(1869) Cours familier de littérature. XXVII « CLXe Entretien. Souvenirs de jeunesse. La marquise de Raigecourt »
/ 2261
(1869) Cours familier de littérature. XXVII « CLXe Entretien. Souvenirs de jeunesse. La marquise de Raigecourt »

CLXe Entretien.
Souvenirs de jeunesse.
La marquise de Raigecourt

I

Aymond de Virieu, qui m’aimait comme un frère, parlait souvent de moi dans les maisons de la haute noblesse où sa naissance et ses relations de famille le rendaient familier. C’est à lui que je dus l’accueil empressé et l’amitié de madame la marquise de Raigecourt et de sa charmante famille. Je ne prononce jamais ce nom qu’avec attendrissement et respect. C’était une femme accomplie.

Son mari était pair de France. Il était attaché au roi comme émigré et dévoué aux ministres comme royaliste. Il tenait, dans la rue de Lille, en face de l’hôtel de la Légion d’honneur, une des maisons les plus intéressantes de Paris. Sa surdité l’empêchait de participer aux agréments de cette société très-distinguée, mais sa femme et ses filles attiraient chez lui la cour et la ville.

La marquise de Raigecourt, dont on vient de publier les Lettres, avait un titre sacré à l’amitié du roi Louis XVIII et au respect de tous les royalistes. Elle avait été, jusqu’au supplice de Madame Élisabeth, cet ange expiatoire, quoique immaculé, de la Révolution, sa dame d’honneur, sa favorite et son amie.

La jeune princesse en avait fait sa sœur ; elle n’avait rien de caché pour elle. Ses Lettres, que nous venons de lire, découvrent en elle des qualités de caractère que l’on ne croyait pas jointes à tant d’innocence. Sa vertu avait la virilité d’un homme ; elle s’était réservé son cœur pour aimer le roi et pour détester ses ennemis, mais elle laissait la vengeance à Dieu. Tous ses sentiments n’étaient que des vertus. Quand elle fut conduite à l’échafaud révolutionnaire pour y mourir avec plusieurs dames de la cour et avec leurs filles, elle demanda à mourir la dernière, et elle partagea avec elles le mouchoir qui protégeait son sein pour sauver au moins la pudeur de celles dont elle ne pouvait sauver la vie. La marquise de Raigecourt ne put la suivre, parce qu’elle était récemment mariée et en couche de son premier enfant.

On peut concevoir ce qu’une telle mort d’une telle amie laissa dans son âme d’énergie, d’horreur et de tendresse pendant sa vie. Cette mort, qui lui assurait un ange au ciel au lieu d’une amie sur la terre, ne lui laissa point de tristesse, mais cette gaieté sereine qui brave les malheurs ordinaires de la vie. Si madame de Sévigné avait échappé à la hache de ces jours terribles, c’est ainsi qu’elle eût survécu.

II

Dès qu’elle m’eut vu, elle conçut pour moi un sentiment qui était moins que l’amour, mais plus que l’amitié, une tendresse véritablement maternelle. J’avais mon couvert tous les jours à sa table. Quand je passais quelques jours sans la voir, elle prenait la peine de venir elle-même chez moi pour s’informer de ce qui me retenait ; elle gardait mon argent de réserve avec le sien dans son tiroir ; elle me préparait, si j’étais malade, au coin de mon feu, les tisanes commandées par le médecin ; elle écrivait à ma mère des nouvelles de mon cœur et de mon âme ; elle aurait remplacé la Providence, si la Providence s’était éclipsée pour moi ; elle prenait à mes poésies, qui n’avaient pas encore paru, un intérêt partial, passionné, que je n’y prenais pas moi-même ; elle me comparait à Racine enfant ; elle était fière de préparer aux Bourbons un poëte encore inconnu, mais qu’elle rendrait royaliste et religieux comme elle.

Elle n’affectait pas de rigorisme avec moi ; elle ne s’informait pas avec inquiétude des visites d’une belle princesse romaine qu’elle rencontrait quelquefois sur mon escalier, et dont elle admirait la beauté sans en connaître le nom. Elle savait que la jeunesse a besoin d’indulgence et que la discrétion est la vertu des mères.

