(1854) Histoire de la littérature française. Tome I « Livre I — Chapitre quatrième »
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(1854) Histoire de la littérature française. Tome I « Livre I — Chapitre quatrième »

Chapitre quatrième

§ I. De ce qui a manqué à l’esprit français et à la langue, du xiie au xvie  siècle. — Qu’entend-on par les idées générales ? — § II. Dans quelle mesure l’esprit français, au moyen âge, a-t-il eu des idées générales ? — Des philosophes et des théologiens. — De la scolastique ; — § III. De ce que la théologie eh particulier à fait pour la langue. — Sermons de saint Bernard traduits en français. — Fragment inédit d’un sermon de Gerson. — § IV. Si les clercs ont eu plus d’idées générales que les écrivains en langue vulgaire, pourquoi les uns et les autres en ont si peu ; d’où ces idées doivent venir.

§ I. De ce qui a manqué à l’esprit français et à la langue, du XIIe au XVIe  siècle. — Qu’entend-on par les idées générales ?

Nous avons épuisé la liste des écrivains qui, dans cette période de l’histoire de l’esprit français et de notre langue, ont laissé des noms durables. Il convient d’apprécier d’une manière générale les progrès de cet esprit et de cette langue dans le long espace de temps qui s’est écoulé entre le xiie et le xvie  siècle, c’est-à-dire entre l’époque où s’est formée la langue française et celle où elle va devenir la plus grande langue littéraire des temps modernes.

A quoi est-on arrivé à la fin du xvie après plus de trois cents ans de travail ? A une première ébauche de l’esprit français ; à quelques poésies satiriques, inspirées par nos mœurs nationales ; à quelques récits clairs et intéressants des événements de notre histoire. Quant à la langue, elle suffit à tout ce que l’esprit français, enfermé dans ce cercle, lui demande d’exprimer. Et pourtant c’est cette langue chargée de diphthongues épaisses, de consonnances discordantes et de voyelles nasales, dont le maître du Dante, Brunetto Latini, trouvait la parleure la plus delitable. Un auteur vénitien qui écrivait en 1275, Martino Canale, traduisant en français une chronique vénitienne, disait « que langue françoise cort parmi le monde, et est la plus delitable à lire et à oïr que nulle autre. » Dante, qui créait une langue, et qui la portait tout à coup à son point de perfection, faisait l’éloge de la nôtre. On l’employait dans les cours étrangères à la rédaction des actes ; on la prenait pour la langue naturelle des hommes : si un sourd-muet, disait-on, recouvrait la parole, il parlerait le français de Paris. Ce qu’on disait de notre langue à son berceau, quand elle n’avait ni constitution, ni règles certaines, un grand homme allait le confirmer au commencement du xvie  siècle. Elle avait fait à peine quelques pas au-delà du point où nous sommes arrivés, que Charles-Quint la qualifiait de langue d’État. Certes, nous sommes bien ambitieux pour elle, puisque la gloire de ces commencements ne nous suffit pas, et que nous appelons quelque époque féconde qui mette en possession de sa vraie destinée cette langue à laquelle, du nord au midi, l’Europe rendait hommage. Qu’est-ce donc qui manque encore à l’esprit français et à notre langue ? Il leur manque ce qui doit faire de l’un l’esprit humain, et rendre l’autre universelle. Ce sont les idées générales, c’est-à-dire les vérités de l’ordre philosophique et de l’ordre moral dont l’expression, dans un langage définitif qu’elles seules peuvent inspirer, constitue la littérature ou l’art.

Une seule idée comprend toutes ces idées ou vérités. C’est l’idée même de l’humanité ; c’est l’idée de l’homme, non pas borné à un pays ni à une époque, non d’hier ni d’aujourd’hui, mais occupant tout l’espace et tous les temps. C’est cet homme dont parle Pascal, qui était jeune au temps de l’antiquité, qui a pris des années depuis Pascal, qui se reconnaît dans les pensées d’un homme né trois mille ans avant lui, sous un autre ciel, dans une autre forme de société, avec d’autres dieux. Les autres idées générales ne sont que les développements de cette idée première, par la même raison que tous les hommes en particulier ne sont que des copies très-diverses du même original, de l’humanité. J’entends par ces idées tous les rapports de l’homme avec ses semblables et avec Dieu, selon l’état des sociétés et selon les religions. J’entends les vérités philosophiques sur les caractères et leurs contrastés, sur les passions et leurs combats, sur tout ce qui fait le fond de cette vie si énergiquement qualifiée par Buffon de vie contentieuse. J’entends tous les états de l’âme, et ce qu’il y a de général dans ces états. C’est la matière du beau vers de Térence, qui a été au cœur de toutes les nations

Homo sum humani nihil a me alienum puto.

