(1870) Causeries du lundi. Tome X (3e éd.) « Sylvain Bailly. — II. (Fin.) » pp. 361-379
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(1870) Causeries du lundi. Tome X (3e éd.) « Sylvain Bailly. — II. (Fin.) » pp. 361-379

II. (Fin.)

Il ne faudrait pas trop presser les idées de Bailly sur son peuple primitif qui savait tant de choses. Il aime encore mieux le chercher que l’avoir trouvé ; il a besoin, pour le mieux doter, que ce peuple perdu soit tout à fait reculé et comme enseveli dans les profondeurs historiques antérieures au déluge : « Les Gaulois ne sont pas assez inconnus, dit-il quelque part, pour qu’on puisse leur accorder un savoir illimité. » Il a l’air, par moments, de vouloir donner à ce peuple anonyme le nom à demi fabuleux d’Atlantes ; puis, sur le point de se prononcer, il hésite, et il se décide plutôt à faire des Atlantes les conquérants qui auront détruit son peuple chéri. Arrivé à ce terme de la discussion, il s’exécute, et convient à peu près qu’il n’a voulu faire qu’un agréable et assez instructif roman :

Je me vois, monsieur, dit-il agréablement à Voltaire qui est censé toujours vivant, je me vois réduit à l’embarras des auteurs de romans qui, après avoir conduit leur prince ou leur héros jusqu’au dernier volume, ne savent plus comment s’en défaire, et finissent par le faire assassiner. Vous voyez qu’après avoir placé mon peuple antérieur sur le second plateau (de l’Asie) et sous les remparts de Gog et de Magog, il faut bien que je m’en défasse, puisqu’il a cessé d’exister. C’est pour cela que j’amène les Atlantes qui, sous la conduite de Bacchus ou d’Osiris, forcent le passage par leur multitude, détruisent en un moment un grand empire et l’ouvrage des sciences.

C’est ainsi que Bailly, près de finir, soufflait en souriant sur sa création.

Satisfait d’avoir fait preuve de savoir et d’esprit dans ce tournoi tout littéraire, et d’avoir obtenu un grand succès auprès des mondains, Bailly paraît avoir tenu médiocrement, dans la suite, à son opinion scientifique ; et lorsqu’il publia en 1787 le Traité de l’astronomie indienne et orientale, comme supplément à sa précédente Histoire, il se trouva que son peuple primitif y figurait très peu, et qu’il ne se distinguait plus guère des Indiens, des ancêtres et auteurs de ceux d’aujourd’hui.

Bailly n’appartenait pas au parti philosophique, en tant que celui-ci était organisé et poursuivait un plan d’attaque ou un but de conquête. À la mort de l’abbé de La Caille, il s’attacha à d’Alembert avec confiance, non comme à un chef, mais comme à un grand géomètre et à un protecteur naturel. D’Alembert le lança dans la carrière des éloges, et lui montra en perspective la place de secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences qui devait être prochainement vacante, en lui promettant de l’y pousser ; mais dès qu’il eut Condorcet sous la main, il se détacha de Bailly et le sacrifia sans scrupule : ce n’était pas l’homme qu’il fallait à l’œuvre habile, agressive et plus ou moins couverte, que d’Alembert avait en vue. Bailly n’était qu’un déiste optimiste et bienveillant, qui se plaisait volontiers à croire à l’excellence et à la divinité de l’intelligence humaine. D’Alembert même, dès qu’il fut en tort et en faute avec Bailly, ne tarda pas à reporter sur lui une partie de l’aversion et de l’animosité qu’il nourrissait contre Buffon. Interrogé par Voltaire en 1776 sur la valeur de l’opinion énoncée au tome Ier de l’Histoire de l’astronomie, il répondait : « Le rêve de Bailly sur ce peuple ancien qui nous a tout appris, excepté son nom et son existence, me paraît un des plus creux qu’on ait jamais eus ; mais cela est bon à faire des phrases, comme d’autres idées creuses que nous connaissons et qui font dire qu’on est sublime. » D’Alembert aigre, exact et sec, détestait Buffon et n’épargnait point Bailly qu’il considérait alors comme un satellite du grand naturaliste pour les systèmes. On conçoit d’ailleurs ces dissidences naturelles et cette sorte d’antipathie instinctive entre une école scientifique tout analytique et précise, et une autre qui ne se refusait ni l’éclat ni les couleurs ; mais d’Alembert se laissait emporter à ses préventions personnelles lorsqu’il disait à propos des systèmes de Bailly et de Buffon qu’il associait dans sa pensée : « Supplément de génie que toutes ces pauvretés ; vains et ridicules efforts de quelques charlatans qui, ne pouvant ajouter à la masse des connaissances une seule idée lumineuse et vraie, croient l’enrichir de leurs idées creuses… » Dans la familiarité de la correspondance et lorsqu’il n’est point retenu par le public, d’Alembert s’abandonne souvent ainsi à des injustices presque injurieuses, dites d’un style assez commun.

