbre a toujours l’air d’être jeune, même quand il est vieux. » Albaque populus.

M. Joubert, jeune encore en 89, vit arriver la Révolution française avec des espérances vastes comme son amour des hommes. Il persista longtemps à ne l’envisager que par son côté profitable à l’avenir, et, à travers tout, régénérateur. Lié avec le conventionnel Lakanal, il eut moyen d’être de bon conseil pour les choses de l’instruction publique le lendemain des jours de terreur et de ruine. Ses idées en philosophie sociale ne se modifièrent que par un contre-coup assez éloigné de ce moment : au sortir du 9 thermidor, il paraît avoir cru encore aux ressources du gouvernement par (ou avec) le grand nombre : il écrivait à Fontanes, qui, caché durant quelques mois, reparaissait au grand jour : « Je vous vois où vous êtes avec grand plaisir. Le temps permet aux gens de bien de vivre partout où ils veulent. La terre et le ciel sont changés. Heureux ceux qui, toujours les mêmes, sont sortis purs de tant de crimes et sains de tant d’affreux périls ! Vive à jamais la liberté ! » Noble soupir de délivrance qui s’exhale d’une poitrine généreuse longtemps oppressée ! Le chapitre si remarquable de ses Pensées, intitulé Politique, nous le montre revenu à l’autre pôle, c’est-à-dire à l’école monarchique, à l’école de ceux qu’il appelle les sages : « Liberté ! liberté ! s’écriait-il alors comme pour réprimander son premier cri ; en toutes choses point de liberté ; mais en toutes choses justice, et ce sera assez de liberté. » Il disait : « Un des plus sûrs moyens de tuer un arbre est de le déchausser et d’en faire voir les racines. Il en est de même des institutions ; celles qu’on veut conserver, il ne faut pas trop en désenterrer l’origine. Tout commencement est petit » Je dirai encore cette magnifique pensée qui, dans son anachronisme, ressemble à quelque post-scriptum retrouvé d’un traité de Platon ou à quelque sentence dorée de Pythagore : « La multitude aime la multitude ou la pluralité dans le gouvernement. Les sages y aiment l’unité.

« Mais, pour plaire aux sages et pour avoir la perfection, il faut que l’unité ait pour limites celles de sa juste étendue, que ses limites viennent d’elle ; ils la veulent éminente pleine, semblable à un disque et non pas semblable à un point. »

En songeant à ses erreurs, à ce qu’il croyait tel, il ne s’irritait pas ; sa bienveillance pour l’humanité n’avait pas souffert : « Philanthropie et repentir, c’est ma devise. »

Trompé par une ressemblance de nom, nous avons d’abord cru et dit que, comme administrateur du département de la Seine, il contribua à la formation des Écoles centrales  ; nous avions sous les yeux un discours qu’un M. Joubert prononça à une rentrée solennelle de ces écoles en l’an V : ce n’était pas le nôtre. La seule fonction publique de M. Joubert durant la Révolution consista à être juge de paix à Monugnac où ses compatriotes l’avaient rappelé ; il y resta deux ans, de 90 à 92 ; puis il revint à Paris et se maria. Nous le suivons d’assez près dans les années suivantes par de charmantes lettres à Fontanes, son plus vieil ami, qu’il retrouvait, après la séparation de la Terreur, avec la vivacité d’une reconnaissance :

« Je mêlerai volontiers mes pensées avec les vôtres, lorsque nous pourrons converser ; mais, pour vous rien écrire qui ait le sens commun, c’est à quoi vous ne devez aucunement vous attendre. J’aime le papier blanc plus que jamais, et je ne veux plus me donner la peine d’exprimer avec soin que des choses dignes d’être écrites sur de la soie ou sur l’airain. Je suis ménager de mon encre ; mais je parle tant que l’on veut. Je me suis prescrit cependant deux ou trois petites rêveries dont la continuité m’épuise. Vous verrez que quelque beau jour j’expirerai au milieu d’une belle phrase et plein d’une belle pensée. Cela est d’autant plus probable, que depuis quelque temps je ne travaille à exprimer que des choses inexprimables. »

Comme ceci est tout à fait inédit et pourra s’ajouter heureusement à une réimpression des Pensées, je ne crains pas de transcrire : c’est un régal que de telles pages. M. Joubert continue de s’analyser lui-même avec une sorte de délices qui sent son voisin bordelais du xvie  siècle, le discoureur des Essais  :

« Je m’occupais ces jours derniers à imaginer nettement comment était fait mon cerveau. Voici comment je le conçois : il est sûrement composé de la substance la plus pure et a de hauts enfoncements ; mais ils ne sont pas tous égaux. Il n’est point du tout propre à toutes sortes d’idées ; il ne l’est point aux longs travaux.

