(1761) Querelles littéraires, ou Mémoires pour servir à l’histoire des révolutions de la république des lettres, depuis Homère jusqu’à nos jours. Tome I « Mémoires pour servir à l’histoire des gens-de-lettres ; et principalement de leurs querelles. Querelles particulières, ou querelles d’auteur à auteur. — Démosthéne, et Eschine. » pp. 42-52
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(1761) Querelles littéraires, ou Mémoires pour servir à l’histoire des révolutions de la république des lettres, depuis Homère jusqu’à nos jours. Tome I « Mémoires pour servir à l’histoire des gens-de-lettres ; et principalement de leurs querelles. Querelles particulières, ou querelles d’auteur à auteur. — Démosthéne, et Eschine. » pp. 42-52

Démosthéne, et Eschine.

Lorsque Alexandre & Darius combattoient dans les plaines d’Arbelles pour l’empire de l’Asie, Démosthène & Eschine se disputoient dans la Grèce celui de l’éloquence. Mais les deux monarques étoient moins acharnés à leur perte, & moins ambitieux que les deux orateurs. Jamais rivalité ne fut plus grande.

Démosthène étoit Athénien, &, de même que le trop célèbre Rollin, fils d’un coutelier. Resté sans père & sans mère à l’âge de sept ans, il ne reçut aucune éducation jusqu’à celui de quinze. Mais, avec du génie, on supplée à tout. Il fut disciple d’Isocrate, ensuite d’Isée. Sous ces grands maîtres d’éloquence, il le devint bientôt lui-même ; &, dès l’âge de dix-sept ans, il plaida contre ses tuteurs, & les fit condamner à lui payer trente talens qu’il eut la générosité de leur remettre. Son ame n’étoit ouverte qu’à l’ambition. Celle des conquérans lui paroissoit moins juste & moins flatteuse que celle de règner sur ses concitoyens par le talent de la parole. Il avoit la première qualité d’un orateur, & sans laquelle toutes les autres ne sont rien ; le génie. Mais il étoit né bègue. L’art lui fut d’un grand secours. Avec des cailloux qu’il mit dans sa bouche, & qu’il conservoit en parlant très-haut, il parvint à délier sa langue, à se procurer une bonne prononciation. Il s’apprit encore à bien placer ses épaules, en s’exerçant dans une espèce de tribune, au-dessus de laquelle pendoit une hallebarde dont la pointe l’avertissoit de ne pas tant les hausser. Il prononçoit ses harangues devant un miroir, afin de mieux régler son geste. Quelque génie qu’il eût reçu de la nature, il ne se croyoit pas dispensé de l’étude : il ne connoissoit qu’elle. Il s’enfermoit dans des lieux souterreins pour y travailler à la lueur d’une lampe, la tête rasée à demi. Dans cet état bisarre, il étoit plusieurs mois sans paroître. De peur cependant que, fait au silence, aux ténèbres, il ne fût troublé dans la tribune aux harangues par le tumulte des assemblées populaires, il sortoit quelquefois de cette retraite ; &, pour se précautionner contre le bruit, il alloit haranguer les flots impétueux de la mer. Il falloit que tous ses plaisirs, tous ses amusemens fussent subordonnés à son amour extrême de la gloire.

Eschine n’en étoit pas moins passionné. Mais il joignoit à ce goût celui du monde, du jeu, de la table & de la société ; le luxe, le faste & la magnificence. Il accordoit l’ambition avec la vanité. Doué de beaucoup moins d’imagination & de génie que Démosthène, il avoit en récompense les talens extérieurs, une figure intéressante, un son de voix admirable, un débit frappant. Il étoit monté sur le théâtre dans sa jeunesse ; & l’action de l’orateur se ressentit toujours de sa première profession. Voilà de quels hommes, de quels génies dépendoit la destinée de la république d’Athènes. Ils aspiroient également à la gouverner, à s’immortaliser avec elle. Ils briguoient les occasions de la servir, de jetter les fondemens de cet empire que donnent sur les esprits les talens & la supériorité des lumières.

