CXXIIIe entretien.
Fior d’Aliza
Chapitre premier
I
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Après ces grandes fièvres de l’âme qui l’exaltent jusqu’au ciel et qui la précipitent tour à tour jusque dans l’abattement du désespoir, on reste quelque temps dans une sorte d’immobilité insensible, comme un homme tombé d’un haut lieu à terre, qui ne sent plus battre ses tempes, et qui ne donne plus aucun signe de vie.
Telle était ma situation morale après tant de vicissitudes de cœur, et après la perte, par la mort ou autrement, de tant de personnes adorées. On éprouve alors comme une convalescence de l’âme, qui n’est ni le trouble de l’adolescence, ni la paix de l’âge mur, ni la pleine santé, ni la maladie ; état mixte, et, pour ainsi dire, neutre et passif, pendant lequel les blessures de l’âme se cicatrisent pour nous laisser vivre de nouveau, malgré tout le sang que nous avons perdu. Cet état, sans ivresse, n’est cependant pas sans douceur ; c’est le recueillement du soir dans le demi-jour d’une triste enceinte ; c’est la mélancolie qui n’espère plus, mais qui n’aura plus à désespérer ; c’est ce qu’on appelle la résignation précoce, où les pensées religieuses surgissent en nous après les tempêtes, comme ces rayons calmants de l’astre nocturne qui se glissent entre deux nuages sur les dernières ondulations de l’Océan qui se tait.
II
Les démarches obligeantes de madame la marquise de Saint-Aulaire et de madame la duchesse de Broglie, mes deux principales protectrices auprès du ministre des affaires étrangères, qui était alors M. Pasquier, de centenaire mémoire, venaient d’emporter ma nomination au poste de troisième secrétaire de l’ambassade de Naples ; je m’occupais de mon prochain départ, et pendant ces jours d’adieux à mes amitiés déjà nombreuses à Paris, M. Gosselin, libraire et imprimeur déjà célèbre, se pressait d’imprimer et de donner au public mes premiers essais de poésie, intitulés : Méditations poétiques et religieuses.
C’était un mince petit volume d’une magnifique impression, édité à cinq ou six cents exemplaires, et qui paraissait plus fait pour être offert par un auteur timide à un petit nombre d’amis d’élite et de femmes de goût, qu’à être lancé à grand nombre dans le rapide courant de la publicité anonyme ; je n’avais pas même permis à M. de Genoude et au duc de Rohan, mes amis, qui s’en occupaient à mon défaut, d’y mettre mon nom. « Si cela réussit, leur disais-je, on saura bien le découvrir, et si cela échoue, l’insaisissable anonyme ne donnera qu’une ombre sans corps à saisir à la critique. »
III
Le volume ne fut mis en vente que la veille de mon départ de Paris. La seule nouvelle que j’eus de mon sort, dans la matinée de mon départ, fut un mot de M. Gosselin m’annonçant que le public d’élite se portait en foule à sa librairie pour retenir les exemplaires, et un billet de l’oracle, le prince de Talleyrand, à son amie, la sœur du fameux prince Poniatowski, billet qu’elle m’envoyait à huit heures du matin, et dans lequel le grand diplomate lui disait qu’il avait passé la nuit à me lire, et que l’âme avait enfin son poète. Je n’aspirais pas au génie, l’âme me suffisait ; tous mes pauvres vers n’étaient que des soupirs.
IV
Je partis sur ce bon augure et je m’arrêtai seulement quelques jours, dans ma famille, à Mâcon, où m’attendait▶ un nouveau bonheur, préparé et négocié par ma mère en mon absence.
J’avais eu l’occasion, l’année précédente, de rencontrer à Chambéry une jeune personne anglaise, d’un extérieur gracieux, d’une imagination poétique, d’une naissance distinguée, alliée aux plus illustres familles de son pays. Son père, colonel d’un des régiments de milice levés par M. Pitt pendant les anxiétés patriotiques du camp de Boulogne, était mort récemment ; sa mère, qui n’avait d’autre enfant que cette fille, lui avait donné une instruction grave et des talents de peinture et de musique qui dépassaient la portée de l’amateur. Sa fortune lui permettait de compléter, par des voyages sur le continent et par la pratique des langues étrangères, cette éducation soignée d’une fille unique. Elle l’avait liée, dès sa plus tendre enfance, en Angleterre, avec une famille émigrée de Savoie, celle du marquis de La Pierre, gentilhomme de haute distinction, retiré à Londres depuis l’expulsion du roi de Sardaigne.
Le marquis de La Pierre était mort en exil ; il avait laissé en mourant une nombreuse et belle famille, composée de : la marquise de La Pierre, sa veuve, et de quatre filles d’une beauté remarquable et d’un caractère accompli ; l’une a épousé le marquis de Grimaldi, aide de camp du roi Charles-Albert ; trois autres vivent à Turin dans la pratique de toutes les vertus pieuses. Après le renversement de 1815, le marquis de La Pierre fit des démarches auprès du roi de Sardaigne afin d’obtenir des indemnités pour ses biens confisqués pendant la Révolution. Les négociations ne furent terminées qu’après sa mort, mais en 1819 sa veuve revint à Chambéry avec sa belle famille, chercher quelques débris de son antique opulence. Mademoiselle B…, que je devais épouser, presque inséparable de ses amies, profita de cette circonstance pour venir, avec sa mère, rejoindre la marquise de La Pierre et visiter le continent. Elle se fixa avec sa mère, à Chambéry, dans la maison de ses amies, comme une cinquième fille de cette charmante famille.
V
Cette famille, respectée et recherchée de tous les étrangers de la ville et de la campagne, devint le centre d’une société de tout âge, composée de ce qu’il y avait de plus respectable, de plus brillant et de plus aimable dans le pays. C’est ainsi que j’avais connu celle qui devait être ma femme. Mademoiselle B… aimait passionnément la poésie, et mes vers encore inédits, mais récités dans la maison de la marquise de La Pierre par des amis de mon âge, l’avaient prévenue en ma faveur avant même de me connaître de vue : j’avais été accueilli avec cet enthousiasme que le mystère et le demi-jour ajoutent au talent.
Libres l’un et l’autre, rien ne nous empêchait de songer à nous unir, si nos deux familles consentaient à notre union. La religion différente était le seul obstacle aux yeux de ma famille, d’une orthodoxie sévère, et aussi aux yeux de la mère de mademoiselle B… Quant à elle, cette diversité du culte natal n’était pas un empêchement ; car, élevée dans l’intimité journalière de quatre personnes zélées catholiques, elle n’avait pas tardé à subir elle-même l’influence secrète du catholicisme du coin du feu, et elle était résolue à adopter la religion de ses amies aussitôt qu’elle pourrait le faire sans affliger sa mère. Les personnes pieuses du pays, confidentes de son penchant pour moi, faisaient des vœux charitables pour que l’amour achevât la conversion de l’esprit. Je me rappelle même, non sans sourire, une circonstance étrange, qui montre à quel point le zèle religieux exalte le prosélytisme du cœur.
VI
La marquise de La Pierre, son amie, et ses filles étaient venues s’établir pour quelques semaines aux bains d’Aix, en Savoie. J’y étais moi-même et je logeais dans une maison peu éloignée de celle que ces dames habitaient. J’y venais, presque tous les jours, passer la soirée comme en famille. L’hôte de la marquise était un excellent et pieux vieillard, nommé M. Perret, qui, pour accroître son modique revenu et pour gagner, l’été, le pain de l’hiver, louait, pendant la belle saison, quelques chambres garnies et tenait à bon marché une pension gouvernée par ses deux sœurs. Ce vieillard simple et respectable, dont la vie ascétique avait écrit la macération sur sa pâle figure, passait sa vie en solitude et en prières dans une chambre haute de sa maison. Il y vivait entièrement étranger aux tracas d’une maison publique, comme un ermite dans sa cellule, au milieu du bruit qui ne l’atteint pas. C’était un véritable saint qui, par modestie, s’était refusé la prêtrise, et qui passait sa vie recueillie entre la contemplation et l’étude des merveilles de Dieu dans sa création. Le saint était botaniste. On le voyait tous les matins, après avoir entendu la messe, gravir seul, sans chapeau, des portefeuilles sous le bras, des filets à prendre des insectes à la main, les pentes escarpées des ruelles d’Aix, qui mènent aux plus hauts plateaux des montagnes, tout en murmurant à demi-voix les versets de son bréviaire.
Le soir, il en redescendait plus ou moins chargé de plantes ou de pauvres papillons épinglés, dont il grossissait sa collection. La seule distraction qu’il se permit après souper, le chapelet et la prière du soir, était un air de flûte, joué au bord de sa fenêtre donnant sur les prés de Tresserves. Il avait conservé ce goût de musique et cet instrument du temps de sa jeunesse où il avait été fifre dans un régiment du roi de Sardaigne.
Il avait beaucoup d’amitié pour moi, parce que j’aimais à aller, à mes heures perdues, visiter son herbier et entendre les explications scientifiques et providentielles sur la vertu des plantes et sur les mœurs des insectes, toutes attestant, suivant lui, la grandeur et les desseins de la Providence.
Les chuchotements de la maison lui avaient fait connaître la secrète intelligence qui existait entre la jeune Anglaise et moi, les obstacles que sa mère mettait par religion à ce penchant de sa fille, et les difficultés qu’elle apportait à nos entretiens. Il croyait de son devoir de les favoriser de toute sa complicité, pensant ainsi contribuer au salut d’une âme qui serait perdue, si le mariage ne la sauvait pas. Il me proposa d’être ma sentinelle dans la maison de ses sœurs, et de m’avertir, en jouant de la flûte, chaque fois que la mère vigilante sortirait sans sa fille pour la promenade. Ma fenêtre, dans une chambre de faubourg hors de la ville, était assez rapprochée pour que les sons aigus de l’instrument fussent saisissables à mon oreille et pour que je fisse cadrer mes visites avec l’absence de celle qui fut, plus tard, ma belle-mère. C’est ainsi que le saint homme servait en conscience un amour naissant, en croyant servir le ciel ; c’est la première fois sans doute que la piété la plus sincère sonnait à des profanes l’heure des rencontres.
VII
Je revins à Paris après la saison des bains ; il était convenu que nous profiterions, l’un et l’autre, de toutes les circonstances favorables pour amener, elle sa mère et moi ma famille, à consentir à un mariage que nous désirions tous les deux très vivement. Ma mère, comme à l’ordinaire, était ma complice.
