(1890) Les œuvres et les hommes. Littérature étrangère. XII « Macaulay »
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(1890) Les œuvres et les hommes. Littérature étrangère. XII « Macaulay »

Macaulay

I30

Ces deux volumes des Œuvres diverses n’ont pas épuisé la liste des articles que Lord Macaulay écrivit dans la Revue d’Édimbourg, à diverses époques de sa vie. Nous en aurons probablement un troisième ou un quatrième un jour, et qui sait ? peut-être avec de nouveaux traducteurs. Pour les deux volumes que voici, nous en avons bien trois ! En vérité, c’est trop de deux ! Planter un tas d’interprètes différents sur la même œuvre d’un homme, c’est appliquer réellement à tue-tête, aux choses de l’esprit, le principe économique de la division du travail.

Le premier des deux a été traduit par Amédée Pichot. Amédée Pichot a bien fait quelques contresens dans sa vie (et quel traducteur n’en fait pas ?), mais il n’en est pas moins très au courant de la langue et de la littérature anglaises. Il a la force acquise de ces luttes nommées traductions, et, ce qui est plus intime et plus important que la lettre, le sentiment du génie de l’homme qu’il traduit. — Le traducteur ou plutôt les traducteurs du second volume, c’est un M. Joanne qui s’est renforcé de M. Forgues. Ces messieurs se sont mis deux à leur traduction comme à un vaudeville, et c’est probablement M. Forgues qui est le Scribe de l’association. Lui, en effet, est très connu. Il sait bien l’anglais et il nous en a donné plusieurs traductions distinguées. Seulement, en traduisant le plus exactement, le traducteur, ne vous y trompez pas ! reste toujours dans la couleur de son esprit, et la couleur de l’esprit de M. Forgues est sévère et même un peu triste. Il a publié un recueil de Nouvelles anglaises, dont, par parenthèse, quelques-unes sont charmantes. Elles sont intitulées : Gris et Rose, mais c’est surtout le gris qui est bien venu.

Ce que M. Forgues traduirait le mieux, il me semble, ce serait un auteur puritain. Pichot, au contraire, s’est, toute sa vie, tellement frotté à de grands poètes, qu’il a pris je ne sais quels grains de poussière étincelante au velours de ces fleurs lumineuses… Eh bien, pour cette raison-là seule, Amédée Pichot vaut mieux que M. Forgues, panaché de M. Joanne ou lui faisant panache, pour traduire Macaulay, cette imagination savante, cet écrivain d’abondance et d’éclat, surtout dans la partie des œuvres dont il s’agit ; car il y a deux hommes qu’il ne faut pas confondre dans Lord Macaulay. Il y a l’homme littéraire et l’historien. Or, malgré des qualités indéniables, malgré le bruit qui s’est attaché aux Histoires de Jacques II et de Guillaume III, en Angleterre et en Europe, ce n’est pas l’historien qui, dans l’avenir, aux yeux des connaisseurs, sera le plus élevé des deux.

Non ! ce sera l’homme littéraire. Ce sera l’homme de ces Essais publiés dans la Revue d’Édimbourg, de 1820 à 1840, qu’on n’a songé à traduire en France (même les républicains) que quand Macaulay a été nommé Lord par son gouvernement, mais qui, pour être négligés et presque inconnus, n’en étaient pas moins ses meilleures œuvres. Et notez bien que j’ai dit : « l’homme littéraire », en parlant de Macaulay et de sa plus réelle supériorité, et que je n’ai pas dit : « le critique littéraire ». C’est là pourtant ce qu’on prétend qu’il est : un très grand critique ; mais moi, je dis que l’homme littéraire n’est pas chez lui monté jusque-là. Je dis que ce fruit rare et exquis d’un grand critique en littérature n’a pas noué sur cette tige superbe qui le promettait.

Mais la tige est assez belle pour qu’on regrette ce qu’eût été le fruit et pour qu’on l’imagine ; mais ces Essais, qui furent l’honneur de la Revue d’Édimbourg, et qui témoignent d’un talent plus grand dans le jeune homme qui les publia que les pages de sa maturité, disent suffisamment ce que Macaulay aurait pu être s’il n’avait pas préféré les faits politiques aux faits esthétiques, et s’il n’eût pas abandonné la littérature pour l’histoire. De tendance naturelle et de facultés, il semblait certainement destiné à être un esprit d’exception autant que le poète lui-même, c’est-à-dire le critique qui, lorsqu’on a senti le poète, le fait comprendre mieux en analysant sa puissance. Ceux qui furent témoins de ses débuts le crurent et le dirent assez haut, et moi, en lisant ces pages lointaines et oubliées, je crois comme eux, oui ! je crois qu’il avait vocation.

