Léon XIII et le Vatican
Louis Teste. Léon XIII et le Vatican.
I
C’est de l’histoire avant l’Histoire ! Léon XIII commence à peine son pontificat, et il lui jaillit un historien. Beaucoup trouveront que c’est prématuré, et, qui sait ? peut-être téméraire ; car pour dire quelque chose qui compte et qui grave, en des circonstances si nouvelles, il faut que l’historien monte jusqu’au prophète… et c’est une dangereuse audace. N’importe ! J’aime cette audace, et elle a parfois réussi à des esprits perçants et robustes. Pourquoi l’auteur du Léon XIII 28 ne serait-il pas un de ces historiens qui flairent l’avenir et devinent l’Histoire de demain ?… Est-ce qu’il ne la respire pas, depuis longtemps, dans les choses présentes ? Historien déjà, historien de chaque jour, puisqu’il est journaliste, il touche trop aux événements du siècle pour ne pas savoir ce qu’ils promettent. Puisqu’il est journaliste, on peut dire qu’il a la main sur le ventre où s’agite l’avenir, — l’avenir, cet enfant terrible ! Et il doit se connaître mieux que personne aux tressaillements profonds et menaçants qui l’annoncent… Louis Teste — comme tout le monde le sait — est un des écrivains les plus en vue du Paris-Journal. Très distingué par le talent parmi les journalistes de la jeune génération, il est certainement un des plus compétents en ce qui touche aux choses religieuses. Il publiait, en 1873, les Notes sur l’Italie et sur Rome, et, la même année, un volume intitulé : Préface au Conclave, qui marquèrent avec éclat cette compétence… Aujourd’hui, l’auteur de la Préface au Conclave nous donne une préface encore, la préface à ce pontificat nouveau qui se prépare en silence et sur lequel sont attachés anxieusement les regards du monde. Spécialement instruit du personnel du Vatican et des choses romaines, Louis Teste est presque un romain. Il a beaucoup vécu en Italie, et son esprit a dû s’y italianiser, sans rien perdre de toutes ses qualités françaises… C’est un latin, — comme la France fut une nation latine. Seulement, la malheureuse renie maintenant son origine et son génie, et Louis Teste n’écrit pas une ligne sans les lui rappeler.
Et il les lui rappelle ici avec plus de force que jamais. Il n’est pas besoin de dire que ce Français italianisé est, avant tout, un catholique, plus haut que ses deux patries, l’une de naissance et l’autre d’adoption, comme le catholicisme lui-même, qui est la patrie de toutes les patries, — la patrie supérieure du genre humain, qui peut les contenir toutes, et chacune dans son intégrité et son indépendance ! Pour Louis Teste comme pour nous, Léon XIII n’est donc pas un pape isolé, successeur seulement de Pie IX ; c’est le Pape, continué et éternel. Et quelque nom qu’il porte et à quelque date qu’il soit entré dans la chronologie papale, c’est la Papauté elle-même tout entière, dans sa plénitude souveraine et son action universelle. Pour Louis Teste comme pour nous, Léon XIIl est le pape, sous un nom qui n’est, en ce moment, qu’un nom, — le nom d’un pontife de plus, qui n’a pas encore d’exergue autour de sa médaille, et dont le visage, inconnu hier à la chrétienté, ne laisse passer — ferme et discret — que ce qu’il veut de ses projets et de sa pensée.
C’est ce visage, qui n’est pas un masque, mais qui est maître de soi, comme la force, que Louis Teste a entrepris d’éclairer pour remuer et raviver un peu d’espérance dans les cœurs chrétiens désespérés. C’est ce grand et mystérieux Inconnu de la Papauté qu’il a voulu nous faire connaître, en écrivant l’histoire de son passé pour en inférer l’avenir de son règne… Léon XIII, ce lion de Juda, — comme il s’est nommé lui-même dans une circonstance que Teste a racontée dans son livre, — Léon XIII, ce lion de Juda, qui ne rugit pas, mais qui attend▶ l’heure de son rugissement, est d’une date trop récente pour avoir donné sa mesure, mais s’il est de taille avec les besoins de son siècle, il sera bien grand ! Le sera-t-il ?… Dieu permettra-t-il qu’il le soit ?… Toujours est-il que sa biographie donne un homme, — en attendant le grand homme qui peut venir.
