(1864) Portraits littéraires. Tome III (nouv. éd.) « Réception de M. le Cte Alfred de Vigny à l’Académie française. M. Étienne. »
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(1864) Portraits littéraires. Tome III (nouv. éd.) « Réception de M. le Cte Alfred de Vigny à l’Académie française. M. Étienne. »

Réception de M. le Cte Alfred de Vigny à l’Académie française. M. Étienne.

C’est Patru, on le sait, qui le premier introduisit à l’Académie la mode du discours de réception. Il s’avisa, à son entrée (1640), d’adresser un si beau remercîment à la Compagnie, qu’on obligea tous ceux qui furent reçus depuis d’en faire autant. Toutefois ces réceptions n’étaient point publiques ; les compliments n’avaient lieu qu’à huis clos, et il se faisait ainsi bien des frais d’esprit et d’éloquence en pure perte. Ce fut Charles Perrault, beaucoup plus tard, qui fit faire le second pas et qui décida la publicité : « Le jour de ma réception (1671), dit-il en ses agréables Mémoires, je fis une harangue dont la Compagnie témoigna être fort satisfaite, et j’eus lieu de croire que ses louanges étoient sincères. Je leur dis alors que, mon discours leur ayant fait quelque plaisir, il auroit fait plaisir à toute la terre, si elle avoit pu m’entendre ; qu’il me sembloit qu’il ne seroit pas mal à propos que l’Académie ouvrît ses portes aux jours de réception, et qu’elle se fît voir dans ces sortes de cérémonies lorsqu’elle est parée… Ce que je dis parut raisonnable, et d’ailleurs la plupart s’imaginèrent que cette pensée m’avoit été inspirée par M. Colbert ; ainsi tout le monde s’y rangea. » Le premier académicien qu’on reçut après lui et qu’on reçut en public (janvier 1673) fut Fléchier, digne d’une telle inauguration. Perrault, qui mettait les modernes si fort au-dessus des anciens, comptait parmi les plus beaux avantages de son siècle cette cérémonie académique, dont il était le premier auteur. « On peut assurer, dit-il, que l’Académie changea de face à ce moment ; de peu connue qu’elle étoit, elle devint si célèbre, qu’elle faisoit le sujet des conversations ordinaires. »— Perrault, en effet, avait bien vu ; cet homme d’esprit et d’invention, ce bras droit de M. Colbert, qui jugeait si mal Homère et Pindare, entendait le moderne à merveille ; il avait le sentiment de son temps et de ce qui pouvait l’intéresser ; il trouva là une veine bien française, qui n’est pas épuisée après deux siècles ; on lui dut un genre de spectacle de plus, un des mieux faits pour une nation comme la nôtre, et l’on a pu dire sans raillerie que, si les Grecs avaient les Jeux olympiques et si les Espagnols ont les combats de taureaux, la société française a les réceptions académiques.

Les discours de réception se ressentirent de la publicité dès le premier jour : « Mais j’élève ma voix insensiblement, disait Fléchier, et je sens qu’animé par votre présence, par le sujet de mon discours (l’éloge de Louis XIV), par la majesté de ce lieu (le Louvre), j’entreprends de dire foiblement ce que vous avez dit, ce que vous direz avec tant de force… » Dès ce moment, le ton ne baissa plus ; la dimension du remercîment se contint pourtant dans d’assez justes limites, et la harangue, durant bien des années, ne passa guère la demi-heure. Le fameux discours de Buffon lui-même, qui fut une sorte d’innovation par la nature du sujet, n’excéda en rien les bornes habituelles. On commençait vers la fin du siècle à viser à l’heure. M. Daunou remarquait, à propos du discours de réception de Rulhière, que, succédant à l’abbé de Boismont, il avait voulu donner à son morceau une étendue à peu près égale à celle d’un sermon de cet abbé. Garat, recevant Parny, parut long dans un discours de trois quarts d’heure. Mais, de nos jours, les barrières trop étroites ont dû céder ; les usages de la tribune ont gagné insensiblement, et l’on s’est donné carrière. En même temps que les compliments au cardinal de Richelieu, au chancelier Séguier et à Louis XIV, s’en sont allés avec tant d’autres choses, le fond des discours s’est mieux dessiné : celui du récipiendaire est devenu plus simple (plus simple de fond, sinon de ton) ; après le compliment de début et la révérence d’usage, le nouvel élu n’a qu’à raconter et à louer son prédécesseur. Quant à la réponse du directeur, elle est double : il reçoit, apprécie et loue avec plus ou moins d’effusion l’académicien nouveau, et il célèbre l’ancien. En devenant plus simples dans leur sujet, les discours sont aussi devenus plus longs ; les hors-d’œuvre, au besoin, n’y ont pas manqué : l’Empire et l’Empereur ont pourvu aux effets oratoires, comme précédemment avait fait Louis XIV ; le plus souvent même, on n’a pu les éviter, et la biographie des hommes politiques ou littéraires est venue, bon gré, mal gré, se mêler à ce cadre immense. Ç’a été tout naturellement le cas aujourd’hui dans cette séance, l’une des plus remplies et des plus neuves qu’ait jusqu’ici offertes l’Académie française à la curiosité d’un public choisi ; M. le comte Molé devait recevoir M. le comte Alfred de Vigny, lequel venait remplacer M. Étienne. On avait là, par le seul hasard des noms, tous les genres de diversité et de contraste dans la mesure qui est faite pour composer le piquant et l’intérêt. La séance promettait certainement beaucoup ; elle a tenu tout ce qu’elle promettait.

