Benjamin Constant. Son cours de politique constitutionnelle, ou collection de ses
divers écrits et brochures avec une introduction et des notes,
par M. Laboulaye63
Il y a à distinguer deux choses dans cette réimpression qu’un savant professeur du Collège de France a dirigée et entourée de commentaires : premièrement, la réimpression même, qui est bonne en soi, qui remet sous les yeux des lecteurs studieux plusieurs écrits politiques, autrefois en vogue, sortis depuis longtemps de la circulation, et dont quelques-uns étaient difficiles à retrouver ; et, de plus, il y a l’esprit dans lequel ils sont reproduits, la pensée de résurrection qu’on y apporte et qui est à discuter.
M. Laboulaye, l’estimable introducteur et commentateur, qui se plaît à retrouver dans ces écrits ses principes et sa propre doctrine, est un homme de l’école américaine, à prendre le mot dans le meilleur sens ; il est sincèrement d’avis que la liberté en tout, le laisser dire, le laisser faire, le laisser passer, est chose efficace et salutaire ; qu’en matière de religion, d’enseignement, de presse, d’industrie et de commerce, en tout, la liberté la plus entière amènerait les résultats en définitive les meilleurs, et que le bien l’emporterait sur le mal ; il pense que cela est également vrai chez toute nation civilisée et à tous les moments. Cette doctrine libérale, au sens le plus étendu du mot, Benjamin Constant la professa, du moins dans la presque totalité de ses écrits, et c’est ce qui fait de lui le publiciste par excellence aux yeux de M. Laboulaye. Cette doctrine suppose un grand fonds de confiance dans la nature humaine. En religion, par exemple, M. Laboulaye ne paraît pas douter que si la liberté la plus entière d’association et de propagande était laissée à toutes les communions, à toutes les sectes anciennes ou nouvelles, ce serait la doctrine chrétienne, évangélique et noblement spiritualiste des Channing, des Vinet, des Tocqueville, qui l’emporterait en fin de compte et qui prendrait le dessus : et ainsi du reste, dans toutes les branches de l’activité humaine. Le mieux surnagerait, et non pas même à la longue, mais presque aussitôt. Cette doctrine est en tout l’opposé de celle de l’État. Il y a longtemps que je la connais, et dans sa formule la plus absolue. Pour les Daunou, pour les Tracy, tout gouvernement était un mal ; la question ainsi posée, il s’agissait pour la société de subir le moindre mal possible, et pour cela, d’avoir le moins de gouvernement possible, le plus de décentralisation et de dissémination de pouvoir à tous les degrés, et, à chaque pas, des barrières et des garanties contre les gouvernants. Je ne discute pas, j’expose. Si l’on avait à discuter, il y aurait à démontrer par les faits et par l’expérience que l’homme n’est pas si essentiellement raisonnable, que la société n’est pas une œuvre si naturelle, si facile, et où tout marche nécessairement de soi, qu’elle a été une création plus artificielle que ne l’imaginent des publicistes trop confiants, et que ce qui a été si pénible à construire et à élever n’est sans doute pas si simple à entretenir, tellement qu’il suffise de laisser faire et dire à tous les membres d’une nation tout ce qu’ils croient le mieux, pour que tout aille et tourne au mieux effectivement. En un mot, sans faire injure à aucune entre les différentes formes d’institutions existantes, je crois à des hommes et à des génies gouvernants, et j’estime que, dans toutes les variétés de vocations et de capacités humaines, c’est celle-ci qui tient le premier rang.
Mais il s’agit aujourd’hui de Benjamin Constant, et de savoir si, en remettant en lumière ses écrits, c’est bien une résurrection qu’aura opérée M. Laboulaye, ou simplement une exhumation curieuse et en partie utile. Selon moi, il a extrêmement simplifié sa tâche, dans son Introduction, en ne prenant chez Benjamin Constant que l’homme public, et en n’envisageant dans cet homme public que les doctrines et les théories64. Il est ainsi arrivé à des jugements sur son auteur qui ne sont point d’une parfaite exactitude : il nous dira, par exemple, que ses écrits n’ont rien perdu aujourd’hui de leur fraîcheur, tandis que cette fraîcheur, ils ne l’eurent pas même en naissant. Il parle de son unité de principes, ce qui lui a été le plus contesté. Il regrette que nous n’ayons pas sa jeunesse et sa foi : — la jeunesse et la foi de Benjamin Constant ! Il dit qu’il avait l’esprit de gouvernement, et c’est ce qu’il y aurait à prouver. M. Laboulaye aurait pu faire quelque chose de plus utile encore que ce qu’il a fait, c’eût été de montrer l’homme complet en Benjamin Constant, de nous expliquer en quoi il avait de belles lumières et de grandes faiblesses ; en quoi il faillit ou varia même dans la défense des idées justes ; comment il manqua toujours d’autorité et d’une certaine considération qui ne suit pas toujours la popularité ; quelles circonstances indépendantes de sa volonté, et quels incidents (il y a toujours des incidents) reculèrent l’application de ses théories générales et absolues. Cela eût été plus profitable, plus pratique, mais aussi d’une analyse plus délicate et plus difficile, que de venir nous proposer ce publiciste distingué, tout simplement comme le parfait professeur de toutes les vérités politiques, comme le promulgateur et le prophète complet des institutions futures.
