Eugénie de Guérin, Reliquiae, publié par Jules Barbey d’Aurevilly et G.-S. Trébutien, Caen, imprimerie de Hardel, 1855, 1 vol. in-18, imprimé à petit nombre ; ne se vend pas.
Je voudrais faire partager à d’autres l’impression que j’ai reçue de la lecture de ce petit volume, rempli d’une suave et haute pensée.
Il faut se souvenir avant tout que, le 15 mai 1840, la Revue des deux mondes publia, avec une notice de George Sand qui y servait de préface, un magnifique fragment d’un poète mort l’année précédente à vingt-neuf ans, Georges-Maurice de Guérin. Ce morceau capital, intitulé Le Centaure, révélait une nature de talent si neuve, si puissante, si vaste, que le mot de génie semblait naturellement s’y appliquer. Aujourd’hui c’est la sœur de ce poète, et en tout digne de lui par l’imagination comme par le cœur, qui, morte à son tour, vient livrer, par les soins d’amis pieux, le parfum de son âme et de ses secrets épanchements.
Les deux destinées, celles du frère et de la sœur, sont si étroitement liées qu’il faut revenir à l’un quand on a à parler de l’autre, car elle ne nous entretiendra que de lui.
Maurice de Guérin descendait d’une ancienne famille noble, originaire de Venise, dit-on, mais établie depuis des siècles dans le midi de la France. Les de Guérin figuraient dans les croisades, et un Guérin, évêque de Senlis, est dit avoir présidé à l’ordonnance de la bataille de Bouvines. Cette famille revendique l’honneur d’avoir donné des grands maîtres à l’ordre de Saint-Jean de Jérusalem, des cardinaux à l’Église, et un troubadour au beau ciel languedocien. « Garins d’Apchier, disent les manuscrits cités par Raynouard, fut un gentil châtelain du Gévaudan, vaillant et bon guerrier, et généreux, et bon trouvère et beau cavalier ; et il sut tout ce qu’on peut savoir du bel art de galanterie et d’amour. » Il passe même pour avoir inventé une forme nouvelle de poésie. Cette fleur idéale qui décora l’antique maison dans sa splendeur va se retrouver au déclin et sur une ruine. C’est d’une dernière branche de cette noble race, déchue en fortune, mais restée intègre par les sentiments, que naquit Maurice de Guérin au château du Cayla près d’Alby, le 4 août 1810, le dernier de quatre enfants. Sa sœur Eugénie était l’aînée et avait cinq ans de plus que lui. Elle lui fut de bonne heure une surveillante et un tendre guide. On lit dans le Mémorandum tout consacré à la mémoire de son frère :
4 août (1840). — À pareil jour vint au monde un frère que je devais bien aimer, bien pleurer, hélas ! ce qui va souvent ensemble. J’ai vu son cercueil dans la même chambre, à la même place, où, toute petite, je me souviens d’avoir vu son berceau, quand on m’amena de Gaillac, où j’étais, pour son baptême. Ce baptême fut pompeux, plein de fête ; plus que pour aucun autre de nous, marqué de distinction. Je jouai beaucoup et je repartis le lendemain, aimant fort ce petit enfant qui venait de naître. J’avais cinq ans. Deux ans après, je revins, lui portant une robe que je lui avais faite. Je lui mis sa robe et le menai par la main le long de la garenne du nord, où il fit quelques pas tout seul, les premiers, ce que j’allai annoncer en grande joie à ma mère : Maurice, Maurice a marché seul ! Souvenir qui me vient tout mouillé de larmes.
Quelques années s’écoulèrent :
Maurice, dit encore sa sœur, était enfant imaginatif et rêveur : il passait de longs temps à considérer l’horizon, à se tenir sous les arbres. Il affectionnait singulièrement un amandier sous lequel il se réfugiait aux moindres émotions ; je l’ai vu rester là debout des heures entières.