Dès ses premières compositions, qui furent des vers (The last Lays of anciens Rome), Macaulay montra cette imagination docte qui est la vraie imagination du critique, laquelle s’embrase en se ressouvenant et diffère si profondément de l’imagination créatrice du poète. Et du critique, il eut bien d’autres qualités encore. Par exemple, il avait l’étendue, l’étendue qui devient de la profondeur en se concentrant ; car dans la géométrie de la pensée, la profondeur, c’est de l’étendue du haut en bas, comme l’étendue, c’est de la profondeur de long en large. Il avait de plus la sensibilité gouvernée, la force comparante et le calme, ce calme imposant qui n’est pourtant pas la froideur.

Voilà quels furent, et tout de suite saillants, les caractères primitifs de cet esprit bien né et bien portant, si succulent, si frais et si robuste, d’un sang très pur, sans humour ni humeur, sans enfin une seule des maladies intellectuelles qui font si souvent des esprits anglais, et même des plus grands, ou des maniaques sublimes ou tout au moins des excentriques et des originaux. Mais s’il n’avait pas les maladies ou les affectations de l’esprit anglais, Macaulay dut en avoir les préoccupations de bonne heure, et ces préoccupations n’entravèrent pas seulement, mais changèrent entièrement le développement de son génie.

L’utilitarisme anglais, la politique anglaise, l’action anglaise, s’emparèrent de lui et nuisirent à un épanouissement de facultés qui eût été splendide, s’il avait été libre et dégagé de toute influence extérieure. Pour être un grand critique, en effet, il faut n’avoir souci que d’œuvres et d’esprits. Il faut que l’art et son but, qui est la beauté morale et sensible, soient la préoccupation première. Or, à l’exception de quelques poètes — exception partout — emportés par cette belle démence dont parle Shakespeare, et dont le génie traîne la volonté après soi, comme le cheval sauvage traîna Brunehault, la littérature désintéressée a toujours fort peu existé en Angleterre, dans ce pays de l’intérêt dont Bentham a théorisé les pratiques ; et Macaulay eut l’ambition de son pays. Il est vrai que cette ambition fut heureuse. Il est mort avec des millions, là où un poète comme Chatterton et un historien comme Gibbon, qui eut le tort de ne pas écrire une histoire anglaise, étaient à peu près morts de faim, et il fut créé Lord dans ce Parlement d’Angleterre qui avait cru payer son prix fort au génie de son grand Walter Scott, en en faisant un baronnet !

II

Telle a été, mais achetée au prix de facultés méconnues et perdues, la destinée de Macaulay, et telles furent les raisons, assez vulgaires, qui, après un début aussi éclatant que le sien, firent d’un critique de littérature désintéressée un écrivain d’histoire intéressée ; car Macaulay n’est pas plus élevé que cela : c’est un historien de parti. S’il était un chef de parti, je sais la considération intellectuelle que j’aurais pour lui, en la mesurant au mot de Goethe : « Un chef de parti n’est jamais, après tout, qu’un bon caporal. » Mais Macaulay n’est qu’un soldat, le soldat d’un parti. Pour cette raison, il n’a pas et ne pouvait pas avoir, comme historien, le sentiment impersonnel et éternel des choses qui donne à l’Histoire sa majesté, même sous la plume d’un petit écrivain grec (græculi) qui écrit la guerre de ce petit pays qu’on appelle le Péloponèse. Son patriotisme d’Anglais, et d’Anglais d’un certain côté de la Chambre des Lords ou des Communes, ratatine en lui l’historien. Son Jacques II, que je n’ai pas à juger ici, et son Guillaume III, qui en est le corollaire, ne sont, au fond, qu’une thèse whig très passionnée… Du reste, dès sa jeunesse, le whig tenait si fort Macaulay, que, dans son article sur Milton, — certainement une des plus belles choses qu’il ait écrites et l’une des plus belles qu’on ait écrites sur ce grand poète, — il se laisse emporter par son whigisme de la manière la plus… juvénile dans un hors-d’œuvre brillant, audacieux et colère. Cela ressemble presque à une expédition ! Il y défend le régicide, et y applaudit, en principe, au meurtre de Charles Ier

Certes ! je ne demande pas à Lord Macaulay, le protestant anglais, et qui veut être conséquent en avant comme en arrière aux principes de la Constitution de 1688, d’avoir sur la souveraineté les opinions de Joseph de Maistre, mais pourtant il y a autre chose de plus noble et de plus chrétien, et, si nous sortons de l’ordre sentimental pour entrer dans l’ordre rationnel, de plus mâle et de plus profond à invoquer contre un Roi, même coupable, que la loi du talion et l’utilité, qui composent, à peu près, toute la morale de Lord Macaulay sur cette question et sur toutes les autres. Et ici, ce n’est pas même l’Histoire, pour laquelle il me semble beaucoup moins fait que pour l’analyse des œuvres de l’esprit et leur appréciation, que je reproche à l’écrivain : c’est l’absence de moralité certaine, de cette moralité qui doit être le fond de toute Histoire, et qui, pour cet homme trop anglais, n’est jamais tout au plus que cette espèce de comfort moral que les plus délicats parmi ses compatriotes expriment adroitement du grossier principe de l’utilité !

