(1868) Nouveaux lundis. Tome X « Histoire de la Grèce, par M. Grote »
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(1868) Nouveaux lundis. Tome X « Histoire de la Grèce, par M. Grote »

Histoire de la Grèce
par M. Grote

traduite de l’anglais par M. De Sadous6

Les grands ouvrages écrits en langue étrangère ne sont véritablement lus que quand ils sont traduits. Les érudits se passent de traductions et les dédaignent : ils lisent les originaux, et, s’ils étaient sincères, la plupart avoueraient que bien souvent ils les consultent encore plus qu’ils ne les lisent. Mais une lecture longue, continue, complète, n’est possible à la plupart même des gens instruits que lorsqu’elle est facile, et l’une des causes qui ont le plus retardé chez nous l’introduction des idées essentielles nées à l’étranger, ç’a été la lenteur des traductions ou importations. Une librairie utile et vaste est en train de pourvoir à cette lacune, à cette demande intellectuelle. La Librairie internationale a entrepris de nous donner une collection de tous les grands historiens contemporains étrangers ; on a déjà, en tout ou en partie, ou l’on possédera très-prochainement l’Histoire de la Civilisation en Angleterre par Buckle, l’Histoire du xixe  siècle par Gervinus, l’Histoire de Philippe II par Prescott, la Révolution des Pays-Bas au xvie  siècle de Motley, l’Histoire romaine de Mommsen une autre traduction que celle qui se publie concurremment en France) ; enfin on va pouvoir lire cette Histoire de la Grèce par M. Grote, l’un des associés étrangers de l’institut de France et dont l’œuvre est un des monuments originaux de notre époque. Des critiques compétents, M. Mérimée, M. Léo Joubert, en avaient donné depuis longtemps, dans nos principales Revues, des analyses qui avaient mis en goût tous les bons esprits.

Le traducteur auquel ce grand travail a été confié, M. de Sadous est un docte professeur, un orientaliste, qui a traduit du sanscrit quelques fragments du Mahabhârata, et à qui l’on doit une traduction de l’Histoire de la Littérature indienne de Weber7. Il importait que l’ouvrage de M. Grote, doublé de notes savantes et comme escorté à tout instant de textes originaux, nous arrivât par les soins d’un traducteur familier avec la langue grecque ; et pour tout indianiste initié au sanscrit, le grec n’est qu’un développement relativement aisé et comme une branche collatérale et dérivée de ses premières et hautes études de linguistique.

Ce qui caractérise l’ouvrage de M. Grote au suprême degré, dans les premiers volumes où je viens de l’étudier, c’est une rectitude de bon sens et de bon esprit, qui, purgée de toute idée préconçue et de toute superstition traditionnelle, examine, pèse, discute et n’avance rien qui ne lui paraisse probable ou possible ; là où il doute, il le dit, et comme l’incertitude est partout à cette origine de l’histoire grecque qui débute par la mythologie, il ne nous donne d’abord aucune histoire, il ne nous propose aucune explication ni interprétation ; il se borne à exposer chaque récit mythique dans toute son étendue et avec ses variantes, tel que les Grecs se le racontaient entre eux.

Son procédé, dans ces premiers volumes de son histoire, est absolument neuf, et, selon moi, le seul satisfaisant. Je me rappelle encore l’impression que j’éprouvais invariablement, depuis ma jeunesse, au début de toutes ces histoires de la Grèce, quand je les rouvrais par hasard : une incertitude, un vague, un dégoût, l’absence de toute donnée positive et de tout point d’appui au milieu de ces brouillards dorés et de ces nuages. Qu’y a-t-il de vrai au fond de toutes ces légendes héroïques d’Inachus et d’Io, de Danaüs et des Danaïdes, de Persée, d’Hercule, de Prométhée, de Pélias, de Jason et de Médée ? Qu’y a-t-il de fabuleux ou de non fabuleux dans l’expédition des Argonautes, dans les malheurs et les atrocités de la maison de Pélops, dans la légende crétoise de Minos, du Minotaure, d’Ariane et de Thésée, dans la légende thébaine de Laïus et d’Œdipe ? Y a-t-il un fond historique ?