II
Je sais bien qu’on ne doit pas compter toujours sur les biographies comme prémisses de l’histoire qui va suivre. Elles ne donnent pas rigoureusement et immanquablement toujours ce qu’on semblait en droit d’◀attendre▶ d’elles. Elles trahissent aussi, comme les hommes… Néron commença comme Titus… Et quand elles ne trahissent pas, elles ont une autre manière de tromper encore. Avant d’être un noble roi, Henri V d’Angleterre fût le ribaud et le voleur de nuit qu’a peint Shakespeare. Plus près de nous, Frédéric II, celui qu’on appelle le Grand Frédéric, était un poltron avant d’être un héros, et le plus niais des joueurs de flûte avant de devenir ce glorieux et fameux joueur d’épée qu’il fut, une fois roi… Ceux qui lisent l’histoire le savent bien. Il est un coup de baguette miraculeux qu’une grande situation frappe sur les hommes et qui éveille le genre de génie qu’il faut pour cette situation même, et ce coup de baguette doit être encore plus puissant sur les papes que sur les autres hommes, puisque, dans l’opinion catholique, leur situation est plus qu’humaine. À des yeux catholiques, Léon XIII, fût-il de facultés médiocres, n’aurait pas besoin pour être dans l’avenir un grand pape d’être prédit par une biographie qui serait une promesse d’histoire, mais il n’est pas moins vrai que sa biographie, telle que la voici, en est une pour ceux qui ne sont pas chrétiens. En restant dans l’ordre purement humain de la logique, cette biographie est évidemment une promesse, et qui ne sera suivie d’aucune surprise, car, avant d’être Léon XIII, celui qui porte maintenant ce nom a, toute sa longue vie, montré l’aptitude la plus haute, la plus appliquée et la plus soutenue au gouvernement moral et politique des hommes. Trente-deux ans évêque à la même place, il a déployé dans ses fonctions d’évêque ce que j’oserai appeler « l’esprit papal ». La toute-puissante situation qui élève souvent à son niveau les esprits les plus au-dessous d’elle et qui leur communique soudainement les grâces d’état les plus inattendues, n’avait point à faire à Léon XIII de ces fécondes violences. Elle n’avait point à l’enlever pour le mettre au niveau d’elle. Il y était. Léon XIIl est monté vers la situation suprême tranquillement et lentement, en passant par tous les degrés de la hiérarchie, comme s’il eût monté, marche à marche, le grand escalier du Vatican. En montant, rien n’était changé en lui, si ce n’est qu’il montait… Évêque, délégat, nonce, archevêque, cardinal, et finalement camerlingue, c’est-à-dire pape de l’interrègne, qui devait — chose frappante et bien rare ! — être le pape du règne qui allait s’ouvrir après Pie IX, Léon XIII, cet homme de pouvoir et de pouvoir si longtemps éprouvé, a toujours été le même homme, de la première à la dernière marche de cet escalier sublime, dont la dernière est la papauté !
Ainsi, le caractère et l’unité dans la vie, voilà les qualités premières qui frappent en Léon XIII, et qui sont si grandes que tout d’abord elles empêchent de voir en lui autre chose. Il y a autre chose cependant. Il y a toutes les vertus du prêtre, la sainteté, la doctrine, la science, la fermeté de l’esprit qui s’appuie sur la fermeté du caractère, base de tout, et qui, réunies, donnent la force absolue, dans son intégrale et irrésistible beauté. Mais le caractère et l’unité dans la vie n’en sont pas moins les qualités principales de Léon XIII, l’étoffe et le fond de sa personnalité, et qui s’en dégagent comme deux rayons, — les deux rayons du front de Moïse ! Le caractère et l’unité dans la vie, c’est-à-dire, après tout, les qualités les plus mâles et les plus rares toujours, mais particulièrement dans ce temps d’inconséquence et d’amollissement universels ! Si jamais homme a fait un éclatant contraste avec son époque, c’est incontestablement Léon XIII, et comme on ne domine les hommes qu’en faisant contraste avec eux, ce sera peut-être, si tout n’est pas perdu dans les choses humaines, la raison qui les lui fera dominer !