Et c’est le manque de grande et forte conception morale dans Macaulay qui, bien avant qu’il eût passé avec armes et bagages de la Littérature à l’Histoire, fait déjà le vice principal et radical de sa critique dans les quelques morceaux, admirables sous d’autres rapports, que nous avons de lui, et qui en aurait été, je le crains bien, le vice éternel, en supposant qu’il ne fût jamais devenu, lui, le transfuge de la littérature. Oui ! en morale, il eût toujours, je m’imagine, été sans profondeur. Or, que peut devenir, sans la morale, l’esthétique des nations très civilisées et très intellectuelles ?… Dans son morceau sur Milton, dont je reparlerai encore, car il est le morceau tout à fait supérieur des deux volumes publiés jusqu’à présent, ne définit-il pas l’erreur, comme Milton, du reste (mais si les bêtises des gens d’esprit sont plus grandes que celles des sots, que ne sont pas celles des hommes de génie !), et n’affirme-t-il pas qu’elle n’est rien de plus qu’une opinion égarée, c’est-à-dire, si cela veut dire quelque chose, qu’elle n’est pas le mal absolu qu’implique en soi, pour nous, toute erreur, dans sa quantité déterminée !

C’était bien là, du reste, la pensée que devait avoir sur l’erreur l’écrivain qui, en 1827, tirait l’innocence de Machiavel de la culpabilité universelle de son époque, et qui, en 1833, réduisit cette impudente thèse historique en axiome, quand il dit dans son Robert Walpole, innocenté comme Machiavel et encore mieux, car il était whig : « qu’on ne peut pas blâmer un homme de ce qu’il n’est pas supérieur à son siècle par sa vertu… » Certes ! on est bien aise d’apprendre au moins de ce blanchisseur de Machiavel et de Walpole, que, pour la lessive des hommes les plus sales de sang, de boue et de poison, qu’il y ait dans l’Histoire, il faille aussi peu de savon que cela !

III

Ainsi, vous le voyez, quoiqu’il ne s’agisse ici que des Œuvres diverses de Lord Macaulay et non de ses travaux spécialement historiques, il n’est pas cependant possible d’écarter cette idée d’Histoire qui revient toujours dans Macaulay, qui le hante, le tente, le possède, et a fini un jour, comme un démon, par l’emporter ! Je l’ai dit déjà, dès les premiers instants de cette pensée qui eût dû rester littéraire, le démon de l’Histoire (ce démon si anglais des faits politiques !) versa toujours trop de biographie, trop de détails inutiles et insignifiants, qui n’éclairent ni l’œuvre qu’on juge, ni l’homme qu’on veut pénétrer, en ces articles qui perdaient par là de leur beauté et de leur pureté de critique, et qui n’avaient pas besoin de ces pieds d’argile pour avoir une tête d’or !

Mais bientôt cette soif britannique de faits politiques s’accrut si fort en Macaulay, qu’il préféra aux grandes individualités littéraires les grandes individualités de l’Histoire, et cela sans cesser d’être un critique encore. Ouvrez, en effet, ces deux volumes, qui certainement ne contiennent pas la moitié des travaux de Macaulay à la Revue d’Édimbourg, et vous trouverez sur onze articles, en totalité, que renferment ces deux volumes, cinq essais entièrement historiques : Les deux Walpole, William Pitt, Lord Clive, Hastings, et Frédéric. Seulement, admirez la besace humaine ! ces cinq essais auxquels Macaulay mit son amour et qu’il crut sa gloire, sont bien tout ce qu’il y a de moins aperçu, de moins approfondi et de moins fortement rendu dans son recueil.

Le Frédéric est tout à fait médiocre. Il n’a pas même été achevé. Le William Pitt accuse les prétentions les plus exorbitantes, et l’une d’elles, c’est d’en faire un whig !… Ce whigisme, qui infecte tout de son poison… innocent, est si insupportable dans Macaulay, que ceux-là — et nous sommes du nombre — qui aiment l’originalité partout et même en Histoire, quoiqu’elle y soit plus téméraire qu’ailleurs, n’ont aucun plaisir de surprise à voir Macaulay couper Pitt en deux, comme l’enfant de Salomon, et en faire deux Pitt très distincts, — l’un d’avant 1792, qui ressemblerait beaucoup à Fox, un Pitt philanthrope, négrophile, amoureux de liberté, presque un quaker, et l’autre d’après 1792, le détestable, celui-là, selon Macaulay, l’esprit brouillé et brouillon, l’emporté, le tory des coalitions !

