(1866) Petite comédie de la critique littéraire, ou Molière selon trois écoles philosophiques « Deuxième partie. — L’école critique » pp. 187-250
/ 2261
(1866) Petite comédie de la critique littéraire, ou Molière selon trois écoles philosophiques « Deuxième partie. — L’école critique » pp. 187-250

Deuxième partie. — L’école critique

L’école dogmatique a parlé. Voici maintenant l’école critique et l’école historique.

Nous n’avons trouvé ni en France, ni en Allemagne, ni ailleurs, de personnages réels pour représenter parfaitement ces deux écoles275, et nous avons emprunté à Molière deux personnages fictifs, fantastiques : le Chevalier Dorante et Monsieur Lysidas.

Dans La Critique de l’École des femmes, Dorante est un homme du monde, et Lysidas un poète pédant. Au nom du sentiment libre et spontané du comique et du beau, Dorante combat et réfute la méthode dogmatique suivie en critique par Lysidas.

Nous avons supposé que ces deux champions du sentiment et du dogme n’étaient pas morts avec leurs contemporains du temps de Molière, et qu’ils avaient traversé tout le dix-huitième siècle pour venir jusqu’à nous.

Mais ils ont tellement vieilli l’un et l’autre depuis le 1er juin 1665276, qu’ils ne sont plus que l’ombre d’eux-mêmes, deux abstractions mortes, deux personnifications plutôt que deux personnes.

Dorante a lu Kant ; d’homme du monde aimable et galant qu’il était autrefois, il est devenu un peu scolastique.

Lysidas a encore bien plus changé. Du temps de Molière, il jurait par Aristote. Au dix-huitième siècle, il a brûlé l’antique idole, pour édifier de ses propres mains des Poétiques et des Esthétiques successives, auxquelles il a fini par ne plus pouvoir croire. Mais il n’est pas resté sceptique, comme le Chevalier. Il professe aujourd’hui et applique dans la critique littéraire les doctrines de l’école historique.

N. B. Dans l’Étude qu’on va lire, Dorante, soit par indolence naturelle, soit (nous inclinons à le croire) par artifice et par un peu de mauvaise foi, ignore ou fait semblant d’ignorer cette dernière évolution de Monsieur Lysidas.

Tout le monde a un Molière dans sa bibliothèque. Nous nous permettons de renvoyer notre lecteur purement et simplement à La Critique de l’École des femmes, s’il a oublié qui sont trois personnages dont Dorante doit nous entretenir : Uranie, le Marquis et Galopin.

Monsieur Lysidas. Étude nouvelle par Dorante.
Chapitre premier. — Critique du dogmatisme littéraire

Vous avez raison, Madame, de les trouver étranges, tous ces raffinements mystérieux. Car enfin, s’ils ont lieu, nous voilà réduits à ne nous plus croire ; nos propres sens seront esclaves en toutes choses ; et, jusques au manger et au boire, nous n’oserons plus trouver rien de bon, sans le congé de messieurs les experts.

La Critique de l’École des femmes, scène vii.

En quoi le dogmatisme littéraire de notre temps diffère de celui du dix-septième siècle

Depuis le jour où j’ai rencontré M. Lysidas dans le salon d’Uranie, sa critique a suivi les progrès de la philosophie moderne, et les derniers combats qu’il a livrés à Molière, en Allemagne, sont de grands et sérieux efforts de dialectique, au prix desquels son escarmouche contre L’École des femmes n’était qu’une parade.

Au dix-septième siècle, M. Lysidas soutenait que la bonté d’une comédie consiste dans sa conformité à certaines règles posées par les anciens. L’autorité était le grand principe de sa critique, et ce n’était pas seulement, comme on pourrait le croire, l’autorité d’Aristote et d’Horace, mais celle des Pères de l’Église, d’Heinsius, de Grotius, et de tous les savants de quelque renom, qui avaient pu glisser dans leurs énormes in-folios une pensée relative à la poésie. En ce temps-là, pour M. Lysidas, prouver une proposition quelconque sur l’art, c’était purement et simplement citer une autorité à l’appui ; le mot preuve n’avait pas d’autre sens dans la langue qu’il parlait au dix-septième siècle277.

Telle était alors la force du principe d’autorité, que moi-même je me croyais engagé d’honneur à soutenir contre M. Lysidas, que L’École des femmes ne péchait contre aucune des règles traditionnelles ; que, Dieu merci, je les avais lues autant qu’un autre, et que je ferais voir aisément que peut-être n’avions-nous point de pièce au théâtre plus régulière que celle-là278. Au fond, j’avais une foi médiocre dans l’infaillibilité d’Aristote, et je me souciais assez peu des règles accréditées et consacrées par son école. Mais je n’avais garde de leur rompre en visière, de peur de me mettre dans la nécessité d’opposer un dogmatisme d’un genre nouveau au dogmatisme des anciens, et la thèse que je soutenais avec Molière se bornait en définitive à ceci : la grande règle de toutes les règles est de plaire ; une pièce de théâtre qui plaît, doit être selon les règles par cela même qu’elle plaît ; car autrement, il faudrait de toute nécessité que les règles eussent été mal faites279.

Aujourd’hui, M. Lysidas a, comme moi, le plus profond respect pour l’antiquité, surtout pour son plus grand philosophe, l’auteur de cette vénérable Poétique. Mais il ne croit plus qu’Aristote fût inspire du ciel280. Aussi ses doctrines ont perdu pour lui leur autorité singulière et absolue. Non seulement il les juge, les condamne ou les justifie à la lumière de sa propre raison ; mais il écrit sur l’art sans s’inquiéter de ce que le Grec a pu dire. Si ses théories sont d’accord avec celles de ce sage, il loue hautement la sagacité extraordinaire de son perçant génie ; s’il n’est pas du même avis que cet ancien, il trouve cela tout naturel, et celui qu’il adorait comme un oracle ou comme un dieu à cause de son antiquité, c’est à cause de son antiquité qu’il l’excuse et lui pardonne ses erreurs.

Je félicite M. Lysidas d’un autre progrès fort important. Au dix-septième siècle, il parlait de règles ; aujourd’hui, il parle d’idéal. Il a très bien vu que les règles se ramènent à cette dernière notion. En effet, ou bien elles n’ont aucune convenance avec l’idéal, et alors elles sont arbitraires ; ou bien elles n’ont pas de lien nécessaire avec lui, et alors elles sont superficielles ; ou enfin, elles ont avec l’idéal lien intime et convenance parfaite, et alors elles sont impliquées dans sa notion. Mais, dans les deux premiers cas, on peut d’autant mieux se passer d’elles, qu’elles ne sont bonnes qu’à donner à la critique un esprit étroit, petit et taquin.

M. Lysidas ne prétend donc plus que la bonté d’une comédie consiste dans sa conformité aux règles posées par les anciens. Il ne prouve plus, par Aristote et par Horace, que L’École des femmes pèche contre ces règles éternelles. Il soutient à présent qu’une comédie est bonne, lorsqu’elle est conforme à l’idéal de la comédie. En conséquence, il détermine l’idéal de la comédie, et montre que Molière n’est pas comique, il détermine l’idée de la poésie, et fait voir que Molière n’est pas poète. Mais je crois que sa critique est plus ambitieuse et non moins vaine que par le passé, et qu’il fait toujours comme un homme qui voudrait vérifier si une sauce est bonne sur les préceptes du Cuisinier français, au lieu d’en faire l’essai sur son palais et sur sa langue281. L’unique différence, c’est qu’autrefois le cuisinier français était un cuisinier grec, qui s’appelait Aristote ; tandis qu’aujourd’hui, M. Lysidas compose lui-même les recettes de sa cuisine idéale au fond d’un laboratoire d’Allemagne.

Kant et la Critique du Jugement

Bien que mes vieilles objections me semblent n’avoir rien perdu de leur force, j’aurais honte de les reproduire telles quelles, quand je sonde la profondeur de la science nouvelle de M. Lysidas. Il mérite bien qu’on lui fasse l’honneur de le critiquer dans sa langue, et ce qui me rend un peu moins incapable de le faire, c’est qu’au dix-huitième siècle a paru un grand philosophe allemand, auteur d’un ouvrage célèbre, qui n’est que la traduction en langue savante des principes de critique chers à Molière et à moi.

Mais, avant d’exposer ces principes, je dois dire à M. Lysidas pourquoi je considère sa méthode comme chimérique. Il s’est placé sur un terrain si nouveau, et, je le reconnais, si supérieur à celui qu’il défendait dans le salon d’Uranie, que ma tâche sera très différente et beaucoup plus délicate. Si notre bon Marquis l’avait entendu parler non plus de protase, d’épitase et de péripétie, mais de subjectif et d’objectif, c’est pour le coup qu’il aurait été ravi en extase, et qu’il se serait écrié en me regardant en face : « Parbleu, Chevalier ! je te défie de répondre. »

Ce qu’il faut entendre par une définition a priori de la comédie

On peut déterminer l’idée de la comédie de deux manières : a posteriori, c’est-à-dire d’après les œuvres des comiques, ou a priori, c’est-à-dire d’après les considérations de la raison. M. Lysidas définit la comédie a priori.

Il importe ici de ne pas lui prêter une absurdité qu’il n’a jamais sérieusement professée, bien qu’il ait eu le tort de s’en donner parfois l’apparence, et, comme on dit, le genre.

Pour introduire un élément a priori dans la définition de la comédie, il n’est pas nécessaire de faire absolument abstraction des œuvres des coniques. Il serait impossible au logicien le plus hardi de faire à ce point table rase de toute sa littérature. Il ne le pourrait pas, lors même qu’il commencerait par reconstruire le monde sur un plan entièrement neuf. Lorsqu’un métaphysicien a défini avec intrépidité ce que nul ne connaît, il devient beaucoup plus prudent en prenant pied sur le sol de la réalité, ou, s’il continue à tracer dans les nuages ses lignes idéales, l’architecte jette à la dérobée maint coup d’œil sur la terre, et veille à ce que le plan qu’il lève là-haut ne soit pas trop fantastique. Quoi de plus inconcevable qu’une définition a priori de la comédie, si cette définition devait être absolument pure de toute donnée empirique ? Comment une idée qu’Aristophane, Ménandre, Shakespeare, Cervantes, Molière ont mis plus de vingt siècles à construire partie par partie, sortirait-elle tout d’un bloc du cerveau de M. Lysidas, comme Minerve armée de pied en cap s’élança de la tête de Jupiter ?

Une définition a priori de la comédie a donc un sens inintelligible et absurde, et deux sens plus aisés à comprendre, que je vais tâcher d’expliquer.