Il est à la campagne, aux beaux jours d’été, des bruits dans les airs, que Maurice appelait les bruits de la nature ; il les écoutait longuement, et voici de ses impressions :
« Oh ! qu’ils sont beaux ces bruits de la nature, ces bruits répandus dans les airs, qui se lèvent avec le soleil et le suivent, qui suivent le soleil comme un grand concert suit un roi !
Ces bruits des eaux, des vents, des bois, des monts et des vallées, les roulements des tonnerres et des globes dans l’espace, bruits magnifiques auxquels se mêlent les fines voix des oiseaux et des milliers d’êtres chantants… »
C’étaient là de ses jeux d’enfant. Il annonçait du goût pour l’état ecclésiastique. À onze ans il fut mis au petit séminaire de Toulouse ; on a de lui à cette date une très jolie lettre d’enfant pur et d’aimable Éliacin. À treize ans il fut envoyé à Paris au collège Stanislas. Il se sentit bientôt atteint de ce mal d’ennui qui fut celui des individus distingués dans les jeunes générations des trente premières années du siècle. En 1833 il alla à La Chesnaye en Bretagne, où M. de Lamennaisw avait eu l’idée de fonder un établissement d’études religieuses pour servir le catholicisme ; mais l’esprit du maître commençait déjà à se diriger ailleurs, et il allait aspirer à faire des élèves tout différents. Il ne paraît pas avoir donné une attention particulière à Guérin ni l’avoir deviné. Celui-ci, le long des étangs et sous les vieux chênes, rêva plus qu’il n’étudia. Il alla faire des excursions près des grèves, au bord des mers. Il était de la race directe des René. On a des vers de lui adressés en ce temps à M. Hippolyte Morvonnais, un poète breton de ses amis, vers élevés de douce inspiration et de ferme structure, mais qui rappellent un peu trop Victor Hugo dans ses Feuilles d’Automne. Il en fit d’autres où il imitait, pour le rythme et le sentiment, la romance que chante Lautrec dans Le Dernier des Abencérages : « Combien j’ai douce souvenance !… » L’originalité de Maurice de Guérin n’était pas là ; elle était dans un sentiment de la nature, tel qu’aucun poète ou peintre français ne l’a rendu à ce degré, sentiment non pas tant des détails que de l’ensemble et de l’universalité sacrée, sentiment de l’origine des choses et du principe souverain de la vie. Il l’a rendu dans sa composition du Centaure avec une sève débordante, jointe à une beauté de forme et d’art qui, dans un coup d’essai, déclare un maître. L’auteur suppose qu’un des êtres de cette race intermédiaire à l’homme et aux puissantes espèces animalesx, un centaure vieilli raconte à un mortel curieux, à Mélampe, qui cherche la sagesse et qui est venu l’interroger sur la vie des centaures, les secrets de sa jeunesse et ses impressions de vague bonheur et d’enivrement dans ses courses effrénées et vagabondes. Par cette fiction hardie on est transporté tout d’abord dans un univers primitif, au sein d’une jeune nature, encore toute ruisselante de la vie et comme imprégnée du souffle des dieux. Jamais le sentiment mystérieux de l’âme des choses et de la vertu matinale de la nature, jamais la poétique et sauvage jouissance qu’elle fait éprouver à qui s’y replonge et s’y abandonne éperdument, n’a été exprimé chez nous avec une telle âpreté de saveur, avec un tel grandiose et une précision si parfaite d’images. Guérin, sous forme de centaure, a fait là son René et raconté sa propre histoire, sa source réelle d’impressions, en la projetant dans les horizons fabuleux. Il a fait son René, son Werther, sans y mêler d’égoïsme et en se métamorphosant tout entier dans une personnification qui reste idéale, même dans ce qu’elle a de monstrueux : il n’a pris la coupe du Centaure que pour qu’elle pût le porter plus vite et plus loin. Il y a en tout cela une grande force. Il s’arrête aux limites et ne dit que ce qu’il faut dire. Son centaure, vieilli et contristé, déclare au visiteur humain qui le consulte que, pour être allé avec tant d’ivresse et de fougue et avoir tant pressé et tourmenté l’immense nature, il n’a pas surpris le grand secret et n’a rien arraché à la nuit des origines ; qu’il a senti seulement le souffle errer, sans saisir le sens ni les paroles, et que l’incompréhensible est pour lui le dernier mot comme le premier. — Mais je n’ai pas à analyser ici les productions de Guérin ; il me suffit d’en rappeler l’idée et d’en provoquer le réveil : ses œuvres complètes, on nous l’annonce enfin, vont paraître, prose et vers, lettres et fragments d’art, grâce aux soins des mêmes amis qui se sont voués à l’honneur de son nom et à la conservation de sa mémoire. En ce moment j’ai surtout à parler de sa sœur.