Par suite de la loi de progrès que nous avons signalée tout à l’heure, le discours de réception du nouvel académicien se trouve être le plus long qui ait jamais été prononcé à l’Académie jusqu’à ce jour. Est-il besoin d’ajouter aussitôt qu’il a bien d’autres avantages ? On sait les hautes qualités de M. de Vigny, son élévation naturelle d’essor, son élégance inévitable d’expression, ce culte de l’art qu’il porte en chacune de ses conceptions, qu’il garde jusque dans les moindres détails de ses pensées, et qui ne lui permet, pour ainsi dire, de se détacher d’aucune avant de l’avoir revêtue de ses plus beaux voiles et d’avoir arrangé au voile chaque pli. Dès le début de son discours, il a tracé dans une double peinture, pleine de magnificence, le caractère des deux familles, et comme des deux races, dans lesquelles il range et auxquelles il ramène l’infinie variété des esprits : la première, celle de tous les penseurs, contemplateurs ou songeurs solitaires, de tous les amants et chercheurs de l’idéal, philosophes ou poëtes ; la seconde, celle des hommes d’action, des hommes positifs et pratiques, soit politiques, soit littéraires, des esprits critiques et applicables, de ceux qui visent à l’influence et à l’empire du moment, et qu’il embrasse sous le titre général d’improvisateurs. Cette dernière classe m’a paru fort élargie, je l’avoue, et dans des limites prodigieusement flottantes, puisqu’elle comprendrait, selon l’auteur, tant d’espèces diverses, depuis le grand politique jusqu’au journaliste spirituel, depuis le cardinal de Richelieu jusqu’à M. Étienne ; mais certainement, lorsqu’il retraçait les caractères de la première famille, et à mesure qu’il en dépeignait à nos regards le type accompli, on sentait combien M. de Vigny parlait de choses à lui familières et présentes, combien, plus que jamais, il tenait par essence et par choix à ce noble genre, et à quel point, si j’ose ainsi parler, l’auteur d’Éloa était de la maison quand il révélait les beautés du sanctuaire.

M. Étienne, lui, n’était pas du tout du sanctuaire, et une illusion de son ingénieux panégyriste a été, à un certain moment, d’essayer de l’y rattacher, ou, lors même qu’il le rangeait définitivement dans la seconde classe, d’employer à le peindre des couleurs encore empruntées à la sphère idéale et qui ressemblent trop à des rayons. Pindare, ayant à célébrer je ne sais lequel de ses héros, s’écriait au début : « Je te frappe de mes couronnes et je t’arrose de mes hymnes… » Quand le héros est tout à fait inconnu, le poëte peut, jusqu’à un certain point, faire de la sorte, il n’a guère à craindre d’être démenti ; mais quand il s’agit d’un académicien d’hier, d’un auteur de comédies et d’opéras-comiques auxquels chacun a pu assister, d’un rédacteur de journal qu’on lisait chaque matin, il y a nécessité, même pour le poëte, de condescendre à une biographie plus simple, plus réelle, et de rattacher de temps en temps aux choses leur vrai nom. Cette nécessité, cette convenance, qui est à la portée de moindres esprits, devient quelquefois une difficulté pour des talents supérieurs beaucoup plus faits à d’autres régions. On a dit de Montesquieu qu’on s’apercevait bien que l’aigle était mal à l’aise dans les bosquets de Gnide : nous sera-t-il permis de dire que l’auteur d’Éloa a souvent dû être fort empêché en voulant déployer ses ailes de cygne dans la biographie de l’auteur de Joconde et des Deux Gendres ? De là bien des contrastes singuliers, des transpositions de tons, et tout un portrait de fantaisie. Nous avons beaucoup relu M. Étienne dans ces derniers temps ; nous en parlerons très-brièvement en le montrant tel qu’il nous paraît avoir réellement été.

