(1871) Portraits contemporains. Tome V (4e éd.) « THÉOPHILE GAUTIER (Les Grotesques.) » pp. 119-143
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(1871) Portraits contemporains. Tome V (4e éd.) « THÉOPHILE GAUTIER (Les Grotesques.) » pp. 119-143

THÉOPHILE GAUTIER (Les Grotesques.)

Sous ce titre, le spirituel écrivain a réuni une dizaine de portraits littéraires dont les originaux appartiennent plus ou moins au genre dans lequel il les a classés : il débute par Villon, mais il saute vite à des auteurs d’une époque plus rapprochée. Il s’attache particulièrement à ces poëtes si mal famés de la littérature Louis XIII, Saint-Amant, le vieux Colletet, Cyrano, Scudéry, Scarron ; tous ensemble, ils paraissent se grouper assez bien autour du poëte Théophile, que son très-piquant et très-amusant homonyme s’efforce de réhabiliter (si le mot n’est pas trop solennel), et sur le compte duquel il s’étend avec verve, boutade et complaisance.

Quoique M. Gautier ne soit pas homme à se laisser prendre en flagrant délit d’un dessein littéraire prémédité et qui aurait l’air sérieux, quoiqu’il se moque lui-même très-agréablement de la plupart des pauvres diables dont il s’est senti d’humeur à s’occuper cette fois, et quoiqu’enfin dans sa post-face (les préfaces sont le pont-aux-ânes, et dans un livre sur les grotesques il est bien permis de les mettre à l’envers) il ait paru faire bon marché de l’effort capricieux et léger qu’il venait de tenter, nous remplirons tout gravement à son égard notre métier de critique, et dussions-nous être réputé de lui bien pédant, bien académicien déjà, nous rendrons justice à l’idée logique de son livre, nous la discuterons, sans préjudice toutefois des brillantes fantaisies et des mille arabesques dont il l’entoure.

Après les diverses tentatives de réhabilitation et de renaissance auxquelles s’était livrée l’école romantique, il en restait une, de tous points indiquée, mais devant laquelle on avait reculé encore. Irait-on de résurrection en résurrection jusqu’au sein de l’époque Louis XIII, descendrait-on jusque dans cet intervalle qui s’étend de Malherbe à Boileau, et au milieu duquel une foule de poëtes libertins et débauchés ont été pris par ces deux grands tacticiens comme entre deux feux ? Essayerait-on de les dégager et de les délivrer ? En valent-ils sérieusement la peine ? Plusieurs littérateurs et critiques s’étaient déjà adressé cette question. Un homme instruit et de qui les recherches allaient en sens inverse des doctrines, M. Viollet-le-Duc, tout classique qu’il voulait être, fut conduit à remettre en demi-jour quelques-unes de ces victimes de Boileau. M. Philarète Chasles a depuis exprimé manifestement le dessein plus formel de les venger, ou du moins de les faire connaître. Sans avoir de plan bien arrêté, voilà M. Théophile Gautier qui vient à eux cette fois, non plus seulement comme un curieux et comme un érudit, mais comme un franc auxiliaire ; il entre dans la question flamberge au vent et enseignes déployées, ou, pour parler son pittoresque langage, il y entre « comme un jeune romantique à tous crins de l’an de grâce mil huit cent trente. » Un tel point de vue, hardiment choisi, est bien fait pour éveiller l’intérêt, quand on sait à quelle plume vive, à quelle plume effilée, intrépide et sans gêne on a affaire. Cela promet toute sorte d’éclats et d’ouvertures dans tous les sens, et c’est le cas, ou jamais, de dire avec M. Royer-Collard : On s’attend à de l’imprévu.