« Si la mœlle en est exquise, l’enveloppe n’en est pas forte. La quantité en est petite, et ses ligaments l’ont uni aux plus mauvais muscles du monde. Cela me rend le goût très-difficile et la fatigue insupportable. Cela me rend en même temps opiniâtre dans le travail, car je ne puis me reposer que quand j’atteins ce qui m’échappe. Mon âme chasse aux papillons, et cette chasse me tuera. Je ne puis ni rester oisif, ni suffire à mes mouvements. Il en résulte (pour me juger en beau) que je ne suis propre qu’à la perfection. Du moins elle me dédommage lorsque je puis y parvenir, et, d’ailleurs, elle me repose en m’interdisant une foule d’entreprises ; car peu d’ouvrages et de matières sont susceptibles de l’admettre. La perfection m’est analogue, car elle exige la lenteur autant que la vivacité. Elle permet qu’on recommence et rend les pauses nécessaires. Je veux, vous dis-je, être parfait. Il n’y a que cela qui me siée et qui puisse me contenter. Je vais donc me faire une sphère un peu céleste et fort paisible, où tout me plaise et me rappelle, et de qui la capacité ainsi que la température se trouve exactement conforme à la nature et l’étendue de mon pauvre petit cerveau. Je prétends ne plus rien écrire que dans l’idiome de ce lieu. J’y veux donner à mes pensées plus de pureté que d’éclat, sans pourtant bannir les couleurs, car mon esprit en est ami. Quant à ce que l’on nomme force, vigueur, nerf, énergie, élan, je prétends ne plus m’en servir que pour monter dans mon étoile. C’est là que je résiderai quand je voudrai prendre mon vol ; et lorsque j’en redescendrai, pour converser avec les hommes pied à pied et de gré à gré, je ne prendrai jamais la peine de savoir ce que je dirai ; comme je fais en ce moment où je vous souhaite le bonjour. »

Il y a sans doute quelque chose de fantasque, d’un peu bizarre si l’on veut, dans tout cela : M. Joubert est un humoriste en sourire. Mais même lorsqu’il y a quelque affectation chez lui (et il n’en est pas exempt), il n’a que celle qui ne déplaît pas parce qu’elle est sincère, que lui-même définit comme tenant plus aux mots, tandis que la prétention, au contraire, tient à la vanité de l’écrivain : « Par l’une l’auteur semble dire seulement au lecteur : Je veux être clair, ou je veux être exact, et alors il ne déplaît pas ; mais quelquefois il semble dire aussi : Je veux briller, et alors on le siffle. »

Marié depuis juin 93, retiré de temps en temps à Villeneuve-sur-Yonne, il y conviait son ami et la famille de son ami ; il voudrait avoir à leur offrir, dit-il, une cabane au pied d’un arbre, et il ne trouve de disponible qu’une chaumière au pied d’un mur. Il parle là-dessus avec un frais sentiment du paysage, avec un tour et une coupe dans les moindres détails, qui fait ressembler sa phrase familière à quelque billet de Cicéron :

« Cette chaumière au pied d’un mur est une maison de curé au pied d’un pont. Vous y auriez notre rivière sous les yeux, notre plaine devant vos pas, nos vignobles en perspective, et un bon quart de notre ciel sur votre tête. Cela est assez attrayant.

« Une cour, un petit jardin dont la porte ouvre sur la campagne ; des voisins qu’on ne voit jamais, toute une ville à l’autre bord, des bateaux entre les deux rives, et un isolement commode ; tout cela est d’assez grand prix, mais aussi vous le payeriez : le site vaut mieux que le lieu. »

Lorsque, revenu de sa proscription de Fructidor, Fontanes fut réinstallé en France, nous retrouvons M. Joubert en correspondance avec lui. Il le console, en sage tendre, de la mort d’un jeune enfant :

« Ces êtres d’un jour ne doivent pas être pleures longuement comme des hommes ; mais les larmes qu’ils font couler sont amères. Je le sens, quand je songe surtout que votre malheur peut, à chaque instant, devenir le mien. Je vous remercie d’y avoir songé. Je ne doute pas qu’en cas pareil vous ne fussiez prêt à partager mes sentiments comme je partage les vôtres. Les consolations sont un secours qu’on se prête et dont tôt ou tard chaque homme a besoin à son tour. »