Quant à Clive et Hastings, les faits y sont et y roulent, exagérés comme le théâtre indien sur lequel ils se produisent avec la grandeur qui leur est propre, mais nous ne voyons ni se bomber ni se creuser ces deux individualités énormes, Clive et Hastings, que l’on peut montrer de deux manières : par le relief ou par l’intaille, selon qu’on est un artiste ou un penseur ! Dans les Walpole, il est vrai, le talent de Macaulay commence d’apparaître, mais ce n’est pas dans Robert, sujet politique et plaidoirie whig, qu’il se montre, c’est dans Horace, sujet humain et littéraire, qui allait aux instincts et au genre de sagacité de ce grand critique littéraire en puissance, mais seulement en puissance, car il y est resté !

IV

Or, ces instincts de Macaulay qu’il n’a pas assez écoutés, nous en pouvons juger la supériorité et la justesse dans les autres articles purement littéraires. Cependant, ces articles, — excepté le Milton, qui est, comme profondeur d’étude, intussusception et caractérisation du génie d’un poète, de la plus souveraine beauté, — ces articles ne sont pas les plus beaux de la collection de Macaulay, qui écrivit un Milton encore (il ne pouvait, à ce qu’il paraît, s’assouvir de Milton), et un Bacon, et un Byron, qu’on nous donnera plus tard, j’espère. Il y en a un sur Goldsmith, sur Atterbury, sur Bunyan, sur Addison, vu jusqu’au fond de son dernier sourire comme à travers un cristal, — cet Addison, un Voltaire doux et pur, absolument comme Fénelon était un serpent sans venin, — et enfin sur Johnson, ce Samson anglais par la force de l’esprit comme par la force du corps, un grand critique anglais, mais, hélas ! avec ces furieuses maladies anglaises dont je parlais au commencement de ce chapitre, et que n’aurait jamais eues le lumineux bon sens de Macaulay s’il était demeuré fidèle à ses naturelles facultés. L’étude sur Johnson est aussi mâle que son sujet.

Il est évident que l’homme et le talent sont pénétrés par Macaulay à travers tout ce qui ferait rempart pour un autre, et qu’il arrache la personnalité vraie, l’entéléchie, comme dirait Aristote, à cette nature épaisse, têtue, troublée, caverneuse, despotique et méchante, mais géniale au fond et tendre tout au fond ; car il aima sa femme d’un amour divinement fidèle, ce monstre de chair, d’esprit, de mémoire, de scrofules, ce Caliban de tout, qui s’appelle Samuel Johnson ! Johnson et Milton, voilà les deux plus grandes choses du recueil des Œuvres diverses ; mais je ne les comparerai pas, quoiqu’ils soient également compris.

D’ailleurs, Milton n’est pas seul sous le regard de son critique, qui nous fait comprendre son génie en lui donnant pour repoussoir le génie du Dante, c’est-à-dire en mettant, comme Michel-Ange à Saint-Pierre, une difficulté sur une difficulté. Si, comme l’a dit Pascal, plus on a d’esprit, plus on voit de différences entre les choses qui se ressemblent, Macaulay a dû en avoir une fière quantité ce jour-là.

Mais, nous ne le répéterons jamais assez, c’est justement cet esprit-là, qu’il eût dû développer en ne sortant pas de ses voies, que nous regrettons amèrement, comme un bien perdu, en lisant ces Œuvres diverses. Diverses, en effet, et même différentes : supérieures ici, inférieures là, selon les sujets que l’auteur y aborde. Quand le sujet tourne à l’histoire, le talent de Macaulay entre dans l’ombre de ses préjugés d’Anglais, et il y disparaît comme sous une voûte ; mais quand il revient à un homme ou à une question de littérature, son talent reparaît comme par enchantement dans la lumière, et il a sa vraie vie alors ; car l’auteur des Œuvres diverses est fait non seulement par le fond de l’esprit, comme tout le monde, pour la lumière, mais il est fait pour elle par la forme extérieure de sa pensée. Il est travaillé pour être éclatant. Son style a besoin de jour, comme certains tissus faits pour le renvoyer. C’est un déroulement semé d’antithèses, comme celui d’une pièce de velours semée de paillettes qui auraient chacune un feu différent.

L’écrivain, chez lui, l’écrivain dont la force poétique est toujours donnée par la comparaison, a la comparaison surtout ingénieuse, et il la suit longtemps quand il la trouve… En somme, si le critique défaille souvent pour les causes que j’ai dites, l’écrivain se soutient toujours, et c’est ce souci d’être toujours écrivain qui fait de lui un esprit, avant tout, littéraire et inaliénablement tel, alors même que le critique littéraire a disparu dans l’historien à prétention, dans le whig incessamment présent, dans l’utilitaire, dans le scholar ; car il est resté scholar aussi, d’habitude intellectuelle et même quelquefois de langage, cet homme qui n’a pas, malgré une force incontestable, su rompre ces emmaillottements !

