(1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Qu’est-ce qu’un classique ? » pp. 38-55
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(1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Qu’est-ce qu’un classique ? » pp. 38-55

Qu’est-ce qu’un classique ?

Question délicate et dont, selon les âges et les saisons, on aurait pu donner des solutions assez diverses. Un homme d’esprit me la propose aujourd’hui, et je veux essayer sinon de la résoudre, du moins de l’examiner et de l’agiter devant nos lecteurs, ne fût-ce que pour les engager eux-mêmes à y répondre et pour éclaircir là-dessus, si je puis, leur idée et la mienne. Et pourquoi ne se hasarderait-on pas de temps en temps dans la critique à traiter quelques-uns de ces sujets qui ne sont pas personnels, où l’on parle non plus de quelqu’un, mais de quelque chose, et dont nos voisins, les Anglais, ont si bien réussi à faire tout un genre sous le titre modeste d’essais ? Il est vrai que, pour traiter de tels sujets qui sont toujours un peu abstraits et moraux, il convient de parler dans le calme, d’être sûr de son attention et de celle des autres, et de saisir un de ces quarts d’heure de silence, de modération et de loisir, qui sont rarement accordés à notre aimable France, et que son brillant génie est impatient à supporter, même quand elle veut être sage et qu’elle ne fait plus de révolutions.

Un classique, d’après la définition ordinaire, c’est un auteur ancien, déjà consacré dans l’admiration, et qui fait autorité en son genre. Le mot classique, pris en ce sens, commence à paraître chez les Romains. Chez eux on appelait proprement classici, non tous les citoyens des diverses classes, mais ceux de la première seulement, et qui possédaient au moins un revenu d’un certain chiffre déterminé. Tous ceux qui possédaient un revenu inférieur étaient désignés par la dénomination infra classem, au-dessous de la classe par excellence. Au figuré, le mot classicus se trouve employé dans Aulu-Gelle, et appliqué aux écrivains : un écrivain de valeur et de marque, classicus assiduusque scriptor , un écrivain qui compte, qui a du bien au soleil, et qui n’est pas confondu dans la foule des prolétaires. Une telle expression suppose un âge assez avancé pour qu’il y ait eu déjà comme un recensement et un classement dans la littérature.

Pour les modernes, à l’origine, les vrais, les seuls classiques furent naturellement les anciens. Les Grecs qui, par un singulier bonheur et un allégement facile de l’esprit, n’eurent d’autres classiques qu’eux-mêmes, étaient d’abord les seuls classiques des Romains qui prirent peine et s’ingénièrent à les imiter. Ceux-ci, après les beaux âges de leur littérature, après Cicéron et Virgile, eurent leurs classiques à leur tour, et ils devinrent presque exclusivement ceux des siècles qui succédèrent. Le Moyen Âge, qui n’était pas aussi ignorant de l’Antiquité latine qu’on le croirait, mais qui manquait de mesure et de goût, confondit les rangs et les ordres : Ovide y fut traité sur un meilleur pied qu’Homère, et Boèce parut un classique pour le moins égal à Platon. La renaissance des lettres, au xve et au xvie  siècle, vint éclaircir cette longue confusion, et alors seulement les admirations se graduèrent. Les vrais et classiques auteurs de la double Antiquité se détachèrent désormais dans un fond lumineux, et se groupèrent harmonieusement sur leurs deux collines.

Cependant les littératures modernes étaient nées, et quelques-unes des plus précoces, comme l’italienne, avaient leur manière d’antiquité déjà. Dante avait paru, et de bonne heure sa postérité l’avait salué classique. La poésie italienne a pu se bien rétrécir depuis, mais, quand elle l’a voulu, elle a retrouvé toujours, elle a conservé de l’impulsion et du retentissement de cette haute origine. Il n’est pas indifférent pour une poésie de prendre ainsi son point de départ, sa source classique en haut lieu, et, par exemple, de descendre de Dante plutôt que de sortir péniblement d’un Malherbe.