Ma nomination à Naples, les espérances que cette carrière ouverte donnait à mon père, mon séjour de quelques semaines à Mâcon, mes instances auprès de mes oncles et de mes tantes amenèrent à bien les négociations ; je partis avec l’autorisation de tout le monde et avec des assurances d’héritages, après la mort de grands parents, qui rendaient ma fortune au moins égale à celle de ma femme. Ses démarches auprès de sa mère, et l’influence de ses amies, mesdemoiselles de La Pierre, avaient triomphé de son côté de tous les obstacles. J’en étais informé par sa correspondance, et, en arrivant à Chambéry, je n’eus qu’à recueillir le fruit d’un an de patience et à emmener avec moi la femme accomplie que l’attachement le plus fidèle et le plus dévoué me destinait pour compagne de mes jours bons et mauvais. Nous fûmes mariés dans la chapelle du château royal de Chambéry, chez le marquis d’Andezène, qui gouvernait alors la Savoie. L’illustre comte de Maistre, mon allié par le mariage de la plus charmante de mes sœurs, madame Césarine, comtesse de Vignet, avec un neveu du comte de Maistre, me servit de parrain, chargé des pouvoirs de mon père.
VIII
Nous partîmes pour Turin, où je m’arrêtai quelques jours pour y voir le premier secrétaire d’ambassade, le comte de Virieu, mon ami le plus intime et presque un frère. Le duc d’Alberg, ami du prince de Talleyrand, y était alors ambassadeur. Il nous accueillit à Rivsalta, belle maison de plaisance qu’il habitait pendant l’été.
Rien ne semblait annoncer, à Turin, la fermentation sourde d’une révolution prochaine qui couvait sous les sociétés secrètes et dans les conjurations ambitieuses des amis du prince de Carignan, depuis le roi Charles-Albert.
Indépendamment du comte de Virieu, du marquis de Barral, du marquis Alfieri et de son fils, avec lequel j’avais été élevé, je connaissais d’enfance presque toutes les illustres familles du Piémont : les Sambuy, les Ghilini, les Costa, pour avoir reçu avec eux une éducation commune chez les jésuites de Belley, dans ce collège soutenu par eux. Je quittai Turin comblé de leur accueil et je m’arrêtai peu à Florence.
IX
En arrivant à Rome, où je comptais m’arrêter moins de temps encore, j’appris la révolution qui venait d’éclater inopinément à Naples, et qui me força de suspendre mon voyage ; la route de Rome à Naples était interceptée, on ne passait plus. J’◀attendis▶ qu’elle fût matériellement rouverte, et, ne voulant pas exposer ma femme et ma belle-mère aux dangers inconnus d’une route couverte de soldats débandés et d’une capitale en révolution qu’on nous dépeignait comme sanglante ; d’un autre côté, désirant me trouver à mon poste dans une circonstance éminemment intéressante pour la France et pour la maison de Bourbon, je partis seul pour Naples, au risque de ne pas arriver.
J’eus, en effet, beaucoup de peine à franchir la frontière du royaume. Après Terracine, le chemin était couvert de postes de soldats volontaires qui ne recevaient d’ordre que de leur caprice, et qui, voyant en moi un agent diplomatique français, se figuraient que j’apportais à la révolution l’appui de la France contre la Sainte-Alliance, et m’accueillaient de leurs acclamations. Grâce à cette erreur populaire, j’arrivai à Naples sans obstacle, la nuit du jour où les Calabrais, l’armée insurrectionnelle et le général Pepe, qui avait pris le rôle de Lafayette napolitain dans le pays et dans l’armée, entraient dans cette capitale. Je fus témoin, le soir, de cette entrée séditieuse et triomphale de la révolution dans Naples. C’était beau, enivrant et menaçant comme une révolution à sa première heure.
Le vieux roi Ferdinand, pilote expérimenté et railleur, avait pris le parti d’abdiquer et de remettre le gouvernement à son fils, le prince héréditaire, plus propre que lui à se compromettre, soit avec les révolutionnaires, soit contre les puissances étrangères. Ce prince, encore jeune, mais habile et déjà expérimenté des révolutions, passait pour constitutionnel et pouvait, grâce à cette opinion, peut-être fausse, exercer un certain ascendant sur l’armée insurgée au nom d’une constitution, et sur le peuple encore royaliste. Il passa en revue l’armée et la bande des carbonari calabrais, que le général Pepe lui présentait sous les armes, soit comme soutiens du trône transformé, soit comme expression de sa cour.
X
Le moment était délicat et décisif pour la diplomatie de la France. La question allait se poser entre le système constitutionnel et le régime absolu dans les États d’Italie dépendant de l’influence de la maison de Bourbon. Au premier regard, il paraissait évident que l’intérêt de la France serait de se poser en médiatrice entre les rois et les peuples, et d’empêcher les puissances étrangères d’intervenir, comme une haute police armée, à Naples, et bientôt à Turin, pour faire reculer le régime des institutions libres. La France elle-même ayant adopté le régime constitutionnel, il était peu logique à elle de combattre chez les autres ce qu’elle protégeait chez elle-même. Nous devions donc incliner modérément à la cause constitutionnelle à Naples, surtout si cette cause, sincèrement acceptée par le roi et patronnée par l’armée, se préservait des anarchies, des violences, où même des excès qui déshonorent les révolutions au commencement.
D’un autre côté, cette révolution, ou plutôt cette explosion inattendue de l’armée, travaillée par la société secrète des carbonari, était un fait d’indiscipline militaire bien plutôt que d’opinion nationale. Calquée sur l’insurrection armée de Cadix et de Riego, en Espagne, elle était un encouragement à toutes les turbulences des ambitieux de régiment ; enfin, si la Sainte-Alliance, cette mutualité des rois, prenait dans un congrès fait et cause pour le roi de Naples, il était bien embarrassant à nous, gouvernement restauré par la vertu et dans l’intérêt de cette ligue de monarchies, de nous déclarer contre elle les soutiens d’une insurrection de troupes et de conspirateurs qui couvaient peut-être jusque sous notre propre trône, à Paris. Le bon sens d’un côté, la reconnaissance de l’autre, nous commandaient une extrême circonspection dans ces circonstances.
XI
L’ambassade française à Naples était alors dirigée par le duc de Narbonne, émigré rentré d’Angleterre avec le roi Louis XVIII, mais émigré formé à Londres aux usages du régime constitutionnel, complètement rallié à la Charte française, cette transaction habile et loyale entre 89 et 1815, qui affermissait les rois et qui coïntéressait les peuples libres à la monarchie populaire. C’était un homme modeste, timide, ayant peur du son de sa propre voix, mais plein de bon sens et d’aperçus justes, un des hommes qui n’aiment pas à paraître en scène, mais qui ont, comme spectateurs, le sens le plus parfait des situations. Il joignait à ces dons renfermés de son âme une bonté exquise qui le faisait adorer de ses subordonnés. Il m’accueillit dans son ambassade comme dans une famille ; il eut pour ma femme et pour moi, pendant les quelques mois de notre séjour, des égards et des bontés qui nous rendront son souvenir éternellement respectable et cher.
Particulièrement attaché au roi Louis XVIII et tenant de lui sa place beaucoup plus que du ministère, il dépendait moins de M. Pasquier que de M. de Blacas. M. de Blacas, favori du roi, déplacé en 1815 et relégué à Rome où il représentait la France comme ambassadeur, avait sur les légations de France en Italie une direction presque absolue, avouée par le roi et complètement opposée à celle du ministère. Il était l’oracle secret de la monarchie absolue, oracle que nous avions l’ordre d’interroger dans tous les cas soudains et difficiles. Cet oracle contre-révolutionnaire, en passant par l’âme absolue de M. de Blacas, ne pouvait pas être favorable au tempérament que la politique exigeait de nous. Le duc de Narbonne était forcé de le consulter, mais il n’approuvait pas ses réponses. Il remit les affaires à M. de Fontenay, premier secrétaire d’ambassade, comme cela se fait ordinairement dans les circonstances équivoques, afin de pouvoir désavouer des hommes secondaires, et il resta de sa personne à Naples encore quelque temps, pour recevoir des instructions de Paris.
XII
M. de Fontenay était de mon pays, gentilhomme des environs d’Autun, ami de mes amis, beaucoup plus âgé et plus mûr que moi ; il était entré dans la carrière diplomatique par l’influence de M. Courtais de Pressigny, envoyé de France à Rome, immédiatement après la Restauration. C’était un des hommes les plus solides, les plus aimables et les plus capables sous l’apparence de l’ancienne légèreté française. Mais sa légèreté n’était qu’une qualité et nullement un défaut de son esprit. Son sourire bienveillant donnait de la grâce au sérieux de ses pensées, et ses mots fins et à deux sens portaient d’eux-mêmes et touchaient avec justesse à leur double but, comme deux traits partis à la fois d’un même arc : l’un pour faire sourire, l’autre pour faire penser. Il avait par-dessus tout un cœur d’or, pur, solide et franc comme le caractère de la Bourgogne, un peu railleur, mais jamais mordant. La jalousie n’avait jamais approché de ce cœur. Il jouissait du bonheur de faire valoir ses inférieurs et ses égaux. Tel était l’homme avec lequel j’avais à faire mon noviciat diplomatique dans une circonstance où l’on apprenait beaucoup en peu de temps. Les révolutions suppléent au temps en concentrant beaucoup d’événements dans quelques mois. Les campagnes comptent double quand on se bat, elles comptent triple quand on négocie ; il faut manœuvrer aussi vite que les passions d’un peuple en ébullition.
Nous n’eûmes pas deux pensées, M. de Fontenay et moi ; il m’associa à tout, nous agîmes en commun sous l’inspiration de son grand sens et de son expérience. La situation complexe de la cour de Naples, les conseils secrets où nous fûmes appelés et les négociations confidentielles avec les chefs de partis et avec les membres les plus influents du parlement, rendaient notre action très intéressante, quelquefois périlleuse et dramatique. J’en ai rendu compte dans la partie politique de mes œuvres complètes intitulée : Mémoires politiques. Je ne traite dans ces confidences que de cette partie intime qui touche seulement au cœur et qui n’intéresse que la famille et les amis. Glissons donc.
XIII
Pour soustraire ma femme et sa mère aux convulsions de la capitale en révolution, j’avais loué, dans l’île d’Ischia, à quelques lieues en mer, une charmante habitation, appelée la Sentinella, que l’on voit encore pyramider au sommet d’un cap avancé de l’île, quand on débouche du golfe de Gaëte dans le golfe de Naples, non loin de la côte des champs Phlégréens et du promontoire merveilleusement désert de Misène. Cette maison, entourée de treilles, est dominée par l’Epoméo, montagne couverte de bois de lauriers et de jeunes châtaigniers, qui divise l’île en deux zones. Elle domine elle-même la mer, qu’on voit luire à ses pieds, à travers la claire-voie de pampres. À cette hauteur, les voiles qui glissent sur cette surface d’un bleu vif, comme un second ciel, ressemblent à des ailes de colombes blanches qui volent en silence, d’arbre en arbre, parmi les oliviers.
