(1866) Nouveaux lundis. Tome VI « Sismondi. Fragments de son journal et correspondance »
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(1866) Nouveaux lundis. Tome VI « Sismondi. Fragments de son journal et correspondance »

Sismondi.
Fragments de son journal et correspondance4

Lettres inédites à Mme d’Albany5

Revenons aux choses simplement agréables et indifférentes, à ce qui est du ressort de la pure littérature. L’esprit littéraire, dans sa vivacité et sa grâce, consiste à savoir s’intéresser à ce qui plaît dans une délicate lecture, à ce qui est d’ailleurs inutile en soi et qui ne sert à rien dans le sens vulgaire, à ce qui ne passionne pas pour un but prochain et positif, à ce qui n’est que l’ornement, la fleur, la superfluité immortelle et légère de la société et de la vie. L’amour des Lettres, aux âges de belle culture, suppose loisir, curiosité et désintéressement ; il suppose aussi une latitude de goût et même de caprice, une liberté d’aller en tous sens. N’aimer en littérature qu’à s’occuper du présent et du livre du jour, c’est aimer la mode, c’est suivre et courir le succès, ce n’est pas aimer les Lettres elles-mêmes, dont le propre est la perpétuité, la mémoire et la variété dans le souvenir. Critiques, auteurs, si vous n’êtes voués qu’au présent, si vous portez dans les Lettres, sous une forme à peine détournée, de cet esprit actuel et positif, de cette âpreté d’égoïsme qui appartient aux industries diverses, si vous ne supportez pas qu’on revienne de temps en temps à vos devanciers, en vous quittant pour un jour, vous ne méritez pas de lendemain ; vous méritez d’avoir affaire à des neveux qui, ne s’occupant à leur tour que d’eux seuls et de leurs œuvres, vous renverront vite à l’oubli. Sortons quelquefois de nous ; accordons aux autres un peu de ces souvenirs et de ces retours bienveillants dont, demain, nous aurons besoin nous-mêmes.

I.

Sismondi est plus connu de la plupart comme nom que comme homme. L’auteur même est assez peu lu aujourd’hui. On va voir qu’il y a profit à faire connaissance chez lui avec l’homme encore plus qu’avec l’auteur. Une occasion se présente. Le biographe de la comtesse d’Albany, M. Saint-René Taillandier, s’est fait l’éditeur des lettres de Sismondi à cette illustre dame, et il a en même temps retracé, dans une ample et chaleureuse Introduction, le caractère moral de celui qui les a écrites. Il a fort puisé, pour ce travail, dans un volume précédemment publié à Genève (1857), et dans lequel on a recueilli, avec des fragments du Journal intime de Sismondi, une série de lettres confidentielles et cordiales adressées par lui à deux dames de ses amies, l’une italienne, l’autre française, et au célèbre réformateur américain Channing : on y voit le cours de ses sentiments en politique, en religion, en toute chose, le fond même de son âme. Avec Mme d’Albany, tout en étant vrai, il reste plus dans les termes d’homme du monde et de société. Il y a dix-huit ans déjà (1845), M. Mignet, dans une de ces belles Notices dont il enrichit annuellement les fastes de l’Académie dont il est le secrétaire perpétuel, avait modelé, en quelque sorte, la figure de Sismondi et inauguré son buste6. Nous pouvons aujourd’hui, à la faveur de la publication nouvelle, et en nous aidant aussi de celle de Genève, parler à notre tour, et en toute familiarité, de ce personnage excellent, de cet écrivain savant et utile, d’un ami de la France et de l’humanité.

Je dis un ami de la France, et j’insiste sur le mot. Sismondi est né à Genève, il est Italien de race et aussi un peu de tempérament, il ne vient à Paris que tard et en passant ; et pourtant, à travers bien des interpositions et des obstacles, il nous aime : non-seulement il écrit ses ouvrages en français, mais toute la seconde moitié de sa vie sera consacrée à écrire l’Histoire des Français dans la plus copieuse compilation qui ait été faite ; mais dans son premier ouvrage de jeunesse, publié en 1801, et tout entier relatif à l’Italie, il ne se sépare pas de notre nation, de celle à laquelle il avait alors l’honneur d’appartenir ; il dit nous. Ayant vu pour la première fois Paris en 1813, y arrivant avec tout un monde de préventions dans la tête, il les secoue ; il goûte la société et s’y plaît ; comme Mme d’Albany nous en voulait un peu et pour cause, il lui écrit ces paroles qui pourraient si bien s’adresser de tout temps à la plupart de nos ennemis en Europe : « Je sais que jugeant les Parisiens à distance, vous conservez contre eux de la rancune pour les maux qu’ils ont faits et ceux qu’ils ont soufferts. Je regrette que vous ne les voyiez pas d’assez près pour qu’ils vous réconcilient à eux. C’est toujours un profit que d’aimer, et, s’il faut aimer une nation, je ne vois pas laquelle on préférerait aux Français. » Se retrouvant à Paris en 1815, il prend fait et cause pour l’essai constitutionnel des Cent-Jours, se fait, en pur volontaire, le second de Benjamin Constant, devient un champion officieux du gouvernement dans le Moniteur, et, sur ce point brûlant du libéralisme impérial, se sépare avec éclat de ses autres amis politiques. En 1830, la révolution qui nous affranchit d’un régime rétrograde l’exalte et le transporte comme un jeune homme : « La France, s’écrie-t-il, a relevé l’humanité à mes yeux. » Il croit voir s’ouvrir une ère nouvelle ; et les mécomptes du lendemain aussi, il les ressent presque comme l’un des nôtres. S’il croit apercevoir chez nous, vers la fin de sa vie (1842), corruption et décadence, il s’en attriste ; il a beau être redevenu Genevois ou cosmopolite, la France, à ses yeux, est comme le cœur de l’humanité.