III
Joachim Pecci, nous apprend son biographe, est né en 1810 à Carpineto, d’une famille noble, originaire de Sienne. Il a donc soixante-et-dix ans, mais ce qui est la vieillesse pour le commun des hommes ne l’est point pour les Papes, qui pratiquent l’hygiène des vertus et sont trempés, comme des aciers, dans la chasteté de la vie. À voir le portrait mis en frontispice du volume de Teste, Léon XIII semble porter ses années comme sa tiare, et même cette tiare, alourdie de ce qu’on lui a ôté, doit à son front peser davantage… Il a la maigreur nerveuse des hommes qui sont faits pour résister au temps comme à autre chose. Il est un de ces maigres que n’aimait pas César, parce qu’il était maigre lui-même, et qu’il sentait que là où est la maigreur, il peut y avoir l’action, — l’action formidable… Les Césars actuels le voudraient-ils plus gras ?… Joachim Pecci fut destiné à être prêtre de si bonne heure qu’on peut presque dire qu’il est né prêtre. C’est, du reste, la supériorité du prêtre italien sur le prêtre français. En France, à part ceux-là, malheureusement nombreux, qui entrent au séminaire comme dans le réfectoire de toute leur vie, les vocations, si elles ne sont pas surnaturelles, s’égarent et flottent avant de se préciser, tandis qu’en Italie une forte éducation ecclésiastique vous prend dans son étau et ne vous lâche plus… Joachim Pecci sortit des Jésuites pour entrer à l’Académie des Nobles ecclésiastiques, et Grégoire, alors régnant, l’y distingua.
Louis Teste a insisté beaucoup dans sa biographie, avec la préoccupation moderne qui est de voir tout dans la science, sur les habitudes studieuses et la profonde érudition de Léon XIII. Mais pour qui sait combien ces connaissances, dont l’époque raffole, sont de peu dans le gouvernement des hommes, il y avait mieux à glorifier dans Léon XIII, et c’étaient les facultés qui ne sont créées par personne et qu’on tient de Dieu pour le service de Dieu. Fut-ce celles-là que vit instantanément Grégoire XVI et qui lui firent nommer le jeune Pecci prélat de sa Maison et référendaire à la Signature, puis délégat à Bénévent et à Pérouse ? Enclave du royaume de Naples, la province de Bénévent était alors une province du Moyen Âge (qui ne finit jamais en Italie), et elle était doublement en proie au brigandage et à la féodalité. Il s’agissait de la réduire et de la gouverner. Eh bien, en quelques mois la chose fut faite ! Or, il faut savoir ce que c’est que le brigandage italien, cette âpre goutte immortelle du lait de la Louve mêlée au sang des fils de Romulus, et qui n’est jamais sortie de leurs veines, pour apprécier ce qu’il faut d’énergie à l’homme qui vient à bout de ce mal héréditaire d’une race. Ajoutez au brigandage et aux abus de la féodalité la conspiration permanente des sociétés secrètes, dont fume toujours l’Italie, et qui préparaient leurs explosions à Pérouse, où Pecci fut envoyé, et on pourra se faire une idée de la vigueur de sa main. Grégoire XVI, qui comprenait le gouvernement comme un ancien moine, — car il n’y a personne de plus près d’un homme d’État qu’un moine, à qui la Règle a appris le commandement par l’obéissance, — Grégoire XVI, enchanté de son Délégat, le nomma, de satisfaction, archevêque de Damiette et nonce à Bruxelles. Il avait trente ans.
