Madame, duchesse d’Orléans.
(D’après les Mémoires de
Cosnac.)
Deux volumes écrits par un homme du siècle de
Louis XIV, et dont Mme de Sévigné disait : « Il a
bien de l’esprit »
, ne sauraient se lire avec trop d’attention. Au
premier abord, ces Mémoires de Cosnac plaisent assez peu et
semblent ne répondre qu’imparfaitement à la réputation de l’auteur : ce n’est
que peu à peu, en avançant, ou quand on les a quittés, qu’on s’aperçoit qu’ils
ont augmenté nos connaissances sur bien des points et enrichi notre jugement.
Aujourd’hui, il me plairait d’en détacher la plus belle et la plus intéressante
figure, celle de Madame, à laquelle Cosnac eut l’honneur de se dévouer par un
libre choix et pour laquelle il eut la gloire de souffrir. Le portrait qu’il
retrace d’elle ne pâlit point, même à côté des plus grands et des plus touchants
que nous connaissons : il se lit avec plaisir après l’Oraison
funèbre de Bossuet ; il ajoute heureusement à ce qu’ont dit Mme de La Fayette, Choisy et La Fare.
Mme de La Fayette a donné de Madame Henriette la plus
agréable histoire, et telle que toute femme délicate,
et née princesse par le cœur, la peut souhaiter. C’est un récit écrit d’après
une confidence, et destiné à celle même qui a raconté, qui sourit en se revoyant
si justement, si légèrement peinte, et qui, avec une douce malice, prend à
quelques endroits la plume pour y retoucher. Madame, après son dîner, aimait à
se coucher sur des carreaux ; elle s’approchait de Mme de La Fayette, « en sorte que sa tête était quasi sur ses
genoux »
, et, dans cette position familière et charmante, elle lui
racontait le détail de son cœur, ou elle en écoutait l’histoire écrite d’après
elle, et elle se regardait au miroir que son amie lui en offrait. Quand on lit
aujourd’hui cette histoire si fine, si courue, si touchée à peine, si arrêtée à
temps, on a besoin de quelque retour d’imagination pour en ressaisir toute la
grâce et en recréer l’enchantement. Il y règne comme un léger duvet des fruits
dans leur première fleur, qui s’efface si vous appuyez. La jeune princesse
d’Angleterre, élevée en France pendant les malheurs de sa maison, fut destinée à
épouser Monsieur, frère du roi, aussitôt que le jeune roi eut épousé l’infante
d’Espagne, et vers le temps où Charles II venait d’être restauré sur le trône de
ses pères. Étant allée avec la reine sa mère faire visite à Londres à son royal
frère pendant les premiers temps de cette restauration, elle y enflamma les
cœurs et y fit l’essai de ses charmes ; elle avait au plus dix-sept ans.
« Elle avait, dit Choisy, les yeux noirs, vifs, et pleins du feu
contagieux que les hommes ne sauraient fixement observer sans en ressentir
l’effet ; ses yeux paraissaient eux-mêmes atteints du désir de ceux qui les
regardaient. Jamais princesse ne fut si touchante… »
De retour en
France, elle y fut l’objet de tous les empressements imaginables, y compris ceux
de Monsieur, qui « continua, jusqu’à son mariage, à lui rendre des
devoirs auxquels il ne manquait que de l’amour ; mais le miracle d’enflammer
le cœur de ce
prince n’était réservé à aucune
femme du monde »
.
À côté de Monsieur, il y avait un jeune seigneur qui, en ce temps-là, était son
favori : c’était le comte de Guiche, le plus beau jeune homme de la Cour, le
mieux fait, hardi, fier, avec un certain air avantageux qui ne déplaît pas aux
jeunes femmes, et qui accomplit à leurs yeux le héros de roman. Le comte de
Guiche, à tous égards, en était un parfait. Monsieur, sans être amoureux, était
jaloux, ce qui n’est pas rare. Il ne sut pas l’être assez tôt pour le comte de
Guiche, à qui, en l’introduisant dans l’intimité de la princesse, il faisait
admirer des charmes qui d’eux-mêmes se sentaient assez et étaient irrésistibles.