Je m’embarquais à Pouzzoles une ou deux fois par semaine, dans une de ces petites barques à un ou deux rameurs, que j’avais si bien appris à manier moi-même dans ma première jeunesse. (Voyez Graziella, Œuvres complètes.) Nous déployions la voile quand le vent était favorable, et nous faisions cette traversée en deux ou trois heures de navigation. Je trouvais ma femme au bord de la mer et nous remontions par les vignes à la Sentinella, en causant des événements de Naples pendant la semaine. Le contraste du calme resplendissant de cette solitude, cernée par les flots de la mer, avec le bruit menaçant et tumultueux d’une grande ville en révolution, augmentait la sensation de bonheur, de calme et de sécurité qu’inspirait cette résidence enchantée entre le ciel et l’eau. Nous en jouissions jusqu’à l’ivresse. Toutefois cette ivresse avait, pour moi seulement, quelque arrière-goût de mélancolie, en songeant à Graziella, cette fleur précoce que j’avais cueillie dans la même île, et en revoyant de loin sur Procida les ruines de la cabane de son père, abandonnée aux ronces depuis la mort de la jeune fille, et marquant l’horizon d’une borne funèbre dans le passé, comme il devait l’être si souvent dans mon avenir. Mais la jeunesse a des végétations qui recouvrent tout, même les tombes.
XIV
Nous passions la matinée sous les longues et hautes treilles chargées de raisins mûrs, comme d’autant de lustres d’ambre qui laissaient les rayons de l’aurore transluire, à travers leurs grains jaunis, sur nos têtes. Nous y portions des livres italiens de la grande époque lyrique ou épique, tels que Dante, Pétrarque, Tasse, ces hommes qui ont doté l’Italie de chefs-d’œuvre. Quelquefois, j’y portais mon album et des crayons ; moi-même, Pétrarque inférieur pour une autre terre et un autre temps, j’écrivais quelque harmonie ou quelque méditation.
À midi, nous rentrions pour déjeuner à l’ombre plus fraîche des terrasses de la Sentinella, puis la sieste napolitaine, la musique, la peinture, abrégeaient les heures du milieu du jour ; quand le soleil baissait et que les grandes ombres dentelées de l’Epoméo se déroulaient sur les flancs de la montagne, nous parcourions, tantôt à pied, tantôt sur des mules aux pieds agiles, les sentiers escarpés de l’île, en contemplant les feux souterrains du Vésuve briller à l’horizon comme un phare tournant, tantôt visible, tantôt flamboyant sur les bords des mers aux yeux des matelots.
XV
Ainsi se passa l’été. Je ne retrouvais la politique que les jours de la semaine où mes fonctions me ramenaient à l’ambassade. Je prenais une part très vive et très confidentielle aux différentes phases et aux différents orages que cette révolution suscitait dans le peuple, dans le parlement et dans le palais. Ce fut là que j’eus l’occasion de voir et d’admirer, suspendue aux bras de sa mère, cette ravissante princesse Christine, dans toute la fleur de beauté et d’intelligence, que son sort destinait pour épouse au roi d’Espagne, Ferdinand VII, et qui a su, au milieu des tempêtes, plaire, gouverner, transmettre un trône à sa fille, régner, tomber, ou plutôt se retirer du trône, plus heureuse et plus habile que Christine de Suède, dans le demi-jour d’une existence à l’abri des coups de vent. On distinguait déjà dans sa gracieuse et spirituelle physionomie les signes d’une femme courageuse qui saurait faire de la jeunesse, de la beauté et de l’attrait trois pouvoirs politiques aussi irrésistibles que la nature. Elle flottait sur les ondulations des plus graves et des plus tragiques événements comme une rose de Pæstum arrachée de sa tige sur les flots bouillants du golfe. Nous en étions tous respectueusement enivrés.
XVI
L’automne venu, le vieux roi partit avec le consentement de son peuple, difficilement arraché, pour aller, disait-il, plaider lui-même la cause de la révolution auprès des souverains réunis au congrès de Troppau. On sait ce qui en arriva. L’armée napolitaine, commandée, à Entrodocco, par un général mandataire des carbonari, se dispersa au premier coup de canon, hors de portée, d’un faible corps autrichien, dans les vignes. Il n’y avait rien à en conclure contre la bravoure individuelle de ce peuple souvent héroïque quand une généreuse passion l’anime ; mais les carbonari ne lui présentaient pour rois que des tribuns militaires, et pour causes, que des théories qu’il ne pouvait ni comprendre, ni aimer. Les sociétés secrètes, excellentes pour soulever, sont incapables de combattre. La fumée du coup de canon d’Entrodocco fit rentrer les carbonari dans l’ombre. Le général Foy, qui venait de prophétiser à la tribune de Paris que l’armée de la Sainte-Alliance ne sortirait pas des défilés d’Entrodocco, retira sa prophétie. Le brave et téméraire général Pepe n’osa pas reparaître à Naples ; il se réfugia en Angleterre, puis en France. Il y réfléchit sur le danger d’être le général d’une société secrète. C’était un bon soldat et un honnête homme, incapable d’un crime, mais très capable de rêver un rôle héroïque à la tête de bataillons qu’il trouvait évanouis en se retournant. Je lui restai toujours attaché de cœur jusqu’à sa mort.
XVII
L’état de ma femme, avancée dans sa première grossesse, et la convenance de la soustraire, au moment de ses couches, au tumulte d’une ville en révolution, me firent partir pour Rome. J’y arrivai au moment où un détachement de l’armée autrichienne campait de l’autre côté du Tibre, prêt à entrer dans la ville, si une révolution analogue à la révolution d’Espagne, de Naples et de Turin, venait à éclater, comme on l’annonçait à toute heure. L’ombre de ce détachement suffit pour arrêter les révolutionnaires carbonari de Rome et des États du Pape. Tout resta dans le calme habituel de cette capitale de la religion, de la science et des arts. La société était nombreuse, cosmopolite, brillante. Le gouvernement du doux et pieux Pie VII, souvent persécuté, jamais persécuteur, y était insensible et aimé. L’ami de ce Pape, le cardinal Consalvi, y régnait par la séduction bienveillante de son caractère. Rome, sous son gouvernement, ressemblait à une république où chacun pense et dit ce qu’il veut, sans que personne inquiète ou tyrannise personne. C’était la ville hanséatique des consciences et des opinions. Aucun gouvernement ne pouvait offrir une liberté aussi complète, malgré les vices inhérents à cette nature de gouvernement, composé d’une monarchie sans hérédité, d’une démocratie sans représentation, d’une aristocratie étrangère sans patriotisme, et d’un sacerdoce sans responsabilité. Mais tous ces vices théoriques disparaissaient dans la pratique par le caractère que Pie VII et Consalvi imprimaient à son régime. J’étais particulièrement recommandé au cardinal-ministre que je voyais presque tous les jours chez la célèbre duchesse de Devonshire, patronne de tous les hommes de lettres et de tous les artistes romains. Veuve d’un des plus opulents seigneurs des trois royaumes, elle employait son immense fortune à faire fleurir l’Italie d’une seconde Renaissance. Le cardinal Consalvi la visitait deux fois par jour, une fois dans la matinée pour les intérêts politiques de son gouvernement avec l’Angleterre, dont elle passait pour l’ambassadeur anonyme ; une fois dans la soirée, pour s’y délasser dans un petit cercle d’hommes d’esprit des soucis du ministère.
Le chevalier de Médici, premier ministre du roi de Naples avant l’explosion des carbonari, réfugié momentanément à Rome par crainte de l’assassinat dont il avait été menacé, nous y charmait, tous les soirs, par l’agrément de sa conversation napolitaine, la plus spirituelle et la plus voltairienne des conversations. L’abbé Galiani, le plus sensé et le plus amusant des économistes, ne causait pas avec plus d’originalité, contre l’honnête et pesant Turgot dans ses entretiens sur la liberté du commerce des blés. Il donnait le ton à l’auteur de Candide. J’ai toujours soupçonné Voltaire d’avoir dans les veines du sang napolitain, et, en remontant un peu loin, j’ai reconnu que je n’avais pas tout à fait tort. Il y a des verves de race qu’on n’invente pas ; Médici était de la famille.
XVIII
Le vieux roi de Naples Ferdinand, quoiqu’il passât pour un lazzarone sur le trône parmi les libéraux de Paris, avait lui-même autant de cet esprit napolitain, fin et railleur, que tout son royaume. Il revenait en ce moment du congrès de Troppau avec la jolie duchesse de Floridia, sa favorite, dont il avait fait sa femme, comme Louis XIV de madame de Maintenon. Mais c’était une Maintenon sicilienne, avec le pédantisme de moins, la jeunesse et la beauté de plus. Il écrivait à son fils, le régent de Naples, pour être communiquées au parlement, des dépêches pleines de l’éloge des chiens de chasse qu’il ramenait pour chasser le sanglier en Calabre.
Il s’arrêta quelques mois à Rome avant de rentrer dans son royaume, pour laisser aux Autrichiens et à son fils, son lieutenant général, l’odieux et les embarras de sa restauration. Elle ne fut, du reste, que plaisante et non sanglante. Tout fut liquidé et soldé par quelques exils promptement révoqués. Il y avait eu peu d’excès, il n’y eut pas de longue vengeance. Le pape, selon l’usage, lui donna à dîner en grande cérémonie au Vatican le jeudi saint. Par une faveur tout inusitée, le cardinal Consalvi m’invita à cette table de pape, de rois et d’ambassadeurs. C’était contre l’étiquette, mais les rois passent par-dessus et les poètes par-dessous.
XIX
Peu de jours après, j’eus un fils qui fut baptisé à Saint-Pierre de Rome, et tenu sur les fonts du baptême par une belle Vénitienne, devenue une grande dame polonaise, la comtesse Oginska. Cet enfant, né sous les plus heureux auspices, échappa comme ma fille, en mourant jeune, à sa triste destinée. L’un ne vit que mon aurore, et l’autre que mes jours de fêtes. Je les pleurai sincèrement tous les deux, mais quand je me regarde maintenant, je suis tenté de ne pas les plaindre. Les malheurs d’un père obligé à travailler jusqu’à satiété pour vivre et pour faire vivre ceux qui se sont compromis pour lui et pour leur patrie, sont un triste héritage à recueillir. Mieux vaut la paix du ciel, où nous nous retrouverons tous, consolés, les uns d’être morts, les autres d’avoir vécu !