N’est-ce dans certains cas, comme on l’a soutenu récemment pour Laïus et pour Œdipe, qu’une légende astronomique, un mythe solaire, venu de la même source que les plus antiques Védas ? Questions obscures, sans doute insolubles, où l’érudition et l’ingéniosité peuvent se jouer à l’infini et conjecturer même avec toute sorte d’industrie et d’adresse, mais où les esprits nets et clairs, ceux « qui prennent pour règle l’évidence », les esprits de la lignée de Locke, de la famille des Gibbon, des Hallam, ne sauraient s’assurer d’un seul endroit guéable ni trouver où poser le pied. M. Grote a pris résolument son parti : à ses yeux, il n’y avait rien à faire pour l’histoire dans de telles époques et dans les fictions de tout genre qui les remplissent ; il s’est contenté de les exposer en détail comme se les figuraient les Grecs et comme les premiers auteurs les ont transmises. Il a eu raison, selon moi, en se récusant de la sorte, et il a donné un exemple tardif par où tous les autres historiens dignes de ce nom auraient dû commencer. On aura beau dire qu’il est difficile que des faits réels et positifs ne soient pas cachés sous ces fables, qu’il n’y a jamais tant de fumée sans feu ; qu’il est presque impossible qu’il n’y ait pas eu quelque expédition nautique qui ait donné prétexte à la fable des Argonautes ; que certainement quelque grande expédition de la Grèce aux côtes d’Asie a donné naissance à la légende de Troie : quand on aura accordé le fait général et vague, en sera-t-on plus avancé pour l’histoire proprement dite ? Je le demande, si nous avions perdu tout témoignage positif concernant Charlemagne, si nous en étions réduits pour le reconstruire, lui et son époque, aux romans de chevalerie, aux chansons de Geste des xie et xiie  siècles, où seraient l’étoile et la boussole pour s’orienter ? Arriverait-on, même avec l’esprit de divination le plus sagace, à dégager rien de raisonnable et de véritablement digne de l’histoire à travers ces récits vingt fois transformés et défigurés ? M. Grote, le premier, a senti la difficulté dans toute son étendue, et il l’a acceptée pleine et entière. Il se borne donc, lui qui a tout lu des Grecs, à nous représenter et à nous résumer les différentes versions auxquelles se complaisait cette Grèce mensongère, brodant et rebrodant à souhait sur ces premières époques où la fable se présente comme inextricablement mêlée à quelques traces insaisissables de vérité. Il faut l’écouter lui-même justifiant le procédé qu’il a suivi et nous exposant très-ingénieusement sa pensée :

« Les temps, dit-il, que j’écarte par là de la région de l’histoire ne peuvent être distingués qu’à travers une atmosphère différente, celle de la poésie épique et de la légende. Confondre ces objets disparates, c’est, à mon avis, user d’un procédé absolument contraire à l’esprit philosophique. Je décris les temps plus anciens séparément, tels qu’ils ont été conçus par la foi et par le sentiment des premiers Grecs, et tels qu’ils sont connus seulement au moyen de leurs légendes, sans me permettre de mesurer la quantité, grande ou petite, d’éléments historiques que ces légendes peuvent renfermer. Si le lecteur me reproche de ne pas l’aider dans cette appréciation, s’il me demande pourquoi je n’enlève pas le rideau pour découvrir le tableau, je répéterai la réponse du peintre Zeuxis à la même question qui lui fut faite, quand il exposa son chef-d’œuvre d’art imitatif : « Le tableau, c’est le rideau. »

« Ce que nous lisons maintenant comme poésie et légende était jadis de l’histoire généralement acceptée, et la seule véritable histoire de leur passé que les premiers Grecs pussent concevoir ou goûter. Rien n’est caché derrière le rideau, qu’aucun art ne pourrait tirer. J’entreprends simplement de le montrer tel qu’il est, non de l’effacer, et encore moins de le repeindre. »

Cette belle page d’un bon et excellent esprit, qui trouve à son service une image et un emblème dignes de Bacon, suffit à montrer combien M. Grote n’est pas un pur positiviste en histoire, et comment, pour être si scrupuleux dans l’examen et l’admission des preuves, il n’est nullement fermé pour cela ni insensible à ces flottantes perspectives qui, même ne devant se reconnaître ni se vérifier jamais, n’en sont pas moins l’horizon nécessaire de l’histoire à son aube et à son aurore.