Elle avait eu récemment un malheur de famille qui avait fait grand bruit dans le monde. L’aînée de ses filles, jeune personne très-jolie et très-intéressante, avait été demandée en mariage par un vieux gentilhomme riche de l’Est de la France. On la lui avait accordée sans prendre des informations suffisantes. Peu de temps après son arrivée dans le château, la jeune femme avait appris que son mari n’avait désiré en elle qu’une concubine de plus, et que sa couche légitime devait être partagée par une femme étrangère, maîtresse absolue du château. Elle avait trouvé moyen de faire porter par un domestique affidé une lettre à la poste prochaine adressée à sa mère à Paris. Madame de Raigecourt, indignée, mais prudente, était arrivée au château du comte de ***. La nuit suivante, elle s’était évadée avec sa fille par des sentiers secrets du parc. Elle l’avait ramenée à Paris, où elle n’osait la laisser sortir sans précaution, de peur des entreprises de son mari pour recouvrer sa femme. La jeune veuve de ce mari vivant vécut ainsi plusieurs années chez sa mère. Elle était aussi intéressante qu’adorable. Elle charmait tout le monde, mais elle n’eut de faiblesse pour personne. À la mort de son mari, elle ne profita de sa liberté et de sa fortune que pour entrer dans un monastère de charité aux environs de Paris, où je la vois une ou deux fois par an, toujours fidèle à sa famille et à ses amitiés, consacrant à Dieu ce que les hommes avaient si peu su respecter. Sa présence chez sa mère et le mystère qui l’entourait donnaient à la maison de la marquise de Raigecourt la grâce d’un secret deviné, mais jamais révélé.

III

Une de ses sœurs épousa le comte de Las Cases, officier des gardes du corps, un des hommes les plus loyaux que j’aie connus, avec lequel je suis resté lié jusqu’à présent. Le jeune et spirituel Cazalès, fils du célèbre orateur rival de Mirabeau, venait assidûment dans cette maison. Il était camarade des pages et ami du jeune Raigecourt ; Raigecourt devait être riche et pair de France après la mort du marquis. Des événements inattendus lui enlevèrent sa fortune.

En 1848, à la fatale journée du 15 mars, où le peuple fit invasion dans l’Assemblée constituante et la dispersa par un acte de démence, j’y rentrai avec un bataillon de gardes mobiles et nous dispersâmes les séditieux, maîtres du palais de la Chambre ; je haranguai les députés au son d’un tambour, et je montai à cheval pour marcher contre l’Hôtel de ville, occupé par six cents hommes et six pièces de canon braquées sur nous. En me retournant, je fus surpris de voir le duc de Laforce en habit de garde national, la baïonnette au bout du fusil, marcher résolument et plein d’enthousiasme patriotique derrière mon cheval ; cela me frappa : je sentis qu’un pays où l’élite de la jeunesse opulente se dévouait ainsi par l’énergie du sang pour sauver l’ordre au risque de sa vie ne périrait jamais. Je vis du même coup d’œil, à mes côtés, le duc de Laforce, M. de Falloux, le fils du roi Murat, brave et calme comme son père, Ledru-Rollin, que j’avais rencontré et engagé à monter à cheval avec moi. L’Hôtel de ville fut pris et les chefs des factieux furent faits prisonniers avant la nuit. Ledru-Rollin, craignant avec raison qu’ils ne fussent massacrés par le peuple en allant à Vincennes, eut l’heureuse pensée de les garder jusqu’à la nuit à l’Hôtel de ville. J’y consentis avec empressement. Nous fûmes vainqueurs deux heures après avoir été vaincus. Aucune goutte de sang ne consterna la victoire. Le duc de Caumont-Laforce fut pour beaucoup dans cette journée. Je ne le rencontre jamais sans me rappeler l’impression qu’il produisit sur moi ce jour-là ; depuis cette époque, il a marié sa charmante fille avec le fils de Raigecourt.

IV

La Restauration fut ingrate envers le jeune Cazalès. Un tel nom n’aurait jamais dû être oublié par les frères de Louis XVI. L’ingratitude porte malheur aux rois comme aux peuples. Cazalès, après 1830, hésita longtemps entre le mariage avec une jeune personne très-aimable, mais très-indécise comme lui, et l’Église, à laquelle ses mœurs pures et ses principes le disposaient. L’indécision de mademoiselle *** le décida enfin à entrer dans les ordres sacrés, où il est aujourd’hui humblement attaché comme simple prêtre à une église de Versailles.