Il possédait, dit M. de Vigny, une qualité bien rare, et que Mazarin exigeait de ceux qu’il employait : il était heureux. C’est là un trait juste, et nous nous hâtons de le saisir. Oui, M. Étienne était heureux ; il avait l’humeur facile, le talent facile, la plume aisée, une sorte d’élégance courante et qui ne se cherche pas. On a beaucoup parlé de la littérature de l’Empire, et on range sous ce nom bien des écrivains qui ne s’y rapportent qu’à peu près : M. Étienne en est peut-être le représentant le plus net et le mieux défini. Il a exactement commencé avec ce régime, il l’a servi officiellement, il y a fleuri, et s’il s’est très-bien conservé sous le suivant et durant les belles années du libéralisme, il a toujours gardé son premier pli. Né en 1778 dans la Haute-Marne, venu à Paris sous le Directoire, il était de cette jeunesse qui n’avait déjà plus les flammes premières, et qui, tout en faisant ses gaietés, attendait le mot d’ordre qui ne manqua pas. Attaché de bonne heure à Maret, duc de Bassano, il prêtait sa plume à ce premier commis de l’Empereur, en même temps qu’il amusait le public par ses jolies pièces ; de ce nombre, le petit acte de Brueys et Palaprat, en vers, dénota une intention littéraire assez distinguée (1807). Le succès prodigieux de l’opéra-féerie de Cendrillon tenait encore la curiosité en éveil, lorsqu’on annonça quelques mois après (août 1810) la représentation des Deux Gendres, l’une de ces pièces en cinq actes et en vers qui, à cette époque propice, étaient des solennités attendues et faisaient les beaux jours du Théâtre-Français. La réussite des Deux Gendres mit le comble à la renommée de M. Étienne ; l’attention publique au dedans n’était alors distraite par rien, et les journaux n’avaient le champ libre que sur ces choses du théâtre. À ce court lendemain du mariage de l’Empereur et dans les deux années de silence qui précédèrent la dernière grande guerre, il y eut là, en France, autour de M. Étienne, une vogue littéraire des plus animées, et finalement une mêlée des plus curieuses et des plus propres à faire connaître l’esprit du moment. Reçu à l’Académie française en novembre 1811, à l’âge de trente-trois ans ; dans l’intime faveur des ministres Bassano et Rovigo ; rédacteur en chef officiel du Journal de l’Empire, remplissant la scène française et celle de l’Opéra-Comique par la variété de ses succès, connu d’ailleurs encore par les joyeux soupers du Caveau et par des habitudes légèrement épicuriennes, on se demandait quel était l’avenir de ce jeune homme brillant, au front reposé, au teint vermeil ; s’il n’était (comme quelques-uns le disaient) que le plus fécond et le plus facile des paresseux, un enfant de Favart ; s’il ne faisait que préluder à des œuvres dramatiques plus mûres, et où il s’arrêterait dans ces routes diverses qu’il semblait parcourir sans effort. Le temps d’arrêt n’était pas loin. M. Étienne devait à son bonheur même d’avoir des envieux et des ennemis : le bruit se répandit que la pièce des Deux Gendres n’était pas de lui, ou du moins qu’il avait eu pour la composer des secours tout particuliers, une ancienne comédie en vers. On exhuma Conaxa ; c’était le titre de la pièce qui avait, disait-on, servi de matière et d’étoffe aux Deux Gendres. Ce que cette découverte excita de curiosité, ce que cette querelle enfanta de brochures, d’explications, de révélations pour et contre, ne saurait se comprendre que lorsqu’on a parcouru le dossier désormais enseveli ; on en ferait un joli chapitre qui s’intitulerait bien : Un épisode littéraire sous l’Empire. Cette querelle et l’importance exagérée qu’elle acquit aussitôt est une des plus grandes preuves, en effet, du désœuvrement de l’esprit public à une époque où il était sevré de tout solide aliment. C’est bien le cas de dire que les objets se boursouflent dans le vide. La discussion se prenait où elle pouvait.