Bailly était certes le moins charlatan des hommes, mais c’était le plus littéraire des savants. Il désirait vivement être de l’Académie française : membre de l’Académie des sciences depuis 1763, c’est-à-dire dès l’âge de vingt-sept ans, il ne dédaigna pas de concourir pour les prix d’éloquence de l’autre académie, et il se présenta jusqu’à trois fois comme candidat à un fauteuil sans se décourager du refus. D’Alembert passe pour lui avoir été aussi opposé dans ses candidatures que Buffon lui était hautement favorable. D’Alembert mort, Bailly fut nommé pour remplacer M. de Tressan (1783). Buffon se croyait des droits sur lui, et, à la première élection, il demanda à Bailly sa voix pour l’abbé Maury, depuis longtemps célèbre par ses Panégyriques. Mais Bailly avait sa prédilection ; il tenait pour Sedaine, l’auteur d’opéras-comiques, qui écrivait comme un maçon, mais qui composait comme un architecte. Il croyait juste de le préférer alors à l’abbé Maury. Il refusa donc Buffon, et celui-ci, étonné, lui dit : « Eh bien, monsieur, nous ne nous verrons plus. » Chose singulière ! cette alliance qu’avaient scellée l’Histoire de l’astronomie ancienne, l’adoption du feu central, la communauté d’hypothèse d’un peuple primitif antédiluvien et l’âge d’or des Atlantes, cette alliance solennelle contractée devant de si grands dieux et pour de si graves sujets, se rompit par le trop d’attache de Bailly pour Sedaine, et qu’on dise après cela qu’il n’était pas littérateur jusqu’au point de tenir envers et contre tous pour la littérature même légère !

Dans les années qui précédèrent la Révolution, la réputation de Bailly auprès des gens du monde s’entretint et s’accrut par ses rapports très bien faits et très lus sur le magnétisme animal (1784), sur l’Hôtel-Dieu (1786). Dans le rapport sur le magnétisme animal ou mesmérisme, parlant au nom d’une commission dont faisaient partie Franklin, Lavoisier, et de savants médecins de la faculté de Paris, Bailly montra toute la sagesse et la mesure de son excellent esprit, et prouva que, dès qu’il s’agissait d’un grand intérêt actuel et pratique, les hypothèses ne prenaient plus sur son imagination. Il ne nie point certains faits singuliers ; il ne se charge point de les expliquer ; mais il repousse et réfute l’explication prématurée et intéressée que rien ne justifiait aux yeux de la saine physique. Dans son rapport sur l’Hôtel-Dieu et sur la réforme à opérer dans les hôpitaux, il servait avec un soin et dans un détail touchants un besoin philanthropique qui était celui du temps et le sien. La reine n’avait pu lire sans être émue ce rapport, où l’on voyait le tableau circonstancié des misères humaines au sein de la capitale, ces hideux inconvénients des lits à deux, à quatre et à six malades. Madame, épouse du comte de Provence, désira s’attacher l’éloquent et sensible auteur par le titre de secrétaire de son cabinet. Pensionné de la Cour, honoré par les académies, consulté par les ministres sur les objets d’intérêt public, il ne manquait rien à Bailly de ce qui pouvait, satisfaire l’ambition la plus légitime et la plus étendue d’un savant homme de bien, lorsque la Révolution de 89 éclata. Il avait depuis peu (novembre 1787) assuré son bonheur domestique en épousant une femme qui avait eu autrefois une grande beauté, qui en gardait quelque chose, veuve, ayant déjà passé les belles années de la jeunesse, mais qui avait été l’amie intime de sa mère : il la voyait telle encore qu’il l’avait vue au premier jour.