Quant au marquis de Raigecourt, il épousa d’abord une riche héritière de Lyon. Devenu veuf peu de temps après, je contribuai beaucoup à lui faire épouser la beauté et la bonté le plus accomplies du royaume de Naples, la fille de M. Lefèvre, que j’avais connue et admirée dans ce pays de tous les prodiges. Hélas ! elle lui fut trop promptement ravie par la mort. Depuis cette perte, il alla plusieurs fois en pèlerinage à Jérusalem, et vécut dans une modeste obscurité, après avoir passé son enfance dans toutes les promesses des cours, et sa jeunesse dans toutes les opulences et dans toutes les délices de son double mariage.

Sa mère était morte après 1830. Sa sœur survit heureuse et recueillie dans des œuvres de charité au couvent de..., près de Paris, d’où elle m’écrit quand quelque infortune lui rappelle mon nom. Sa porte que je salue toujours d’un sourire reconnaissant au coin de la rue Bellechasse et de la rue de Lille, vis-à-vis de la Légion d’honneur, fut la première porte par laquelle j’entrai dans le monde.

Le duc de Rohan
(Prince de Léon)

I

Une autre amitié s’offre à ma mémoire quand elle revient sur ces premières années : c’est celle du prince de Léon, depuis duc de Rohan, puis prêtre, puis archevêque à Besançon, puis cardinal.

Le prince de Léon, à l’époque où il voulut bien oublier la distance que la naissance et la fortune avaient mise entre nous, était officier des mousquetaires, et, je crois, aide de camp du roi Louis XVIII. Je me souviens de l’avoir vu caracoler à la suite de ce prince, qui passait, en 1814, une revue sur le Carrousel. Je fus frappé de son admirable beauté. C’était la grâce d’une femme en uniforme ; l’enharnachement du cheval, la coiffure militaire du jeune prince, sa taille souple et élevée, l’ondulation de ses cheveux fins et bouclés autour de son casque rappelaient Clorinde sous les murs de Sion. On était loin de voir succéder à ce costume le vêtement noir d’un pontife et la barrette du cardinal. Quelque chose de la gloire sanglante des armées de Napoléon se reflétait sur cette belle figure. On confondait les vieux et les jeunes militaires dans la même admiration.

Les mousquetaires de Louis XVIII et les grenadiers à cheval de l’Empire ne formaient, ce jour-là, qu’une même illustration ; l’éclat de la noblesse relevait la sévérité de la démocratie militaire. La beauté du prince de Léon se grava tellement dans mon imagination, que, deux ans après, je m’en souvenais encore.

II

Après 1815, l’invasion de Napoléon, Waterloo et le second retour du roi, cette élégante image ne s’était pas effacée. Le prince de Léon était devenu le duc de Rohan par la mort de son frère. Il avait épousé mademoiselle de Sérent. Cette jeune femme était morte bientôt après son mariage, brûlée dans son appartement en faisant sa toilette pour aller au bal. Cette mort soudaine et terrible avait frappé la société du faubourg Saint-Germain d’une émotion qui durait encore. Les mousquetaires étaient supprimés, le duc de Rohan vivait seul et triste dans l’hôtel de sa belle-mère, au milieu de la rue de l’Université. Quelques amis et quelques courtisans de sa mélancolie étaient assidus près de lui. C’étaient, en général, des esprits distingués et religieux qui se destinaient à la prêtrise.

Le duc Mathieu de Montmorency était du nombre : ces grands noms de la monarchie, Montmorency, Rohan, la Rochefoucauld, se prêtaient une splendeur mutuelle. Quelques jeunes gens, comme M. Rocher, comme M. de Genoude, comme M. de Lamennais, comme M. Dupanloup, aujourd’hui évêque si éloquent d’Orléans et membre de l’Académie française, étaient en relation avec le duc de Rohan. Ils lui parlèrent de moi comme d’un jeune homme qui donnait de belles espérances à la poésie, au royalisme, et qui n’était point enrôlé dans le parti opposé à la religion. Genoude récita des fragments de mes vers à la fois tristes et vaguement éthérés. Le duc de Rohan en fut enthousiasmé ; il témoigna un vif désir de me connaître ; Genoude ne lui dissimula pas ma répugnance à aller me présenter moi-même chez un grand seigneur inconnu. Le duc de Rohan, qui avait les goûts très-littéraires et la passion des beaux vers, lui dit qu’à ses yeux le grand seigneur était celui qui avait le plus de parenté de nature avec Racine, et qu’il n’hésiterait pas à le prouver en venant lui-même chez moi solliciter mon amitié. Il fut convenu que, sans me prévenir, Genoude l’y amènerait le lendemain. Je les vis en effet entrer ensemble le jour suivant. Je reconnus le beau mousquetaire de la revue de 1814, aux traits charmants du duc de Rohan. Il me dit que la poésie rendait égaux tous les hommes et qu’il serait heureux de mon amitié. Je répondis timidement de mon mieux. De ce moment nous fûmes amis. Je passai peu de jours sans le voir. Il n’avouait pas encore ouvertement son penchant à la carrière ecclésiastique. Son peu de goût pour le mariage, qu’on imputait généralement à la mort affreuse de sa femme, le rendait trop compréhensible ; mais les traditions de sa famille, la mémoire de son oncle le cardinal Louis de Rohan, si fameux par l’affaire du collier et de madame de Lamothe, plus fameux par son repentir sincère et par son retour courageux à la royauté de Louis XVI, ses instincts véritablement religieux le prédisposaient ; on peut dire que le mousquetaire était né pontife. Il aimait la religion, surtout pour ses pompes et ses solennités. Tel était le duc de Rohan.