Il y eut, dans ces années (1661-1662), des saisons uniques de fraîcheur et de
jeunesse, et qui se peuvent proprement appeler le printemps du règne de
Louis XIV. Tout s’ouvrait à la joie, à la galanterie, aux idées de gloire et
d’amour, et aussi à l’esprit qui y avait part : car, à peine Madame fut-elle
mariée et se fut-elle détachée de la reine sa mère qui la gardait à ses côtés,
« ce fut une nouvelle découverte de lui trouver l’esprit aussi
aimable que le reste »
. Quelque temps après son mariage, Madame vint
loger chez Monsieur aux Tuileries ; elle ne quitta plus tard ce logement que
pour le Palais-Royal, de sorte qu’elle était bien une princesse parisienne.
Monsieur lui-même, tout indolent qu’il était, se piquait d’être bien à Paris.
Quand la Cour était ailleurs, il aimait à revenir faire de petits voyages et des
séjours dans la capitale ; il y mettait même une sorte de malice à l’égard du
roi, à qui il se flattait que ces voyages déplaisaient :
Mais c’est qu’en effet, nous dit Cosnac, ils lui donnaient à lui la joie d’avoir une cour particulière ; car il était ravi lorsqu’il voyait dans le Palais-Royal une grande affluence de beau monde, qui venait pour l’amour de lui, à ce qu’il disait, quoique ce ne fût que pour Madame. Il n’oubliait toutefois rien pour caresser chacun, et l’on remarquait visiblement qu’il était plus ou moins gai, selon qu’il y avait chez lui une plus grande ou plus petite cour. Cependant, comme je ne voyais pas que ces voyages fissent l’effet qu’il devait désirer, et qu’au contraire je jugeais, par ce que lui-même me disait, qu’au commencement ils avaient aigri Sa Majesté, et qu’ensuite elle s’en était moquée, je ne pus jamais avoir la complaisance d’applaudir à cette conduite, et je lui dis que je ne croyais pas qu’il fût prudent de donner de petits déplaisirs à quiconque pouvait si aisément lui en donner de grands. Mais Monsieur était si satisfait de pouvoir, tous les soirs qu’il passait à Paris, demander à dix ou douze personnes en particulier : « Eh bien ! n’ai-je pas bien du monde aujourd’hui ? » que c’était s’opposer à ses plaisirs que de lui représenter de telles vérités ; et ses plaisirs l’emportaient toujours dans son esprit sur les plus importantes affaires.
Ainsi Monsieur, ce père de la branche des d’Orléans, et, en général, un père si faible et si peu digne, avait cela déjà de ses successeurs, d’aimer à tenir sa cour au Palais-Royal et à être bien vu à Paris, à y faire un peu concurrence au roi ; si nul qu’il fût, la vanité chez lui devançait et devinait la politique.
Mais je laisse vite cet aperçu et ce présage qui serait un anachronisme en ce qui est de Madame et du charme tout idéal des commencements (1661). Elle venait de s’installer aux Tuileries ; elle y avait fait choix de ses dames et de ses amies, que Mme de La Fayette, qui en était, nous énumère :
Toutes ces personnes, dit l’aimable historien, passaient les après-dîners chez Madame. Elles avaient l’honneur de la suivre au Cours ; au retour de la promenade, on soupait chez Monsieur ; après le souper, tous les hommes de la Cour s’y rendaient, et on passait le soir parmi les plaisirs de la comédie, du jeu et des violons ; enfin on s’y divertissait avec tout l’agrément imaginable, et sans aucun mélange de chagrin.
Au voyage de Fontainebleau qui se fit à peu de temps de là, Madame
porta la joie et les plaisirs. Le roi, qui précédemment avait peu souri à l’idée
de l’épouser, « connut, en la voyant de plus près, combien
il avait été injuste en ne la trouvant pas la plus belle
personne du monde »
. Ici le roman commence, ou plutôt mille romans à
la fois. Madame devient la reine du moment, et ce moment durera jusqu’à sa
mort ; elle donne le ton à toute cette jeune cour, dispose de toutes les parties
de divertissements :
Elles se faisaient toutes pour elle, et il paraissait que le roi n’y avait de plaisir que par celui qu’elle en recevait. C’était dans le milieu de l’été : Madame s’allait baigner tous les jours ; elle partait en carrosse à cause de la chaleur, et revenait à cheval, suivie de toutes les dames, habillées galamment, avec mille plumes sur leur tête, accompagnées du roi et de la jeunesse de la Cour. Après souper, on montait dans des calèches, et, au bruit des violons, on s’allait promener une partie de la nuit autour du canal.