C’est ici que l’âge d’or va cesser, mais pas tout de suite cependant. Bailly ne paraît pas s’être préoccupé longtemps à l’avance de cette Révolution dont il devait accueillir et servir avec une fermeté simple les débuts et les principes, et où il remplit si longtemps avec droiture le rôle d’Ariste ou d’Aristide :

Le vendredi 29 décembre 1786, dit-il en ses mémoires, je dînai chez M. le maréchal de Beauvau : cc fut le premier instant où la nouvelle d’une Assemblée des notables me parvint. J’en fus frappé ; je prévis un grand événement, un grand changement dans l’état des choses, et même dans la forme du gouvernement. Je ne prévis point la Révolution telle qu’elle a été, et je crois que nul homme n’a pu la prévoir…

Il était loin de soupçonner surtout qu’il y jouerait un grand rôle et de le désirer. Les États généraux étant convoqués, il raconte que, le 21 avril 1789, se rendant de sa maison de Chaillot au district des Feuillants pour y nommer des électeurs, il eut, par un jeune homme qu’il rencontra et dont il ne savait pas le nom, le premier avis qu’il y serait nommé l’un des électeurs, lui-même :

Je le remerciai de cette opinion et n’y comptai pas plus. Je raconte ces bagatelles, remarque-t-il, parce qu’elles servent à prouver que les circonstances m’ont porté où j’ai été élevé, et que je n’y ai contribué en rien. Nul homme à Paris ne peut dire que je lui aie demandé ou fait demander son suffrage, pas même que j’aie témoigné aucun désir des places où je suis parvenu. Je suis un exemple bien sûr qu’on peut parvenir à tout et aux premiers honneurs sans intrigue. Ceci doit être dit pour la consolation des honnêtes gens et pour l’encouragement de la jeunesse à suivre le droit chemin.

Honnête homme qui, au moment où il rédigeait ses Mémoires, le lendemain et à la veille des catastrophes funestes, croyait sa carrière publique close et couronnée, et qui proposait son exemple comme un encouragement à bien faire et comme un monument mémorable de la récompense publique !

Nommé le premier électeur de son district, il se transporta à l’Hôtel de Ville, puis à l’Archevêché, où les électeurs de tous les districts devaient se réunir pour nommer les députés de Paris. Et ici commence pour Bailly un nouvel âge d’or qui sera court, mais que son honorable candeur prolongera le plus qu’elle pourra : c’est l’âge d’or de la Révolution de 89 avant les crimes, avant les excès, et tant que la concorde s’annonce comme possible. Dès les premières séances, Bailly, qui se croyait peu connu dans cette assemblée des électeurs du tiers état, y est nommé secrétaire. L’abbé de Montesquiou, étant venu faire part d’un arrêté au nom de l’ordre du clergé, prononce un discours et loue le secrétaire de l’Assemblée, c’est-à-dire Bailly, comme l’ami des pauvres et l’écrivain des hôpitaux :

J’ai promis, s’écrie Bailly, que mon âme serait ici toute nue, et en conséquence je dirai que cette justice qui me fut rendue inopinément au milieu de mes collègues, dans une si digne assemblée et par un autre ordre que le mien, me causa une vive et sensible émotion. Mon témoignage sera sans doute suspect, mais l’abbé de Montesquiou me parut sous la figure d’un ange descendu du ciel pour disposer les esprits à l’union, pour prêcher l’humanité sur la terre…

Quelques mois plus tard, et le lendemain du 14 Juillet, quand les mêmes électeurs de Paris vont recevoir une députation de l’Assemblée nationale dont était Bailly, M. Duveyrier portant la parole pour les électeurs se félicitait également en leur nom de recevoir les anges de paix que l’Assemblée leur envoyait. C’était le langage du temps, et c’est parce qu’on croyait trop alors à ces anges répandus partout sur la terre qu’il y a eu tant de crimes possibles tout à côté. N’imaginons jamais que les hommes sont trop bons, de peur d’avoir ensuite à les trouver trop mauvais.

Au reste, il aurait fallu à Bailly un fonds d’humeur bien morose et un grain de misanthropie bien prononcée pour ne pas voir tout en beau en ces premiers mois où tout lui souriait, et où la publique estime lui apportait à chaque mouvement de l’opinion une surprise flatteuse et une récompense. Tout le monde lui disait déjà qu’il serait député ; Mme Bailly, avec la prévoyance que donne aux femmes leur tendresse, craignait de grands démêlés dans un avenir prochain, et désirait qu’il n’y fût point engagé :

Je ne croyais point aux dangers, dit Bailly, mais j’aimais assez mon repos et ma médiocrité. Je me croyais peu nécessaire aux États généraux ; sans facilité pour parler et timide à l’excès, il était facile de trouver dans un autre et le même zèle et la même droiture, et plus de talents.