XX
Les nouvelles circonstances politiques où se trouvait le royaume de Naples après le retour du roi ne permettant guère au ministère français d’y employer avec convenance les mêmes agents qui avaient eu à traiter avec la révolution, je reçus un congé indéfini pour rentrer en France. J’en profitai au printemps, et je revins lentement à petites journées par cette belle route de Terni et de Narni, tout ondoyante de forêts et toute ruisselante de cascatelles, qui conduit en Étrurie comme dans un jardin du monde planté, taillé et arrosé pour le peuple-roi.
Nous nous arrêtâmes quelques jours à Florence. Le prince de Carignan, devenu depuis le roi Charles-Albert, repentant de son apparente complicité dans la révolution militaire de Turin, était venu y cacher sa faute chez son beau-frère, le grand-duc de Toscane, dans une retraite du palais Pitti ; son écuyer, Sylvain de Costa, un de mes amis les plus intimes et les plus loyaux, me découvrit dans mon hôtel ; il annonça à son prince mon arrivée, et revint de sa part me demander une entrevue secrète chez moi.
Je ne le permis pas par respect pour ce jeune proscrit d’un trône, et j’allai au palais Pitti lui présenter mes hommages et des espérances de réconciliation avec la cause des rois, qu’il ne tarda pas à aller servir en Espagne. Se doutait-il alors qu’il régnerait vingt ans en Piémont sous la tutelle de l’Autriche et sous l’influence absolue des jésuites, et qu’il reprendrait, vingt ans après, les ordres des carbonari, les armes contre l’Autriche, les conspirations contre le pape, le patronage de la France révolutionnaire, et qu’il laisserait l’Italie conquise et tous les princes, ses collègues et ses parents, chassés par son fils de ces mêmes palais où lui-même avait reçu l’hospitalité de famille ?
Ce que l’esprit n’ose prévoir, les événements et les caractères l’amènent. L’inattendu est le nom des choses humaines. Nos neveux en verront bien d’autres avant que l’Italie en revienne à la seule unité honnête et forte qui lui convienne et qui convienne à la France : la confédération-république d’États.
XXI
Je passai l’été dans une belle vallée des Alpes, auprès de ma sœur, non loin de Chambéry. Ma femme, fière de son bel enfant, et trop frêle pour pouvoir le nourrir longtemps, fut remplacée par une paysanne de la Maurienne, au teint de rose, aux dents d’ivoire ; mais, hélas ! l’enfant dépérissait sur ce sein de neige : on n’achète pas la vie, Dieu la donne ou la refuse.
XXII
Je résolus de profiter de ce loisir diplomatique, en attendant une nouvelle destination, pour visiter l’Angleterre et pour faire connaissance avec la famille de ma femme. Ma belle-mère possédait, dans un des plus riches quartiers de Londres, une maison élégante et magnifiquement meublée, dans le voisinage de Hyde-Park. Nous nous y établîmes pour quelques mois. Je trouvai dans la famille de ma femme un accueil plein de noblesse et de grâce, qui n’a pas cessé jusqu’à ce jour de me faire deux patries et deux centres d’affection. L’Angleterre, pays de la famille par excellence, est aussi le pays de l’adoption. Le cœur reconnaissant s’y partage entre les sentiments innés et les sentiments acquis.
Après avoir joui quelque temps de l’intimité de cette aimable partie de ma nouvelle famille, nous louâmes, au bord de la Tamise, à Richmond, une villa recueillie et solitaire, entre le parc et le fleuve, pour y passer l’été. Ces jours de Richmond, entre l’étude, les livres, le cheval, les promenades et quelques excursions dans les forêts et dans les châteaux royaux de l’Angleterre, furent des plus heureux de notre existence. Un de mes plus intimes amis, le baron de Vignet, neveu des deux comtes de Maistre, venait d’être nommé secrétaire de l’ambassade de Sardaigne à Londres. Il venait souvent à Richmond passer avec moi des jours mélancoliques comme son caractère, à l’ombre de ces arbres séculaires d’Angleterre, où nous nous entretenions de politique et de poésie, ses deux passions, comme elles étaient déjà les miennes. Il voyait tout en sombre et rappelait plus les Nuits d’Young que la sérénité calme de sa patrie. Un autre ami très lettré aussi, M. de Marcellus, était en même temps que nous à Londres, premier secrétaire de l’ambassade française, sous l’ambassadeur, notre plus grand poète, M. de Chateaubriand. Je n’avais pas connu à Paris cet homme illustre autrement que par mon admiration à distance. Je lui fis ma visite de devoir en arrivant à Londres ; il oublia de me la rendre ; je n’insistai pas : ce ne fut qu’après mon séjour à Richmond que, sur l’observation de M. de Marcellus, M. de Chateaubriand me fit une visite et m’envoya une invitation à un de ses dîners diplomatiques. Je m’y rendis par devoir plus que par empressement. Il fut froid et un peu guindé avec un jeune homme qui ne demandait qu’à l’adorer comme un être plus qu’humain. Je sortis contristé de sa table, et je ne cherchai plus à le voir. Il me parut un homme qui posait pour le grand homme incompris, qu’il ne fallait voir que de loin, en perspective. Le charme manquait à sa grandeur ; le charme de la petitesse ou de la grandeur, c’est le naturel. L’affectation gâte même le génie. Je l’ai toujours admiré, surtout comme puissance politique ; mais il m’éloigna toujours de lui, même quand il fut mon ministre et qu’un mot de lui pouvait me placer sans faveur à un poste plus élevé dans ma carrière. N’aime pas qui veut ; il ne m’a rendu bien plus que justice qu’après sa mort, dans ses Mémoires posthumes, où il me plaça comme poète au rang de Virgile et de Racine, et comme homme politique plus haut que mon siècle ne m’a placé. J’ai souvent réfléchi par quelle bizarrerie inexplicable ce grand juge m’avait témoigné tant de défaveur pendant qu’il vivait, en me réservant tant de partialité après sa mort. Je crois l’avoir deviné, mais je n’oserais jamais le dire.
XXIII
Un autre homme d’élite, que son indulgence tendre pour moi me permettait d’appeler mon ami, le duc Mathieu de Montmorency, devint ministre des affaires étrangères dans les péripéties publiques qui précédèrent le congrès de Vérone. Il n’◀attendit▶ pas ma demande pour me nommer à Florence auprès du marquis de La Maisonfort, et destiné à le remplacer en chef aussitôt que les convenances permettraient de rappeler ce ministre.
Je revins à Paris avant de me rendre en Toscane. Le marquis de La Maisonfort avait le genre d’esprit de Rivarol ; c’était un émigré comme Rivarol : il avait autant d’esprit, et du meilleur, qu’il soit possible d’en concentrer dans une tête humaine, même au pays de Voltaire et du chevalier de Grammont. Il avait tiré un parti très habile du malheur de la monarchie et de la fréquentation des princes pendant leur exil. Les disgrâces même, du sort sont gracieuses aux hommes de cette nature, ils ne prennent rien trop au sérieux dans la vie. Il y a toujours de la ressource dans l’esprit souple et flexible d’un courtisan de rois tombés. Il s’était voué de bonne heure à ce rôle de l’espérance et de l’activité dans les causes en apparence perdues ; il avait conspiré avec les flatteurs de la haute émigration en Suisse, en Russie, en Angleterre ; il s’était lié avec M. de Blacas, homme plus sérieux, mais moins aimable que lui ; Louis XVIII l’aimait pour sa légèreté, il tenait tête à ce monarque en matière classique et épigrammatique ; il avait écrit en 1814 des brochures royalistes qui lui avaient fait un nom d’homme d’État de demi-jour, à l’époque où une brochure paraissait un événement ; il n’était point ennemi des transactions avec la révolution pacifiée ; il savait se proportionner aux choses et aux hommes ; il n’avait aucun préjugé, grande avance pour faire sa place et sa fortune ; mais il la mangeait à mesure qu’il la faisait. Le roi avait fini par le nommer ministre en Toscane. Il n’y jouissait pas d’une considération très sérieuse, mais d’une réputation d’esprit très méritée. Les émigrés, ses contemporains, très légers au commencement, étaient devenus moroses et pédantesques en vieillissant ; ils reprochaient à M. de La Maisonfort d’être resté jeune malgré ses années. On le desservait à Paris ; il voulait y rentrer malgré eux pour se défendre et pour obtenir du roi un poste plus lucratif. En attendant, il n’avait plus qu’à peu près un an à passer dans l’Italie centrale pour me laisser, à titre de chargé d’affaires de France, ses trois légations, Florence, Parme, Modène et Lucques, à diriger.
XXIV
Incapable de basse jalousie et très capable d’amitié pour un jeune homme dont la renommée naissante le flattait sous le rapport littéraire, poète lui-même, et poète très agréable (la touchante et naïve romance gauloise de Griselidis est de lui), il m’accueillit moins en subordonné qu’en ami plus jeune et en élève tout à la fois politique et poétique ; il me présenta comme son second et comme son successeur aux principales cours auprès desquelles il était accrédité.
Celle de Florence, qui était notre principale résidence, se composait d’abord du grand-duc de Toscane, jeune encore d’années, mais d’une maturité précoce et studieuse qui annonçait un digne héritier du trône et du libéralisme philosophique de Léopold.
Léopold, quoique frère de l’empereur d’Autriche, et empereur ensuite lui-même, avait inoculé le goût et l’habitude des gouvernements libres à l’Italie ; il y avait été le précurseur de la révolution et de la tolérance administrative et religieuse descendues du trône sur les sujets. Le jeune souverain actuel continuait son oncle. Ses deux ministres, le vieux Fossombroni et le prince Corsini, avaient conservé les traditions de mansuétude, d’économie et de gouvernement par le peuple lui-même, de leur maître Léopold. La peine de mort, supprimée par ce prince, n’avait été rétablie que pour la forme par l’administration française sous Napoléon ; l’échafaud ne s’était jamais relevé sous le régime grand-ducal ; la Toscane était l’oasis de l’Europe.
Comment une dynastie qui n’était qu’une première famille libre dans un pays libre, dont le gouvernement servait de modèle et d’émulation au monde, comment une dynastie plus que constitutionnelle, qui était à elle seule la constitution et la nationalité dans la terre des Léopold et des Médicis, a-t-elle été perfidement envahie et honteusement chassée de cette oasis, créée par elle, et chassée par les Piémontais du palais Pitti, où le roi Charles-Albert, ce roi d’ambition à tout prix, avait cherché et trouvé un asile chez ceux-là mêmes qu’il persécutait en reconnaissance de leurs bienfaits ? On parle de l’ingratitude des peuples, mais de celle des rois, qu’en dites-vous ?
XXV
Deux princesses charmantes, sœurs l’une de l’autre et presque du même âge, embellissaient cette cour et donnaient de la grâce à ses vertus.