Voici le meilleur. Un os, un fragment d’os suffit, dit-on, à la science et au génie pour reconstruire l’animal entier. Si, devant un fragment de la comédie universelle, éternelle, le théâtre d’Aristophane, par exemple, ou l’ensemble du théâtre comique depuis son origine sur notre globe jusqu’à nos jours, nous avons et l’idée de ce fragment et celle de quelque chose de plus, que ce fragment ne contient pas, ce quelque chose de plus est une notion a priori. Dans cette hypothèse, quel avantage n’aurions-nous pas sur Aristote ? Le pauvre Stagyrite ne possédait qu’un os, la comédie grecque ; au lieu que nous, par notre vaste connaissance de la comédie chinoise, grecque, latine, espagnole, anglaise, française, allemande, italienne, etc., nous sommes en mesure de composer bien plus facilement l’idée totale de la comédie. Toute la question est de savoir si nos notions idéales dépassent en fait ou peuvent dépasser les données de la réalité.

Voici le moins bon. Il y a des maladies qui nous font perdre partiellement la mémoire. Nous nous souvenons nettement de certaines choses, point du tout de quelques autres, confusément de la plupart. Cette dernière condition est justement celle de certaines définitions a priori. Une profonde méditation philosophique a pour effet, en nous entretenant d’idées pures, d’affaiblir en nous, sans l’effacer complètement, le souvenir de la réalité. Alors, par une application nouvelle du principe de contradiction, les choses que nous nous représentons avec netteté nous servent à reconstruire a priori quelques-unes de celles dont l’image est devenue confuse.

Prenons un exemple, et supposons que trois naturalistes, bons logiciens, aient perdu à la suite d’une maladie le souvenir net et complet de la nature. Ils profiteront sur-le-champ de cette heureuse circonstance pour écrire a priori l’histoire naturelle, et communiquer ainsi à certaines parties de cette science un caractère nouveau de certitude rationnelle, que l’empirisme est incapable de lui donner. Arrivés à la définition du singe, ils se rappelleront confusément que le singe est un animal comique, dont l’aspect donne envie de rire ; mais tous les caractères de la bête seront entièrement sortis de leur mémoire : bonne occasion pour la logique. Voici à peu près comme ils pourront raisonner. L’un d’eux dira : Le singe est le contraire de l’homme ; en effet, l’homme est l’être le plus sérieux de la création. Rien ne donne plus de gravité à la figure humaine qu’une grande barbe ; donc le singe est absolument dépourvu de poils. Mais, comme l’homme est un animal à deux pieds sans plumes, il est nécessaire de nous représenter comme emplumé le singe, qui est son contraire : cette bête est donc un oiseau. Voilà une déduction a priori assez bonne de l’idée du singe. Il est vrai que le deuxième logicien pourra se lever et dire : Votre principe est faux. Le singe n’est pas le contraire de l’homme ; car l’homme n’est pas toujours sérieux ; il lui arrive de faire des grimaces, et, soit dit sans vous offenser, de dire des choses ridicules. Le singe est le contraire de l’éléphant. Est-il, en effet, un animal plus grave ? Son aspect est sublime ; il éveille en nous l’idée de l’infiniment grand : donc le singe doit éveiller en nous l’idée de l’infiniment petit. C’est un insecte. Mais je conseillerais au troisième logicien de ne pas tenir la question pour vidée, et puisque le chant du rossignol nous invite à la mélancolie 282, je ne vois pas pourquoi il hésiterait à faire du singe l’antithèse comique de ce divin chanteur, lui donnant un cri analogue à celui de l’habitante des marais. M. Lysidas a formé trois disciples fameux : William Schlegel, Jean-Paul Richter et Hegel. Je vais examiner leurs définitions a priori de la comédie. Je vais montrer avec quelle logique ils sont partis, l’un de l’idée du sérieux, un autre de l’idée du sublime, pour déterminer, en vertu du principe de contradiction, l’idée du comique.

Critique de la méthode de William Schlegel, de Jean-Paul et de Hegel

William Schlegel raisonne ainsi : La comédie est le contraire de la tragédie. En effet, quand je ferme les yeux, quand j’oublie tout ce que je sais, quand je noie dans la rêverie philosophique mes notions empiriques de la comédie, une idée vague surnage encore dans mon esprit : c’est que la comédie est quelque chose de gai ; or, la tragédie est ce qu’il y a de plus sérieux dans la poésie ; donc la comédie est son contraire : ce qu’il fallait démontrer. Partant de là, il en détermine l’idée, non pas avec profondeur, comme Hegel, mais superficiellement, avec cette préoccupation dominante de la forme extérieure des fables dramatiques, que Goethe lui reprochait283. La structure de la tragédie est simple et forte : donc le nœud de la comédie doit être lâche ou embrouillé. La tragédie est rapide dans sa marche, et va droit au but : donc la comédie doit être pleine de digressions et de hors-d’œuvre. Les personnages de la tragédie sont nobles ; ils nous montrent le principe moral vainqueur du principe animal : donc les personnages de la comédie doivent nous montrer le principe animal victorieux du principe moral ; ils doivent êtres ivres, poltrons, vains, débauchés, paresseux, gourmands ou égoïstes. Mais notez bien que William Schlegel n’a pas dit : les personnages de la tragédie marchent sur leurs deux pieds : donc les personnages de la comédie doivent marcher à quatre pattes. Cette lacune dans sa théorie est fort remarquable ; elle suffit pour nous faire voir que sa détermination de l’idée du comique n’est point a priori. En effet, il s’arrête dans la voie de l’absurde. Mais pourquoi s’arrête-t-il ? la logique le pousse ; il a bon vent, bon courage… Il s’arrête net, parce qu’une connaissance a posteriori lui barre le chemin. Il sait que dans le théâtre d’Aristophane les personnages ne marchent pas habituellement à quatre pattes. Or, c’est d’après le théâtre d’Aristophane qu’il a défini le comique, et d’a priori point d’affaire. Il a manqué non de bonne foi, mais de finesse et de clairvoyance. N’ayons pas l’injustice de croire qu’il ait voulu nous en imposer. Il a été dupe lui-même de sa propre logique avec une naïveté touchante et vraiment allemande. Il ne devait pas dire : Je préfère Aristophane à tous les poètes comiques, parce que la comédie à tel ou tel caractère que je trouve seulement dans son théâtre. Il devait dire : Je déclare que la comédie à tel ou tel caractère, parce que je préféré Aristophane à tous les poètes comiques.

Jean-Paul raisonne différemment. La comédie, dit-il, n’est pas le contraire de la tragédie. Le théâtre de Shakespeare en est la preuve. Elle est le contraire de l’épopée, et le comique est l’ennemi juré du sublime. Or, le sublime est l’infiniment grand ; donc le comique est l’infiniment petit. Ce qui signifie deux choses : 1º le comique est le destructeur universel ; devant lui il n’y a rien de grand, ni de petit ; il se moque non de telle ou de telle catégorie d’individus, mais de l’homme, non de telle ou de telle cité, mais de l’univers ; — 2º quant à la forme, le comique a l’horreur des expressions générales, parce qu’elles ont de la noblesse et sont du style sublime ; il individualise jusqu’aux plus petites choses, et même jusqu’aux parties de ce qu’il a subdivisé. Cette expression : cela ne vaut pas grand-chose, n’est point comique ; cela ne vaut pas un liard, l’est davantage ; cela ne vaut pas un liard rogné , l’est tout à fait. Quoy voyant, dit Panurge, je euz de peur pour plus de cinq solz… Pantagruel avait capacité de mémoire à la mesure de douze bottes d’olives  : voilà le style comique. — Fort bien. Mais, Monsieur Josse, croyez-vous qu’il soit absolument nécessaire de dire : La particularisation à l’infini étant le principe du comique, les plus grands comiques sont Rabelais, Swift, Sterne et moi, Jean-Paul Richter ? Pourquoi ne dites-vous pas : Les plus grands comiques étant moi Jean-Paul-Frédéric Richter, Sterne, Swift et Rabelais, la particularisation à l’infini est le principe du comique ? Votre définition de la comédie ne pourra qu’y gagner, puisque étant a posteriori au lieu d’être a priori, elle deviendra moins générale, plus individuelle et, partant, plus comique 284.

Hegel fonde, comme William Schlegel, l’idée qu’il se fait de la comédie, sur l’hypothèse d’une contradiction absolue entre le tragique et le comique. Mais sa théorie est bien autrement belle et profonde. Le plus haut point de l’idéal tragique, dit-il, consiste dans l’opposition de deux puissances morales, harmoniques dans leur essence, mais devenues ennemies, parce qu’elles ont fait alliance avec des passions individuelles, qui, en troublant leur divine pureté, ont rompu momentanément leur accord. Le dénouement, par la destruction des personnalités engagées dans l’action, fait cesser la discorde allumée entre les puissances morales, et l’unité divine de leur idée sort triomphante d’entre les ruines. La comédie doit donc nous montrer, au contraire, le triomphe de la personne humaine, conservant sa sécurité infinie au milieu même des échecs, qu’elle subit dans la poursuite d’un but contradictoire, et riant de ses propres infortunes. Tout cela est fort ingénieux ; mais tout cela repose sur deux assertions qui ne sont ni évidentes ni démontrées : 1º le comique est le contraire du tragique ; 2º le tragique est le conflit de deux puissances morales. La métaphysique hégélienne de la tragédie est magnifique sans doute ; c’est peut-être la métaphysique de la tragédie grecque ; mais ce n’est point celle de la tragédie en soi. Car voici une autre définition a priori du tragique, qui, pour être un peu moins grandiose, ne me paraît pas plus contestable, ni moins vraie : Le tragique, c’est la personnalité triomphant d’elle-même, l’esprit domptant la chair, le devoir victorieux de la passion285. Entre nos deux définitions, qui mettra la paix ? la connaissance a posteriori du théâtre tragique, qui, en faisant à chacune d’elles sa part, ruinera leurs prétentions à l’universalité. Hegel aura Eschyle et Sophocle ; j’aurai Corneille et Racine286. Mais nous ne les mettrons plus aux prises, et leur bonne intelligence sera peut-être le prélude d’une amitié solide entre Shakespeare, Aristophane et Molière.