Je n’ai nulle envie de diminuer un esprit éminent, ni de dénigrer un homme dont le caractère, malgré ses fragilités fréquentes, laissait voir au fond l’humanité et même la débonnaireté. Mais l’esquisse que j’aurais à tracer de lui donnerait une toute autre impression que l’idéal proposé par M. Laboulaye, et qui est fait pour étonner les contemporains survivants du célèbre publiciste. Je suis tenté de répéter ici ce que je dis souvent, quand je vois toutes les inventions qu’on fait après coup des hommes que nous avons le mieux connus : « Il faut attendre que nous soyons morts pour nous faire avaler cela. »
I.
Benjamin Constant, arrivant de Suisse à Paris, en 1795, à l’âge de vingt-huit ans, pour s’y lancer dans le mouvement politique, était un beau grand jeune homme, d’un blond hardi, muscadin, à l’air candide, mais au dedans très avancé, très désabusé, et qui était allé de bonne heure au fond de tout. On a eu par lui, dans des lettres adressées à une amie, toutes ses confidences de jeunesse, et le dernier mot de son cœur et de ses sentiments en ces belles années. On en sait aujourd’hui sur son compte autant que sur celui de Chateaubriand, et par des témoignages écrits de sa main. Tout bien considéré, et jusque dans cette petite Cour de Brunswick, où il servit en qualité de gentilhomme attaché à monseigneur le duc régnant, il était pour la Révolution française : « Le genre humain, écrivait-il en 1790, est né sot et mené par des fripons, c’est la règle ; mais, entre fripons et fripons, je donne ma voix aux Mirabeau et aux Barnave plutôt qu’aux Sartine et aux Breteuil… » Voilà le point de départ du futur tribun, ne l’oublions jamais. Il eut horreur de 93, et, à son arrivée à Paris, il se lia avec les Talliénistes et les républicains le plus en vue à ce moment, avec Riouffe, Louvet, Chénier, Daunou. Il tâtonna bien un peu d’abord. Il écrivit dans un journal (les 6, 7 et 8 messidor, an III, si je ne me trompe) trois articles ou lettres un peu réactionnaires contre l’idée qu’avait la Convention de se continuer et de garder un pied dans le gouvernement qui succédait. On a révoqué en doute l’existence de ces lettres : elles valurent pourtant à l’auteur, dans le premier moment, un succès de mode, de salon, et les félicitations même d’une députation d’écrivains, parlant au nom du parti ultra-thermidorien, et qui, le croyant des leurs, l’invitaient à coopérer au rétablissement de la royauté :
« Cette invitation, disait-il, me fit sauter en l’air. Je rentrai chez moi, maudissant les salons, les femmes, les journalistes, et tout ce qui ne voulait pas la République à la vie et à la mort. Je ne savais pas alors qu’il n’y avait au fond de républicain en France que moi et ceux qui craignaient que la royauté ne les fit pendre. »
Pour réparer son tort, il se hâta de se réfuter en composant pour Louvet un discours en sens opposé, et que celui-ci prononça à la tribune peu après, mais qui ne réussit pas. L’auteur véritable assistait dans un coin à la séance, et il put entendre dire à tout le monde que jamais Louvet n’avait si mal parlé. Cette mésaventure de son premier discours politique dans la bouche de Louvet l’amusait plus tard à raconter. Il aimait à se moquer de lui-même.
Le charme ou l’influence de Mme de Staël le tenait dès lors tout entier, et décida de la ligne qu’il suivit. Il a tracé de ce salon célèbre et de sa confusion première un piquant tableau :
« Le salon de Mme de Staël se trouvait alors peuplé, disait-il, de quatre à cinq tribus différentes : des membres du gouvernement présent, dont elle cherchait à conquérir la confiance ; de quelques échappés du gouvernement passé, dont l’aspect déplaisait à leurs successeurs ; de tous les nobles rentrés, qu’elle était à la fois flattée et fâchée de recevoir ; des écrivains qui, depuis le 9 thermidor, avaient repris de l’influence, et du Corps diplomatique, qui était aux pieds du Comité de Salut public en conspirant contre lui. »
« Au milieu des conversations, des actes, des intrigues de ces différentes peuplades, ma naïveté républicaine se trouvait fort embarrassée. Quand je causais avec le parti républicain qui était victorieux, je l’entendais dire qu’il fallait couper la tête aux anarchistes et fusiller les émigrés, à peu près sans jugement. Quand je me rapprochais du petit nombre de terroristes déguisés qui avaient survécu, j’entendais dire qu’il fallait exterminer le nouveau gouvernement, les émigrés et les étrangers ; quand je me laissais séduire par les opinions modérées et doucereuses des écrivains qui prêchaient le retour à la morale et à la justice, on m’insinuait à la deuxième phrase que la France ne pouvait se passer d’un roi, chose qui me choquait singulièrement. Je ne savais donc trop que faire de mon enthousiasme pour la République. »
On n’est pas plus spirituel. C’est ce ton ironique et si habituel à Benjamin Constant, dont il n’y a pas trace dans les deux volumes donnés par M. Laboulaye et dont rien ne nous avertit, qui constitue, par son absence, une sorte d’infidélité, une inexactitude morale profonde. Le savant éditeur et commentateur a trouvé moyen de nous rendre la plupart des écrits et de ne pas nous montrer l’homme.