Je confesserai pourtant, avant d’aller plus loin, ma faiblesse : je suis de ceux qui ont toujours reculé devant cette poésie Louis XIII, et je n’ai jamais pu m’en inoculer le goût ; tout en désirant qu’il s’en écrivît une histoire exacte et critique, et en croyant qu’il en résulterait des jours curieux et utiles sur la formation définitive du genre Louis XIV, il m’a été impossible d’admirer à aucun degré (j’excepte bien entendu Corneille et Rotrou) aucun de ces poëtes. Combien de fois n’ai-je pas essayé de revenir, particulièrement au sujet de Théophile, le plus signalé d’eux tous ! Avant d’avoir lu le livre de M. Gautier, il m’était arrivé de rendre mon impression personnelle en ces termes : « Je viens de lire tous les détails relatifs à l’affaire de ce pauvre poëte Théophile et à son délit. Jeté entre Henri IV et Richelieu, c’est un poëte de régence, le favori de ces jeunes seigneurs que Richelieu décapitera (Bouteville, Montmorency) ; sa poésie libertine eût dû se ranger sous le grand Cardinal. Il a, pour les mœurs, pour le déréglement de la vie et de la veine, plus d’un rapport avec les poëtes de ce temps-ci : je lui voudrais pourtant plus de talent eu égard à son malheur. » Je ne me dis simule pas les points nombreux de rapprochement que cette école poétique de Louis XIII peut offrir avec l’école poétique d’aujourd’hui ; mais, loin de m’en applaudir, j’en suis bien plutôt à le regretter, car ces rapports sont en général ceux d’une corruption hâtive et d’une décadence prématurée. Les poëtes de Louis XIII, en tant qu’ils se rattachaient au mouvement du xvie  siècle, étaient une fin et non un commencement ; ils peuvent se considérer la plupart comme une postérité dégradée de Regnier. C’est en somme une très-mauvaise compagnie ; on ne devrait s’approcher d’eux et les hanter qu’avec précaution. Voyez ce qui est advenu du drame moderne pour y avoir donné inconsidérément. A côté de touches énergiques, de tons mâles et chauds à la d’Aubigné, à la Rotrou, il s’y est glissé une veine de Cyrano de Bergerac, laquelle se voit au milieu du front. Telles sont, telles étaient mes préventions sincères avant de lire les volumes de M. Gautier. L’auteur, dès les premières pages, m’a rappelé tout d’abord combien, au sein d’un même mouvement littéraire, il y a de différences entre les générations qui se succèdent, qui se dépassent : c’est, toute proportion gardée, et si parva licet componere magnis, comme dans notre grande Révolution. Je suis un vieux constituant de 89, me disais-je, et voilà un jeune girondin qui nous en prépare de rudes ; ou bien je suis un girondin déjà arrêté, et voilà un enragé de dantoniste qui n’y va pas de main morte. Cette dernière ressemblance me sourit d’autant plus, qu’on m’assure que depuis quelque temps M. Théophile Gautier est lui-même en danger d’être dépassé. Je ferai donc de lui, sans plus de façon, une espèce de Camille Desmoulins du romantisme (ne demandez à ma comparaison qu’un à-peu-près), hasardeux, téméraire, immodéré à plaisir et même dévergondé de plume comme l’autre, — dévergondé de sang-froid, j’en ai peur, affectant comme par gageure plus d’un terme sans-culotte, mais extrêmement spirituel, et qui plus est (tous l’affirment) très-bon compagnon. Ce livre sur les Grotesques suffirait, indépendamment de ce qu’on sait de lui d’ailleurs, pour poser M. Gautier dans l’attitude du rôle excentrique qu’il s’est choisi.

Ce n’est pas un livre, à proprement parler : si l’auteur avait voulu suivre toute l’histoire du grotesque dans notre littérature et nous donner une galerie complète, ou du moins nous faire toucher les anneaux essentiels de la série, il s’y serait pris autrement. Qu’il commence par Villon, à la bonne heure ! quoique Villon ne puisse passer rigoureusement pour un grotesque ; c’est un fils direct des trouvères et un malicieux aïeul de Voltaire. Mais il n’y avait pas moyen sur la route, pour peu qu’on suivît une route, d’éluder Rabelais, l’Homère du genre ; et pourtant M. Gautier l’a enjambé. Si de plus il avait voulu donner des échantillons marquants de l’extravagance littéraire durant le xvie  siècle, il aurait fallu prendre d’autres exemples que celui de Scalion de Virbluneau. Comment oublier Du Monin, dont le nom était devenu proverbial à titre de poëte amphigourique, vers 1580 ? J’en pourrais ajouter plusieurs autres encore. Et puis, quand on en venait au siècle suivant, pourquoi ne pas aborder aussitôt par cet aspect de la charge satirique Mathurin Regnier, dont les grotesques de l’époque Louis XIII procèdent naturellement, et ne sont, après tout, que d’assez mauvais bâtards ? Pourquoi s’en aller ranger sans raison parmi ces grotesques Chapelain, le régulier, le respectable et ennuyeux Chapelain, puis encore l’académicien Colletet, tandis qu’on omettait tout à côté d’eux d’Assoucy, le coryphée du genre ? Colletet et Chapelain peuvent être qualifiés ridicules, mais ils ne sont pas grotesques pour cela. En voilà assez pour montrer que l’auteur n’a cherché, dans le titre donné à son livre, qu’une sorte d’étiquette suffisamment accommodée à la plupart de ses portraits, et que ce n’est pas un sujet, un cadre complet qu’il s’est à l’avance proposé de remplir. Prenons-le donc à bâtons rompus, comme il a fait lui-même.