Il revient de là à sa difficulté d’écrire, à ses ennuis, à sa santé, à se peindre lui-même selon ce faible aimable et qu’on lui pardonne ; car, si occupé qu’il soit de lui, il a toujours un coin à loger les autres  : c’est l’esprit et le cœur le plus hospitaliers. Il se récite donc en détail à son ami ; il se plaint de son esprit qui le maîtrise par accès, qui le surmène : madame Victorine de Chastenay disait, en effet, de lui qu’il avait l’air d’une âme qui a rencontré par hasard un corps, et qui s’en tire comme elle peut. Mais aussi il désarçonne parfois cette âme, cet esprit, ce cavalier intraitable, et alors il vit des mois entiers en bête (il nous l’assure), sans penser, couché sur sa litière : « Vous voyez, poursuit-il, que mon existence ne ressemble pas tout à fait à la béatitude et aux ravissements où vous me supposez plongé. J’en ai quelquefois cependant ; et si mes pensées s’inscrivaient toutes seules sur les arbres que je rencontre, à proportion qu’elles se forment et que je passe, vous trouveriez, en venant les déchiffrer dans ce pays-ci après ma mort, que je vécus par-ci par-là plus Platon que Platon lui-même : Platone platonior. »

Une de ces pensées, par exemple, qui s’inscrivaient toutes seules sur les arbres, sur quelque vieux tronc bien chenu, tandis qu’il se promenait par les bois un livre à la main, la voulez-vous savoir ? la voici ; elle lui échappe à la fin de cette même lettre :

« Il me reste à vous dire sur les livres et sur les styles une chose que j’ai toujours oubliée : achetez et lisez les livres faits par les vieillards qui ont su y mettre l’originalité de leur caractère et de leur âge. J’en connais quatre ou cinq où cela est fort remarquable. D’abord le vieil Homère, mais je ne parle pas de lui. Je ne dis rien non plus du vieil Eschyle : vous les connaissez amplement en leur qualité de poètes. Mais procurez-vous un peu Vairon, Maculphi Formulæ (ce Marculphe était un vieux moine, comme il le dit dans sa préface dont vous pourrez vous contenter)  ; Cornaro, de la Vie sobre. J’en connais, je crois, encore un ou deux, mais je n’ai pas le temps de m’en souvenir. Feuilletez ceux que je vous nomme, et vous me direz si vous ne découvrez pas visiblement, dans leurs mots et dans leurs pensées, des esprits verts, quoique ridés, des voix sonores et cassées, l’autorité des cheveux blancs, enfin des têtes de vieillards. Les amateurs de tableaux en mettent toujours dans leurs cabinets ; il faut qu’un connaisseur en livres en mette dans sa bibliothèque. »  — Que vous en semble ? Montaigne dirait-il mieux ? Vraie pensée de Socrate touchée à la Rembrandt !

M. Joubert est un esprit délicat avec des pointes fréquentes vers le sublime ; car, selon lui, « les esprits délicats sont tous des esprits nés sublimes, qui n’ont pas pu prendre l’essor, parce que, ou des organes trop faibles, ou une santé trop variée, ou de trop molles habitudes, ont retenu leurs élans. » Charmante et consolante explication ! Quelle délicatesse il met à ennoblir les délicats ! Il s’y pique d’honneur. Ainsi la qualité du cavalier est bien la même, ce n’est que le cheval qui a manqué.

L’année 1800 lui amena un de ces cavaliers au complet pour ami. M. de Chateaubriand arriva d’Angleterre ; il y avait d’avance connu M. Joubert par les récits passionnés de Fontanes ; une grande liaison commença. Les illustres Mémoires ont déjà fixé en traits d’immortelle jeunesse cette petite et admirable société d’alors, soit au village de Savigny, soit dans la rue Neuve-du-Luxembourg, Fontanes, M. Joubert, M. de Bonald, M. Molé, cette brillante et courte union d’un moment à l’entrée du siècle, avant les systèmes produits, les renommées engagées, les emplois publics, tout ce qui sépare ; cette conversation d’élite, les soirs, autour de madame de Beaumont, de madame de Vintimille : « Hélas ! se disait-on quelquefois en sortant, ces femmes-là sont les dernières ; elles emporteront leur secret. »