L’une était la jeune veuve du précédent grand-duc, mort récemment ; l’autre était la grande-duchesse régnante, qui partageait avec sa sœur les honneurs de ce trône à deux. Princesses de Saxe, elles avaient apporté de ce pays lettré, dans cette terre des beaux-arts, l’instruction et le goût de tout ce qui est l’idéal des grands esprits et des cœurs enthousiastes. Elles me reçurent comme Éléonore d’Este et même comme cette Lucrezia Borgia, tant et si odieusement calomniée, recevaient jadis l’Arioste et le Tasse dans ces cours de Ferrare et de Mantoue, qui n’étaient que des académies de tous les grands artistes de l’esprit.
Le grand-duc me témoigna une considération précoce et imméritée, qui ne tarda pas à se changer, sous les rapports politiques, en véritable amitié. La crainte de contrister le marquis de La Maisonfort, qui ne jouissait pas auprès de lui de la même prédilection, lui fit voiler discrètement, à lui, ses bontés pour moi, et moi, ma respectueuse affection pour lui. J’en jouissais à la dérobée, le matin, dans sa bibliothèque du palais Pitti, où je me rendais mystérieusement, et où il venait me joindre aussitôt qu’il était averti de ma présence, par son bibliothécaire, pour m’emmener dans son appartement. Là, j’avais l’honneur d’avoir avec le prince des entretiens confidentiels sur la politique, qui m’ont laissé, pour ses principes et pour ses vertus, une éternelle admiration. Heureux les peuples qui ont leur sort dans des mains si pures et si douces ! Malheur aux peuples qui ne savent pas les apprécier et qui préfèrent s’asservir à des rois chevelus de caserne, au lieu de chérir des princes philosophes qui ne leur demandent que d’être heureux !
La grande-duchesse, sa femme, sortait quelquefois de son appartement contigu, un de ses enfants dans les bras, pour venir, comme une simple mère de famille, s’asseoir gracieusement à ces entretiens. J’en sortais pénétré d’une véritable estime pour le prince, d’une vénération enthousiaste pour la princesse. Le bruit de cette faveur secrète du grand-duc, dont j’étais honoré, ne tarda pas à se répandre malgré nos précautions. On crut que j’aspirais à changer de patrie et à devenir ministre favori du grand-duc, au lieu de simple chargé d’affaires de France dans une cour d’Italie. Le parti autrichien affecta de s’en alarmer ; il n’en était rien, je n’avais, à cette époque, ni mérité, ni subi les rigueurs de ma patrie, et je n’aurais eu aucune excuse de chercher à changer de foyer et de devoir.
Mon penchant pour la Toscane et pour les jeunes souverains était entièrement désintéressé. Je n’aimais rien d’eux qu’eux-mêmes. Si ce prince, maintenant méconnu et exilé, lit par hasard ces lignes, il y retrouvera, après tant d’années et de vicissitudes, les mêmes sentiments de respect et d’estime. J’ai été assez heureux et assez prudent, en 1848, pour lui en donner des preuves muettes, en résistant aux instances de Charles-Albert et en opposant à ses empiétements contre les princes, ses anciens hôtes, ses parents et ses alliés, l’inflexible refus de la loyauté de la République française. Notre devoir, selon moi, n’était pas de fomenter en Italie l’agrandissement, diminutif pour la France, de la maison de Savoie, mais de favoriser une confédération italienne qui constituât la péninsule en États solidaires contre l’Autriche et reliés à la France par l’éternel intérêt d’une indépendance commune.
XXVI
J’◀attendais▶ mon ami, le comte Aymons de Virieu, qui, déjà souffrant, venait avec sa famille chercher un climat plus salutaire en Toscane. Je m’étais logé moi-même, et je lui avais proposé un appartement dans une maison isolée et poétique, à l’extrémité de la rue di Borgo ogni Santi, entourée, au premier étage, d’un jardin en terrasse planté de magnifiques caroubiers, et dominant un parc immense, qu’on appelait la villa Torregiani.
Cette villa n’avait pour tout édifice qu’une tour monumentale élevée à une hauteur pyramidale au-dessus des sapins les plus sylvestres et les plus sombres. La destination romanesque et pieuse de ce monument extraordinaire et mystérieux ajoutait à cette vue un intérêt qui sacrait pour ainsi dire le bois et la pierre. On disait que le marquis Torregiani, très bel homme, au visage toscan voilé par une empreinte de tristesse, y venait tous les jours.
Je le voyais souvent entrer seul dans son jardin, fermé aux curieux ; j’étais à portée de contempler ce pèlerinage d’amour et de douleur dont on chuchotait tout bas le motif. L’amour en Italie, comme on peut le voir par la Béatrice de Dante et par la Laure de Pétrarque, est le plus avoué et en même temps le plus sérieux des sentiments de l’homme. La femme elle-même, souvent si légère ailleurs, y est dépourvue de toute coquetterie, ce vain masque d’amour, et de toute inconstance, cette satiété du cœur qui se lasse avant la mort des attachements conçus avec réflexion. Les liaisons sont des serments tacites que la morale peut désapprouver, mais que l’usage excuse et que la fidélité justifie. Le marquis Torregiani avait conçu et cultivé dès sa jeunesse une passion de cette nature petrarquesse pour une jeune et ravissante femme de race hébraïque, mariée à un banquier florentin. Cette passion était réciproque et ne portait aucun ombrage au mari. Le cavalier servant et l’époux, selon l’usage aussi du pays, s’entendaient pour adorer, l’un d’un culte conjugal, l’autre d’un culte de pure assiduité, l’idole commune d’attachements différents, mais aussi ardents l’un que l’autre. Le jeune et charmant objet de ce double culte fut enlevé dans sa première fleur à son époux et à son adorateur. Mais la mort même ne put séparer les pensées. La différence du culte interdit au marquis de Torregiani d’élever, à celle qui avait disparu de ses yeux, un monument dans le cimetière juif où il pût aller pleurer sur sa cendre. Il s’imagina, dans sa douleur, et inspiré d’étranges imaginations, de se rapprocher au moins par le regard de la place où elle s’était évanouie de la terre. Il bâtit cette tour assise par assise, et l’éleva jusqu’à une telle hauteur, qu’elle dominait tous les palais et tous les clochers de la ville qui pouvaient s’interposer à la vue entre le cimetière juif et la villa Torregiani ; en sorte qu’en montant au sommet de sa tour, il pût, à chaque retour du jour, contempler la place de ce campo santo juif, où son idole avait dépouillé sa forme terrestre pour habiter l’éternelle et pure demeure dans son souvenir et dans le ciel !
Il y passait chaque jour des heures de recueillement et de larmes, dont cette plate-forme funèbre avait seule le secret. Un sonnet de Pétrarque contenait-il plus de larmes que ce marbre colossal élevé dans les cieux pour entrevoir un souvenir ?
XXVII
Je ne tardai pas à porter mes respects à une majesté découronnée que j’avais visitée à mon premier voyage. Le souvenir de son second époux, le poète Alfieri, l’illustrait davantage encore que le premier, à mes yeux. C’était la comtesse d’Albany, reine légataire de l’Angleterre par son mariage avec le dernier des Stuarts. La comtesse d’Albany, belle autrefois, et toujours aimable, était une fille de la grande maison flamande des Stolberg, sœur de ces frères Stolberg, célèbres dans la philosophie et dans la littérature allemande du dernier siècle. Le cardinal d’York, frère du Prétendant, autrefois héroïque, Charles-Édouard, et réfugié à Rome, avait fait venir la jeune comtesse en Italie pour lui faire épouser son frère déjà âgé et déchu de son caractère par un vice excusable dans un héros découragé : l’ivresse, mère de l’oubli. Le prince avait été séduit par la jeunesse, la beauté et les grâces intellectuelles de sa compagne ; il l’avait aimée, mais il n’avait pu conserver son estime, encore moins son amour. Le poète aristocrate piémontais Alfieri, présenté à Florence à la cour du prince, n’avait pas tardé à plaindre la jeune victime d’un époux suranné, et à ambitionner le rôle de favori et de consolateur d’une reine. Il était parvenu sans peine à tourner, en faveur de la comtesse d’Albany, la faveur passionnée de l’opinion de la société en Toscane. La religion elle-même avait servi de manteau à l’amour.
Un soir que les deux époux devaient aller ensemble au théâtre, le prince était parti le premier et se croyait suivi dans une seconde voiture par sa femme, retardée sous un spécieux prétexte ; mais il l’◀attendit▶ en vain dans sa loge ; il l’avait vue pour la dernière fois : un couvent inviolable avait reçu la comtesse et l’avait soustraite aux droits et aux recherches de son royal époux.
Peu de temps après, Alfieri, voyageant seul suivi de ses quatorze chevaux anglais, sur la route de Sienne, s’acheminait mélancoliquement vers Rome, où la comtesse d’Albany se rendait de son côté par une autre route, allant chercher dans un couvent la protection de son beau-frère, le cardinal d’York.
Le cardinal se déclara le protecteur de sa belle-sœur auprès du pape. Après quelques mois de séquestration dans le monastère de Rome, la séparation civile et religieuse fut prononcée, et la comtesse, libre de ses engagements, se rendit à Paris et dans d’autres capitales, où elle fut suivie par son poète. Après la mort de son mari-roi, qui ne tarda pas à succomber à ses excès et à son triste isolement, un mariage secret, dont on n’a eu néanmoins aucune preuve légale (parce que cette preuve aurait privé la royale comtesse de la pension que lui faisait l’Angleterre), unit les deux amants.
XXVIII
Ils vécurent quelques années à Paris, au commencement de la Révolution française, jusqu’aux approches de 1793, dans une retraite qui ne put les dérober à la persécution commençante. Comment la Révolution, qui décapitait une reine, fille d’empereur, à côté de son double trône, avait-elle respecté une reine découronnée et fugitive ? Le poète tragique piémontais, qui avait été jusque-là le plus ardent et le plus inflexible des démocrates, à condition que la démocratie ne touchât ni aux privilèges de la noblesse piémontaise, ni aux prétentions littéraires de son pâle génie, s’indigne contre la double profanation des républicains français. Toute sa colère d’imagination contre la tyrannie des rois de Turin se changea en rage contre l’audace des peuples démocratisés par la France ; il assouvit sa haine à huis clos, par le Miso Gallo, recueil d’invectives mal rimées et d’épigrammes sans dard, contre le pays, les hommes, les principes qu’il avait exaltés jusque-là. Il fit imprimer en même temps, chez Didot, les quatorze tragédies mort-nées qu’il s’était imposé la tâche d’écrire comme des exercices d’écolier classique, plus que comme des effusions de sa nature, et il alla se confiner, avec sa gloire inédite en poche, dans sa retraite de Florence.