Pourquoi un quatrième disciple de M. Lysidas ne déduirait-il pas ainsi a priori l’idée de la comédie : La comédie est le contraire de l’ode. En effet, Jean-Paul a démontré qu’elle n’est pas le contraire de la tragédie ; et, quant à la considérer avec lui comme le contraire de l’épopée, cela m’est impossible, puisque Thersite est une caricature, l’épisode du Cyclope une scène comique, et la mésaventure de Mars et de Vénus un objet capable d’exciter le rire inextinguible non seulement des dieux, mais des hommes. Il faut donc, de toute nécessité, que la comédie soit le contraire de l’ode. Car autrement, elle ne serait le contraire de rien : ce qui apporterait une perturbation fâcheuse dans l’Esthétique considérée comme science a priori. Or, quels sont les grands caractères de l’ode ? la personnalité du poète s’y révèle ; l’enthousiasme l’élève au-dessus du monde réel ; son style est métaphorique. Les caractères de la comédie sont donc : 1º l’impersonnalité (je veux dire que l’auteur doit disparaître derrière ses personnages) ; 2º la peinture de la réalité ; 3º un style naturel : donc Molière est le plus grand poète comique287 ?

Critique de l’idée a priori du comique parfait

Monsieur Lysidas n’a pas encore formé de disciple qui ait vraiment défini la comédie a priori. Mais peut-il en former ? peut-il y avoir une définition, une notion de la comédie, contenant quelque chose de plus que ce que donne l’analyse des œuvres, contenant une idée qui ne soit pas dans la réalité, contenant un élément a priori ?

Si la connaissance vaste et la science profonde du théâtre comique nous suggère une idée telle du comique parfait, qu’elle puisse nous servir de criterium unique et absolu pour juger et pour classer toutes les œuvres, cette idée, quelles que soient les conditions empiriques de sa formation, renferme une part d’a priori, j’entends le principe même de nos jugements et de notre classification. Mais je dis qu’une telle idée n’est qu’une chimère, et bien loin d’accorder que nous puissions avoir la notion d’un comique plus parfait que celui de Molière, de Shakespeare et d’Aristophane, je soutiens que nous n’avons pas même l’intuition de l’idéal d’une seule de leurs comédies.

La France compte par milliers des disciples de M. Lysidas, qui, pour la magnificence et l’antiquité de la doctrine sans doute, sont très intimement persuadés d’une chose étrange et vraiment fantastique. Au spectacle ou à la lecture d’un chef-d’œuvre, prétendent-ils, l’image de quelque chose de plus parfait surgit dans notre esprit ; nous comparons la réalité à ce modèle divin, et nous avons trouvé le principe de la critique littéraire. L’analyse dissipé cette illusion.

Prenons le Tartuffe. Au spectacle comme à la lecture, cette pièce, il faut le reconnaître, nous paraît imparfaite. Le dénouement en est artificiel. Plusieurs critiques, sans être allemands, trouvent même qu’il est un peu sérieux, et que le personnage qui le rend nécessaire est bien odieux pour être comique. Qu’est-ce donc dans leur idée que le Tartuffe parfait ? Un Tartuffe qui ne nous ferait point passer par une alarme si chaude. Rien de plus. Leur intuition de l’idéal se réduit à cette correction toute négative. Que s’ils imaginent, sous une forme positive, un dénouement plus naturel, et un personnage aussi méprisable, mais plus gai, leur imagination n’est qu’un souvenir : ce dénouement, c’est celui de quelque autre chef-d’œuvre, et ce drôle, ce sera Falstaff, par exemple. Bien entendu, je parle dans l’hypothèse où nos critiques ne seraient pas poètes, c’est-à-dire créateurs.

Le Misanthrope aussi nous paraît imparfait, non à la représentation, mais à l’étude. Il a deux ou trois vers, quelques-uns disent quatre, mal écrits. Cela devait être ! s’écrient tous les critiques ; la perfection n’est pas de ce monde ! Il est vrai ; elle habite le inonde intelligible. Mais qu’est-ce que le Misanthrope idéal dans l’esprit des contemplateurs en extase ? Tout simplement le Misanthrope réel, moins le cent-douzième vers de la cinquième scène de l’acte troisième, et le soixante-treizième vers de la septième. Seuls, quelques raffinés288 disent : Molière, ce moraliste, n’est pas assez gai pour être comique ; la raison et la satire des mœurs prédominent trop sur l’imagination dans son théâtre ; on n’est poète et poète comique, que lorsque la Muse est en délire et lient un thyrse à la main. — À la bonne heure ! Voilà une idée positive de la perfection. Mais est-elle a priori ? Aristophane sait bien que non, et son ombre se moque des théoriciens allemands.

Elle se moque d’eux, les tance et les remercie. « Vous me faites, leur dit-elle tout bas, bien de l’honneur. L’idéal que vous avez extrait de mes œuvres, est plus pur et plus parfait que mes œuvres mêmes ; car voici comment vous l’avez formé : vous avez retranché de mon théâtre deux choses, les allusions personnelles et les indécences. Vous n’avez rien pu ajouter au tableau que j’ai fait de main de maître ; mais vous avez eu soin d’en effacer quelques tâches, qui le déparaient. En sorte que l’archétype et le prototype de la comédie dans vos doctes traités, le modèle éternel et universel des poètes comiques à travers les peuples et les âges, c’est mon théâtre — moins les indécences et les allusions personnelles. Encore une fois, vous me faites beaucoup d’honneur. Mais rendez-moi ce qui m’appartient. »

Pendant que l’ombre d’Aristophane murmure ces choses à l’oreille des théoriciens d’outre-Rhin, ceux de la patrie de Molière disent en chœur : Aristophane, ce rieur, n’est pas assez moraliste pour être comique ; l’imagination, dans son théâtre, prévaut trop sur la satire des mœurs et sûr la raison. On n’est poète et poète comique, que lorsque la Muse se fait psychologue, et porte son flambeau jusqu’au fond du cœur humain289. À la bonne heure encore. Voilà une idée positive, et non plus seulement négative du comique parfait. Mais que les théoriciens français ne s’avisent pas de dire quelle est a priori, de peur que l’ombre de Molière ne vienne aussi troubler leur conscience.

Les pièces de Molière nous font penser à celles d’Aristophane, qui sont différentes, et les pièces de Destouches, de Brueys, de d’Allainval, de Dancourt, de Marivaux, de Lemercier, d’Étienne, nous font penser à celles de Molière, qui sont plus parfaites. Les comédies d’un maître nous remettent en mémoire celles d’un autre maître, et les comédies d’une école celles de son chef. Nous pouvons établir une hiérarchie entre les diverses imitations d’un même modèle, parce que nous avons une commune mesure pour les comparer ; mais nous ne pouvons point établir de hiérarchie entre deux modèles, parce nous n’imaginons pas d’exemplaire idéal supérieur à l’un et à l’autre. Il est vrai que nous pouvons découvrir des défauts dans l’un et dans l’autre ; mais il ne faut pas confondre la faculté d’apercevoir des taches au soleil, avec celle de concevoir un soleil plus beau.

Je conclus que nos idées a priori de la perfection sont purement négatives, et que nos idées positives de la perfection sont purement empiriques.

Toutefois j’ajoute qu’il ne s’agit que de nos idées à nous, pauvres critiques. Car il est raisonnable de supposer dans le génie des grands poètes originaux, des images idéales de leurs comédies, et des idées obscures, mais positives et a priori du comique parfait, comparables à ces idées créatrices que la métaphysique platonicienne faisait résider dans l’intelligence divine. Quant aux idées claires des poêles critiques et des critiques poètes, elles peuvent aussi être a priori et positives ; mais elles sont comme si elles n’étaient pas, tant qu’elles n’ont point passé de la puissance à l’acte, quitté les régions de la théorie pour la scène dramatique, et engendré quelque œuvre d’art, qui s’impose à l’admiration du genre humain.

Critique de l’idée du beau

Lors même que la critique pourrait avoir une idée a priori et positive du comique parfait, elle n’aurait pas encore trouvé sa pierre philosophale, j’entends un principe unique et absolu. Car une comédie pourrait être parfaite selon la définition, sans être belle, ou belle sans être parfaite. M. Lysidas se souvient-il d’une remarque bien fine et bien juste que faisait Uranie, le jour où L’École des femmes était si habilement attaquée, et si vivement défendue dans sa maison ? « J’ai remarqué une chose, disait cette femme spirituelle, c’est que ceux qui parlent le plus des règles et qui les savent mieux que les autres, font des comédies que personne ne trouve belles290. »

S’il fallait accepter les oracles de William Schlegel et sa définition du comique, force nous serait bien de convenir que Le Roi de Cocagne est plus parfait que Le Misanthrope. Mais Le Roi de Cocagne n’en resterait pas moins une platitude, Le Misanthrope une merveille, et William Schlegel un profane, pour n’a voir point dit à genoux291 que ce chef-d’œuvre n’est pas à proprement parler une comédie. Nous dirions bien : Rien ne manque à Vénus, ni les lis, ni les roses ; rien ne manque au Roi de Cocagne, ni la folie, ni la bêtise, ni le mélange exquis de tous les éléments du comique. Mais, s’il lui manque ce charme secret dont l’œil est enchanté , nous ne saurions nous empêcher d’aimer davantage, d’admirer davantage une pièce moins comique, moins folle et moins bête, mais plus belle.

La perfection d’une chose, c’est son harmonie intérieure, l’accord des moyens qui concourent à sa fin, l’union des qualités qui conviennent à son idée. Mais la beauté est essentiellement un charme secret, un je ne sais quoi 292. Nous ne pouvons ni la nier, ni la définir. Semblable à ces déesses des anciennes épopées qui apparaissaient aux mortels, elle enchante nos yeux, subjugue nos cœurs ; mais, si nous voulons la saisir, nous embrassons une nuée.

Ne disons pas que nous comparons les chefs-d’œuvre de Molière à une certaine idée du beau qui existe dans notre esprit. Car cette hypothèse est fausse, et ce langage inexact. Il est contradictoire de poser comme terme d’une comparaison, une idée aussi indéterminée dans l’esprit du commun des hommes, que celle de la beauté. Quant aux philosophes qui font définie, il faut, non les féliciter, mais les plaindre, si le sentiment du beau n’est pour eux que le résultat problématique d’une opération logique, et si le fantôme de leur formule abstraite les poursuit durant la lecture du Misanthrope. Que s’ils sont assez sûrs de leur définition pour pouvoir se livrer au plaisir d’admirer, sans craindre d’être contredits par leur formule, il est démontré que le sentiment du beau n’est pas le résultat d’une opération logique293.

Critique de l’idée a posteriori du comique

Il n’y a point de définition a priori de la comédie, il ne peut y avoir d’idée a priori du comique parfait.