Certes ! tout ce que j’ai exposé dans ce chapitre n’a pas changé l’opinion que j’exprimais en le commençant. J’ai nié le critique complet, absolu, décisif, celui dont Macaulay, en se réduisant à n’être que critique, eût peut-être réalisé l’idéal ; mais je n’ai pas nié le critique fragmenté, inachevé, le critique par moments, par éclairs, par percées, qui est ici et qui est le vrai Macaulay de la Gloire et de la Postérité. L’autre, l’historien de Jacques II et de Guillaume III, n’est que celui du Parlement.

V31

Les Essais littéraires ne sont qu’une partie des Essais de Lord Macaulay. Il en est d’autres, que M. Guillaume Guizot a aussi traduits, sous le titre d’Essais historiques et biographiques. On sait, d’ailleurs, que le mot essai n’a pas en Angleterre le même sens qu’en France, où un homme qui s’essaie à faire quelque chose et qui, par modestie, appelle, la chose qu’il a peut-être manquée un essai, ne se nomme point un essayist. En France, un homme qui a manqué son coup ne s’appelle jamais qu’un homme malheureux…

Or, l’essayisme anglais n’est pas une infortune. C’est une spécialité, et cela peut être une gloire. C’est la plus libre et la plus noble des formes que la Critique puisse revêtir. Il consiste à prendre un livre quelconque et à exécuter sur ce livre autant de variations qu’on en peut avoir dans l’esprit, comme un instrumentiste habile en exécute sur un thème qu’il n’a pas créé. C’est un genre, sinon inventé par les Anglais, — car nous avons Diderot, qui fut quelquefois, à son insu, un essayist, — au moins très illustré par les Anglais, et entre eux tous par Lord Macaulay, dont le plus glorieux titre, parmi tous ses titres, sera d’avoir été le premier essayist de la première Revue du monde, la Revue d’Édimbourg.

Ce fut là son premier mot en littérature, et ce fut son meilleur. Rien depuis, dans sa vie, n’a valu ce premier cri de la vocation. Macaulay est certainement un des plus grands critiques du xixe  siècle, en Europe, et je dirais même qu’il est le plus grand, s’il n’avait pas été historien. L’historien qu’il a voulu être a imprimé souvent au talent radieusement impartial du critique une grimace passionnée et déjà vieillotte ; car cet historien n’est jamais qu’un whig. Je sais bien qu’il y a les historiens immortels de la nature et de l’espèce humaine à travers les formes accidentées des peuples, et ceux-là ne font jamais grimacer l’impartialité de l’esprit ; mais il y a les historiens des partis qui passent et qui demain ne seront plus, et malheureusement c’est parmi ces derniers que Macaulay alla perdre la sérénité de sa pensée et la bonne humeur de son génie.

L’auteur du Guillaume III et du Jacques II, qui n’est, après tout, que l’avocat très instruit, très ardent et aussi retors que s’il était froid, d’un parti, avait mieux à faire, pour l’état de services de sa gloire, qu’une histoire qui pourrait bien n’être, au fond, sous des formes larges et décevantes, que le plus éloquent des pamphlets. En obéissant à sa nature, qui était un superbe et fécond tempérament littéraire, Macaulay aurait multiplié des œuvres semblables à ces Essais qu’on a eu raison de mettre à part des autres, gâtés par la politique qui s’y mêle. Or, s’il n’eût pas gagné à cela d’être Lord d’Angleterre, il n’en eût pas moins été partout Lord de la Critique, puisque « Lord » signifie « Seigneur ».

VI

Je ne connais personne, en effet, quand j’y regarde avec attention, qui soit plus fort que Lord Macaulay en critique littéraire, dans un temps que les critiques, assez intéressés à la chose, vantent plus pour sa critique que pour ses inventions. Si peu que je sois de cet avis, quand je pense à des inventeurs comme Walter Scott, Lord Byron, Chateaubriand et Balzac, qui furent tous, je crois, du xixe  siècle, je n’en confesserai pas moins que la Critique a pris dans notre temps des proportions qu’on ne lui connaissait pas il y a un siècle, et que Macaulay, par exemple, puisqu’il s’agit de lui, n’a pas peu servi à l’arracher à l’affreux pédantisme dans lequel elle rampait, le long des œuvres du génie.