Benjamin Constant, quoi qu’il en dît, savait très bien où placer cet enthousiasme que, d’ailleurs, dès ce temps-là, il n’avait plus du tout et qu’il n’avait même jamais eu ; mais il possédait des lumières, de l’activité, des talents à produire, il avait des préférences libérales (je ne le conteste pas) ; il jugea que ce gouvernement du Directoire était bon à appuyer ; il s’y rallia publiquement ; il le défendit par des brochures, par des discours dans des cercles politiques, avant et après le 18 fructidor : preuve que Benjamin Constant, n’en déplaise à son commentateur, admettait très bien qu’il y a des moments et des cas où, à la rigueur, les principes absolus doivent fléchir devant la nécessité et le salut de l’État.
Avant le 18 fructidor, dans sa brochure des Réactions politiques, il a tracé des journaux et des journalistes du temps un portrait si peu flatté, que ce n’est pas à nous, journalistes, de le citer ici65 ; on ne manqua pas de le lui rappeler plus d’une fois, sous la Restauration, lorsqu’il demandait la popularité à ces mêmes journaux et qu’il plaidait pour l’entière liberté de la presse :
« L’orateur qui descend de la tribune, disait-il à la Chambre des députés, le 9 février 1822, en répondant à M. Bazire, a jugé convenable, pour me mettre en opposition avec moi-même, de vous lire un assez long passage extrait d’un livre que j’ai publié il y a longtemps. Dans ce livre, j’exprimais mon opinion, et cette opinion est encore la mienne, sur la puissance tantôt dangereuse, tantôt salutaire, des journaux. Je disais, ce que je pense aujourd’hui comme alors, que les journaux écrits sans modération, sans justice, sans loyauté, peuvent occasionner de grands maux. Mais je prierai le préopinant de déclarer si, dans cet ouvrage, médité par lui avec l’intention d’employer contre moi mes propres paroles, il y a un seul mot qui tende à proposer, ou seulement à excuser la censure. Au contraire, Messieurs, c’est aux écrivains que je m’adressais. Je désirais que la vérité seule combattît l’erreur, sûr que j’étais que la vérité triompherait par sa propre force. Je désirais que tous ceux qui partageaient les opinions que je professais alors… »
Il y eut à ces mots, que je professais alors, une interruption et des rires bruyants du côté droit. Benjamin Constant s’en empara, pour y répondre en orateur, habile et faire une profession de foi libérale, et d’un libéralisme qui ne s’enchaînait pas à telle ou telle forme de gouvernement. Mais, sans demander la censure en 1797, il admettait et tolérait bien davantage, puisqu’il amnistiait et absolvait les mesures de fructidor contre ces mêmes journalistes, et que dans un discours au Cercle constitutionnel, quelques mois après, il s’écriait, en les désignant du geste et en se retournant vers eux, alors absents et pour la plupart proscrits ou déportés :
« Pensaient-ils donc que notre aveuglement serait tel que nous ne démêlerions pas la cause de tant de maux ; que notre impatience se dirigerait contre le Gouvernement dont la marche entravée pouvait être quelquefois irrégulière, et se détournerait des hommes qui nécessitaient cette irrégularité ? Ils se trompaient dans leurs calculs. Les républicains n’ont pas pris le change : si quelques droits précieux ont été passagèrement suspendus, si quelques formes ont été violées, si quelques parties de la liberté ont été froissées, nous en accusons le royalisme ; c’est lui qui nous a poussés dans ces défilés où le danger semblait motiver l’oubli momentané de la loi. Ce danger n’existe plus. S’il se renouvelle, notre conduite sera la même… »
Je cherche inutilement ce discours du 9 ventôse an VI dans le recueil de M. Laboulaye. Mon intention, en tout ceci, n’est pas d’opposer Benjamin Constant à lui-même ; j’admets qu’il a suivi en général, à travers ses ondulations, une ligne assez conséquente aux principes et aux sentiments qu’il apporta dès le premier jour dans la vie publique. Il me suffit de montrer à M. Laboulaye que les plus libéraux eux-mêmes peuvent, à certain jour, être forcés de reconnaître, dès qu’ils touchent et tiennent à un gouvernement, qu’il y a des nécessités politiques auxquelles il n’est pas donné d’échapper. En un mot, la politique n’est pas une géométrie qui s’applique, c’est une médecine ou une hygiène qui se pratique.