III

Cependant, il aimait aussi le monde et ses élégances pendant qu’il continuait à y vivre. Il venait souvent me prendre dans sa calèche pour nous promener au bois de Boulogne ou à Saint-Cloud ; ses chevaux étaient magnifiques, ses équipages princiers, les grandes guides de son attelage étaient d’or et de soie ; ses cochers ne les maniaient qu’avec des gants blancs pour ne pas les ternir ; les livrées étaient de la même recherche ; il attirait les regards de la foule partout où il passait. Il jouissait d’être l’objet de la contemplation envieuse de tous ceux à qui ces magnificences et sa belle figure le faisaient reconnaître ; il tenait le sceptre de l’ostentation. Cela lui semblait un devoir de son nom.

Quand l’hiver fut remplacé par le printemps, il me demanda de l’accompagner dans sa résidence d’été, et d’y passer avec lui et ses amis quelques jours. Je ne m’y refusai pas. Il vint me prendre un matin, seul, en poste, dans sa calèche de voyage. Un courrier en riche livrée nous précédait pour faire préparer ses chevaux sur la route de Meulan. Le but du voyage était le beau château de la Roche-Guyon, demeure, avant la Révolution, de la duchesse d’Inville et du duc de la Rochefoucauld, son gendre, assassiné pour prix de ses vertus populaires en venant de Rouen à Paris.

Cette terre de la Roche-Guyon était devenue, j’ignore comment, la résidence favorite du duc de Rohan. Elle est revenue depuis à la duchesse de la Rochefoucauld-Liancourt, femme aussi spirituelle, aussi vertueuse, et plus solide que le duc de Rohan lui-même.

Le château, presque royal, est situé au bord de la Seine, dont il domine le cours. Un peu plus loin, les prairies s’élargissent et éloignent la rivière du château ; là s’élève un petit château que le duc me donna pour en faire mon habitation personnelle, quand il me conviendrait de m’y fixer pendant la belle saison. Je crois que cela est devenu une maison hospitalière dépendant du château, asile ombragé et verdoyant dans les grands peupliers de la prairie. De là on repassait la route, et on entrait dans la cour d’honneur de la Roche-Guyon. Une espèce de tribune, surmontée d’une galerie, s’élevait au-dessus de l’escalier. Le duc, pour ne pas perdre l’habitude féodale de ses ancêtres, s’y fit apporter un sac de monnaie par le concierge, et jeta une poignée de pièces d’argent à quelques mendiants qui nous avaient suivis, et qui étaient entrés avec la voiture dans la cour ; puis nous passâmes dans les appartements : c’était une suite de pièces décousues, composées de salle des gardes, de salle à manger, de salons, de chambres de lit ouvrant sur le penchant de la montagne récemment plantée en jardins pittoresques. Ces jardins s’élevaient, par des allées tournantes, jusqu’au sommet de la colline. Là, des avenues d’ormes en patte d’oie s’étendaient sur un large plateau, à perte de vue, dans les terres du domaine.