Que devenait-elle cette sœur vigilante, pieuse, gardienne de l’autel et du foyer, pendant ces courses fougueuses et ces poursuites ardentes de son jeune frère ? Elle s’inquiétait, elle tremblait pour lui, elle priait ; elle se demandait : Reviendra-t-il ?
Maurice, écrit-elle après l’avoir perdu, je te crois au ciel. Oh ! j’ai cette confiance que tes sentiments religieux me donnent, que la miséricorde de Dieu m’inspire. Dieu si bon, si compatissant, si aimant, si père, n’aurait-il pas eu pitié et tendresse pour un fils revenu à lui ! Oh ! il y a trois ans qui m’affligent : je voudrais les effacer de mes larmes.
J’avais tout mis en toi, dit-elle encore, comme une mère en son fils ; j’étais moins sœur que mère. Te souviens-tu que je me comparais à Monique pleurant son Augustin, quand nous parlions de mes afflictions pour ton âme, cette chère âme dans l’erreur ? Que j’ai demandé à Dieu son salut, prié, supplié ! Un saint prêtre me dit : Votre frère reviendra. Oh ! il est revenu, et puis m’a quittée pour le ciel, — pour le ciel, j’espère…
J’écris ceci à la chambrette, cette chambrette tant aimée où nous avons tant causé ensemble, rien que nous deux. Voilà ta place, et là la mienne. Ici était ton portefeuille, si plein de secrets de cœur et d’intelligence, si plein de toi et de choses qui ont décidé de ta vie : je le crois, je crois que les événements ont influé sur ton existence. Si tu étais demeuré ici, tu ne serais pas mort. Mort ! terrible et unique pensée de ta sœur.
La vie de Guérin, qui fut tout entière dans les luttes et les orages du rêve intérieur, n’est marquée par aucun événement, même littéraire ; il ne pensa jamais à rien publier. Huit mois avant de mourir, il avait épousé une jeune personne indienne, élevée à Calcutta, et venue à Paris depuis peu d’années : « C’est en effet, dit Mlle de Guérin, une ravissante créature en beauté, en qualités et vertu, Ève charmante, venue d’Orient pour un paradis de quelques jours. » Le mariage se célébra à l’Abbaye-aux-Bois. Le jeune couple habitait dans la rue du Cherche-Midi une petite maison, un pavillon dans un jardin, au n° 36. La maladie dont Guérin portait le germe et trahissait déjà les indices au moment de son mariage, fit de rapides progrès. Sa sœur, qui était venue du Cayla en 1838 et qui avait assisté à la noce, parvint, après quelques mois, à l’emmener de Paris, dont elle lui croyait l’air contraire et funeste. Elle en voulait au ciel de Paris, « ce gris de fer que vous voyez, qui vous déplaît et vous fait tant de mal à l’âme, écrivait-elle à un ami de son frère… Peut-être il aurait vécu davantage, se serait guéri dans cette douce chaleur, car l’air fait la vie. L’air de Paris l’a tué, je le crois ; je le savais, et je ne pouvais pas le tirer de là. Ç’a été une de mes plus profondes souffrances de ce passé dont j’ai tant souffert. » Guérin, ramené au Cayla déjà mourant, y respira l’air natal, sourit au ciel bleu, retrouva ses impressions les plus chères, et, exhalant sa belle âme le 19 juillet 1839, alla reposer sous le gazon du cimetière d’Andillac. Sa sœur l’avait reconquis, hélas ! et n’allait plus un seul instant le perdre du regard.