Mais, il y a sans doute, il doit y avoir des définitions a posteriori de l’a comédie, et des idées a posteriori du comique ; parlons mieux, une définition, une idée. En effet, un certain nombre d’œuvres à la fois semblables et diverses sont comprises sous la dénomination commune de comédies. Il faut donc que, sous la diversité des formes particulières, toutes ces œuvres aient une essence commune, et, pour dégager ce caractère général qui doit constituer le fond de chacune d’elles, l’analyse et l’abstraction sont suffisantes.

Ici pourtant un scrupule m’inquiète et m’arrête. Je ne suis pas sûr que le langage humain ne se trompe pas, et que toutes les œuvres qui portent le nom de comédies, soient vraiment des comédies. Un philosophe m’affirme que le Tartuffe est une satire, Le Misanthrope une tragédie, et Molière tout ce que je voudrai, excepté un poète comique. On s’écrie : Mais cela est absurde ! Je n’en sais rien. Qui me garantit que j’ai raison de croire avec le sens commun que ce philosophe n’est qu’un fat ? William Schlegel a beaucoup de savoir, beaucoup d’esprit, et le sens commun est faillible. Pour décider la question entre ces deux autorités, il faudrait que j’eusse, comme l’une et comme l’autre, une notion a priori du comique et de la comédie. Mais cette notion est impossible. Voilà un étrange embarras ! Je me croyais hors de l’impasse, et d’abord je me trouve en plein cercle vicieux.

Tout à l’heure, quand nous avons reconnu l’impossibilité de déterminer a priori l’idée du comique, nous nous sommes consolés par la considération du peu d’avantage que la critique littéraire en retirerait. Eh bien, je crois que cette pensée peut nous consoler encore, et que, s’il ne nous est pas possible de poser avec assurance les bases d’une définition a posteriori de la comédie, nous pouvons, avec assurance, nous dire que la critique aurait trouvé fort peu utile l’édifice que nous désespérons d’élever. Car, voici : cette essence commune, ce caractère général qui constitue le fond de toute œuvre comique, ne vaut pas le quart de la peine que se donnent, pour l’extraire, les abstracteurs de quintessence ; ce qu’il y a de plus insignifiant dans chaque comédie, c’est précisément l’unité du genre ; la diversité particulière des espèces et des formes est seule intéressante.

Je ne suis point assez sceptique pour ne pas croire, et croire très fermement, que des rivages de l’Attique à ceux de la Nouvelle-Hollande, depuis l’antiquité la plus reculée jusqu’à la consommation des siècles, on a ri partout et l’on rira toujours devoir un prédicateur faire une grimace en disant : Amen ! un lourdaud perdre l’équilibre ; un étranger faire des quiproquos ; un enfant parler politique ; un roi et son ministre jouer à saute-mouton ; une vieille dame lutter contre le vent qui soulève ses jupes ; un nain se baisser en passant sous un portique ; un petit bossu faire des plongeons en parcourant un cercle de femmes ; un homme grave laisser tomber ses lunettes dans sa soupe. Je crois aussi que du commencement à la fin du monde, des bords de l’Atlantique et du Grand Océan à ceux de toutes les mers intérieures, une comédie a été et sera une pièce dramatique, représentant des actions ridicules, des discours ridicules, des personnages ridicules, en un mot, le petit côté de la nature humaine ; mais cela, je n’en suis pas aussi sûr. Voilà ma profession de foi. Voilà mon idée à posteriori du comique et de la comédie ; la voilà toute, et je trouverais étrangement hardi quelqu’un qui en croirait plus long sur cet article. Cependant les téméraires ne manquent pas, et leur audace m’étonne. L’un dit : la comédie se borne à représenter les mœurs des hommes dans une condition privée294, excluant par sa définition tout le théâtre d’Aristophane ; un autre : le comique exprime l’empire de l’instinct physique sur l’existence morale295, oubliant Philaminte, Armande, Bélise, Vadius, le docteur Pancrace, et Alceste. Boileau définit la comédie : une peinture fidèle et fine de caractères296, ne songeant pas ou ne voulant pas considérer qu’on chercherait en vain un caractère dans la plupart des pièces espagnoles, et que les caricatures fantastiques de l’ancienne comédie n’étaient le plus souvent ni fines, ni fidèles. Schlegel déclare que l’intrigue est plus essentielle que les caractères ; Jean-Paul, que le comique est… bien des choses, et entre autres la multiplicité des lignes courbes297 ; Hegel, que c’est la personnalité mettant en contradiction ses propres actes, qu’elle détruit par eux-mêmes298, et les plus vraies définitions de la comédie sont après tout celles des philosophes allemands, non parce qu’on ne les entend pas, mais, comme l’un d’entre eux l’a dit299, parce qu’au moins le comique s’y trouve — à leur insu et en dépit d’eux-mêmes.

Oh ! sans doute, si l’on voulait s’en donner la peine, on pourrait relever dans les comédies d’Aristophane, de Plaute et de Térence, de Shakespeare et de Caldéron, de Molière, d’Holberg et de Louis Tieck, un assez grand nombre de traits, d’expressions, de gestes, comiques pour toutes les époques et pour toutes les nations. Mais croit-on que, si l’on prenait cette peine, on rendît un grand service à la critique ? Ce qui nous intéresse après tout, ce n’est pas de savoir que Phidippide ronflant dans cinq couvertures, et rêvant courses et chevaux, pendant que Strepsiade, son père, compte en gémissant ses dépenses300, serait encore comique sur une scène française ; ou que ce valet espagnol énumérant ce qu’on épargne à recevoir de la main d’un maître un habit tout fait301, aurait pu être un personnage de Ménandre ; ou que le Malade imaginaire, éprouvant par une mort feinte l’affection des siens, est une idée aussi vieille que la comédie, comme Schlegel le remarque avec un dédain absurde302. Non ; ce qui nous intéresse surtout, c’est d’apprendre qu’Aristophane ne développe pas d’intrigues, ne peint pas de caractères ; que son comique est une gaieté sans frein et une fantaisie sans bornes, animant, poétisant le tableau des mœurs publiques ; qu’il est tantôt lyrique et tantôt bas, à la fois cynique et charmant, tel enfin que Voltaire a pu l’appeler un bouffon indigne de présenter ses farces à la foire , et que Platon a pu dire : les Grâces choisissant un tombeau trouvèrent l’âme d’Aristophane . Ce qui est intéressant, c’est de montrer que les personnages de Caldéron sont des idées abstraites, leurs discours une rhétorique pompeuse parée de toutes les splendeurs de la poésie, et le comique de ces pièces froides et brillantes un ingénieux imbroglio. Ce qui nous intéresse enfin, c’est de nous répéter, fût-ce pour la millième fois, que Molière seul a surpris le comique au sein de la nature, qu’il n’a pas cherché à dire de bons mots, à faire paraître son imagination ou son esprit, mais à peindre le cœur humain et à être vrai, qu’en un mot son comique est un comique moral. Les caractères spéciaux de chaque grand poète et de chaque grand théâtre, voilà la seule chose intéressante, vivante, réelle dans les études de la critique303 ; quant aux caractères généraux qui peuvent être communs à tous les théâtres et à tous les poètes, les prendre pour le grand objet de la critique littéraire, c’est, sous une apparence de profondeur philosophique, s’attacher à ce qui est insignifiant, vide et superficiel ; c’est poursuivre l’ombre pour le corps.

M. Lysidas le sent, il le sait, il en est si convaincu, qu’il détermine l’idée du comique avec une excessive horreur de la banalité. Cette idée, il la cherche tout entière dans Aristophane, dont il creuse la comédie à une profondeur métaphysique qui effraye. Malheureusement, ce qu’il trouve au fond de cet abîme, ce n’est point l’idée du comique ; il fera bien de creuser encore, et ailleurs ; mais il ne la trouvera pas plus que les enfants du laboureur ne trouvèrent for qu’ils croyaient enfoui, et qui était partout.

Critique de l’idée de la poésie

Il en est de même de l’idée de la poésie : fausse, si elle est originale et précise ; banale et vague, si elle est vraie.

Il n’est pas possible de la définir a posteriori. Car on nie que toutes les œuvres en vers soient poétiques, on conteste que tous les genres mêmes de versification le soient, et pour savoir où prendre les éléments de notre définition, pour décider si le poème didactique, la satire et la comédie nouvelle doivent être ou non éliminés d’emblée, comme quelques-uns le veulent, il faut avoir une idée préalable de la poésie ; ce qui fait un cercle vicieux.

Il n’est pas possible de la définir a priori. Car on n’a, pour y parvenir, que la grande méthode des contraires, qui n’est qu’une mauvaise plaisanterie de la logique. On oppose la poésie à la prose, à la science, à la religion, à l’industrie, à la musique, à la peinture, à la sculpture, à l’architecture, que sais-je ? ou à l’art des jardins. Que sort-il de cette opposition ? Ce qu’on veut, suivant le terme de contradiction que l’on choisit.

Plusieurs Allemands disent qu’il n’y a point de poésie quand la réalité est peinte telle qu’elle est, quand la raison gouverne et tempère l’imagination, quand des médecins, des avocats ou des professeurs de mathématiques ne font pas au poète l’honneur de ne l’entendre point. Certes, s’ils se bornaient à railler ces esprits positifs et raisonneurs, qui, avec le calme sourire du bon sens triomphant, demandent à la poésie une fin pratique en dehors d’elle-même ou l’exposition logique d’une idée claire, renvoyant aux Petites-Maisons les Aristophane et les Shakespeare ; s’ils se bornaient comme Goethe à dire à ces sages : Vous oubliez que l’imagination a ses lois propres auxquelles la raison ne peut pas et ne doit pas toucher, que la fantaisie a la puissance et le droit d’enfanter des créations destinées à rester, pour la raison, des problèmes éternels, et qu’une production poétique est d’autant plus haute, plus large et plus profonde qu’elle échappe davantage à la mesure et à la portée de l’intelligence commune ; s’ils se bornaient à cela, certes il faudrait les remercier. Mais, par quel excès de petitesse veulent-ils exclure Molière du chœur des poètes, parce qu’il a été poète à sa manière et sans remplir les conditions de leur programme ? Par quel abus mettent-ils leur veto sur l’alliance de l’imagination et de la raison, sur la subordination libre de la première à la seconde ? Pourquoi restreindre, comme beaucoup le font, le domaine de l’imagination à celui de la fantaisie ? Pourquoi mépriser Molière, parce qu’il est le poète, non de quelques pédants, mais de l’humanité, et parce que sa pauvre servante le comprenait mieux qu’eux ? Par quelle raison démonstrative et convaincante décident-ils enfin que la poésie a telles et telles conditions positives, négatives, et de quelle autorité lui disent-ils : Jusqu’ici, mais pas plus loin ?