C’en est assez, ce me semble, pour créer de nous à lui un premier intérêt. Je n’exagérerai rien d’ailleurs ; et tout d’abord je ne craindrai pas de le définir, tel qu’il ressort pour moi de ce commerce plus intime où il se découvre. C’est un bon esprit plus qu’un esprit supérieur, un écrivain laborieux autant qu’éclairé, d’une vaste lecture, d’une sincérité parfaite, sans un recoin obscur ni une arrière-pensée ; c’est surtout une riche nature morale, sympathique, communicative, qui se teint des milieux où elle vit, qui emprunte et qui rend aussitôt. Il a besoin d’être aimé et d’aimer. Ce besoin d’affection et de sympathie l’entraîne quelquefois : son cœur trouble ou affecte son raisonnement et le détermine. Il est le contraire de ceux qui ont deux cerveaux, l’un dans le crâne et l’autre au cœur : à lui, le cœur lui remonte parfois au cerveau. Insuffisant aux heures décisives et trop ému pour ne pas être quelquefois dérouté, dans l’ordre naturel et régulier des choses il est un de ces hommes de bien et de lumières dont on ne saurait trop désirer que le nombre augmente, pour le bonheur et la moralité des sociétés dont ils sont membres.

Dans la vie ordinaire et la société privée, on verra de quelles ressources il était et de quelle chaleur ; au premier rang dans les seconds rôles. — Son nom d’abord n’était pas Sismondi, mais Simonde ; son père Gédéon Simonde était pasteur protestant d’un petit village au pied du mont Salève, et descendait d’une famille française du Dauphiné réfugiée a Genève après la révocation de l’Édit de Nantes. Sismondi signa son premier ouvrage du simple nom de Simonde. Mais retrouvant dans ses études sur l’Italie les illustres Sismondi de Pise, dont une branche était venue en France au commencement du XVIe siècle, et reconnaissant les mêmes armes de famille, il crut pouvoir se rattacher à eux, guidé par l’analogie, « sans actes d’ailleurs ni titre » ; il en convient : son véritable titre à cet anoblissement un peu arbitraire, ce fut son Histoire des Républiques italiennes. Le généreux historien avait fait par là même ses preuves de noblesse. Les bons Sismondi, s’il en restait encore, lui eussent donné volontiers l’accolade sur les deux joues.

Pour le reprendre à ses origines plus positives, il était né en 1773 à Genève, et avait fait de bonnes études au collège de sa ville natale. Excellent sujet, doué de docilité et d’application, il réussit dans les diverses facultés de l’enseignement ; mais on a remarqué que, bien que d’abord assez fort en grec, il négligea ensuite presque entièrement cette langue. Et en effet, esprit essentiellement moderne, Sismondi n’aura rien de l’art antique ; il appréciera peu ce je ne sais quoi qui fait la finesse rare et la simplicité exquise des anciens. Il est destiné à labourer dans Muratori ou dans Ducange plus qu’à relire Xénophon.

Dans ses jeux, tout enfant, il jouait avec d’autres compagnons de son âge à la république. — à une petite république vertueuse et heureuse. Il en était le Solon ; il en avait été élu orateur et législateur par ses petits camarades. « Les autres emplois civils et militaires avaient été également distribués, par élection, entre ces républicains imberbes qui s’engageaient à secourir les pauvres (on avait un trésor) et à défendre les faibles. » D’autres joueront au drame ; d’autres, à la guerre et au conquérant : ici c’est l’économiste et le philanthrope en herbe qui se dessine.

Sa famille méconnut ses goûts ; au sortir du collège, on l’envoya à Lyon dans une des premières maisons, pour y être commis ; il s’y rencontra avec son compatriote Eynard, le futur philhellène. À quelque chose malheur est bon : les événements politiques et l’insurrection révolutionnaire le délivrèrent de sa chaîne et le rejetèrent à temps hors de cette fausse carrière. Revenu à Genève, il s’y heurta dès le premier jour à la persécution qui s’essayait, là aussi et avec moins de raison d’être, contre les classes aisées et supérieures. Pour s’y dérober, toute la famille Simonde partit pour l’Angleterre, dont le climat pourtant lassa bien vite les exilés. Rentré encore une fois à Genève, Sismondi y trouva pour le coup la Terreur, la vraie Terreur, fort hideuse et atroce là comme en tout lieu. On eut à subir bien des extrémités. Plus tard, Mme de Staël s’étonnait, au début de sa liaison avec Sismondi, qu’il ne fût point reçu dans le haut monde de Genève, quoiqu’il y eût tout droit par son éducation comme par sa naissance. C’est que le père de Sismondi, pendant la révolution, s’était conduit d’une manière qui avait choqué ; « il allait vendre lui-même son lait à la ville ! » Quel scandale pour le monde du haut, resté si formaliste, même en temps de révolution ! En un mot, le père de Sismondi avait dérogé, et son fils, au début de sa carrière, en eut le contre-coup par plus d’une mortification qu’il reçut.

