Saint-Bonnet
L’Infaillibilité
[I]
Voilà tout à l’heure bien des années que ce livre de l’Infaillibilité a été lancé dans la publicité et même avec beaucoup d’activité et d’intelligence. Il a eu son rayonnement dans quelques esprits trop peu nombreux qu’il a frappés par les qualités transcendantes dont il brille ; mais parmi les Critiques d’état, les journalistes, doseurs de gloire, on en a très peu parlé. Rien là qui doive surprendre. C’est une loi. Les grands livres dont la pensée fait surtout la grandeur n’ont point de grands succès immédiats. Ils doivent attendre, et ils le peuvent… sans inconvénient. Puisque, comme Dieu, la pensée est éternelle, elle doit être
patiente comme lui.
Patiens quia æterna…
Il n’y a en ce monde, après la sympathie dans la sottise, qui fait, elle, les succès les plus rapides et les plus sûrs, il n’y a que la passion pour le succès d’un livre, la passion et la circonstance, à laquelle parfois le talent ne dédaigne pas d’attacher sa pensée, comme Samson attacha la torche à la queue de ses renards, pour tout incendier !
Or, tel n’est pas Blanc Saint-Bonnet et ses livres. Pour mon compte, je suis disposé à reconnaître qu’intellectuellement, de talent et d’inspiration, Saint-Bonnet a quelque chose de samsonien ; mais sa force, à lui, est bien plus contre les idées que contre les hommes, Il a le rayon de miel que Samson trouva un jour dans la gueule du lion, mais la gueule du lion, où est-elle ? Je ne vois qu’un charmant sourire descendant d’une bouche bien humaine et bien éloquente. S’il avait eu seulement, dans sa placide main, la bienheureuse mâchoire d’âne avec laquelle on casse si bien celles des autres, les mâchoires qu’il aurait cassées eussent poussé des cris, et, j’en suis sûr, auraient fait des articles. Mais Saint-Bonnet est un Samson doux.
D’un autre côté, il est certainement, à cette heure, le plus grand métaphysicien catholique qui soit en Europe ; mais un grand métaphysicien n’a pas chance d’être infiniment populaire dans un pays — qui fait de la philosophie, il est vrai, comme il fait des vers, mais qui n’a pas plus la tête métaphysique qu’il ne l’a épique… Et, voyez ! Blanc Saint-Bonnet a passé sa vie dans les plus hautes études. À vingt et un ans, il débutait héroïquement par son Unité spirituelle, et il y a plus de cinquante ans de cela ! Il avait été enfanté à la métaphysique et à la théologie par le fameux et excellent abbé Noirot, l’adroit et subtil accoucheur d’esprits, un abbé Socrate qui a toujours mieux aimé, disait le professeur Cousin, faire des hommes que des livres, et Saint-Bonnet fut son meilleur ouvrage, l’ouvrage qu’on se permet une fois, et qu’on ne recommence jamais !
Après l’Unité spirituelle, il écrivit le livre de la Douleur, un livre de mysticité tendre comme les Saints en auraient écrit un avant que leur sang fût devenu lumineux et quand il fait mal en coulant encore. Puis il publia, sous un mauvais titre, — métaphysicien qui ne voyait pas le succès et qui voyait par trop sa pensée, — ce chef-d’œuvre de la Restauration française, qui est à son propre talent ce qu’il est lui-même à l’abbé Noirot ; le chef-d’œuvre absolu qu’on ne recommence pas. Eh bien, malgré tous ces travaux, malgré tous les titres à l’éclat et à la célébrité, Blanc Saint-Bonnet a si peu la place à laquelle il a vraiment droit dans la préoccupation de son temps, qu’un critique catholique très renseigné, très consciencieux, et animé toujours des sentiments les plus nobles, appela un jour l’Affaiblissement de la Raison, cette brochure sur l’enseignement de la plus magnifique portée, et que Saint-Bonnet écrivit en se jouant dans l’entre-deux de ses autres ouvrages : « un livre tulipe », pour en exprimer la rareté, sans doute, — le croyant rare, ce livre, parce qu’il ne le connaissait pas !
Telle, en quelques mots, l’histoire de ce grand métaphysicien, trop resté, pour être aperçu, dans la pure lumière de l’abstraction, intolérable à tant d’esprits ! Il a fallu vingt-quatre heures à de Tocqueville pour que les Dandins dadais du Journal des Débats, qui le jugèrent un Montesquieu, lui fissent une célébrité, et Saint-Bonnet, au bout de plus de quarante ans, n’a pas eu la sienne, dans la plénitude de ce mot. Continuation de cette glorieuse mauvaise chance ! Le livre Infaillibilité, ce livre le plus métaphysique, le plus théologique, le plus profondément pensé de tous ses livres, n’a pas donné grande envie aux superficiels Éoles de la publicité, qui font le bruit et le tiennent enfermé dans les cornets de papier de leurs articles, de déchaîner le vent de la parole en l’honneur d’un livre qu’ils ne comprenaient pas. Mais qu’importe ! la gloire d’un homme comme Saint-Bonnet n’est point une gloire à l’heure. Nous disons, nous, qu’elle est certaine, si elle est tardive ! S’il vivait, il pourrait être tranquille. Elle s’appelle, comme son livre : Infaillibilité !