Les Italiens, qui ne possédaient aucun poète dramatique, prétendirent en avoir trouvé un dans Alfieri, comme lui-même prétendit leur en donner un sans originalité et sans verve. On le prit au mot de ses prétentions, non seulement en Italie, mais en France, où on le jugea sur parole. Il passa grand homme avant quarante ans, et s’ensevelit dans une gloire morose, au fond d’une élégante maison, sur le quai de l’Arno, qu’habitait avec lui la comtesse d’Albany.
Moi aussi je fus, pendant mes premières années poétiques, infatué sur parole du mérite de ce grand homme d’intention. J’achetai ses œuvres en douze volumes, et je voyageai par tous pays muni de ce viatique ; je fus longtemps avant de découvrir que le vide était plus sonore que le plein, et que la froide déclamation n’était pas de la poésie, encore moins du drame. Possédé alors, comme tous les jeunes gens, et sentant, comme les jeunes Italiens avec lesquels j’avais été élevé, la forte haine de la tyrannie, j’adorais ce parodiste de Sénèque le tragique, et je me croyais d’autant plus initié à la vertu civique que j’avais plus d’enthousiasme pour lui. Ce ne fut que plus tard que je me rendis compte de cette fausse grandeur guindée sur des échasses, et de cette fausse poésie qui déclame et qui ne sent rien. Cette tragédie de parade ressemble à Shakspeare comme l’éloquence de club à l’éloquence de Cicéron ou de Mirabeau.
XXIX
La véritable maladie dont Alfieri mourut à quarante ans était l’ennui qu’il éprouvait lui-même de ses propres œuvres ; aussi se réfugiait-il dans l’étude du grec et dans des poésies systématiques, épigrammatiques, civiques, démocratiques, aristocratiques, qui fatiguaient l’esprit sans nourrir le cœur. Ses Mémoires seuls, cet étrange et amoureux monument de son amour pour la comtesse d’Albany, méritent d’être recueillis et de survivre. Il y a dans ces Mémoires autant d’originalité que de grandeur et de passion ; là, son caractère savait véritablement participer de la majesté de sa royale idole.
Il mourut chez la comtesse d’Albany, qui fit élever par Canova, dans l’église de Santa Croce, un magnifique monument avec la statue colossale de l’Italie pleurant son poète. Ce monument est comme l’homme, plus déclamatoire qu’éloquent ; c’est le mausolée académique d’une poésie de convention. Le grand peintre français Fabre, de Montpellier, ami de la comtesse d’Albany, fut son consolateur, et, l’on croit, son troisième mari. C’était un Poussin moderne tout à fait italianisé par son talent et par son culte pour Raphaël, dont il recherchait les moindres vestiges, et dont il légua, à sa mort, les reliques retrouvées au musée de sa ville natale, Montpellier.
XXX
Les lettres de la comtesse de Virieu, veuve du membre de l’Assemblée nationale, intimement liée avec la comtesse d’Albany, m’avaient accrédité chez elle. Sa maison, modeste, élégante, lettrée, était le sanctuaire quotidien des personnages les plus distingués de Florence, Athènes alors de l’Italie. Le comte Gino Capponi, héritier du grand nom et de la grande influence de ses ancêtres, avec qui j’étais lié d’ancienne date à Paris, y venait tous les jours. C’était et c’est encore le génie de la Toscane historique ressuscité ; il désirait la liberté et l’indépendance de sa patrie, restaurée sous ses souverains libéralisés, mais nullement la destruction du nom de la Toscane et l’usurpation de la maison de Savoie sous les Piémontais, considérés alors comme de bons soldats des frontières, et nullement comme des maîtres dignes de l’Italie régénérée. Le comte Gino Capponi, porté au ministère par les premiers flots de la révolution italienne, y agit dans ce sens patriotique et émancipateur de l’étranger, jusqu’au moment où la fausse idée d’une unité absorbante détruisit, sous le carbonarisme des radicaux, les vraies nationalités historiques dont l’Italie se compose, pour saper l’histoire sous la chimère et pour agir par la violence, à contresens de la nature, en détournant les peuples et les princes d’une puissante et naturelle confédération italienne.
Le comte Capponi rentra alors dans la retraite en faisant des vœux pour l’Italie sous toutes ses formes. Une cécité précoce condamna à l’inaction ce grand et généreux citoyen, que l’estime et la reconnaissance de sa patrie accompagnent jusque dans ses invalides du patriotisme. Puissent ces lignes lui apprendre que l’amitié survit au-delà du bonheur et de la popularité pour les hommes dignes d’être aimés à tous les âges !
XXXI
La comtesse d’Albany m’accueillit avec une gracieuse bonté dans ce cercle étroit des nationaux et des étrangers qui venaient honorer, dans sa personne, moins la reine d’un empire évanoui que la souveraine légitime de la grâce et de l’esprit dans la conversation. On ne pouvait s’empêcher de chercher encore sur sa figure douce, fine, intelligente et passionnée, les traces de la beauté qui l’avait fait adorer dans un autre âge. On ne les y retrouvait que dans la physionomie, cette immobilité du visage. La nature flamande de sa carnation rappelait les portraits de Rubens plus que ceux des belles Italiennes du moyen âge ; son corps s’était alourdi par la chair ; ses joues, encore fraîches, donnaient trop de largeur à sa figure ; mais l’éclat tempéré de ses beaux yeux bleus et le sourire très affectueux de ses lèvres faisaient souvenir de l’attrait qu’ils devaient avoir à quinze ans. On ne s’étonnait pas qu’elle eût été aimée pour ses charmes avant de l’être pour ses aventures et pour ses infortunes ; c’était de la poésie encore, mais de la poésie survivant aux années, qui la surchargeaient de leur embonpoint sans l’effacer, parce qu’elle est de l’âme et non de la chair. Le feu doux de la passion mal éteinte illumine encore les traits où elle a resplendi. Le reflet de l’amour est l’illumination du visage jusque dans l’ombre des années.
XXXII
Ma renommée de poète à peine éclos, ma qualité de diplomate français, l’accueil dont j’étais l’objet à la cour du souverain, mon bonheur intérieur, la présence de mes meilleurs amis, le loisir réservé à la poésie de ma vie comme à celle de mes pensées, ma reconnaissance pour tous ces dons de la Providence et mon penchant à la contemplation pieuse qui s’est toujours accru en moi dans les moments heureux de mon existence, comme les parfums de la terre qui s’élèvent mieux sous les rayons du soleil que sous les frimas des mauvais climats, semblaient me promettre une félicité calme dont je remerciais ma destinée ; lorsqu’un événement étrange et inattendu vint changer du jour au lendemain cet agréable état de mon âme en une sorte de proscription sociale qui se déclara soudainement contre moi, et qui me fit craindre un moment de voir ma carrière diplomatique coupée et abrégée au moins en Italie, ce pays du monde dont j’aimais le plus à me faire une patrie d’adoption.
Voici cette bizarre et malheureuse péripétie de mon bonheur.
XXXIII
Peu de temps avant mon départ de France pour mon poste à Florence, le plus grand, selon moi, de tous les poètes modernes, était mort en Grèce, tout jeune encore et dans le seul acte généreux, désintéressé, héroïque, qu’il eût tenté jusque-là pour racheter par la vertu les excentricités et les juvénilités peu sensées et peu louables de sa vie. Je veux parler de lord Byron, ce proscrit volontaire de sa famille et de sa patrie, qui avait eu le courage, comme le Renaud du Tasse, de quitter mieux qu’Armide, pour voler au secours d’une ombre de peuple par amour pour l’humanité et pour ce que nous appelions alors la gloire.
À son arrivée à Missolonghi avec de l’or et des armes, le ciel lui avait refusé l’occasion d’illustrer deux fois son nom de poète en y ajoutant le nom de héros, d’homme d’État et de libérateur de la Grèce. S’il vivait aujourd’hui, la Grèce, selon toute probabilité, ne chercherait pas d’autre roi.
Lord Byron avait commencé sa réputation immortelle par la publication d’un poème en quatre chants, ou plutôt d’une grande excentricité poétique, aussi originale et aussi vagabonde que son imagination, intitulée le Pèlerinage de Childe Harold. C’était comme un lai des sirventes, comme une légende du moyen âge, dont les seuls événements étaient ses impressions et ses amours, ses songes dans les différentes terres et dans les différentes mers qu’il avait parcourues.
Ce poème avait allumé l’imagination de son temps à proportion du plus ou moins d’élément combustible que ces imaginations portaient en elles-mêmes. La mienne en avait été incendiée, et c’est une de ces impressions que l’âge, les revers, les vicissitudes prosaïques de l’existence n’ont pas affaiblies en moi. Les morsures du charbon sacré ne se cicatrisent pas dans le cœur des poètes.
XXXIV
La mort de lord Byron fut un deuil profond pour moi-même. Je me souviens encore de la matinée, à Mâcon, où ma mère, qui connaissait ma passion pour ce Tasse et pour ce Pétrarque des Anglais dans un seul homme, craignant l’effet soudain et inattendu que ferait sur moi cette mort d’un inconnu, entrouvrit mes rideaux d’une main prévoyante et m’annonça avec précaution la catastrophe du poète, comme elle m’aurait annoncé une perte de famille. Elle portait sur sa physionomie l’empreinte de la douleur qu’elle pressentait dans mon cœur. Mon deuil en effet, à moi, fut immense et ne se consola jamais de cette étoile éteinte dans le ciel de la poésie de notre siècle. Il avait beau avoir écrit cette parodie de l’amour intitulée Don Juan. C’était une débauche de colère et de cynisme contre lui-même, un reniement de saint Pierre que le Dieu déplore et pardonne. Sa poésie est éternelle, parce qu’elle pleure mieux qu’elle ne fait semblant de rire. Sa note sensible s’empare de l’âme comme une harmonica céleste. Les nerfs en souffrent, mais le cœur en saigne, et les gouttes de sang qui en découlent sont les délices des cœurs sensibles.
XXXV
Vivement frappé de cette perte, l’idée me vint, idée en général malheureuse, de payer un tribut de deuil et de gloire à ce roi des poètes contemporains, en continuant ce poème sous le titre de Cinquième chant de Childe Harold. Je l’écrivis tout d’une haleine, trop vite, comme tout ce que j’ai écrit ou fait dans cette improvisation perpétuelle qu’on appelle ma vie, excepté quand l’événement qui presse ne laisse pas le temps de délibérer, et où le meilleur conseil, c’est l’inspiration.