La république les employa tous deux. Ils furent envoyés auprès de Philippe, roi de Macédoine, pour traiter avec lui d’une affaire importante ; mais leur ambassade ne réussit point. Les deux orateurs vouloient subjuguer Philippe, père d’Alexandre, & plus grand homme que son fils ; & le rusé monarque joua les deux orateurs. De retour à Athènes, ils rejettèrent l’un sur l’autre le mauvais succès de leur commission. Démosthène accusa le premier son collègue d’avoir prévariqué dans ses fonctions, & trahi la patrie. Eschine devoit être perdu ; mais l’accusation n’eut aucune suite, parce que la personne chargée d’entamer le procès, accusée elle-même alors de toutes sortes de crimes, ne put être écoutée en justice. Ainsi tout l’odieux de cette accusation retomba sur Démosthène.

Son rival apprit à le connoître, & médita des projets de vengeance. Il l’éclairoit de près ; il ne songeoit qu’à le faire repentir de cette démarche. Démosthène, de son côté, observoit son adversaire avec plus de malignité que jamais. La moindre distinction que la république accordoit à l’un, faisoit le désespoir de l’autre. Arrive dans ces circonstances la fameuse histoire de la couronne, dont voici les détails.

Depuis les journées si brillantes de Platée, de Salamine & de Marathon, Athènes étoit déchue de sa gloire. Cette ville, l’exemple des autres, l’asyle des beaux arts, des sciences & des vertus, alloit tomber sous un conquérant ambitieux. Philippe, vainqueur à Chéronée, la menaçoit. Ses murs étoient dans un état déplorable. Il falloit un citoyen assez courageux, assez riche pour entreprendre de les réparer. Démosthène fut ce citoyen. Il offrit ses secours, qui furent acceptés. En très-peu de temps, Athènes se trouva hors d’insulte de l’ennemi. Le peuple est au comble de la joie. Un ami de Démosthène, appellé Ctésiphon, profitant de l’enthousiasme de ses concitoyens, les invite à témoigner leur reconnoissance à leur bienfaiteur. Il leur propose de faire décerner à Démosthène une couronne d’or en plein théâtre. Un héraut devoit y déclarer qu’une pareille distinction étoit la récompense des vertus de l’orateur. Rien ne parut plus juste aux Athéniens que la proposition de Ctésiphon ; & la couronne d’or fut décernée.

Accorder ce triomphe à Démosthène, c’étoit enfoncer le poignard dans le cœur d’Eschine. Celui-ci, bassement jaloux de ce comble de gloire, désespéré de la seule idée de l’appareil, se croit perdu d’honneur, s’il n’empêche l’exécution de la fête. Il s’élève contre le décret porté par ses concitoyens ; il les appelle téméraires, insensés, ennemis des loix & de l’état. Il leur répète qu’ils vont couronner le plus scélérat des hommes. On frémit à ce mot, on suspend l’exécution du décret, on demande le fondement des accusations intentées contre Démosthène, & l’on attend sa défense. Les deux célèbres orateurs se préparent à faire assaut d’éloquence & de génie. La Grèce entière veut être arbître de leur différend. On accourt en foule dans la ville d’Athènes. On attend avec impatience l’issue de cette grande affaire.

Eschine, comme accusateur, parle le premier. Attaquant Démosthène dans la personne de Ctésiphon, il avance, dans son discours, que celui-ci, par sa demande, a violé les loix fondamentales de la république. Oui, dit-il, & je le prouve. Ctésiphon les a violées en trois manières : 1°. En voulant faire couronner un citoyen encore comptable ; 2°. en indiquant le théâtre pour le lieu de la proclamation ; 3°. en représentant comme le soutien de la patrie celui-là même qui la trahit. L’orateur revient sur chacun des trois chefs d’accusation ; il n’en est point qui ne soit chargé de quelque histoire scandaleuse. Les termes de fourbe, de calomniateur, de scélérat, d’impie, de débauche, sont les épithètes qu’on y donne à Démosthène. Son courage à parler en public, & sa poltronnerie dans les combats, y contrastent plaisamment. On trouve dans la harangue d’Eschine des morceaux de la plus grande éloquence ; mais on y voit aussi des choses foibles & déplacées. Il fut applaudi par le peuple avec transport. Ctésiphon lui-même ne crut pas qu’on pût mieux faire. Il ne vit qu’en tremblant son ami Démosthène se mettre en état de répondre.