L’Italie moderne avait ses classiques, et l’Espagne avait tout droit de croire qu’elle aussi possédait les siens, quand la France se cherchait encore. Quelques écrivains de talent, en effet, doués d’originalité et d’une verve d’exception, quelques efforts brillants, isolés, mais sans suite, aussitôt brisés et qu’il faut recommencer toujours, ne suffisent pas pour doter une nation de ce fonds solide et imposant de richesse littéraire. L’idée de classique implique en soi quelque chose qui a suite et consistance, qui fait ensemble et tradition, qui se compose, se transmet et qui dure. Ce ne fut qu’après les belles années de Louis XIV que la nation sentit avec tressaillement et orgueil qu’un tel bonheur venait de lui arriver. Toutes les voix alors le dirent à Louis XIV avec flatterie, avec exagération et emphase, et cependant avec un certain sentiment de vérité. Il se vit alors une contradiction singulière et piquante : les hommes les plus épris des merveilles de ce siècle de Louis le Grand et qui allaient jusqu’à sacrifier tous les anciens aux modernes, ces hommes dont Perrault était le chef, tendaient à exalter et à consacrer ceux-là mêmes qu’ils rencontraient pour contradicteurs les plus ardents et pour adversaires. Boileau vengeait et soutenait avec colère les anciens contre Perrault qui préconisait les modernes, c’est-à-dire Corneille, Molière, Pascal, et les hommes éminents de son siècle, y compris Boileau l’un des premiers. Le bon La Fontaine, en prenant parti dans la querelle pour le docte Huet, ne s’apercevait pas que lui-même, malgré ses oublis, était à la veille de se réveiller classique à son tour.

La meilleure définition est l’exemple : depuis que la France posséda son siècle de Louis XIV et qu’elle put le considérer un peu à distance, elle sut ce que c’était qu’être classique, mieux que par tous les raisonnements. Le xviiie  siècle jusque dans son mélange, par quelques beaux ouvrages dus à ses quatre grands hommes, ajouta à cette idée. Lisez Le Siècle de Louis XIV par Voltaire, La Grandeur et la Décadence des Romains de Montesquieu, les Époques de la nature de Buffon, Le Vicaire savoyard et les belles pages de rêverie et de description de nature par Jean-Jacques, et dites si le xviiie  siècle n’a pas su, dans ces parties mémorables, concilier la tradition avec la liberté du développement et l’indépendance. Mais au commencement de ce siècle-ci et sous l’Empire, en présence des premiers essais d’une littérature décidément nouvelle et quoique peu aventureuse, l’idée de classique, chez quelques esprits résistants et encore plus chagrins que sévères, se resserra et se rétrécit étrangement. Le premier Dictionnaire de l’Académie (1694) définissait simplement un auteur classique, « un auteur ancien fort approuvé, et qui fait autorité dans la matière qu’il traite ». Le Dictionnaire de l’Académie de 1835 presse beaucoup plus cette définition, et d’un peu vague qu’elle était, il la fait précise et même étroite. Il définit auteurs classiques ceux « qui sont devenus modèles dans une langue quelconque » ; et, dans tous les articles qui suivent, ces expressions de modèles, de règles établies pour la composition et le style, de règles strictes de l’art auxquelles on doit se conformer, reviennent continuellement. Cette définition du classique a été faite évidemment par les respectables académiciens nos devanciers en présence et en vue de ce qu’on appelait alors le romantique, c’est-à-dire en vue de l’ennemi. Il serait temps, ce me semble, de renoncer à ces définitions restrictives et craintives, et d’en élargir l’esprit.

Un vrai classique, comme j’aimerais à l’entendre définir, c’est un auteur qui a enrichi l’esprit humain, qui en a réellement augmenté le trésor, qui lui a fait faire un pas de plus, qui a découvert quelque vérité morale non équivoque, ou ressaisi quelque passion éternelle dans ce cœur où tout semblait connu et exploré ; qui a rendu sa pensée, son observation ou son invention, sous une forme n’importe laquelle, mais large et grande, fine et sensée, saine et belle en soi ; qui a parlé à tous dans un style à lui et qui se trouve aussi celui de tout le monde, dans un style nouveau sans néologisme, nouveau et antique, aisément contemporain de tous les âges.

