Une âme en péril
Il y avait une fois, dans une pauvre paroisse du Bas-Limousin, un curé qui s’ennuyait. Ni la prière, ni la lecture des Livres saints, ni la joie austère d’instruire les enfants et d’évangéliser les humbles, ni les rencontres et les agapes cordiales avec les confrères, ni la nature qui est belle partout, même en pays plat, ni les plaisirs du jardinage, ni les promenades dans les champs, le bréviaire à la main, ni la fraîcheur des matins, ni la douceur des soleils couchants sur la lande, ne suffisaient à remplir cette âme inquiète.
C’est qu’il y avait dans ce prêtre un « gendelettre », comme eût dit Veuillot.
Il avait la rage d’écrire sur de gros cahiers des « pensées » faciles et des maximes innombrables. Il piochait des parallèles entre Virgile et Homère, entre Corneille et Racine, et il s’appliquait à rédiger en phrases « brillantes » son jugement sur Lemierre, Thomas et Jean-Baptiste Rousseau. Il faisait des « portraits » comme La Bruyère, avec des noms tirés du grec. Il avait des vues sur la brièveté de la vie, sur la fragilité de nos sentiments, l’infirmité de notre raison et l’excellence de la religion chrétienne. Et tout cela était d’une rare innocence.
Mais, comme il avait pourtant une imagination de poète et beaucoup de sincérité, il lui arrivait d’exprimer, avec un accent assez pénétrant, la tristesse de sa solitude morale et la mélancolie d’une âme qui se croit supérieure à sa destinée. Et, comme ce prêtre de campagne n’aimait pas les paysans, il avait quelquefois sur eux des remarques d’une clairvoyance cruelle et d’une éloquente âpreté.
Un aimable homme, un Parisien de Lyon, qui passait par là, s’en aperçut. Il fit à l’abbé la douce violence qu’il attendait▶, le décida à publier ses Pensées, et nous présenta l’auteur.
Le livre du curé limousin, qui, écrit par un laïque, eût passé à peu près inaperçu, fut fort bien accueilli par la presse. On y découvrit une saveur originale. Puis, de bons farceurs se piquèrent de courtoisie envers ce prêtre, parce qu’il était prêtre. Cela arrive plus souvent qu’on ne croit. Quand les journalistes sont en veine de respect, ils poussent très loin ce sentiment. D’ailleurs on flairait dans ces Pensées je ne sais quel manque de résignation qui semblait piquant chez un ministre de Dieu. Surtout on était charmé de trouver dans le livre d’un prêtre un portrait sans pitié du paysan, un portrait qui rappelait la page de La Bruyère et qui faisait même songer aux horribles paysans des romans naturalistes. Bref, on fit fête à ce Jocelyn maussade.
L’abbé vint à Paris humer sa gloire sur place. Il fit voir sa tête chez l’éditeur Lemerre. L’Académie lui donna un de ses prix. Et son évêque, fasciné, le nomma chanoine.
Tant de succès grisa le prêtre maximiste. Le diable lui souffla de composer un second livre de pensées et de l’orner d’une belle préface. Or, ses Nouvelles Pensées ne valent rien ; et, comme on sait, « rien, c’est peu de chose ». Et quant à sa préface, elle pourrait bien compromettre son salut éternel.
L’abbé Roux ne s’ennuie plus ; l’abbé Roux est chanoine ; l’abbé Roux habite en ville, à Tulle. Mais, dès lors, l’abbé Roux n’a plus rien à nous dire. Je prends au hasard dans ses secondes Pensées. En voici de littéraires :
« Paul de Kock éclabousse la modestie et la pudeur pour faire rire. » « Tacite est merveilleux dans l’antithèse, lorsqu’il n’y est pas ridicule. »
En voici de morales :
« Peu aiment beaucoup ; beaucoup aiment peu. »
« Un despote n’a pas d’amis. »
« L’époux qui frappe sa compagne mérite-t-il le nom d’époux ? Je dis plus : mérite-t-il le nom d’homme ? »
« Les vierges sentent le lys. »
Et voici une pensée religieuse :
« La Théologie est une reine qui a les Arts pour chambellans et les Sciences pour dames d’atours. »
Je vous jure que tout est de cette force, sauf une douzaine de pensées que j’ai mises à part et que je ne citerai pas, crainte d’aggraver l’état d’âme inquiétant que nous révèle la Préface
Cette préface est un morceau bien curieux. L’abbé s’y étale, s’y contemple, s’y démontre avec une joie ! une complaisance ! une liquéfaction intérieure ! Hélas ! il se connaît si peu qu’il va jusqu’à repousser ce qui faisait le meilleur de son originalité. « On a semblé croire, dit-il, qu’une solitude forcée m’inspira de penser et d’écrire. » Eh oui ! nous le croyions, et c’est par là qu’il nous intéressait. Mais lui, le malheureux, tient absolument à être « auteur » et à l’avoir toujours été : « J’aurais écrit partout, reprend-il fièrement, et mieux à la ville que dans un fond de campagne. Ma plume, disciplinée de bonne heure, n’avait besoin ni de saint Hilaire ni de saint Sylvain pour frapper des maximes. »
Il nous raconte qu’en 1870 il avait déjà écrit quinze cahiers de pensées, qui furent pillés par les Prussiens, et il ne nous cache pas que c’est là une grande perte.
