I.
Il n’y a pas plus de xviiie siècle complet sans Beaumarchais que sans Diderot, Voltaire ou Mirabeau ; il en est un des personnages les plus originaux, les plus caractéristiques, les plus révolutionnaires. Quand il est révolutionnaire, il l’est par entraînement, par verve et sans parti pris d’aller aussi loin qu’on le croirait. Il a, en ce sens, bien du rapport avec Voltaire, avec qui il partage l’honneur d’être peut-être l’homme le plus spirituel de son temps ; je prends le mot esprit avec l’idée de source et de jet perpétuel. Mais Voltaire a de plus que Beaumarchais le goût ; Beaumarchais suivait son esprit sur toutes les pentes, s’y abandonnait et ne le dominait point. En parlant de lui, il faut se garder d’être systématique, car lui-même il ne l’était pas : ce n’a été qu’un homme de grand naturel, jeté, porté et parfois noyé dans les flots de son siècle et surnageant dans bien des courants.
Un écrivain de nos jours qui s’est fait connaître avec distinction dans le genre de la biographie, M. de Loménie, professeur suppléant au Collège de France, a consacré cette année plusieurs leçons à Beaumarchais, et il a éclairé le caractère de ce personnage extraordinaire à l’aide de documents particuliers qu’il tient de la famille même. M. de Loménie prépare de Beaumarchais une biographie complète qu’il fait espérer depuis longtemps ; j’aurais aimé à être devancé par lui, mon but en ces esquisses rapides n’étant que de résumer le vrai et le connu, sans chercher à devancer personne. J’ai pu du moins profiter d’une conversation obligeante de M. de Loménie, en regrettant que ses communications se soient brusquement arrêtées là. Mais ce que j’ai fait, et ce que j’aurais fait en tout état de cause, j’ai beaucoup lu et feuilleté Beaumarchais, qui est l’homme le moins discret quand il parle de lui-même, et il me semble qu’à le bien écouter dans ses aveux et ses confidences familières, on en sait déjà presque assez.
Pierre-Augustin Caron, qui prit plus tard le nom de Beaumarchais, naquit à Paris le 24 janvier 1732, sur la paroisse Saint-Jacques-la-Boucherie. Sa famille, que M. de Loménie fera connaître en détail, originaire de Normandie, je crois, s’était depuis établie en Brie ; elle avait été protestante. Le père de Beaumarchais, horloger de son état, et qui éleva son fils dans la même profession, paraît avoir été un homme bon, cordial, et qui avait conservé, des habitudes protestantes, un fonds de conviction et d’affection religieuse. Lorsque plus tard, dans ses fameux procès, on lui reprocha son extraction bourgeoise, Beaumarchais parla de ce père d’une manière charmante, et qui rappelle Horace :
Vous entamez ce chef-d’œuvre, disait-il à Mme Goëzman (sa partie adverse), par me reprocher l’état de mes ancêtres. Hélas ! madame, il est trop vrai que le dernier de tous réunissait à plusieurs branches de commerce une assez grande célébrité dans l’art de l’horlogerie. Forcé de passer condamnation sur cet article, j’avoue avec douleur que rien ne peut me laver du juste reproche que vous me faites d’être le fils de mon père… Mais je m’arrête ; car je le sens derrière moi qui regarde ce que j’écris, et rit en m’embrassant. (Quel prompt, facile et affectueux tableau !)
Ô vous qui me reprochez mon père, vous n’avez pas l’idée de son généreux cœur. En vérité, horlogerie à part, je n’en vois aucun contre qui je voulusse le troquer…
Et lorsque ses ennemis voulaient consommer sa ruine dans le courant du même procès, lorsqu’il se voyait emprisonné, calomnié, ruiné, il montre la consternation de tous ses amis qui le visitaient dans sa prison :
La piété, la résignation même de mon vénérable père aggravait encore mes peines. En me disant avec onction de recourir à Dieu, seul dispensateur des biens et des maux, il me faisait sentir plus vivement le peu de justice et de secours que je devais désormais espérer des hommes.