Entre les innombrables brochures publiées alors, quatre pièces principales suffisent pour éclairer l’opinion et fixer le jugement : 1° la préface explicative que M. Étienne mit en tête de la quatrième édition des Deux Gendres ; 2° la Fin du procès des Deux gendres, écrite en faveur de M. Étienne, par Hoffman ; 3° et 4° les deux plaidoiries adverses de Lebrun-Tossa, intitulées Mes Révélations et Supplément à mes Révélations. Toutes grossières et sans goût, toutes rebutantes que se trouvent ces dernières pièces, elles ne sont pas autant à mépriser qu’on est tenu de le faire paraître dans un Éloge public. Il résulte clairement du débat que M. Étienne avait reçu de M. Lebrun-Tossa, son ami alors et son collaborateur en perspective, non pas un projet de canevas, mais une véritable pièce en trois actes et en vers, presque semblable en tout à celle qui est imprimée sous le titre de Conaxa, et qu’il en tira, comme c’est le droit et l’usage de tout poëte dramatique admis à reprendre son bien où il le trouve, une comédie en cinq actes et en vers, appropriée aux mœurs et au goût de 1810, marquée à neuf par les caractères de l’ambitieux et du philanthrope, et qui mérita son succès. Le seul tort de M. Étienne fut de ne pas avouer tout franchement la nature de ce secours qu’il avait reçu, et de compter sur la discrétion de Lebrun-Tossa, dont l’amour-propre était mis en jeu : « Quoi ! s’écriait celui-ci dans un apologue assez plaisant, vous ne me devez qu’un projet de canevas (le mot est bien trouvé), c’est-à-dire un échantillon d’échantillon, tandis que c’est trois aunes de bon drap d’Elbeuf que je vous ai données ! » Je résume en ces quelques mots ce qui se noie chez lui dans un flot interminable de digressions et d’injures.

Le coup cependant était porté ; la faculté d’invention devenait suspecte et douteuse chez M. Étienne ; il essaya, en 1813, de poursuivre sa voie dans la comédie de l’Intrigante, qui n’eut que peu de représentations, et que quelques vers susceptibles d’allusions firent interrompre. Il nous est impossible, nous l’avouons, d’attacher à cette pièce le sens profond et grave que M. de Vigny y a découvert. Il parle du grand cri qui s’éleva dans Paris à cette occasion : nous qui, en qualité de critique, avons l’oreille aux écoutes, nous n’avons nulle part recueilli l’écho de ce grand cri. M. Molé a lui-même dû rabattre énergiquement ce qu’il y a d’exagéré en certain tableau d’une représentation à Saint-Cloud, dans laquelle il se serait passé des choses formidables, des choses qui rappelleraient quasi le festin de Balthasar. Tout cela rentre dans le coloris fabuleux. Le peintre, en voyant ainsi, tenait à la main la lampe merveilleuse. Littérairement, cette pièce de l’Intrigante nous paraît faible, très-faible ; et ici, après avoir relu celle des Deux Gendres infiniment supérieure, après nous être reporté encore aux autres productions dramatiques de M. Étienne, nous sommes plus que jamais frappé du côté défectueux qui compromet l’avenir de toutes, même de celle qui est réputée à bon droit son chef-d’œuvre. Le langage de M. Étienne, quand il parle en vers, est facile, coulant, élégant, comme on dit, mais d’une élégance qui, sauf quelques vers heureux242, devient et demeure aisément commune. Ce manque habituel de vitalité dans le style, ce néant de l’expression a beau se déguiser à la représentation sous le jeu agréable des scènes, il éclate tout entier à la lecture. Le faible ou le commun, qui se retrouve si vite au-delà de la première couche chez cet auteur spirituel, a été, en général, l’écueil de la littérature de son moment. Que d’efforts il a fallu pour s’en éloigner et remettre le navire dans d’autres eaux ! Il n’a pas suffi pour cela de faire force de rames, on a dû employer les machines et les systèmes. Doctrinaires et romantiques y ont travaillé à l’envi ; ils y ont réussi, on n’en saurait douter, mais non pas sans quelque fatigue évidemment, ni sans quelques accrocs à ce qu’on appelait l’esprit français. Je faisais plus d’une de ces réflexions, à part moi, durant ce riche discours tout semé et comme tissu de poésie, et je me demandais tout bas, par exemple, ce que penserait l’élégance un peu effacée du défunt en s’entendant louer par l’élégance si tranchée de son successeur.