Benjamin Constant était tout à fait, après le 18 fructidor, dans l’esprit et le sens du Directoire. Si ce régime s’était affermi, il allait le servir, y prendre son rang ; il devenait un homme de gouvernement, et ce rôle d’opposition perpétuelle, qui fit en quelque sorte partie de son caractère, n’était plus le sien. M. de Talleyrand, ministre des Affaires étrangères, écrivait le 1er brumaire an VI (22 octobre 1797), au général Bonaparte encore en Italie, une lettre toute à sa louange. Il avait été question précédemment d’envoyer en Italie Sieyès pour y organiser la politique, pour y constituer sur de meilleures bases la République cisalpine et celle de Gênes. Sieyès ne venant pas, Bonaparte demandait au Gouvernement « une Commission de publicistes pour organiser l’Italie libre. » C’est là-dessus que M. de Talleyrand proposait Benjamin Constant, à défaut de Sieyès :
« Vous paraissez désirer, Citoyen général, qu’on vous envoie quelques hommes distingués, soit publicistes, soit philosophes, qui, amis sincères de la liberté, puissent, par les résultats de leurs méditations et par leurs conceptions républicaines, vous seconder dans les moyens de hâter et de combiner fortement l’organisation des Républiques italiques. Je sais que le nom de Benjamin Constant s’est présenté à votre idée ; j’ai pensé que vous trouveriez bien que je vous fisse connaître l’opinion des hommes faits pour en avoir une ; la voici : c’est aussi la mienne. Benjamin Constant est un homme à peu près de votre âge, passionné pour la liberté, d’un esprit et d’un talent en première ligne ; il a marqué par un petit nombre d’ouvrages écrits d’un style énergique et brillant, pleins d’observations fines et profondes ; son caractère est ferme et modéré ; républicain inébranlable et libéral. Lorsque ce talent à la fois jeune et en pleine maturité s’est annoncé ici avec un si grand éclat, on a cherché à l’écarter en disant que c’était un étranger : le fait est faux ; c’est un Français rendu à la France par le décret philosophique qui réintègre les descendants des protestants réfugiés. Mais, après tout, ce prétexte, qui a fourni quelques armes à la jalouse médiocrité, ou plutôt à la mauvaise foi, pour les cas où il s’agit de la France et de ses intérêts secrets, devient ici sans application possible, puisqu’il est question d’une organisation étrangère. En résultat, je verrais avec un extrême plaisir qu’il fût désigné par vous, et je ne crains pas de vous garantir que, sous tous les rapports, vous en serez parfaitement satisfait. Veuillez me faire connaître là-dessus votre opinion, et ce sera chose faite.
Le départ du général en chef de l’armée d’Italie coupa court à cette proposition. — Lorsque, dix-huit ans après, Napoléon, à son retour de l’île d’Elbe, fit appeler Benjamin Constant aux Tuileries (14 avril 1815) et le désigna pour dresser et rédiger l’Acte additionnel, il semble vraiment n’avoir fait que renouer cette relation ancienne, en être tout d’un coup revenu en idée à ce Benjamin Constant antérieur, et avoir mis à néant et en complet oubli quatorze années d’hostilité déclarée et de guerre. Napoléon n’a ni colère ni rancune ; il prend les hommes pour ce qu’ils sont, selon leur utilité réelle et leur aptitude à la chose présente, selon qu’ils peuvent se prêter et servir à son dessein du moment.
Mais on le voit, Benjamin Constant, à ce début de sa vie politique, n’était pas nécessairement un opposant ; il ne l’était pas au Directoire, après le coup d’État de fructidor : pourquoi le fut-il au Consulat après le 18 brumaire ?
Il répondrait, s’il était là présent (car il eut plus d’une fois à répondre à des interpellations pareilles), que s’il se crut en droit de servir le Directoire avant comme après fructidor, c’est qu’il s’était fait une maxime, qu’il s’était posé une règle dès l’entrée de sa carrière, à savoir de s’attacher non au meilleur des gouvernements, mais à celui qui offrait des garanties, des moyens d’amélioration, et de se rallier à tout régime où il y avait espoir, sinon de faire prévaloir tous les principes, du moins d’en introduire et d’en appliquer quelques-uns :
« En attendant ce qui est bon, disait-il, j’adopterai ce qui est moins mauvais. »
Quoiqu’il puisse paraître singulier qu’en vertu de cette maxime il ait été amené à préférer le Directoire expirant à l’ère consulaire qui s’inaugurait, je ne le chicanerai pas là-dessus. Il entrait dans ce rôle de libéral pur dont il n’est plus sorti, et ce n’est pas nous qui lui reprocherions sa légère inconséquence des Cent-Jours, si ç’avait été une inconséquence : elle serait patriotique du moins et généreuse d’intention. Mais ce qui me frappe chez lui, à le bien voir et à le regarder sous le masque, ce qui est caractéristique et à noter, c’est l’influence qu’eurent les femmes sur sa conduite politique. L’astre de Mme de Staël décida absolument du parti qu’il prit à l’époque du Consulat et dans les années suivantes : il vivait dans son cercle et se mouvait dans son tourbillon. Cette influence cessant, une autre qui y succéda passagèrement, celle de Mme Récamier, décida de sa conduite au 19 mars 1815 ; et c’est pour plaire à cette beauté, amie des Bourbons, pour ne pas être éclipsé en zèle royaliste et antibonapartiste auprès d’elle, pour ne pas voir un rival, le guerroyant comte de Forbin, avec son sabre, obtenir un plus gracieux sourire que lui avec sa plume, qu’il se hâta d’écrire ce fameux article du Journal des Débats, et de le faire dans des termes tels qu’il était le seul peut-être de son parti qui ne put se rallier le lendemain à Napoléon, même par les meilleurs et les plus nobles motifs de résipiscence, sans s’exposer à une contradiction flagrante et à un échec moral irréparable.