II
L’idée dont le développement constitue ce livre de Saint-Bonnet n’est pas une invention qui lui appartienne en propre, comme les systèmes appartiennent à ceux qui les font. Non pas ! C’est, sous son nom abstrait, mis bravement à la tête du livre pour faire tête de Méduse aux sots et les empêcher d’y toucher, — car les sots de moins dans un débat en rendent facile la conclusion, — une thèse vieille comme l’Église elle-même. C’est la thèse qu’ont posée et soutenue partout les Pères, les théologiens et les écrivains catholiques qui ont eu à parler de l’Église depuis son établissement, — c’est la notion même de l’Église, se renversant, dans la tête humaine, si elle ne s’appuie à cette idée nécessaire d’infaillibilité.
Saint-Bonnet s’est contenté de la reprendre, mais ce qui lui appartient en propre, et j’oserais presque dire exclusivement, c’est la manière dont il l’a reprise. C’est la manière infiniment nouvelle et infiniment profonde dont il a abordé, après tous les autres, un sujet tant abordé déjà et percé de tant de rayons de lumière, jaillis d’une masse d’esprits si divers ! Chacun en effet, depuis saint Cyprien jusqu’à Malebranche, a tiré la flèche de sa raison particulière, de son argument à soi, pris dans le carquois du genre d’esprit qu’on avait, et l’a planté à sa façon plus ou moins avant dans cette vaste cible où il semblait qu’il n’y eût pas maintenant de place pour une flèche de plus.
Heureusement, un des caractères de la vérité est d’être inépuisable ; avec elle, les derniers mots ne sont jamais dits. Qui pourrait l’oublier ? Dernièrement encore, un homme de génie dont les connaisseurs se sont fait longtemps entre eux la confidence, et dont le nom a mis trente ans à se placer dans toutes les bouches où le voici à présent, Joseph de Maistre, au commencement du siècle, trouva le moyen de faire un livre superbe intitulé : Du Pape, après cet autre livre superbe du cardinal Bellarmin intitulé : Du Souverain Pontife (De Summo Pontifice). Eh bien, Saint-Bonnet a recommencé l’expérience. Après Joseph de Maistre, après ce magnifique livre du Pape, qui semblait si impérieusement péremptoire sur la question d’infaillibilité, Saint-Bonnet a écrit un livre identique de doctrine, mais différent de raisons et de preuves, et qu’il n’a pas craint d’appeler, du nom de la question même : l’Infaillibilité.
Ah ! on a bien raison de dire que les faucons n’arrachent pas les yeux aux faucons. Le Génie ne décourage pas le Génie. Le génie métaphysique de Saint-Bonnet (car son talent va jusque-là) n’a pas eu peur du génie historique et politique de de Maistre sur un sujet, — catholique en ceci encore qu’il admet et que même il appelle toutes les compétences de l’esprit. Pour ceux qui savent voir d’un coup d’œil tout ce que cette grande notion d’Infaillibilité étreint dans les six syllabes qui l’expriment, il y a là, Sous ce simple mot, toute la philosophie de l’Église et toute son histoire.
En creusant cette notion si pleine et si profonde, impossible de ne pas toujours dégager l’une ou de raconter l’autre, quand on ne fait pas tous les deux ; car, de rigueur et en tout, l’invisible donnant le visible, je ne sache comment on pourrait toucher à l’histoire de l’Église sans toucher au principe par lequel elle est, par conséquent sans faire de la philosophie, — et comment toucher à son principe, qui est sa philosophie, sans faire de l’histoire, qui prouve les principes par les faits ! Nonobstant cette nécessité, cependant, quand on fait un livre sur la question d’infaillibilité, de mêler, dans une mesure inévitable, la philosophie à l’histoire, il n’en est pas moins vrai que cette question immense est assez spacieuse pour les deux genres de génie : le génie des faits et le génie des idées, et qu’elle répond aux deux plus grandes inclinations de la pensée. Joseph de Maistre et Saint-Bonnet ont pu choisir chacun la sienne.
Joseph de Maistre, qui était avant tout historien, malgré les plus hautes aptitudes à la métaphysique, est entré nettement dans cette question de l’Infaillibilité par la porte des faits et de l’histoire, conduit par un sens pratique de premier ordre, et écartant volontiers tous les arguments qui n’étaient pas historiques avec ce grand geste d’homme d’État qu’il avait, tandis que Saint-Bonnet, au contraire, bien plus métaphysicien que politique, a pénétré dans la même question par l’étude de l’essence même et des principes, allant dans l’essence jusqu’au point où elle est vraiment impénétrable. En cela, ils ont obéi tous les deux à ces instincts dominateurs qui font la vocation chez les êtres assez forts pour en avoir une. Et quand tout devait les rapprocher, dans les conclusions et dans la doctrine, sur un sujet qui n’admet ni faux-fuyants, ni nuances, ni ingénieuses manières de se différencier en quoique ce soit, tout en voulant rester semblables en quelque chose ils ont évité la ressemblance, la redite, l’identité des points de vue, tout ce qui fait que les contes répétés deux fois sont ennuyeux, même quand ils sont des vérités, et ils ont fait tous les deux des livres puissants, qui se complètent l’un par l’autre et qui restent nantis d’une incomparable originalité.