La chute de l’Empire coupa court, ou à peu près, à la carrière dramatique de M. Étienne ; la Restauration le fit publiciste libéral à la Minerve et au Constitutionnel. La première formation du parti libéral serait piquante à étudier de près, et, dans ce parti naissant, nul personnage ne prêterait mieux à l’observation que lui. D’anciens amis de Fouché ou de Rovigo, des bonapartistes mécontents, en se mêlant à d’autres nuances, devinrent subitement les meneurs et, je n’hésite pas à le croire, les organes sincères d’une opinion publique qui les prit au sérieux et à laquelle ils sont restés fidèles. Mais, au début, c’était assez singulier : quand ils attaquaient le ministère Richelieu comme trop peu libéral, ceux qui connaissaient les masques avaient droit de sourire. Dans la première de ses Lettres sur Paris 243, M. Étienne s’écriait : « Il est des hommes qui voudraient garder, sous une monarchie constitutionnelle, des institutions créées pour un gouvernement absolu. Insensés, qui croient pouvoir allier la justice et l’arbitraire, le despotisme et la liberté ! Ils sont aussi déraisonnables qu’un architecte qui, voulant changer une prison en maison de plaisance, se bornerait à refaire la façade de l’édifice, et qui conserverait les cachots dans l’intérieur du bâtiment. » Ne dirait-on pas que quelques années auparavant, au plus beau temps de son crédit et de sa faveur, quand il siégeait en son cabinet du ministère, M. Étienne était dans une prison ? Ne pressons pas trop ces contrastes ; lui-même il eut le tact d’apporter du ménagement et de la forme jusque dans son opposition, et, malgré l’odieuse radiation personnelle qui aurait pu l’irriter, sa tactique bien conduite sut toujours modérer la vivacité par le sang-froid et par des habitudes de tenue. Ses Lettres sur Paris eurent un grand, un rapide succès ; ce fut son dernier feu de talent et de jeunesse ; depuis ce temps, M. Étienne vécut un peu là-dessus, et, à part les rédactions d’adresse à la Chambre dans les années qui suivirent 1830, on ne rattache plus son nom à aucun écrit bien distinct. Il rédigeait le Constitutionnel, et se laissa vivre de ce train d’improvisation facile et de paresse occupée qui semble avoir été le fond de ses goûts et de sa nature. Dans son insouciance d’homme qui savait la vie et qui n’aspirait pas à la gloire, il n’a pas même pris le soin de recueillir ses Œuvres éparses et de dire : Me voilà, à ceux qui viendront après244. Cet avenir, tel qu’il le jugeait, devait d’ailleurs avoir pour lui peu de charmes. M. Molé a relevé chez M. de Vigny un mot qui semblerait indiquer, de la part de M. Étienne, une sorte de concession faite en dernier lieu aux idées littéraires nouvelles. M. Étienne n’en fit aucune, en effet, ni aux idées, ni aux individus ; si quelque chose même put troubler la philosophie de son humeur, ce fut l’approche et l’avènement de certains noms qui ne lui agréaient en rien ; l’antipathie qu’il avait pour eux serait allée jusqu’à l’animosité, s’il avait pu prendre sur lui de haïr. On lui rend aujourd’hui plus de justice qu’il n’en rendait : il eut des talents divers dont la réunion n’est jamais commune ; jeune, il contribua pour sa bonne part aux gracieux plaisirs de son temps ; plus tard, s’armant d’une plume habile en prose, il fut utile à une cause sensée, et il reste après tout l’homme le plus distingué de son groupe littéraire et politique.

En esquissant sous ces traits l’idée que je me fais de M. Étienne, j’ai assez indiqué les points sur lesquels je me sépare, comme critique, des appréciations de M. de Vigny. Je sais tout ce que permet ou ce qu’exige le genre du discours académique, même avec la sorte de liberté honnête qu’il comporte aujourd’hui : aussi n’est-ce point d’avoir trop loué son prédécesseur que je ferai ici un reproche à l’orateur-poëte ; mais je trouve qu’il l’a par endroits loué autrement que de raison, qu’il l’a loué à côté et au-dessus, pour ainsi dire, et qu’il l’a, en un mot, transfiguré. Son élévation, encore une fois, l’a trompé ; sa haute fantaisie a prêté des lueurs à un sujet tout réel ; c’est un bel inconvénient pour M. de Vigny de ne pouvoir, à aucun instant, se séparer de cette poésie dont il fut un des premiers lévites, et dont il est apparu hier aux yeux de tous comme le pontife fidèle, inaltérable. Cet inconvénient (car c’en est un) a été assez racheté, dans ce discours même, par la richesse des pensées, par le précieux du tissu et tant de magnificence en plus d’un développement.