Une touchante et haute préoccupation anime à nos yeux cette sœur admirable, cette pure et sainte vestale qui s’agenouille sur un tombeau. C’est peu de dire que Mlle de Guérin est chrétienne, elle l’est comme aux temps de la foi la plus fervente et la plus austère ; elle désire que son frère l’ait été aussi ; elle sent bien que c’est une grande et profonde infidélité à l’humble foi primitive que de poursuivre comme il l’a fait et d’embrasser aveuglément la vague nature en elle-même, et d’adorer le dieu Pan, ce plus redoutable des adversaires, le seul peut-être tout à fait dangereux ; mais elle espère, elle a confiance dans les paroles et les sentiments suprêmes qu’elle lui a vus à l’heure qui pour elle est tout, à cette heure qui sonne l’éternité : « Ma plus grande consolation, dit-elle en écrivant à un ami de son frère, je la trouve dans sa mort pieuse, dans ces sentiments primitifs de foi exprimés en prières, et dans la réception des derniers sacrements, dans cet ardent et dernier baiser au crucifix. Je révèle cela, monsieur, à votre amitié, à cet intérêt chrétien qui suit l’âme dans l’autre vie. » Et comme cet ami (M. Morvonnais) devait écrire quelques pages sur Maurice3, elle le suppliait de ne pas omettre ce trait final essentiel, mais absent des écrits, et sur lequel la notice de la Revue des deux mondes n’avait pu que se taire : « Mais vous tous, ses amis, qui l’avez connu, faites mieux, et écartez, s’il vous plaît, de cette figure chrétienne, tout nuage philosophique et irréligieux. »
Sollicitude touchante, et qui tenait aux plus profondes racines de l’âme ! Le christianisme de Mlle de Guérin était de cette trempe qui n’admet rien de vague, d’indécis, rien d’à côté ni d’à demi, et, dans son existence solitaire, sa pensée en s’élevant avait acquis toute sa fermeté : « Oh ! tenons-nous là, pauvres humains, s’écriait-elle, tenons-nous à l’ancre immuable. Monsieur, je suis désolée de tant d’âmes perdues. Il me semble voir un Océan couvert de vaisseaux démâtés, dévoilés, faisant eau de toutes parts : ainsi m’apparaît le monde. Il y a de quoi dire : Heureux ceux qui l’ont quitté, qui ont, dans un beau jour, abordé au ciel ! » Il est vrai qu’elle ajoutait aussitôt, s’adressant à ce même ami de son frère, qu’affligeait le veuvage du cœur : « Si vous vous figurez dans vos tristesses une belle campagne avec une douce amitié, et que cela vous console, on a toujours cela avec son bon ange, le céleste ami ; consolation un peu spirituelle, si vous voulez, mais n’est-ce pas la meilleure ? Hélas ! les autres sont si souvent imparfaites ! » La femme, avec son sourire et son indulgence, revenait donc à temps pour adoucir ce que la noble vierge féodale paraît avoir de trop rigoureuse austérité. C’est ainsi qu’elle disait adorablement, en parlant de certaines dévotions rurales et familières auxquelles elle aimait à prendre part :
Ces dévotions populaires me plaisent en ce qu'elles sont attrayantes dans leurs formes et offrent en cela de faciles moyens d’instruction. On drape le dessous de bonnes vérités qui ressortent toutes riantes et gagnent les cœurs au nom de la Vierge et de ses douces vertus. J’aime le mois de Marie et autres petites dévotions aimables que l’Église permet, qu’elle bénit, qui naissent aux pieds de la foi comme les fleurs aux pieds du chêne.
Elle aussi était poète ; elle avait le génie des mélancolies et le don des images, chaste Lucile, plus fidèle et aussi funèbre, et qui devait survivre à son René.