Et il revient plus d’une fois sur ce caractère religieux de son
père : « Mes amis se taisaient, mes sœurs pleuraient, mon père priait. »
Ce père sensible, honnête, vertueux, qui a de la solennité et de la bonhomie dans l’effusion des sentiments, écrivait un jour à son fils qui était en Espagne, et qui y était allé pour venger l’une de ses sœurs (1764), une lettre qu’on a publiée25 et qui serait digne du père de Diderot, ou de Diderot lui-même faisant parler un père dans un de ses drames :
Tu me recommandes modestement de t’aimer un peu. Cela n’est pas possible, mon cher ami : un fils comme toi n’est pas fait pour n’être qu’un peu aimé d’un père qui sent et pense comme moi. Les larmes de tendresse qui tombent de mes yeux sur ce papier en sont bien la preuve. Les qualités de ton excellent cœur, la force et la grandeur de ton âme me pénètrent du plus tendre amour. Honneur de mes cheveux gris, mon fils, mon cher fils, par où ai-je mérité de mon Dieu les grâces dont il me comble dans mon cher fils ! C’est, selon moi, la plus grande faveur qu’il puisse accorder à un père honnête et sensible, qu’un fils comme toi. Mes grandes douleurs sont passées d’hier, puisque je peux t’écrire. J’ai été cinq jours et quatre nuits sans manger ni dormir et sans cesser de crier. Dans les intervalles où je souffrais moins, je lisais Grandisson, et en combien de choses n’ai-je pas trouvé un juste rapport entre Grandisson et mon fils ! Père de tes sœurs, ami et bienfaiteur de ton père ! si l’Angleterre, me disais-je, a ses Grandisson, la France a ses Beaumarchais… »
Pour s’expliquer un peu l’enthousiasme et le ton, il faut dire que Beaumarchais, à cette date, venait en effet, de se signaler par un acte énergique de dévouement envers les siens. Nous y voyons pourtant le style de la maison dans les moments assez rares où on n’y rit pas. Il y avait donc, nonobstant toutes les irrévérences et les impiétés filiales du futur Figaro, un fonds de nature, de sensibilité vraie dans cette famille de Beaumarchais. Il s’y mêlait de la déclamation également naturelle, et qui ne s’apercevait pas parce qu’elle se puisait dans les livres du jour. Une des sœurs de Beaumarchais l’a également comparé à Grandisson. Évidemment il était le héros et l’espoir de sa famille, fils unique entre cinq sœurs, dont trois seulement étaient restées en France, et qui toutes, soit pour l’esprit, soit pour le cœur, l’adoraient et l’admiraient. Doué des avantages physiques, d’un esprit inventif, plein de hardiesse et de gaieté, il avait dans ses actions et dans toute sa personne quelque chose qui prévenait en sa faveur ; et il était lui-même le premier prévenu. Lorsqu’il débuta dans les lettres, assez tard, tous ceux qui parlent de lui ont relevé, dès l’abord, cet air d’assurance et de fatuité. Cette assurance, qui n’était qu’une grande confiance dans son esprit et dans ses ressources, il l’eut toujours ; mais la fatuité n’était qu’à la surface, car tous ceux qui l’ont vu de près, et les plus divers, lui ont reconnu depuis de la bonhomie.
Je laisse à son biographe le soin de nous raconter ses premiers essais en vers, en prose rimée. J’ai vu une lettre de lui écrite à l’une de ses sœurs d’Espagne à l’âge de treize ans, où il y a déjà, à travers l’écolier, du Chérubin et du libertin, une facilité courante et de la gaieté. Cette gaieté est la veine essentielle chez Beaumarchais, et qui ne le trompera jamais lorsqu’il s’y abandonnera, tandis que sa sensibilité le poussera quelquefois vers le pathos.
Il resta assez longtemps dans l’horlogerie, et sans en
souffrir dans sa vanité. Il y montra son talent
d’invention par un échappement dont il était l’auteur et
que le sieur Lepaute lui contesta. Le procès fut porté à l’Académie des
sciences, et Beaumarchais le gagna. Ce premier titre d’honneur lui resta
toujours cher, et il en conservait dans un coffre le parchemin à côté du
manuscrit de Figaro. Cependant, après être resté ainsi une partie de sa
jeunesse entre quatre vitres, comme il dit, il s’ennuya et prit son essor.
C’est ici qu’il serait curieux de tracer en détail ce qu’il appelait
« le roman philosophique de sa vie »
. Nous n’en
indiquerons que quelques têtes de chapitres. Il aimait la musique, il
chantait et faisait des couplets ; il savait jouer de la guitare, de la
harpe surtout, alors dans sa nouveauté, et il portait dans ces amusements
cet esprit d’invention qu’il eut en toutes choses. Quel amateur délicieux,
quel Lindor séduisant et insinuant ce devait être que
Beaumarchais à vingt-quatre ans ! Il connut la femme d’un homme qui avait à
la Cour un office subalterne ; elle l’aima, et, le mari étant mort, il eut
la charge en épousant, le 27 novembre 1756, cette veuve qui avait nom
Marie-Madeleine Aubertin. Il eut la douleur de la perdre bientôt et fut veuf
dès le 29 septembre 1757. Il avait pourtant à la Cour cette petite charge,
qui lui donnait un pied chez les plus grands. Comme musicien, comme jeune
homme agréable et sans conséquence, il fut introduit, vers 1760, dans la
société de Mesdames Royales, filles de Louis XV : « J’ai passé quatre
ans, disait-il, à mériter leur bienveillance par les soins les plus
assidus et les plus désintéressés, sur divers objets de leurs
amusements. »
Il était l’âme de leurs petits concerts ; il
s’insinuait avec grâce, avec respect, avec tout ce qu’on peut croire,
jusqu’à exciter l’envie des courtisans. Il évitait ce qui eût trop rappelé
l’infinie distance ; il sentait qu’il était là pour plaire et non pour
solliciter, et il savait observer
une réserve,
une dignité, qui ne laissait pas d’être utile.