Et quand je dis : « Ils ont », je me trompe. Il n’y en a qu’un seul qui ait évité la redite et la ressemblance, et, il faut bien le dire, c’est le dernier venu ; c’est Saint-Bonnet. Joseph de Maistre n’avait pas, derrière le livre qu’il écrivait, un livre comme celui du Pape qui pouvait lui envoyer des réverbérations de sa lumière sur la pensée. Il avait, il est vrai, aussi une œuvre forte : le De Summo Pontifice de Bellarmin, mais cette œuvre, qui a sa grandeur, n’a pas le charme de beauté dans la plus pure clarté qu’a ce livre incroyable du Pape, où la transparence de la forme est égale à la transcendance du sujet !
Ce livre, dangereux pour l’originalité la mieux fermée aux influences, tente, par sa beauté, nos facultés imitatrices les plus involontaires, et l’auteur de l’Infaillibilité n’a peut-être échappé si bien à ces influences qu’en raison de sa surprenante profondeur.
III
Ainsi, un grand livre après un grand livre, sur une question inépuisable au génie lui-même, voilà ce qu’une Critique purement littéraire comme la nôtre était tenue à signaler. Quant à la question qui est le fond du livre de Saint-Bonnet, — de ce livre peut-être trop majestueux en sa longueur savante pour l’impatience des esprits de ce temps, laquelle est pour le moins égale à leur superficialité, — nous qui sommes catholique fidèle, nous n’avons pas à la discuter.
L’auteur du Pape, à son époque, centralisait la question entre chrétiens, écrasant les inconséquents sous les conséquences de leur inconséquence… Mais Saint-Bonnet, dans son livre, bien plus général parce que l’erreur va toujours se généralisant davantage, repasse victorieusement et avec des forces nouvelles par la trouée que fit de Maistre dans l’argumentation protestante. Seulement, poussant plus avant, en raison des habitudes et de la puissance métaphysique de sa pensée, il a fait trouée, lui, jusque dans l’argumentation philosophique. Tous ceux-là qui s’imaginaient être le plus en dehors du débat et qui se moquaient de nous et de nos querelles, tous les philosophes de ce temps qui croient encore aux lois morales (et tous veulent avoir l’air d’y croire, ces ennemis de Tartuffe !) sont atteints par les raisonnements de Saint-Bonnet, comme les protestants par ceux de de Maistre.
« Toute la création — dit Saint-Bonnet — est dans l’homme, l’homme dans la liberté, la liberté dans la loi, la loi dans l’infaillibilité. Ne rompons pas la grande chaîne. Peut-il y avoir une solution, de l’infini jusqu’à nous ? »
— « La vérité — dit-il ailleurs — n’est qu’une logique bien faite. »
La grande affaire est donc, pour lui, ce point de départ, qui est tout, dans toute logique ; il le recule au plus profond de l’homme et des choses. Son livre ne commence pas, comme celui de de Maistre, par un chapitre historique sur l’infaillibilité, mais par
une définition de l’existence et de l’être. C’est, comme on le voit, toute une métaphysique, introduite, par un esprit d’une intuition supérieure, dans les données éternelles de la théologie chrétienne ; et quoique le livre, fourmillant d’aperçus, contienne bien autre chose que cette métaphysique, elle n’en est pas moins là son mérite le plus éclatant, et qui le classera le plus haut.
IV
Et, cependant, ses autres mérites sont nombreux. Le livre de Saint-Bonnet, que j’oserais critiquer dans l’architecture de sa composition s’il n’était pas bien moins un livre écrit pour le public que les Élévations solitaires d’un admirable penseur devant Dieu, ce livre de près de six cents pages étincelle de beautés de toute espèce, de rencontres heureuses, de détails charmants et de traits de génie, qui, comme des éclairs, vous entrouvrent un monde, où il n’y avait qu’un horizon !