Demandez-vous ce qu’était la Critique du temps de Johnson, en Angleterre ? Demandez-vous ce qu’elle était, en France, du temps de Boileau et même de Voltaire, critique dans son Commentaire sur Corneille ? Vous rappelez-vous cette lourdeur et tout ensemble cette superficialité ?… Vous la rappelez-vous, ce vieux bas-bleu, qui invoquait sans cesse et sans foi Aristote, Longin, Quintilien, et marquait les fautes contre les règles, et quelles règles ! et contre le goût, et quel goût ! et qui croyait avoir tout fini de son intéressante besogne, quand elle avait poinçonné et plombé un livre ; car voilà ce qu’ils étaient tous, les critiques d’alors : des poinçonneurs et des plombiers !

Avant que madame de Staël, comme fécondée par je ne sais quel mystérieux pollen littéraire, écrivît son livre De l’Allemagne, qui se doutait que la Critique, avec ses œillères, pût relever son front, laborieusement abaissé vers les œuvres dont elle avait à rendre compte, et regarder autour d’un livre, — au-dessus, — à côté, — pour mieux le comprendre et le voir ?… Qui se doutait, du temps de ces animaux qui ont bien dû s’appeler Bossut ou Le Batteux, que la Critique pût, comme la Poésie, avoir des ailes ? Qui se doutait qu’elle pût monter à une hauteur où jamais on ne l’avait vue, et d’où, grâce à Dieu ! elle ne descendra jamais plus ?

Personne ne s’en doutait. Personne n’en avait la pensée. Aussi, quand les premiers articles de Macaulay parurent, vers 1823, dans cette Revue d’Édimbourg qui fit jaillir les Revues du sol, par toute l’Europe, comme Pompée se vantait de faire jaillir de terre, d’un seul coup de pied, des soldats, on s’étonna, on fut charmé de ces articles substantiels et légers qui n’étaient plus de la critique par pieds, pouces et lignes, appliquée à plat sur un livre comme la mesure d’un tailleur sur le corps d’un homme, mais qui semblaient toute une atmosphère dilatée autour de ce livre et chargée de toutes les influences dans lesquelles on le retrouvait ! Jusque-là, si quelque chose d’analogue avait été tenté en Angleterre ou en Allemagne, rien de si parfait, de si net, de si plein et en même temps de si rapide, n’avait été réalisé.

Macaulay devint un modèle, et chacun essaya de faire du Macaulay, sans en rien dire, et avec ses facultés personnelles. Cette forme élargie et flottante de la Critique moderne, qui, à propos d’un ouvrage à serrer dans son étau, peut embrasser le monde tout entier, cette forme qui n’était plus le livre et qui n’était pas non plus l’article de journal, était née. Tout ce qui écrivait voulut écrire dans cette espèce de rhythme, oserai-je dire, dans cette forme équilibrée et docte où le critique pouvait se montrer aussi grand à sa manière que l’homme qu’il critiquait s’était montré grand à la sienne, et créer à son tour, comme l’homme dont il jugeait l’œuvre avait créé.

VII

Ainsi, Macaulay n’est pas seulement un homme de talent qui se lève tout à coup dans le xixe  siècle, et qui, plus heureux que les hommes de talent ne le sont d’ordinaire, y prend sa place sans attendre, c’est de plus une influence certaine dans l’histoire de la Critique et de ses progrès. Inventeur ou non de la forme dont il s’est servi, il s’est joué dans cette forme avec tant d’aisance et de grâce, qu’il en a démontré, en s’y jouant, toute la supériorité.

C’est par là qu’il marqua incontinent et sans conteste, et c’est par là qu’il restera. Doué de l’imagination la plus opulente, qui saisit et reproduit avec éclat toutes les analogies et toutes les différences, puissant par la vaste étendue de l’esprit et par une étendue non moins vaste de connaissances, Macaulay pourrait être regardé comme un critique complet s’il avait le jugement souverain, qui est le coup de hache définitif et mérité par lequel le critique ressemble à l’homme d’État, et dont l’un ne peut pas plus se passer que l’autre. Mais il est de la nature des esprits très étendus de ne pouvoir conclure, empêchés par le nombre de choses qu’ils voient ; et tel est le seul défaut qu’en cherchant bien on peut trouver à la cuirasse de Macaulay, lequel n’en demeurera pas moins à la tête des critiques de cet âge, qui, tous, sceptiques en plus ou en moins, n’ont pas l’ensemble de ces fortes, saines et brillantes facultés que nous montrent, parce qu’ils nous les montrent presque sans alliage, les Essais littéraires.

Je dis : presque. J’aurais voulu dire : tout à fait. L’historien, le protestant, l’Anglais, ces trois vivants préjugés, qui ont mêlé tant de fois, en Macaulay, leur triple personnalité intéressée et turbulente à l’impersonnalité du critique, apparaissent encore dans cet article sur Southey, que M. Guillaume Guizot aurait pu retrancher de ces Essais purement littéraires. Seulement, Macaulay y paraît aussi sous un jour si neuf, son sarcasme et sa grandiose insolence s’y ajustent, avec tant de proportion, à la bêtise de Southey, cette tête épique, dont la bêtise fut quelquefois comme la tête, que la légère inexactitude de M. Guizot dans sa classification, il n’est pas difficile de la pardonner.