Le séjour de Genève devenant trop pénible, la famille Simonde se résolut de nouveau à se transplanter et, retournant cette fois sur la trace de ses antiques origines, à revoir l’Italie et la Toscane. Elle ne garda à Genève qu’une maison champêtre, Chêne, vendit le domaine principal et bien regretté, la maison patrimoniale de Châtelaine, un vrai « paradis perdu », et s’en alla émigrer non loin de Lucques et près de Pescia, où elle dressa sa tente dans une heureuse vallée, le val de Nievole, et dans un coin plus clos que les autres et appelé Valchiusa (val fermé ou Vaucluse). Le paradis était comme retrouvé. C’est là, dans un riant asile, partagé entre l’étude et les soins du cultivateur, que se passa, non sans quelques épreuves gaiement supportées, la première jeunesse de Sismondi, de 22 ans à 27. Il n’avait qu’une sœur qui se maria en Italie. Sa mère était une personne supérieure que Sismondi plus tard n’hésitera pas à comparer à Mme de Staël, non pour le génie et le brillant de l’esprit ; Mme de Staël l’emportait par ces côtés : « Mais ma mère, dira-t-il dans la conviction et l’orgueil de sa tendresse, ne le cède en rien ni pour la délicatesse, ni pour la sensibilité, ni pour l’imagination ; elle l’emporte de beaucoup pour la justesse et pour une sûreté de principes, pour une pureté d’âme qui a un charme infini dans un âge avancé. » Cette mère, femme d’un haut mérite et d’un grand sens, dominera toujours son fils, influera sur lui par ses conseils, le dirigera même à l’entrée de la carrière littéraire et, le détournant tant qu’elle le pourra des discussions théoriques pour lesquelles il avait du goût, le poussera vers les régions plus sûres et plus abritées de l’histoire7.

II.

Auparavant, Sismondi ne put s’empêcher toutefois de payer son tribut à cette première vie de colon et d’agriculteur, à laquelle il devait des impressions de bonheur ineffaçables. Il publia en 1801 son Tableau de l’Agriculture toscane, dans lequel, à côté des détails précis, techniques et tels que les peut désirer tout lecteur propriétaire rural, se trouvent des peintures véritables inspirées par la beauté des lieux, et qui ne se rencontreront plus jamais ensuite sous sa plume. Sismondi, en effet, aura beau écrire plus tard bien des pages. Il est narrateur, il n’est pas peintre ; il ne l’a été que cette fois, dans ce premier ouvrage, sous le double rayon du soleil d’Italie et de la jeunesse.

C’était le temps où Ramond publiait ses Voyages au Mont-Perdu et aux Pyrénées, où Bernardin de Saint-Pierre écrivait les Harmonies ; il y avait dans l’air un certain style, de certaines formes de descriptions. Des savants lettrés comme Biot devaient eux-mêmes s’en emparer et insérer des Vues dignes d’être citées, dans la relation de leurs voyages scientifiques. Sismondi, sans copier personne, n’obéissant qu’à son instinct et à sa nature candide, ouverte aux impressions d’alentour, a trouvé ainsi et a fait entrer, dans ce premier ouvrage d’apparence tout agricole, ce qu’on n’irait certes pas y chercher. J’y distingue trois beaux morceaux, trois paysages : l’un intitulé les Champs ; l’autre, la Beauté des collines ; et le troisième, Description d’une petite métairie. Cette métairie, c’est la sienne, et que le propriétaire s’est mis à décrire avec amour et complaisance, tandis qu’il l’avait sous les yeux. Il faut savoir que Sismondi avait ou aura les yeux fort mauvais, des yeux impossibles pour un peintre ; il ne distinguait que de près et imparfaitement. Entendant louer toujours la campagne romaine avec ses riches teintes, il avouait ingénument que ce genre de beauté pittoresque échappait tout à fait à ses yeux, « pour lesquels le rayon rouge n’existait pas. » Mais soit qu’il en fût autrement pour lui dans la jeunesse, soit que l’amour-propre du colon et du propriétaire aiguisât sa vue et suppléât à son organisation, il a su nous rendre parfaitement ce qu’il regardait tous les jours, et il s’y est glissé un éclair de poésie ou de sentiment de la nature qu’il n’a jamais retrouvé depuis. Voici le premier de ces morceaux, sur les Champs ou les plaines ; après avoir montré les avantages que présente le val de Nievole pour tout ce qui est des terres arrosables et des potagers, l’auteur ajoute :