En effet, cet article du 19 mars 1815, si l’on s’en souvient, où il se déchaînait en style d’émigré contre Bonaparte, Attila et le Gengiskhan moderne, se terminait par une profession de foi, et cette profession de foi elle-même se couronnait par un serment que personne ne lui demandait et qu’il proférait devant tous, la main étendue et comme à la face du Ciel : « … Je n’irai pas, misérable transfuge, me traîner d’un pouvoir à l’autre, couvrir l’infamie par le sophisme, et balbutier des mots profanes pour racheter une vie honteuse. » Quand Lamennais s’écria dans un moment solennel :
« Je vous ferai voir ce que c’est qu’un prêtre », et qu’ensuite il donna à cet engagement si éclatant le démenti qu’on sait, il eut beau faire désormais, être un grand écrivain, et plus grand même que par le passé, un homme sincère, désintéressé, un cœur dévoré de l’amour des hommes : il se déconsidéra.
De même Benjamin Constant, après cet engagement public et formel, contracté gratuitement et de gaieté de cœur pour plaire à une coquette, enfreint et violé par lui (très raisonnablement d’ailleurs) à un mois d’intervalle, n’en resta pas moins un homme éclairé, un publiciste éloquent, et, je l’admets tout à fait, un citoyen animé de l’amour du bien public, mais il avait porté un coup mortel à sa considération.
Un personnage politique n’est pas exempt de passions assurément ; il peut les avoir toutes, et rester un grand homme d’État. Mais si une de ces passions, telle que la faiblesse pour les femmes, agit essentiellement sur sa conduite publique, il ressemble à un général qui modifierait son plan de campagne par égard pour sa belle ; il aime quelque chose de plus que son métier ; il n’est pas respectable, il n’est pas grand. Généraux d’armée ou chefs de parti, tous les Antoines qui changent de manœuvre au milieu de l’action pour suivre la galère d’une Cléopâtre se font mépriser.
J’insiste parce que le faible (un des faibles du moins) de Benjamin Constant est là. Sa grande faute en 1815, cet article exalté du 19 mars, ce fut une femme, Mme Récamier, qui le lui fit faire ; et quand plus tard il dut s’excuser devant les royalistes accusateurs de s’être rallié à Napoléon, il eut à donner de bien bonnes raisons sans doute, les principes supérieurs aux hommes, la nation avant tout, la France à la veille d’une invasion, la nécessité alors pour tous les patriotes de se rallier à un grand général en présence de l’étranger ; mais par malheur, une autre femme (Mme de Staël), à la suite de laquelle il avait fui la France quelques années auparavant, était cause qu’il avait écrit cette autre phrase également exaltée et si antifrançaise, datée en effet de Hanovre ou du quartier général de Bernadotte, le 31 décembre 1813 : « Les flammes de Moscou ont été l’aurore de la liberté du monde.66 » Malheureuse pensée ! malheureuse phrase, et qui lui ôtait presque le droit d’alléguer, dix-huit mois après, son patriotisme pour excuse ! Quand on a imprudemment allumé de tels phares aux sommets opposés du détroit dans les crises et les périls de sa vie publique, on ne peut espérer ensuite de passer pour un homme qui n’a cessé d’avoir une pensée unique pour boussole.
Il était bien le premier à le sentir, et lorsqu’on 1815 il se trouva lancé dans une voie toute nouvelle et qui se rapportait si peu à ses engagements précédents, au lieu d’agir en tout comme un véritable esprit politique qui, après avoir bien réfléchi et calculé, se détermine et ne bronche plus, il éprouva le besoin de s’appuyer au dehors sur l’opinion de quelqu’un : à cet effet, il choisit le général La Fayette comme une sorte de confident responsable. Au moment où il se rapprochait de Napoléon, il s’effrayait de ce qu’il faisait, il avertissait les adversaires de se méfier, et se mettait en mesure vis-à-vis d’eux en cas d’erreur et d’entraînement. Au sortir des Tuileries, prenant un jour M. de La Fayette à la cantonade, il lui disait : « On ne peut guère, auprès du pouvoir, répondre de soi-même. Souvenez-vous de ce que je vous dis maintenant, surveillez-le (Napoléon), et si jamais il vous paraît marcher au despotisme, ne croyez plus ce que je vous dirai dans la suite. Ne me confiez rien ; agissez sans moi et contre moi-même. » Voilà parler en homme qui se connaît et qui se juge. Il continua, dans toute la durée de cet épisode de sa vie publique, de tout communiquer à M. de La Fayette, à l’homme que, disait-il, il aimait à consulter comme sa conscience. Moralement, c’est presque touchant ; politiquement, c’est misérable. On a sa conscience à soi et pas chez les autres, quand on en a ; on a son jugement après information suffisante, et son indépendance. J’ai connu des philosophes de nos jours qui, dans les temps difficiles, mettaient leur philosophie à l’abri derrière le christianisme de Royer-Collard. J’ai vu, pendant des années, des politiques vacillants et qui n’étaient pas bien sûrs d’avoir une opinion par eux-mêmes, ne jamais faire un pas sans se régler sur M. de Broglie. Benjamin Constant, dans les Cent-Jours, sauvait son libéralisme en le consignant entre les mains de La Fayette. Il y trouvait non-seulement une conscience, mais une caution du côté de la popularité. Il y mettait d’ailleurs, je le crois, plus de sincérité que de tactique et de calcul.