Mlle de Guérin, retenue par toutes sortes de raisons et par celle aussi de la gêne domestique, n’était jamais venue, je crois, de sa retraite du Gayla à Paris que pour assister à ce mariage si voisin de la mort. Elle avait trente-trois ans. Pendant quelques mois elle vit le monde, le meilleur monde, celui dont elle était née. Elle y rencontra M. de Lamartine, M. Xavier de Maistre qui passait. Ceux qui l’ont connue alors disent ce que l’on croira sans peine, c’est qu’elle eut dès le premier jour la place que sa distinction et ses manières lui assuraient partout. Elle était de celles que la solitude n’ensauvage pas, mais qu’elle forme et qu’elle achève ; sa délicatesse s’y était développée plus exquise et sans qu’aucun souffle l’altérât. Au printemps de 1839, elle quitta Paris pour aller passer quelques mois à Nevers et aux environs chez une amie. Ici nous sommes déjà dans sa confidence ; elle écrit sur un cahier ses pensées, toujours à l’intention de son frère quelle a laissé à Paris souffrant :
10 avril (à Nevers)… Il fait beau ; on sent partout le soleil et un air de fleurs qui te feront du bien. Le printemps, la chaleur vont te guérir mieux que tous les remèdes. Je te dis ceci en espérance, seule dans une chambre d’ermite, avec chaise, croix et petite table sous petite fenêtre où j’écris. De temps en temps je vois le ciel et entends les cloches et quelques passants des rues de Nevers, la triste. Est-ce Paris qui me gâte, me rapetisse, m’assombrit tout ? Jamais ville plus déserte, plus noire, plus ennuyeuse, malgré les charmes qui l’habitent, Marie et son aimable famille. Il n’est point de charme contre certaine influence. Oh ! l’ennui ! la chose la plus maligne, la plus tenace, la plus emmaisonnée, qui rentre par une porte quand on l’a chassée par l’autre, qui donne tant d’exercice pour ne pas la laisser maîtresse du logis ! J’ai de tout essayé, jusqu’à tirer ma quenouille du fond de son étui où je l’avais depuis mon départ du Cayla.
Mais la quenouille de la châtelaine n’y peut rien ; l’ennui persiste : « Qu’il demeure donc cet inexorable ennui, ce fond de la vie humaine. Supporter et se supporter, c’est la plus sage des choses. »
Après une lettre reçue de son frère, toute stagnation a cessé et sa pensée a repris son courant :
Ta lettre m’a fait du bien ; c’est toi que j’entends encore ; c’est de toi que j’entends que tu dors un peu, que l’appétit va se réveillant, que ta gorge s’adoucit. Oh ! Dieu veuille que tout soit vrai ! Combien je demande, désire et prie pour cette chère santé, tant de l’âme que du corps ! Je ne sais si ce sont de bonnes prières que celles qu’on fait avec tant d’affection humaine, tant de vouloir sur le vouloir de Dieu. Je veux que mon frère guérisse ; c’est là mon fonds, mais un fonds de confiance et de foi, et de résignation, ce me semble. La prière est un désir soumis.
On a quitté Nevers, on est allé à une campagne voisine, aux Coques :
Désert, calme, solitude, vie de mon goût qui recommence. Nevers m’ennuyait avec son petit monde, ses petites femmes, ses grands dîners, toilettes, visites et autres ennuis sans compensation. Après Paris, où plaisirs et peines au moins se rencontrent, terre et ciel, le reste est vide. La campagne, rien que la campagne ne peut me convenir.
Notre caravane est partie de Nevers lundi à midi, l’heure où il fait bon marcher au soleil d’avril, le plus doux, le plus resplendissant. Je regardais avec charme la verdure des blés, les arbres qui bourgeonnent le long des fossés qui se tapissent d’herbes et de fleurettes comme ceux du Cayla. Puis des violettes dans un tertre, et une alouette qui chantait en montant et en s’envolant comme le musicien de la troupe.
Paysage d’avril, quel pinceau autre que cette plume virginale nous le rendra aussi léger et aussi riant ?