Mme de La Fayette, qui nous donne ainsi le
cadre du roman, nous met aussi dans les mains quelques-uns des fils qui
agitaient et mêlaient entre eux ces jeunes cœurs : le roi plus touché qu’un
beau-frère ne doit l’être, Madame plus sensible peut-être qu’il n’est permis à
une belle-sœur ; entre eux deux ce goût vif, précurseur presque assuré de
l’amour ; La Vallière naissante qui vient bien à point pour détourner le
charme ; le comte de Guiche, en même temps, qui fait auprès de Madame quelque
chose du même chemin que La Vallière faisait auprès du roi. Jalousies, soupçons,
rivalités, déguisements, des confidents qui se font valoir et qui sont des
traîtres, c’est l’éternelle histoire de tous les groupes jeunes et amoureux,
livrés à eux-mêmes dans les loisirs et sous les ombrages ; mais ici ce sont des
jeunesses royales et qui brillent au matin du plus beau règne ; l’histoire les
fixe, la littérature, à défaut de la poésie, en a consacré le souvenir ; une
plume de femme les a racontées dans une langue polie, pleine de négligences
décentes ; le regard de la postérité s’y reporte
avec
envie. Pour s’expliquer qu’au milieu de ces pièges et de ces périls où elle se
jouait, Madame n’ait point failli, pour qu’elle ait pu dire sincèrement à
Monsieur, à l’article de la mort : « Monsieur, je ne vous ai jamais
manqué »
, il faut se rappeler et les difficultés de sa situation si
observée, et aussi son âge avec cette sorte d’innocence qui accompagne les
imprudences de la première jeunesse. Pour moi, toutes ces grandes et toutes ces
demi-passions qui n’aboutissent pas, telles que Mme de La Fayette nous les montre dans son histoire, et telles que j’y
crois, ne s’expliquent, en effet, que par cette jeunesse première. Quand le
comte de Guiche fut exilé en 1664, Madame, qui avait vingt ans, était déjà
devenue plus prudente : « Madame, nous dit Mme de La Fayette, ne voulait pas qu’il lui dît adieu, parce qu’elle
savait qu’on l’observait, et qu’elle n’était plus dans cet âge où ce qui
était périlleux lui paraissait plus agréable. »
Tous ces aimables
engagements, ces hasards, ces entrecroisements de désirs et d’intrigues de cœur
se rapportent donc surtout à sa jeunesse d’avant vingt ans.
Ces amours, cet exil du comte de Guiche, avaient fait bruit, et il en résulta un
de ces libelles imprimés en Hollande, auxquels Bussy-Rabutin a le triste honneur
d’avoir donné l’exemple par ses Histoires amoureuses. Madame,
informée à temps, et redoutant l’effet de ce libelle sur Monsieur, s’adressa à
Cosnac pour qu’il prévînt le prince et allât au-devant de son mécontentement. Ce
qui la chagrinait surtout, c’était l’impression du libelle (1666) ; Cosnac se
chargea de l’arrêter. Il dépêcha en Hollande un homme intelligent, M. Patin,
fils de Guy Patin, pour qu’il vît tous les libraires qui pouvaient avoir le
livre entre les mains. Celui-ci « s’acquitta si bien de sa commission,
dit Cosnac, qu’il fit faire par les États des défenses de l’imprimer, retira
dix-huit cents exemplaires déjà tirés, et me
les apporta à Paris ; et je les remis, par ordre de Monsieur, entre les
mains de Mérille (le premier valet de chambre). Cette affaire me coûta
beaucoup de peine et d’argent ; mais, bien loin d’y avoir regret, je m’en
tins trop payé par le gré que Madame me témoigna. »
Cette affaire lia plus particulièrement Cosnac avec Madame, et, dès ce moment, on le vit, en toute occasion, épouser ses intérêts et la servir. Ce fut le moment aussi où il agit avec le plus de zèle sur l’esprit de Monsieur pour le porter à devenir un prince digne d’estime et à la hauteur de sa naissance. J’ai dit comment il y échoua. L’influence du chevalier de Lorraine, à la fin de la campagne de 1667, ruina ses efforts, et cet indigne favori, qui vit en lui un ennemi naturel, ne négligea rien pour le perdre et pour l’éloigner. Je fais grâce des misérables intrigues domestiques dans lesquelles avait à lutter, à cette époque, cette âme si élevée et si délicate de Madame. Cosnac complète ici une lacune qui se trouve dans l’histoire de Mme de La Fayette, et il nous fait entrer dans les misères quand l’autre nous a donné le roman. Cet attachement pour Madame est certainement le plus bel et le plus honorable endroit de la vie de Cosnac. Lorsqu’il eut été exilé dans son diocèse, Madame ne cessa de lui écrire et de désirer, de demander son rappel ; cette instance même allait contre le but :
Le roi, dit Cosnac, crut que Madame ne pouvait pas conserver un si violent et si continuel désir de mon retour, sans que nous eussions ensemble de grandes liaisons, et sans que je lui fusse fort nécessaire ; et ces liaisons, selon les idées qu’on lui en avait données, lui paraissaient une cabale formée, qu’on ne pouvait détruire avec trop de soin.