Puis il nous fait l’histoire de son premier volume :
« L’ouvrage eut un beau succès. On l’acheta comme un roman. Pas un journal, pas une revue qui n’en fît l’éloge… Tandis que les Pensées marchaient ainsi de triomphe en triomphe, l’auteur, lui, tendait de tous côtés une oreille inquiète. Ah ! ces premiers jours furent pénibles ! Enfin de bonnes nouvelles arrivèrent. Victoire ! criaient tous les échos. Je ne pouvais croire à tant de bonheur. » Il écrit couramment : « Le chapitre des Paysans est trop célèbre à mon sens, sinon à mon gré », et il parle du « prodigieux retentissement accumulé autour de son nom ».
Ah ! monsieur l’abbé, je ne saurais vous dire quel chagrin c’est, pour une âme restée religieuse et qui s’◀attendait à rencontrer un prêtre, de se trouver en face d’un vilain homme de lettres et d’un auteur fieffé !
Pourtant, à y bien regarder, cette préface a aussi quelque chose de touchant, et qui désarme. D’abord, cette fleur d’illusion, cette ignorance des hommes et des choses. L’abbé se figure avoir remué Paris, être entré dans la gloire. Il ne sait pas avec quelle rapidité nous oublions. On ne pensait plus guère à ses maximes limousines ; et si l’on s’occupe encore de lui, vous verrez que ce sera pour lui dire des choses désagréables. Il va souffrir, et je le plains ; car c’est évidemment un brave homme.
Il y a tant de candeur dans son contentement ! Citant l’article que M. Caro lui a consacré, il fait remarquer en note que cet article était de « vingt-quatre pages et orné de trois gravures ».
Il nomme tous ceux qui ont parlé de lui. Il remercie tout le monde, depuis l’évêque de Tulle jusqu’à M. Champsaur. Il s’écrie : « Merci à mon évêque !… Merci à M. Paul Mariéton !… Merci à la Presse parisienne !… Merci à la noble Académie française !… » Et il cite la page de M. Camille Doucet qui le concerne.
C’est que ce moraliste a, en somme, plus d’innocente vanité que d’orgueil. Et cette vanité est bien d’un prêtre : elle implique des habitudes de respect. Vous avez tous connu de ces abbés lauréats, sensibles aux prix académiques et aux récompenses officielles ; enclins à respecter, en littérature comme ailleurs, les jugements qui se formulent par voie d’autorité ; d’un amour-propre littéraire à la fois très éveillé et très ingénu, et où se révèle un fond de docilité chrétienne, de soumission aux puissances constituées, car toutes, et même celles que signalent les palmes vertes, émanent en quelque sorte de Dieu lui-même. L’abbé Roux joint à ce bon sentiment le respect des journalistes. Il nous montre les certificats qu’ils lui ont délivrés. En réalité, il est bien humble et je me trompais tout à l’heure.
C’est égal, je voudrais entendre la prière qu’il adresse à Dieu, de sa stalle de chanoine. J’imagine qu’il murmure entre deux antiennes :
- — « Seigneur, si j’ai du génie, je sais que je vous le dois. Je m’ennuyais à Saint-Hilaire-le-Peyrou, parce que, comme je l’ai écrit, « un géant cherche en vain le sommeil dans un lit étroit, et un grand esprit le repos dans un milieu mesquin… Mais, quoique vous m’ayez fait plus grand que Daniel Darc, la comtesse Diane et M. Valtour, de l’Illustration, je ne suis qu’un pur néant devant vous, Seigneur ! Que si j’égale La Bruyère et La Rochefoucauld, je ne veux point le savoir ; car, plus magnifiques sont les dons que vous m’avez départis, et plus je vous en devrai un compte rigoureux. Alphonse Lemerre me trouvait supérieur à Vauvenargues, et j’ai bien vu que je faisais de l’impression sur les poètes qui venaient chez lui… Mais moi, Seigneur, je sais que, sans vous, je suis plus vil que la poussière des chemins. Ne permettez pas que je l’oublie jamais, et sauvez-moi du péché d’orgueil. La tentation est si forte pour les grands esprits ! »
M. l’abbé Roux ne m’en voudra pas. Il considérera que c’est peut-être le Ciel qui l’avertit par une bouche profane. Au reste, je veux bien en faire l’aveu. Il y a grande apparence que nous avons tous, nous qui écrivons, une vanité littéraire pour le moins égale à la sienne. Seulement nous la cachons mieux ; nous ne l’exprimons pas, en général, par des préfaces, mais par des actes, par toute notre conduite et par le mal que nous disons de nos confrères. Puis, nous savons un peu mieux les choses ; nous n’avons pas les illusions de l’abbé sur la valeur et la portée des articles de journaux, et même de revues. En d’autres termes, nous sommes moins sincères, moins crédules, moins confiants que lui. Nous n’avons pas sa fraîcheur d’impressions. Et je suis bien sûr que l’abbé Roux, même après sa préface, vaut encore mieux, moralement, que les neuf dixièmes des hommes de lettres.
Mais c’est justement pour cela que son cas m’afflige. Corruptio optimi…
Si, à coup sûr, sa candeur l’excuse, elle ne le justifie pas complètement, et elle lui rend plus dangereux le poison de la louange. Ne le louons donc plus et prions pour lui.
Pourvu qu’il n’aille pas maintenant, pris de repentir, faire ciseler dans le pied d’un ostensoir un ange foulant sous son talon les Nouvelles Pensées et leur préface, comme fit Fénelon pour ses Maximes des Saints ! Non, vraiment, ça n’en vaut pas la peine.