M. Joubert n’eut d’autres fonctions, sous l’Empire, que dans l’instruction publique, inspecteur, puis conseiller de l’Université par l’amitié de M. de Fontanes. Il continua de lire, de rêver, de causer, de marcher, bâton en main, aimant mieux dans tous les temps faire dix lieues qu’écrire dix lignes ; de promener et d’ajourner l’œuvre, étant de ceux qui sèment, et qui ne bâtissent ni ne fondent : « Quand je luis, je me consomme. »  — « J’avais besoin de l’âge pour apprendre ce que je voulais savoir, et j’aurais besoin de la jeunesse pour bien dire ce que je sais. » Au milieu de ces plaintes, sa jeunesse d’imagination rayonnait toujours sur de longues perspectives :

De la paix et de l’espérance
Il a toujours les yeux sereins,

disait de lui Fontanes en chantant sa bienvenue à Courbevoie. Les idées religieuses prenaient sur cet esprit élevé plus d’empire de jour en jour. Au sein de l’orthodoxie la plus fervente, il portait de singuliers restes de ses anciennes audaces philosophiques. A propos de ce beau chapitre de la Religion, qui est de la volée de Pascal, M. de Chateaubriand a remarqué que jamais pensées n’ont excité de plus grands doutes jusqu’au sein de la foi. Je renvoie au livre ; ceux qui en seront avides et dignes sauront bien se le procurer ; ils forceront d’ailleurs par leur clameur à ce qu’on le leur donne : il est impossible que de tels élixirs d’âme restent scellés. Il a dit de ce siècle-ci, bien avant tant de déclamations et de redites, et avec le plus sublime accent de l’humilité pénétrée qui a foi en la miséricorde :

« Dieu a égard aux siècles. Il pardonne aux uns leurs grossièretés, aux autres leurs raffinements. Mal connu par ceux-là, méconnu par ceux-ci, il met à notre décharge, dans ses balances équitables, les superstitions et les incrédulités des époques où nous vivons.

« Nous vivons dans un temps malade ; il le voit. Notre intelligence est blessée ; il nous pardonnera, si nous lui donnons tout entier ce qui peut nous rester de sain. »

Il comprenait la piété, le plus beau et le plus délié de tous les sentiments, comme on a vu qu’il entendait la poésie ; il y voyait des harmonies touchantes avec le dernier âge de la vie : « Il n’y a d’heureux par la vieillesse que le vieux prêtre et ceux qui lui ressemblent. » Il s’élevait et cheminait dans ce bonheur en avançant ; la vieillesse lui apparaissait comme purifiée du corps et voisine des Dieux. Il entendait plus distinctement cette voix de la Sagesse, qui, comme une voix céleste, n’est d’aucun sexe, cette voix, à lui familière, des Fénelon et des Platon. « La Sagesse, c’est le repos dans la lumière ! »

Mais, comme critique littéraire, il en faut tirer encore certains mots qui s’ajouteraient bien au chapitre des Ouvrages de l’Esprit de La Bruyère, et dont quelques-uns vont droit à nos travers d’aujourd’hui :

« Pour bien écrire, il faut une facilité naturelle et une difficulté acquise. »

« Il est des mots amis de la mémoire  ; ce sont ceux-là qu’il faut employer. La plupart mettent leurs soins à écrire de telle sorte, qu’on les lise sans obstacle et sans difficulté, et qu’on ne puisse en aucune manière se souvenir de ce qu’ils ont dit ; leurs phrases amusent la voix, l’oreille, l’attention même, et ne laissent rien après elles ; elles flattent, elles passent comme un son qui sort d’un papier qu’on a feuilleté. » Ceci s’adresse en arrière à l’école de La Harpe, au Voltaire délayé, et, en général, le péril n’est pas aujourd’hui de tomber dans ce coulant.

Voici qui nous touche de plus près : « Avant d’employer un beau mot, faites-lui une place. » Avec la quantité de beaux mots qu’on empile, sait-on encore le prix de ces places-là ?

« L’ordre littéraire et poétique tient à la succession naturelle et libre des mouvements ; il faut qu’il y ait entre les parties d’un ouvrage de l’harmonie et des rapports, que tout s’y tienne et que rien ne soit cloué. » Maintenant, dans la plupart des ouvrages, les parties ne se tiennent guère ; en revanche (je parle des meilleurs), ce ne sont que clous martelés et rivés, à tête d’or.