IV

Une autre aile du château était occupée par une chapelle vaste, décorée, desservie par des aumôniers, et dont on sentait que le duc faisait ou comptait faire la pièce principale de son palais. Les autels et tableaux, les décorations de tout genre la surchargeaient de luxe pieux. C’était vraiment la chapelle privée d’un futur cardinal. La vie de château, à la Roche-Guyon, avait quelque chose d’un séminaire. La salle à manger et les salons étaient remplis de jeunes ecclésiastiques ou aspirant à le devenir, pleins de mérite, dont quelques-uns, tels que les évêques de Perpignan et d’Orléans, n’ont pas depuis trompé les augures. J’étais peu à ma place dans cette société ; mais le duc et ses commensaux me traitaient en poëte qui voit tout sans participer à rien. Je fus prié de faire quelques vers sur le château, et j’écrivis la Méditation intitulée La Roche-Guyon. J’en laissai en partant le manuscrit au château. Mais je me hâtai de revenir à Paris avec le duc et Genoude, pour retrouver la charmante princesse romaine que j’avais laissée malgré moi, et que je ne pouvais oublier. Je me souviens même qu’en route, entendant mes compagnons de voyage vanter les douceurs de la dévotion, je convins avec eux qu’elle avait ses charmes, quand elle était ardente et sincère, mais que l’amour pour une beauté accomplie me paraissait une dévotion des sens à laquelle je ne pouvais rien comparer sans me mentir à moi-même. On me traita de profane, on sourit et on parla d’autre chose.

Voilà comment commencèrent mes relations avec le duc de Rohan.

V

Je continuai ensuite à avoir une véritable amitié pour lui, et lui pour moi. Quand mes œuvres parurent en livre, il contribua beaucoup à les répandre : la diversité de nos vocations nous sépara plus tard, il était entré au séminaire et moi dans le monde des affaires.

En 1829, l’Académie française daigna me choisir. Il fut question de mon discours, dans lequel chacun cherchait une profession de foi politique qui devait décider de la ligne de ma vie. Le moment était difficile ; les opinions étaient agitées et confuses. M. Royer-Collard avait augmenté la confusion, en ayant une conduite équivoque dans le vote de la Chambre sur le choix des ministres. Il avait voté contre le roi. Je n’y avais rien compris. Je le croyais ce que j’étais moi-même : un loyal royaliste, aussi incapable de manquer au roi qu’à la Charte. Son vote m’avait dérouté.

Quelques jours avant que je prononçasse mon discours à l’Académie, M. Cuvier donna pour moi un grand dîner dans son palais d’études au Jardin des plantes. Je dis palais d’études, parce que je fus frappé en y entrant par la disposition des chambres consacrées à ses divers travaux. Il y en avait douze, chacune avec une cheminée, une bibliothèque, une table, du papier, des plumes, de l’encre sous la main, pour que l’homme multiple, résumé dans M. Cuvier, n’eût qu’à changer de fauteuil pour changer de travail.

Avant de nous mettre à table, nous parcourûmes en groupes ces divers cabinets. M. Royer-Collard me prit à part dans l’embrasure d’une des douze portes et me fit signe qu’il désirait s’entretenir avec moi en particulier. « J’ai cru remarquer, me dit-il, que vous vous éloignez de moi avec une certaine réserve. Je comprends pourquoi : j’entrevois que vous ne me comprenez pas dans mon rôle à la Chambre depuis mon dernier discours et mon dernier vote.

« — Puisque vous me le dites vous-même, lui répliquai-je, je ne vous dissimulerai pas qu’en effet le vote et la conduite parlementaire d’un homme de votre loyauté et de votre importance me semblent inexplicables dans les circonstances où la monarchie des Bourbons, vos amis, se trouve engagée. Je n’approuve pas les tendances contre-révolutionnaires qu’on attribue au prince de Polignac. Je viens de le prouver tout récemment, en refusant de m’y associer par la place de sous-secrétaire d’État des affaires étrangères dans ce ministère. Mais je crois la Charte suffisante pour donner à la Chambre l’occasion et le droit de s’expliquer, et, si je crains qu’elle soit attaquée un jour par le ministre, je ne crains pas moins qu’elle ne soit violée par un coup d’État parlementaire. Or, déclarer au roi, dans une adresse, que ses ministres ne sont pas ceux de l’Assemblée et qu’on repoussera tout ce qui viendra d’eux, c’est, selon moi, dépasser les droits de l’Assemblée et nommer, en réalité, les ministres. Ce n’est pas la Charte, c’est le roi qui nomme les ministres. »

M. Royer-Collard me parut embarrassé ; il rougit, et prenant un accent plus bas et plus intime de confidence :

« Eh ! oui, sans doute, me répondit-il, je pense comme vous ; mais j’ai jugé que, si la Chambre ne l’avertissait pas, par une adresse un peu violente et qui déclarerait l’incompatibilité des députés et des ministres, dès leur premier acte, c’est-à-dire dès l’acceptation de leurs fonctions, le roi se croirait encouragé à les maintenir et à tenter avec eux quelque chose contre la Charte.