Qu’ils renoncent à la définir, ou, s’ils ne peuvent consommer ce sacrifice si cher à leur amour effréné des théories, qu’ils s’en tiennent aux bonnes vieilles définitions de Platon et d’Aristote ; qu’ils nomment la poésie une création, d’après l’étymologie du mot, ou une imitation belle, d’après un caractère incontestable de toute œuvre d’art304 : ils ne seront plus précis, ils ne seront plus originaux, mais ils deviendront vrais ; ils nous édifieront moins par leur imagination, autant par leur science, et davantage par leur justice.

 

M. Lysidas sait maintenant pourquoi je regarde comme chimérique sa méthode, qui consiste à déterminer l’idée de la comédie pour montrer que Molière n’est point comique, à déterminer celle de la poésie pour faire voir qu’il n’est pas poète. Ce que je lui reproche, ce n’est pas de préférer à Molière Aristophane ou tout autre poète comique ; c’est d’avoir la prétention de fonder sa préférence sur la plus petite raison de l’ordre logique. Il est libre de ne point trouver une sauce excellente ; mais à ceux qui la trouvent bonne, c’est perdre son temps et sa peine que de démontrer qu’elle est mauvaise, et qu’une autre est meilleure au goût, d’après l’idée de la sauce en général. Quant à nous, qui aimons Molière, laissons-nous aller de bonne foi aux choses qui nous prennent par les entrailles, et ne cherchons point de raisonnements pour nous empêcher d’avoir du plaisir .

Voilà ma vieille thèse. Mais la science nouvelle de M. Lysidas me fait une nécessité de mettre mes idées anciennes en langage nouveau, non parce qu’il écrit plus mal ou parle moins, simplement qu’autrefois, mais parce qu’il pense avec beaucoup plus de profondeur.

Monsieur Lysidas. Étude nouvelle par Dorante (suite et fin).
Chapitre II. — Le goût

Laissons-nous aller de bonne foi aux choses qui nous prennent par les entrailles, et ne cherchons point de raisonnements pour nous empêcher d’avoir du plaisir.

La Critique de l’École des femmes, scène vii.

La critique littéraire

Que l’on se figure mon joli ami le Marquis, M. Lysidas, d’érudit qu’il était devenu métaphysicien, et la spirituelle Uranie, assistant en 1862 à une représentation de L’École des femmes, juste deux siècles après la première.

Le Marquis ne s’applique plus uniquement à soutenir la dignité d’un personnage du bel air ; il n’a plus de rubans et de canons à étaler aux yeux du public ; il ne hausse plus les épaules chaque fois que le parterre rit ; il se donne la peine d’écouter. Il écoute L’École des Femmes, mais il bâille ; car il n’y trouve toujours point de turlupinades. S’il entendait Horace dire à sa maîtresse galamment : « Madame, vous êtes à Paris, et tout le monde vous voit de trois lieues de la ville, car chacun vous voit de bon œil305 » ; si, au moins, il voyait Alain tremper ses doigts dans le potage de Georgette, et celle-ci lui envoyer la soupe et la soupière au nez, ces bonnes plaisanteries lui épanouiraient la rate ; mais L’École des femmes n’en offre pas de pareilles. Il rit, à la vérité, et bruyamment, lorsqu’Arnolphe attend à la porte de sa propre maison, s’impatiente, tempête et reçoit un coup par la maladresse d’un lourdaud, qu’il a pris à son service à cause de sa simplicité ; il rit, non parce que ce coup est comique, et qu’Arnolphe ne l’a pas volé, mais parce que c’est un coup ; du même gros rire il éclaterait, s’il voyait l’acteur chargé du rôle grave et insignifiant d’Oronte, faire un faux pas en traversant la scène. Il rit encore des roulements d’yeux et des contorsions du pauvre homme, lorsqu’il jette à Agnès, dans un transport d’amour et de rage, cette question d’un comique si sublime :

Pourquoi ne m’aimer pas, madame l’impudente ?

Du reste, il trouve la pièce aussi fade qu’une tarie à la crème, et le voilà qui fredonne un air d’opéra-bouffe, en regardant le plafond de la salle.

M. Lysidas, les coudes appuyés sur le rebord de sa loge, cache sa figure avec ses mains. Est-ce pour mieux recueillir son attention, et la concentrer toute sur la scène ? Non. Cette contenance a une autre cause. M. Lysidas sait qu’on l’observe. Il est connu dans le monde philosophique et littéraire pour être le profond et savant contempteur de Molière ; il a une réputation et une logique à soutenir ; il ne veut pas que les critiques puissent surprendre le plus léger signe d’approbation sur son visage ; surtout il a grand-peur qu’on ne le voie rire. N’a-t-il pas écrit dans un docte traité d’Esthétique que le comique est ce qui fait rire, et que Molière n’est point comique, parce qu’il ne fait guère rire ? N’a-t-il pas aussi défini le beau, et sa définition ne lui interdit-elle pas absolument d’admirer L’École des femmes ? Voilà la fin du spectacle. On sort. Eh ! que faites-vous donc ? N’allez pas lui demander à brûle-pourpoint son avis sur la pièce. Il vous répondrait qu’il faut lui laisser le temps de la réflexion ; que sa sensibilité a pu être surprise ; que son jugement reprendra sa ferme assiette et son équilibre, lorsque ses premières impressions trompeuses seront effacées. Demain il examinera, bien à froid, si le personnage principal, Arnolphe, est comique subjectivement, c’est-à-dire pour lui-même, ou s’il l’est seulement pour le spectateur. Il découvrira que cette loi essentielle du genre est violée ; qu’Arnolphe n’est comique qu’objectivement et pour autrui, qu’il se prend lui-même trop au sérieux, qu’il met à poursuivre son but une âpreté de volonté tout à fait incompatible avec la gaieté comique, et que, par suite, quand finalement il échoue, loin de pouvoir rire, comme les autres, libre et satisfait, il reste l’objet piteux et déconfit d’un rire étranger306. M. Lysidas sera confirmé dans son mépris pour Molière : il n’ira plus voir jouer ses pièces, et continuera son grand ouvrage sur l’Esthétique.

Uranie s’abandonne, au contraire, et se fie à tous les sentiments que L’École des femmes excite en elle. Aucun préjugé ne la roidit contre le plaisir d’être touchée, amusée ou ravie. Elle se laisse prendre aux choses avec candeur et bonne foi. Elle rit, elle admire. Elle ouvre librement, largement, sans réserve, son esprit aux impressions du comique, son âme à celles de la beauté… La toile tombe ; elle s’est parfaitement divertie, sans se demander une seule fois si elle avait raison, et si l’Esthétique de M. Lysidas lui permettait de jouir. Des gens d’esprit se réunissent dans sa loge. La conversation s’engage. Uranie commence par quelques exclamations profondément senties, il est vrai, mais un peu générales peut-être et médiocrement instructives, sur la perfection du style de Molière, la vérité toujours si délicate ou si forte des caractères qu’il peint, la verve dramatique de tous ses personnages. Mais elle ne s’en tient pas là.

Quelqu’un reproche à la comédie qu’on vient de voir, de manquer précisément d’action, et de consister toute en des récits que vient faire ou Agnès ou Horace. À cette critique spécieuse, Uranie répond que dans L’École des femmes les récits sont des actions, suivant la constitution du sujet. Au fond, dit-elle, ce ne sont pas les événements qui importent ici ; c’est l’impression que les événements racontés produisent sur Arnolphe. Ce que Molière a voulu peindre, c’est, vous le savez comme moi, le ridicule du vieux jaloux, ses angoisses, ses éclairs d’espérance, et ses tourments d’esprit pour parer les accidents qui le menacent. Croyez-vous que nous eussions aussi bien vu cela, si le poète avait fait arriver sous nos yeux ce qu’il fait raconter ? Dans le récit où Agnès explique à son tuteur comment elle a fait la connaissance d’Horace, n’y a-t-il pas autant d’action, plus même que nous n’en pourrions voir, si la chose se passait sur le théâtre ? J’avoue que dans L’École des femmes tout est récit ; mais avouez que tout paraît action, ou plutôt avouez que tout est action, bien que tout semble être en récit307.

Quelqu’un relève dans la pièce plusieurs mots où toute la salle a ri, quoiqu’il n’y ait rien de moins spirituel, ou pour mieux dire, rien de plus bas. Uranie répond qu’à la vérité ces mots ne sont pas du tout plaisants en eux-mêmes, mais qu’ils le deviennent par réflexion à Arnolphe, et que l’auteur ne les a pas donnés, comme des traits d’esprit, mais comme des traits de caractère. Du reste, elle ne professe pas pour L’École des femmes une admiration sans mesure, et systématique. À ceux qui ont besoin de trouver des taches au soleil, elle accorde sans peine que la reconnaissance finale est maladroitement expliquée, que les longs discours de Chrysalde sont inutiles, ennuyeux, et non seulement cela, mais qu’ils offensent trop le sens moral pour ne pas choquer le goût.

Elle n’a ni parti pris, ni engouement, ni prévention, ni étroitesse de système, ni étroitesse d’ignorance. Elle n’a pas lu M. Lysidas ; elle ne sait pas ce que c’est que la comédie. Mais elle a lu des comédies ; elle a comparé ; elle a réfléchi. Elle s’est ainsi formé un sens esthétique (mais ce mot n’est pas de sa langue), un instinct du bon et du mauvais, du beau et du laid, du vrai et du faux, un véritable tact littéraire.

Uranie, c’est la critique308.

Problème du goût

Par quel don de la nature, ou par quel fruit de l’éducation, Uranie sent-elle Molière si vivement ? Par quelle logique inaperçue est-elle partie de cette émotion vive pour arriver à des critiques si justes et si élégantes ? Quel lien subtil peut-on saisir entre l’impression profonde qui lui fait trouver comique ou belle L’École des femmes, et les remarques pleines de sens et d’esprit qui sortent de sa bouche, sur la valeur dramatique des récits d’Horace et d’Agnès, sur le caractère propre de l’art et du génie de Molière, et sur la haute portée de ce qu’on appelle ses plaisanteries ? Comment est-il possible, monsieur Lysidas, qu’elle passe ainsi du subjectif à l’objectif, et d’un sentiment naturellement obscur et confus, à des idées nettes, intéressantes, instructives ? Car, remarquez-le bien, elle ne se borne pas à dire : Cette comédie est fort belle ; je la trouve fort belle ; n’est-elle pas en effet la plus belle du monde ? Elle découvre en un clin d’œil une foule d’aperçus, dont la piquante variété ne semble point impliquée dans la sensation simple du comique ou du beau, et l’on ne conçoit pas par quelle mystérieuse analyse elle a su tirer tant de choses, du fait d’être émue et d’admirer.