Tout en ne se donnant aucun mouvement pour être nommé Bailly n’était point fâché qu’on lui fît violence. On avait parlé d’exclure de la nomination ceux qui tenaient des pensions du gouvernement ; il se crut obligé de déclarer à l’Assemblée qu’il tenait, des grâces et des pensions du gouvernement, la plus grande partie de sa fortune :

Je ne crois pas que l’on pense à moi pour la députation, disait-il, mais je dois cet éclaircissement, qui m’en éloigne à jamais ; je crois même devoir prévenir mes collègues que dans le cas où, malgré cette motion et les motifs d’exclusion qu’elle établit, on me ferait l’honneur de me nommer, je me ferais un devoir de refuser.

Le résultat de ce discours, dans la veine de générosité et d’entraînement où l’on était alors, fut de le faire nommer député de Paris, et le premier de tous. Il échappa même à un député de la noblesse de dire, en apprenant que Bailly allait être nommé : « Je le crois bien ! si la chose était possible, M. Bailly serait député des trois ordres comme il est des trois académies. » Cette assemblée des électeurs du Tiers, d’après le récit de Bailly, était comme une assemblée de famille. Une altercation assez vive cependant s’étant élevée à l’occasion de l’éligibilité de l’abbé Sieyès, qui était de l’ordre du clergé, et que les Communes voulaient élire, le président Camus, apostrophé personnellement, se retira avec mauvaise humeur ; la désunion allait s’introduire : la cause ou le prétexte venait d’une lacune du procès-verbal dont Bailly était l’auteur involontaire ; il s’empressa d’intervenir avec chaleur et pathétique, en prenant sur lui la faute : « Il n’y avait dans tout cela, dit-il, que vivacité mutuelle, l’esprit de tous était au fond excellent. On avait pour moi de l’affection et des bontés touchantes ; ma douleur intéressa, et je réussis à ramener le calme. » Aussi, lorsque le lundi 25 mai, après un mois de séance et de secrétariat à l’Archevêché, Bailly se rendit dans la salle des États généraux à Versailles avec les autres députés de Paris, il sentit qu’il changeait de milieu et comme de climat :

J’entrai dans cette salle avec un sentiment de respect et de vénération pour cette nation que je voyais réunie et assemblée pour la première fois ; j’éprouvai peut-être un sentiment de peine de m’y sentir étranger et inconnu. J’en quittais une où j’avais été toujours en vue et toujours caressé : j’étais là comme un fils de famille sortant de la maison paternelle où il était chéri, soigné, et qui entre dans le grand monde, où l’on ne prend pas garde à lui. Je lui dis avec candeur mes faiblesses, car celui à qui je les découvre a les siennes.

Cette candeur est agréable et dispose à la faveur, mais l’aveu subsiste.

Il me semble que le caractère de Bailly se dessine ici sous sa propre plume : hâtons-nous d’ajouter que cet homme si sensible, si touché, si peu au fait, ce semble, des mille circonstances compliquées et confuses de la société de son époque, et qui manque certainement de génie et de coup d’œil politique, ne manquera nullement de fermeté et de force de résistance dès que le devoir et la conscience lui parleront. Il est et sera inébranlable sur certains principes d’égalité et de bon sens équitable, qui sont et resteront vrais à travers toutes les fluctuations successives, principes conquis une fois pour toutes et sur lesquels repose désormais l’ordre moderne ; il ne se trompe pas en appréciant ces premiers et grands actes du tiers état auxquels il eut l’honneur de participer, de présider : « Voilà ce qu’elles ont fait seules, dit-il des Communes par opposition aux deux autres ordres privilégiés et résistants ; voilà ce qui fut la base de la Constitution française. Tout est sorti de là. » Tout cela est vrai encore. Honneur donc à l’honnête homme, au doyen vertueux de ces Communes, l’un de nos pères ! Il y a plus, Bailly, président d’assemblée, ou administrateur et maire, trouve selon les circonstances une force d’action inaccoutumée et dont il s’étonne lui-même : « Au reste, je suis toujours fort quand il y a une loi », nous dit-il. Mais cela n’empêche pas (et cette contradiction même ajoute à son mérite) qu’il n’y ait en lui une veine patriarcale ou pastorale bien prononcée, qui revient sans cesse au milieu de ses sentiments publics, et qui lui faisait dire un jour, avant sa gloire, parlant à un ami :

Au lieu de bruire avec fracas comme un torrent éphémère, je voudrais, si jamais je parviens à être connu, que ma réputation ressemblât au ruisseau paisible, toujours clair, toujours pur, ombragé de rameaux qu’il féconde : souvent utile, toujours riant, il est le charme et les délices des campagnes qu’il arrose… Ensuite il se perd…

Voilà le coin d’idylle chez Bailly.