J’entends enfin les vérités de l’ordre moral qui se déduisent des vérités philosophiques, la connaissance de l’homme tel qu’il est, pouvant seule nous apprendre ce qu’il doit être.

Mais quoi ! l’histoire des sociétés humaines nous offre-t-elle donc des époques déshéritées où l’on vit sans idées générales, où celle qui les comprend toutes, l’idée de l’humanité, n’y est pas tout au moins une notion d’instinct ?

Assurément non. Une nation, si petite qu’elle soit, que dis-je ? une société quelconque d’hommes, réunis par le lien le plus grossier, ne peut pas être un seul jour sans avoir des idées générales, et sans que chacun reconnaisse confusément l’humanité dans ce qu’il voit en lui de commun avec tous. L’homme n’est pas un seul moment privé de la raison qui conçoit ces idées. Mais qu’il y a loin d’une notion d’instinct confuse et inactive à cette connaissance claire et pratique, qui fait qu’une nation se guide par toute la sagesse de l’humanité ! Or l’histoire des sociétés humaines nous présente ce spectacle, dans la même nation, de générations qu’éclaire à peine la lueur de ce faible instinct, et de générations qui sont comme inondées de cette connaissance. Trop heureuses ces dernières, et trop favorisées, si toute la sagesse humaine accumulée n’était pleine d’erreurs, d’imperfections et de pièges !

A quelles conditions un peuple a-t-il des idées générales en assez grand nombre et assez clairement pour en faire le fond de sa littérature ? A deux conditions qui d’ordinaire s’accomplissent dans le même temps, la connaissance du passé et une expérience assez longue de la vie sociale pour appliquer au présent les enseignements du passé. Ce peuple aura une littérature le jour où il reconnaîtra en lui l’humanité elle-même par la comparaison du passé, du présent et de l’avenir.

Cette comparaison n’est pas possible dans une société qui se forme chez un peuple qui cherche sa nationalité et ses frontières. Un tel peuple vit au jour le jour ; il songe à se défendre, à exister ; il est tout entier occupé de son établissement ; il est trop au présent pour s’inquiéter de connaître le passé. Si quelques esprits le connaissent, c’est imparfaitement et par des traditions altérées. Ils n’y peuvent d’ailleurs initier la foule, qui seule fait les langues et les littératures, et ils communiquent entre eux dans une langue qui ne se parle plus. Tel est l’état intellectuel de la France du xiie au xvie  siècle. Notre nation n’a pas été un jour sans idées générales et sans une certaine notion de l’humanité. Dans quelle mesure ces idées et l’idée qui les comprend toutes ont-elles été connues de l’esprit français, c’est ce que nous indiquent les écrits en langue latine qui ont paru dans cette période.

§ II. Dans quelle mesure l’esprit français, au moyen âge, a-t-il eu des idées générales ? — Des philosophes et des théologiens. — De la scolastique.

Il y a eu de grands noms dès le xiie  siècle, Abélard, saint Bernard ; le xiiie est rempli du nom de saint Thomas, presque plus Français qu’Italien puisqu’il prit ses gradés à Paris, et qu’il y passa plusieurs années dans la prédication et l’enseignement ; au xve appartient Gerson. Pour le xive , il n’avait vu qu’une foule de disputeurs obscurs qui se partageaient entre saint Thomas, le docteur séraphique, et son contradicteur Duns Scot, le docteur irréfragable. Ces noms appartiennent à la philosophie et à la religion. C’est donc dans les écrits philosophiques et dans les écrits de religion qu’il faut chercher jusqu’à quel point les écrivains en langue latine ont eu des idées générales. Si l’idée de l’humanité a été conçue et exprimée clairement quelque part, ce doit être dans des livres dont l’homme en général a été l’unique sujet.

Les philosophes et les théologiens avaient d’ailleurs dans un certain degré la connaissance du passé. Au xiie  siècle, saint Bernard et Abélard écrivent en latin en hommes qui lisaient et pratiquaient Cicéron, mais ce savoir n’était ni très profond, ni réglé par le goût. Saint Bernard, qui retrouve quelquefois la langue de Cicéron, n’échappe pas à la subtilité et aux pointes de Sénèque ; Abélard cite l’Art d’aimer d’Ovide dans des discussions sur les textes sacré. Toutefois, cette connaissance même imparfaite du passé leur donnait un avantage immense sur les écrivains en langue vulgaire, et les mettait en quelque sorte sur la voie des vérités générales. Après eux et leur successeur immédiat, saint Thomas, cette connaissance s’obscurcit ; on écrit aux xive et xve  siècles dans un latin de plus en plus barbare. La tradition antique, déjà si incertaine dans les deux siècles précédents, se mêle de fables grossières qui font de Cicéron deux personnages, et de Virgile un magicien.