Dans l’impossibilité où je suis de citer tout ce qui me frappe au milieu de ce fouillis de richesses, j’indiquerai au moins le chapitre où l’auteur montre, avec une audacieuse justesse, que sans l’Église le Christianisme aurait fait le mal et l’erreur du monde et qu’il ne serait plus que l’épouvante de l’Histoire ; et celui-là
encore qu’il intitule : « Coexistence des pouvoirs d’ordre, de juridiction et d’infaillibilité »
, dans lequel il prouve d’une manière si piquante que Jésus-Christ, étant et restant dans sa forme humaine sur la terre, n’en serait pas moins tenu d’instituer son Église telle qu’il l’a instituée et telle qu’elle est à cette heure. Je signalerai aussi le merveilleux passage où l’auteur de l’Infaillibilité applique à l’Église le mot étonnant d’Hippocrate : « Si l’homme était un, il ne mourrait pas »
, et enfin tous les corollaires de cet axiome qu’il a trouvé et qui eût réduit Pascal au silence : « Toute loi n’est qu’un miracle perpétuel. »
Seuls, ces différents chapitres, lus à part de l’œuvre entière, donneraient une idée suffisante, à qui craindrait d’aborder un livre si grave et si gros, des sveltes facultés de l’homme qui a pu l’écrire. Et je suis obligé de dire cela. Des esprits, militaires dans l’ordre des idées et pour le service de la vérité, ont, en effet, reproché à Saint-Bonnet la grosseur d’un volume qu’on ne diminuerait pourtant de physique qu’en le diminuant d’intelligence. Ils auraient voulu que l’auteur mît en balles légères et plus mortelles le globe de pensées qui n’est pas un boulet de canon, et qui se meut sous sa main presque avec l’harmonie d’une sphère céleste ! C’était demander, selon moi, à Saint-Bonnet, d’être ce qu’il n’était pas et ne pouvait être : — un polémiste.
Cet homme, plus vraiment doux que Fénelon, plus cygne que ce cygne, car Fénelon n’avait que la coquetterie de la douceur, n’était point organisé pour la guerre des idées telle que les besoins de notre temps nous l’imposent, à nous autres ferrailleurs ! C’était un contemplatif, il l’était deux fois, car il était un métaphysicien et de plus il était poète, un poète qui, par un tour de force de la tendresse de son âme, a fait entrer le pathétique dans la métaphysique, — ce qui n’est pas très facile et ce qu’on n’avait jamais vu.
Ainsi, dites-vous le bien, vous ne le connaissez pas. Un penseur immense et charmant, un charmant et immense artiste, voilà la double nature de cet homme qui a fait des livres trop gros, dit-on, et les intitulait de ce grand mot sec, qui ne l’était pas pour lui : L’Infaillibilité ! Voilà cet homme, qui avait le génie de l’âme, plus rare que le génie de la pensée, quoique le génie de la pensée, il l’eût aussi. Dans ce livre métaphysico-théologique, la beauté du style qu’il s’y permet est adéquate à la beauté de la pensée, et le tout tremble d’une émotion adorable, que ceux qui n’aiment pas Dieu comme cette âme privilégiée comprendront, s’ils sont capables d’un autre amour.
Il était de la race la plus distinguée des esprits, capable d’abstraction toute-puissante, avec la passion à côté, l’enthousiasme, toutes les grâces naïves et les noblesses de cœur qui font à un homme la plus belle aristocratie, et, malgré tout cela, c’est pourtant l’écrivain que, dans le silence dont nous nous plaignions pour lui au commencement de ce chapitre, un critique d’un talent aigu, mais épointé, ce jour-là, par le préjugé philosophique, n’a pas craint d’appeler « un marguillier ».
Un marguillier ! Il était bien capable de l’être, quand il vivait, de la paroisse de Saint-Bonnet, dont il a été l’honneur comme il eût été celui de toutes les marguilleries de France. Mais si l’on entend par ce mot de marguillier, mal choisi pour tout le monde, ce que je ne veux pas comprendre, je dirai, moi, à son critique, qu’il est marguillier comme Platon — lequel, du reste, avait vendu de l’huile — était épicier.
La Douleur
V
Son livre de la Douleur vient bien sous ma plume, dans un temps où les derniers philosophes de ce moment du siècle sont Schopenhauer et Hartmann ! Je ne sache pas, en effet, de meilleure occasion de parler maintenant de Saint-Bonnet, et vous allez tout à l’heure le comprendre. Saint-Bonnet — l’auteur de ce livre — fait le plus frappant, le plus intéressant et le plus lumineux contraste avec Schopenhauer et Hartmann, et ils s’éclairent trop bien tous trois pour que, dans ces élucubrations critiques, je ne les fasse pas se suivre et, en se suivant, s’opposer… Ils sont tous trois, en effet, des philosophes et des métaphysiciens. Ils ont tous les trois fait des livres sur le même sujet : la Douleur, — sujet mystérieux et terrible ! — et ils ont tous les trois donné contre elle une panacée. Schopenhauer et Hartmann, ces esprits de grotesque et lamentable ressource, n’ont rien trouvé de mieux que l’anéantissement sommaire du genre humain, — préalablement abêti par eux et par leurs œuvres, il n’avait plus besoin de mourir ! — que le suicide universel, — pour faire suite au suffrage universel : charmante liaison d’idées !… Nous allons voir ce que Saint-Bonnet a trouvé, lui… Ce qu’il n’a pas trouvé, par exemple, c’est un commentateur comme M. Caro. Il ne l’a pas trouvé, j’imagine, en Allemagne, comme Schopenhauer et Hartmann l’ont trouvé en France. Il ne l’a pas trouvé même en France, sa belle patrie ; car le livre que voici, qu’on a republié avec une obstination courageuse, y existait depuis plus de trente ans comme un diamant dans une caverne, et les têtes philosophiques de la Revue des Deux-Mondes, qui revoit, mais qui ne voit pas, n’en ont jamais dit le moindre petit mot, et les lunetiers de l’Académie des sciences morales n’ont pas aperçu le diamant. En France, on s’assied sur le puits de la Vérité, et c’est comme cela qu’on le bouche… Certes ! si elle lève les yeux, il y a là de quoi l’empêcher de sortir.