Il ne lui était pas donné de se perdre à volonté ni de se faire oublier ; il était à peine entré à l’assemblée des États généraux, que, dans l’embarras de nommer un doyen ou président, on l’élut au moment où il y songeait le moins :

On n’imaginera pas facilement, dit-il, à quel point je fus affligé et atterré de cette nouvelle. Je balbutiai pour m’excuser quelques raisons que l’on n’écouta pas, et il s’en faut bien que j’aie opposé une résistance proportionnée à mes motifs de répugnance. Je me rappelais la manière dont M. Target avait présidé le tiers état de Paris (c’est-à-dire la réunion des électeurs) ; je me regardais comme incapable de m’en acquitter avec la même distinction. Je considérais que j’avais joui jusqu’alors d’une réputation littéraire qui m’avait coûté des années à acquérir, et que, placé dans un jour et dans un éclat que je n’avais point cherché, j’allais la perdre en un moment. Je ne dis rien de trop en assurant que ce choix honorable me causa une profonde douleur.

Cependant d’autres motifs de céder et de se laisser faire se présentaient à lui, et sous la forme du devoir : c’est elle que prend volontiers l’amour-propre auprès de ces âmes modérées et scrupuleuses. Il se dit que l’honneur de présider le tiers état du royaume était jadis un privilège des députés de Paris ; que, s’il décline cette charge, il peut priver la ville qui l’a nommé d’un avantage auquel elle a des droits. Enfin, il se laisse conduire au fauteuil, et prend la présidence, sous le nom de doyen.

Cette présidence d’un mois fut mémorable, et coïncide avec les premières et grandes démarches du tiers état, qui conquirent et constituèrent véritablement la souveraineté nationale. Bailly, grave, circonspect, mesuré, mais droit et inflexible, se trouve naturellement à la hauteur de ses résolutions décisives. Il est curieux, en lisant ses mémoires ou plutôt son journal si véridique, de le voir marcher d’un courage égal et tranquille dans cette voie extraordinaire et hardie, et le cédant à peine de quelques pas en lenteur à Sieyès et à Mirabeau. Il y mêle dans son récit de ces effusions de sensibilité dont il n’est jamais avare, et qui répandent sur ces scènes grandioses je ne sais quelle teinte encore amollie. L’office de président était rude comme il l’a été depuis ; il y avait de longs quarts d’heure de trouble et de tumulte : l’Assemblée n’avait pas encore d’huissiers à ses ordres, et le président en était réduit à sa sonnette :

Dans un moment, raconte Bailly, où je n’étais pas entendu, désespéré de ne pouvoir ramener l’ordre et le silence, je m’échappai à dire : « Messieurs, vous me tuerez ! » Ce mot opéra sur-le-champ un profond silence, et fut suivi de preuves universelles de bonté. Nous vivions alors dans l’union et dans les sentiments les plus fraternels.

Comme il est écrit qu’avec Bailly on ne sortira des âges d’or qu’à la dernière extrémité, on rencontre ici le moins prévu assurément de tous ces âges fortunés en temps de révolution, celui dans lequel il se donne comme le plus heureux des présidents d’assemblée. Lorsque, après bien des retards, des difficultés et des périls, la réunion des ordres est opérée tant bien que mal le samedi 27 juin, Bailly en profite pour accorder à lui et à ses collègues quelques jours de congé et de fête ; il part aussitôt, il court pour se reposer quelques instants à sa maison de Chaillot, où il n’était pas allé depuis qu’il était président à l’Assembléel :

Je partis sur-le-champ pour Chaillot, et j’emportai cette joie (de la réunion des trois ordres) que je voulus répandre tout le long de mon chemin. J’apprenais la nouvelle de la réunion à tous ceux à qui je pouvais parler, et je me rappelle qu’ayant arrêté à Sèvres, où je vis quelques-uns des soldats qui y étaient de poste et au nombre de ces troupes que l’Assemblée voulait repousser au loin, je leur criai la nouvelle de ma voiture : ces soldats étaient des Suisses, et j’aperçus qu’ils ne comprenaient rien à ce que je leur disais.