Il n’y avait point de cabale ; mais Madame, parmi les personnes
attachées au prince son mari, avait distingué un homme capable,
un ambitieux généreux et de mérite, et elle se l’était
acquis, elle avait voulu le faire servir à l’accomplissement de ses propres
vues, qui devenaient plus sérieuses avec l’âge. Dans le méchant libelle dont
Cosnac avait envoyé chercher les ballots en Hollande, il y avait une phrase
entre autres, qui n’était pas si mal tournée : « Elle a, disait-on de
Madame, un certain air languissant, et quand elle parle à quelqu’un, comme
elle est tout aimable, on dirait qu’elle demande le cœur, quelque
indifférente chose qu’elle puisse dire. »
Cette douceur du regard de
Madame avait opéré sur l’âme assez peu sensible de Cosnac, et, sans y mêler
ombre de sentiment galant, il s’était laissé prendre le cœur à celle qui le
demandait si doucement et si souverainement. Pendant qu’il était en exil à
Valence, Madame s’était trouvée choisie par Louis XIV, qui l’appréciait de plus
en plus, comme médiatrice auprès du roi Charles II son frère, qu’il s’agissait
de détacher de l’alliance de la Hollande, et aussi d’amener à se déclarer
catholique. Louis XIV tenait à ce second point bien moins pourtant qu’au
premier37. L’affaire était si avancée, et même pour le point le plus
délicat, pour la déclaration de catholicité, Madame la supposait si près de se
conclure, qu’elle crut pouvoir avertir Cosnac d’un grand présent et d’une
surprise qu’elle lui préparait. Il reçut donc une lettre de Madame, datée de
Saint-Cloud le 10 juin 1669, qui portait :
Dans la douleur que vous devez avoir des injustices qu’on vous fait, il y en aurait beaucoup que vos amis ne songeassent pas aux consolations qui peuvent vous aider à supporter vos disgrâces. Mme de Saint-Chaumont (gouvernante des enfants d’Orléans) et moi, avons, pour y parvenir, résolu que vous auriez un chapeau de cardinal. Cette pensée, je m’assure, vous paraîtra visionnaire d’abord, voyant ceux de qui dépendent ces sortes de grâces, si éloignés de vous en faire ; mais, pour vous éclaircir cette énigme, sachez que, parmi une infinité d’affaires qui se traitent entre la France et l’Angleterre, cette dernière en aura dans quelque temps, à Rome, d’une telle conséquence et pour lesquelles on sera si aise d’obliger le roi mon frère, que je suis assurée qu’on ne lui refusera rien ; et j’ai pris mes avances auprès de lui pour qu’il demandât, sans nommer pour qui, un chapeau de cardinal, lequel il m’a promis, et ce sera pour vous ; ainsi vous pouvez compter là-dessus…
Ce chapeau de cardinal, qu’elle montre ainsi à l’improviste prêt à
tomber sur un homme en disgrâce, fait un singulier effet, et on reste convaincu
encore, même après avoir lu, qu’il y avait là-dedans un peu de vision et de
fantaisie, comme les femmes qui ont le plus d’esprit en mêlent volontiers à leur
politique. Il faut rendre à Cosnac cette justice qu’il ne s’y laissa point
éblouir, et qu’il vit surtout dans cette idée ce que nous y voyons aujourd’hui,
un haut témoignage de l’estime de Madame : « Quelque ambitieux qu’on
m’ait cru dans le monde, je puis dire avec sincérité que ce qui me flattait
le plus dans cette lettre, c’était d’y voir l’augmentation de l’amitié de
Madame. Ce fut, à vrai dire, ce seul honneur auquel je fus le plus
sensible. »
Il était dans ces termes d’amitié et de correspondance
étroite avec la noble princesse ; il venait de recevoir d’elle toutes sortes de
nouveaux témoignages d’intérêt et d’affection sur sa fâcheuse mésaventure de
Paris, au commencement de 1670. Durant le voyage de Douvres, où elle était allée