Le talent caché, inoccupé, cette part de génie qu’elle a reçue de naissance, remue par moments en elle et s’ennuie. Dans cette vie d’amitié, de silence, de gracieuse causerie, elle a des soupirs, des velléités d’au-delà :
Marie (l’amie chez qui elle était) fait de la musique dans le salon sous mes pieds, et je sens quelque chose qui lui répond dans ma tête. Oh ! oui, j’ai quelque chose là. Que faut-il faire ? Mon Dieu ! un tout petit ouvrage où j’encadrerais mes pensées, mes points de vue, mes sentiments sur un objet… J’y jetterais ma vie, le trop plein de mon âme qui s’en irait de ce côté. Si tu étais là, je te consulterais, tu me dirais si je dois faire et ce qu’il faudrait faire… Mais où viser ? Un but, un but ! Vienne cela, et je serai tranquille, et je me reposerai là dedans.
L’oiseau qui cherche sa branche, l’abeille qui cherche sa fleur, le fleuve qui cherche sa mer, volent, courent jusqu’au repos : ainsi mon âme, ainsi mon intelligence, ô mon Dieu ! jusqu’à ce qu’elle ait trouvé sa fleur, sa branche… Tout cela est au ciel.
C’est à ce dernier rendez-vous qu’elle aspire sans cesse et qu’elle renvoie le terme et la satisfaction de tous les désirs, de toutes les espérances, retardées seulement et interrompues. Elle le redira plus vivement un jour, et après avoir bu à la coupe de douleur : « Car, voyez-vous, je n’aime pas pour ce monde, ce n’est pas la peine ; c’est le ciel le lieu de l’amour. »
Le moindre incident, le moindre mouvement, dans cette vie tranquille, produit des jeux d’une fantaisie ou d’une affection pleine de grâce. Une lettre reçue, si elle apporte de l’espoir, lui rouvre tout un monde infini de souvenirs :
24 avril. — Que tout est riant ! que le soleil a de vie ! que l’air m’est doux et léger ! Une lettre, des nouvelles, du mieux, cher malade, et tout est changé en moi, dedans, dehors. Je suis heureuse aujourd’hui. Mot si rare, que je souligne. Enfin, cette lettre est venue ! je l’ai là sous les yeux, sous la main, au cœur, partout. Je suis toute dans une lettre toujours, tantôt triste, tantôt gaie. Dieu soit béni d’aujourd’hui de ce que j’apprends de ton sommeil, de ton appétit, de cette promenade aux Champs-Élysées avec Caro (sa femme Caroline), ton ange conducteur ! Causé longtemps avec Marie de cette lettre et de choses infinies qui s’y sont rattachées. Les enchaînements se font si bien de chose à autre, qu’on noue le monde par un cheveu quelquefois.
Ce n’est pas toujours de Paris que les lettres lui viennent ; elle en reçoit de son cher midi et des amies d’enfance :
19 mai. — Une lettre de Louise, pleine d’intérêt pour toi ; rien que cœur, esprit, charme d’un bout à l’autre, façon de dire qui ne se dit nulle part que dans ces rochers de Rayssac. La solitude fait cela ; il y vient des idées qui ne ressemblent à rien du monde, inconnues, jolies comme des fleurs ou des mousses.