IV
En ce temps-là, Léopold Ier régnait en Belgique. C’était un de ces hommes politiques dont les facultés prudentes et flexibles s’ajustaient exactement à ce genre de gouvernement qu’on appelle « constitutionnel ». Léopold savait se mouvoir avec une rare souplesse dans cette forme de gouvernement imposée aux rois par la défiance des peuples, et qui lie toujours plus ou moins les bras à la Royauté, en attendant qu’elle l’étrangle… L’honneur historique de Léopold sera d’avoir dégagé sa personnalité de roi d’un système qui ne tend qu’à l’effacer, quand on en a une. Il vit, comme Grégoire XVI, au premier regard, la supériorité de Mgr Pecci, et dans la circonstance surchargée et prodigieusement difficile d’un royaume nouvellement fondé, il eut souvent recours aux conseils de ce jeune nonce, qui, avant d’être diplomate, avait glorieusement prouvé qu’il était surtout un homme de gouvernement effectif, et dont la force, comme la vraie force, avait toujours été assez grande pour être moelleuse. La nonciature de Mgr Pecci eut en Belgique une influence déterminante et si heureuse que, quand il fut rappelé, Léopold demanda pour lui à Grégoire XVI le cardinalat. Malheureusement, Grégoire XVI, qui l’accorda, mourut la même année (1846), et Pie IX fit ◀attendre dix ans la pourpre donnée par son prédécesseur. Louis Teste, qui se demande pourquoi, ne répond pas à cette question. Est-ce par respect pour la mémoire d’un pontife qui commença son règne dans l’ivresse d’une popularité dont les ennemis de la Papauté voulurent lui faire partager le délire, et auquel l’éclair du poignard qui tua Rossi put seul dessiller les yeux ? Pie IX, qui, comme Louis XVI, oubliait qu’il n’est pas toujours, comme dit Rivarol, « permis à un roi d’être bon »
, ne devait pas être naturellement attiré vers un homme dont l’esprit était incorruptible aux idées qui ont fait de l’Italie ce qu’elle est devenue, et qui, dès ce temps-là, en avait peut-être, lui, silencieusement mesuré la dangereuse portée. Dominé par cet Antonelli qui lui ressemblait si peu, et sans que l’histoire puisse encore expliquer cette domination mystérieuse, Pie IX laissa Mgr Pecci trente-deux ans d’épiscopat à Pérouse, dans ce confinement d’un diocèse qui a été pour lui un royaume, et dans lequel il s’apprenait laborieusement à être pape, sous l’œil de Dieu, et sans savoir qu’après Pie IX ce serait lui qui le deviendrait !
C’est, en effet, après ces trente-deux ans d’épiscopat dans un pays pacifié par lui et qui l’avait demandé spontanément pour évêque, se souvenant de l’autorité virile qu’il y avait exercée comme délégat, qu’il en est sorti un jour, mûr pour la papauté et Pape ! Jamais temps plus noir pour l’Église n’avait assombri l’horizon… La papauté, dépossédée de son pouvoir temporel et mutilée de la moitié d’elle-même, avait payé cruellement les premières illusions de Pie IX, chez qui le Pape, il est vrai, avait racheté les fautes du prince. Violée en Italie par l’ambition de la maison de Savoie, indifférente aux souverains de l’Europe qui, comme leurs peuples, ne croient plus en elle ; méprisée et haïe, comme une ruine du passé, par tous ceux qui ont l’orgueilleuse suffisance de se donner pour l’avenir ; telle la papauté qui échéait à Léon XIII, à cet homme dont on sentit tout à coup la main, quand il l’eut prise dans sa main… La biographie de Teste, qui fourmille de détails et d’anecdotes impossibles à faire tenir dans ce chapitre, nous montre, dès les premiers instants de son pontificat, Léon XIII serrant tous les freins relâchés dans les dernières années de l’administration de Pie IX et rappelant tout le monde au devoir, — à toutes les hauteurs de hiérarchie et de fonction. À Rome comme en Europe, partout, parmi les Cabinets comme parmi les peuples, on eut conscience — une conscience rapide — de la valeur inquiétante pour les uns, rassurante pour les autres, d’un Pape qui différait de Pie IX, auquel il succédait, par des qualités d’un autre ordre, Pie IX