Pourquoi ce bon Marquis ne goûte-t-il pas L’École des femmes, et pourquoi M. Lysidas, avec infiniment plus d’esprit, ne la goûte-t-il pas davantage ?

Pourquoi la logique de M. Lysidas est-elle sans prise sur la finesse d’Uranie, et la finesse d’Uranie sans influence sur la logique de M. Lysidas ? Les voyez-vous tous deux qui discutent ? Pourquoi donc sont-ils l’un et l’autre si entiers dans leur opinion, si ardents du désir de la communiquer, et si incapables chacun d’être convaincu ou de convaincre ?

Le sentiment

Uranie n’est pas un enfant gâté de la nature, qu’une fée aurait doté à son berceau du privilège unique d’être infaillible en matière d’art, de sentir la beauté partout où elle serait, et de ne la sentir que là. Point de don exceptionnel dans cette créature si bien douée. Elle appartient à l’humanité.

Elle se souvient du temps où elle n’avait pas de goût pour Molière, où les farces vulgaires qui plaisent toujours si fort au Marquis, la charmaient mille fois plus que L’École des femmes. Elle a voyagé en pays étranger, et elle se rappelle encore son premier scandale et sa longue indignation, aux cris d’admiration que poussaient les sauvages pour leur Dante, leur Caldéron eu leur Shakespeare. Non contente de mépriser ces poêles, elle exigeait, dans l’intolérance de sa passion, que ce mépris fût universel, et semblait le regarder vraiment comme aussi nécessaire qu’une des lois qui régissent le monde. Aujourd’hui elle admire, elle aime les objets de ses colères d’autrefois, et, avec la même prétention absolue, elle entend que l’humanité entière partage son culte pour eux309. Celle expérience est certes humiliante. Pourtant elle n’a pas été inutile à Uranie. Elle en a retiré, comme fruit, une défiance sage des premiers mouvements d’antipathie de son goût, dans les choses nouvelles pour elle de l’art et de la poésie.

Mais son instinct du beau et du laid a gardé dans tout le reste sa vivacité et ses franchises. Surtout elle ne se défie point de l’enthousiasme. Elle est femme, et rien d’humain ne lui est étranger. Elle ne s’efforce pas de devenir un je ne sais quoi d’abstrait pensant et raisonnant, en qui l’esprit aurait consumé le cœur, et qui impassible et féroce devant les merveilles du génie de l’homme, au lieu de sentir comme une personne vivante, fonctionnerait comme une machine dialectique. Car elle sait que le raisonnement peut faillir, mais que l’admiration est le moins trompeur des mouvements de notre nature, parce qu’il est généreux et désintéressé par excellence. Elle fonde donc sa foi à la beauté des œuvres, à l’art des ouvriers, sur un témoignage intérieur, sur l’amour. Elle croit au génie de Molière, parce que ses comédies la touchent ; elle croit à la beauté de L’École des femmes, parce qu’elle la sent, et ce sentiment remplit son âme d’une certitude intime qui défie tous les doutes. Il est vrai ; sa certitude n’est point logique ; M. Lysidas lui démontre clairement qu’elle se trompe. Mais les preuves les plus lumineuses sont perdues pour elle, comme celles de ce sophiste qui niait le mouvement.

Passage du sentiment aux idées.

Uranie a donc un sentiment profond des choses de l’art.

Mais, comment le traduit-elle au dehors en idées, et d’abord, quel est le principe de ce sentiment au dedans d’elle ? Pourquoi n’a-t-elle pas toujours senti de la même manière, et a-t-elle erré quelquefois ? Pourquoi, lorsqu’elle était enfant, n’aimait-elle pas Molière ou l’aimait-elle si mal que Le Misanthrope lui paraissait moins beau que Les Fourberies de Scapin, et que, dans cette farce préférée, Géronte roué de coups à travers un sac lui semblait plus comique que Géronte maudissant le Turc et sa galère ? Pourquoi, devenue femme, a-t-elle éprouvé pour Shakespeare tant d’horreur avant de l’aimer ?

Serait-ce qu’elle a aperçu l’idée du comique, l’idée du tragique, confusément d’abord, puis avec une netteté de plus en plus parfaite, jusqu’au point où l’idéal entièrement éclairci a brillé sans nuages dans le ciel de sa pensée ? Serait-ce qu’elle comparait autrefois Molière et Shakespeare à cet idéal encore obscur pour elle, et les premières erreurs de son goût ont-elles été l’effet de cette aperception confuse ? Serait-ce qu’elle compare aujourd’hui leurs œuvres à cet idéal devenu clair à ses yeux, et la netteté de cette intuition est-elle cause que ses sentiments actuels sont justes ?

Non. Lorsqu’elle n’aimait rien tant, dans Molière, que les coups de bâton donnés si gaiement par Scapin, ce n’était pas qu’elle entrevît alors l’idée du comique comme dans un brouillard ; car, voyez : quand plus tard William Schlegel est venu débrouiller cette idée dans son esprit, et lui expliquer, avec la dernière évidence et la dernière clarté, comment, la gaieté étant l’essence du comique, les farces de Molière valent beaucoup mieux que Le Misanthrope, elle a trouvé Schlegel ridicule, Scapin toujours amusant, mais Alceste admirable. Ce n’est point par l’effet d’un éclaircissement progressif de l’idéal tragique, qu’Uranie a passé du mépris de Shakespeare au culte de son génie divin. Car, ce qui l’aveuglait sur ce grand poète, c’était, au contraire, l’idée beaucoup trop nette de la tragédie telle quelle la voyait exposée par les théoriciens français, et elle n’a commencé à saluer en lui l’égal de Corneille et de Racine, que du jour où son intelligence s’est affranchie de toutes ces fausses notions.

Comme elle se moque à présent des théories et des définitions littéraires ! Quel bonheur d’avoir l’esprit au large, et de sentir le beau sans la permission de la logique ! Elle apprécie trop ce plaisir-là pour remettre jamais sous le joug la liberté de son goût. En lisant un drame comique ou tragique, elle ne consulte pas ce qu’il devait être et l’idée d’après laquelle les philosophes le jugeront, mais ce qu’il est et l’impression qu’elle en reçoit. À cette impression libre et personnelle l’Esthétique n’ajoute, n’ôte, ni ne change rien. L’idéal ne visite point de ses rayons les sentiments intimes de l’indépendante Uranie, et soit qu’il la convainque, dans les livres de M. Lysidas, d’erreur ou de vérité, elle n’en croit, ni plus ni moins, ce qu’elle a senti par elle-même. De temps en temps, peut-être, elle le contemple, curieusement, avec une certaine admiration, comme une belle planète solitaire qui brille au haut du firmament, sans communiquer sa lumière au monde ; et puis, elle s’affermit singulièrement dans son indifférence, en voyant un second, un troisième, un quatrième idéal s’élever des points divers de l’horizon, avec la prétention de resplendir seul au zénith.

Si les sentiments littéraires d’Uranie sont indépendants de toute espèce de logique, s’ils ne procèdent pas d’une comparaison de son esprit entre les œuvres comiques et l’idée de la comédie, entre les belles œuvres et l’idée de la beauté, mais de l’effet immédiat de ces œuvres sur sa sensibilité310 : il s’ensuit que le goût d’Uranie est libre vis-à-vis des dogmes littéraires auxquels M. Lysidas voudrait l’assujettir.

Mais il ne s’ensuit pas que son goût soit libre absolument, libre vis-à-vis de toute espèce d’idées. Loin de là. Il est dépendant, au contraire, et de la manière la plus complète, dépendant non de telle ou de telle notion particulière, mais de l’intelligence même d’Uranie, de son intelligence tout entière, avec sa richesse de connaissances et sa largeur de vues, mais aussi avec ses préjugés, son ignorance, sa faiblesse, son humanité enfin et ses sottises.

Le fait de cette dépendance est la solution de tout le problème du goût. Il explique les variations, les défaillances et les erreurs du sentiment littéraire chez Uranie. Il explique pourquoi le Marquis et M. Lysidas lui-même n’aiment pas L’École des femmes, à supposer que M. Lysidas, bon logicien mais homme d’esprit, ne fasse pas plutôt profession extérieure et philosophique de ne la point aimer. Il explique enfin comment les sentiments d’Uranie, ainsi que ceux de M. Lysidas et du Marquis, peuvent se traduire en idées ; car, puisque c’est dans l’intelligence que ces sentiments ont leur source, il n’y a, dans le fait de leur expression intelligible, de leur traduction en idées, qu’un retour à leur origine.

Lorsque Uranie était enfant, comment aurait-elle apprécié Le Misanthrope ? Grâce à Dieu, elle n’y pouvait rien comprendre. Elle n’avait encore ni observé ni éprouvé les sentiments raffinés qui composent le tissu de ce drame émouvant. Elle était simple et bonne, comme cette pauvre Laforêt311 qui ne savait pas lire. Elle se divertissait aux choses qui font rire les enfants, les gens du peuple et le Marquis. Le reste étant trop beau pour elle, elle déclarait, avec la franche impertinence de son âge et l’énergie de conviction naturelle aux jugements de goût, que le reste était ennuyeux et laid. Plus tard, comment n’aurait-elle pas détesté Shakespeare ? Ses maîtres lui avaient rempli la tête d’idées fausses, puériles, sur les conditions de la tragédie parfaite, et elle ajoutait foi à ces doctorales niaiseries non seulement avec candeur et soumission, mais avec l’ardeur fanatique d’un jeune esprit encore très ignorant, qui, ne voyant qu’une chose, plaint un peu et méprise beaucoup ceux qui ne la voient point.

Que devait faire Uranie ? Fallait-il quelle fît table rase de toutes les idées que l’éducation lui avait acquises, afin de purifier, d’affranchir son goût, de le rendre à l’état de nature, et de pouvoir le mettre désormais en rapport direct avec les œuvres du génie, sans l’intermédiaire de ces idées ? Pas le moins du monde. Cette prétendue pureté naturelle du goût n’est qu’une supposition chimérique. Le goût est nécessairement mêlé, subordonné aux idées, et le seuil acte d’autonomie qu’il puisse faire, c’est d’accepter franchement la société et la suprématie de l’intelligence. — Uranie a aimé Shakespeare, elle a goûté Le Misanthrope, non en devenant plus sauvage, mais en perfectionnant sa culture ; et, dès lors, loin d’être jalouse pour son goût d’une indépendance qui n’existe pas et qui n’est qu’une servitude sans conscience, elle l’a maintenu fermement sous la discipline de la science et de la raison.