Joie naïve d’un président d’ailleurs digne et énergique ! Arrivé à Chaillot, où il passait les étés depuis trente ans, Bailly s’y voit l’objet d’une ovation, ou plutôt d’une fête patriarcale et champêtre, « fête sans faste, dont la décente gaieté et les fleurs firent tous les frais », et qu’on lui donne chez lui, dans les différentes pièces de sa maison et de son jardin :

Je ne dis rien de trop en disant que je fus embarrassé par cette foule presque entière, qui se pressait autour de moi avec les plus vives expressions de l’amour et de l’estime, une joie pure et douce, une paix qui annonçait l’innocence : cette fête était vraiment patriarcale ; elle m’a donné les plus délicieuses émotions, et m’a laissé le plus doux souvenir.

Telle était l’âme de Bailly dès qu’elle retrouvait un moment de calme et de repos. Mais combien il est vrai qu’il connaissait peu les hommes et qu’il n’avait pas le talent de démêler, de saisir avec rapidité ceux qui cachaient des trames et des arrière-pensées suspectes ! Le lendemain même de cette fête rurale, craignant d’après un avis reçu de Versailles d’avoir à soutenir une lutte au sujet de la présidence de l’Assemblée avec les présidents ou doyens particuliers des deux autres ordres, et résolu de ne rien céder des droits du tiers état, c’est-à-dire de la nation qui, en définitive, les absorbait tous, il cherche quelqu’un à consulter pour se fortifier dans ses résolutions : et tous les députés étant dispersés, il ne voit rien de mieux que d’aller faire part de ses honnêtes pensées au duc d’Orléans, qui était alors au Roule :

J’avoue ici avec simplicité mon ignorance. Bien neuf à toute intrigue, bien peu instruit des manœuvres qui devaient incessamment éclater, je l’étais encore moins de la part qu’on lui en a attribuée : j’avais admiré, quand il passa avec la minorité de son ordre, et sa popularité qui trouvait la nation dans les Communes, et son zèle pour la chose publique qui le portait à la réunion ; je voyais alors en lui le premier de la noblesse des États, et je le jugeai le plus propre à m’éclairer et à me dire jusqu’à quel point je pouvais soutenir les droits contre les prétentions. Je fus au Roule, je le trouvai avec M. de Sillery ; je leur exposai la conduite que je me proposais de tenir ; ils m’approuvèrent en tout, et je revins content.

Il y a, dans ces vastes drames qu’on appelle révolutions, des rôles séparés et soutenus jusqu’au bout pour tous les caractères.

Il arrive à Bailly, après sa présidence d’un mois à l’Assemblée nationale, ce qui lui était déjà arrivé lors de sa nomination de député dans l’assemblée des électeurs de Paris : un nouvel et soudain honneur vient le saisir derechef, l’affliger à la fois et le combler. Il ne s’y attendait pas, il s’y exposa néanmoins et ne fit rien pour l’éviter. Après le 14 Juillet, il fut au nombre des députés qui se rendirent de Versailles à Paris. Mme Bailly, plus prudente, aurait autant aimé qu’il n’y allât point ; seulement, elle ne crut pas l’en devoir dissuader :

J’étais curieux, nous dit Bailly, du spectacle de cette ville si tourmentée et si changée en deux jours ; peut-être aussi, il faut dire toutm, qu’après une présidence qui avait été applaudie, je n’étais pas fâché de me montrer à mes concitoyens. Je ne rougis point d’un motif trop naturel pour être blâmé…

Le voilà donc partant de Versailles pour Paris (15 juillet) avec les autres députés, en grande pompe, et jouissant de ce voyage qui ne fut pour eux qu’un triomphe. Arrivés aux Tuileries, puis à l’Hôtel de Ville, les larmes, les transports de la foule redoublèrent :

On leur distribuait des cocardes nationales rouges, bleues et blanches ; on se pressait autour d’eux, on leur prenait les mains, on les embrassait. Chacun les nommait avec une voix attendrie ; et j’eus quelque part, dit Bailly, à ces témoignages de sensibilité et de reconnaissance publique. Ce triomphe était bien doux.

Il se noie un peu trop, selon son habitude, dans ces douceurs expansives qu’il a depuis si cruellement payées. Mais au moment où les députés se disposaient à sortir de la salle de l’Hôtel de Ville, une acclamation générale déclare La Fayette commandant de la milice parisienne, et, au même instant, une improvisation du même genre proclame M. Bailly prévôt des marchands, ou plutôt maire de Paris ; et le digne homme, toujours modeste, mais toujours cédant et s’abîmant en reconnaissance, ne sait qu’accepter avec sanglots :

