Despréaux, avec le plus grand nombre des écrivains de son temps.
Son titre de Grand-Prévôt du Parnasse, n’est pas ce qui
doit le faire estimer davantage. Les noms de quelques misérables victimes,
immolées à la risée publique, ne l’immortaliseront point. Les regards de la
postérité passeront rapidement sur ses premières satyres, & s’arrêteront
à ses belles épîtres, à son Lutrin, & sur-tout à son
Art poëtique ; ouvrages admirables, où la poësie est
portée à son plus haut point de perfection. Quelle justesse ! quelle
pureté ! quelle force & quelle
harmonie ! Le
génie & le travail ont épuisé, dans ces ouvrages, toutes leurs
ressources. Le père de notre Horace François, parlant un jour de ses enfans,
dit de Nicolas :
que c’étoit un bon garçon, qui ne diroit
jamais mal de personne
. Jamais père n’a moins connu son fils. Les
satyres de Despréaux mettoient en fureur le fameux duc de Montausier. Toutes
les fois que ce misantrope, si honnête homme, entendoit prononcer le nom de
ce poëte, « Il faudroit, disoit-il, l’envoyer en galère, couronné de
lauriers, ou bien le mener, lui & tous les satyriques du monde, rimer
dans la rivière »
. Ses principaux démêlés furent avec Charles Perrault, dont
nous parlerons ailleurs ; Chapelain, Bussi-Rabutin, Boursault, Saint-Pavin
& Linière, Quinault, l’abbé Cotin, & les journalistes de Trevoux. Il
seroit inutile de comprendre dans ce nombre d’écrivains, dont quelques-uns
sont très-estimables, tant d’insectes qui se redressoient contre le fléau de
la déraison, & qui étoient écrasés. Nous insisterons même fort peu sur
chaque article, parce qu’il n’est rien
de plus
connu que ce qui regarde Despréaux.
Chapelain.
Il fut un vrai roi de théâtre. Après avoir joué le personnage le plus considérable dans la littérature, il y joua le rôle le plus ridicule. Le public le jugea d’abord un grand homme, & lui le crut encore plus que le public. Tout concourut à l’enivrer de l’idée de son mérite. La cour le combla d’honneurs & de pensions. Le ministre Colbert le chargea de faire la liste des sçavans les plus dignes des bienfaits du roi. L’académie Françoise le comptoit parmi ses premiers membres, & brigua l’honneur de le posséder ; mais, ce qui prouve la grande opinion qu’on avoit de lui, c’est le stratagême qu’employa le cardinal de Richelieu pour accréditer un de ses ouvrages. Il emprunta le nom de Chapelain. Il ne fallut rien moins que le courage de Despréaux, & ses cris éternels contre le mauvais goût, pour renverser cette idole.
Il la perça de mille traits, mais dont aucun ne portoit ni sur la religion, ni sur l’honneur. Notre Juvénal consentoit qu’on accordât à Chapelain la réputation d’honnête homme : mais il étoit indigné qu’on lui donnât celle du plus bel-esprit du royaume. L’éloge lui sembloit absurde. Si je ne puis, disoit-il, écrire ce que je pense là-dessus,
J’irai creuser la terre, &, comme ce barbier,Faire dire aux roseaux, par un nouvel organe,Midas, le roi Midas a des oreilles d’âne.
L’application étoit un outrage : mais, quelle vengeance en tirer ? Les amis de Chapelain lui conseillèrent de se taire ; aussi le fit-il. Il affecta seulement de dire partout qu’il étoit supérieur aux brocards d’un jeune poëte difficile en matière de goût ; qu’il ne lui feroit pas l’honneur de lui marquer de la sensibilité ; que ce seroit s’avilir de prendre la peine de le confondre. Il ajoutoit qu’il avoit une vengeance toute prête, & digne d’un homme de sa réputation.
C’est du fameux poëme de la Pucelle dont il vouloit parler, poëme à jamais mémorable par les ridicules qu’on y a jettés, & qui cependant est l’ouvrage de trente années d’un travail assidu. Montmaur fit ce distique* :
La pucelle, à la fin, au grand jour est produite !Mais on peut la traiter de vieille décrépite.