voir le roi son frère et le décider à signer le traité avec Louis XIV (1er juin), elle avait pensé à ce pauvre M. de Valence. Au
retour du voyage, quatre jours avant sa mort, le 26 juin, elle lui écrivait
encore :
Je ne suis pas surprise de la joie que vous me témoignez avoir de mon voyage d’Angleterre ; il m’a été très agréable, et, quelque persuadée que je fusse de l’amitié du roi mon frère, je l’ai trouvée encore plus grande que je ne l’espérais ; aussi ai-je trouvé dans toutes les choses qui dépendaient de lui tout l’agrément que je pouvais désirer. Le roi même, à mon retour, m’a témoigné beaucoup de bonté ; mais pour Monsieur, rien n’est égal à son acharnement pour trouver moyen de se plaindre. Il me fit l’honneur de me dire que je suis toute-puissante, et que je puis ce que je veux ; que, par conséquent, si je ne fais pas revenir le chevalier (le chevalier de Lorraine, alors exilé par ordre du roi), je ne me soucie pas de lui plaire, et joint ensuite des menaces pour le temps à venir. Je lui ai représenté combien peu ce retour dépendait de moi, et combien peu je faisais ce que je voulais, puisque vous étiez où vous êtes. Au lieu de voir la vérité et de s’adoucir par là, il a pris cette occasion de vous faire du mal auprès du roi, et de tâcher à m’y rendre de mauvais offices.
Cette lettre renferme encore l’expression d’une douleur bien sensible pour une mère. Cosnac avait écrit une petite lettre à la fille de Madame, pour lors âgée de huit ans, qu’il avait prise en affection pour l’avoir vue chez Mme de Saint-Chaumont, sa gouvernante. Cette lettre, qui avait été remise avec assez de mystère, avait fait mauvais effet, et Madame là-dessus lui disait :
Je vous ai plusieurs fois blâmé de la tendresse que vous avez pour ma fille : au nom de Dieu, défaites-vous-en. C’est un enfant incapable de sentir là-dessus ce qu’elle doit, et nourrie présentement à me haïr. Contentez-vous d’aimer les personnes qui en sont aussi reconnaissantes que je le suis, et qui ressentent aussi vivement que je fais la douleur de ne se pas voir en état de vous tirer de celui où vous êtes.
C’est trois jours après cette lettre écrite, que le 29 juin, sur le soir, vers cinq heures, Madame étant à Saint-Cloud, demanda un verre d’eau de chicorée à la glace ; elle le prit, et neuf ou dix heures après, à deux heures et demie du matin, le 30, elle expira dans toutes les douleurs de la plus violente colique. On a les détails de ses moindres actions et de ses paroles dans l’intervalle. En cette soudaine atteinte où la mort la prit comme à la gorge, elle garda sa présence d’esprit, pensa aux choses essentielles, à Dieu, à son âme, à Monsieur, au roi, aux siens, à ses amis, adressa à tous des paroles simples, vraies, d’une mesure charmante et, s’il se peut dire, d’une décence suprême. Dans le premier moment, ou avait fait venir un docteur Feuillet, chanoine de Saint-Cloud, grand rigoriste : ce docteur ne ménagea en rien la princesse ; il lui parla presque durement ; écoutons son récit à lui-même :
À onze heures du soir, elle m’envoya appeler en grande diligence. Étant arrivé proche de son lit, elle fit retirer tout le monde, et me dit : « Vous voyez, monsieur Feuillet, en quel état je suis réduite. » — « En un très bon état, madame, lui répondis-je : vous confesserez à présent qu’il y a un Dieu que vous avez très peu connu pendant votre vie. »
Il lui dit que toutes ses confessions passées ne comptaient pas,
que toute sa vie n’avait été qu’un péché ; il l’aida, autant que le temps le