Appliquant son procédé au plus grand événement de ces âges mythiques et héroïques, à la guerre de Troie, M. Grote envisage sous cet aspect les poëmes homériques, l’Iliade et l’Odyssée, et il arrive à des conclusions qui, par leur modération et leur plausibilité, m’ont beaucoup plu et m’ont paru apporter une certaine paix, une médiation conciliante, dans l’espèce de trouble et de partage où ont dû nous laisser en France les dernières guerres homériques engagées depuis plus de cinquante ans entre les savants d’outre-Rhin.

Là comme ailleurs, pour tout ce qui concerne ces âges lointains et nébuleux où manque tout point de repère historique, M. Grote ne s’est point attaché à rechercher le noyau solide qui pouvait exister sous les fictions brillantes. Il n’y a de certainement vrai, selon lui, dans une légende poétique que la couleur, et encore cette couleur locale, cette vérité sociale et morale n’est point du tout celle des héros et des temps représentés ; elle n’appartient qu’à l’âge du poëte qui raconte et qui chante. C’est ainsi que nos anciennes chansons de Geste, où figurent Charlemagne et Alexandre, n’apprennent rien sur les héros mêmes ni sur l’état de la société de leur temps, et elles ne seraient propres qu’à égarer, si on les interrogeait dans une telle pensée de recherche ; mais elles nous représentent avec une vérité naïve les mœurs de l’âge féodal où les trouvères mirent en œuvre ces anciens canevas et les reprirent à l’usage de leurs contemporains. De même les mœurs décrites dans les poèmes homériques ne nous disent absolument rien de certain sur les mœurs de la société au temps du siège de Troie, s’il y eut en effet un tel siège ; elles n’appartiennent qu’à l’âge homérique lui-même, et elles ont toute vérité en ce sens.

Quel est donc cet âge homérique ? Quel était le procédé de ceux qui y chantèrent et y charmèrent le plus héroïque des peuples au sortir de l’enfance ? Qu’était-ce en réalité qu’Homère, et qu’étaient primitivement les poëmes qu’on lui attribue et qui, après avoir fait « la dignité et le charme de leur époque légendaire », sont devenus l’honneur et le patrimoine même de l’esprit humain ? Toutes questions que M. Grote a reprises sans aucune prévention pour ou contre, qu’il a traitées à nouveau avec une pleine connaissance du sujet et en véritable arbitre, ne se donnant lui-même modestement que pour un rapporteur fidèle et judicieux. C’est plaisir de voir entre ses mains la hardiesse et l’incomparable originalité de la critique allemande, tempérée et corrigée par l’esprit pratique anglais.

Rappelons ici les termes précis de la question, telle qu’elle s’est posée, il y a soixante-dix ans, par l’écrit de Wolf, intitulé simplement Prolegomena ad Homerum (Introduction à Homère).

Un savant français des plus érudits, mais de plus de savoir encore que de discernement, d’Ansse de Villoison, avait découvert en 1781, dans la Bibliothèque de Saint-Marc à Venise, et il avait publié en 1788 un texte de l’Iliade avec un immense cortège de scolies grammaticales qui initiaient les doctes lecteurs à tout le travail intérieur et, pour ainsi dire, à la cuisine des critiques d’Alexandrie ; on assistait à leurs dissidences, à leurs doutes touchant l’authenticité de tel ou tel vers ; on était introduit dans le cabinet même et le laboratoire d’Aristarque. Ce savant Villoison, qui avait publié le manuscrit de Venise, croyait n’avoir fait qu’apporter un dernier trésor, et le plus riche de tous, dans le temple consacré au vieil Homère ; en réalité il avait apporté un arsenal, un brûlot, une machine de guerre : de cette édition comme du cheval de bois sortit toute une année d’assaillants. Lui, il ne voulut jamais en croire ses jeux, et il mourut dans son aveuglement classique, soutenant qu’une telle impiété, une absurdité aussi monstrueuse que celle des sceptiques ou des négateurs d’Homère ne méritait même pas d’être réfutée8.

Wolf, quelque opinion qu’on se fasse en définitive sur ce grand procès, Wolf est plus qu’un érudit ingénieux et sagace : c’est un de ces hommes doués du génie critique comme l’Allemagne est coutumière d’en porter, et qui, d’une première vue neuve et profonde, créent une science, qui instituent une étude. Il renouvela d’emblée, en y entrant, toute l’étude d’Homère. Cette préface de 280 pages était une révolution (1795).