M. le comte Molé a répondu au récipiendaire avec la même franchise que celui-ci avait mise dans l’exposé de ses doctrines. C’est un usage qui s’introduit à l’Académie, et que, dans cette mesure, nous ne saurions qu’approuver. Une contradiction polie, tempérée de marques sincères d’estime, est encore un hommage : n’est-ce pas reconnaître qu’on a en face de soi une conviction sérieuse, à laquelle on sent le besoin d’opposer la sienne ? Notre siècle n’est plus celui des fades compliments ; la vie publique aguerrit aux contradictions, elle y aguerrit même trop : qu’à l’Académie du moins l’urbanité préside, comme nous venons de le voir, à ces oppositions nécessaires, et tout sera bien. Les peaux les plus tendres (et quelles peaux plus tendres que les épidermes de poëtes !) finiront peut-être par s’y acclimater.

Il y a toujours beaucoup d’intérêt, selon moi, à voir un bon esprit, un esprit judicieux, aborder un sujet qu’on croit connaître à fond, et qui est nouveau pour lui. Sur ce sujet qui nous semble de notre ressort et de notre métier, et sur lequel, à force d’y avoir repassé, il nous est impossible désormais de retrouver notre première impression, soyez sûr que cet esprit bien fait, nourri dans d’autres habitudes, longtemps exercé dans d’autres matières, trouvera du premier coup d’œil quelque chose de neuf et d’imprévu qu’il sera utile d’entendre, surtout quand ce bon esprit, comme dans le cas présent, est à la fois un esprit très-délicat et très-fin.

Ce qu’il trouvera, ce ne sera pas sans doute ce que nous savons déjà sur la façon et sur l’artifice du livre, sur ces études de l’atelier si utiles toujours, sur ces secrets de la forme qui tiennent aussi à la pensée : il est bien possible qu’il glisse sur ces choses, et il est probable qu’il en laissera de côté plusieurs ; mais sur le fond même, sur l’effet de l’ensemble, sur le rapport essentiel entre l’art et la vérité, sur le point de jonction de la poésie et de l’histoire, de l’imagination et du bon sens, c’est là qu’il y a profit de l’entendre, de saisir son impression directe, son sentiment non absorbé par les détails et non corrompu par les charmes de l’exécution ; et s’il s’agit en particulier de personnages historiques célèbres, de grands ministres ou de grands monarques que le poëte a voulu peindre, et si le bon esprit judicieux et fin dont nous parlons a vu de près quelques-uns de ces personnages mêmes, s’il a vécu dans leur familiarité, s’il sait par sa propre expérience ce que c’est que l’homme d’État véritable et quelles qualités au fond sont nécessaires à ce rôle que dans l’antiquité les Platon et les Homère n’avaient garde de dénigrer, ne pourra-t-il point en quelques paroles simples et saines redonner le ton, remettre dans le vrai, dissiper la fantasmagorie et le rêve, beaucoup plus aisément et avec plus d’autorité que ne le pourraient de purs gens de lettres entre eux ?

Et c’est pourquoi je voudrais que les éminents poëtes, sans cesser de l’être, tissent plus de frais que je ne leur en vois faire parfois pour mériter le suffrage de ce que j’appelle les bons esprits. Trop souvent, je le sais, la poésie dans sa forme directe, et à l’état de vers, trouve peu d’accès et a peu de chances favorables auprès d’hommes mûrs, occupés d’affaires et partis de points de vue différents. Aussi n’est-ce point de la sorte que je l’entends : gardons nos vers, gardons-les pour le public, laissons-leur faire leur chemin d’eux-mêmes ; qu’ils aillent, s’il se peut, à la jeunesse ; qu’ils tâchent quelque temps encore de paraître jeunes à l’oreille et au cœur de ces générations rapides que chaque jour amène et qui nous ont déjà remplacés. Mais sur les autres sujets un peu mixtes et par les autres œuvres qui atteignent les bons esprits dont je parle, dans ces matières qui sont communes à tous ceux qui pensent, et où ces hommes de sens et de goût sont les excellents juges, prouvons-leur aussi que, tout poëtes que nous sommes, nous voyons juste et nous pensons vrai : c’est la meilleure manière, ce me semble, de faire honneur auprès d’eux à la poésie, et de lui concilier des respects ; c’est une manière indirecte et plus sûre que de rester poëtes jusqu’au bout des dents, et de venir à toute extrémité soutenir que nos vers sont fort bons . Ainsi l’homme d’imagination plaidera sa cause sans déployer ses cahiers, et il évitera le reproche le plus sensible à tout ami de l’idéal, celui d’être taxé de rêve et de chimère.