« Et moi aussi, lui répliquai-je ; mais je ne crois pas que violer la Charte soit un moyen de la maintenir, et je persiste à croire que le vote de l’adresse par les 221 est un défi à la royauté, et qu’il valait mieux attendre, pour défier, une occasion constitutionnelle qui avertît le roi sans prendre l’initiative d’attenter à l’esprit de la Constitution. »

M. Royer-Collard ne trouva pas de bonnes raisons pour défendre l’adresse, et me parut un homme qui avait voulu conserver sa popularité à un prix trop dangereux et flatter les 221 au-delà de leur droit. Je trouvai cette explication confidentielle aussi subtile que l’adresse elle-même des 221 me semblait périlleuse. Peu de mois après, il vit que j’avais raison : le défi était porté par la Chambre, et le coup d’État qui y avait répondu avait renversé la Restauration par le gouvernement de 1830.

VI

Peu de jours auparavant, le duc de Rohan, qui était devenu déjà archevêque de Besançon et cardinal, vint me prendre dans sa voiture, en se rendant aux Tuileries, pour me dissuader d’une déclaration constitutionnelle que je devais faire dans mon discours à l’Académie. Les deux partis opposés mettaient beaucoup d’importance à cet engagement que je devais faire pour ou contre eux. « Prenez-y garde ! me dit-il à la fin de sa conversation ; votre destinée politique dépend de ce que vous allez dire ; nous ne vous pardonnerons jamais si vous vous déclarez contre nous. — Je ne me déclarerai que contre les exagérés des deux partis, lui dis-je. Mais, si l’attachement à la Charte vous paraît dangereux pour mon avenir, condamnez-moi dès à présent, car j’ai cru cette conciliation nécessaire entre l’ancien régime et l’avenir de la France ; et si c’est vous offenser que de le dire tout haut dans une occasion solennelle, soyons ennemis dès aujourd’hui ; je ne vous en aimerai pas moins comme un de mes premiers amis. »

Nous nous fîmes ces adieux. Je fis mon discours tel que je l’avais conçu. Il eut un brillant succès, et de ce jour on me compta au nombre de ces royalistes libéraux fidèles à la monarchie éclairée, qui voulaient la défendre et non lui complaire en la perdant.

Le lendemain des journées de Juillet, le duc de Rohan s’évada de Paris pour se réfugier dans son diocèse. Il fut insulté dans un faubourg, arrêté par le peuple, puis relâché, et il se retira en Suisse. Je n’étais pas en France pendant ces journées, je n’y rentrai que quelques jours après. Le duc ne rentra lui-même à Besançon que quelques mois plus tard ; il y fut reçu avec suspicion et inquiétude. Le bruit de l’inimitié du peuple de Paris contre lui s’était répandu ; on le traitait en suspect ; ses vertus épiscopales lui firent pardonner. Il y vécut en sage, repentant d’un peu trop de zèle ; il y mourut à la fleur de son âge, plein de mansuétude et de précoces vertus. Telles furent la vie et la fin de cet excellent homme. Il avait racheté autant qu’il était en lui les légèretés du cardinal Louis de Rohan et réhabilité son nom dans l’Église.

Le duc de Montmorency

I

Le duc Mathieu de Montmorency, le plus grand nom de France, avait eu pour premier maître en révolution et en religion politique l’abbé Sieyès. Sieyès, devenu célèbre par une brochure radicale au commencement des États généraux, avait été du premier bond au fond de la question, et, prenant uniquement pour logique le droit et l’intérêt du grand nombre, avait conclu dans son titre même : Qu’est-ce que le tiers état ? C’est tout.

Absolu dans les principes, il avait été modéré dans les applications. Il voulait tout ébranler, mais ne rien détruire ; car il avait des bénéfices et des fonctions ecclésiastiques comme grand vicaire de Chartres. On peut juger combien les doctrines d’un tel homme d’esprit devaient sourire à un très-jeune homme, qui en avait fait son oracle et qui portait dans ses votes populaires l’ardeur de son âge et l’illusion de sa passion du bien public. Aussi la Révolution, dans ses principes, le compte-t-elle parmi ses plus ardents apôtres. Il se lia avec ses plus éloquents promoteurs, les Mirabeau, les Lameth, les Barnave, les la Fayette. Toutes ses motions furent pour la démocratie la plus avancée. Quand on voulut détruire la noblesse, on emprunta sa main. Ce fut lui qui, dans la nuit fameuse du 7 août, commença cet abatis de priviléges, ce défrichement de la France qui la rendit invincible. Son impopularité bruyante parmi les défenseurs de l’ancien régime condamna son nom aux invectives et aux sarcasmes de l’Europe entière. Son nom devint le synonyme de l’apostasie. Il supporta avec la constance d’un néophyte convaincu les injures de son ordre, et ne témoigna aucun repentir de sa témérité jusqu’au jour où un crime, la mort de son frère chéri, l’épouvanta des conséquences que la démocratie furieuse tirait de son dévouement.