Sans doute avant Wolf, il s’était élevé plus d’un doute sur l’origine et la forme première de l’Iliade ou de l’Odyssée, sur l’unité de composition ou d’auteur applicable à des longs poëmes venus de si loin et transmis dans l’obscurité des âges ; mais ce n’avait été que des aperçus, des mots dits en passant, des boutades de gens d’esprit sans autorité, comme l’abbé d’Aubignac, — une phrase sagace et perçante de Bentley, — une conception philosophique de Vico ; Wolf, le premier, donna à la question tout son poids, se livra, en la serrant de près, à une démonstration méthodique, et mit le siège en règle devant la place.

Ne se proposant en apparence pour objet que de constituer un bon texte d’Homère, il avait été amené à se demander, historiquement, ce qu’avaient pu être des poëmes d’aussi longue haleine que l’Iliade et l’Odyssée, et même si réellement ils avaient pu être et exister dans leur ensemble, à une époque où l’écriture n’existait pas, où rien ne pouvait se fixer et se consigner sur le papyrus ni sur d’autres matières ; où les chants seuls, par conséquent, flottaient sur les lèvres et dans la mémoire des hommes, à la merci des récitateurs et des chantres, et en présence d’auditoires avides, qui n’en pouvaient entendre que des portions. A quoi bon de grands poëmes ordonnés et liés, là où il n’y a pas de public qui les demande, ni qui puisse les apprécier par cet aspect ? A quoi bon un plan, une ordonnance générale, une telle longueur de vue, là où il suffit à un auditoire mobile d’épisodes variés et découpés, de rhapsodies touchantes qui ne se commandent pas entre elles ? A quoi bon, quand même on le pourrait, aller mettre sur le chantier un vaisseau de haut bord, lorsqu’on est dans l’enfance de la navigation ? Pourquoi l’aller construire en pleine terre, quand on n’a pas les moyens de le lancer et que même le bassin de mer ou l’on pourrait en faire l’essai est absent ? Autant vaudrait encore se donner le soin de faire à l’avance une comédie, une tragédie complète, quand il n’y a ni acteurs pour la monter, ni amphithéâtre pour contenir les spectateurs ?

Il résultait de là, selon Wolf, que les poëmes d’Homère, tels qu’ils existaient d’abord à l’état homérique primitif, étaient et devaient être tout ce qu’il y a de plus différent des poëmes d’un Apollonius de Rhodes, d’un Virgile, d’un Milton, de tout autre poëte épique destiné à être lu ; qu’ils flottaient épars, comme des membres vivants, dans une atmosphère créatrice et imprégnée de germes de poésie ; mais que, tels que nous les avons et les lisons aujourd’hui, ils ne datent guère que de l’époque de Solon et surtout de Pisistrate, lorsque, le souffle général venant à cesser et l’écriture étant en usage, on sentit le besoin de recueillir cette richesse publique, cet héritage des temps légendaires, d’en faire en quelque sorte l’inventaire total et d’y mettre un ordre, un lien, avant qu’ils eussent couru les chances de se perdre et de se dissiper. La liaison épique qu’on y a vue et admirée depuis daterait de ce temps-là seulement.

La supposition de Wolf, qui restituait la vérité en tout ce qui était de l’atmosphère générale homérique, du souffle qui animait alors les chantres, et de la crédulité toute poétique des auditeurs, cette supposition allait pourtant à l’excès lorsqu’elle niait, durant toute la durée de la période anté-historique, la composition possible des poèmes et la prédominance probable de deux ou trois génies supérieurs qui avaient dû s’emparer de la matière courante pour en faire de vraies œuvres. D’ingénieux et savants disciples de Wolf poussèrent à bout les conséquences de ce système négatif et prétendirent ne laisser aucun coin de refuge à l’ancienne croyance9. Pourtant le sentiment individuel, bien que très en peine et comme chassé de poste en poste, résista ; il y eut de vives protestations en sens contraire et en faveur d’une certaine unité préexistante. L’érudition en quête trouva des points d’appui. De dignes adversaires de Wolf, Ottfried Müller en tête, regagnèrent du terrain et tinrent vaillamment campagne. Et c’est ainsi qu’il s’engagea alors et pendant des années en Allemagne une guerre homérique, dont nous restâmes en France les spectateurs trop peu attentifs et comme désintéressés.