« Le reste de la plaine du val de Nievole mérite encore d’être compté parmi les sols les plus fertiles de la Toscane ; l’œil du cultivateur est cependant étonné, en la parcourant, de n’y voir ni prés ni pâturages, ni presque aucune récolte destinée à la nourriture du bétail. »

« Mais il ne peut s’arrêter sur cette idée ; son attention est entraînée, son admiration est commandée par le tableau d’abondance que la campagne étale autour de lui, par l’étonnante variété de productions et de récoltes, qui frappe ses yeux de toutes parts. En quelque lieu qu’il s’arrête, sur quelque métairie qu’il porte ses regards, il voit tout ensemble devant lui, la vigne qui, élégamment suspendue en contre-espalier autour de chaque champ, l’environne de ses festons ; les peupliers, rapprochés les uns des autres, qui lui prêtent l’appui de leur tronc, et dont les cimes s’élèvent au-dessus d’elles ; l’herbe, qui croît au pied de ces élégants contre-espaliers et qui gazonne les bords des nombreux fossés, destinés à l’écoulement des eaux ; les mûriers qui, plantés sur deux lignes au milieu des champs, et à une distance assez grande pour ne pas les offusquer de leur ombre, dominent les moissons ; les arbres fruitiers qui, çà et là, sont entremêlés aux peupliers et à la vigne ; les blés de Turquie qui, s’élevant à six ou huit pieds au-dessus de terre, entourent leurs magnifiques épis de la plus riche verdure ; les trèfles annuels dont les fleurs incarnates se penchent sur leur épais feuillage ; les lupins dont le coup d’œil noirâtre et l’abondante végétation contraste avec la souplesse, l’élégance et la légèreté des seigles non moins vigoureux qu’eux et qui s’élèvent au-dessus de la tête des moissonneurs ; enfin, les blés dont les longs épis dorés sont agités par les vents et rappellent par leurs ondulations le doux mouvement des vagues d’un beau lac. »

Le second morceau consacré aux Collines est comme un pendant au tableau des plaines ; celles-ci, dans aucun pays, ne peuvent plaire aux yeux que par l’abondance et la fertilité qui les caractérise. Ce genre de beauté est aussi celui des plaines toscanes, et elles le possèdent au plus haut degré :

« Mais, ajoute l’agronome amateur, les collines qui s’élèvent autour d’elles unissent les grâces à l’opulence et étalent les trésors de la campagne comme un accessoire seulement des charmes de la perspective. Les champs élevés en terrasse les uns au-dessus des autres semblent enfermés dans des corbeilles de vignes. Partout le gazon est rapproché du blé, et mêle sa douce verdure à l’or des épis ; les oliviers qui ombragent la plupart des coteaux adoucissent le tableau par les formes arrondies qu’ils prêtent aux coupes les plus rapides et les plus hardies. Si leur vert de saule est mélancolique, la variété le rend agréable ; leur forme pittoresque et leur élégante légèreté compensent sa pâleur. Les bois de châtaigniers qui couronnent les collines, et qui quelquefois les traversent en descendant le long des torrents, contrastent agréablement avec l’olivier par la beauté de leur verdure, l’étendue de leurs rameaux et la majesté de leur forme. Enfin, les nombreux villages placés comme l’aire d’un d’un aigle entre des rochers ou sur le penchant rapide des monticules, et les habitations rapprochées qui semblent les couvrir, animent la perspective et lui donnent le coup d’œil le plus romantique… »

Romantique, je saisis le mot au passage ; il donne bien la date et trahit aussi la légère intention littéraire qui venait se mêler à ces instructions d’une économie rurale positive. Charles Nodier méditait et rêvait vers ce même temps son Peintre de Saltzbourg ; il ne se peut certes rien de plus éloigné de Sismondi que Charles Nodier, et cependant on croit entendre, de l’un à l’autre, à distance, comme un vague écho qui se répondait. Il y a, en littérature, de ces ondulations et de ces flottants accords à travers l’air. Mais je continue de donner la description tout agréable :

« C’est dans une soirée d’automne, lorsque les lumières qui brillent de toutes parts décèlent les maisons modestes des cultivateurs, cachées sous des treilles ou des groupes d’arbres fruitiers et d’oliviers ; lorsque des flambeaux de paille errant sur tous les sentiers font remarquer les paysans qui vont gaiement se réunir chez leurs voisins et passer les veillées ensemble ; lorsque les croupes arrondies des montagnes, que les oliviers semblent velouter, se dessinent dans le ciel le plus pur, c’est alors que le spectacle des collines rappelle les idées les plus romanesques. Une nuit du mois de juin présente un coup d’œil différent et plus brillant peut-être, quoique moins animé ; c’est alors que les luciole ou mouches luisantes sont plus abondantes ; leur vol irrégulier et l’éclair passager qu’elles lancent et cachent tour à tour frappent et éblouissent presque les yeux. La montagne est étincelante ; si l’on abaisse les regards sur quelque vallon, il forme un lac de lumière ; la terre entière paraît électrisée et pétillé de toutes parts. »