Le grand financier Pâris-Duverney, devenu, dans sa vieillesse, intendant de l’École militaire, dont il avait inspiré la première idée à Mme de Pompadour, et dont il avait dirigé la fondation, souhaitait ardemment que la famille royale honorât d’une visite cet établissement patriotique où il mettait sa dernière pensée. C’était un de ces vœux de vieillard qui veulent être exaucés à tout prix, et pour lesquels on donnerait tout avant de mourir. Il n’avait pu obtenir encore ce suprême témoignage d’attention, quand Beaumarchais se chargea d’en éveiller chez Mesdames le désir, et de le communiquer par elles au Dauphin, et, s’il se pouvait, au roi lui-même. Il y réussit. Duverney, reconnaissant, déclara hautement qu’il se chargeait de faire la fortune du jeune homme :
Ô monsieur Duverney ! (s’écrie Beaumarchais dans l’un de ses Mémoires), vous l’aviez promis, solennellement promis à M. le Dauphin, à Mme la Dauphine, père et mère du roi (de Louis XVI), aux quatre princesses, tantes du roi, devant toute la France, à l’École militaire, la première fois que la famille royale y vint voir exercer la jeune noblesse, y vint accepter une collation somptueuse, et faire pleurer de joie, à quatre-vingts ans, le plus respectable vieillard.
Ô l’heureux jeune homme que j’étais alors ! Ce grand citoyen, dans le ravissement de voir enfin ses maîtres honorer le plus utile établissement de leur présence, après neuf ans d’une attente vaine et douloureuse, m’embrassa les yeux pleins de larmes, en disant tout haut : Cela suffit, cela suffit, mon enfant ; je vous aimais bien ; désormais, je vous regarderai comme mon fils : oui, je remplirai l’engagement que je viens de prendre, ou la mort m’en ôtera les moyens.
Cette solennité pathétique fait un peu sourire, quand on songe que tout cela n’avait pour effet que d’associer Beaumarchais à des gains d’affaires, à des intérêts dans les vivres, et de le rendre riche à millions. Beaumarchais est le premier de nos écrivains qui ait ainsi porté la verve, et, jusqu’à un certain point, l’attendrissement, dans l’idée de spéculation financière et de fortune. En cela aussi il a fait école : des millions et des drames ! ç’a été, depuis, la devise de plus d’un.
Duverney tint parole. Après diverses offres avantageuses qui n’avaient pas
rendu ce qu’il voulait, « il avait imaginé d’acquitter d’un seul coup
ses promesses en me prêtant, dit Beaumarchais, cinq cent mille francs
pour acheter une charge, que je devais lui rembourser à l’aise sur le
produit des intérêts qu’il me promettait dans de grandes
entreprises »
. Cette charge, qui était, je crois, dans les
forêts et domaines, bien qu’achetée par Beaumarchais, ne put être conservée
par lui ; il trouva comme obstacle insurmontable les prétentions liguées de
la compagnie dans laquelle il voulait entrer, et qui ne l’en jugeait pas
digne par ses antécédents d’horloger. Il fit ses réflexions philosophiques
sur la sottise humaine, ne se chagrina point et se tourna autre part. Nous
retrouvons, peu après, Beaumarchais propriétaire d’une autre charge en cour,
ayant acheté moyennant quittance des lettres de noblesse, et ayant titre :
écuyer, conseiller-secrétaire du roi, lieutenant général des chasses au
bailliage de la varenne du Louvre, dont le duc de La Vallière était
capitaine. En cette qualité de lieutenant général des chasses, il
connaissait de certains délits et était investi d’un office de judicature
qu’il remplissait sans trop sourire
En 1764 (il avait trente-deux ans), se place un des épisodes les plus dramatiques de sa vie et qu’il a raconté lui-même dans un de ses Factums : c’est l’histoire de Clavico dont on a fait des drames, mais le seul vrai drame est chez Beaumarchais. Dans le procès qu’il eut dix ans plus tard contre le comte de La Blache et le conseiller Goëzman, ses ennemis et ses accusateurs cherchaient par tous les moyens à perdre Beaumarchais, et on fit circuler contre lui une prétendue lettre venue d’Espagne, qui allait à dénaturer et à flétrir un acte généreux de sa jeunesse. Beaumarchais, qui serait bien malheureux parfois et bien ennuyé s’il n’avait pas sur les bras toutes ces affaires, profite de cette occasion nouvelle2 pour donner au public une page de son Journal de voyage d’alors, qui ne devait, dit-il, jamais être publié. C’est chez lui, c’est dans son quatrième Mémoire contre Goëzman (février 1774), qu’il faut relire cet incomparable récit où le talent vient tout mouvoir et tout animer. Si Beaumarchais avait réellement écrit ces pages dès 1764, il était dès lors un écrivain et un metteur en scène consommé.