Un tel classique a pu être un moment révolutionnaire, il a pu le paraître du moins, mais il ne l’est pas ; il n’a fait main basse d’abord autour de lui, il n’a renversé ce qui le gênait que pour rétablir bien vite l’équilibre au profit de l’ordre et du beau.

On peut mettre, si l’on veut, des noms sous cette définition, que je voudrais faire exprès grandiose et flottante, ou, pour tout dire, généreuse. J’y mettrais d’abord le Corneille de Polyeucte, de Cinna, et d’Horace. J’y mettrais Molière, le génie poétique le plus complet et le plus plein que nous ayons eu en français :

Molière est si grand, disait Goethe (ce roi de la critique), qu’il nous étonne de nouveau chaque fois que nous le lisons. C’est un homme à part ; ses pièces touchent au tragique, et personne n’a le courage de chercher à les imiter. Son Avare, où le vice détruit toute affection entre le père et le fils, est une œuvre des plus sublimes, et dramatique au plus haut degré… Dans une pièce de théâtre, chacune des actions doit être importante en elle-même, et tendre vers une action plus grande encore. Le Tartuffe est, sous ce rapport, un modèle. Quelle exposition que la première scène ! Dès le commencement tout a une haute signification, et fait pressentir quelque chose de bien plus important. L’exposition dans telle pièce de Lessing qu’on pourrait citer est fort belle : mais celle du Tartuffe n’est qu’une fois dans le monde. C’est en ce genre ce qu’il y a de plus grand… Chaque année je lis une pièce de Molière, comme de temps en temps je contemple quelque gravure d’après les grands maîtres italiens.

Je ne me dissimule pas que cette définition que je viens de donner du classique excède un peu l’idée qu’on est accoutumé de se faire sous ce nom. On y fait entrer surtout des conditions de régularité, de sagesse, de modération et de raison, qui dominent et contiennent toutes les autres. Ayant à louer M. Royer-Collard, M. de Rémusat disait : « S’il tient de nos classiques la pureté du goût, la propriété des termes, la variété des tours, le soin attentif d’assortir l’expression et la pensée, il ne doit qu’à lui-même le caractère qu’il donne à tout cela. » On voit qu’ici la part faite aux qualités classiques semble plutôt tenir à l’assortiment et à la nuance, au genre orné et tempéré : c’est là aussi l’opinion la plus générale. En ce sens, les classiques par excellence, ce seraient les écrivains d’un ordre moyen, justes, sensés, élégants, toujours nets, d’une passion noble encore, et d’une force légèrement voilée. Marie-Joseph Chénier a tracé la poétique de ces écrivains modérés et accomplis dans ces vers ou il se montre leur heureux disciple :

C’est le bon sens, la raison qui fait tout,
Vertu, génie, esprit, talent et goût.
Qu’est-ce vertu ? raison mise en pratique ;
Talent ? raison produite avec éclat ;
Esprit ? raison qui finement s’exprime ;
Le goût n’est rien qu’un bon sens délicat ;
Et le génie est la raison sublime.

En faisant ces vers, il pensait manifestement à Pope, à Despréaux, à Horace, leur maître à tous. Le propre de cette théorie, qui subordonne l’imagination et la sensibilité elle-même à la raison, et dont Scaliger peut-être a donné le premier signal chez les modernes, est la théorie latine à proprement parler, et elle a été aussi de préférence pendant longtemps la théorie française. Elle a du vrai, si l’on n’use qu’avec à-propos, si l’on n’abuse pas de ce mot raison ; mais il est évident qu’on en abuse, et que si la raison, par exemple, peut se confondre avec le génie poétique et ne faire qu’un avec lui dans une Épître morale, elle ne saurait être la même chose que ce génie si varié et si diversement créateur dans l’expression des passions du drame ou de l’épopée. Où trouverez-vous la raison dans le IVe livre de l’Énéide et dans les transports de Didon ? Où la trouverez-vous dans les fureurs de Phèdre ? Quoi qu’il en soit, l’esprit qui a dicté cette théorie conduit à mettre au premier rang des classiques les écrivains qui ont gouverné leur inspiration plutôt que ceux qui s’y sont abandonnés davantage, à y mettre Virgile encore plus sûrement qu’Homère, Racine encore plus que Corneille. Le chef-d’œuvre que cette théorie aime à citer, et qui réunit en effet toutes les conditions de prudence, de force, d’audace graduelle, d’élévation morale et de grandeur, c’est Athalie. Turenne dans ses deux dernières campagnes, et Racine dans Athalie, voilà les grands exemples de ce que peuvent les prudents et les sages quand ils prennent possession de toute la maturité de leur génie et qu’ils entrent dans leur hardiesse suprême.