Mais je m’éloigne, et le discours de M. Molé, où rien n’est hors d’œuvre, me rappelle à cette séance de tout à l’heure, qui avait commencé par être des plus belles et qui a fini par être des plus intéressantes. On définirait bien ce discours en disant qu’il n’a été qu’un enchaînement de convenances et une suite d’à-propos. Les applaudissements du public l’ont assez prouvé. Le directeur de l’Académie a laissé tomber au début quelques paroles de douleur et de respect sur la tombe de M. Royer-Collard, « sur cette tombe qui semble avoir voulu se dérober à nos hommages » ; puis il est entré dans son sujet. M. Étienne nous a été montré dès l’abord tel qu’on le connaissait, un peu embelli peut-être dans sa personne, selon les lois de la perspective oratoire, mais justement classé à titre d’esprit comme un élève de Voltaire. Puis sont venues les rectifications : M. Molé les a faites avec netteté, avec vigueur, et d’un ton où la conviction était appuyée par l’estime. Non, l’excès même du despotisme impérial n’amena point cette fuite panique des familles françaises dont avait parlé le poëte à propos de l’Intrigante ; non, les familles nobles ne redoutaient point tant alors le contact avec le régime impérial, et trop souvent on les vit solliciter et ambitionner de servir celui qu’elles haïssaient déjà. M. Molé n’a point dit tout, il s’est borné à remettre dans le vrai jour. Ce n’est point, en effet, par des traits isolés et poussés à l’extrême que se peignent des époques tout entières ; il faut de l’espace, des nuances, et considérer tous les aspects. Peu s’en était fallu que, dans le discours du récipiendaire, M. Étienne, à propos toujours de cette Intrigante si singulièrement agrandie, ne fût présenté comme un héros et un martyr d’indépendance, comme un frondeur de l’Empire, comme un audacieux qui exposait ses places : M. Molé a fait remarquer qu’heureusement, d’après M. de Vigny lui-même, il n’en perdit aucune , et que lorsqu’on 1814 il refusa de livrer sa pièce à ceux qui voulaient s’en faire une arme contre le prisonnier de l’île d’Elbe, il crut rester fidèle et non pas se montrer généreux.

C’est qu’en effet il est de ces choses qu’on ne peut entendre sans laisser échapper un mot de rappel : elles sont comme une fausse note pour une oreille juste. Oh ! quand on a la voix belle, pourquoi ne pas chanter juste toujours ?

Arrivant à l’éloge même du récipiendaire, et en se plaisant à reconnaître tout l’éclat de ses succès, le directeur a cru devoir excuser ou du moins expliquer les retards que l’Académie mettait dans certains choix, et l’espèce de quarantaine que paraissaient subir au seuil certaines renommées. M. de Vigny avait provoqué cette sorte d’explication, en indiquant expressément lui-même (je ne veux pas dire en accusant) la lenteur qui ne permettait à l’Académie de se recruter parmi les générations nouvelles qu’à de longs intervalles . Et ici il me semble qu’il n’a pas rendu entière justice à l’Académie. Depuis, en effet, que l’ancienne barrière a été forcée par l’entrée décisive de M. Victor Hugo, je ne vois pas que le groupe des écrivains plus ou moins novateurs ait tant à se plaindre ; et, pour ne citer que les derniers élus, qu’est-ce donc que M. de Rémusat, M. Vitet, M. Mérimée, sinon des représentants eux-mêmes, et des plus distingués, de ces générations auxquelles M. de Vigny ne les croit point étrangers sans doute ? Ce n’est donc plus à de grands intervalles, mais en quelque sorte coup sur coup, que l’Académie leur a ouvert ses rangs. Elle est tout à fait hors de cause, et on n’en saurait faire qu’une question de préséance entre eux.

Une omission éclatante s’offrait au milieu du tableau que M. de Vigny venait de tracer de notre régénération littéraire, il avait négligé M. de Chateaubriand ; M. Molé s’en est emparé avec bonheur, avec l’accent d’une vieille amitié et de la justice ; il a ainsi renoué la chaîne dont le nouvel élu n’avait su voir que les derniers anneaux d’or.

Il y a longtemps qu’on ne parle plus du cardinal de Richelieu à l’Académie, lui que pendant plus d’un siècle on célébrait régulièrement dans chaque discours : cette fois la rentrée du cardinal a été imprévue, elle a été piquante ; Cinq-Mars en fournissait l’occasion et presque le devoir. M. Molé n’y a pas manqué ; le ton s’est élevé avec le sujet ; la grandeur méconnue du cardinal était vengée en ce moment non plus par l’académicien, mais par l’homme d’État.