Pour nous en tenir au simple sommaire, Beaumarchais est informé que de ses deux sœurs établies depuis longtemps en Espagne, la cadette, celle qui n’est pas mariée, a deux fois été près de l’être à un homme d’esprit, employé supérieur à Madrid, Clavico, qui deux fois a faussé sa promesse. Cette jeune sœur, mourante de son amour et de cet affront, invoque un défenseur et un vengeur. Beaumarchais part, muni de lettres de Pâris-Duverney (y compris beaucoup de lettres de change), et appuyé de toutes manières auprès de l’ambassadeur. Il arrive à Madrid, va trouver Clavico sans se nommer, invente un prétexte, le tâte dans la conversation, le met sur la littérature, le flatte, le prend par l’amour-propre, puis tout à coup se retourne, aborde le point délicat, pousse sa pointe, tient quelque temps le fer en suspens pour mieux l’enfoncer encore : tout ce dialogue (avec la pantomime du patient) est un chef-d’œuvre de combinaison et de conduite, et qui, à chaque instant, touche au tragique et au comique à la fois. La fin de l’aventure pourtant répond peu au début, et peu s’en faut que Beaumarchais ne devienne la dupe du fourbe qu’il a démasqué et serré de si près. Cette affaire de famille terminée, et sorti des périls qu’elle lui a suscités, Beaumarchais resta encore toute une année en Espagne, à essayer de faire des affaires et des entreprises importantes au nom d’une compagnie française. Il s’agissait, autant qu’on l’entrevoit, de s’obliger d’approvisionner d’esclaves noirs, pour dix ans, différentes provinces de l’Amérique. Beaumarchais, même sans avoir réussi, laissa à tous ceux qu’il avait vus en Espagne une favorable idée de sa capacité et de ses talents. Il se montra un digne élève de Pâris-Duverney, ayant en lui de ce qu’avaient les Orry, les Gourville, ces hommes à expédients, ces spéculateurs entendus et modérément scrupuleux. On verra bientôt Beaumarchais, entre deux comédies et entre deux procès, entreprendre de grandes choses, approvisionner d’armes et de munitions l’Amérique du Nord insurgée, avoir ses vaisseaux, sa marine, même un vaisseau de guerre qui se distingue dans les rencontres, et qui mérite, après le combat de la Grenade, un éloge de d’Estaing. Il y avait de l’Ouvrard et mieux, il y avait un coin du Fouquet de Belle-Isle dans Beaumarchais.
Jusque-là, et si nous le prenons à son retour d’Espagne (1765), il n’avait rien écrit pour le public ; il va débuter, et ses premiers débuts ne sont pas heureux. Son drame d’Eugénie, donné en février 1767 à la Comédie-Française, est dans le goût du drame sérieux, honnête et domestique, que Diderot essayait de mettre à la mode. Dans l’Essai ou préface que Beaumarchais a fait imprimer en tête de son drame, il expose sa théorie, qui n’est autre que celle de l’imitation pure et vulgaire de la nature ; il y révèle son absence de poésie élevée et d’idéal. Pour cette classe d’esprits, Sophocle et son Œdipe, Phidias et son Jupiter n’ont jamais existé. Selon cette théorie d’un faux bon sens ennemi du grand goût, il suffirait de transporter purement et simplement toute action émouvante et attendrissante de la vie bourgeoise sur le théâtre pour avoir atteint le plus haut point de l’art :
Si quelqu’un est assez barbare, assez classique (il est piquant de voir ces deux mots accolés par Beaumarchais et pris comme synonymes), pour oser soutenir la négative, il faut lui demander si ce qu’il entend par le mot drame ou pièce de théâtre n’est pas le tableau fidèle des actions des hommes.
Dans ce drame d’Eugénie, et dans celui des
Deux Amis qui suivit (janvier 1770), Beaumarchais
n’est encore qu’un dramaturge sentimental, bourgeois, larmoyant sans gaieté,
et procédant de La Chaussée et de Diderot. Celui-ci même ne l’avoue point
pour élève et pour fils, et Collé, qui se connaît en gaieté, ne devine
nullement en lui un confrère et un maître : « M. de Beaumarchais
(nous dit Collé) a prouvé, à ne point en douterb,
par son drame qu’il n’a ni génie, ni talent, ni
esprit. »
Cette phrase de Collé, il la corrige dans une
note pleine d’admiration et de repentir écrite après Le Barbier
de Séville.