avait été glorieusement le non possumus de l’Église, souffrante et persécutée, mais indéfectiblement et éternellement l’Église ; Léon XIII serait-il davantage ? Serait-il, dans un temps donné, dont, certes ! on ne voit pas l’aurore, le possumus de l’Église triomphante, enfin, de ses ennemis ? Seulement, quoi qu’il pût être un jour, il fut tout de suite, et il est encore, sans menace, sans jactance, presque silencieusement, le prévoyant, le prudent, le profond, qui se prépare, en les attendant, aux circonstances futures, comme le capitaine de vaisseau se prépare au branle-bas, parce qu’il sait que ce branle-bas sera terrible…
V
Et comment ne le serait-il pas ?… C’est peut-être le dernier combat que livrera l’Église pour la gloire du monde qu’elle a créé ou pour sa fin… Teste, qui est chrétien, et qui cherche à se faire avec des souvenirs une espérance, invoque l’Histoire à toute page de son livre, et rappelle les nombreuses et effroyables épreuves dont la Papauté est toujours sortie victorieuse. Mais il n’en est pas moins certain que, dans les temps antérieurs, rien ne s’est produit de comparable à la situation présente de l’Église, depuis que le monde est sorti de ses entrailles, — car il en est sorti comme l’enfant du sein de sa mère, — et jamais ce monde ingrat qui veut la tuer n’a été plus près du parricide. Non ! jamais ! ni au temps des querelles et des déchirements du Sacerdoce et de l’Empire, ni quand Luther rompit avec Rome, ni, plus tard, quand la foi, ébranlée, ne pouvant pas tomber plus bas, chuta dans la philosophie. En ces temps néfastes, l’Église n’était que partiellement entamée dans son unité souveraine, mais sa mort n’était ni résolue ni voulue avec l’épouvantable unanimité des temps actuels. Les États, plus ou moins révoltés, s’insurgeaient contre le Saint-Siège, mais ce n’était pas l’État en soi, dans sa généralité absolue, ce n’était pas le principe même de l’État se posant métaphysiquement et politiquement contre l’Église pour la dévorer. Je sais bien qu’il y a la lâche rubrique de « l’Église libre dans l’État libre », que les hypocrites, qui n’y croient pas, débitent aux imbéciles qui y croient, mais ce n’est là qu’une pierre d’attente, que le radicalisme, qui, comme son nom le dit, doit en finir avec les racines de tout, saura bien jeter un jour à la tête de la Papauté !… L’Église libre dans l’État libre, c’est-à-dire l’Église morte dans un État délivré d’elle ; car on espère bien qu’elle mourra de cette liberté à outrance, fatale, du reste, à tous les genres de pouvoirs, qui doivent, un jour, irrémissiblement en mourir !
Ils ne s’en doutent pas, pour l’heure, les égarés ! Mais leur illusion ne sera pas longue… Dans leur ardente préoccupation contre l’Église, qu’il faut, disent-ils, effacer des institutions humaines, et d’autant plus qu’elle s’est vantée d’être immortelle et qu’il est bon de lui prouver qu’elle ne l’est pas, ni les gouvernements, ni les peuples, ne voient présentement l’horrible danger qui les menace. Ils ne voient pas qu’en frappant l’Église, c’est eux qu’ils frappent, et que ce parricide est leur propre suicide, à eux ! Dans ce livre sur Léon XIII, Teste a fait de l’Europe, en proie à cette fièvre de liberté qui est la furie du siècle et qui pourrait bien en être la calamité, un tableau lamentable et tout à la fois effrayant d’exactitude, et, quand on le lit, on se dit que ce suicide des gouvernements, qui mettent plus de temps à se tuer que les hommes, est déjà commencé. Évidemment, les pouvoirs, constitués royalement pendant tant de siècles, touchent à leur fin… Il y a encore des monarchies debout, mais elles tremblent sur leurs bases et elles sont capables de se précipiter demain dans le gouffre fascinateur des républiques. Elles y vont toutes d’une pente rapide… et ce n’est, certes ! pas les rois débiles de ces monarchies qui les empêcheront d’y tomber. Parmi elles, la Prusse tient encore au monde qui n’est plus par sa féodalité militaire, mais