Buffon, dans son Discours sur le style, insistant sur cette unité de dessein, d’ordonnance et d’exécution, qui est le cachet des ouvrages proprement classiques, a dit :

Tout sujet est un ; et, quelque vaste qu’il soit, il peut être renfermé dans un seul discours. Les interruptions, les repos, les sections, ne devraient être d’usage que quand on traite des sujets différents, ou lorsque, ayant à parler de choses grandes, épineuses et disparates, la marche du génie se trouve interrompue par la multiplicité des obstacles, et contrainte par la nécessité des circonstances : autrement le grand nombre de divisions, loin de rendre un ouvrage plus solide, en détruit l’assemblage ; le livre paraît plus clair aux yeux, mais le dessein de l’auteur demeure obscur…

Et il continue sa critique, ayant en vue L’Esprit des lois de Montesquieu, ce livre excellent par le fond, mais tout morcelé, où l’illustre auteur, fatigué avant le terme, ne put inspirer tout son souffle et organiser en quelque sorte toute sa matière. Pourtant, j’ai peine à croire que Buffon n’ait pas aussi songé par contraste, dans ce même endroit, au Discours sur l’histoire universelle de Bossuet, ce sujet en effet si vaste et si un, et que le grand orateur a su tout entier renfermer dans un seul discours. Qu’on en ouvre la première édition, celle de 1681, avant la division par chapitres qui a été introduite depuis, et qui a passé de la marge dans le texte en le coupant : tout s’y déroule d’une seule suite et presque d’une haleine, et l’on dirait que l’orateur a fait ici comme la nature dont parle Buffon, qu’il a travaillé sur un plan éternel, dont il ne s’est nulle part écarté, tant il semble être entré avant dans les familiarités et dans les conseils de la Providence.

Athalie et le Discours sur l’histoire universelle, tels sont les chefs-d’œuvre les plus élevés que la théorie classique rigoureuse puisse offrir à ses amis comme à ses ennemis. Et cependant, malgré ce qu’il y a d’admirablement simple et de majestueux dans l’accomplissement de telles productions uniques, nous voudrions, dans l’habitude de l’art, détendre un peu cette théorie et montrer qu’il y a lieu de l’élargir sans aller jusqu’au relâchement. Goethe, que j’aime à citer en pareille matière, a dit :

J’appelle le classique le sain, et le romantique le malade. Pour moi le poème des Niebelungen est classique comme Homère ; tous deux sont bien portants et vigoureux. Les ouvrages du jour ne sont pas romantiques parce qu’ils sont nouveaux, mais parce qu’ils sont faibles, maladifs ou malades. Les ouvrages anciens ne sont pas classiques parce qu’ils sont vieux, mais parce qu’ils sont énergiques, frais et dispos. Si nous considérions le romantique et le classique sous ces deux points de vue, nous serions bientôt tous d’accord.