Et voilà pourquoi ce livre de la Douleur est resté si longtemps parfaitement ignoré en France, malgré la clarté française d’un titre qui dit bien ce qu’il doit dire, qui ne s’appelle ni l’inconscient ou le surconscient, ni le un-tout, ni d’aucun de ces titres, obscurs comme fumée, si chers aux ramoneurs allemands et si respectés des Trissotins de France, qui les croient profonds. Saint-Bonnet ne donne pas dans ces logomachies. C’est un génie clair comme le jour et, s’il est profond, c’est comme l’espace : on voit jusqu’au fond de sa profondeur, Seulement, il faut y regarder, et c’est — il faut le répéter sans cesse quand il s’agit de Saint-Bonnet, — ce qu’on n’a pas fait jusqu’ici. Qui le connaît, Saint-Bonnet, malgré l’importance de ses travaux ?… Nous sommes peut-être une dizaine en France qui admirons ce grand esprit, inconnu pour trois ou quatre raisons suffisantes, justifiant très bien, du reste, sa majestueuse obscurité. Et c’est d’abord qu’il est un métaphysicien, dans un pays de physiciens qui ont escamoté la métaphysique. Ensuite, c’est que même sa métaphysique sort à brûle-pourpoint d’une théodicée, et qu’elle n’est, en dernière analyse, qu’une théologie, dans une époque qui n’admet plus Dieu et où le naturalisme le plus grossier est toute la réalité, en philosophie, et tout l’idéal, en littérature ! Enfin, c’est que, comme tous les forts penseurs qui créent leur langue avec leurs idées, Saint-Bonnet a sa langue, réfléchie, exacte, marquée au coin axiomatique d’un esprit puissamment généralisateur. Il faut l’apprendre pour la comprendre, et on lui préfère les plus vils argots ; c’est plus vite appris ! Saint-Bonnet, — pour qui, depuis des années, je brûle vainement dans les journaux l’amadou de mes pauvres articles, sans avoir jamais pu allumer la torche à laquelle il a droit et qui devrait marcher devant lui comme la flûte devant le triomphateur romain, — Saint-Bonnet, l’auteur de l’Unité spirituelle, de la Restauration française, de l’Infaillibilité, de l’Affaiblissement de la Raison en Europe, de la Légitimité, de la Chute, etc., n’a pas (comme vous le voyez) que ce livre de la Douleur au riche budget de ses œuvres· Malheureusement, ces œuvres, qui devraient éclater de gloire, n’ont pas fait le bruit de la moindre sottise, et c’est nonobstant appuyé sur elles qu’il reste tranquillement, attendant patiemment la Postérité. Quand on les ouvrira un jour, ces œuvres, fermées aux plates et indignes préoccupations de ce temps, on s’apercevra avec étonnement de la hauteur d’un pareil socle, encore moins haut cependant pour les yeux que pour la pensée…
Le livre de la Douleur que j’en détache aujourd’hui, — au moment où les folies — furieuses à froid — de Schopenhauer et de Hartmann, au lieu de rencontrer en France, dans le spirituel pays de Rabelais, le violent fouailleur, armé du fouet de toutes les Furies de la gaieté, qu’elles méritaient pour tout critique ont eu le bonheur d’y rencontrer ce vulgarisateur respectueux et d’un sérieux… de luxe, en cette occurrence, M. Caro, — ce livre de la Douleur, par Saint-Bonnet, — dont M. Caro ne parlera jamais, — doit être mis à part de tous les autres livres qui ont jamais touché à ce sujet. Il s’en distingue principalement par là qu’il n’est point l’expression d’une sensibilité éplorée ou d’un ressentiment désespéré contre l’insupportable et incompréhensible douleur de la vie. Ce ne sont pas des moralistes ordinaires, quel que soit l’extraordinaire de leur talent, ce n’est ni Montaigne, par exemple, ni La Rochefoucauld, ni Vauvenargues, ni Chamfort, ni madame de Staël (la madame de Staël du sombre livre de l’Influence des passions sur le bonheur individuel), ni même le religieux et platonicien Joubert, qui auraient pu écrire ce traité de « la Douleur », tracé d’une main si attendrie, mais si ferme, pour nous la faire comprendre et pour nous la faire accepter… On sent, en le lisant, qu’on n’a plus affaire ici à un moraliste au détail, inspiré par le spectacle isolé de la misère humaine, étudiée peut-être sur son âme, mais à une tête d’ensemble qui a une nette et transcendante conception de la vie et de la destinée, et qui fait rentrer la douleur dans la notion la plus profonde des choses et dans le pian providentiel de la Création. On est bien loin ici de tout sentiment vulgairement humain ! Qu’on le sache et qu’on ne l’oublie pas : il n’y a dans ce livre de Saint-Bonnet sur la douleur ni stoïcisme, ni résignation, — ni le stoïcisme qui est de la résignation orgueilleuse, ni la résignation qui est du stoïcisme humilié, fatigué, abattu. Il n’y a pas de sentiment quelconque ; il n’y a tout simplement que de la lumière… l’impersonnelle lumière qui pénètre tout, en l’éclairant !