elle n’est séparée de la démocratie qui doit la dissoudre que de l’épaisseur d’un seul homme… Après cet homme, elle deviendra ce que sont devenues toutes les autres La prophétie de Napoléon s’accomplit. Seulement Napoléon n’apercevait dans le lointain que la forme de la République. Il ne voyait pas — tout Napoléon qu’il fût — le socialisme qu’elles portent, toutes, dans leurs flancs maudits, ce socialisme qui épouvante autant par les théories qu’il construit que par les passions qu’il déchaîne, — que dis-je ? qui n’a plus même de théories ! qui s’appelle « rien » avec orgueil !!! et dont la Russie, l’autocratique Russie, avec son nihilisme assassin, nous a donné le plus éloquent exemplaire. Quant à l’Italie en particulier, la maison de Savoie doit sentir maintenant sous son pied envahisseur bouillonner la République qui emportera sa royauté un de ces matins dans les flots du pétrole allumé si facilement par les peuples qui ne croient plus qu’à cet enfer-là, et qui en disposent. La Marianne de l’Italie ne s’appelle-t-elle pas la Pétroleuse (Petroliera), et n’en promène-t-on pas dans les villes l’image incendiaire ?… Le livre de Teste nous apporte sur l’Italie des détails affreux, À Rimini, dit-il, on a fêté l’anniversaire de la Commune. On a arboré le drapeau rouge sur l’arc de Jules César. On a placardé des manifestes, roué de coups les gendarmes qu’on a voulu jeter dans la Marecchia. A. Ancône, au banquet de la Société « l’infernale », on a hurlé :
À bas Dieu ! (Abbasso Dio !)
. À Osimo, on a proféré des cris de mort contre les prêtres, massacré l’adjoint au maire, brisé les filatures, et affiché cette proclamation : « Osimo doit être un lac de sang. Il faut une République sanguinaire. Nous la ferons ! »
À Turin, à Rome, au Capitole, jusqu’aux portes du Quirinal, des bandes surgissent aux cris de : « Vive Garibaldi ! À bas la monarchie ! Vive la république ! »
et il n’est pas un village où ces manifestations ne se produisent avec fureur.
Voilà les faits que Louis Teste, dans sa randonnée à travers l’Italie constitutionnelle, a ramassés, et qu’on peut prendre pour les présages de l’avenir !…
Voilà, en Italie, comme en Europe, comme partout dans le monde moderne, les sinistres prémisses du syllogisme formidable posé par les événements, et dont le Pontificat de Léon XIII pourrait être la conclusion.
Et ce serait la conclusion de tout ! Ce serait ou la fin de la papauté, source religieuse de tous les pouvoirs politiques du monde, ou la fin du monde chrétien, c’est-à-dire du monde civilisé, qui disparaîtrait dans une incommensurable anarchie, pire que la Barbarie, car la Barbarie était disciplinée, et l’anarchie, c’est le chaos !
Un chrétien tremble toujours un peu devant ce grand mot : « la fin de l’Église ». Il se souvient que les portes de l’enfer ne prévaudront jamais contre elle, mais il pourrait se souvenir aussi, pour se rassurer, que l’Église n’est pas que terrestre, et qu’elle est l’Église dans l’éternité. Humainement, historiquement, pour ceux-là qui regardent toutes choses à travers l’Histoire, l’Église peut être perdue dans le temps ; mais si elle l’est, elle est vengée !…
L’auteur de la biographie de Léon XIII, de celui-là que les Romains appellent le Cunctator, est trop chrétien, lui, pour admettre la mort, même historique, de l’Église, dans l’écroulement de ces misérables monarchies qui n’ont plus ni rois ni peuples, et il n’hésite pas devant l’hypothèse de la Papauté acceptant, en ces derniers temps, la fatalité des républiques. C’est là une hypothèse hardie, mais l’Église a bien accepté le gouvernement des Césars, et des Césars abominables, pour le pénétrer de son esprit, et nous vivons là-dessus, nous qui vivons encore. L’Église est assez forte pour embrasser tous les genres de gouvernement et ne pas mourir de cet embrassement. Puisqu’elle a fait le monde une fois, pourquoi ne le ferait-elle pas une seconde ? Est-ce donc pour elle plus difficile de le refaire que de l’avoir fait ?…