Et en effet, avant de fixer et d’arrêter ses idées à cet égard, j’aimerais à ce que tout libre esprit fit auparavant son tour du monde, et se donnât le spectacle des diverses littératures dans leur vigueur primitive et leur infinie variété. Qu’y verrait-il ? un Homère avant tout, le père du monde classique, mais qui lui-même est encore moins certainement un individu simple et bien distinct que l’expression vaste et vivante d’une époque tout entière et d’une civilisation à demi barbare. Pour en faire un classique proprement dit, il a fallu lui prêter après coup un dessein, un plan, des intentions littéraires, des qualités d’atticisme et d’urbanité, auxquelles il n’avait certes jamais songé dans le développement abondant de ses inspirations naturelles. Et à côté de lui, que voit-on ? des anciens augustes, vénérables, des Eschyle, des Sophocle, mais tout mutilés, et qui ne sont là debout que pour nous représenter un débris d’eux-mêmes, le reste de tant d’autres aussi dignes qu’eux sans doute de survivre, et qui ont succombé à jamais sous l’injure des âges. Cette seule pensée apprendrait à un esprit juste à ne pas envisager l’ensemble des littératures, même classiques, d’une vue trop simple et trop restreinte, et il saurait que cet ordre si exact et si mesuré, qui a tant prévalu depuis, n’a été introduit qu’artificiellement dans nos admirations du passé.

Et en arrivant au monde moderne, que serait-ce donc ? Les plus grands noms qu’on aperçoit au début des littératures sont ceux qui dérangent et choquent le plus certaines des idées restreintes qu’on a voulu donner du beau et du convenable en poésie. Shakespeare est-il un classique, par exemple ? Oui, il l’est aujourd’hui pour l’Angleterre et pour le monde ; mais, du temps de Pope, il ne l’était pas. Pope et ses amis étaient les seuls classiques par excellence ; ils semblaient tels définitivement le lendemain de leur mort. Aujourd’hui ils sont classiques encore, et ils méritent de l’être, mais ils ne le sont que du second ordre, et les voilà à jamais dominés et remis à leur place par celui qui a repris la sienne sur les hauteurs de l’horizon.

Ce n’est certes pas moi qui médirai de Pope ni de ses excellents disciples, surtout quand ils ont douceur et naturel comme Goldsmith ; après les plus grands, ce sont les plus agréables peut-être entre les écrivains et les poètes, et les plus faits pour donner du charme à la vie. Un jour que lord Bolingbroke écrivait au docteur Swift, Pope mit à cette lettre un post-scriptum où il disait : « Je m’imagine que si nous passions tous trois seulement trois années ensemble, il pourrait en résulter quelque avantage pour notre siècle. » Non, il ne faut jamais légèrement parler de ceux qui ont eu le droit de dire de telles choses d’eux-mêmes sans jactance, et il faut bien plutôt envier les âges heureux et favorisés où les hommes de talent pouvaient se proposer de telles unions, qui n’étaient pas alors une chimère. Ces âges, qu’on les appelle du nom de Louis XIV ou de celui de la reine Anne, sont les seuls âges véritablement classiques dans le sens modéré du mot, les seuls qui offrent au talent perfectionné le climat propice et l’abri. Nous le savons trop, nous autres, en nos époques sans lien où des talents, égaux peut-être à ceux-là, se sont perdus et dissipés par les incertitudes et les inclémences du temps. Toutefois, réservons sa part et sa supériorité à toute grandeur. Les vrais et souverains génies triomphent de ces difficultés où d’autres échouent ; Dante, Shakespeare et Milton ont su atteindre à toute leur hauteur et produire leurs œuvres impérissables, en dépit des obstacles, des oppressions et des orages. On a fort discuté au sujet des opinions de Byron sur Pope, et on a cherché à expliquer cette espèce de contradiction par laquelle le chantre de Don Juan et de Childe-Harold exaltait l’école purement classique et la déclarait la seule bonne, tout en procédant lui-même si différemment. Goethe a encore dit là-dessus le vrai mot quand il a remarqué que Byron, si grand par le jet et la source de la poésie, craignait Shakespeare, plus puissant que lui dans la création et la mise en action des personnages :

Il eût bien voulu le renier ; cette élévation si exempte d’égoïsme le gênait ; il sentait qu’il ne pourrait se déployer à l’aise tout auprès. Il n’a jamais renié Pope, parce qu’il ne le craignait pas ; il savait bien que Pope était une muraille à côté de lui.