Excepté, en effet, cet article sur les entretiens politiques de Robert Southey, le lauréat et le tory, les autres articles du volume sont choisis avec discernement par l’excellent traducteur, qui a si lumineusement pensé en mettant dans un cadre spécial le critique, que les Miscellanées publiés à Londres avaient placé pêle-mêle avec l’écrivain politique et que la traduction d’Œuvres diverses de Macaulay, faite de compte à demi par Amédée Pichot et par Forgues, avait également confondus.

Nous avons exprimé déjà notre regret de voir une misérable préoccupation politique tacher la pureté littéraire d’un travail aussi magnifique que l’article consacré à Milton, par exemple, et l’espèce d’irritation que nous eûmes la faiblesse d’en ressentir. Hélas ! plus on admire, c’est comme plus on aime ! Notre admiration pour les grandes et quelquefois charmantes qualités du critique de la Revue d’Édimbourg se changeait en colère, parce qu’il ne restait pas toujours dans le jour seyant à son talent, parce qu’il semblait faire défection à ses propres facultés en faisant défection à la littérature, et qu’il troublait, en introduisant la politique dans son œuvre, le jugement qu’on devait en porter.

VIII

Eh bien, voici qui n’arrivera pas pour les Essais littéraires traduits et publiés par M. Guillaume Guizot. À l’exception de celui-là que je viens de signaler, ils sont tous bien parfaitement littéraires. Ils ne sont pas, certes ! aussi nombreux que je le voudrais ; mais, tels qu’ils sont, ils donnent une idée suffisante de la valeur et de la portée de Macaulay comme critique et comme écrivain. L’Histoire de la Grèce par Mitford, — les Orateurs athéniens, — le Dante, — Pétrarque, — John Bunyan, — les Poètes comiques de la Restauration, — Dryden, — Goldsmith, — la vie de Lord Byron par Thomas Moore, sont des sujets dans lesquels Macaulay a pu déployer toutes les ressources de sa pensée et de son style. Intérieur et extérieur, également embrassés, de l’ouvrage qu’il veut faire connaître, influences subies ou repoussées, époques reproduites à grands traits, individualités pénétrées, manière toute-puissante et presque magique de grouper les faits dans laquelle il est passé maître, vues ingénieuses et profondes, preuves historiques resplendissant d’exemples à l’appui de ses opinions, et, quand il n’est pas dans la vérité absolue, mirages historiques si bien faits que les plus savants peuvent y être pris, voilà les forces vives du genre de critique qui est la gloire de Macaulay !

Cette critique qui le prend de haut ne ressemble nullement, je l’ai dit déjà, mais il faut insister, aux critiques étroites, microscopiques et pointilleuses, qui se collent le nez sur leur sujet pour mieux le voir. Mais elle tourne largement alentour, et en tournant l’entoure de cercles redoublés de lumière. Elle n’est point cette abeille… de l’Hymette, si vous le voulez, qui introduit délicatement sa trompe dans le cœur d’un livre à travers le dos de l’auteur et qui laisse dans la blessure assez de miel pour l’empoisonner. Sans haine et non pas sans amour, elle est loyale, aisée, sincère, sans dogmatisme et sans aridité, d’un épanouissement de talent singulier, d’un feuillu d’idées le plus riche, de la verve la plus animée et cependant la plus soutenue !

Drapée de comparaisons merveilleuses et qui sont bien plus que des images, car ce sont presque des tableaux, cette critique savante, éclatante, artiste, ornée sans être surchargée, orientale d’éclat, comme un châle de Cachemire semé d’arabesques, a le bon sens aussi, qui mêle sa solidité aux splendeurs de sa trame… Je ne sais pas de quelle race descend Macaulay, mais il a ce bon sens normand qui vainquit à Hastings, et qui s’est coulé, pour les calmer, dans les veines saxonnes de la sanguine Angleterre.