M. Théophile Gautier a un sentiment très-vif d’une certaine espèce de poésie pittoresque et matérielle ; quand il n’en fait pas pour son propre compte, il excelle à la décrire et à la mettre en saillie là où il la rencontre, il la refait bien souvent et l’achève tout en la racontant ; c’est ce qui lui est arrivé plus d’une fois à propos de ces rimeurs dont il nous rend les ébauches. Il redevient peintre en parlant poésie. Il a de la plume un vocabulaire très-raffiné et très-recherché, qui ressemble à une palette apprêtée curieusement et chargée d’une infinité de couleurs dont il sait et dont il dit les noms. On est sûr, en le lisant, si l’affectation de l’étrange ne vous repousse pas d’abord, de trouver abondance d’esprit, de verve, des aperçus fins, des saillies heureuses, mille traits d’irrévérence et des bouffées d’impiété ; je mets le tout sur la même ligne, car se sont là autant d’éloges avec lui. Mais il lui manque cette curiosité attentive de recherche et d’étude qu’on appelle l’érudition ; il se garderait surtout de paraître viser à l’exactitude du détail, qui est pourtant le fond de la trame en ce genre de portraits et de biographies littéraires. Fi donc ! il laisse ces scrupules aux Étienne Pasquier, aux Antoine Du Verdier et autres pédants, comme il les appelle tout net (tome I, page 7). J’avoue humblement que je ne me fais pas de la pédanterie une idée si particulière ni si limitée à telle forme d’affectation ; je pense avec Nicole que c’est un vice, non pas de robe, mais d’esprit, et, au lieu d’appeler pédants d’honnêtes écrivains qui s’appliquent à être exacts quand il importe de l’être, je serais tenté bien plutôt de voir une sorte de pédanterie retournée dans la prétention qu’on affiche de se passer de ces humbles qualités là où elles sont nécessaires. Où ce dédain mène-t-il en effet ? M. Théophile Gautier nous dira en un endroit (tome II, p. 315) que madame de Sévigné et sa coterie étaient pour Pradon contre Racine ; c’est sans doute madame Des Houlières qu’il a voulu dire. La part des inadvertances est à faire, je le sais, dans tout écrit, même consciencieux. Nous tous, historiens littéraires, nous commettons, sans le vouloir, bien des fautes. Mais comment concevoir que dans un livre où l’auteur paraît sentir si bien le prix de l’art et où il se pique de faire valoir ses poëtes, de nous les faire admirer presque à la loupe, les négligences soient poussées au point où on les voit ici ? Le critique nous cite (t. I, p. 156) comme le plus charmant endroit et comme le plus adorable morceau de Théophile une page de prose qui devient parfaitement inintelligible telle qu’il la transcrit, et dans laquelle des lignes indispensables au sens (ligne 16, page 157) ont été omises. Dans l’histoire abrégée du sonnet qu’il retrace d’après Colletet (tom. II, p. 43), nous croirions d’après lui que Pontus de Thiard a eu pour maîtresse poétique Panthée, tandis que c’est Pasithée qu’il faut lire ; Olivier de Magny n’a pas célébré non plus Eustyanire, mais bien Castianire ; de même aussi que, tout à côté de là (p. 31), les Isis nuagères ne sauraient être que des Iris. Mais par quel bouleversement de chiffres Chapelain a-t-il pu naître, selon notre auteur, en 1569, c’est-à-dire en plein xvie  siècle ? je suis encore à m’en rendre compte. Est-ce pédantisme de relever de telles fautes lorsqu’elles fourmillent chez ceux qui traitent de si haut les pédants ? Nous avons vu avec une sorte d’effroi que ce livre sortait des presses de Firmin Didot, si classique en impressions correctes. Il serait temps, ce nous semble, que de ces trois personnes, l’imprimeur, l’éditeur ou l’auteur, l’une au moins daignât relire avec quelque soin avant de livrer un volume au public. Qu’on nous excuse de nous être allé prendre tout droit à ces détails, mais ils sautent aux yeux.

Il est en ce genre d’étude biographique un travail de recherche préalable qu’on exige aujourd’hui de l’écrivain. On aime, indépendamment du jugement critique, à savoir avec précision ce qu’a écrit l’auteur qu’on juge, ce qu’il a laissé d’imprimé ou d’inédit, et même ce qui a été pensé par d’autres à son sujet. M. Gautier, qui souvent aurait eu peu à faire pour compléter de la sorte ses propres aperçus, pour donner du moins un fond solide à ses jeux brillants et capricieux, s’en est trop peu soucié d’ordinaire. Dans son article sur Colletet, par exemple, il indiquera l’Histoire des Poëtes françois, que ce vieil auteur a composée et qui est restée manuscrite : elle est à la bibliothèque particulière du Louvre ; le conservateur, M. L. Barbier, qui en a fait réunir les cahiers, les communique avec une parfaite obligeance. Il suffit d’ouvrir, de feuilleter, de lire çà et là ces volumes, pour prendre aussitôt du vieux Colletet une idée plus complète, plus vraie ; on ne le connaît qu’alors dans toute sa bonhomie et toute sa culture gauloise. En même temps le moindre examen suffit pour s’assurer qu’il n’est nullement à souhaiter qu’on imprime cette histoire, ce serait faire double emploi à la Bibliothèque françoise de l’abbé Goujet. Ce manuscrit est uniquement fait pour être consulté par les curieux en quête sur ces matières, par ceux surtout qui ont à parler de Colletet. M. Théophile Gautier y aurait trouvé de nouveaux détails naïfs sur les mœurs et les habitudes du poëte suranné, des doléances de ménage mêlées à des extraits littéraires ; il en aurait pu tirer de nouvelles preuves piquantes de ce paganisme poétique que professait le xvie  siècle, et dont lui-même il se montre si épris.