Je ne veux pas épuiser l’énumération : le morceau sur l’Empereur à propos de la Canne de jonc, le morceau sur la Terreur à propos des descriptions de Stello, ont été vivement applaudis. L’éloge donné en passant à l’Histoire du Consulat de M. Thiers a paru une délicate et noble justice. En un mot, le tact de M. Molé a su, dans cette demi-heure si bien remplie, toucher tous les points de justesse et de convenance : son discours répondait au sentiment universel de l’auditoire, qui le lui a bien rendu.

En parlant avec élévation et chaleur du sentiment de l’admiration, de cette source de toute vie et de toute grandeur morale, M. Molé s’est appuyé d’une phrase que M. de Vigny a mise dans la bouche du capitaine Renaud, pour conclure, trop absolument, je le crois, que l’auteur était en garde contre ce sentiment et qu’il s’y était volontairement fermé. M. de Vigny, tel que nous avons l’honneur de le connaître, nous paraît une nature très-capable d’admiration, comme toutes les natures élevées, comme les natures véritablement poétiques. Seulement, de très-bonne heure, il paraît avoir fait entre les hommes la distinction qu’il a posée au commencement de son discours : il a mis d’une part les nobles songeurs, les penseurs, comme il dit, c’est-à-dire surtout les artistes et les poëtes, et d’autre part il a vu en masse les hommes d’action, ceux qu’il appelle les improvisateurs, parmi lesquels il range les plus grands des politiques et des chefs de nations. Or, son admiration très-réelle, mais très-choisie, il la réserve presque exclusivement pour les plus glorieux du premier groupe, et il laisse volontiers au vulgaire l’admiration qui se prend aux personnages du second. Il est même allé jusqu’à penser qu’il y avait une lutte établie et comme perpétuelle entre les deux races ; que celle des penseurs ou poëtes, qui avait pour elle l’avenir, était opprimée dans le présent, et qu’il n’y avait de refuge assuré que dans le culte persévérant et le commerce solitaire de l’idéal. Longtemps il s’est donc tenu à part sur sa colline, et, comme je le lui disais un jour, il est rentré avant midi dans sa tour d’ivoire. Il en est sorti toutefois, il s’est mêlé depuis aux émotions contemporaines par son drame touchant de Chatterton et par ses ouvrages de prose, dans lesquels il n’a cessé de représenter, sous une forme ou sous une autre, cette pensée dont il était rempli, l’idée trop fixe du désaccord et de la lutte entre l’artiste et la société. Ce sentiment délicat et amer, rendu avec une subtilité vive, et multiplié dans des tableaux attachants, lui a valu des admirateurs individuels très-empressés, très-sincères, parmi cette foule de jeunes talents plus ou moins blessés dont il épousait la cause et dont il caressait la souffrance. Il a excité des transports, il a eu de la gloire, bien que cette gloire elle-même ait gardé du mystère. Une veine d’ironie pourtant, qui, au premier coup d’œil, peut sembler le contraire de l’admiration, s’est glissée dans tout ce talent pur, et serait capable d’en faire méconnaître la qualité poétique bien rare à qui ne l’a pas vu dans sa forme primitive : Moïse, Dolorida, Éloa, resteront de nobles fragments de l’art moderne, de blanches colonnes d’un temple qui n’a pas été bâti, et que, dans son incomplet même, nous saluerons toujours.

Mais, quels que soient les regrets, pourquoi demeurer immobile ? Pourquoi sans cesse revenir tourner dans le même cercle, y confiner sa pensée avec complaisance, et se reprendre, après plus de quinze ans, à des programmes épuisés ? M. Molé, parlant au nom de l’Académie, a donné un bel exemple : « Le moment n’est-il pas venu, s’est-il écrié en finissant, de mettre un terme à ces disputes ? À quoi serviraient-elles désormais ?… Je voudrais, je l’avouerai, voir adopter le programme du classique, moins les entraves ; du romantique, moins le factice, l’affectation et l’enflure. » Voilà le mot du bon sens. Le jour où le directeur de l’Académie, homme classique lui-même, proclame une telle solution, n’en faut-il pas conclure que le procès est vidé et que la cause est entendue ? Dans toute cette fin de son discours, M. Molé s’est livré à des réflexions pleines de justesse et d’application : ce n’était plus un simple et noble amateur des lettres qui excelle à y toucher en passant, il en parlait avec autorité, avec conscience et plénitude. On avait plaisir, en l’écoutant, à retrouver le vieil ami de Chateaubriand et de Fontanes, celui à qui M. Joubert adressait ces lettres si fructueuses et si intimes, un esprit poli et sensé qui, dans sa tendre jeunesse, parut grave avant d’entrer aux affaires, et qui toujours se retrouve gracieux et délicat en en sortant.