« L’hiver, auquel la neige est inconnue, présente aussi ses beautés : le gazon conserve sa verdure ; il est même émaillé de fleurs dont quelques-unes mériteraient une place dans les jardins, comme différentes anémones, toutes les espèces de narcisses, les jacinthes, les ellébores, etc. La verdure des oliviers, quoiqu’elle ne soit pas la seule qui se conserve, n’est pas exposée à autant de comparaisons désavantageuses qu’au printemps ; quand la campagne est animée par un soleil brillant et souvent très-chaud, on peut se plaire a se trouver sous leur ombre. Comme la récolte des olives se continue pendant tout l’hiver, elle contribue plus directement encore à animer le paysage. Des fruits bien mûrs, revêtus d’une peau fleurie et dont l’apparente fraîcheur fait oublier le mauvais goût, sont suspendus à tous les arbres ou jonchent le terrain. Les femmes et les enfants s’occupent sans cesse à les cueillir ou à les relever, et leur travail présente une tout autre image que celle de l’hiver. »

J’ai mis tout le tableau, moins quelques lignes. Dans une explication des Géorgiques de Virgile, il mériterait d’être cité et allégué tout entier en commentaire. La Description d’une petite métairie excéderait ici les bornes permises ; mais ce que je tenais à faire remarquer, c’est que, dans ce livre, où il y a trace à peine de formes exotiques, Sismondi a eu à son service une langue technique, appropriée, colorée même (relativement à l’époque), une langue voisine des choses qu’il voyait sans cesse et au sein desquelles il habitait. Tant il est vrai qu’il n’est que de parler de ce qu’on sait et de ce qu’on sent ; on arrive parfois à le peindre.

III.

Cependant sa famille n’avait pas rompu avec Genève ; elle y avait gardé un coin de domaine, même en s’établissant en Italie. Il revint vivre, en 1800, dans cette cité, alors française. Il avait quelques remords de l’avoir quittée. Cette nature fortement consciencieuse de Sismondi avait des scrupules et de la moralité, même en songe. C’est ainsi qu’une nuit, en Italie, il rêva qu’il était à Genève, en tiers avec sa sœur et une autre dame genevoise ; celle-ci se mit à lui parler avec franchise de ses qualités et défauts, et, entre autres vérités un peu dures, elle lui dit :

« J’ai encore un reproche impardonnable à vous faire : c’est d’avoir abandonné votre patrie, et d’avoir voulu renoncer au caractère de citoyen genevois. » — Je me défendis d’abord, nous dit Sismondi, qui a pris soin de relater par écrit ce songe, en représentant que la société n’était formée que pour l’utilité commune des citoyens ; que, dès qu’elle cessait d’avoir cette utilité pour but et qu’elle faisait succéder l’oppression et la tyrannie au règne de la justice, le lien social était brisé, et chaque homme avait droit de se choisir une nouvelle patrie. Mais elle a répliqué avec tant de chaleur en faisant parler les droits sacrés de la patrie véritable et première, le lien indissoluble qui lui attache ses enfants, la résignation, la constance et le courage avec lesquels ils doivent partager ses malheurs, lui en diminuer le poids, qu’elle m’a communiqué tout son enthousiasme. Je rougissais comme si je reconnaissais ma faute ; cependant j’alléguais ma sensibilité extrême pour elle : je ne pouvais, disais-je, supporter de voir sa chute ; son avilissement surpassait ce que pouvait souffrir ma constance ; mais qu’elle eût besoin de moi, et, du bout du monde, j’étais prêt à retourner à elle… »

Et il allait s’échauffant de plus en plus dans cette idée de patriotisme, si bien qu’il s’éveilla au beau milieu de son discours enthousiaste. L’impression de ce songe lui demeura ; il lui semblait que sa conscience eût parlé. Il redevint Genevois de cœur et par devoir, tout en restant cosmopolite par l’esprit.

À peine revenu à Genève, et dans le premier ennui de l’isolement, il faillit faire ce qu’on appelle une sottise : il s’était amouraché d’une jeune fille d’une condition un peu inférieure, sans fortune, et il voulait l’épouser. Ses parents s’opposèrent de toutes leurs forces à son désir. Cela lui eût fermé l’entrée de la haute société genevoise. Sismondi commençait, en ce temps, à connaître Mme de Staël, et, s’ouvrant à elle de son amour, il lui dit, en réponse aux offres de service qu’elle lui faisait, que déjà elle lui en rendait un très-grand auquel elle n’avait pas songé, par son roman de Delphine ; qu’il le ferait lire à sa mère, et que le livre plaiderait en sa faveur. Mais il fut très-surpris d’entendre Mme de Staël en personne lui tenir un tout autre langage que l’auteur du roman. Elle lui dit :

« Qu’elle avait écrit, il est vrai, qu’il fallait se roidir contre l’opinion publique, mais non pas contre celle de ses parents ; que, d’après ce qu’on lui avait raconté, la demoiselle qu’il recherchait n’ajouterait par sa famille aucun lustre à la sienne, mais au contraire qu’elle ne lui apporterait aucune fortune et le mettrait dans la dépendance ; qu’elle regardait bien toutes ces distinctions de famille à Genève comme très-ridicules et de fort peu de poids ; mais que cependant elles en acquéraient davantage lorsque l’alliance que l’on contractait pouvait ouvrir ou fermer la porte de la meilleure compagnie et faire tourner la balance ; qu’il devait considérer la nature de son attachement et la personne qu’il aimait ; que si elle était telle qu’il crût réellement impossible de la remplacer, pour l’esprit et le caractère, par une autre qui lui fût égale, alors cette considération pouvait devenir la plus puissante de toutes ; mais, que s’il n’avait pas ce sentiment, il fallait peser toutes les autres convenances. »