Demandons d’abord à la philosophie comment elle explique l’homme. On peut trouver dans ses livres, soit quelques formes de raisonnement d’une application toujours efficace, soit un certain nombre d’axiomes philosophiques qui subsistent ; mais vainement prétendrait-on nous y faire voir l’idée claire de l’humanité. J’en rencontre quelquefois le mot, et il y a un grand débat entre les réalistes et les nominaux, pour savoir si l’humanité est une réalité ou un nom, une abstraction réalisée ou une commodité de la parole. J’y vois l’humanité opposée à la socratité, à la platonité, et les individus considérés tour à tour comme existant seuls absolument, ou comme n’étant que les parties et comme les membres du genre humain. L’humanité est la matière de toute la dispute ; mais pendant qu’on examine si c’est une réalité ou si ce n’est qu’un jeu de langage, personne n’en étudie le fond. Ce grand mot plane en quelque manière sur toute l’époque, mais on ne pénètre pas dans la chose ; et, parmi tant de philosophes, il n’en est pas un qui soit tenté un jour de n’être qu’un moraliste.

La philosophie n’aperçoit pas la morale, et se hâte d’appliquer ses principes à la religion, dans laquelle elle se confond bientôt ou contre laquelle elle va se briser. Il sort de tout cela une certaine science confuse, qu’on appelle la scolastique ; monstrueux amalgame de la philosophie qui veut imposer ses formules aux vérités de la foi, et de la religion qui veut prouver les vérités de la foi par l’unique procédé du raisonnement philosophique à cette époque, le syllogisme. La scolastique n’est pas une science, car une science suppose un corps de vérités de l’ordre physique ou de l’ordre intellectuel qui subsistent ; or, quelles vérités nous sont demeurées de la scolastique ? Ce n’est pas non plus une méthode, car le propre d’une méthode est de réunir en un corps toutes les vérités du même ordre, et d’en faire une science : et qui pourrait dire que cette propriété appartienne à la scolastique ? C’est, si je puis ainsi parler, un expédient de l’esprit humain, né tout à la fois de l’ignorance qui lui est insupportable, et de cet éternel besoin de principes, certains et supérieurs, qui règlent la vie, et arrachent l’homme à la domination de ses appétits. La seule autorité morale de cette époque de ténèbres, la foi, malgré les sourdes résistances de la raison, finissait toujours par rester la maîtresse. Les penseurs les plus hardis, après avoir cherché la certitude hors de son sein, venaient se réconcilier avec elle. Mais, dans les intervalles d’indépendance, ils essayaient de se faire une certitude qui fût plus l’œuvre de l’homme ; et ils la demandaient aux traditions de la philosophie ancienne, à ce qui restait de Platon et d’Aristote. Un certain nombre de généralités et d’abstractions, tirées de quelques traités de ce dernier, et rendues plus magnifiques par le temps, l’éloignement et l’ignorance de la langue grecque, satisfaisaient, en le trompant, ce besoin de principes, éternel honneur de l’esprit humain. Le maniement de ces axiomes flattait l’ambition des penseurs, en leur persuadant qu’ils étaient pénétrants quand ils n’étaient que subtils, et qu’ils marchaient en avant quand ils ne faisaient que tourner sur eux-mêmes. Pour se convaincre soi-même, ou se persuader qu’on avait convaincu les autres, il suffisait de réunir deux de ces axiomes sous forme de prémisses, et d’en faire sortir, à titre de conclusion, le principe qu’on voulait établir. La vaine satisfaction qu’on tirait de ces faciles victoires contribuait à augmenter l’ignorance ; et c’est ainsi que la scolastique, après avoir été un expédient pour quelques intelligences d’élite, devint pour le plus grand nombre un empêchement et un obstacle.

La scolastique, en réduisant toutes choses au syllogisme, avait d’ailleurs fait disparaître des écrits l’imagination, la sensibilité et la raison elle-même, qui n’était plus qu’un mécanisme. Elle appauvrissait l’homme : comment aurait-elle eu l’idée de l’humanité ?