Je ne sais pas si j’ai pleuré, dit-il, je ne sais pas ce que j’ai dit ; mais je me rappelle bien que je n’ai jamais été si étonné, si confondu, et si au-dessous de moi-même. La surprise ajoutant à ma timidité naturelle, et devant une grande assemblée, je me levai, balbutiai quelques mots qu’on n’entendit pasn, que je n’entendis pas moi-même, mais que mon trouble, plus encore que ma bouche, rendit expressifs…

La députation se rend de là à Notre-Dame ; Bailly, dans son trouble, se voit séparé du gros du cortège ; un électeur, M. Pitra, et un vainqueur de la Bastille, de grande et belle taille, Hullin, le trouvent sur l’escalier de l’Hôtel de Ville, assez en peine de s’orienter et de se conduire dans ces flots de peuple ; ils lui offrent leurs bras : cet accompagnement le désigne de plus en plus à l’attention publique : les cris de Vive Bailly ! Vive notre Maire ! redoublent ; Bailly ne peut s’empêcher de les enregistrer avec son émotion ordinaire : mais, par une espèce de pressentiment trop justifié, il ajoute :

J’arrivai à Notre-Dame dans cette espèce de triomphe, le premier dont un citoyen né dans ce qu’on appelait jadis l’obscurité, ait été honoré. Mais M. Pitra, me tenant la main, M. Hullin me soutenant l’autre bras, marchant entre quatre fusiliers, je trouvai qu’au milieu de ce triomphe je ressemblais assez à un homme que l’on conduisait en prison.

Les beaux jours de Bailly sont passés, il n’aura plus désormais que des instants ; il le reconnaît lui-même, du moment qu’il est nommé maire et premier magistrat de la capitale, « ce jour-là, mon bonheur a fini ». Son jugement sur les choses publiques en est affecté et va changer dès lors de point de vue : lui qui jusque-là considérait la Révolution comme une sorte de grand chemin uni où l’on n’avait qu’à marcher droit en se tenant, il croira, à dater de ce moment, à je ne sais quel moteur invisible et qu’il ne désigne pas ; il lui attribuera toutes les fausses nouvelles, les craintes, les défiances, ce qui corrompra et dénaturera désormais la liberté : « Pour avoir tissu et suivi ce plan abominable, il faut, disait-il, et un esprit profond et beaucoup d’argent. Quelque jour on connaîtra, on dira le génie infernal et le bailleur de fonds. » Hélas ! Bailly ne va faire désormais la part au démon caché si grande et si perverse que parce que jusque-là il n’avait pas fait au cœur humain, aux passions humaines, la part assez compliquée, assez orageuse et assez largement contradictoire. Au sortir d’un éden, il voyait tout d’un coup l’enfer.

Il y a une lecture pénible et dont j’ai voulu me donner l’amertume, c’est celle des écrits et des pamphlets qui insultent et calomnient Bailly maire de Pariso, magistrat intègre, et faisant tout ce qu’il peut, trop désarmé qu’il est, pour le bon ordre et pour le salut public. Je laisse de côté Marat, cet atroce et forcené calomniateur : mais Camille Desmoulins dans son journal (Révolutions de France et de Brabant) ne fait autre chose que travailler à détruire Bailly en le raillant sur sa livrée, sur ses meubles, en l’accusant de faste révoltant, que dis-je ? de concussion et de vol horrible, parce qu’il avait de forts appointements qu’il dépensait et au-delà. Il fait parler grossièrement de soi-disant citoyens auxquels il dicte leur langage : « Comment, leur fait-il dire69, nous pourrons enfoncer notre chapeau devant la femme du roi, et il faudra l’ôter devant le Cheval blanc ! Je ne pourrai parler du grand nez de Bailly et du faux toupet de La Fayette ! » C’est par ces effronteries cent fois répétées, et mêlées aux calomnies sérieuses, qu’en temps de trouble et de passions politiques on achemine les esprits aux ignobles vengeances, et qu’on prépare au besoin les échafauds.

Un petit écrit d’un genre bien différent m’est tombé entre les mains70 et nous ramène au Bailly bon, juste, honnête, sensible et lettré, tel que nous le connaissons. C’est un recueil de vers tiré, dit-on, à douze exemplaires, intitulé Son bouquet, et vos étrennes, hommage offert à Mme Bailly, épouse du maire de Paris, par M. Debure et M. Mérard de Saint-Just ; avec cette épigraphe : « Amicitia. Veritas ». Ces Étrennes, imprimées à la fin de 89, étaient pour janvier 1790. M. Debure, qui avait fait les frais d’impression de cet opuscule, était le libraire de Bailly, dont il avait imprimé les grands ouvrages ; Mérard de Saint-Just, un des plus féconds amateurs de la poésie légère à la fin du xviiie  siècle, avait droit de s’intituler l’ami intime de Bailly dans tous les temps. Ce petit livret amical et galant rentre tout à fait dans le goût des rondes ou des inscriptions pastorales faites pour embellir les divertissements de Chaillot. Le même Mérard de Saint-Just a tracé de Bailly, après sa mort, un Éloge historique qui ne brille point par la simplicité ni par une justesse de ton continue, mais qui est riche de détails, de souvenirs, et dans lequel tous les biographes ont largement puisé.