« J’ai répondu, poursuit Sismondi, que je jugeais en amant et que je ne pouvais éviter de voir cet accord parfait. — Elle a répliqué qu’un homme d’esprit, de quelque passion qu’il fût animé, conservait encore un sens interne qui jugeait sa conduite ; que toutes les fois qu’elle avait aimé, elle avait senti en elle deux êtres dont l’un se moquait de l’autre. — J’ai ri, mais j’ai senti que cela était vrai… »

C’est là de la bonne foi, et c’est cette entière bonne foi, cette disposition naïve, italienne ou allemande comme on voudra l’appeler, mais à coup sûr peu française, qui, jointe à un grand sens et aux meilleurs sentiments, est faite pour charmer dans le Journal et dans la correspondance de Sismondi. — Et comment finit le roman d’amour ? demandera-t-on peut-être. Lucile, la pauvre jeune fille, atteinte de consomption, se laissa mourir pendant le conflit dont elle était l’objet, et, moyennant des larmes et un grand deuil, sa mort tira chacun d’embarras.

Je n’écris pas la vie du savant. Un second ouvrage sur la Richesse commerciale classa le jeune Sismondi parmi les disciples et sectateurs déclarés d’Adam Smith ; il en a appelé depuis. Mais son premier ouvrage tout à fait marquant fut, on le sait, celui dans lequel il retraçait la naissance et les destinées orageuses des Républiques italiennes du Moyen-Age. La publication de ces seize volumes ne dura pas moins de onze années (1807-1818). Les premiers volumes furent accueillis dans toute l’Europe avec un succès assez vif ; l’apparition de chaque tome nouveau était attendue, désirée des lecteurs libéraux et sérieux de tous les pays.

Déjà introduit dans le monde de Mme de Staël à Coppet, présenté par elle à tout ce qui y passait de distingué, l’accompagnant dans ses voyages d’Italie et d’Allemagne, Sismondi fut à même de développer dans tous les sens sa bonne, loyale et intelligente nature ; il ne put manquer aussi, grâce au frottement continuel, de s’y aimanter et de s’y aiguiser.

On voit, par son Journal intime et par les lettres écrites à sa mère, qu’il ne s’accoutuma point pourtant de prime abord, sans quelque difficulté, au monde et au ton de Coppet. Il y avait des coins de lui-même par où il ne s’encadrait pas. Il faisait ses réserves sur le ton de la châtelaine ; il la trouvait par moments écrasante et bien tranchante. Tantôt il était trop enthousiaste, tantôt ébloui et comme abasourdi de ces passes d’armes continuelles et de ce cliquetis de discussions ; parfois aussi il souffrait tout bas de ne pas assez briller entre les jouteurs, de ne pas être assez compté dans le tous-les-jours et assez écouté.

Sa mère, qui connaissait sa sensibilité extrême, le tenait en garde contre le trop de chaleur et d’entraînement. Si elle le voyait, par exemple, engoué à première vue de Benjamin Constant et tout disposé à lui donner cœur pour cœur, âme pour âme, elle l’avertissait et lui disait :

« Tu vas me trouver pis que ridicule, mon Charles, si je me mêle encore de te donner des avis sur Constant. Tu me diras que tu le connais et que je ne le connais pas. Ce que je pense de son caractère est en grande partie le résultat des éloges que je t’en ai entendu faire ; mais enfin…, mais enfin, il est du nombre de ceux à qui il ne faut pas se livrer entièrement. Il peut goûter les gens, il peut vouloir leur plaire ; mais une tendre et vraie amitié, l’abandon, le dévouement, sont choses qu’il ne faut pas attendre de lui. Revenu de tout cela, il n’a de sensibilité que celle des passions ; il fait tout avec de l’esprit, il en a infiniment ; mais ce qu’on appelle de l’âme, il n’en a point… »

A la veille du voyage d’Italie, que Sismondi devait faire avec Mme de Staël (1804-1805), et au moment où il allait être tout à fait de sa suite et de sa cour, sa prudente mère lui écrivait encore :