Il se passa là ce qui s’est vu souvent : nos hommes instruits, nos professeurs du temps de l’Empire, de la Restauration, nos académiciens même étaient à peine informés de ces doctes débats. Pour un Guigniaut, pour un Viguier, pour un Cousin, qui, jeunes et ardents, allaient à la découverte, la plupart se tenaient à l’opinion reçue et continuaient de vivre en bons et loyaux rhétoriciens et humanistes. Ils avaient la religion d’Homère, ils croyaient à la tradition, ils n’examinaient point. Il leur semblait, à première vue, aussi absurde de dire qu’il y a une Iliade sans un Homère que si l’on disait qu’il y a un monde sans un Créateur et sans un Dieu. Nous avions en France le déisme d’Homère, tandis qu’en Allemagne on en était à la pluralité des Homères, ou à l’infinité des Homérides, au polythéisme ou au panthéisme en cette matière. Notre forme d’esprit, aidée d’une certaine paresse, résistait.

Sainte-Croix, le premier, sur la seule annonce du système de Wolf et avant même de le bien connaître10, s’était empressé de crier au paradoxe, et dès 1797 il avait dit :

« Il ne faut que sentir et obéir à sa propre imagination, sans aucun effort d’esprit, pour être intimement convaincu que l’Iliade et l’Odyssée sont sorties toutes deux aussi entières de la tête d’Homère que Minerve du cerveau de Jupiter. L’opinion contraire est un véritable outrage à la mémoire d’Homère qui se trouve par là plus maltraité que le corps d’Hector ne le fut dans les champs de Troie. »

Ce fut notre Credo français. On en resta chez nous durant vingt-cinq ans sur cette espèce d’horreur religieuse. On a souvent cité le joli mot de Boissonade qui, publiant son édition d’Homère (1823) et ne consentant point à a admettre les raisons de Wolf, mais ne se sentant point non plus de force à les combattre, se retranchait derrière Aristophane et disait avec je ne sais quel personnage de la comédie : « Non, tu ne me persuaderas pas, même quand tu m’aurais persuadé. » Il tirait ainsi son épingle du jeu. Cette espièglerie toutefois cachait une secrète raison. Il y avait quelque chose de vrai dans ce sentiment intime, dans cette résistance de la conscience littéraire. Gœthe lui-même n’y fut pas étranger. Il avait donné d’abord en plein dans la doctrine de Wolf ; il l’avait épousée ; puis il s’en détachait, à la réflexion, et il disait dans une de ses épigrammes, qui sont sur sa lèvre comme le sourire et la fleur d’une pensée profonde :

HOMERE DERECHEF HOMERE.

« Ingénieux comme vous l’êtes, vous nous avez affranchis de tout respect, et nous avions hardiment déclaré que l’Iliade n’est qu’un rapiécetage.

« Puisse notre défection n’offenser personne ! mais la jeunesse sait nous enflammer, et nous aimons mieux regarder le poëme comme un tout, le sentir comme un tout avec délices. »

Il disait encore, mais cette fois en prose et en cherchant à se rendre compte à lui-même de cette réaction involontaire, de ce va-et-vient dans ses impressions :

« Parmi les livres qui m’occupèrent (1820), je citerai les Prolégomènes de Wolf. Je les repris. Les travaux de cet homme, avec qui j’étais étroitement lié, avaient dès longtemps éclairé mon sentier. En étudiant cet ouvrage, je réfléchis sur moi-même et j’observai le travail de ma pensée. Je remarquai en moi un mouvement continu de systole et de diastole. J’étais accoutumé à considérer comme un ensemble chacun des poëmes d’Homère, et je les voyais là séparés et dispersés, et, tandis que mon esprit se prêtait à cette idée, un sentiment traditionnel ramenait tout sur-le-champ à un point unique ; une certaine complaisance que nous inspirent toutes les productions vraiment poétiques me faisait passer avec bienveillance sur les lacunes, les différences et les défauts qui m’étaient révélés. »

Mais n’était-ce qu’une illusion et une complaisance de sentiment, comme Gœthe paraît le croire ? Ayant moi-même autrefois éprouvé pareille impression à plus d’une lecture d’Homère et dans un temps où j’avais loisir de vaquer à ces nobles études, que je n’ai pu, hélas ! qu’effleurer, j’ai été heureusement surpris lorsque j’ai vu chez M. Grote la conciliation des divers points de vue et une solution mixte qui répond raisonnablement à toutes les exigences.