Nous trouverons sans doute cette idée dans les ouvrages de religion. Mais qu’y voit-on, sinon la seule théologie ? Cette théologie est pure encore dans saint Bernard, lequel n’y mêle rien d’étranger. Plus tard, dans saint Thomas, elle emprunte à la philosophie ses formules, pour réduire en un corps, en une somme, toutes les vérités de la religion, présentées sous la forme de questions résolues. Bientôt elle se rencontre avec la philosophie dans la scolastique ; et de ce mélange naît un nombre infini de propositions scolastico-théologiques. Un évêque de Paris, Étienne Tempier, en condamna, comme hérétiques, jusqu’à deux cent vingt-deux. Dans Gerson, la théologie se dégage de la philosophie, et tend à reprendre son caractère. Mais a-t-elle pénétré plus avant dans l’homme ? Non. Elle fait comme la philosophie, elle néglige la morale, qui tient le milieu entre l’une et l’autre, et dans laquelle seulement se trouve l’idée de l’humanité.

Dans la foule des écrits de théologie de cette période, au milieu de tant de détails de pure glose, ou de discipline ecclésiastique, ou d’exaltation mystique dans cette confusion de la philosophie et de la religion, qu’on appelle la scolastique, c’est à peine si l’on rencontre quelques indications de vérités générales. L’homme n’est guère considéré que dans l’état théologique, pour ainsi dire ; tour à tour au niveau de l’ange, quand on regarde de quel prix il a été racheté ; ou au-dessous du néant, quand on le compare à celui qui l’a fait. Saint Bernard et les autres reçoivent de la tradition chrétienne l’homme tout connu et tout expliqué. Ce n’est plus pour eux une étude à faire tout est convenu et réglé. C’est une sorte de synthèse de l’homme, acceptée par la foi et l’humanité n’est qu’une formule de la théologie chrétienne.

Plus tard, aux jours où la religion aura remplacé la théologie, où le christianisme descendra des hauteurs du dogme dans l’analyse profonde et compatissante des misères de l’homme, l’humanité sera mieux comprise, et l’on verra naître la science de la morale chrétienne, qui en est, pour nos sociétés modernes, l’explication complète et définitive. Il en paraît sans doute quelque image dans les théologiens du moyen âge ; mais cette morale n’y est qu’une discipline impérieuse. Elle n’analyse pas, elle ne pénètre pas dans les plis du cœur ; d’un mot, elle règle toute une suite de mouvements qui naissent les uns des autres ; une même prescription s’étend à toutes les sortes d’infractions possibles. Cette théologie est sans compassion ; elle accable l’homme par la brièveté de ses jugements sommaires, à la différence de la religion, qui découvre d’une main maternelle toutes les plaies du cœur qu’elle va guérir, et qui montre, à côté des ravages du mal originel, les ressources de la nature rachetée. En lisant les sermons de saint Bernard, le plus grand parmi les théologiens de cette période, je l’admire moins sur cette cime élevée où il se tient, égalant quelquefois ses paroles aux paroles sacrées, que je ne m’étonne de le voir si indifférent au détail de la vie humaine, comme s’il l’ignorait, ou le trouvait au-dessous de ses extases. Jésus lui-même n’avait-il donc pas indiqué cette voie au christianisme, par tant de paroles à la fois pleines d’une connaissance infinie de l’homme et de compassion pour ses misères ? La foi du théologien transporte saint Bernard si loin et si au-dessus de la vie, qu’il néglige ces indications si lumineuses ; et quand il se rencontre dans les livres saints quelques fortes peintures ou des récits attachants de la vie, il les tourne à la figure, comme pour mettre une ombre mystique entre la réalité et lui.

L’homme dans les philosophes, c’est un genre ; seulement, pour les uns, ce genre n’est qu’un vain mot ; pour les autres, c’est une abstraction réalisée. Dans les théologiens, l’homme n’est que le néant, par rapport à Dieu, qui est l’être. Comment lient-ils ce néant à l’être ? Par trois liens, dit saint Bernard : la corde, les clous de bois ou de fer, la glu. On est lié au Rédempteur par la corde, quand, sous le trouble d’une forte sensation, on ne cesse pas néanmoins d’avoir en vue son honneur et la mémoire de la promesse. On y est attaché par des clous quand on n’a pas peur des hommes, mais des tourments de l’enfer. Enfin, on y est collé par la glu, quand par la charité on ne fait qu’un seul esprit avec lui27. Ainsi, tout se réduit au redoutable mystère de cette inégalité infinie du Créateur et de la créature. De temps en temps, quelques paroles soutiennent contre le désespoir celui qui n’est que le néant par rapport à celui qui est l’être. Des explications prodigieuses font descendre Dieu de l’infinie hauteur à l’infinie bassesse, afin que le néant sente quelquefois qu’il n’est pas indifférent à l’être. Ou bien l’homme est comme le champ de combat entre Dieu et le diable ; autre mystère, non mains inaccessible, de cette autre inégalité de l’ange déchu, mais toujours puissant, et de l’homme racheté, mais toujours corrompu.