pouvait permettre, à faire une confession générale. Elle la fit avec de grands
sentiments de piété. Un capucin, son confesseur ordinaire, était avec
M. Feuillet près de son lit ; ce bon religieux voulait lui parler et se perdait
en longs discours. Elle regarda Mme de La Fayette présente
avec un mélange de pitié et de souffrance ; puis se retournant vers le capucin :
« Laissez parler M. Feuillet, mon père, lui dit-elle avec une douceur
admirable (comme si elle eût craint de le fâcher) ; vous parlerez à votre
tour. »
Cependant ce docteur Feuillet lui disait à haute voix de
rudes paroles : « Humiliez-vous, Madame ; voilà toute cette trompeuse
grandeur anéantie sous la pesante main de Dieu. Vous n’êtes qu’une misérable
pécheresse, qu’un vaisseau de terre qui va tomber, et qui se cassera en
pièces, et de toute cette grandeur il n’en restera aucune trace. »
— « Il est vrai, ô mon Dieu ! »
s’écriait-elle, acceptant
tout avec soumission de la bouche de ce prêtre de mérite, mais rude, et y mêlant
en échange ce
qui était inaltérable en elle, quelque
chose d’obligeant et de doux. On était allé chercher en toute hâte à Paris
M. de Condom, Bossuet. Le premier courrier ne le trouva point chez lui ; on en
dépêcha un second et un troisième. Elle était à l’extrémité, elle venait de
prendre le dernier breuvage quand il arriva. Ici la relation du sévère docteur
Feuillet change de ton et s’émeut sensiblement : « Elle fut aussi aise de
le voir, dit-il, comme il fut affligé de la trouver aux abois. Il se prosterna contre terre et fit une prière qui me charma ; il
entremêlait des actes de foi, de confiance et
d’amour. »
Prière de Bossuet prosterné à genoux au lit de mort de Madame, épanchement naturel et prompt de ce grand cœur attendri, vous fûtes le trésor secret où il puisa ensuite les grandeurs touchantes de son Oraison funèbre, et ce que le monde admire n’est qu’un écho retrouvé de ces accents qui jaillirent alors à la fois et se perdirent au sein de Dieu avec gémissement et plénitude !
Comme Bossuet achevait de parler ou pendant même qu’il parlait encore, la
première femme de chambre de Madame s’approcha d’elle pour lui donner quelque
chose dont elle avait besoin ; profitant de l’occasion, Madame lui dit en
anglais, afin que Bossuet ne l’entendît pas, conservant ainsi jusqu’à la mort
toute la délicatesse de son procédé et la politesse de son esprit :
« Donnez à M. de Condom, lorsque je serai morte, l’émeraude que
j’avais fait faire pour lui. »
— C’est ce dont Bossuet s’est souvenu
jusque dans l’Oraison funèbre : « Cet art de donner
agréablement qu’elle avait si bien pratiqué durant sa vie, l’a suivie, je le
sais, jusqu’entre les bras de la mort. »
Madame fut-elle empoisonnée ? Il est convenu aujourd’hui de le nier, et il semble établi de dire quelle est morte d’un choléra-morbus. L’autopsie officielle, en partie exigée par la politique, sembla le constater, et on insista fort sur les lésions profondes de constitution, que recouvrait cette enveloppe gracieuse. Le sentiment, ou plutôt la sensation immédiate de Madame, fut qu’elle était empoisonnée. Elle le dit devant Monsieur, demandant qu’on regardât à cette eau qu’elle avait bue :
J’étais dans la ruelle, auprès de Monsieur, dit Mme de La Fayette, et, quoique je le crusse fort incapable d’un pareil crime, un étonnement ordinaire à la malignité humaine me le fit observer avec attention. Il ne fut ni ému, ni embarrassé de l’opinion de Madame ; il dit qu’il fallait donner de cette eau à un chien ; il opina, comme Madame, qu’on allât quérir de l’huile et du contrepoison, pour ôter à Madame une pensée si fâcheuse.