Un jeune écrivain de mérite, et qui en est à recommencer pour son compte une des phases par lesquelles notre génération a passé, s’étonnait l’autre jour que la France fût restée indocile ou infidèle à tant de belles etjustes leçons professées dans un style clair, limpide, par un écrivain doué de « ce bon sens souverain qui commande même au génie. » Nous lui donnons ici une des mille raisons de ce peu de succès. « On a honte, dit M. Lanfrey, d’appartenir à l’espèce humaine, lorsqu’on songe à ce qu’elle fait de l’enseignement de ses plus glorieuses intelligences. » M. Lanfrey s’exagère la gloire de celui dont il parle. Benjamin Constant, en son temps, n’eut point de gloire et n’en méritait point. Il eut de la popularité, ce qui est différent. Ceux qui le connaissaient autrement que pour l’avoir entendu à la tribune ou parlant par la fenêtre, et qui le voyaient de près, le goûtaient pour son esprit infini, et le redoutaient même pour son ironie sarcastique. Je ne sais quoi, à son approche, glaçait l’enthousiasme. Aucun, parmi les hommes célèbres de l’Opposition d’alors, ne donnait plus l’idée d’un personnage usé. Je le vois encore, sur les derniers temps de la Restauration, avec son visage fin, amaigri, de jeune vieillard, ses longs cheveux négligés et pendants, sa taille de peuplier, avec son pas traînant et son attitude délabrée, exhalant de toute sa personne je ne sais quelle senteur de musc qui rappelait l’ancien muscadin ; cherchant dans les salons du général La Fayette (moins remplis alors qu’un ou deux ans plus tard) quelqu’un avec qui causer, et ne le trouvant pas toujours, ou faisant le soir à l’Athénée une lecture déjà cent fois redite et qu’il essayait d’animer ; écrivant pour le Courrier français des séries d’articles qu’on ne lisait plus. Tel il était en réalité, tel il paraissait alors aux hommes de notre génération. On était injuste, je le crois ; on était sévère comme la jeunesse ; on ne raisonnait pas son impression, et l’on ne songeait pas trop à s’expliquer pourquoi, en présence d’une intelligence si éminente, se produisait cette moindre estime. Et cependant, aujourd’hui encore, si l’on avait à juger en dernier ressort Benjamin Constant, il ne serait que naturel et légitime de faire entrer la considération de sa vie privée jusque dans l’examen de sa vie publique, parce que l’une, en effet, influa sur l’autre et y pénétra sans cesse. Qu’un écrivain aimable et romanesque, un Nodier, par exemple, se joue à mille passions, à mille fantaisies et à des excès de tout genre, on le conçoit, on le lui pardonne, on l’en remercie même si son imagination et ses écrits en profitent ; mais si les passions à l’abandon débordent et font irruption dans l’existence d’un homme public, on lui en demande compte.
Je ne fais point un réquisitoire contre Benjamin Constant ; loin de là, j’aurais plutôt du goût pour lui. Je suis prêt à remercier M. Laboulaye de nous avoir rendu plus facile la lecture d’écrits si anciens déjà et en partie oubliés. Mais pourquoi, alors, ne pas nous les rendre tous ? pourquoi n’avoir pas joint au recueil les Lettres de Benjamin Constant sur les Cent-Jours, de tous ses ouvrages politiques celui qui est resté le plus vivant, le seul vivant même, à cause de l’intérêt qui s’attache à des conversations immortelles ? Pourquoi cette exclusion ? Je retourne la phrase connue, et je dis que, dans ce recueil, l’image de César s’entretenant à cœur ouvert avec un héritier des Gracques brille par son absence.
II
Le style et la langue de Benjamin Constant méritent qu’on en parle, ne fût-ce qu’en courant. Il a été l’un de nos littérateurs les plus distingués. Est-ce à dire, comme l’illustre historien de l’Empire l’a écrit à l’occasion de la rédaction de l’Acte additionnel, que sa plume était la meilleure du temps, comme celle de Napoléon était la plus grande ? M. Laboulaye, de son côté, en lui accordant de ne pas être « un méchant écrivain », ne l'a certainement pas flatté ni surfait. Il y aurait à marquer différentes manières dans la langue de Benjamin Constant, s’il était jamais arrivé à une grande manière et à l’ art d’écrire ; mais il n’eut, en définitive, qu’une extrême clarté, beaucoup de rapidité, de finesse, et de l’élégance. Il en était loin au début, et il suffit de parcourir ses premières brochures, pour voir de quel point il est parti. Que l’on ne dise donc jamais qu’il écrivait comme Voltaire, car il commença par un véritable style métaphysique, helvétique, mélange d’abstrait et de concret, et dont Rœderer lui-même se raillait. Ouvrez la brochure des Réactions politiques (1797), on y voit « une tendance de l’esprit humain à englober dans ses regrets tout ce qui entourait ce qu’il regrette » ; on y voit « un mouvement rétrograde qui, se prolongeant au-delà de ses bornes nécessaires, ne laisse enfin pour vestige du changement qu’on voulut opérer, que des débris, des larmes, de l’opprobre et du sang. » Depuis lors, la langue de Benjamin Constant se rompit et se brisa ; elle devint facile, et parut encore plus élégante qu’elle ne l’était. On trouve, jusque dans ses meilleurs écrits, « des germes qui menacent d’une explosion violente, etc. », et autres légères incohérences dont la langue politique ne se fait pas faute. De plus, tout en étant facile et clair, il a trop peu de ces traits vifs qui réveillent. Essayez de vous faire lire à haute voix quelques-unes de ces brochures les plus vantées du Benjamin Constant de la Restauration : c’est effacé ; cela ne marque pas, ne mord pas. Chateaubriand, avec son style de mauvais goût qu’il redouble dans ses brochures politiques, nous aurait déjà réveillés cent fois, stimulés, impatientés : Benjamin Constant, à force de glisser, échappe à l’attention.