Il n’est pas étonnant que cette foi mystique du théologien, placé entre l’homme et Dieu, ou entre l’homme et le diable, et qui n’est pas toujours insensible à l’orgueil de son rôle d’intermédiaire, n’ait pas eu une influence féconde sur l’esprit français et sur la langue. Il ne l’est pas non plus que la philosophie scolastique parquée dans ces idées universelles et ces catégories qu’elle avait reçues sans les discuter, s’épuisant dans ce cercle à les faire s’entre-choquer pour en tirer de fausses lumières, n’ait produit qu’un empressement stérile, et la vaine curiosité qui s’attache au prestige de la parole. De tant d’écrits en langue latine qui donnent l’illusion d’une fausse maturité, il n’est rien arrivé dans la langue vulgaire, et l’esprit français n’a fait de progrès que le jour où il a cherché la morale sous la théologie, et secoué la servitude de la scolastique. Notre goût pour la précision et la rigueur logique ne vient pas de là ; je n’en vois, dans les penseurs du moyen âge, que beaucoup d’applications mauvaises parmi un très-petit nombre de bonnes. La distance qui paraît si grande entre les clercs et les écrivains en langue vulgaire, ainsi qu’entre les deux publics distincts qui les suivaient, est moindre qu’il ne semble au premier abord. Je me méfie des penseurs qui n’ont pas attendu la langue de leur pays, et qui s’expriment dans une langue morte. Ils peuvent être grands par cette impatience et cette audace même, comme Abélard, ou quand ils y joignent les qualités du caractère et l’action, comme saint Bernard ; mais, comme écrivains de choses durables, il faut beaucoup rabattre de l’opinion qu’on en a. Les grands hommes dans l’ordre des choses de l’esprit ne peuvent naître que dans une société qui a des idées générales, à l’expression desquelles la langue nationale suffit. Quand une société n’a pas encore d’idées générales, faute d’avoir passé par les épreuves qui en sont le prix, s’il y naît un homme supérieur ou bien il se jette dans de folles spéculations d’esprit, ou bien il s’épuise en efforts ingénieux dans une méthode stérile et sans vie. C’est ainsi que les théologiens et les philosophes du. moyen âge cherchèrent, dans la société ancienne et dans les traditions d’une langue générale, une matière à l’activité de leur esprit ; et la fausse puissance que leur donnait sur quelques imaginations l’application violente qu’ils en faisaient au présent, leur fit négliger la seule puissance vraie, qui est celle du savoir et de la raison.

Heureux quand cette fausse puissance n’aveuglait pas les théologiens et les philosophes jusqu’à l’infatuation de ce chanoine de Tournay qui s’écriait, après une démonstration syllogistique du mystère de la Trinité : « Ô petit Jésus, petit Jésus, combien dans cette question n’ai-je pas confirmé et exalté ta loi ! Et si j’eusse voulu, par esprit, de contradiction et de malice, combien n’aurais-je pas trouvé de meilleures raisons encore pour l’affaiblir et la rabaisser ! » A ces étranges paroles, raconte Mathieu Paris28, il perdit tout à coup la voix et devint non-seulement muet, mais idiot. On peut douter du miracle mais quoi de plus vraisemblable que certains de ces hommes qui croyaient avoir découvert le secret et le lien des choses, s’infatuassent jusqu’à la folie ?

§ III. De ce que la théologie eh particulier à fait pour la langue. — Sermons de saint Bernard traduits en français. — Fragment inédit d’un sermon de Gerson.

Il est facile d’apprécier, par les traductions françaises de quelques sermons de saint Bernard au xiie et au xiiie  siècle, combien la langue vulgaire a tiré peu de ressources de la théologie29. Elle, résiste à exprimer cette glose, quoique le latin en soit quelquefois bon et le ton animé. Et même, à certains endroits où saint Bernard subtilise, le traducteur se contente, faute de comprendre le sens, de transporter les mots latins tout entiers dans la traduction après en avoir légèrement francisé l’orthographe. Ce qu’il en reproduit le plus heureusement, c’est le tour par lequel on sent surtout que saint Bernard est un Français qui pense avec le tour d’esprit de son pays ; et qui s’exprime dans une langue étrangère.