Laissons une bonne fois ce Beaumarchais-Grandisson qui fait
fausse route, et arrivons, à travers les divers incidents de sa vie, au
Beaumarchais véritable dont la veine comique jaillira à l’improviste et
d’autant plus naturelle, même avant qu’il soit devenu le Beaumarchais-Figaro. Il eut de tout temps de cette gaieté dans sa vie,
mais il ne s’avisa que tard, et sous le coup de la nécessité, de la mettre
dans ses ouvrages. Sa vie, comme particulier, était alors des plus agréables
et voisine de l’opulence. Il s’était remarié, le 11 avril 1768, à une veuve,
Geneviève-Madeleine Wattebled, veuve Lévesque ; mais le malheur voulut (un
malheur toujours consolé très vite chez Beaumarchais) qu’il la perdît en
novembre 1770.
Pâris-Duverney étant mort sur ces
entrefaites avait laissé à Beaumarchais un règlement de comptes, en vertu
duquel il reconnaissait lui redevoir une somme de quinze mille livres. C’est
ici que la série des fameux procès commence. L’héritier de Pâris-Duverney,
le comte de La Blache, imagine de nier la dette des quinze mille livres et
d’arguer le compte de faux. De là, procès, d’abord gagné en première
instance aux Requêtes de l’Hôtel par Beaumarchais. Celui-ci, qui chassait
plus d’un lièvre à la fois, toujours confiant et imprudent, eut, pendant que
ce procès se poursuivait au Parlement, une altercation violente avec le duc
de Chaulnes, pour une maîtresse, Mlle Mesnard, que ce
duc et pair entretenait, et que Beaumarchais lui prit. Il en résulta, après
quelques jours d’arrêts gardés par chacun dans sa maison, que le duc et pair
fut mis dans une citadelle, et Beaumarchais emprisonné au For-l’Évêque. Son
adversaire le comte de La Blache profite de l’à-propos pour tirer sur le
temps, comme on dit, pour pousser l’affaire des quinze mille livres devant
le Parlement ; il représente Beaumarchais comme un homme perdu, un scélérat
qui a abusé de la confiance de tous ceux qu’il a approchés. On fait circuler
de fausses lettres de lui ou contre lui ; on insinue qu’il s’est défait par
le poison de ses deux femmes, des deux veuves qu’il avait successivement
épousées. Bref, le comte de La Blache, usant de toutes sortes de moyens,
gagne son procès, fait saisir les meubles du prisonnier, le ruine de frais,
et Beaumarchais se voit, en deux mois de temps, « précipité du plus
agréable état dont pût jouir un particulier, dans l’abjection et le
malheur : Je me faisais honte et pitié à moi-même »
, dit-il.
C’est alors, c’est dans cette situation désespérée, qu’il fit preuve
d’énergie et d’une rare sérénité. « Une des choses que j’ai le plus
constamment étudiées, dit-il, est
de
maîtriser mon âme dans les occasions fortes. Le courage de se rompre
ainsi, m’a toujours paru un des plus nobles efforts dont un homme de
sens pût se glorifier à ses yeux. »
Un fait singulier et des
plus minces fut l’ouverture qu’il saisit pour rentrer dans ses avantages et
reconquérir, à force d’adresse et de talent, tout ce qu’il avait perdu. Le
point décisif de la destinée de Beaumarchais est à ce moment (juin 1773).
C’est un homme de quarante ans, dont tout jusque-là peut sembler équivoque,
même l’esprit. Il est poussé à outrance, il est vaincu, écrasé ; il n’a plus
pour ressource, dans une affaire désormais jugée et de nature déshonorante,
qu’un chétif accessoire par où se rattacher au principal ; il est mis en
demeure d’avoir à l’instant de l’énergie, de l’esprit, du génie ; il en
aura.
L’incident dont je parle et qui lui servit de champ de bataille quand tout
lui semblait enlevé, était celui-ci : prisonnier au For-l’Évêque, et devant,
selon l’usage, solliciter ses juges, il avait obtenu la permission de sortir
durant trois ou quatre jours, accompagné d’un agent. Dans ce court espace de
temps, il avait plusieurs fois tenté inutilement de pénétrer jusqu’au
conseiller Goëzman, rapporteur dans son affaire, et rapporteur prévenu et
défavorable. C’est alors que, dans sa détresse et son désespoir, on lui
apprit qu’il y avait un moyen d’arriver jusqu’au cabinet de ce juge ;
c’était de faire quelque cadeau à sa femme. Cent louis d’or, une belle
montre à répétition enrichie de diamants, plus, « quinze louis en
argent blanc »
, censés destinés à un secrétaire, tout cela fut
successivement donné à la femme pour obtenir une audience de son mari, et
avec promesse de sa part que tout serait rendu si le procès se perdait. Il
fut perdu en effet, et la dame rendit assez galamment les cent louis et la
montre ; mais, par un singulier caprice, elle s’était obstinée à garder les
quinze
malheureux louis donnés en sus.