Au milieu d’aperçus si brillants qu’ils semblent parfois des paradoxes, comme, par exemple, le passage de l’article de Dryden, qui tout à la fois éblouit et navre, sur le peu de nécessité des grands hommes, Macaulay a des étreintes impitoyables de bon sens et parfois des simplicités pleines de force, qui résument et finissent tout d’un trait, comme quand il dit de Lord Byron ces quelques mots faciles à trouver, dirait-on, mais qui ont détendu d’un seul coup tous les arcs du Cant et de la Calomnie bandés contre l’immoralité du grand poète : « Lord Byron n’a pas été plus coupable qu’aucun autre homme qui ne vit pas bien avec sa femme. » Peut-on dire plus simple, plus profond et plus vrai ?…

Du reste, pour bien faire apprécier cette grande entente des choses et cette grande manière de les exposer et de les discuter qui distinguent particulièrement l’éloquent essayist de la Revue d’Édimbourg, il faudrait donner des passages entiers des Essais que M. Guillaume Guizot a traduits avec un si rare sentiment des beautés de son auteur, et les limites de ce chapitre ne nous permettent pas des citations si nécessaires. Il vaut mieux renvoyer au livre lui-même, qui ne nous offre pas seulement le dessin d’une forme littéraire qui a élevé la Critique à une puissance nouvelle, mais qui, de plus, nous fait toucher la personnalité vivante de l’écrivain, si souvent intangible dans les traductions ! Or l’écrivain est, dans Macaulay, supérieur encore au critique. Le critique peut se tromper et défaillir, mais l’écrivain, lui, ne défaille jamais et rend toujours notre imagination heureuse. Comme la plupart des grands écrivains, Balzac excepté, notre Balzac du xixe  siècle, Macaulay a commencé d’écrire en vers pour apprendre mieux à écrire en prose, et du poète insuffisant il est sorti un grand prosateur ! C’est ce prosateur que la traduction de M. Guillaume Guizot nous révèle si justement, et auquel nous n’avons, en France, parmi nos meilleurs écrivains de journaux et de revues, personne à comparer exactement et à opposer.

IX

C’est un écrivain du plus grand talent, mais ce n’est pourtant pas, comme Thomas Carlyle, ce qu’on peut appeler un écrivain de génie, et je lui ferai même avant de finir deux reproches (littéraires tous deux !) qui atteignent, tous les deux, la vie de son style et son originalité. Macaulay a le défaut littéraire anglais. Il est scholar toujours, nous l’avons dit plus haut, même quand il est le plus inspiré, quand il se croit le plus genuine, quand il veut rester le plus lui-même. Il sent toujours plus ou moins le collège de la

Trinité de Cambridge où il fut si brillamment élevé. Pas plus qu’une foule de ses plus illustres compatriotes, il ne put effacer jamais la trace de cette main de l’Université sur sa tête que je retrouve encore avec tant de dépit sur les cheveux bouclés et la tête révoltée de Byron.

Mais, s’il a été victime dans son talent de son éducation anglaise, il l’a été bien autrement dans sa fortune. Macaulay a eu le malheur d’être toujours imperturbablement heureux, et ce bonheur, qui est toujours allé en montant comme une Pyramide, l’a empêché d’avoir dans son talent l’accent qui vient des entrailles, l’intonation des plus puissantes mélancolies. Né d’un père très riche, il débuta par le coup de tonnerre de son article sur Milton dans la Revue d’Édimbourg, qui ouvrit toutes les portes à son ambition éveillée. Lui qui n’était pas le fils d’un ministre comme Pitt, on le vit, bien jeune encore, à la Chambre des Communes, et commissaire dans l’Inde deux mois après. Nommé, quand il revint, par Lord Melbourne, secrétaire de la guerre, de 1839 à 1841, il fut institué par Lord Russell quartier-maître général de l’armée et recteur de l’Université de Glasgow. Enfin il fut créé baronnet comme Walter Scott, et pair d’Angleterre à moitié de sa vie, ce que ne fut pas ce vieux génie de Walter Scott, qui se coucha sans ce manteau dans la terre ingrate de son pays !

Le seul malheur de la vie de Macaulay fut sa mort prématurée ; mais ce malheur-là, qu’il ne vit pas venir, ne put avoir aucune influence sur son talent, qu’il fallait que la vie meurtrît pour lui donner ses teintes les plus touchantes ! On dira : « C’était un critique » ; et je le sais bien. « Ce n’était pas un romancier, un poète, un homme d’imagination pure » ; et je le sais bien encore. Mais il avait désemmaillotté la Critique de ses bandelettes de momie ; il l’avait conçue et réalisée aussi vivante et aussi animée que l’Art ! Sous sa main, elle était devenue humaine ; elle écoutait aux portes du cœur ; et pas de doute que si son cœur, à lui, avait souffert, si la destinée lui avait fait goûter à ses savoureuses amertumes, si la divine Marâtre qu’on appelle la Douleur lui avait mis au front ce baiser mordant qui le féconde, pas de doute que comme critique même (comme écrivain, ce n’est pas douteux), il aurait été plus profond et plus grand… L’homme n’est jamais assez intellectuel pour pouvoir se passer de sentiments, et les plus forts sont les sentiments blessés. Les plus beaux génies, ces fleurs pourpres qui s’épanouissent dans le cerveau, ont leurs racines dans le sang de nos cœurs, et ce que les Livres Saints appellent : « le sel de la sagesse », n’est probablement que le sel des pleurs que nous avons répandus !