« Ah çà ! tu vas donc voyager avec Mme de Staël ? On est trop heureux d’avoir une pareille compagne. Mais, prends garde ! c’est comme un court mariage ; toujours et toujours ensemble, on se voit trop ; les défauts ne trouvent pas de coin pour se cacher : un enfant gâté, comme elle, de la nature et du monde, doit, certes, avoir les siens pour le matin, pour les moments de fatigue et d’ennui ; et je connais quelqu’un qui se cabre, lorsqu’il rencontre une tache chez les gens qu’il aime. Il faudra donc que ce quelqu’un-là ait la double attention d’ouvrir les yeux sur ses propres défauts pour les réprimer, et de les tenir strictement fermés sur ceux de sa compagne. Tu te seras déjà fait toi-même la leçon ; n’importe, il est bon de la repasser souvent, et si je pouvais trouver la bague de la fée qui piquait le doigt chaque fois qu’on risquait de tomber en faute, je te l’enverrais pour plus de sûreté. Que je suis curieuse de savoir comment elle se tirera de la société de ce pays ! Sans doute elle ne se liera qu’avec des gens qui sachent bien le français, car pour qu’elle mette ses pensées en italien, elle, c’est impossible. Elle aura beau l’entendre, le savoir, lire le Dante mieux que les trois quarts et demi des nationaux, elle ne trouvera jamais dans toute la langue de quoi faire aller une conversation comme il la lui faut… »

Sismondi profita des conseils. Dans ses lettres à Mme d’Albany, dont il fit la connaissance pendant ce voyage, on le voit mûr et ferme en ses jugements, et d’aplomb dans sa pensée, bien qu’il laisse percer encore, par-ci par-là, quelque chose de ses dispositions susceptibles et souffrantes. Sa correspondance avec la comtesse est sur le pied d’une grande déférence et d’un profond respect, qui a besoin cependant d’arriver et de se fixer à une sorte d’amitié : c’était pour lui, dans toute liaison, la pente naturelle. Il débute avec Mme d’Albany en lui envoyant de Pescia, de cette métairie charmante ou il aimait à se retrouver avec sa mère, les deux premiers volumes de son Histoire des Républiques italiennes (18 juin 1807) :

« Si votre noble ami avait vécu, lui écrit-il, c’est à lui que j’aurais voulu les présenter, c’est son suffrage que j’aurais ambitionné d’obtenir par-dessus tous les autres. Son âme généreuse et fière appartenait à ces siècles de grandeur et de gloire que j’ai cherché à faire connaître. Né comme par miracle hors de son siècle, il appartenait tout entier à des temps qui ne sont plus, et il avait été donné à l’Italie comme un monument de ce qu’avaient été ses enfants, comme un gage de ce qu’ils pouvaient être encore. Il me semble que l’amie d’Alfieri, celle qui consacre désormais sa vie à rendre un culte à la mémoire de ce grand homme, sera prévenue en faveur d’un ouvrage d’un de ses plus zélés admirateurs, d’un ouvrage où elle retrouvera plusieurs des pensées et des sentiments qu’Alfieri a développés avec tant d’âme et d’éloquence… »

Mme de Staël fait souvent les frais de la correspondance. Il est question d’elle presque dans chaque lettre ; on a, par ce témoin fidèle, et plus exactement encore qu’on ne le savait jusqu’ici, tout le mouvement de ses inquiétudes et de ses anxiétés, toutes ses fluctuations d’âme en ces années dites de l’exil. Mme d’Albany, qui est un caractère ferme, tranquille, et une nature désabusée, s’étonne que Mme de Staël, forcément éloignée de Paris, ne se résigne pas mieux et n’accepte pas, une bonne fois, une vie indépendante et fermée dans sa noble retraite. Sismondi, qui peut bien être au fond du même avis, répond en l’excusant (25 juin 1807) :

« Sans doute, Madame, moi aussi j’aurais ardemment désiré que Mme de Staël eût assez de fermeté dans le caractère pour renoncer complètement à Paris et ne faire plus aucune démarche pour s’en approcher ; mais elle était attirée vers cette ville, qui est sa patrie, par des liens bien plus forts que ceux de la société. Ses amis, quelques personnes chères à son cœur, et qui seules peuvent l’entendre tout entier, y sont irrévocablement fixées. Il ne lui reste que peu d’attachements intimes sur la terre, et, hors de Paris, elle se trouve exilée de ce qui remplace pour elle sa famille aussi bien que son pays. C’est beaucoup, sensible comme elle, passionnée pour ce qui lui est refusé, faible et craintive comme elle s’est montrée souvent, que d’avoir conservé un courage négatif qui ne s’est jamais démenti. Elle a consenti à se taire, à attendre, à souffrir pour retourner au milieu de tout ce qui lui est cher ; mais elle a refusé toute action, toute parole qui fût un hommage à la puissance… »

Tous les personnages du groupe de Mme de Staël reviennent sans cesse dans ces lettres de Sismondi et y sont présentés avec beaucoup de naturel et de vérité.

Il est parlé souvent de Schlegel, cet autre compagnon de Mme de Staël, et que Sismondi aimait peu. Celui-ci, comme toute nature individuelle et franche, avait, dans le cercle habituel où il vivait, ses choix et ses préférences ; il avait aussi ses contraires et ses antipathies instinctives. Bonstetten, l’aimable, le léger, l’étourdi, l’éternellement jeune, sur lequel glissent les années et les chagrins, que la douleur n’atteint pas, « car l’imagination est le fond de son être, c’est par elle qu’il est sensible et par elle qu’il est consolé » ; Bonstetten, qui, dans un temps loge avec Sismondi sons le même toit, et qui le taquine souvent ou le désole par ses malices, par ses pétulances, par ses frasques ; à qui ridée prend subitement un jour de demander la mère de son ami en mariage ; Bonstetten qui a au moins vingt-cinq ans de plus que lui, et que Sismondi ne peut s’empêcher cependant de regarder, comme un jeune homme qui lui serait recommandé et confié ; le même « qui oublie, il est vrai, ses amis à tous les moments du jour, mais qui, aussi, ne les abandonne jamais » ; cet espiègle qui communique quelque chose de sa vivacité et de son genre d’esprit à tous ceux qui veulent le définir, Bonstetten n’est qu’un contraste : Schlegel était une antipathie. Mme d’Albany elle-même le goûtait peu, surtout depuis qu’il eut parlé d’Alfieri et des défauts de sa manière tragique :