Si l’école de Pope avait conservé, comme Byron le désirait, la suprématie et une sorte d’empire honoraire dans le passé, Byron aurait été l’unique et le premier de son genre ; l’élévation de la muraille de Pope masquait aux yeux la grande figure de Shakespeare, tandis que, Shakespeare régnant et dominant de toute sa hauteur, Byron n’est que le second.

En France, nous n’avons pas eu de grand classique antérieur au siècle de Louis XIV ; les Dante et les Shakespeare, ces autorités primitives, auxquelles on revient tôt ou tard dans les jours d’émancipation, nous ont manqué. Nous n’avons eu que des ébauches de grands poètes, comme Mathurin Régnier, comme Rabelais, et sans idéal aucun, sans la passion et le sérieux qui consacrent. Montaigne a été une espèce de classique anticipé, de la famille d’Horace, mais qui se livrait en enfant perdu, et faute de dignes alentours, à toutes les fantaisies libertines de sa plume et de son humeur. Il en résulte que nous avons, moins que tout autre peuple, trouvé dans nos ancêtres-auteurs de quoi réclamer hautement à certains jours nos libertés littéraires et nos franchises, et qu’il nous a été plus difficile de rester classiques encore en nous affranchissant. Toutefois, avec Molière et La Fontaine parmi nos classiques du Grand Siècle, c’est assez pour que rien de légitime ne puisse être refusé à ceux qui oseront et qui sauront.

L’important aujourd’hui me paraît être de maintenir l’idée et le culte, tout en l’élargissant. Il n’y a pas de recette pour faire des classiques ; ce point doit être enfin reconnu évident. Croire qu’en imitant certaines qualités de pureté, de sobriété, de correction et d’élégance, indépendamment du caractère même et de la flamme, on deviendra classique, c’est croire qu’après Racine père il y a lieu à des Racine fils ; rôle estimable et triste, ce qui est le pire en poésie. Il y a plus : il n’est pas bon de paraître trop vite et d’emblée classique à ses contemporains ; on a grande chance alors de ne pas rester tel pour la postérité. Fontanes, en son temps, paraissait un classique pur à ses amis ; voyez quelle pâle couleur cela fait à vingt-cinq ans de distance. Combien de ces classiques précoces qui ne tiennent pas et qui ne le sont que pour un temps ! On se retourne un matin, et l’on est tout étonné de ne plus les retrouver debout derrière soi. Il n’y en a eu, dirait gaiement Mme de Sévigné, que pour un déjeuné de soleil. En fait de classiques, les plus imprévus sont encore les meilleurs et les plus grands : demandez-le plutôt à ces mâles génies vraiment nés immortels et perpétuellement florissants. Le moins classique, en apparence, des quatre grands poètes de Louis XIV, était Molière ; on l’applaudissait alors bien plus qu’on ne l’estimait ; on le goûtait sans savoir son prix. Le moins classique après lui semblait La Fontaine : et voyez après deux siècles ce qui, pour tous deux, en est advenu. Bien avant Boileau, même avant Racine, ne sont-ils pas aujourd’hui unanimement reconnus les plus féconds et les plus riches pour les traits d’une morale universelle ?