De là bruit, plainte, parole hautaine du conseiller Goëzman, qui savait ou
ne savait pas exactement tout ce détail, et qui eut l’audace de se porter
accusateur de Beaumarchais comme ayant voulu corrompre son juge.
C’est, dis-je, de cette extrémité d’oppression et d’abattement que Beaumarchais se relève et qu’il se remet en campagne la plume à la mainc, s’adressant cette fois par quatre Mémoires consécutifs à l’opinion et au public, qu’il a l’art de saisir et de passionner. Pour concevoir comment il put ainsi retourner l’opinion, n’oublions pas que ce Parlement à qui il avait affaire était celui que le chancelier Maupeou avait substitué à l’ancien Parlement exilé et aboli. L’art de Beaumarchais fut de confondre insensiblement sa cause dans l’injure de tous, et de se faire, par ses plaisanteries acérées, le vengeur universel. Toutes les scènes où il met en cause Mme Goëzman, tête légère, assez jolie femme, qu’on retournait par un compliment, qu’on jetait hors d’elle par une vérité, et qui présentait dans toute sa conduite un mélange de coquinerie, d’impudence et d’innocence, sont des scènes parfaites de comédie. La pauvre femme ! dans ses confrontations il lui fait dire blanc et noir, il la met en colère et il l’apaise ; quand elle ne sait plus que dire, ni comment débrouiller ses contradictions, elle met le tout, le plus ingénument du monde, sur le compte de certaine indisposition critique qu’elle avait ce jour-là ; quand il l’a poussée trop à bout, elle le menace d’un soufflet ; quand il lui dit une galanterie, et qu’elle ne paraît que dix-huit ans au lieu de trente, elle sourit malgré elle, ne le trouve plus si impertinent et va jusqu’à lui demander la main pour la reconduire à son carrosse. C’est d’une gaieté, d’une finesse, d’une ironie délicieuse. Ainsi de tous ceux qu’il met en cause et en scène : ou les connaît ; on ne les oublie plus. On peut voir, dans la correspondance de Voltaire, l’impression et le reflet de cette lecture chez un esprit supérieur et de la même famille, qui revient de ses préventions : ce qui arriva là à Voltaire en faveur de Beaumarchais dut arriver également à tout le monde :
J’ai lu, écrivait-il, à d’Argental, tous les Mémoires de Beaumarchais, et je ne me suis jamais tant amusé. J’ai peur que ce brillant écervelé n’ait au fond raison contre tout le monde. Que de friponneries, ô ciel ! que d’horreurs !… — Quel homme ! s’écrie-t-il encore. Il réunit tout, la plaisanterie, le sérieux, la raison, la gaieté, la force, le touchant, tous les genres d’éloquence, et il n’en recherche aucun, et il confond tous ses adversaires, et il donne des leçons à ses juges. Sa naïveté m’enchante ; je lui pardonne ses imprudences et ses pétulances.
Ses imprudences et pétulances, selon lui, étaient celles
« d’un homme passionné, poussé à bout, justement irrité, né très plaisant et très éloquent »
. Voltaire
disait encore : « Qu’on ne me dise pas que cet homme a empoisonné ses
femmes, il est trop gai et trop drôle pour cela. »
Et Beaumarchais disait de même en résumant sa vie :
Et vous qui m’avez connu, vous qui m’avez suivi sans cesse ! ô mes amis ! dites si vous avez jamais vu autre chose en moi qu’un homme constamment gai ; aimant avec une égale passion l’étude et le plaisir ; enclin à la raillerie, mais sans amertume ; et l’accueillant dans autrui contre soi, quand elle est assaisonnée ; soutenant peut-être avec trop d’ardeur son opinion quand il la croit juste, mais honorant hautement et sans envie tous les gens qu’il reconnaît supérieurs ; confiant sur ses intérêts jusqu’à la négligence ; actif quand il est aiguillonné, paresseux et stagnant après l’orage : insouciant dans le bonheur, mais poussant la constance et la sérénité dans l’infortune jusqu’à l’étonnement de ses plus familiers amis.