Mais cette langue de la traduction, si rebelle à tout ce que l’esprit français ne doit pas s’assimiler, semble naître ou plutôt mûrir tout à coup, pour exprimer tout ce qui ne cessera pas d’être vrai. Ainsi quand saint Bernard dit, Non est talis tristitia hypocritarum non incorde, sect in fade est ; la langue française traduit « Telle ne n’est mies li tristèce des ypocrites ; car elle ne n’est mies el cuer, mais en la fazon. » Et plus loin, où le latin dit, Hypocrila ungit potius semetipsurn ut propriæ fragrantiarn opinionis respergat ; le français, à l’orthographe près qui changera, ne reste guère au-dessous de cette vérité rendue si vive par l’image « Li ypocrite oynt ainzois ley-inesmes, por espardre l’odor de sa propre noméie. » La langue est déjà constituée puisque voilà le tour qui marque le mouvement de la pensée, et le terme propre qui en est le signe définitif. Il ne reste plus qu’un certain travail d’orthographe qui changera espardre en répandre, et noméie en renommée. Je pourrais citer d’autres exemples, non en grand nombre toutefois ; car saint Bernard ne touche que rarement à la vie, à l’homme non théologique. Il dogmatise, il n’analyse pas.

Ainsi, et c’est une preuve de plus que les idées générales font seules faire des progrès aux langues, toutes les fois que saint Bernard exprime ou seulement fait voir à demi une vérité de philosophie morale, la langue de la traduction s’enrichit d’une création nouvelle. On dirait que l’esprit français a été touché, et qu’il répond.

Je sais qu’on le remarquerait de même dans la traduction inédite des lettres d’Abélard à Héloïse, par Jean de Meung. Tous les passages de dialectique qui sont médiocrement clairs dans le latin, s’obscurcissent encore dans la traduction mais une langue vive naît tout aussitôt pour exprimer tout de qui sort de sentiments vrais et durables de ce cœur désabusé.

Ce que l’on connaît des sermons inédits de Gerson montre, à côté d’obscurités impénétrables dans ce que Gerson adresse aux grands clercs, une langue nette, expressive, dans ce qu’il dit aux simples gens. Ainsi, dans un sermon sur la Passion, il intéresse toutes les mères au redoutable mystère, en représentant les adieux de Marie à Jésus, prêt à faire « son dernier voyage en Jherusalem, le voyage en sa douloureuse mort. Adieu, mon filz, lui fait dire Gerson, adieu ma seulle joye, mon seul confort ! Et ne vous verré-je jamès icy ? — En disant ainssi, ou par adventure en sillence ou en soub-gémissements, en soupirs et en plainctes langoureuses, pour ce que la douleur empeschoit de parler, vous, mère piteuse, comme je puis religieusement pencer, embrassiez vostre filz, le plus bel de tous aultres. Le doux aignel innocent et sans amertume s’en alloit à occision, combien qu’il fust celui qui est Dieu benoist en trinité. Vous l’embrassiez tendrement et encliniez vostre face espleurée sur ses espaules ou sur son chaste visaige ; puis repreniez vigueur, et commanciez à dire : Adieu, beau filz ! adieu, hélas ! mon filz. Mes, mon pere, mon seigneur et mon Dieu, toutes choses sont en vostre puissance. Je suis vostre mère desollée, vostre petite ancelle, laquelle vous avez tant digné aimer et honorer de vostre seule grace, sans mes mérites. Je vous supplie, ayez mercy de celle mere, et demourez pour ceste feste avecques nous icy en Bethahie, pour eschever (éviter) la fureur des traictres Juifs qui vous quierent livrer mort, et desja vous ont voullu lapider au temple. Vous le savez ; je vis les pierres. Las ! et quelle paour ! Ils les venoient ja pour vous lapider et jecter, si vostre divine puissance ne vous en eust délivré. Pareillement vous pouvez vous eschaper à présent. Toutefois, sire, soit faict non pas ainssi que je veulx, mais ainssi que vous voullez. Soit faict tout à vostre ordonnance et plaisir. » Gerson a raison d’ajouter « Dévoies gens, s’il y a icy cueurs piteulx, et qui seust oncques que c’est d’aymer, par especial de mere un filz, pan ce à ceste douleur de la doulce mere de Jésus30 ! » Il a su en effet toucher les cœurs, sans affaiblir le dogme ; il a fait la part de la religion et celle de la théologie.