Ce n’étoit pas lui rendre justice. A peine cet orateur a-t-il commencé de parler, que sa cause paroît triomphante. La persuasion est sur ses lèvres. Ce ne sont pas des fleurs, des graces, du brillant qu’il cherche à répandre comme son antagoniste. Tous les traits de son éloquence simple & rapide sont mâles & sublimes. Eschine est un ruisseau qui coule entre des rivages enchantés ; c’est une lumière plus douce que forte. Démosthène est un torrent auquel il faut que tout cède, un foudre qui embrase tout. Il n’est jamais plus grand, plus redoutable, que lorsqu’on le voit suivre la marche de son ennemi, le terrasser à chaque pas, le faire tomber dans des contradictions grossières dont il profite habilement. On lit encore avec plaisir, dans toutes les langues de l’Europe, son discours pour la défense de Ctésiphon, ou plutôt pour la sienne propre. On y admire l’élévation de son ame, la trempe de son génie. On y reconnoît le ton, la noble audace d’un orateur qui disposoit de tout dans Athènes, des emplois militaires & politiques ; qui armoit ou désarmoit à son gré ses concitoyens ; qui se faisoit plus redouter lui seul de Philippe, que des armées entières. On y voit enfin Démosthène ainsi que dans ses Philippiques, parce que le sublime est de tous les temps, de toutes les nations, & qu’il se soutient sans le stile, comme le diamant brille sans la monture.

Quelle tache néanmoins pour la gloire de ce grand homme, que les invectives grossières dans lesquelles il se répand contre son rival ! « Maudit monstre de scélératesse, puissent tous les dieux, & tous les hommes qui m’écoutent, concourir à t’exterminer, mauvais citoyen, traître détestable, infâme excrément de théâtre ! »

Démosthène triompha ; mais son plus beau triomphe fut la manière dont il usa de la victoire. Eschine, condamné à l’exil pour l’avoir injustement accusé, se trouve sans argent & sans aucun secours. Son vainqueur l’apprend, vole à lui la bourse à la main, & met tant de noblesse dans ses offres, qu’il l’oblige à les accepter. Eschine, frappé de cette grandeur d’ame, s’écrie alors : « Comment ne regretterois-je pas une patrie où je laisse un ennemi si généreux, que je désespère de rencontrer ailleurs des amis qui lui ressemblent ? »

Rhodes fut le lieu de son exil. Il lut un jour aux Rhodiens les deux discours sur la couronne. Voyant qu’après avoir beaucoup goûté le sien, ils applaudissoient davantage à celui de Démosthène : Eh ! que seroit-ce , dit-il, si vous l’aviez entendu lui-même ?

Trois ans après, Démosthène fut également exilé, mais pour un trait qui flétrit toutes ses belles actions. Alexandre demandoit aux Athéniens qu’ils lui livrassent un certain Harpalus, dont il vouloit tirer quelque vengeance. Ils balançoient sur le parti qu’ils prendroient. Démosthène leur conseille de satisfaire le monarque. Ce même Harpalus imagine alors d’envoyer une coupe d’or à Démosthène, qui la reçoit. L’affaire d’Harpalus est remise en délibération ; grand embarras pour Démosthène. Comment oser changer d’avis ? Pour n’être soupçonné de rien, il feint d’avoir un rhûme. Il vient à l’assemblée, le col tout enveloppé. Mais l’imposture de l’orateur, corrompu par l’or, fut découverte & punie par l’exil. Autant Eschine, homme de plaisir & du monde, supporta le sien avec courage ; autant Démosthène, homme farouche, montra de foiblesse.

Ce fléau de Philippe & des rois ne recouvra sa gloire qu’à la mort. Il aima mieux se la donner, que de tomber entre les mains d’Antipater. Arrêté par Archias, il feignit d’avoir à écrire à un de ses parens, & suça le poison qu’il avoit mis dans sa plume. Les Athéniens lui rendirent les honneurs qu’il méritoit. Ils lui firent dresser une statue d’airain, avec cette inscription ;

Si la force eût toujours secondé ton grand cœur,
La Grèce n’eût jamais fléchi sous un vainqueur.