Mais ces grâces vont cesser ; la mort est venue : la douleur de Mlle de Guérin va prendre un caractère d’élévation et de constance qui ne lui permettra plus le sourire. Elle est au Cayla, toute à sa douleur religieuse, la mûrissant du côté du ciel et n’admettant rien qui l’en puisse distraire. Recueillons-en quelques mots, quelques notes profondes. — Huit jours après les funérailles :
Toujours larmes et regrets. Cela ne passe pas, au contraire : les douleurs profondes sont comme la mer, avancent, creusent toujours davantage. Huit soirs ce soir que tu reposes là-bas, à Andillac, dans ton lit de terre. Ô Dieu, mon Dieu, consolez-moi…
Aujourd’hui grande venue de lettres que je n’ai pas lues. Que lire là-dedans ? des mots qui ne disent rien. Toute consolation humaine est vide : que j’éprouve cruellement la vérité de ces paroles de L’Imitation ! Ta berceuse est venue, la pauvre femme, toute larmes, et portant gâteaux et figues que tu aurais mangés. Quel chagrin m’ont donné ces figues ! Et le ciel si beau, et les cigales, le bruit des champs, la cadence des fléaux sur l’aire, tout cela qui te charmerait me désole. Dans tout je vois la mort. Cette femme, cette berceuse qui t’a veillé et tenu un an malade sur ses genoux, m’a porté plus de douleur que n’eût fait un drap mortuaire. Déchirante apparition du passé : berceau et tombe…
Maurice, mon ami, qu’est-ce que le ciel, ce lieu des amis ? Jamais ne me donneras-tu signe de là ? Ne t’entendrai-je pas comme on dit que quelquefois on entend les morts ?…
Elle lit Pascal ; elle lui emprunte des accents. Elle a des ardeurs de vie ascétique. Il y a des moments où, n’était son père, elle penserait à se faire sœur de charité : « Au moins ma vie serait utile. Qu’en faire à présent ? Je l’avais mise en toi, pauvre frère. » Elle se reproche de chercher des consolations dans les lettres d’amis :
Écrit à Louise comme à Marie ; il fait bon écrire à celle-là. Et lui, pourquoi ne pas écrire, ton frère (l’ami le plus intime de Maurice) ? serait-il mort aussi ? Mon Dieu, que le silence m’effraie à présent ? Pardonnez-moi tout ce qui me fait peur : l’âme qui vous est unie, qu’a-t-elle à craindre ? Ne vous aimerais-je pas, mon Dieu, unique et véritable et éternel amour ? Il me semble que je vous aime, disait le timide Pierrey ; — mais pas comme Jean, qui s’endormait sur votre cœur. Divin repos, qui me manque ? Que vais-je chercher dans les créatures ? Me faire un oreiller d’une poitrine humaine ? Hélas ! j’ai vu comme la mort nous l’ôte. Plutôt m’appuyer, Jésus, sur votre couronne d’épines !
Les paysages se peignent encore quelquefois sous sa plume par un charme involontaire, et ils font ressortir dans son éclat sombre l’unique pensée :
30 août. — Qu’il faisait bon ce matin dans la vigne, cette vigne aux raisins chasselas que tu aimais ! En m’y voyant, en mettant le pied où tu l’avais mis, la tristesse m’a rempli l’âme. Je me suis assise à l’ombre d’un cerisier, et là, pensant au passé, j’ai pleuré. Tout était vert, frais, doré de soleil, admirable à voir. Ces approches d’automne sont belles : la température adoucie, le ciel plus nuagé, des teintes de deuil qui commencent ! Tout cela je l’aime, je m’en savoure l’œil, je m’en pénètre jusqu’au cœur, qui tourne aux larmes. Vu seule, c’est si triste ! Toi, tu vois le ciel !
Cependant avec les mois et les années l’ombre s’étend ; il se fait une sorte de calme monastique autour d’elle et en elle, la paix et la monotonie du désert :
Il fut un temps où je décrivais avec calme les moindres petites choses. Quatre pas dehors, une course au soleil à travers champs ou dans les bois, me laissait beaucoup à dire. Est-ce parce que je disais à lui, et que le cœur fournit abondamment ? Je ne sais, mais n’ayant plus le plaisir de lui faire plaisir, ce que je vois n’offre pas l’intérêt que j’y trouvais jadis. Cependant rien au dehors n’est changé. C’est donc moi au-dedans. Tout me devient d’une même couleur triste ; toutes mes pensées tournent à la mort.