Je supposai que lord Byron vivait encore et que le génie, qui lui avait inspiré les quatre premiers chants de son poème, inspirait encore à son génie le récit de sa propre mort. Mécontent de la somnolence de l’Italie, le poète, en la quittant, lui adressait des adieux pleins d’amers reproches. Mais, dans mon plan, ces adieux n’étaient pas dans ma bouche, ils étaient dans la sienne, et parfaitement conformes aux sentiments exagérés qu’il avait maintes fois exprimés lui-même en vers et en prose, sentiments des radicaux ou des carbonari étrangers, avec lesquels il était en relation pendant qu’il habitait Venise, les bords du Pô ou les rives de l’Arno.
Voici ces vers :
XXXVI
Où va-t-il ?… Il gouverne au berceau du soleil.Mais pourquoi sur son bord ce terrible appareil ?Va-t-il, le cœur brûlant d’une foi magnanime,Conquérir une tombe au désert de Solyme ;Ou, pèlerin armé, son bourdon à la main,Laver ses pieds souillés dans les flots du Jourdain ?Non : du sceptique Harold le doute est la doctrine,Le croissant ni la croix ne couvrent sa poitrine ;Jupiter, Mahomet, héros, grands hommes, dieux,(Ô Christ, pardonne-lui !) ne sont rien à ses yeuxQu’un fantôme impuissant que l’erreur fait éclore,Rêves plus ou moins purs qu’un vain délire adore,Et dont par ses clartés la superbe oraison,Siècle après siècle, enfin délivre l’horizon.Jamais, d’aucun autel ne baisant la poussière,Sa bouche ne murmure une courte prière ;Jamais, touchant du pied le parvis d’un saint lieu,Sous aucun nom mortel il n’invoqua son Dieu !Le dieu qu’adore Harold est cet agent suprême,Ce Pan mystérieux, insoluble problème,Grand, borné, bon, mauvais, que ce vaste universRévèle à ses regards sous mille aspects divers :Être sans attributs, force sans providence,Exerçant au hasard une aveugle puissance ;Vrai Saturne, enfantant, dévorant tour à tour ;Faisant le mal sans haine et le bien sans amour ;N’ayant pour tout dessein qu’un éternel caprice ;Ne commandant ni foi, ni loi, ni sacrifice ;Livrant le faible au fort et le juste au trépas,Et dont la raison dit : « Est-il ? ou n’est-il pas ? »Ses compagnons épars, groupés sur le navire,Ne parlent point entre eux de foi ni de martyre,Ni des prodiges saints par la croix opérés,Ni des péchés remis dans les lieux consacrés,D’un plus fier évangile apôtres plus farouches,Des mots retentissants résonnent sur leurs bouches :Gloire, honneur, liberté, grandeur, droits des humains,Mort aux tyrans sacrés égorgés par leurs mains,Mépris des préjugés sous qui rampe la terre,Secours aux opprimés, vengeance, et surtout guerre ;Ils vont, suivant partout l’errante Liberté,Répondre en Orient au cri qu’elle a jeté ;Briser les fers usés que la Grèce assoupieAgite, en s’éveillant, sur une race impie ;Et voir dans ses sillons, inondés de leur sang,Sortir d’un peuple mort un peuple renaissant.Déjà, dorant les mâts, le rayon de l’auroreSe joue avec les flots que sa pourpre colore ;La vague, qui s’éveille au souffle frais du jour,En sillons écumeux se creuse tour à tour ;Et le vaisseau, serrant la voile mieux remplie,Vole, et rase de près la côte d’Italie.Harold s’éveille ; il voit grandir dans le lointainLes contours azurés de l’horizon romain ;Il voit sortir grondant, du lit fangeux du Tibre,Un flot qui semble enfin bouillonner d’être libre,Et Soracte, dressant son sommet dans les airs,Seul se montrer debout où tomba l’univers.Plus loin, sur les confins de cette antique EuropeDans cet Éden du monde où languit Parthénope,Comme un phare éternel sur les mers allumé,Son regard voit fumer le Vésuve enflammé :Semblable au feu lointain d’un mourant incendie,Sa flamme, dans le jour un moment assoupie,Lance, au retour des nuits, des gerbes de clartés ;La mer rougit des feux dans son sein reflétés ;Et les vents agitant ce panache sublime,Comme un pilier en feu d’un temple qui s’abîme,Font pencher sur Pæstum, jusqu’à l’aube des jours,La colonne de feu, qui s’écroule toujours.À la sombre lueur de cet immense phare,Harold longe les bords où frémit le Ténare ;Où l’Élysée antique, en un désert changé,Étalant les débris de son sol ravagé,Du céleste séjour dont il offrait l’imageSemble avoir conservé les astres sans nuage.Mais là, près de la tombe ou le grand cygne dort,Le vaisseau, tout à coup, tourne sa poupe au bord.Fuyant de vague en vague, Harold, avec tristesse,Voit sous les flots brillants la rive qui s’abaisse ;Bientôt son œil confond l’océan et les cieux ;Et ces borda immortels, disparus à ses yeux,Semblant s’évanouir en de vagues nuages,Comme un nom qui se perd dans le lointain des âges.
« Italie ! Italie ! adieu, bords que j’aimais !Mes yeux désenchantés te perdent pour jamais !Ô terre du passé, que faire en tes collines ?Quand on a mesuré tes arcs et tes ruines,Et fouillé quelques noms dans l’urne de la mort,On se retourne en vain vers les vivants : tout dort.Tout, jusqu’aux souvenirs de ton antique histoire,Qui te feraient du moins rougir devant ta gloire !Tout dort, et cependant l’univers est debout !Par le siècle emporté tout marche, ailleurs, partout !Le Scythe et le Breton, de leurs climats sauvagesPar le bruit de ton nom guidés vers tes rivages,Jetant sur tes cités un regard de mépris,Ne t’aperçoivent plus dans tes propres débris.Et, mesurant de l’œil tes arches colossales,Tes temples, tes palais, tes portes triomphales,Avec un rire amer demandent vainementPour qui l’immensité d’un pareil monument,Ou si l’ombre d’un peuple occupe tant d’espace ?Et tu souffres sans honte un affront si sanglant !Que dis-je ? tu souris au barbare insolent ;Tu lui vends les rayons de ton astre qu’il aime ;Avec un lâche orgueil, tu lui montres toi-mêmeTon sol partout empreint de tes nombreux héros,Ces vieux murs où leurs noms roulent en vains échos,Ces marbres mutilés par le fer du barbare,Ces bustes avec qui son orgueil te compare,Et de ces champs féconds les trésors superflus,Et ce ciel qui t’éclaire et ne te connaît plus !Rougis !… Mais non : briguant une gloire frivole,Triomphe ! On chante encore au pied du Capitole.À la place du fer, ce sceptre des Romains,La lyre et le pinceau chargent tes faibles mains ;Tu sais assaisonner des voluptés perfides,Donner des chants plus doux aux voix de tes Armides,Animer les couleurs sous un pinceau vivant,Ou, sous l’adroit burin de ton ciseau vivant,Prêter avec mollesse au marbre de BlanduseLes traits de ces héros dont l’image t’accuse.Ta langue, modulant des sons mélodieux,À perdu l’âpreté de tes rudes aïeux ;Douce comme un flatteur, fausse comme un esclave,Tes fers en ont usé l’accent nerveux et grave ;Et, semblable au serpent, dont les nœuds assouplisDu sol fangeux qu’il couvre imitent tous les plis,Façonnée à ramper par un long esclavage,Elle se prostitue au plus servile usage,Et, s’exhalant sans force en stériles accents,Ne fait qu’amollir l’âme et caresser les sens.
« Monument écroulé, que l’écho seul habitePoussière du passé qu’un vent stérile agite ;Terre, ou les fils n’ont plus le sang de leurs aïeux,Où sur un sol vieilli les hommes naissent vieux,Où le fer avili ne frappe que dans l’ombre,Où sur les fronts voilés plane un nuage sombre,Où l’amour n’est qu’un piège et la pudeur qu’un fard,Où la ruse a faussé le rayon du regard,Où les mots énervés ne sont qu’un bruit sonore.Un nuage éclaté qui retentit encore :Adieu ! Pleure ta chute en vantant tes héros !Sur des bords où la gloire a ranimé leurs os,Je vais chercher ailleurs (pardonne, ombre romaine !)Des hommes, et non pas de la poussière humaine !…………………………………………………………..………………………………………………………..« Le ciel avec amour tourne sur toi les yeux ;Quelque chose de saint sur les tombeaux respire,La Foi sur tes débris a fondé son empire !La Nature, immuable en sa fécondité,T’a laissé deux présents, ton soleil, ta beauté ;Et, noble dans ton deuil, sous tes pleurs rajeunie,Comme un fruit du climat enfante le génie.Ton nom résonne encore à l’homme qui l’entend,Comme un glaive tombé des mains du combattant ;À ce bruit impuissant, la terre tremble encore,Et tout cœur généreux te regrette et t’adore.
« Et toi qui m’as vu naître, Albion, cher paysQui ne recueilleras que les os de ton fils,Adieu ! tu m’as proscrit de ton libre rivage ;Mais dans mon cœur brisé j’emporte ton image,Et, fier du noble sang qui parle encore en moi,De tes propres vertus t’honorant malgré toi,Comme ce fils de Sparte allant à la victoire,Je consacre à ton nom ou ma mort ou ma gloire.Adieu donc ! Je t’oublie, et tu peux m’oublier :Tu ne me reverras que sur mon bouclier.………………………………………………………..………………………………………………………..« Souvent, le bras posé sur l’urne d’un grand homme,Soit aux bords dépeuplés des longs chemins de Rome,Soit sous la voûte auguste où, de ses noirs arceaux,L’ombre de Westminster consacre ses tombeaux,En contemplant ces arcs, ces bronzes, ces statues,Du long respect des temps par l’âge revêtues,En voyant l’étranger d’un pied silencieux,Ne toucher qu’en tremblant le pavé de ces lieux,Et des inscriptions sur la poudre tracéesChercher pieusement les lettres effacéesJ’ai senti qu’à l’abri d’un pareil monumentLeur grande ombre devait dormir plus mollement ;Que le bruit de ces pas, ce culte, ces images,Ces regrets renaissants et ces larmes des âges,Flattaient sans doute encore, au fond de leur cercueil,De ces morts immortels l’impérissable orgueil ;Qu’un cercueil, dernier terme où tend la gloire humaine,De tant de vanités est encor la moins vaine ;Et que pour un mortel peut-être il était beauDe conquérir du moins, ici-bas, un tombeau ?…Je l’aurai !… Cependant mon cœur souhaite encoreQuelque chose de plus, mais quoi donc ? il ignore.Quelque chose au-delà du tombeau ! Que veux-tu ?Et que te reste-t-il à tenter ?… La vertu !Et bien ! pressons ce mot jusqu’à ce qu’il se brise !S’immoler sans espoir pour l’homme qu’on méprise,Sacrifier son or, ses voluptés, ses jours,À ce rêve trompeur… mais qui trompe toujours ;À cette liberté que l’homme qui l’adoreNe rachète un moment que pour la vendre encore ;Venger le nom chrétien du long oubli des rois ;Mourir en combattant pour l’ombre d’une croix,Et n’◀attendre pour prix, pour couronne et pour gloireQu’un regard de ce Juge en qui l’on voudrait croireEst-ce assez de vertu pour mériter ce nom ?Eh bien ! sachons enfin si c’est un rêve ou non ! »
XXXVII
Voici comment je rends compte dans mes commentaires de cet événement.