Voilà une page de l’excellent Beaumarchais dans le ton
d’apologie de l’abbé Prévost, sans mauvais goût, sans fausse veine, avant
l’ivresse et la fumée à la tête, avant la tirade de Figaro. Et il revient
continuellement
sur ce caractère essentiel de
sociabilité et de gaieté qui exclut dans le passé tout grave reproche. Oh !
comme il en veut à ses ennemis, lui qui ne hait personne, d’avoir ainsi
cherché à noircir « sa jeunesse si gaie, si folle, si
heureuse »
!
Du mauvais goût, il y en a rarement quand l’auteur est dans cette veine de
gaieté toute naturelle. Horace Walpole a pourtant très bien remarqué que, si
ses plaisanteries sont très bonnes, il s’y complaît trop et en abuse. Mais
c’est quand il donne dans la sensibilité ou dans la solennité, qu’il y a
surtout des endroits fréquents où il force les tons et où il nous avertit
des défauts d’alors qui étaient aussi les siens. Il a des images peu
agréables, et où le manque d’idéal, parlons plus nettement, où le trivial se
trahit : « Finissons, la sueur me découle du front,
et je suis essoufflé, etc., etc. »
Et encore : « Je le
répéterai jusqu’au tronçon de ma dernière plume, j’y
mettrai l’encrier à sec, etc., etc. »
Joignez-y bien des
apostrophes qui sentent le voisinage de Diderot et de Jean-Jacques, et que
le genre du plaidoyer excuse ; mais il en use trop largement. Sur les
femmes, toutes les fois qu’il a à en parler, il y a de petites hymnes
galantes et comme de petits couplets destinés à plaire aux belles et
sensibles lectrices ; il a de ces tirades dans le procès Goëzman, il en aura
plus tard dans le procès Kornman : « Et je serais ingrat au point de
refuser, dans ma vieillesse, mes secours à ce sexe aimé qui rendit ma
jeunesse heureuse ! Jamais une femme ne pleure que je n’aie le cœur
serré. »
Même dans ce procès de 1773, où il dénonce et désole
une femme, il a pour le sexe en général de ces hommages qui viennent là on
ne sait pourquoi ni comment : « Objet de mon culte en tout temps, ce
sexe aimable est ici mon modèle !… »
Il veut dire son modèle, en
ce sens que les femmes savent beaucoup souffrir sans que leur nature
en soit altérée. — Peignant la vieillesse de
Pâris-Duverney assiégée de collatéraux avides, il en tirera argument contre
le célibat et fera une allocution vertueuse et morale aux célibataires :
« Amants du plaisir ! amis de la liberté ! imprudents
célibataires !… »
Tout cela était loin de nuire alors à l’effet
de ces Mémoires, mais c’en est aujourd’hui la partie
faible, un peu déclamatoire et déjà passée.
Il suffît que l’ensemble et nombre de parties restent agréables, riantes et
vives. Un des plus célèbres morceaux est au début du quatrième Mémoire, quand, par une prosopopée hardie, l’auteur, l’orateur se
suppose dans un colloque avec Dieu, « avec l’Être bienfaisant qui
veille à tout »
, comme on disait alors. Cet Être souverain
daigne s’abaisser un jour jusqu’à lui et lui dit :
Je suis Celui par qui tout est ; sans moi, tu n’existerais point ; je te douai d’un corps sain et robuste, j’y plaçai l’âme la plus active : tu sais avec quelle profusion je versai la sensibilité dans ton cœur, et la gaieté sur ton caractère ; mais, pénétré que je te vois du bonheur de penser, de sentir, tu serais aussi trop heureux si quelques chagrins ne balançaient pas cet état fortuné : ainsi tu vas être accablé sous des calamités sans nombre ; déchiré par mille ennemis, privé de ta liberté, de tes biens ; accusé de rapines, de faux…
Et lui, se prosternant devant l’Être des êtres, répond en acceptant toute sa destinée :
Être des êtres, je te dois tout, le bonheur d’exister, de penser et de sentir. Je crois que tu nous as donné les biens et les maux en mesure égale ; je crois que ta justice a tout sagement compensé pour nous, et que la variété des peines et des plaisirs, des craintes et des espérances, est le vent frais qui met le navire en branle et le fait avancer gaiement dans sa route.
J’ai voulu citer cette image heureuse et fraîche, et comme faire sentir cette brise matinale qui lui arrivait, malgré tout, à travers les barreaux de sa prison. Tel était chez Beaumarchais l’homme vrai, non seulement plus vrai que celui des libelles, mais qui s’est quelquefois forcé et, je dirai, calomnié lui-même dans Figaro. Figaro se grime ; et ici, nous avons le Beaumarchais naturel, épanoui.