« J’aime votre vivacité sur Schlegel, lui répondait Sismondi ; c’est, en effet, un pédant présomptueux, et sa manière de porter ses jugements est presque toujours d’une extrême insolence. Au reste, je suis pleinement assuré qu’il n’a pas eu la plus lointaine pensée de faire allusion à vous et à votre Cour. Je crois même que la remarque qui vous a frappée était faite à l’avantage du comte Alfieri8… Mais Schlegel a une manière si âpre et si dédaigneuse en même temps de parler et d’écrire, que bien souvent il blesse alors même qu’il voudrait louer. »

Schlegel n’avait pourtant pas tort, quand il parlait de la tragédie d’Alfieri ; il peut sembler plus rigoureux dans ses sévérités pour celle de Racine. Mme d’Albany, toutefois, lui passait l’une de ces critiques plus que l’autre, et à propos de la fameuse brochure des Deux Phèdre qui souleva toute la presse littéraire de Paris en 1807, et dans laquelle la Phèdre de Racine est si complètement sacrifiée à celle d’Euripide, elle s’était exprimée avec assez de faveur. La lettre de réponse de Sismondi, à ce sujet, contient une page de critique excellente, et d’où il résulte qu’il ne faut pas juger le théâtre d’une nation avec la poétique d’une autre.

Mais ce qu’avait voulu le docte et impertinent Schlegel dans sa brochure, c’était surtout de se divertir avec ironie et de nous irriter, et comme il l’a dit ensuite lui-même : « C’était une expérience que je m’amusais à faire sur l’opinion littéraire, sachant d’avance qu’un orage épouvantable éclaterait contre moi. »

Un autre Allemand, moins distingué et plus bizarre, un hôte de passage, le poète tragique et mystique, Zacharias Werner, qui séjourna à Coppet et qui passa ensuite par Florence, est annoncé par Sismondi à la comtesse en des termes assez piquants, et plus gais qu’on ne l’attendrait d’une plume aussi peu badine ; mais Werner y prêtait :

« Werner, disait Sismondi, est un homme de beaucoup d’esprit ; — de beaucoup de grâce, de finesse et de gaieté dans l’esprit, ce à quoi il joint la sensibilité et la profondeur ; et cependant il se considère comme chargé d’aller prêcher l’amour par le monde. Il est, à votre choix, apôtre ou professeur d’amour. Ses tragédies n’ont d’autre but que de répandre la religion du très-saint amour… L’autre jour, je l’entendais qui dogmatisait avec un Allemand très-raisonnable, homme d’âge mûr, le baron de Voigt. « Vous savez ce que l’on aime dans sa maîtresse ? » dit Werner ; Voigt hésitait et ne savait pas trop ce qu’il devait nommer. — « C’est Dieu ! » poursuit le poète. — « Ah ! sans doute », reprend Voigt avec un air convaincu. »

En cherchant bien, nous verrions peut-être qu’en France, il n’y a pas bien longtemps encore, nous avons eu des commencements et des symptômes de ces excentricités et de ces ridicules folies. Même à ne les prendre que par là, elles ne sont amusantes qu’un instant. Mme d’Albany goûta peu Werner ; elle le vit le moins possible, et Sismondi remarque très-justement à ce sujet que « l’extravagance des gens d’esprit n’est pas, à la longue, moins fatigante, que celle des sots ; il n’y a rien de durable pour la curiosité, pour la conversation, pour le sentiment, sans un mélange de raison. »

Benjamin Constant aussi est très-bien montré, toutes les fois qu’il paraît dans ces lettres. Sismondi en était revenu avec lui au vrai point de liaison et à l’exacte mesure du jugement. Lorsque Constant s’avise un matin de se marier pour faire pièce à son orageuse amie, et en se flattant lui-même de trouver le repos dans le contraste, Sismondi en tire sujet à cette réflexion fort sage et digne d’un parfait moraliste (22 janvier 1810) :

« Il est vrai que M. Constant a fait un choix bien étrange. Les hommes se figurent souvent que l’orage qui est dans leur cœur est excité par l’objet de leurs affections, et qu’ils se calmeront s’ils s’attachent à un être apathique. C’est une manière de se fuir eux-mêmes que de fuir ce qui leur ressemble ; mais cette manière ne peut leur réussir longtemps. »

Je continuerai cette suite d’extraits, en les dirigeant le plus que je pourrai, la prochaine fois, du côté de la France et des personnes ou des idées qui nous touchent.