C’est dans cet essai sur Colletet que M. Gautier, ayant à parler de La Fontaine, lequel, en effet, fréquenta beaucoup à ses débuts le vieux rimeur, nous dit tout couramment : La Fontaine, qui n’était point bonhomme… En général, le procédé de M. Gautier est tel ; il aime, non pas à modifier, mais à retourner sans dire gare les jugements les plus reçus. C’est un moyen assuré de faire dresser les oreilles à l’honnête lecteur : un écrivain d’autant d’esprit devrait savoir s’en passer. S’il s’était borné, dans le cas présent, à dire du bonhomme qu’il était à la fois malin, il n’aurait pas été si neuf. Je ne saurais admettre non plus la façon dont il parle de Louis Racine. A propos de Colletet père et de Colletet fils, il ajoute : « Voilà ce que c’est que d’être poëte et d’avoir des enfants poëtes. Triste chose ! les grands hommes ne devraient jamais avoir de postérité : les Césars engendrent communément des Laridons, et les Racine père des Racine le fils… » Je ne m’amuserai pas à réfuter ce que le spirituel auteur a lancé là en passant comme une de ces espiègleries bien irrévérentes qui font sa joie ; je le renverrai seulement à la très-belle page des Soirées de Saint-Pétersbourg (3e Entretien), dans laquelle Joseph De Maistre, qui ne passe pas pour être esclave du lieu commun, rend à Racine fils un hommage aussi touchant que celui que Montesquieu payait à Rollin.

Je pourrais continuer en bien des sens à épiloguer de la sorte, et harceler l’auteur sur bien des points, tant pour ce qu’il dit que pour ce qu’il ne dit pas. Ainsi, dans l’article sur Chapelain, on regrette qu’il n’ait pas connu une très-agréable conversation sur les vieux romans racontée et adressée par Chapelain au cardinal de Retz46, et qui vaut mieux que toute la Pucelle. C’est par de telles recherches et par les jours nouveaux qu’elles procurent plus sûrement que par des saillies paradoxales et par des tours de force de diction qu’on parvient à rajeunir de vieux sujets. Mais, laissant encore une fois ces préambules, abordons, sans plus tarder, ce qui est le cœur même du sujet et la matière favorite de l’auteur, je veux dire la tentative de réhabilitation de Théophile et de Saint-Amant. Voyons ce qu’elle a de fondé, ce qu’elle a de juste ; car je m’accoutumerais plutôt à voir de la poésie toute matérielle et entièrement dénuée de sensibilité, qu’à supporter de la critique tout entière en hors-d’œuvre et sans un fonds de justesse.