Au reste, il ne s’agit véritablement de rien sacrifier, de rien déprécier. Le temple du goût, je le crois, est à refaire ; mais, en le rebâtissant, il s’agit simplement de l’agrandir, et qu’il devienne le panthéon de tous les nobles humains, de tous ceux qui ont accru pour une part notable et durable la somme des jouissances et des titres de l’esprit. Pour moi ; qui ne saurais à aucun degré prétendre (c’est trop évident) à être architecte ou ordonnateur d’un tel Temple, je me bornerai à exprimer quelques vœux, à concourir en quelque sorte pour le devis. Avant tout je voudrais n’exclure personne entre les dignes, et que chacun y fût à sa place, depuis le plus libre des génies créateurs et le plus grand des classiques sans le savoir, Shakespeare, jusqu’au tout dernier des classiques en diminutif, Andrieux. « Il y a plus d’une demeure dans la maison de mon père3 » ; que cela soit vrai du royaume du beau ici-bas non moins que du royaume des cieux. Homère, comme toujours et partout y serait le premier, le plus semblable à un dieu ; mais derrière lui, et tel que le cortège des trois rois mages d’Orient, se verraient ces trois poètes magnifiques, ces trois Homères longtemps ignorés de nous, et qui ont fait, eux aussi, à l’usage des vieux peuples d’Asie, des épopées immenses et vénérées, les poètes Valmiki et Vyasa des Indous, et le Firdousi des Persans : il est bon, dans le domaine du goût, de savoir du moins que de tels hommes existent et de ne pas scinder le genre humain. Cet hommage rendu à ce qu’il suffit d’apercevoir et de reconnaître, nous ne sortirions plus de nos horizons, et l’œil s’y complairait en mille spectacles agréables où augustes, s’y réjouirait en mille rencontres variées et pleines de surprise, mais dont la confusion apparente ne serait jamais sans accord et sans harmonie. Les plus antiques des sages et des poètes, ceux qui ont mis la morale humaine en maximes et qui l’ont chantée sur un mode simple converseraient entre eux avec des paroles rares et suaves, et ne seraient pas étonnés, dès le premier mot, de s’entendre. Les Solon, les Hésiode, les Théognis, les Job, les Salomon, et pourquoi pas Confucius lui-même ? accueilleraient les plus ingénieux modernes, les La Rochefoucauld et les La Bruyère, lesquels se diraient en les écoutant : « Ils savaient tout ce que nous savons, et, en rajeunissant l’expérience, nous n’avons rien trouvé. » Sur la colline la plus en vue et de la pente la plus accessible, Virgile entouré de Ménandre, de Tibulle, de Térence, de Fénelon, se livrerait avec eux à des entretiens d’un grand charme et d’un enchantement sacré : son doux visage serait éclairé du rayon et coloré de pudeur, comme ce jour où, entrant au théâtre de Rome dans le moment qu’on venait d’y réciter ses vers, il vit le peuple se lever tout entier devant lui par un mouvement unanime, et lui rendre les mêmes hommages qu’à Auguste lui-même. Non loin de lui, et avec le regret d’être séparé d’un ami si cher, Horace présiderait à son tour (autant qu’un poète et qu’un sage si fin peut présider) le groupe des poètes de la vie civile et de ceux qui ont su causer quoiqu’ils aient chanté, — Pope, Despréaux, l’un devenu moins irritable, l’autre moins grondeur : Montaigne, ce vrai poète, en serait, et il achèverait d’ôter à ce coin charmant tout air d’école littéraire. La Fontaine s’y oublierait, et, désormais moins volage, n’en sortirait plus. Voltaire y passerait, mais, tout en s’y plaisant, il n’aurait pas la patience de s’y tenir. Sur la même colline que Virgile, et un peu plus bas, on verrait Xénophon, d’un air simple qui ne sent en rien le capitaine, et qui le fait ressembler plutôt à un prêtre des muses, réunir autour de lui les attiques de toute langue et de tout pays, les Addison, les Pellisson, les Vauvenargues, tous ceux qui sentent le prix d’une persuasion aisée, d’une simplicité exquise et d’une douce négligence mêlée d’ornement. Au centre du lieu, trois grands hommes aimeraient souvent à se rencontrer devant le portique du principal temple (car il y en aurait plusieurs dans l’enceinte), et, quand ils seraient ensemble, pas un quatrième, si grand qu’il fût, n’aurait l’idée de venir se mêler à leur entretien ou à leur silence, tant il paraîtrait en eux de beauté, de mesure dans la grandeur, et de cette perfection d’harmonie qui ne se présente qu’un jour dans la pleine jeunesse du monde. Leurs trois noms sont devenus l’idéal de l’art : Platon, Sophocle et Démosthène. Et, malgré tout, ces demi-dieux une fois honorés, ne voyez-vous point là-bas une foule nombreuse et familière d’esprits excellents qui va suivre de préférence les Cervantès, les Molière toujours, les peintres pratiques de la vie, ces amis indulgents et qui sont encore les premiers des bienfaiteurs, qui prennent l’homme entier avec le rire, lui versent l’expérience dans la gaieté, et savent les moyens puissants d’une joie sensée cordiale et légitime ? Je ne veux pas continuer ici plus longtemps cette description qui, si elle était complète, tiendrait tout un livre. Le Moyen Âge, croyez-le bien, et Dante occuperaient des hauteurs consacrées : aux pieds du chantre du paradis, l’Italie se déroulerait presque tout entière comme un jardin ; Boccace et l’Arioste s’y joueraient, et le Tasse retrouverait la plaine d’orangers de Sorrente. En général, les nations diverses y auraient chacune un coin réservé, mais les auteurs se plairaient à en sortir, et ils iraient en se promenant reconnaître, là où l’on s’y attendrait le moins, des frères ou des maîtres. Lucrèce, par exemple, aimerait à discuter l’origine du monde et le débrouillement du chaos avec Milton ; mais, en raisonnant tous deux dans leur sens, ils ne seraient d’accord que sur les tableaux divins de la poésie et de la nature.