Il parut alors changer de principes en changeant de rôle : il émigra, non pas pour combattre son pays, mais pour se réfugier dans les larmes de ceux qui, en voulant faire beaucoup de bien, ont ouvert la porte à beaucoup de mal. Il était lié avec madame de Staël, fille de M. Necker. Il trouva en Suisse, dans la maison de Coppet, l’amitié la plus tendre, la religion la plus tolérante et toutes les consolations que les mêmes déceptions donnent aux illusions également trompées.

Au 18 brumaire, il espéra mieux de sa patrie, mais il craignit le despotisme du sabre et ne s’engagea pas avec le dictateur. La résipiscence ne pouvait être complète à ses propres yeux que quand il aurait contribué à rendre un trône aux frères de Louis XVI, auxquels il s’accusait d’avoir involontairement arraché le trône et la vie. Homme d’illusions immenses, il lui en fallait dans le repentir comme il en avait eu dans la lutte. Il se livra alors à la dévotion la plus entière et la plus vive, et il consacra à Dieu toutes les pensées éparses de sa vie.

II

Le duc de Montmorency, ayant entendu parler de moi avec les illusions de l’amitié, vint lui-même, avec une prévenance extrême, au-devant de ma timidité. M. de Genoude était avec lui. Je fus saisi et séduit au premier regard. Il n’avait du grand seigneur que les grâces. Je le retrouve tout entier dans le beau portrait de Gérard, qu’il avait légué à madame Récamier, son amie, avec la clause qu’elle me le léguerait elle-même en mourant, si je devais survivre à cette aimable et charmante femme. Elle me le légua, en effet, et je n’en ai pas encore été dépouillé par mon infortune.

Il a, dans cette image, l’air d’éternelle jeunesse qu’il avait dans ses plus beaux jours ; sa physionomie le nomme. Ses cheveux, d’un blond tendre, ont gardé les inflexions du premier âge autour d’un front de vingt-cinq ans ; ils jettent une ombre légère et mobile sur sa figure. Ses yeux, grands et bleus, laissent lire jusqu’au fond de son âme. Une teinte rosée relève la délicate blancheur de sa peau. Son nez est court ; ses narines, bien accentuées et frémissantes, respirent la bravoure martiale des petits-fils des héros ; sa bouche, parfaitement modelée, a l’élégance et les contours d’une bouche de femme ; on n’y sent rien de l’enthousiasme révolutionnaire que l’abbé Sieyès lui avait inspiré. Les contours du visage sont élégants, mais fermes ; on voit que l’homme serait bien mort pour une noble cause. On ne peut détacher le regard du portrait ; on croit entendre sa voix douce et prévenante qui vous parle ; il n’a rien à cacher ; son timbre, juste et franc, sonne la sincérité avec le mot. Tel il est, tel il était. Je me figure l’entendre autant que le revoir.

III

Mathieu de Montmorency n’avait aucune ambition qui ne fût digne de son nom, de son caractère et de sa race. Excepté un rôle héroïque, il n’y avait point de rôle pour lui dans ce monde indécis. Il avait chez madame de Staël, à Coppet, deux charmes qui le retenaient : celui de madame de Staël elle-même, à laquelle il était dévoué depuis qu’il l’avait connue chez son père, M. Necker, et pendant les tempêtes de 1789 ; celui de madame Récamier, amie de madame de Staël et à laquelle il se consacrait avec une vertu que désavouerait l’amour, mais qui lui ressemblait trop pour être désintéressée.