§ IV. Si les clercs ont eu plus d’idées générales que les écrivains en langue vulgaire, pourquoi les uns et les autres en ont si peu ; d’où ces idées doivent venir.

On chercherait donc vainement dans les grands clercs du moyen âge des idées générales nées de la connaissance profonde du passé et de la comparaison du passé avec le présent. Les matières dont ils s’occupent sont générales ; mais une mauvaise méthode n’en tire que des jeux d’esprit aussi particuliers que les humeurs des écrivains. Ce sont des souvenirs du passé, presque toujours plus forts que les esprits qui s’en inspirent ou s’en autorisent. Je n’en parle ainsi qu’au point de vue littéraire. Que la philosophie moderne ait constaté, dans les écrits des scolastiques, des notions ou des traditions fécondes, et que la théologie proprement, dite se reconnaisse dans les écrits des théologiens, je ne suis guère moins incompétent pour le nier que pour l’assurer. Mais pour les idées générales de l’ordre littéraire, pour celles qui seules développent les langues, je crois que les grands clercs de cette époque en ont fort peu fourni. Comparés même aux écrivains en langue vulgaire, ils ont ce désavantage que, ne connaissant guère mieux le passé, ils observent le présent de moins près que ces naïfs ignorants, lesquels se faisaient battre pour n’avoir pas su leurs lissons, comme Jehan Froissart ou comme Villon fuyaient l’école.

Mais ceux-ci n’ont pas plus d’idées générales que les clercs. Nous en avons toutefois reconnu de naïves ébauches dans les premiers monuments de notre langue. Villehardouin en trace quelques-unes d’une main ferme dans ses Mémoires, qu’on dirait écrits avec la pointe d’une épée. Il en échappe un plus grand nombre, qui ont l’air de naïvetés, à la vieillesse expérimentée et à l’esprit plus cultivé de Joinville. Froissart en mêle trop rarement à ses charmants récits mais là composition est elle-même une idée générale d’un ordre supérieur. Elles ont dans quelques pages de Comines, l’autorité de maximes de politique et de convictions morales. Dans les ouvrages en vers, les seules choses qui paraissent vivantes sont des idées générales. C’est le Faux-Semblant du Roman de la Rose, qui n’a fait que changer de nom. Ce sont quelques sentiments délicats dans Charles d’Orléans, quelques traits de mélancolie aimable ou de vive satire dans Villon.

La principale source des idées générales a manqué à tous ces écrivains. Ils ne connaissent point le passé, ou ils le connaissent encore plus mal que les clercs ; ils pensent dans un lieu et dans un temps, avec une raison qui n’a pas de traditions qui ne sait pas qu’elle est la raison universelle. Tous ces écrivains, poètes et prosateurs, sont tout entiers au présent. Et quel est ce présent ? Est-ce du moins une certaine période d’années dans une nation assise, et assurée du lendemain ? Non ; c’est le présent le plus étroit, c’est la vie au jour le jour dans un pays partagé entre cinq ou six peuples qui luttent dans d’interminables guerres contre la force des choses qui veut en faire un seul peuple. Nul repos, nulle sécurité ; aucune connaissance claire et familière des exemples des grandes nations, qui apprenne à la France à se connaître elle-même et rendre le présent meilleur. Je ne vois dans toute cette période que deux sortes d’écrivains : les uns attaquent par la satire ou la raillerie les puissants et tous ceux qui paraissent avoir leurs commodités dans ce présent si laborieux ; les autres les regardent avec admiration, et les chantent sur le luth. Ceux-ci font le tableau, ceux-là font la satire du présent.

On l’a vu plus haut pour les chroniqueurs : les événements contemporains sont l’unique matière de leurs récits. Leur imagination se repaît des choses présentes ; leur raison ne pénètre pas au-delà, et ne voit que les effets dans leur suite et leur ordre matériel. Tel est le caractère commun des chroniqueurs, à quelques lumières près qui ont apparu aux mieux doués. Mais les mieux doués eux-mêmes ressemblent à des enfants auxquels il échappe de dire au hasard des choses au-dessus de leur âge. Ceux qui se sont laissé tenter naïvement par la gloire des anciens historiens, s’embarrassent et se débattent dans ce vain travail d’imitation. C’est le trait particulier des chroniqueurs du quinzième siècle. Ils ont succombé sous cette ambition. Quand ils se guindent ainsi à réfléchir sur les événements, et à regarder dans le passé et dans l’avenir, ils semblent comme pris de vertige. Il en a été du premier effet des idées générales au moyen âge, comme du premier effet des pièces d’artillerie du même temps elles ont tué les premiers qui s’en sont servis.