« Cette fois, dit M. Gautier en parlant de Théophile, c’est d’un véritable grand poëte que nous allons parler. » — Et à propos de Saint-Amant : « C’est, à coup sûr, un très-grand et très-original poëte, digne d’être Cité entre les meilleurs dont la France puisse s’honorer. » Voilà des paroles positives. Il est piquant, en regard de l’article de M. Gautier sur Théophile, de relire celui de M. Bazin sur le même sujet47. L’historien de Louis XIII, dans le compte exact et fin qu’il nous rend des vicissitudes du poëte, n’a pas de peur plus grande que celle de paraître l’admirer ; sa parole discrète et correcte est comme armée à demi-mot d’une épigramme continuelle. M. Bazin, quoi qu’il en soit, a très-bien rapporté le caractère de la poésie de Théophile à la date politique qui y correspond. Il y eut véritablement trois régences, et toutes les trois presque également dissolues, celle du Régent à proprement parler, celle de Mazarin, celle enfin du maréchal d’Ancre et du connétable de Luynes (sans tenir compte de l’âge de Louis XIII), et qui expire à la dictature de Richelieu. Des trois régences, on a dans celle-ci, à tous égards, la plus misérable. Théophile s’annonce comme le bel-esprit en titre et le coryphée littéraire de cette dernière époque ; il en est le poëte débauché, raffiné ; il avorte comme elle, et il a un sort assez pareil à celui de ses patrons. Qu’il eût reçu de la nature un génie prompt, facile et brillant, c’est ce que les contemporains ont reconnu généralement, et ce qu’il serait cruel, après ses malheurs, de venir lui refuser. Mais quel résultat, quelle mise en œuvre a-t-il offerte de ces heureux dons ? En faisant aussi large qu’on voudra la part des calomnies et des sots propos, il est trop constant (et M. Gautier l’en admire plus qu’il ne l’en blâme) que l’orgie fut d’abord un des emplois les plus assidus de son talent ; ces Cabinet satyrique, ces Parnasse satyrique, où on l’accusait d’avoir trempé avec d’autres beaux-esprits, et dont tout le monde voulut se justifier dès que vint le danger, ces recueils, tout farcis de grossières horreurs, avaient pourtant été approvisionnés par quelqu’un, et Théophile, sans nul doute, y avait fourni son contingent48. Ses œuvres, telles qu’on les a aujourd’hui, publiées par lui après l’accusation et dans un but avoué d’apologie, paraissent, je le sais bien, assez innocentes, mais, par là même, elles manquent à chaque instant de franchise, de relief, des qualités ou défauts qu’on est le plus tenté d’y réclamer. Elles commencent par un grand traité, vers et prose, paraphrase et parodie du Phédon ; Théophile le composa durant son premier bannissement pour réfuter les imputations d’athéisme et d’épicuréisme auxquelles il avait prêté, et pour racheter certain Hymne à la Nature dont les échos du Louvre avaient, un soir, retenti. Ses premiers excès l’induisirent ainsi à de perpétuelles palinodies qui ôtent à l’ensemble de ses œuvres tout caractère. Traçant dans une ode le portrait idéal du vertueux et du sage, il le termine par ce trait :

Jésus-Christ est sa seule foi,
Tels seront mes amis et moi.

Et tout à côté, il recommence les stances amoureuses à Philis et à Chloris ; au nombre des plus agréables sont celles qu’il composa pour une demoiselle éprise, laquelle rêvait toute la nuit à son Alidor :

Et le matin je pense avoir commis un crime
Dans mon lit innocent.

Cette bigarrure de ton se retrouve en plus d’un endroit du volume de Théophile et elle en relève, à défaut de mieux, la trop habituelle insipidité. Je cherche à grand’peine de lui une pièce, même courte, qui soit tout à fait bien. La seule que je trouve, et qui me paraisse satisfaire peut-être à cette condition d’anthologie, se compose en tout de cinq stances :

Quand tu me vois baiser tes bras, etc.

Et encore, pour les deux premières, j’aime mieux renvoyer au volume que de les transcrire ici. C’est moins le nu qui m’arrête que le déshabillé vulgaire. Le poëte se représente à genoux auprès de sa maîtresse endormie. En voici les dernières stances :

Le Sommeil, aise de t’avoir,
Empêche tes yeux de me voir,
Et te retient dans son empire
Avec si peu de liberté.
Que ton esprit tout arrêté
Ne murmure ni ne respire.
La rose en rendant son odeur,
Le soleil donnant son ardeur,
Diane et le char qui la traîne,
Une Naïade dedans l’eau,
Et les Grâces dans un tableau,
Font plus de bruit que ton haleine.
49, je soupire auprès de toi,
Et considérant comme quoi
Ton œil si doucement repose,
Je m’écrie : O ciel ! peux-tu bien
Tirer d’une si belle chose
Un si cruel mal que le mien ?

Fontenelle, dans son Recueil des plus belles pièces… (1692), a su faire un choix assez agréable de Théophile. J’y distingue les stances écrites pour le Prince de Chypre dans un ballet, et où l’on croirait entendre à l’avance quelque accent de Quinault ; je me rappelle aussi que madame Tastu aime particulièrement les stances qui ont pour titre les Nautonniers. La Remontrance du poëte captif au conseiller du parlement M. de Vertamont, qui était son juge, appelle l’intérêt par la situation et par quelques tons de fraîcheur ; il décrit à ce magistrat le retour du printemps deviné à travers ses barreaux, et il demande la clef des champs, que la nature en cette saison accorde à toute créature ; aujourd’hui, dit-il :

Que l’oiseau, de qui les glaçons
Avoient enfermé les chansons
Dans la poitrine refroidie,
Trouve la clef de son gosier
Et promène sa mélodie
Sur le myrte et sur le rosier…
Cela fait ressouvenir de ces autres vers d’un poëte prisonnier :
Soleil si doux au déclin de l’automne,
Arbres jaunis, je viens vous voir encor !…