… Et c’est là encore, pour le dire en passant, une raison à ajouter aux autres pour que ce traité de « la Douleur », qui ne s’arrête pas à la bagatelle des larmes et qui, comme Julien l’Apostat, ne jette pas non plus du sang de sa blessure contre le ciel, ait partagé le triste sort de tous les écrits de Saint-Bonnet, qui échappent à leur époque par leur élévation même et ne se courbent pas au niveau de cette masse qu’on appelle le public… « Il faut que tout se paye toujours ! » disait Napoléon Bonaparte, — et voilà comment, dans ce monde, se paye la Supériorité !
VI
« Les hommes — dit Saint-Bonnet dans son livre de la Douleur — ont divisé les sciences. Au fond, il n’y en a qu’une : celle qui rattache l’homme aux lois ineffables de l’Être qui l’a constitué. »
Et c’est de cette hauteur métaphysique qu’il s’élance, ce magnifique métaphysicien ! Pour mon compte, je crois ravoir souvent dit, je ne tiens pas en grand respect la métaphysique, ayant travaillé assez de temps dans ce
moulin vide pour m’apercevoir qu’il n’y avait jamais de grain à moudre sous cette roue qui allait toujours ! Mais Saint-Bonnet n’est pas plus un métaphysicien ordinaire qu’un moraliste ordinaire. Il double sa métaphysique de quelque chose qui n’est pas de la métaphysique. Il la double, pour en faire le pain de notre intelligence, de la Parole divine, de la Révélation, de la Tradition catholique et de l’Histoire. Avec la moelle de tous ces lions qu’il lui fait avaler, la métaphysique, l’inerme (sic) métaphysique, finit par être quelque chose. En d’autres termes, Saint-Bonnet est cérébralement une force métaphysique mise au service de l’idée chrétienne, opérant dans l’immensité de ses triples dimensions. Avec tout son génie, indiscutable pour ceux qui l’ont lu et médité, que serait Saint-Bonnet, réduit à sa seule aptitude métaphysique, sans la réalité de la Révélation et de l’Histoire !… Ce qu’il serait ? Un gymnaste, plus herculéen, à coup sûr, que les autres métaphysiciens, mais rien de plus, car ils ne sont pas davantage. La science, la seule science qu’il reconnaisse, avec raison, et qui importe à l’homme : la science de son être et de l’Être, il ne l’entend que dans le sens révélé du mot. Or, le mot ne représente pas pour Saint-Bonnet ce qu’il représentait pour Kant ou Hégel. Son ontologie, à, lui, n’a rien de commun avec leurs ontologies, à eux. Son Infini, quand il parle de l’Infini, n’est pas le leur ; car eux, plus ou moins panthéistes, si on leur appuie sur
la gorge on ne peut pas dire qu’il en sorte la notion juste de l’Infini. Or écoutez ce commencement superbe du livre de la Douleur : « L’homme est comme une production de l’Être en dehors de l’Infini. Pourquoi sortir de l’infini ? Comment rentrer dans l’Infini ? C’est là, tout le problème de l’homme. Il doit sortir de l’Infini pour prendre place dans l’éternelle béatitude, car le bonheur est la fin suprême de l’Être. Mais il faut rentrer dans l’Infini sans s’y confondre, et cependant il faut en avoir la nature, pour en posséder le bonheur. Or la personnalité se déploie en pénétrant dans le mérite, et le cœur se divinise en pénétrant dans l’amour. Le mérite est la forme qui rend l’homme visible au milieu de la gloire, et l’amour est le signe de race qui doit le réunir à Dieu… »
Est-ce assez plein, assez carré, assez cubique, pour qui sait comprendre ?… Jamais de plus belles et de plus profondes paroles n’ont été écrites sur la destinée et la nature humaines. Elles ouvrent le traité de Saint-Bonnet sur la Douleur et elles sont grosses de tout le livre. Il tient intégralement là-dedans. Mais le penseur qui l’y a mis l’en tire, et avec quelle puissance !! Allez demander aux Allemands d’Allemagne ou aux Allemands de France, — car il y a des Allemands de France, — ce que de telles paroles signifient ! Ils ne le sauront pas. Mais qu’importe ! laissons-les ! Ce sont des Allemands.