Voilà nos classiques ; l’imagination de chacun peut achever le dessin et même choisir son groupe préféré. Car il faut choisir, et la première condition du goût, après avoir tout compris, est de ne pas voyager sans cesse, mais de s’asseoir une fois et de se fixer. Rien ne blase et n’éteint plus le goût que les voyages sans fin ; l’esprit poétique n’est pas le Juif errant. Ma conclusion pourtant, quand je parle de se fixer et de choisir, ce n’est pas d’imiter ceux même qui nous agréent le plus entre nos maîtres dans le passé. Contentons-nous de les sentir, de les pénétrer, de les admirer, et nous, venus si tard, tâchons du moins d’être nous-mêmes. Faisons notre choix dans nos propres instincts. Ayons la sincérité et le naturel de nos propres pensées, de nos sentiments, cela se peut toujours ; joignons-y, ce qui est plus difficile, l’élévation, la direction, s’il se peut, vers quelque but haut placé ; et tout en parlant notre langue, en subissant les conditions des âges où nous sommes jetés et où nous puisons notre force comme nos défauts, demandons-nous de temps en temps, le front levé vers les collines et les yeux attachés aux groupes des mortels révérés : Que diraient-ils de nous ?

Mais pourquoi parler toujours d’être auteur et d’écrire ? il vient un âge, peut-être, où l’on n’écrit plus. Heureux ceux qui lisent, qui relisent, ceux qui peuvent obéir à leur libre inclination dans leurs lectures ! Il vient une saison dans la vie, où, tous les voyages étant faits, toutes les expériences achevées, on n’a pas de plus vives jouissances que d’étudier et d’approfondir les choses qu’on sait, de savourer ce qu’on sent, comme de voir et de revoir les gens qu’on aime : pures délices du cœur et du goût dans la maturité. C’est alors que ce mot de classique prend son vrai sens, et qu’il se définit pour tout homme de goût par un choix de prédilection et irrésistible. Le goût est fait alors, il est formé et définitif ; le bon sens chez nous, s’il doit venir, est consommé. On n’a plus le temps d’essayer ni l’envie de sortir à la découverte. On s’en tient à ses amis, à ceux qu’un long commerce a éprouvés. Vieux vin, vieux livres, vieux amis. On se dit comme Voltaire dans ces vers délicieux :

Jouissons, écrivons, vivons, mon cher Horace !
…………………………………………………
J’ai vécu plus que toi : mes vers dureront moins ;
Mais, au bord du tombeau, je mettrai tous mes soins
À suivre les leçons de ta philosophie,
À mépriser la mort en savourant la vie,
À lire tes écrits pleins de grâce et de sens,
Comme on boit d’un vin vieux qui rajeunit les sens.

Enfin, que ce soit Horace ou tout autre, quel que soit l’auteur qu’on préfère et qui nous rende nos propres pensées en toute richesse et maturité, on va demander alors à quelqu’un de ces bons et antiques esprits un entretien de tous les instants, une amitié qui ne trompe pas, qui ne saurait nous manquer, et cette impression habituelle de sérénité et d’aménité qui nous réconcilie, nous en avons souvent besoin, avec les hommes et avec nous-même.