Continuant donc de s’adresser humblement au souverain Être, il lui demande,
puisqu’il doit avoir des ennemis, de les lui accorder à son choix, avec les
défauts, les sottes et basses animosités qu’il lui désigne ; et alors, avec
un art admirable et un pinceau vivifiant, il dessine un à un tous ses
ennemis et ses adversaires, et les flétrit sans âcreté, dans une
ressemblance non méconnaissable : « Si mes malheurs doivent commencer
par l’attaque imprévue d’un légataire avide sur une créance légitime,
sur un acte appuyé de l’estime réciproque et de l’équité des deux
contractants, accorde-moi pour adversaire un homme avare, injuste et
reconnu pour tel… etc. »
Et il désigne le comte de La Blache si
au vif que tous l’ont nommé déjà ; de même pour le conseiller Goëzman, de
même pour sa femme et pour leurs acolytes ; mais ici la verve l’emporte, et
le laisser-aller ne se contient plus ; à la fin de chaque portrait
secondaire, le nom lui échappe à lui-même, et ce nom est un trait comique de
plus : Suprême Bonté !… Donne-moi Marin !… — Donne-moi Bertrand !… — Donne-moi Baculard !… Il
ne s’arrête que devant le premier président Nicolaï, son dernier et imprévu
adversaire, après l’avoir désigné et au moment où il va le nommer à la suite
de ces tristes acolytes de Goëzman ; cette réticence envers un nom respecté,
qui s’est mis si bas, devient un nouveau trait d’éloquence. Tout ce motif, la manière dont il est conçu et exécuté, avec tant
de largeur, de supériorité, de gaieté et d’ironie, tout d’une venue et d’une
seule haleine, compose un des plus admirables morceaux d’éloquence que nous
puissions offrir dans notre littérature oratoire.
Cela peut être mis en regard des plus mémorables endroits qu’on cite dans
les dernières Provinciales de Pascal.
L’opinion publique s’était prononcée, et en quelques mois Beaumarchais avait
reconquis plus que l’estime, il avait la popularité, cette faveur de tous,
alors souveraine et triomphante, et qui ne connaissait point encore ses
limites. Dans ces termes nouveaux où il était désormais, peu lui importait
presque la sentence du Parlement. Le jugement, attendu par le public de
toutes classes avec une curiosité inexprimable, fut bizarre et à double
tranchant : par arrêt du 26 février 1774, Mme Goëzman
fut condamnée à être mandée à la Chambre « pour, étant à genoux, y
être blâmée »
; et Beaumarchais de même ; de plus, ses Mémoires furent condamnés à être brûlés par la main du
bourreau, comme injurieux, scandaleux, diffamatoires. Pour ce beau jugement,
le Parlement resta assemblé depuis cinq heures du matin jusqu’à près de neuf
heures du soir. Le soir même de la condamnation, Beaumarchais devait souper
dans le plus grand monde, chez M. de Monaco, où il avait promis de lire Le Barbier de Séville, dont la représentation était
retardée, mais que la Dauphine (Marie-Antoinette) prenait hautement sous sa
protection. Cette aimable Dauphine, image mobile de la nation, arborait en
quelque sorte la cocarde même de Beaumarchais par une coiffure dite à la Ques-aco, ainsi nommée d’une des plaisanteries des Mémoires. Le soir de cette condamnation, le prince de
Conti venait s’écrire chez Beaumarchais, et l’invitait à passer chez lui la
journée du lendemain : « Je veux, disait-il dans son billet, que vous
veniez demain ; nous sommes d’assez bonne maison pour donner l’exemple à
la France de la manière dont on doit traiter un grand
citoyen tel que vous. »
Toute la Cour suivit l’exemple
du prince et s’écrivit chez le condamné. Ainsi celui qui, au
commencement de sa riposte, n’était encore que le brillant écervelé, comme l’appelait Voltaire, avait
subitement passé à l’état de grand citoyen. Partout où
Beaumarchais se montrait, on l’entourait, on l’applaudissait avec fureur. Le
lieutenant de police, M. de Sartine, lui conseillait de ne point paraître en
public : « Ce n’est pas tout d’être blâmé, lui
disait-il, il faut encore être modeste. »
Tels étaient ces temps
d’engouement facile et de chaleur universelle. Peu après, pour sauver une
position plus brillante que sûre, et malgré tout périlleuse, Beaumarchais
passa en Angleterre avec une mission secrète du roi, relativement au
chevalier d’Éon, des mains de qui il s’agissait de retirer des papiers
d’État. Pendant ce temps-là le Parlement Maupeou croulait ; on jouait Le Barbier de Séville à Paris ; Beaumarchais, relevé de
son jugement avec pompe, saisissait tous les à-propos, toutes les occasions
de faire bruit et fortune, épousait les causes à la mode, devenait
l’approvisionneur et le munitionnaire général des États-Unis insurgés, et
entrait, le vent en poupe et toutes voiles dehors, dans cette vogue
croissante qui ne s’arrêta plus qu’après Le Mariage de
Figaro.