C’est dans ces termes modérés et circonspects que Mme de La Fayette justifie Monsieur. La lettre écrite à Cosnac le
26 juin nous a montré Monsieur plus acharné que jamais contre
Madame et lui faisant des menaces pour l’avenir. Une autre
lettre écrite à la veille du voyage d’Angleterre, le 28 avril 1670, exprimait
les craintes de Madame et ses tristes présages en des termes bien énergiques et
bien précis : « Monsieur est toujours trop aigri sur mon sujet, et je
dois m’attendre à bien des chagrins au retour de ce voyage… Monsieur veut
que je fasse revenir le chevalier, ou bien me traiter comme la
dernière des créatures. »
Notez qu’elle morte, le chevalier
reparut presque aussitôt à la Cour. Mais on ne voit pas que Cosnac ait tiré, de
ces lettres à lui adressées, aucune induction précise, ni qu’il leur ait fait
rendre aucun mauvais sens. Il n’exprime pour son compte aucun soupçon.
Il ne laisse éclater que sa douleur, et c’est ici que je demande à citer en entier une page qui fait honneur à celui qui l’a écrite, et qui complète bien le concert d’oraisons funèbres dont Madame a été l’objet :
Je n’entreprendrai pas, dit-il, d’exprimer l’état où je me trouvai (en apprenant la nouvelle de cette mort). Puisqu’il y a eu des personnes qui sont mortes de douleur, il m’est honteux d’avoir pu survivre à la mienne. Tout ce que le respect, l’estime, la reconnaissance, l’ambition, l’intérêt, peuvent inspirer de réflexions affreuses, me passa mille fois dans l’esprit. Mon tempérament y résista, je n’en fus pas même malade ; mais ma vie devint si chagrine et si languissante, qu’elle ne valait guère mieux que la mort. Pour la perte de ma fortune, je n’y fus pas trop sensible ; je n’avais jamais pu me persuader que les espérances que l’on me donnait fussent solides, quoiqu’à juger par toutes les apparences, le succès en fût indubitable ; mais perdre une si grande, si parfaite, si bonne princesse, une princesse qui pouvait réparer le tort que ma chute m’avait fait ; non, si j’avais eu le cœur véritablement délicat et sensible, il m’en devait coûter la vie. Il faut, pour justifier mon dévouement à cette princesse, et pour ma consolation, que je trace une légère idée de ses vertus. (Et ici commence le portrait en forme, dans le goût du temps :)
Madame avait l’esprit solide et délicat, du bon sens, connaissant les choses fines, l’âme grande et juste, éclairée sur tout ce qu’il faudrait faire, mais quelquefois ne le faisant pas, ou par une paresse naturelle, ou par une certaine hauteur d’âme qui se ressentait de son origine, et qui lui faisait envisager un devoir comme une bassesse. Elle mêlait dans toute sa conversation une douceur qu’on ne trouvait point dans toutes les autres personnes royales : ce n’est pas qu’elle eût moins de majesté, mais elle en savait user d’une manière plus facile et plus touchante, de sorte qu’avec tant de qualités toutes divines, elle ne laissait pas d’être la plus humaine du monde. On eût dit qu’elle s’appropriait les cœurs au lieu de les laisser en commun, et c’est ce qui a aisément donné sujet de croire qu’elle était bien aise de plaire à tout le monde et d’engager toutes sortes de personnes.
Pour les traits de son visage, on n’en voit pas de si achevés ; elle avait les yeux vifs sans être rudes, la bouche admirable, le nez parfait, chose rare ! car la nature, au contraire de l’art, fait bien presque tous les yeux et mal presque tous les nez. Son teint était blanc et uni au-delà de toute expression, sa taille médiocre mais fine38. On eût dit qu’aussi bien que son âme, son esprit animait tout son corps ; elle en avait jusqu’aux pieds et dansait mieux que femme du monde.
Pour ce je ne sais quoi tant rebattu, donné si souvent en pur don à tant de personnes indignes, ce je ne sais quoi qui descendait d’abord jusqu’au fond des cœurs, les délicats convenaient que chez les autres il était copie, qu’il n’était original qu’en Madame. Enfin, quiconque l’approchait demeurait d’accord qu’on ne voyait rien de plus parfait qu’elle.
Je n’ai plus rien à dire de cette princesse, sinon qu’elle aurait été la gloire et l’honneur de son siècle, et que son siècle l’aurait adorée, s’il avait été digne d’elle.