Il est besoin de le rapprendre à ceux qui aujourd’hui croient possible de les ressusciter, tous ses écrits sont nés fanés et sans flamme. Ce fameux ouvrage sur la Religion, préparé pendant vingt ans, fît long feu. Ses Mélanges de Littérature, où il y a de jolis morceaux, un surtout sur Julie Talma, n’ont aucune consistance ; on y devine trop l’homme qui un jour, par besoin d’argent et pressé par le libraire, a ramassé dans ses tiroirs, a taillé dans ses vieilles brochures, et a réchauffé tout cela, comme il a pu, par une préface d’orateur. Parlez-moi ô ! Adolphe ! voilà le chef-d’œuvre, mais triste aussi et fané comme son auteur. Cet Adolphe n’eut point de succès quand il parut. Byron, qui habitait les bords du lac de Genève, dans l’été de 1816, écrivait au poète Rogers : J’ai lu l’Adolphe de Benjamin Constant, et sa préface, niant les gens positifs. C’est un ouvrage qui laisse une impression pénible, mais très en harmonie avec l’état où l’on est quand on n’aime plus, état peut-être le plus désagréable qu’il y ait au monde, excepté celui d’être amoureux. Je doute cependant que tous liens de la sorte (comme il les appelle) finissent aussi misérablement que la liaison de son héros et de son héroïne. » C’est là encore la critique à faire du livre ; il est d’une tristesse misérable et d’exception ; Adolphe reste une anecdote particulière, admirablement analysée et racontée, mais le héros n’a pu arriver à être un type. Il n’en est pas moins vrai qu’Adolphe et le Portrait de Julie, cette sœur d’Ellénore, sont deux pastels délicieux et achevés, dans la teinte grise. On trouve dans ce dernier Portrait bien des remarques d’une piquante et spirituelle justesse, telles que celles-ci : « Elle (Julie) ne disait pas souvent des mots isolés qu’on pût retenir et citer, et c’était encore là, selon moi, l’un de ses charmes. Les mots de ce genre, frappants en eux-mêmes, ont l’inconvénient de tuer la conversation ; ce sont, pour ainsi dire, des coups de fusil qu’on tire sur les idées des autres, et qui les abattent. » Benjamin Constant avait de ces comparaisons spirituelles, qui jouent l’imagination : d’imagination proprement dite, il ne faut pas songer à lui en demander. Il en avait cependant assez pour sentir le besoin d’en montrer de temps en temps. Voici une de ses phrases fameuses et du petit nombre de celles qu’on retient ; il parle, dans la préface de son livre sur la Religion, contre le principe moral de l’intérêt bien entendu : « Son effet naturel, dit-il, est de faire que chaque individu soit son propre centre. Or, quand chacun est son propre centre, tous sont isolés. Quand tous sont isolés, il n’y a que de la poussière. Quand l’orage arrive, la poussière est de la fange. » Il a dans le style de ces soubresauts d’imagination et qui ne se soutiennent pas ; cela me fait l’effet des poissons volants et qui, n’étant point faits pour voler, retombent bientôt.