Nous avons vu qu’après la Terreur il s’était résigné à la dévotion. C’était le moment où madame Récamier, à seize ans, sous le Directoire, apparaissait dans le monde comme un piége de beauté qui devait tenter tous les jeunes hommes. Mathieu de Montmorency, qui vivait alors séparé de sa femme, la vit et s’enthousiasma pour cette incomparable et énigmatique beauté d’un amour qu’il se déguisa à lui-même sous l’apparence d’une passion innocente, parce qu’elle lui semblait immatérielle. Il se la déguisa mieux encore en se la cachant sous les formes de l’amour de Dieu, amour vertueux et mystique qu’il s’efforça de communiquer à madame Récamier, pour préserver l’innocence de la femme et, à son insu, sa propre jalousie, contre les dangers du monde. Sa correspondance avec madame Récamier, que nous avons lue, laisse peu de doute à cet égard ; elle laisse même une impression pénible à la franchise d’un homme de bien amoureux, elle ressemble trop à un sermon perpétuel où le prédicateur prêche plus pour lui-même que pour Dieu. Mais l’amour prend tous les masques innocemment, même celui de la vertu : c’est toujours l’amour.

IV

En 1814, Mathieu de Montmorency et son cousin le duc de Laval-Montmorency, amoureux aussi de madame Récamier, mais plus franc et moins sophistique que son cousin, saluèrent la chute de Bonaparte et le retour des Bourbons.

La duchesse d’Angoulême le choisit pour son chevalier d’honneur. Les Bourbons pardonnèrent tout à ce beau nom et à ce repentir attristé par tant de vertu. Il devint le modèle de l’aristocratie française. Ce fut alors qu’il désira me connaître, et dès qu’il me connut, sa curiosité bienveillante devint la plus honorable amitié. Il me mena quelquefois chez sa fille, devenue la femme du fils du duc de Doudeauville, et qui habitait alors la maison champêtre retirée de la vallée aux Loups, achetée, par complaisance, des dépouilles de M. de Chateaubriand. L’affection de M. de Montmorency pour moi m’y valait l’accueil le plus distingué. Je jouissais de fouler ces gazons semés autrefois par un grand homme et possédés aujourd’hui par le plus vertueux des hommes. Ces deux grandeurs m’éblouissaient ; j’admirais l’une, je respectais et je chérissais l’autre.

M. de Montmorency prévoyait le jour où l’attachement de la cour, fière de l’estime universelle dont il jouissait, lui offrirait le ministère des affaires étrangères, que la considération de l’Europe l’engagerait à accepter pour être utile à la France. « Le premier acte ministériel que je signerai, ce sera la nomination de Lamartine au poste de ministre à l’étranger », disait-il souvent à ses amis et aux miens. J’étais heureux de ma résidence à Naples. Nullement pressé d’avancement, je lui écrivais sans jamais lui parler de mon ambition. Il était devenu ministre, le congrès de Vérone l’occupait ; M. de Chateaubriand, qui s’ennuyait à Londres et qui pensait déjà, de concert avec M. de Vitrole, à remplacer M. de Montmorency au ministère, parvint à se faire nommer plénipotentiaire à Vérone. Il plut à l’empereur de Russie et prémédita avec lui la guerre d’Espagne. Revenu à Paris, M. de Chateaubriand prit la place de son ami ; cette ingratitude, qui avait l’air d’une perfidie, offensa toutes les âmes délicates. M. de Montmorency seul se montra impassible et crut devoir, par charité chrétienne, déguiser sa peine en feignant de ne pas sentir l’amertume que lui inspirait la conduite de M. de Chateaubriand. Étant en congé dans ce moment à Paris, j’essayai de lui en parler, mais il refusa de me répondre et je compris qu’il ne voulait pas qu’un seul mot de lui pût aggraver les torts de son ancien ami. Quelque temps après, Charles X nomma M. de Montmorency gouverneur du duc de Bordeaux, emploi qui lui convenait parfaitement, qui honorait son royalisme et qui unissait dans sa personne la fidélité aux Bourbons et la haute intelligence de la Charte.

Ce fut dans ces hautes fonctions que la mort le surprit et parut mettre le sceau à la sainteté de sa vie. Pendant la semaine sainte, étant allé entendre la messe à sa paroisse de Saint-Thomas d’Aquin, il inclina la tête à l’élévation et ne la releva plus. On s’aperçut qu’il était mort dans l’acte le plus fervent de sa piété. Ainsi finit cet homme de bien, qui ne laissa que des respects et des regrets sur cette terre. Ceux qui l’ont connu, comme moi, le regretteront et le respecteront doublement, car ses vertus et ses qualités privées dépassaient immensément ses qualités et ses vertus publiques. C’était un homme que Dieu seul pouvait juger, car il n’avait agi que pour lui.

Lamartine.