M. Grote convient tout à fait avec Wolf que les poëmes d’Homère n’ont été ni pu être écrits pendant un long laps de temps qui ne peut guère avoir été moindre que de deux ou trois siècles ; mais cette absence d’écriture n’est point une objection suffisante pour ne pas admettre de longs et très-longs poëmes : là est toute la question. La fidélité de la mémoire cultivée est extrême ; il est difficile de lui assigner des limites, et lorsqu’on a besoin de se souvenir, on se souvient. De nos jours même, et en nos âges classiques, nous avons des restes, des vestiges de ces mémoires extraordinaires et sans qu’il y ait nécessité. On sait que Piron, par exemple, faisait toutes ses tragédies de tête et qu’il les récitait de mémoire aux comédiens. Casimir Delavigne de même : ce poète si exact, si lettré, si peu homérique, composait de tête, refaisait des scènes entières de mémoire, et on dit qu’il a emporté ainsi en mourant une tragédie à peu près terminée. Un de nos généraux, disciple à la fois de Xénophon et de Virgile, M. de Fezensac, a une mémoire telle qu’il récitait au bivouac en Russie, aux officiers de son régiment, un sermon de Massillon qu’il avait retenu dès l’enfance ; et comme il racontait un jour l’anecdote dans un salon, on lui demanda s’il pourrait le réciter encore ; il assura qu’il le savait toujours par cœur : on alla immédiatement chercher le volume de Massillon dans la bibliothèque, et le guerrier lettré se mit à réciter cette prose harmonieuse, mais un peu flottante, sans faire une faute. Et aujourd’hui encore, si Molière n’était pas imprimé, est-ce qu’il n’existerait pas tout entier et n’aurait pas été transmis depuis deux cents ans dans la mémoire des acteurs de la Comédie-Française ? Il y eut donc un temps, on peut le concevoir, où la récitation, se trouvant être le seul mode de publication, était merveilleuse de durée, d’étendue et de fidélité, et il n’est pas invraisemblable d’admettre qu’il a pu exister, dès ce temps-là, de longs poëmes qui se sont transmis et conservés.

L’Odyssée, par exemple (pour commencer avec M. Grote par le cas le moins compliqué et qui souffre le moins d’objections), l’Odyssée est manifestement un poëme qui se tient, qui a dû se tenir toujours et se lier dès le principe par une suite d’aventures concourant à un but commun qui est le retour d’Ulysse, sa reconnaissance par les siens et sa victoire sur les prétendants. Les contradictions, les légères discordances qu’on y dénonce, ne sont pas de celles qui semblent incompatibles avec l’unité d’auteur. Des parties de l’Odyssée ont dû sans doute être récitées séparément, mais si l’on donne à un rhapsode plusieurs journées de suite, ou si l’on suppose (ce qui avait lieu dans les assemblées et les fêtes publiques) une suite de rhapsodes qui se succédaient et se relayaient pour la récitation, rien n’empêche de concevoir que, même sans écriture aucune, l’Odyssée ait pu se transmettre en entier, dans toute son intégrité, sauf peut-être tel épisode à tiroir et tel passage ou telle scène qui aura pu s’y glisser après coup : mais l’agrégation première, la cristallisation, pour ainsi dire, du poëme doit dater de la période légendaire, de l’époque créatrice et inspirée, de l’âge même des rhapsodes.

Si l’Odyssée en est, pourquoi pas aussi l’Iliade ? Ici pourtant les difficultés sont plus grandes, et les objections ont plus de force. M. Grote le reconnaît ; il se refuse néanmoins à croire que ce n’ait été que du temps de Pisistrate, et grâce à une sorte de Commission déjà littéraire et grammaticale, que l’architecture de l’Iliade, telle que nous la possédons, ait été trouvée. L’intervention de Pisistrate présuppose, au contraire, un certain agrégat ancien et connu à l’avance, dont les principaux traits étaient familiers au public grec, bien que, dans la pratique, bon nombre de rhapsodes pussent s’en écarter souvent. C’était précisément à ces abus qu’il devenait urgent de remédier, en se reportant à un premier type général : il ne s’agissait pas, pour cette Commission, de construire pour la première fois une Iliade, ce qui eût été une innovation bien audacieuse, mais simplement de réunir « les membres en lambeaux d’un Homère sacré », les parties conspirantes d’un poëme préexistant.