La mort de l’homme de bien sortirait de notre cadre et nous jetterait dans des tableaux lugubres qui demanderaient de l’étendue et d’énergiques pinceaux. Bailly, recherché et condamné pour l’acte de vigueur inutile et tardif par lequel il avait essayé, de maintenir l’autorité de la loi et le respect de la Constitution le 17 juillet 1791, paya en un jour la rançon de toute sa popularité passée et de ses émotions attendrissantes. On a essayé, dans ces dernières années, d’affaiblir l’horreur des scènes de son supplice et d’en contester quelques circonstances secondaires. Je ne sais ce qu’on pouvait y gagner, car il n’est que trop vrai que Bailly, condamné à mort par le Tribunal révolutionnaire, et conduit le 12 novembre 1793 au Champ-de-Mars, lieu désigné pour son exécution, eut à y subir des outrages inaccoutumés, et devant lesquels la mort elle-même n’est plus qu’un bienfait. On ne cessa de l’insulter, on lui cracha au visage ; des furieux s’approchèrent pour le frapper malgré les bourreaux ; on lui jetait à la face des questions cyniques. Jugeant le Champ-de-Mars un lieu trop honorable pour s’arroser de son sang, on exigea que l’échafaud fût dressé près de la rivière sur un tas d’immondices. Il y a des gens qui ont le courage de prétendre, comme s’ils y avaient assisté, que le lieu choisi près de la rivière n’était pas tout à fait aussi immonde qu’on l’a dit. Pénétré d’une pluie froide, pendant une heure et demie qui s’écoula dans cet odieux changement de préparatifs, à un misérable qui lui disait : « Bailly, tu trembles », il répondit : « C’est de froid. » Et il y a des gens qui lui disputent ce mot, dans le sens élevé où il est si naturel qu’il l’ait proféré. On dirait qu’ils ont intérêt vraiment à ce qu’il y ait un mot touchant et sublime de moins dans le monde71.

Mais ce n’est point cette dernière partie de la vie de Bailly qui nous appelle et que nous étudions : je me suis borné à donner quelque idée de son caractère, et à y faire saillir une veine littéraire et d’imagination jusqu’ici moins en vue qu’il ne convenait. Au milieu des pages fort mélangées que lui a consacrées son ami Mérard de Saint-Just, il en est une qui me paraît rendre avec réalité et sans complaisance sa figure, sa physionomie finale, et les qualités qui s’y dévoilaient peu à peu aux yeux de l’amitié :

Grand et maigre, est-il dit, le visage long, des yeux petits et un peu couverts, la vue extrêmement basse, un nez d’une longueur presque démesurée, le teint assez brun, tout cet ensemble ne lui donnait pas une figure aimable : il l’avait sérieuse ; mais son air imposant, même un peu sévère, loin d’avoir rien d’austère ni de sombre, laissait paraître assez à découvert ce fonds de joie sage et durable qui est le fruit d’une raison épurée et d’une conscience tranquille. Cette disposition ne produit pas les emportements de la folle gaieté, mais une douceur égale qui cependant peut devenir gaieté pour quelques moments ; et de tout cet ensemble se forme, se compose un air de dignité qui n’appartient qu’à la vertu et que les dignités mêmes ne donnent pas.

Tel fut Bailly ; savant ingénieux, écrivain élégant et pur, l’un des plus louables produits et des meilleurs sujets que l’Ancien Régime ait légués au nouveau ; qui n’eut rien en lui du mouvement d’initiative ni du levain révolutionnaire des Mirabeau, des Condorcet, des Chamfort, de ces novateurs plus ou moins aigris, irrités ou inspirés ; qui n’accepta dans sa droiture que ce qui lui parut juste, qui s’y tint, et qui, malgré des faiblesses de vue et des illusions de bon naturel, laisse à jamais l’idée d’un homme aussi éclairé que modéré et vertueux. Sa mort (c’est tout dire) fait autant d’honneur que de honte à l’espèce humaine.