À présent, lorsqu’elle ne sent pas la beauté d’un poème vanté de tout un peuple ou seulement de quelques personnes éclairées, elle garde un silence modeste. Elle doute, elle se demande si elle a suffisamment cultivé son goût par l’étude et la comparaison des beautés de l’espèce dont il s’agit312 ; puis elle étudie, elle compare, et attend d’avoir mieux compris. Elle ne croit pas avoir raison contre tout le monde. Bien plus, qu’un seul bon juge loue ce qu’elle condamne, elle ne croira pas avoir raison contre lui. Car elle sait qu’il faut plus d’intelligence pour pénétrer jusqu’au beau que pour s’arrêter aux taches qui en obscurcissent la splendeur, et que, la laideur fût-elle dominante, il y a plus d’esprit dans la bonté qui cherche encore et découvre quelque chose à louer, que dans la sévérité facile qui condamne tout313.

Ainsi, les sentiments littéraires d’Uranie ne dépendent point des théories littéraires, ni des prétendues notions innées du beau, du comique, du parfait, et c’est précisément le défaut de cette dépendance logique, qui rend nécessaire pour son goût la souveraineté douce et libérale de l’intelligence314. Par la culture et l’exercice, elle s’est fait une esthétique plus fine que celle des philosophes.

Il est un petit nombre d’œuvres qui, dans l’histoire universelle de l’art, ont obtenu des hommes un long et général assentiment ; on les appelle classiques 315. C’est d’après ces exemplaires éternels qu’Uranie forme son goût. Si elle n’en sent pas d’abord la beauté, elle les médite en silence jusqu’à ce qu’elle l’ait sentie ; puis elle parle, et l’on est tout émerveillé, non seulement de son éloquence si émue et si persuasive, mais des idées si justes qui se pressent sur ses lèvres.

Les idées

— Les idées d’Uranie sont justes ! Et pourquoi ? Vous le dites, il faut le prouver. Vous en êtes sûr : où est la raison de votre certitude, et la garantie de leur justesse ? Je nie qu’elles soient justes, moi théoricien, moi dialecticien ; démontrez que j’ai tort et qu’elle a raison. Eh quoi ! nulle logique ! nulle méthode ! Elle parle de la comédie, et elle ne commence pas par la définir ! Je voudrais que Socrate l’entendit. Avec deux ou trois question sans malice, il l’aurait bientôt mise en contradiction avec elle-même, et il lui ferait avouer tout haut qu’elle ne sait pas le premier mot de ce qu’elle dit. Voyez : elle loue Molière pour son sérieux, et Aristophane pour sa gaieté. La réalité des portraits l’enchante dans le comique français ; dans le poète grec et dans Shakespeare, la fantaisie des tableaux lui cause le même enchantement. Elle pardonne à l’auteur d’Alceste d’avoir sacrifié l’intrigue à l’étude profonde des caractères : elle excuse Caldéron d’avoir sacrifié les caractères au jeu divertissant de l’intrigue. Et pour deux pièces, Le Misanthrope et Les Plaideurs, son admiration est si banale, qu’à cette simple question : Laquelle préférez-vous ? elle hésite, et déclare que toutes les deux sont également belles, comiques, admirables, chacune dans son genre. Chacune dans son genre ! ô unité de l’essence ! ô Platon ! qu’êtes-vous devenus ! Y a-t-il plusieurs manières différentes, opposées, d’être comique, et une pièce de théâtre est-elle une comédie avant d’avoir reçu le baptême des mains d’un philosophe, seulement parce qu’un public ignorant tout, parce qu’un poète ignorant l’Esthétique, ont eu la fantaisie de l’appeler de ce nom ?

M. Lysidas a bien raison, Uranie est une détestable logicienne.

1º Elle ne définit rien. Elle prend les comédies comme telles sur la foi du langage, cet interprète faillible du faillible sens commun, et ce procédé fort peu philosophique la fait tomber dans des propositions contradictoires, telles que celle-ci : Aristophane et Molière sont deux grands poêles comiques. Et quand on pense qu’il y aurait moyen d’effacer cette contradiction, de les effacer toutes, par urne phrase, une seule petite phrase ! Mais Uranie méprise ce moyen. Il consiste à dire : Le beau est un sous des formes multiples ; le comique est un sous des aspects divers ; la poésie est une sous des espèces variées. Cela n’est pas bien difficile. Le croirait-on ? Uranie aime mieux se taire, et ses lèvres dédaigneuses retiennent le mot qui sauverait son orthodoxie.

2º Elle n’a point de système. Elle sent vaguement que les choses les plus disparates, les plus contraires même peuvent être comprises dans le vaste sein de la beauté, comme de la vérité, et c’est pourquoi les contradictions, ce stigmate de l’erreur, un l’importunent pas à l’excès ; on ne la voit point faire effort pour s’en débarrasser à tout prix, comme doit faire toute personne sérieuse, qui a quelque souci de sa propre dignité intellectuelle. Car, un jour de rêverie philosophique, Uranie ne s’est-elle pas avisée que l’harmonie supérieure qui concilie toutes choses est trop cachée, pour que l’esprit humain ne coure pas la chance presque infaillible, en la cherchant à tout prix, de la trouver au prix de la vérité même ?

3º Elle ne prouve rien. M. Lysidas, lui, démontre que Molière n’est ni comique ni poète, comme on démontre le carré de l’hypoténuse. Uranie n’est pas de cette force. Il lui est absolument impossible de prouver que Molière soit un poète comique. Il est vrai qu’elle s’y résigne, en considérant que les vérités les plus simples, comme les vérités les plus hautes, ne sont pas susceptibles d’une démonstration rationnelle, et que, pour prouver qu’il fait jour, comme pour prouver Dieu, il ne faut point raisonner, mais ouvrir les yeux et sentir.

Sentir, sentir vivement, profondément, voilà sa force.

Mais, voici sa faiblesse. Il y a par le monde des gens d’esprit et de savoir qui ne sentent pas comme elle, et qui lui disent gravement du fond de leur bibliothèque : Instruisez-nous, Madame ; nous n’aimons pas Molière ; mais, si vous nous expliquez pourquoi vous l’aimez, et si vos raisons nous semblent bonnes, vous nous convertirez sans doute ; nous vous écoutons ; parlez. Ah ! si ces personnes si sages et si froides n’avaient pas tant de savoir, tant d’esprit ; si, au lieu de l’orgueilleuse sommation des philosophes, Uranie recevait l’humble visite d’un pauvre maître d’école de village, avide de comprendre et de goûter le beau, elle ne serait pas embarrassée. Elle ouvrirait Molière, elle lirait, et sans autre commentaire du texte que l’émotion de sa voix, elle en ferait sentir la beauté à cette âme simple. Mais aux philosophes, à ce qu’il paraît, il faut un commentaire ; ils ont le droit de l’exiger, et Uranie ne doit pas se contenter de les renvoyer à la splendeur éclatante du texte. Or, c’est là que son impuissance profonde se trahit.

L’autorité que le texte a par lui-même pour convaincre et persuader tous les hommes de sa propre beauté, le commentaire ne l’a point pour rendre cette beauté sensible aux esprits rebelles et aux cœurs indifférents. Ceux qui ne voient pas le génie de Molière dans Le Misanthrope, ne le découvrent point dans les analyses de la critique. Ceux qui ne voient pas l’astre du jour au firmament, ne l’aperçoivent point à travers le prisme qui le décompose en sept couleurs. Uranie leur dira-t-elle : Vous êtes des aveugles qui me priez de vous montrer le soleil ; allez-vous faire ouvrir les yeux, et vous n’aurez pas besoin que je vous le montre ? Non ; elle aura la charité d’entreprendre elle-même sur ces aveugles l’opération de la cataracte. Mais c’est une étrange entreprise que celle d’ouvrir les yeux à des malades qui croient voir mieux que leur médecin.

Quelle que soit l’impuissance des arguments d’Uranie, elle doit disputer avec ces sages, parce que son goût pour Molière, sans avoir de fondement logique, est pourtant fondé en raison. Si elle avait invité à sa table quelques-uns de ses ennemis les philosophes, et qu’entre les convives la discussion tombât, comme il arrive souvent, même entre des convives philosophes, sur les qualités agréables d’un vin, Uranie arrêterait la controverse, en disant : Messieurs, vous paraissez oublier ce que vous avez écrit dans vos livres, qu’en matière de goût physique, il ne faut point disputer. Et si, la conversation passant des vins d’Europe aux fleuves du nouveau monde, les buveurs échauffés agitaient en tumulte la question de savoir si le Tennessee se jette dans l’Ohio ou dans le Mississippi, Uranie terminerait encore le débat. Elle enverrait Galopin chercher un atlas, et tout le monde serait bientôt convaincu et en paix. Mais sur Molière, sur les choses de l’art, comment clore la dispute, et comment ne pas disputer ? Si Uranie prétend que l’auteur du Tartuffe, de L’Avare et du Misanthrope est un grand comique, un grand poète, et si William Schlegel ou Jean-Paul le conteste, est-ce l’Esthétique de Hegel que Galopin ira chercher pour décider la question ? Il n’y a point d’idée du comique. Il n’y a point d’idée du beau. Il n’y a point d’idée de la poésie. Mais il y a des intelligences qui comprennent diversement la poésie, le comique, le beau : la dispute est donc nécessaire, et la dispute est interminable.

Uranie cependant ne perd pas courage. Loin de s’enfermer dans l’impuissante fierté d’un trop facile silence, elle accepte gaiement la nécessité d’une discussion sans terme possible. Elle sait qu’elle ne convaincra pas directement des logiciens. Mais elle sait aussi que plus ses idées seront nombreuses, variées, justes et frappantes, plus elle aura d’action à la longue sur l’intelligence des hommes savants qui l’écoutent et la contredisent. Or, c’est là tout ce qu’elle peut espérer. C’est un défaut d’intelligence, il faut bien le reconnaître, qui tient caché aux regards de Schlegel, de Jean-Paul et de Hegel lui-même l’ordre particulier de beauté exprimé dans les comédies de Molière. Si leur intelligence est capable de s’agrandir et de se compléter, pourquoi Uranie ne contribuerait-elle pas à ce progrès par la richesse de sa conversation ? Laissez-la parler, et peu à peu, sans qu’ils s’en rendent compte, sans qu’ils s’en doutent, l’esprit de ces profonds métaphysiciens deviendra plus libre et plus large, leurs préjugés tomberont, leur éducation s’achèvera. Alors, s’ils rouvrent Molière, peut-être seront-ils frappés de sa beauté ; mais ils ne croiront pas devoir cette révélation à Uranie, et ils continueront de disputer fort et ferme avec elle, pour couvrir leur retraite et soutenir l’honneur de la logique.