Les mœurs du présent sont la matière des poètes comme les événements sont celle des prosateurs. Les mœurs locales défrayent tous les genres, depuis les romans qui en mêlent la peinture satirique à leurs fictions, jusqu’aux petits poèmes qui ne sont que des anecdotes de la vie contemporaine. Les farces et sotties du seizième siècle, ces origines du théâtre, sont des satires du présent dialoguées. Le mélange de l’esprit satirique et du romanesque marque toutes les poésies du moyen âge. C’est le signe de la jeunesse d’une société. Tout entiers occupés d’eux-mêmes et du moment présent, les jeunes peuples, comme les jeunes gens, sont railleurs et enthousiastes. Du reste, plus le moyen âge s’avance vers sa fin, plus le romanesque s’affaiblit, et plus l’esprit satirique devient général. Ce progrès n’a pas été particulier à la France, mais il y a été plus rapide et plus sensible.

La critique et la raillerie, qui ruinent les sociétés parvenues à leur maturité, stimulent et fortifient les sociétés naissantes. Nos anciens poètes ont bien mérité de la nation comme peintres de mœurs et comme écrivains satiriques. En la rendant impatiente du présent, ils l’ont rendue curieuse du passé ; or c’est par l’effet de ce double esprit qu’elle est devenue capable de concevoir à son tour et d’inspirer à ses écrivains des idées générales.

Jusqu’à l’avènement de ces idées, l’esprit français n’est que l’esprit particulier d’une nation admirablement douée, mais qui ne peut pas recommencer à elle seule tout le travail de l’intelligence humaine. Il est vif, naturel ; il saisit finement un assez grand nombre de rapports et de vérités subalternes ; mais il manque d’élévation et de profondeur. Dans le plus perfectionné des prosateurs, Comines, il veut s’élever et approfondir mais le premier effort le mène à la foi, au sein de laquelle il abdique. Dans le plus expressif des poètes, Villon il ne fait qu’indiquer à quelle source il faut aller chercher la poésie, et il en tire les premiers accents du cœur, éclairé par la raison.

La langue, dans tous ces écrits, est claire, et les tours en sont vifs ; on sent qu’elle raconte et qu’elle raille mais elle manque de variété et de couleur. La langue poétique, sauf dans quelques morceaux de Villon est inférieure à la prose, en proportion de ce que la poésie a plus besoin d’idées générales de types, d’idéal, que la prose. Si d’ailleurs les progrès sont si lents, c’est que la nation elle-même est lente à se former. Elle est ravagée par deux siècles de guerres effroyables, tantôt avec l’Angleterre, qui lui arrache un moment sa nationalité et lui donne pour roi un régent anglais ; tantôt avec son ancienne organisation féodale : elle ne produit point d’homme de génie dans les lettres. Le génie à cette époque se montre là où la France en a le plus besoin : il est dans la politique et dans la guerre. Du Guesclin, Charles V, Jeanne d’Arc, Louis XI, quelle distance de ces noms à ceux de nos chroniqueurs et de nos poètes !

Que penser maintenant de la chimère d’une littérature exclusivement nationale ? Fallait-il donc que l’esprit français continuât de tourner dans ce cercle du récit et de la satire, et se réduisît à la peinture et à la critique de la société française ? La civilisation n’est-elle pas le travail d’un peuple particulier pour réaliser un certain idéal de la vie sociale qui serve d’exemple et de type aux autres peuples, de même que la littérature n’est que l’effort suprême de l’esprit particulier de cette nation pour devenir l’esprit humain ? J’aime l’esprit français, dans l’image naïve que nous en ont donnée nos écrivains du xiie au xvie  siècle ; mais combien l’aimerai-je mieux au xvie , alors que la Renaissance en aura fait l’esprit humain

Vienne donc cette époque désirée où la connaissance du passé doit ajouter aux forces naturelles de l’esprit français une force qui le tirera pour ainsi dire hors de lui-même, et qui le transformera en ce sens supérieur de l’humain, de l’universel image de la raison elle-même !

Qui nous donnera cette connaissance du passé ? L’étude des monuments des deux antiquités profane et chrétienne, rendue facile et populaire par l’imprimerie. Le jour où l’esprit ancien et l’esprit français, mis en contact par les livres, se seront reconnus, ce jour-là commencera l’histoire de la littérature française ; et, malgré la lenteur des progrès, il sera glorieux pour l’esprit français de s’être trouvé prêt pour cette reconnaissance, et d’avoir eu le regard assez ferme pour n’être pas ébloui de tant de lumières.