VII
J’ai donné le germe du livre, — mais nulle exposition critique ne peut se substituer au livre même… et c’est au livre qu’il faut aller. Une tête de la force de celle de l’auteur pourrait peut-être, sous ce bloc d’idées si nettement équarri, appréhender leurs développements et leurs conséquences, vues à travers cette langue si strictement condensée, cet autre bloc de cristal, dense et transparent à la fois. Mais quand on le pourrait, on se priverait encore de la beauté que le philosophe, grand artiste toujours, donne au développement de ses idées, et de la force qu’il imprime à leurs conséquences. C’est donc, encore une fois, au livre qu’il faut aller, et si on y va, on n’en reviendra pas. On restera dans cette lumière tonifiante, non pas seulement pour l’esprit, mais pour le cœur. On n’en voudra jamais sortir. Dans ce sujet d’un livre qui prêtait le plus à la lâche sentimentalité des hommes, on ne trouvera, pour mettre autour de son cœur navré par l’éternelle douleur de la vie, que des choses d’une vigueur sublime… Saint-Bonnet, l’auteur de la Chute, — de ce livre dont nous n’avons, hélas ! que les
prolégomènes, — prend pour base de toutes ses idées cette chute qui se voit partout, dans l’univers et dans les âmes, comme la lézarde d’un volcan, et que Schelling lui-même (un Allemand !), épouvanté de ne pas trouver le mot de ce monde, qui, s’il n’est pas tombé, n’est plus que l’œuvre d’un diable devenu fou, — comme disait Byron, — c’est-à-dire une absurdité, finit pourtant par accepter. La notion de l’Être absolu, pour Saint-Bonnet, donne l’être de l’homme, et c’est en creusant dans la notion de ces deux êtres, dont l’un a créé l’autre à même lui, qu’il arrive à la formation de la personnalité et du mérite dans l’homme, par l’effort et par la douleur. « Le mérite est l’apport de l’homme dans sa création »
, dit Saint-Bonnet. C’est l’effort et la douleur, fille de tout effort, qui font ce mérite, achèvement de sa création.
Il faut savoir comme il le prouve et comme il le décrit, dans la partie de son ouvrage qu’il intitule : La métaphysique de la douleur dans le temps… ! J’ai dit plus haut que cet ouvrage devait faire comprendre la douleur et l’accepter, mais ce n’était pas assez dire. Ce livre immense d’analyse ontologique et psychologique, et de portée, conclut à quelque chose de bien plus grand vraiment qu’à l’acceptation pure et simple de la douleur ! Il conclut à la faire entrer dans le désir et la volonté de l’homme, qui doit vouloir l’achèvement de son être et sa rentrée, par la souffrance, dans l’Infini qui sera sa béatitude… Effort, travail,
souffrance, voilà la loi. C’est précisément ce que Schopenhauer et Hartmann maudissent et voudraient supprimer, et ce que Saint-Bonnet glorifie. Cette loi sublime, il la montre et la suit dans tous les phénomènes qu’ils appellent, eux, le mal de la vie : la faim, — tout commence par la faim, dit-il, — le travail, l’esclavage, les infirmités des organes, les maladies, la vieillesse, — dont il donne la raison divine, la raison suprême et rayonnante, — et enfin la mort, qui commence la grande vie. Sans ce mal de la vie ici-bas, qui est toute la vie, l’homme n’agirait pas : « La liberté, ce pouvoir d’être cause, — dit, avec sa profondeur perpétuelle, Saint-Bonnet, — cette faculté du mérite, exige que l’homme se refasse lui-même. Il faut que l’âme se reprenne en sous-œuvre, à partir du commencement. Oui ! à cause même de sa faiblesse, l’homme doit s’édifier peu à peu, cran à cran, et pour ainsi dire seconde à seconde, par la vertu d’un effort sans répit. Le travail n’est que l’acte continu !… »
Vous le voyez, c’est l’exaltation la plus intense, la plus ascensionnelle de cette activité humaine, que la science et la sagesse de cette civilisation consommée, selon Schopenhauer et Hartmann, seraient d’anéantir !