Uranie n’est donc pas un géomètre qui répète la démonstration d’un théorème, remonte aux principes, redescend aux conséquences, jusqu’à ce qu’il ait forcé la conviction. Je la comparerais plutôt à un orateur sacré, plein de grâce et de modestie, qui compte sa propre parole pour rien, et croit avoir fait par ses commentaires tout ce qu’il peut faire, s’il persuade à ses auditeurs de sonder d’un cœur et d’un esprit purs le texte de la Parole divine.

Caractère moral de la critique

D’où vient celle grâce morale répandue sur les traits et sur toute la personne d’Uranie ? On dit que la société habituelle des choses de l’art n’est pas bienfaisante pour l’homme, et qu’à force de contempler ce qui est beau, les critiques comme les poètes finissent par oublier ce qui est pur. Rien de pareil chez Uranie. Son sens moral est resté aussi fin, aussi délicat, aussi susceptible que son sens esthétique, et de même que le beau et le bon se confondent à ses yeux dans les œuvres qu’elle loue, l’amour de la beauté s’est allié dans son âme au respect de ce qui est bien.

C’est que le commerce des belles choses n’est indifférent ou funeste moralement qu’aux critiques dont le goût est faussé par l’esprit de système. Pour ceux qui suivent la nature, cette intimité a la plus salutaire influence morale. Suivre la nature, en matière de goût, c’est obéir au mouvement instinctif par lequel elle nous attire vers ce qui est beau, et nous éloigne de ce qui est laid.

Mais cette obéissance ne doit pas être aveugle. Elle doit être intelligente, et intelligente au point de subordonner toujours, en cas de conflit, les impulsions de la nature aux préceptes positifs de la raison. Or, parmi ces préceptes, il y en a deux qui sont élémentaires : le premier est de ne point considérer comme beau, dans l’ordre poétique, ce qui n’excite pas l’admiration à quelque degré ; le second est de ne point regarder comme laid ce qui excite l’admiration des hommes en général, ou d’une portion éclairée du genre humain.

Fidèle à ces deux principes, Uranie n’est pas la dupe des attraits que peuvent avoir pour ses sens certaines séductions de l’art qui sont à leur adresse, ni des émotions dont son cœur est atteint par toutes les choses qui parlent à sa sensibilité. Car elle sait que ces choses-là ne sont point belles, si elles ne plaisent qu’à ses sens ou ne touchent que son cœur, sans pouvoir être en même temps admirées, ni d’elle, ni de personne. Et, d’autre part, quand des œuvres laides à ses yeux, laides poétiquement, laides moralement, sont l’objet de l’admiration du genre humain, Uranie sait qu’elle doit dompter son goût ou son dégoût, parce qu’il est impossible que le sens moral et poétique de l’humanité s’abuse au point d’admirer quelque chose où rien ne serait admirable. Qu’un poème, par exemple, ruine l’idée de Dieu, l’idée du devoir, l’idée de l’âme, et fonde l’empire de la matière, quoi de plus immoral ? quoi de plus laid ? Mais, si le poète fait tristement, courageusement, le sacrifice des espérances les plus chères au cœur de l’homme à ce qu’il croit être la vérité, quoi de plus beau ? quoi de plus moral ? Uranie ne tardera pas à reconnaître, pour la justification du genre humain, qu’un souffle de moralité inspire ce poème qui ruine la morale, et que cet athée faisant honneur aux plus nobles sentiments de la nature humaine, atteste sa divine origine.

Entre ces deux limites tracées par la raison, Uranie suit la nature, et lorsqu’elle admire, elle sait qu’elle peut se laisser aller avec confiance à son émotion ; car c’est le signe de la présence du beau. Or, l’admiration a par elle-même un bon effet moral. Elle nous ravit à nous-mêmes, à notre égoïsme, à nos pensées basses. Elle nous pénètre d’un profond respect pour ce qui nous est supérieur, et relève en même temps notre courage par une ardente émulation. C’est une flamme généreuse, qui, consumant dans notre âme tout ce qui est impur et personnel, en fait, pour ainsi dire, un temple digne de recevoir la beauté.

La beauté n’est point saisissable pour l’entendement, point définissable ; mais l’âme peut aspirer à la posséder, et chercher la beauté, vivre avec les choses belles, c’est établir sa demeure dans une sphère qui est au-dessus des sens et même de l’intelligence ; c’est communiquer avec ce Dieu inconnu qui échappe à la pensée, et que le sentiment moral peut seul atteindre316. Uranie conserve avec soin et exerce continuellement son sens moral, comme l’organe le plus précieux de la critique317. « Rentre en toi-même, a dit un philosophe318, et si tu n’y trouves pas encore la beauté, fais comme l’artiste qui retranche, enlève, polit, épure sans relâche, jusqu’à ce qu’il orne sa statue de tous les dons de la beauté. Alors, plein de confiance en toi et n’ayant plus besoin de guide, regarde en ton âme, tu y découvriras la beauté. Que chacun de nous devienne beau et divin, s’il veut contempler la beauté et la divinité. Jamais l’œil n’eût aperçu le soleil, s’il n’en avait pris la forme ; de même, si l’âme ne fût devenue belle, jamais elle n’eût vu la beauté. »

L’école dogmatique et Molière

Soyez de bonne foi, monsieur Lysidas. Vous êtes plus savant qu’Uranie, et ce n’est point un mal. Mais, prenez garde ; il y a des esprits que l’érudition surcharge, que la métaphysique embrouille, et qui voient mal les choses à force de lumière. Ne cherchez pas de raisonnements pour vous empêcher d’avoir du plaisir, et quand vous lisez une comédie, regardez seulement si les choses vous touchent. Êtes-vous ému d’admiration, elle est belle. Riez-vous, elle est comique… Que la Prudence me soit en aide ! Je crois que j’ai défini la comédie, et nécessairement j’ai dit une sottise. C’est bien assez d’avoir osé, après Kant, dogmatiser un peu sur la beauté. Non ! le rire n’est point le signe du comique. Car on rit plus aux bouffes, si goûtés de notre excellent Marquis, qu’aux chefs-d’œuvre de Molière, et un homme d’esprit319 a constaté qu’à la représentation du Tartuffe, le public ne rit pas plus de deux ou trois fois. Mais il n’a pas montré son esprit, en concluant de là que Molière n’est guère comique. Contentons-nous de dire, au risque de paraître extrêmement naïfs, que le comique est ce qui nous émeut comiquement, et livrons-nous, avec toute notre naïveté, à cette émotion maîtrisée par la sagesse des sages, en laissant à de plus fins que nous la satisfaction de croire qu’ils ont trouvé en quoi elle consiste. Car « la trame de nos sensations est si compliquée, qu’à grand-peine l’analyse la plus subtile en peut-elle saisir un fil bien séparé et le suivre à travers tous ceux qui le croisent. Et lors même qu’elle a réussi, elle n’en tire aucun avantage. Il n’existe, pas dans la nature de sensations absolument simples. Chacune d’elles naît accompagnée de mille autres, dont la moindre l’altère entièrement ; les exceptions s’accumulent sur les exceptions, et réduisent la prétendue loi fondamentale à n’être plus que l’expérience de quelques cas particuliers320 ».

Croyez-vous, M. Lysidas, que la France entière s’abuse et que l’Europe s’abuse avec elle, en appelant Molière un poète comique et un grand poète comique ? Vous avez sur l’Europe un avantage, vous goûtez Aristophane ; vous le goûtez à force d’intelligence et de science ; car j’ose dire que ce n’est plus un goût naturel, et si l’on représentait aujourd’hui ses pièces à Londres, à Paris ou même à Berlin, j’imagine que le public serait trop étonné pour songer à se divertir. Vous avez sur la France un grand avantage : vous goûtez les comédies de Shakespeare ; vous comprenez qu’on peut être comique autrement que Molière, par les caprices de l’invention libre, par la gaieté folle des situations, par l’exubérance d’un style tout étincelant des richesses les plus contraires, par les boutades philosophiques et morales d’un bouffon ou d’un mauvais sujet raillant les misères de l’humanité. Mais pourquoi ne comprenez-vous pas le comique du Shakespeare et de l’Aristophane français aussi bien que la France et que l’Europe ; pourquoi ? mais non ; cela est impossible. Vous comprenez, vous goûtez, vous aimez Molière autant que personne. On n’a pas votre culture et votre esprit sans être sensible à tant de vérité, de délicatesse, de force, d’élévation et de profondeur. Seulement vous n’êtes point libre. Votre intelligence est embarrassée de formules, de définitions et de théories. Elle a peur, dans tous ses jugements littéraires, de contredire un dogme. La logique la mène et la pousse rudement le long d’un étroit sentier à part, près de la route royale de la beauté. Rejetez ce joug, monsieur Lysidas, et soyez de bonne foi.

 

Dans un dialogue célèbre de Platon, Socrate examine cette question : Si la rhétorique est un art ou une science. Au grand scandale de Gorgias et de son disciple Polus, il décide qu’elle n’est ni l’un ni l’autre, et l’appelle une espèce de routine 321. Car, dit-il, c’est l’instinct qui la dirige et non des principes. Et, par les dieux, Polus ! si je ne craignais de faire de la peine à Gorgias, je te dirais une chose ; mais j’ai peur que ce ne soit un peu impoli. — Quelle chose donc, Socrate, s’il te plaît ? — C’est que la rhétorique me semble une profession du même genre que la cuisine.

La critique littéraire n’est ni un art, ni une science ; c’est une routine, mais une routine d’un ordre supérieur, pour laquelle l’intelligence est indispensable, la science nécessaire, et le sens moral plus qu’utile.

Au banquet offert à tous par les grands poètes, les philosophes pour qui la critique est une science apportaient jadis Aristote, et regardaient dans la Poétique si ce qu’on leur servait était bon. Aujourd’hui, chacun d’eux a fait son Esthétique, et c’est là qu’il juge de la qualité du festin. Uranie goûte de bonne foi ce qui lui est présenté. C’est le plus aimable et le plus éloquent des convives. Schlegel la contredit, seulement pour n’en pas perdre l’habitude ; Jean-Paul l’écoute, et oublie l’une après l’autre toutes ses métaphores ; Hegel, sans le savoir, s’instruit à son école.