J’étais secrétaire d’ambassade à Naples. Je quittais Naples et Rome en 1822. Je vins passer un long congé à Paris. J’y fis paraître la Mort de Socrate, les Secondes Méditations. J’y composai, après la mort de lord Byron, le cinquième chant du poème de Childe Harold.
Dans ce dernier poème, je supposais que le poète anglais, en partant pour aller combattre et mourir en Grèce, adressait une invective terrible à l’Italie pour lui reprocher sa mollesse, son sommeil, sa voluptueuse servitude. Cette apostrophe finissait par ces deux vers :
Je vais chercher ailleurs (pardonne, ombre romaine !)Des hommes, et non pas de la poussière humaine !…
Les poètes italiens eux-mêmes, Dante, Alfieri, avaient dit des choses aussi dures à leur patrie.
Ces reproches, d’ailleurs, n’étaient pas dans ma bouche, mais dans la bouche de lord Byron : ils n’égalaient pas l’âpreté de ses interpellations à l’Italie. Ce poème fit grand bruit : ce bruit alla jusqu’à Florence. J’y arrivai deux mois après en qualité de premier secrétaire de légation.
À peine y fus-je arrivé qu’une vive émotion patriotique s’éleva contre moi. On traduisit mes vers séparés du cadre, on les fit répandre à profusion dans les salons, au théâtre, dans le peuple ; on s’indigna dans des articles de journaux et dans des brochures, de l’insolence du gouvernement français, qui envoyait, pour représenter la France dans le centre de l’Italie littéraire et libérale, un homme dont les vers étaient un outrage à l’Italie. La rumeur fut grande, et je fus quelque temps proscrit par toutes les opinions. Il y avait alors à Florence des exilés de Rome, de Turin, de Naples, réfugiés sur le sol toscan, à la suite des trois révolutions qui venaient de s’allumer et de s’éteindre dans leur patrie. Au nombre de ces proscrits se trouvait le colonel Pepe. Le colonel Pepe était un des officiers les plus distingués de l’armée ; il avait suivi Napoléon en Russie ; il était, de plus, écrivain de talent. Il prit en main la cause de sa patrie ; il fit imprimer contre moi une brochure dont l’honneur de mon pays et l’honneur de mon poste ne me permettaient pas d’accepter les termes. J’en demandai satisfaction. Nous nous battîmes dans une prairie au bord de l’Arno, à une demi-lieue de Florence. Nous étions tous les deux de première force en escrime. Le colonel avait plus de fougue, moi plus de sang-froid. Le combat dura dix minutes. J’eus cinq ou six fois la poitrine découverte du colonel sous la pointe de mon épée : j’évitai de l’atteindre. J’étais résolu de me laisser tuer, plutôt que d’ôter la vie à un brave soldat criblé de blessures, pour une cause qui n’était point personnelle, et qui, au fond, honorait son patriotisme. Je sentais aussi que si j’avais le malheur de le tuer, je serais forcé de quitter l’Italie à jamais. Après deux reprises, le colonel me perça le bras droit d’un coup d’épée. On me rapporta à Florence. Ma blessure fut guérie en un mois.
XXXVIII
Les duels sont punis de mort en Toscane. Le nôtre avait eu trop d’éclat pour que le gouvernement pût feindre de l’ignorer. Ma qualité de représentant d’une puissance étrangère me couvrait ; la qualité de réfugié politique aggravait celle du colonel Pepe. On le recherchait. J’écrivis au grand-duc, prince d’une âme grande et noble, qui m’honorait de son amitié, pour obtenir de lui que le colonel Pepe ne fût ni proscrit de ses États, ni inquiété pour un fait dont j’avais été deux fois le provocateur. Le grand-duc ferma les yeux. Le public, touché de mon procédé et attendri par ma blessure, m’applaudit la première fois que je reparus au théâtre. Tout fut effacé par un peu de sang entre l’Italie et moi. Je restai l’ami de mon adversaire, qui rentra plus tard dans sa patrie et devint général.
Un de mes amis avait relevé ma cause dès la première émotion de cette querelle, et il avait écrit, en quelques pages de sang-froid et d’analyse, une défense presque judiciaire de mes vers calomniés. Mais je ne voulus plaider de la plume qu’après le jugement de l’épée, et je ne consentis à publier cette défense que lorsque je pus la signer de la goutte de sang de ce duel d’honneur non personnel, mais national.
J’en donne ici quelques extraits, comme pièces justificatives de cet étrange procès littéraire.
XXXIX
On a donné, dans quelques écrits récemment publiés en Italie, de fausses interprétations d’un passage du cinquième chant du poème de Childe Harold, interprétations dont l’auteur a été profondément affligé, et auxquelles on croit convenable de répondre. Les esprits impartiaux apprécieront sans doute les motifs du silence que M. de Lamartine a gardé jusqu’ici, et la justesse de ces observations.
Un auteur ne doit jamais défendre ses propres ouvrages, mais un homme qui se respecte doit venger ses sentiments méconnus. Fidèle à ce principe, M. de Lamartine n’a jamais répondu aux critiques littéraires que par le silence ; mais il repousse avec raison des opinions et des sentiments que l’erreur seule peut lui imputer.
Le passage inculpé est une imprécation poétique contre l’Italie en général ; imprécation que prononce Childe Harold au moment où, quittant pour jamais les contrées de l’Europe, contre lesquelles sa misanthropie s’exhalait souvent avec toutes les expressions de la haine, il s’élançait vers un pays où son imagination désenchantée lui promettait des émotions nouvelles. Cette imprécation renferme ce que renferme toute imprécation, c’est-à-dire tout ce que l’imagination d’un poète, quand il rencontre un pareil sujet, peut lui fournir de plus fort, de plus général, de plus exagéré, de plus vague, contre la chose ou le pays sur lesquels s’exerce la fureur poétique de son héros. Si l’on veut une idée juste d’une pareille figure, qu’on lise les diatribes d’Alfieri contre la France, son langage, ses mœurs, ses habitants ; les imprécations de Corneille contre Rome, celle de Dante, de Pétrarque, et de presque tous les poètes italiens contre leur propre patrie, celles même de lord Byron contre quelques-uns de ses compatriotes ; qu’on lise enfin tous les satiriques de tous les siècles, depuis Juvénal jusqu’à Gilbert. De pareils morceaux n’ont jamais rien prouvé, que le plus ou moins de talent de leurs auteurs à se pénétrer des couleurs de leur sujet, ou à exercer leur verve satirique sur des nations ou des époques, c’est-à-dire sur des abstractions inoffensives.
XL
Voilà cependant de quel fondement des critiques italiens et quelques personnes mal informées ont voulu conclure les opinions et les sentiments de M. de Lamartine sur l’Italie. Hâtons-nous d’ajouter cependant que la plupart des personnes qui sont tombées dans cette erreur ne connaissaient de l’ouvrage que ce seul passage, et que, le lisant séparé de l’ensemble qui l’explique, et le croyant placé dans la bouche du poète lui-même, l’accusation pouvait leur paraître plus plausible.
Rétablissons les faits : l’imprécation du cinquième chant de Childe Harold n’a jamais été l’expression des sentiments de M. de Lamartine sur l’Italie. Ces vers ne sont nullement dans sa bouche, ils sont dans la bouche de son héros ; et si jamais il a été possible de confondre le héros et l’auteur, et de rendre l’un solitaire des opinions de l’autre, à coup sûr ce n’était pas ici le cas. Childe Harold, ou lord Byron, que ce nom désigne toujours, est non seulement un personnage très distinct de M. de Lamartine, il en est encore en toute chose l’opposé le plus absolu. Irréligieux jusqu’au scepticisme, fanatique de révolutions, misanthrope jusqu’au mépris le moins déguisé pour l’espèce humaine, paradoxal jusqu’à l’absurde, Childe Harold est partout et toujours, dans ce cinquième chant, le contraste le plus prononcé avec les idées, les opinions, les affections, les sentiments de l’auteur français ; et peut être M. de Lamartine pourrait-il affirmer avec vérité qu’il n’y a pas dans tout ce poème quatre vers qui soient pour lui l’expression d’un sentiment personnel. Le genre même de l’ouvrage peut rendre raison d’une pareille dissemblance : ce cinquième chant est, en effet, une continuation de l’œuvre d’un autre poète, œuvre où cet autre poète célébrait son propre caractère et ses impressions les plus intimes ; sorte de composition où l’auteur doit, plus que tout autre, se dépouiller de lui-même et se perdre dans sa fiction. Ajoutons que ce cinquième chant était même destiné à paraître sous le nom de lord Byron, et comme la traduction d’un fragment posthume de cet illustre écrivain.
Mais depuis quand un auteur serait-il solidaire des paroles de son héros ? Quand lord Byron faisait parler Manfred, le Corsaire ou Lara ; quand il mettait dans leur bouche les imprécations les plus affreuses contre l’homme, contre les institutions sociales, contre la Divinité ; quand ils riaient de la vertu et divinisaient le crime, a-t-on jamais confondu la pensée du poète et celle du brigand ? et un tribunal anglais s’est-il avisé de venir demander compte à l’illustre barde des opinions du corsaire ou des sentiments de Lara ? Milton, le Dante, le Tasse, sont dans le même cas : toute fiction a été de tout temps permise aux poètes, et aucun siècle, aucune nation ne leur a imputé à crime un langage conforme à leur fiction.
Pictoribus atque poetisQuid libet audenti semper fuit æqua potestas.Mais si l’usage de tous les temps et le bon sens de tous les peuples ne suffisaient pas pour établir ici cette distinction entre le poète et le héros, M. de Lamartine avait pris soin de l’établir d’avance dans la préface même de son ouvrage. « Il est inutile, dit-il, de faire remarquer que la plupart des morceaux de ce dernier chant de Childe Harold se trouvent uniquement dans la bouche du héros que, d’après ces opinions connues, l’auteur français ne pouvait faire parler contre la vraisemblance de son caractère. Satan, dans Milton, ne parle point comme les anges. L’auteur et le héros ont deux langages très opposés, etc. » (Préface de la première édition d’Harold.)
Lamartine.