Déjà, avant Pisistrate, Solon, se préoccupant de cette immense richesse poétique flottante et de sa conservation chère à tous les cœurs grecs, avait imposé un ordre fixe de récitation aux rhapsodes de l’Iliade, pour la fête des Panathénées. « Non-seulement il ordonna qu’ils récitassent les rhapsodies dans leur suite naturelle, sans omission ni altération, mais encore il établit un souffleur ou autorité censoriale pour assurer l’obéissance à ses ordres » ; ce qui implique l’existence d’un ensemble ou agrégat régulier, généralement reconnu et consacré, et aussi l’existence de certains manuscrits.

Malgré tout, l’Iliade, non pas lue comme la lisait Ronsard, en trois jours, avec ce degré de chaleur et d’intérêt qui s’attache à une lecture plus ou moins courante, mais examinée et relue avec des yeux ennemis, avec des yeux de critique, armés du microscope, l’Iliade laisse voir bien des contradictions, en effet, des disparates, des hors d’œuvre, des superfétations, des sutures plus ou moins habiles. L’ajustement du plan ne paraît pas s’y être produit, comme dans l’Odyssée, du premier jet et du premier coup. La colère d’Achille, qui est annoncée au début comme en devant faire le sujet, semble oubliée et mise de côté après le IIe livre ; elle n’est rappelée qu’à peine et comme par acquit de conscience dans les livres suivants ; elle ne se représente sérieusement à l’esprit que dans le courant du VIIIe et ne reparaît sous les yeux qu’au IXe, pour s’éclipser de nouveau dans le chant suivant, et elle ne reprend d’une manière ininterrompue qu’à partir du XIe livre jusqu’à la fin. Les cinq livres qui suivent le Catalogue des vaisseaux appartiennent à la guerre d’Ilion proprement dite ; on dirait qu’il y a eu d’abord une Iliade distincte et une Achilléide, qui se sont plus tard réunies et fondues en un seul poëme plus compréhensif. L’Achilléide qui se marque et se suit à la trace dans le chant Ier, dans le VIIIe, le IXe, et à partir du XIe jusqu’à la fin, se prêtait difficilement à des épisodes ou rhapsodies séparées ; l’action s’y presse. L’Iliade, au contraire, composée de scènes, d’exploits particuliers, de combats et de duels entre les principaux héros, offre « un splendide tableau de la guerre de Troie en général », et répond parfaitement à ce titre plus étendu sous lequel le poëme est devenu immortel. Les fatales conséquences de la colère d’Achille ne paraissent pas avant la fin du VIIIe livre et ne se déclarent qu’au moment où les Troyens, favorisés de Jupiter, se saisissent décidément de la victoire. Le IXe livre, qui montre Agamemnon résigné à tout céder à Achille, semble néanmoins prématuré et anticipe trop sur le dénoûment ; il vient sans préparation ; il a l’air d’une addition postérieure qu’on n’aura pas voulu laisser en dehors, « et qui n’est nullement en harmonie avec ce grand courant de l’Achilléide qui coule depuis le XIe livre jusqu’au XXIIe. » M. Grote fait remarquer qu’il y a dans le XIe livre et les suivants plusieurs passages qui sont en contradiction formelle avec l’événement principal de ce IXe livre, où l’on a assisté à l’humiliation profonde, à la pleine et entière résipiscence d’Agamemnon. L’Achille des derniers chants ne semble pas avoir présentes à l’esprit ces offres de réparation qui lui ont été faites, et il a l’air de les attendre encore11. Bref, et sans prolonger un détail de discussion dont la place n’est point ici, il semble à M. Grote que tout s’expliquerait si l’on admettait qu’un Homère ou Homéride, s’emparant des rhapsodies antérieures d’une Iliade en fragments, et d’une Achilléide embryonnaire ou élémentaire, a refondu, remanié, agrandi les deux sujets, les a mis en rapport entre eux et a opéré un travail ardent, poétique, inspiré, d’où est sortie l’œuvre telle à peu près que nous l’avons, sauf toujours trois ou quatre chants qui sont par trop gênants ou sensiblement inutiles, et dont on fait bon marché : tout le reste appartient à une pensée suffisamment une et dominante. Ce serait le poëte de cette pensée, cet Homéride de génie qui serait le véritable auteur de l’Illiade.

L’Odyssée, bien que M. Grote ne voie pas de raison pour la faire nécessairement postérieure en date et d’une couleur morale plus tardive, serait d’un autre Homéride, également créateur et homme de génie.