Un jour, Shakespeare, le plus spontané des génies, lança dans un de ses drames cet éclair en passant, et comme passent les éclairs : que « la douleur est une culture »
. Dans un seul mot, c’était le livre que j’ai là sous les yeux. Le mot de Shakespeare, que
Saint-Bonnet, — ce penseur par lui-même, — assez fort pour pouvoir se passer de lire (Malebranche ne lisait pas), n’a peut-être pas lu dans Shakespeare, a été redit par son génie et à la manière du plus religieux et du plus métaphysique des génies. Il a vu aussi, lui, que la douleur était une culture pour l’âme de l’homme, et il l’a introduite jusque dans sa substance et il l’a poussée jusqu’au ciel, car c’est là que les âmes cultivées doivent fleurir. La réflexion a fixé l’éclair de la spontanéité et l’a élargi, et en a fait la nappe de lumière qui s’étend dans ce livre de la Douleur et qui finit par allumer et rouler dans ses plis le feu de la mysticité. Il faut savoir le dire : Saint-Bonnet est, au fond, un mystique, et cela va peut-être, dégoûter de lui quelques imbéciles d’hommes d’esprit qui allaient lui trouver du talent !… C’est un mystique malgré la force de sa raison, ou plutôt c’est un mystique dont la force de raison pourrait bien faire équation à la force de son sentiment de mystique, confluent superbe de deux facultés ! Saint-Bonnet, l’immatériel métaphysicien, ajoute à l’intuition réfléchie du philosophe l’intuition surnaturelle de sa foi et l’ardeur et l’adoration des mystiques. L’auteur de la Douleur a souvent des élancements vers ce qu’il appelle l’Infini, qui ressemblent aux Exclamations de sainte Thérèse vers Celui qu’elle appelait « son Dieu ». Son livre, qui traite de « la Douleur », et qui est plutôt un hymne à la douleur « regardée à la lueur des choses divines »
, n’explique
pas que la douleur. Il explique aussi l’amour, et le sacrifice, et la prière, et le renoncement toujours et nécessairement inspirés par l’amour, — cet amour dont la douleur, « l’auxiliaire de la création depuis le malheur de la chute »
, est « le levier » dans le cœur de l’homme, — et tout ce mysticisme d’accent qui semble couronner le livre d’une auréole de sainteté (surnaturel à part) ne le rend pas plus vrai, mais plus éloquent, plus touchant, plus pénétrant, plus chaud aux âmes et plus maître d’elles, si, dans ce triste temps, il y en avait !
VIII
Mais y en a-t-il ?… Oui, peut-être dans les cloîtres, en quelques coins retirés du monde, en quelques poitrines inclinées au pied des crucifix dans le silence de quelques chapelles. À coup sûr, s’il y en a encore, ce n’est que là ! Mais ce n’est pas dans cette tourbe d’hommes qui ne veulent plus être des âmes, qui ne veulent plus être que des esprits, et des esprits déchaînés contre la spiritualité même de leur substance, qui était leur gloire autrefois ! À une époque où les dernières Philosophies sont des outrages insensés à
l’intelligence humaine, si cette intelligence humaine n’était pas profondément et abjectement dégradée, — et dégradée au point d’admettre ces Philosophies ou au moins de les discuter, — Saint-Bonnet a grande chance, avec son livre de la Douleur autant qu’avec ses autres livres, de rester sans aucune influence sur le monde et de continuer autant que jamais, dans l’indifférence universelle, cette belle Harmonie de Lamartine : Le Génie dans l’obscurité. Notre admiration pour ses œuvres ne nous fait pas rêver. Où les Schopenhauer et les Hartmann, ces grimaçantes et risibles caricatures de la Pensée, sont quelque chose, lui, l’auguste esprit ne doit être rien. C’est, bien là l’ordre, dans ce monde désordonné, — dans ce monde du Sabbat humain, où, en toute chose, on dit la messe à la renverse. Ah ! Saint-Bonnet ! Saint-Bonnet ! Il n’aura ni Ribot, ni Caro, dans ce siècle sot. Ni de Ribot qui le traduise, ni de Caro qui le commente. Il manquera d’eux, qui ne sont pas des niais, allez ! il s’en faut, au contraire, mais des gens d’esprit qui savent ce qu’il faut servir à la curiosité dépravée des sociétés en décadence. Ainsi, on a du talent et plus que du talent ; on écrit un livre de la plus haute et de la plus rare éloquence ; on sème dans ce livre les aperçus et les axiomes ; à chaque mot, c’est, pour le lecteur, une décharge électrique d’idées neuves dans la tête et dans la poitrine ; — et tout cela est inutile ! tout cela a le malheur, définitif et suprême, d’exprimer la vérité,
l’invalidante vérité, et cette vérité est si haïe et méprisée que ceux qui pourraient lire ce livre pour sa seule beauté ne le lisent pas et n’y touchent pas, à cause de sa vérité ! La Vérité, dans notre temps, fait tort à, la Beauté même. — Ah ! tu es donc vrai ? tu n’es plus beau ! — Mais on lit avec goût et avec empressement, par exemple, Hartmann et Schopenhauer, qui ne sont ni beaux ni vrais, mais qui ont le bonheur d’être dans le faux — un faux affreux ! — jusqu’aux oreilles, et on fait accueil à ces Allemands, qu’il faudrait, si la France était encore spirituelle, reconduire intellectuellement à la frontière de leur littérature avec les coups dans les jambes de la serviette de Figaro, quand il met Basile à la porte en lui disant : « Allez vous coucher, Basile ; vous sentez la fièvre ! »
Eux, c’est bien pis que la fièvre qu’ils sentent. C’est la déjection de leurs esprits !