Il n’est pas difficile, en glanant chez Théophile, de trouver ainsi quelque citation qui promette, et d’où l’on puisse avec de la bonne volonté déduire de spécieux rapprochements ou même d’ambitieuses conséquences ; mais, si l’on recourt au volume, tout cela diminue ou s’évanouit, et la théorie du critique ne se vérifie pas. M. Gautier a cité des stances de lui fort jolies, bien qu’il nous semble les surfaire un peu. Et d’abord la pièce qu’il cite, l’ode qui a pour titre la Solitude, est composée primitivement de quarante et une stances, et M. Gautier n’en a donné que seize, qu’il choisit et dispose à son gré. Ainsi, après la première stance, il en saute trois ; après la seconde stance de sa citation il en omet une dizaine, très-mauvaises en effet ; plus loin il en saute encore six, puis cinq, et le tout sans indiquer, sans avertir. Je demande si c’est là offrir une pièce dans sa teneur, si ce n’est pas la composer en partie. En agissant de la sorte, M. Gautier donne, sans le vouloir, raison à Malherbe qui aurait dit certainement à Théophile : « Votre pièce est de plus de moitié trop longue ; vous ne savez pas vous arrêter à temps ni effacer ; rien de trop : réduisez la muse aux règles du devoir. » Il y a plus : M. Gautier corrige légèrement le style en deux ou trois endroits. J’en donnerai un exemple. Comme il a précédemment loué et félicité Théophile d’avoir proscrit les divinités mythologiques et qu’il s’est écrié à ce sujet : « Ne croyez pas non plus qu’il fît un grand cas de ce pauvre petit cul-nud d’Amour ; il lui plume les ailes impitoyablement, » etc., etc. ; comme il vient à quelques pages de là de s’exprimer de ce ton absolu, que va-t-il faire lorsqu’il rencontre dans ces mêmes stances, qu’il proclame les plus admirablement amoureuses de la poésie française, le petit dieu Cupidon en personne :

Ne crains rien, Cupidon nous garde… ?

Il supprime alors, pour plus de simplicité, le Cupidon, et met en place :

Ne crains rien, la forêt nous garde.

C’en est assez pour montrer combien il y a d’arbitraire dans l’admiration où il se joue et dans les preuves qu’il en donne.

Le malheur de Théophile, comme poëte, est d’être tombé dans un moment de transition, sans avoir su s’en rendre compte, et de n’y avoir vu qu’une occasion de licence. Les contradictions, les inconséquences éclatent dans ses idées comme dans sa manière. Il flotte de Malherbe à Ronsard, il les associe, les confond l’un et l’autre dans ses hommages, tout en s’en éloignant ; il s’essaye en divers sens au gré de son humeur, de son inconstance ; sa théorie, si l’on peut employer un tel mot avec lui, est toute personnelle, tout individuelle :

La règle me déplaît, j’écris confusément ;
Jamais un bon esprit ne fait rien qu’aisément…
J’approuve qu’un chacun suive en tout la nature ;
Son empire est plaisant et sa loi n’est pas dure…

Il développe encore cette idée avec une singulière vivacité dans l’épître à M. Du Fargis, une de ses meilleures pièces. Mais, pour mener à bien cette inspiration de caprice et de fantaisie, il n’eut ni le talent assez ferme, ni la fortune et les étoiles assez favorables. Les impromptus, les saillies, je ne le nie pas, lui échappent sans grand effort ; il rencontre des vers heureux ; il dira presque comme Regnier :

J’en connois qui ne font des vers qu’à la moderne,
Qui cherchent à midi Phœbus à la lanterne,
Grattent tant le françois qu’ils le déchirent tout…

Mais, à deux pas de là, il fléchit, et son français pour n’être pas assez gratté, n’en paraît que diffus, prolixe et incertain.

Au défaut de ses vers, un ingénieux et savant critique, avec qui j’aime à me trouver d’accord (M. Philarète Chasles)50, a fort loué sa prose et y a cru voir comme une espèce de chaînon intermédiaire entre Montaigne et Pascal ; ce sont de bien grands noms, et la prose de Théophile se borne à des opuscules facilement et spirituellement écrits, mais de bien peu de gravité, sauf les requêtes apologétiques où son malheur l’inspire. Même en prose, j’ai peine à reconnaître en lui ce trait distinctif du bon sens qu’il a trop peu dans ses vers : cette qualité-là, quand on la possède, on la porte partout. Or, Théophile, poëte, s’en est trop passé, et il a, dans mainte rencontre, excédé avec énormité la mesure, soit que, s’adressant au duc de Luynes qu’il avait jusqu’alors négligé de célébrer, il s’écrie, comme pour réparer le temps perdu :

Ceux que le Ciel d’un juste choix
Fait entrer dans l’âme des rois,
Ils ne sont plus ce que nous sommes,
Et semblent tenir un milieu
Entre la qualité de Dieu
Et la condition des hommes.
Un chacun les doit estimer,
Ainsi qu’un ange tutélaire ;
La vertu, c’est de les aimer,
L’innocence est de leur complaire… ;

soit que, voulant consoler un fils affligé de la mort d’un père, il lui dise tout crûment :

Un homme de bon sens se moque des malheurs,
Il plaint également sa servante et sa fille ;
Job ne versa jamais une goutte de pleurs
Pour toute sa famille.
Après t’être affligé pense à te réjouir :
Qui t’a fait la douleur t’a laissé les remèdes, etc.