Avec cette princesse, je perdis l’envie et l’espérance de mon retour, et, pleinement dégoûté du monde, je tournai toutes mes vues du côté de mon ministère.
L’époque de la mort de Madame fut un événement pour plusieurs. Ce
jour-là, La Fare raconte qu’il ramena de Saint-Cloud M. de Tréville, un des amis
particuliers de Madame, un de ceux dont elle appréciait le plus l’esprit fin, un
peu subtil et extrêmement orné : « Tréville, que je ramenai ce jour-là de
Saint-Cloud, et que je retins à coucher avec moi, pour ne le pas laisser en
proie à sa douleur, en quitta le monde et prit le parti de la dévotion,
qu’il a toujours soutenu depuis. »
Mme de La Fayette elle-même, depuis qu’elle eut perdu Madame, se retira de
la Cour et vécut avec M. de La Rochefoucauld de cette vie plus particulière
qu’elle ne quitta plus.
Morte à vingt-six ans, et ayant été pendant neuf ans le centre de l’agrément et
des plaisirs, Madame marque le plus beau ou du moins le plus gracieux moment de
la cour de Louis XIV. Il y eut après elle, dans cette cour, plus de splendeur et
de grandeur imposante peut-être, mais moins de distinction et de finesse. Madame
aimait l’esprit, le distinguait en lui-même, l’allait chercher, le réveillait
chez les vieux poètes, comme Corneille, le favorisait et l’enhardissait chez les
jeunes, comme Racine ; elle avait pleuré à Andromaque, dès la
première lecture que le jeune auteur lui en fit : « Pardonnez-moi,
madame, disait Racine en tête de sa tragédie, si j’ose me vanter de cet
heureux commencement de sa destinée. »
Dans toutes les cours qui
avaient précédé de peu celle de Madame, à Chantilly, à l’hôtel Rambouillet et à
l’entour, il y avait un mélange d’un
goût déjà
ancien, et qui allait devenir suranné : avec Madame, commence proprement le goût
moderne de Louis XIV ; elle contribua à le fixer dans sa pureté.
Madame appelle naturellement la comparaison avec cette autre princesse aimable
des dernières années de Louis XIV, avec la duchesse de Bourgogne ; mais, sans
prétendre sacrifier l’une à l’autre, notons seulement quelques différences. La
duchesse de Bourgogne, élève chérie de Mme de Maintenon, et
qui la désolait quelquefois par ses désobéissances, appartenait déjà à cette
génération de jeunes femmes qui aimaient démesurément le plaisir, le jeu, par
moments la table ; enfin elle était bien faite pour être la mère de Louis XV.
Madame, qui, venue au temps de la duchesse de Bourgogne, eût peut-être aimé
toutes ces autres choses, aimait davantage celles de l’esprit ; la solidité et
le sens se mêlaient insensiblement à ses grâces ; la décence et la politesse ne
l’abandonnaient pas. Louis XIV, en se liant avec elle d’une amitié si vraie et
qui avait dominé l’amour, semblait avoir voulu s’attacher à régler cet heureux
naturel et à lui donner de ses propres qualités : « il la rendit en peu
de temps une des personnes du monde les plus achevées »
. Dans les
quelques jours qu’elle passa à Saint-Cloud, au retour de son voyage d’Angleterre
et à la veille de sa mort, La Fare nous la montre jouissant de la beauté de la
saison et de la conversation de ses amis, « comme M. de Turenne, M. le
duc de La Rochefoucauld, Mme de La Fayette, Tréville et
plusieurs autres »
. Ce n’est pas là, j’imagine, le cercle que la
duchesse de Bourgogne, plus folâtre, aurait choisi et groupé autour d’elle.
Les lettres que Madame a écrites à Cosnac, et qui se publient pour la première fois, sont courtes, amicales, assez bien tournées, mais sans rien de remarquable : évidemment elle n’avait pas cette imagination qui se répand à distance ; ce sont de ces esprits légers et sacrés qu’il faut saisir et adorer à leur source. La littérature ici n’a autre chose à faire qu’à enregistrer les témoignages des contemporains et, en quelque sorte, à les découper au milieu des pages d’autrefois. C’est ce que j’ai tâché de faire aujourd’hui avec le plus de simplicité et le moins de frais possible, en demandant grâce à mes lecteurs, car nous autres, serviteurs du public, nous sommes quelquefois fatigués aussi.