A nos poëtes lyriques ou épiques, il semble dire : « On n’aime plus que l’esprit colossal. »

A tel qui violente la langue et qui est pourtant un maître :

« Nous devons reconnaître pour maîtres des mots ceux qui savent en abuser, et ceux qui savent en user ; mais ceux-ci sont les rois des langues, et ceux-là en sont les tyrans. »  — Oui, tyrans ! nos Phalarîs ne font-ils pas mugir les pensées dans les mots façonnés et fondus en taureaux d’airain ?

A tel romancier qui réussit une fois sur cent, je dirai avec lui : « Il ne faut pas seulement qu’un ouvrage soit bon, mais qu’il soit fait par un bon auteur. »

A tel critique hérissé et coupe-jarret, à tel autre aisément fatrassier et sans grâce : « Des belles-lettres. Où n’est pas l’agrément et quelque sérénité, là ne sont plus les belles-lettres.

« Quelque aménité doit se trouver même dans la critique ; si elle en manque absolument, elle n’est plus littéraire… Où il n’y a aucune délicatesse, il n’y a point de littérature. »

A aucune en particulier, mais à toutes en général, ce qui ne peut, certes, blesser personne, dans ce sexe plus ou moins émancipé : « Il est un besoin d’admirer, ordinaire à certaines femmes dans les siècles lettrés, et qui est une altération du besoin d’aimer. »

Et ces pensées qui semblent dater de ce matin, étaient écrites il y a quinze ans au moins, avant 1824, époque où mourait M. Joubert, âgé d’environ soixante-dix ans159.

Je n’aurais pas fini de sitôt, si j’extrayais tout ce qui, chez lui, s’attache au souvenir et vous suit. Combien de vues fines et profondes sur les anciens, sur leur genre de beauté, leur modération décente ! « On parle de leur imagination : c’est de leur goût qu’il faut parler ; lui seul réglait toutes leurs opérations, appliquant leur discernement à ce qui est beau et convenable.

« Leurs philosophes même n’étaient que de beaux écrivains dont le goût était plus austère. »

Paul-Louis Courier les jugeait ainsi. Et sur les formes particulières des styles, sur Cicéron qu’on croit circonspect et presque timide, et qui, par l’expression, est le plus téméraire peut-être des écrivains, sur son éloquence claire, mais qui sort à gros bouillons et cascades quand il le faut  ; sur Platon, qui se perd dans le vide, mais tellement qu’on voit le jeu de ses ailes, qu’on en entend le bruit  ; sur Platon encore et Xénophon, et les autres écrivains de l’école de Socrate, qui ont, dans la phrase, les circuits et les évolutions du vol des oiseaux, qui bâtissent véritablement des labyrinthes, mais des labyrinthes en l’air, M. Joubert est inépuisable de vues et perpétuel d’images. Cicéron surtout lui revient souvent, comme Voltaire ; il le comprend par tous les aspects et le juge, car lui-même est un homme de par-delà, plus antique de goût : « La facilité est opposée au sublime. Voyez Cicéron, rien ne lui manque que l’obstacle et le saut. »

« Il y a mille manières d’apprêter et d’assaisonner la parole : Cicéron les aimait toutes. »

« Cicéron est dans la philosophie une espèce de lune ; sa doctrine a une lumière fort douce, mais d’emprunt : cette lumière est toute grecque. Le Romain l’a donc adoucie et affaiblie. »

Mais je m’aperçois que je me rengage. — Nul livre, en résumé, ne couronnerait mieux que celui de M. Joubert cette série française, ouverte aux Maximes de La Rochefoucauld, continuée par Pascal, La Bruyère, Vauvenargues, et qui se rejoint, par cent retours, à Montaigne.

Il suffisait, nous disent ceux qui ont eu le bonheur de le connaître, d’avoir rencontré et entendu une fois M. Joubert, pour qu’il demeurât à jamais gravé dans l’esprit : il suffît maintenant pour cela, en ouvrant son volume au hasard, d’avoir lu. Sur quantité de points qui reviennent sans cesse, sur bien des thèmes éternels, on ne saurait dire mieux ni plus singulièrement que lui : « Il n’y a pas, pense-t-il, de musique plus agréable que les variations des airs connus. » Or, ses variations, à lui, mériteraient bien souvent d’être retenues comme définitives. Sa pensée a la forme comme le fond, elle fait-image et apophthegme. Espérons, à tant de titres, qu’elle aura cours désormais, qu’elle entrera en échange habituel chez les meilleurs, et enfin qu’il vérifiera à nos yeux sa propre parole : « Quelques mots dignes de mémoire peuvent suffire pour illustrer un grand esprit160. »

 1er Décembre 1838.