Et tout cela (voilà le point essentiel) s’est passé avant Solon, avant Pisistrate, avant l’ère des écrivains, de temps immémorial, à cette époque légendaire, créatrice et spontanée, où la Muse dictait les chants à ses favoris, devant un auditoire ému, crédule, passionné, naïf, sans critique aucune, sans autre critérium à lui que sa curiosité et son plaisir. On a pu dans ces derniers temps, par analogie avec d’autres époques légendaires mieux connues, distinguer divers moments durant cette période ; il y eut probablement d’abord l’âge des chants narratifs de peu d’étendue, de ce qu’on appelait épos : l’âge de l’épopée a suivi, dans lequel ces chants plus simples étaient repris, remaniés, et transportés avec souffle dans des compositions plus larges et déjà savantes. Le génie d’Homère n’est donc pas si morcelé et si épars qu’on l’a dit : c’est un esprit poétique, vaste et exubérant sans doute, mais propre aussi à organiser, et conservant encore, à ce second moment, cette fraîcheur d’observation et cette vivacité de détail qui constitue le charme de la ballade, de la saga, de l’épos primitif. « Il n’y a rien dans l’Odyssée ni dans l’Iliade qui sente le moderne, en appliquant ce terme à l’âge de Pisistrate », et c’est à bon droit que le nom d’Homère reste attaché en propre à ce premier grand travail de composition épique.

Une corporation de chantres, une confrérie tout entière, instituée dans l’île ionienne de Chio, fit de bonne heure de ce nom du grand aveugle le nom patronymique et sacré de la famille des Homérides : toute grande création, et même toute production moyenne12, issue de son sein et propagée par ses membres avec une piété filiale, se renfermait pour elle et venait se placer sous ce nom générique et à demi divin d’Homère : toute autre personnalité avait disparu. Il y avait là l’école, la maison, le temple d’Homère. L’orthodoxie du texte y était religieusement maintenue et garantie.

Vieil Homère, grâce à ces explications et à ces compromis du bon sens, du sentiment et de la science, nous ne t’avons pas tout à fait perdu ; tu n’as pas péri, tu n’as été qu’éclipsé et un peu divisé, ô noble demi-dieu ! nous te retrouvons au moins en partie. L’Homère unique, il est vrai, l’Homère simple, individuel, pareil à un Milton antérieur, a cessé d’être possible : après Wolf, après Lachmann, ces docteurs Strauss de l’homérisme, il n’y a plus moyen de tout sauver : du moins il nous reste à la place un Homère en deux ou trois personnes, en deux ou trois génies. La nature n’est point avare ; il est des âges heureux et féconds, favorisés par elle, et où il règne dans l’air des courants généraux de poésie. À nous en tenir même aux époques littéraires distinctes, que ne pourrions-nous pas remarquer sur les génies voisins, presque simultanés ou légèrement successifs, sur les génies parents et qu’on peut appeler congénères ? dans la Grèce classique, aux environs de Périclès, Eschyle, Sophocle, Euripide ; dans l’Italie de la Renaissance, Pulci, Bojardo, Berni, l’Arioste : ils se succèdent coup sur coup et se continuent ; c’est à qui renchérira sur l’autre. De nos jours le génie de Walter Scott n’a-t-il pas suscité tout aussitôt le génie fraternel d’un Fenimore Cooper ? Voilà des analogies. A plus forte raison en pleine zone héroïque et légendaire, en pleine veine homérique. Ainsi il y aurait eu antérieurement, je l’imagine d’après M. Grote, un premier Homère de l’Achilléide, un autre Homère d’une Iliade première et restreinte : puis est venu un Homère plus grand et plus ample, le véritable, les embrassant tous deux et les enserrant de son onde puissante comme le fleuve Océan ; puis il y a eu un autre Homère plus doux, plus apaisé, plus lent, plus pareil au soleil couchant dont parle Longin, l’Homère de l’Odyssée. Et de loin, à la distance où nous sommes, et où était déjà un Solon ou un Pisistrate, ces deux grands Homères ne faisaient qu’un seul et même astre, qu’une étoile : il a fallu l’instrument des modernes pour les décomposer, pour découvrir que ce qui de loin paraissait simple, et qui le paraît encore à l’œil nu, n’est qu’une réunion, un rapprochent de deux astres, une étoile double.

Il y aurait bien à dire encore sur ces premiers volumes de M. Grote, sur son Lycurgue, sur son Solon. J’y reviendrai peut-être un jour.