Tout cela est trop, le goût aussi bien que l’âme s’en offense, et de tels passages marquent un défaut de bon esprit autant et plus que les deux fameux vers de Pyrame et Thisbé.

Jugeant donc Théophile, non pour ce qu’il aurait pu être en d’autres temps, mais pour ce qu’il a été du sien, ma conclusion serait qu’il n’offre aucune de ces qualités fermes et déclarées, même dans leur incomplet, qui sont l’attribut des maîtres, et qui donnent envie de retrouver après des années un ancêtre dans le vieil auteur oublié. Racan et même Maynard, avec bien moins de mouvement d’idées sans doute et moins de velléités originales, ont laissé d’eux-mêmes des témoignages poétiques bien supérieurs et encore subsistants51. Je me trouve ici en contradiction ouverte avec M. Gautier, qui subordonne à son cher Théophile même Malherbe52, et qui dit : « Saint-Amant est le seul, à notre avis, qui le puisse balancer avec avantage ; mais aussi Saint-Amant est-il un grand poëte, d’un magnifique mauvais goût et d’une verve chaude et luxuriante, qui cache beaucoup de diamants dans son fumier, mais il n’a pas l’élévation et la mélancolie de Théophile, ce qu’il rachète par un grotesque et un entrain dont Théophile n’est pas doué. L’un fait de la poésie d’homme gras, l’autre de la poésie d’homme maigre, voilà la différence ! »

Ce n’est pas sans sourire que le spirituel auteur aboutit à cette conclusion un peu récréative ; mais, qu’il rie ou non, il n’en est pas moins certain, d’après l’ensemble de sa critique et de sa pratique en bien des cas, qu’il paraît, en effet, placer toute la poésie, tout le génie, dans le tempérament. Sans prétendre nier en rien les rapports du physique avec le moral, il me semble que c’est ici abuser même de la physiologie ; la pensée de l’homme a coutume de siéger plus haut que dans l’abdomen, et Gall, non moins qu’Homère, la fait asseoir vers le milieu du front, au-dessus des sourcils, comme sur un trône. Par malheur, il est trop vrai que, de nos jours, plus d’un jeune auteur s’est accoutumé à tout mettre dans la chaleur du sang et dans la fougue du désir ; leur talent a passé de bonne heure dans le tempérament, et s’y est comme fixé. Voyez les suites ! ils ont été du même train poëtes et viveurs, et l’un chez eux se trouve à bout comme l’autre. A l’âge où le génie doit être dans toute sa force et fructifier dans sa maturité, ils ont déjà comme épuisé la nature, et ils tendent les bras à la muse, qui s’enfuit plus vite encore que la jeunesse. O Dante ! Milton ! vous qui produisiez vos œuvres idéales à l’âge sévère, où en seriez-vous avec ce système épicurien ?

Cet épicuréisme, notez-le bien, caché assez souvent sous de grands airs de croyance et de religiosité, a été la plaie secrète de la poésie en ce temps-ci ; il s’étend plus loin qu’on ne croit, il a gagné et corrompu les plus hauts talents, et je n’en prétends exempter personne. Mais M. Théophile Gautier se donne aussi trop peu de peine pour le déguiser, et il l’installe tout rondement sur l’autel.

Je pourrais rire à mon tour, et dire à M. Gautier : Vous trouvez que Racine et Boileau ont été un peu trop sobres, et sur quelques points je serai prêt à le trouver avec vous ; mais prenez-vous-en, pour une bonne part, à ces devanciers exagérés et viveurs, comme vous les qualifiez. De tels excès sont bien faits pour rejeter dans les contraires. Boileau et Racine remirent en honneur le régime des honnêtes gens en poésie. Donnez-moi l’hygiène d’un poëte, et je vous dirai le ton général, la qualité saine ou maladive de ses œuvres. Il y a un beau mot de M. de Bonald : « Une vie déréglée aiguise l’esprit et fausse le jugement. »