Une idée me poursuit depuis quelque temps. Rapprochons Benjamin Constant de Chateaubriand ; rapprochons-les, non pour faire un vain parallèle, mais pour mieux voir clair dans leurs deux natures. Tous deux politiques incomplets, et malgré les spécieuses constructions de leur libéralisme ou de leur monarchisme selon la Charte, ils ont (regardez-y bien au fond et par-dessous) une couche première essentielle de scepticisme. Ils ont commencé par ne croire à rien du tout : c’est sur ce sable que tout leur édifice public est bâti, et on le sent : il y a des jours où tout remue. En chacun d’eux, il y a deux hommes : celui qui écrit et parle en public, celui qui cause ou s’exhale dans le particulier. Chateaubriand, dans le déshabillé, fait terriblement bon marché de son parti et de ses amis ; Benjamin Constant se raille plutôt des doctrines et de la sottise humaine : leur masque, à tous deux, leur tombe à chaque instant. Je définirai l’un, un sceptique qui avait une haute imagination et le sentiment de l’honneur ; l’autre, un sceptique qui avait des lumières, le sentiment de l’opinion publique et prodigieusement d’esprit ; — trop d’esprit, comme l’autre avait trop d’imagination. Tous deux laissent prendre dans leur vie publique une trop grande part, et trop visible, à l’influence des femmes ; mais Chateaubriand, tout en y cédant, les dévore, et Benjamin Constant, des deux, est le plus entraîné et le plus mené. C’était un homme à passions que Benjamin Constant, et à entraînements de tête (Mme de Staël, Mme Récamier, Mme de Krüdener) ; Chateaubriand avait plutôt des entraînements d’irritation et d’amour-propre. Tous deux sont blasés, et expriment ce fond d’ennui dont ils sont pleins, sous la forme d’un petit livre qui reste leur chef-d’œuvre : mais l’un, grand artiste, ajoute à son ennui la flamme, et l’on a René ; l’autre y met de son ennui et de sa tristesse partout, et l’on a Adolphe, qui, pour les connaisseurs psychologues, ne le cède pourtant point à l’autre, mais qui n’a ni l’action sur le public ni le prestige. Tous deux s’occupent de religion, pour la remettre en honneur et en vogue. Chateaubriand en fait son livre le plus éclatant, qui va redorer de son rayon, pour plus d’un demi-siècle, la grille du sanctuaire et le balustre des autels ; Benjamin Constant, à ses moments perdus, entre la maison de jeu et la tribune, refait et retouche sans cesse un livre plus vrai peut-être, plus religieux et plus philosophique que celui de l’autre ; mais sa poudre est restée trop longtemps en magasin, elle est mouillée ; il n’y a pas, comme pour Le Génie du Christianisme, feu d’artifice et illumination soudaine. Tous deux ont des dettes payées par des rois, et l’homme public chez tous deux est gêné à la fin, et se sent les bras et la langue liés par la reconnaissance67. Tous deux chérissent la popularité et, dans des camps différents, l’ont pour idole. Je crains pourtant que tous deux n’aient méprisé les hommes ; mais ce mépris chez l’un se trahissait par une bile amère et splendide qui ressemblait à de la haine, chez l’autre par une raillerie courante qui ne sortait pas d’un cercle limité ; et quand il n’était plus dans son rôle de grand citoyen, ni dans sa veine de revanche et d’ironie extrême, Benjamin Constant se retrouvait naturel, sincèrement lui-même et bon diable. Je crois que le mot est de Fauriel, son ami.
Cependant, à deux pas de là, dans une nuance d’abord assez peu comprise du parti de l’Opposition, en dehors du libéralisme proprement dit, grandissait chaque jour une figure hautaine, altière, dédaigneuse et grave, un étrange et imposant personnage, s’appuyant à des convictions, presque à des dogmes en politique, et qui, sans se donner aucune peine pour cela, allait gagnant dans le pays en autorité et en prépondérance, — Royer-Collard. Il n’aimait pas Benjamin Constant et l’écrasa plus d’une fois de toute la hauteur de son sourcil. Il y avait entre eux antipathie d’origine et de caractère. La sévérité de Royer-Collard n’était pas juste ; il usait et abusait de ses avantages, accoutumé qu’il était à donner à l’épigramme un tour d’apophthegme, et sûr, quand il le voulait, d’élever l’insolence elle-même jusqu’à la majesté. Benjamin Constant, populaire, mais peu considéré, dut souffrir de cette mésestime hautement témoignée par un homme si considéré qu’il en parut un moment quasi populaire.
Benjamin Constant, un peu avant sa mort, était donc lassé, usé et archi-usé, presque éteint, et il ne se réveillait que par secousses. M. Guizot, dans le portrait qu’il a tracé de lui et que M. Lanfrey trouve d’une sévérité expéditive et sommaire, n’a fait que rendre l’impression du monde d’alors, du cercle des Royer-Collard et des de Broglie68. Benjamin Constant ne put même être nommé de l’Académie française après juillet 1830, après le triomphe de sa cause ! il en souffrit comme d’une humiliation et d’une injure personnelle ; on l’entendit sur son lit de mort, et dans le délire suprême de l’agonie, murmurer ces mots qui ressemblaient à un reproche et à une plainte : « Après douze ans d’une popularité justement acquise, justement méritée !… » La popularité, c’était là son rêve, sa passion dirigeante ; et, selon la belle remarque de Pope, notre passion maîtresse (the ruling passion) persévère, se grave et s’enfonce au cœur en vieillissant ; elle est la dernière à mourir en nous, et revient encore voltiger sur nos lèvres dans le dernier soupir.
Armand Carrel, dans le National du 12 décembre 1830, consacra quelques lignes à la mort de Benjamin Constant ; mais cet article où le journaliste se représente, lui et son parti, comme si pressés par les événements, qu’on n’a pas même le temps de pleurer et de célébrer ses morts, semble trop avoir pour but d’éluder un plus complet éloge. M. Laboulaye n’a loué et ne nous a donné aujourd’hui que le Benjamin de la science constitutionnelle, un publiciste abstrait. L’homme qui pourrait nous parler de M. de Constant, comme il l’appelle, en toute connaissance de cause, avec une entière fidélité et une bienveillance suffisante de souvenirs, et en le replaçant dans son cadre à l’époque de sa meilleure verve de salon, serait M. de Barante.