C’est cette idée qui désormais l’environne et qui ne la quittera plus. Elle se reproche presque les affections humaines qu’elle garde, et elle est près de s’en accuserz : « Si le cœur s’employait ici, il n’y en aurait pas pour le ciel. Je veux porter ce qui aime dans l’autre vie. »
L’apaisement gagne à mesure qu’elle sent qu’elle-même s’approche du retour vers le cher absent :
Ce grand ami perdu, il ne me faut rien moins que Dieu pour le remplacer, ou plutôt Dieu était là, mais il s’avance dans la place vide. Voilà ma vie brisée, mais appuyée ; et puis les douceurs de la famille, les consolations domestiques, une église pour prier, c’est assez de quoi bénir Dieu et passer sereinement les jours qui restent.
« Rien que les larmes, disait-elle, font croire à l’immortalité. » — Et de ses lectures : « Ce n’est pas pour m’instruire, c’est pour m’élever que je lis. »
Mlle de Guérin, dans sa piété de plus en plus épurée, caressait pourtant une idée encore terrestre, c’était de voir recueillis en un volume les productions, les essais trop épars de ce frère chéri et qui, tout à la poésie, n’avait pas eu le temps de songer à la gloire. Le succès du fragment publié par la Revue des deux mondes l’avait avertie qu’il y avait pour Maurice un groupe fidèle, un public d’élite tout préparé :
Ne soyez pas en peine pour le cours de notre poète, écrivait-elle à quelqu’un qui lui exprimait quelques doutes ; son lit est creusé dans les pentes où coulent les fleuves d’or, et il n’a qu’à jaillir. Vraiment ce livre est attendu avec dévotion. Il y a encore bien des choses à recueillir, que je découvre par-ci par-là. Il se dispersait avec un détachement injuste, mon pauvre Maurice, n’estimait rien de lui, et il s’en est allé sans jouir d’aucun des dons dont il était si riche. C’est nous qui jouirons. Il y a dans ce bonheur une profonde tristesse qui ne se peut consoler.
Elle n’eut pas la satisfaction de voir se réaliser ce projet de monument.
Cette personne rare, cette sœur de génie, comparable par l’élévation et l’ardeur de la pensée à tout ce qu’il y a de plus distingué parmi les sœurs fidèles, Mlle Eugénie de Guérin mourut vers le milieu de l’année 1848. M. Barbey d’Aurevilly, dans sa notice, nous l’a montrée comme une muse antique ou mieux comme une vierge chrétienne, tenant embrassé son frère :
… Mais quelle grâce et quelle passion divine dans cette attitude éplorée qui résume toute une existence et la lie si étroitement autour d’une autre ; car elle l’avait bercé et elle l’a enseveli ! Eugénie de Guérin, morte, a gardé l’attitude de toute sa vie : on la revoit telle qu’elle fut toujours, ses chastes bras suspendus au cou de son frère, dans ces lettres où elle a laissé un peu de l’immortalité de son âme avant de la porter au ciel.
On doit des remerciements sincères aux deux éditeurs. M. Trébutien, qui, par ses soins, a fait imprimer l’ouvrage à Caen et, comme on disait autrefois, en a procuré l’édition, est bien connu des bibliophiles et des antiquaires. M. Barbey d’Aurevilly, qui a fait dès longtemps ses preuves dans le roman et dans la presse quotidienne, homme d’un talent brillant et fier, d’une intelligence haute et qui va au grand, a une plume de laquelle on peut dire sans flatterie qu’elle ressemble souvent à une épée. Cette plume, si appréciée de ceux qui s’attachent à la véritable distinction, le sera également de tous le jour où lui-même il voudra bien consentir à en modérer les coups et les étincelles. La pensée, chez lui, naît tout armée, les images éclatent d’elles-mêmes : il n’a qu’à choisir et à en sacrifier quelques-unes pour faire aux autres une belle place, la place qui paraisse la plus naturelle.
Les deux amis nous promettent une édition prochaine des œuvres de Maurice de Guérin : nous les engageons à ne plus tarder, et notre vœu, qui, nous le pensons, ne pourra qu’être partagé de ceux qui auront lu cet extrait, c’est qu’aux œuvres du frère ils ajoutent la meilleure partie des pages que le présent volume, réservé à un trop petit nombre, renferme et fait de loin admirer.