Je ne pousserai pas M. Gautier sur sa réhabilitation de Saint-Amant, dont il reprend en sous-œuvre et nous traduit en prose brillante et colorée les peintures, car on croirait voir des peintures sous la plume, tant il les flatte, au lieu de charges dessinées au charbon sur la muraille ; il se plaît à y saisir des traits, des reflets de ressemblance à l’infini avec nos principaux contemporains. Saint-Amant, à le bien voir, est un poëte rabelaisien fort réjoui et de bon cru ; « il avait assez de génie pour les ouvrages de débauche et de satire outrée, » c’est Boileau qui lui accorde cet éloge, et qui lui reconnaît aussi des boutades heureuses dans le sérieux : ce jugement reste vrai et irréfragable. On suit, en effet, l’original, le jovial Saint-Amant, sans ennui, non pas toujours sans dégoût, de son ode fantastique à la Solitude jusqu’à son ode bachique au Fromage de Brie, en passant chemin faisant par la Crevaille : ce sont les titres de ses chefs-d’œuvre. Prenez bien garde toutefois, et n’allez pas tomber en enthousiasme trop pindarique devant ce grotesque, surtout pour prétendre l’imiter. Le grotesque de ce temps-là et de ces gens-là diffère essentiellement de celui d’aujourd’hui : le leur était abandon, bouillonnement et débordement, plein de naturel et de coulant jusque dans son épaisseur ; le nôtre est tout prétention et affectation, pur procédé d’art, un grotesque fabriqué à froid, besoin de paraître gai dans une époque triste, et chez quelques-uns, je gage, parti-pris de se singulariser, en désespoir de ne savoir se distinguer simplement et noblement.

Et puis, quand je vois prodiguer, à propos de la moindre pochade en vers, ces noms de Téniers, de Terburg et autres excellents peintres flamands, je me permettrai de rappeler que la poésie, en de tels cas, n’est point précisément la peinture. Je n’admettrai jamais qu’en poésie (autrement qu’une fois par hasard et comme tour de force) on se mette à peindre des pots cassés, des chaudrons, ou, si vous voulez, des porcelaines, uniquement pour le plaisir de les peindre. Si ces ustensiles entrent dans le cadre et le fond d’un tableau, à la bonne heure ! mais en poésie, c’est la pensée et le sentiment qui restent le principal, qui gardent, pour ainsi dire, la haute main, tandis qu’en peinture la main-d’œuvre, au besoin, prend le dessus. — La quantité de noms célèbres que M. Gautier a trouvé moyen de rassembler dans l’article Saint-Amant, pour les rattacher à ce poëte bon vivant et comme pour lui faire cortége, m’a rappelé encore que c’est vraiment trop pour une mascarade. On y peut rire tant qu’on veut et prendre son plaisir, mais il ne faut pas avoir tellement l’air d’admirer. Parlant du poëme de la Pucelle, si vanté en son temps et non encore réhabilité du nôtre, Montesquieu disait : « On ne saurait croire jusqu’où est allée dans ce siècle la décadence de l’admiration. »

En faisant intervenir ces autorités de haut bord, je crois montrer assez le cas sérieux que je fais du talent de M. Théophile Gautier ; il en a donné des preuves en ces volumes mêmes, si sujets à contradiction. Nombre de pages qu’il y a semées et qui me reviennent à la fois, par exemple, sur Ronsard pédant et poëte, sur le paganisme d’art au xvie  siècle, sur ce que les Français ne sont pas une nation poétique, sur ce que les poëtes ne sont que rarement musiciens et réciproquement, etc., toutes ces pages se lisent avec plaisir et se retiennent ; elles sont suffisamment vraies ou auraient peu à faire pour le devenir. Que si un conseil pouvait être donné au spirituel auteur, pourquoi donc ne se prendrait-il pas au sérieux lui-même ? pourquoi ne reviendrait-il pas quelque jour, à loisir, sur ces études, la plupart trop improvisées ? En y corrigeant les inexactitudes de faits, en y revisant les jugements pour en modifier l’excessif et le juvénile, en persistant toutes les fois qu’il croirait avoir raison, en daignant par instants discuter les opinions des autres, en complétant aussi sa galerie par quelques autres portraits du temps qui y manquent, et où il apporterait désormais plus de précaution (comme il en a su prendre dans son article Scarron, d’ailleurs si amusant), il aurait fait, non pas une histoire régulière de la poésie sous Louis XIII, mais un piquant, un mémorable essai, dans lequel le sentiment très-vif et très-filial qu’il a de cette poésie, et qu’il rend d’une manière unique, compenserait heureusement bien des écarts.

(Nous avons dit quelque chose ailleurs de M. Théophile Gautier poëte. Au tome V de l’édition in-8° des Critiques et Portraits (1839) on trouverait quelques pages que nous ne reproduirons pas ici, non pas que nous ayons beaucoup à y rétracter ; nous n’y corrigerions guère qu’une honteuse inadvertance qui nous a fait placer (page 535) l’exil d’Andromaque en Thrace au lieu de l’Épire ; mais, si l’ensemble de notre jugement reste le même, il y aurait à ajouter que, dans son recueil de Poésies complètes (1815), M. Théophile Gautier a inséré une quantité de charmantes petites pièces, élégies et fantaisies, telles que le Premier rayon de mai, Fatuité, etc., etc., qui sont d’un bien véritable et tout à fait gracieux poëte.)