L’auteur de la Pucelle, en la donnant, crut fermer la bouche à ses ennemis, & s’assurer l’immortalité : mais il ne fit que fournir de plus fortes armes à la satyre, & décida la chute de sa réputation ébranlée. Peut-être même que, sans la Pucelle, on l’eut toujours estimé. L’évêque d’Avranches, Huet, trouve ce poëme admirable pour la constitution de la fable. Mais tout le monde s’accorde à dire que les vers y sont durs, baroques, faits en dépit du bon-sens. Despréaux, Racine. La Fontaine & quelques personnes de la même société s’imposoient pour peine d’en lire une certaine quantité, lorsqu’on avoit fait une faute contre le langage. Chapelain est la preuve qu’une partie essentielle d’un poëme consiste dans la diction. Il avoit divisé le sien en vingt quatre chants. On n’a jamais imprimé que les douze premiers. Il y a quelques années qu’il parut, à Paris, un prospectus d’une nouvelle édition de la Pucelle, avec les douze derniers chants. Le titre seul effraya tellement le public, qu’il ne se trouva pas vingt souscripteurs.
Despréaux, pour se divertir, rassembloit des vers de ce poëme, & en faisoit aussi quelquefois à l’imitation de ceux de Chapelain. Il les chantoit ensuite sur les airs les plus tendres. Le contraste de l’air & des paroles faisoit un effet très-comique. Les amis de Despréaux étoient de moitié de ce badinage. On parodia des scènes entières du Cid. Le pauvre Chapelain fut berné publiquement. On fit mention de toute sa personne, de sa figure, de son maintien, de son habit, de sa vieille perruque, de sa calotte. Cette parodie ou farce fut jouée en plusieurs endroits. L’Apollon de la France ainsi humilié se plaignit, menaça, reclama la justice & l’autorité : mais ses plaintes lui attiroient de nouvelles dérisions. Enfin ce même homme, dont le public avoit injustement fait sa divinité, devint, plus injustement encore, sa fable ; car Chapelain n’est pas un auteur sans mérite. On lit encore avec plaisir une de ses odes au cardinal de Richelieu & ses Mélanges de littérature.
Bussi-Rabutin.
Une dame disoit :
Il y a tant
d’amour-propre dans tout ce qu’il a écrit, que cela fait mal au
cœur. Il put la vanité.
C’étoit en effet un second Narcisse. Il
s’aimoit, & s’estimoit encore plus. Il avoit toutes les
prétentions ; celles de la plus haute naissance, du génie, de la figure,
du courage, de l’homme à bonnes fortunes. Comme courtisan, comme
guerrier, comme écrivain, il croyoit n’avoir point d’égal ; & l’on
sçait combien il étoit dans l’erreur. Ce qui surprend davantage, c’est
qu’il voulut l’emporter sur le maréchal de Turenne. Il conserve ce ton
avantageux jusques dans ses lettres à Louis XIV. Le comte de Bussi ne
desiroit rien tant que de faire l’entretien du public.
Il critiqua l’épître de Despréaux sur le passage du Rhin. Cette épître, monument élevé à la gloire de la nation & de son roi, avoit été reçue avec de grands applaudissemens, & devoit l’être, à cause de son propre mérite & celui de l’à-propos. Le poëte fut alors présenté au monarque. La campagne de 1672 les immortalisa l’un & l’autre. On apprit par cœur les beaux vers de Despréaux. Bussi, l’imprudent Bussi, alors en exil & craignant d’être oublié, fit sur eux des remarques sanglantes, mais qui ne furent jamais publiques. Il relevoit cet endroit, où le panégyriste du prince lui disoit que, s’il continuoit à prendre tant de villes, il n’y auroit plus moyen de le suivre, & qu’il faudroit l’aller attendre aux bords de l’Hellespont. Il plaisanta sur le dernier mot, & mit au bout, Tarare pon pon…
Le ridicule qu’il vouloit jetter sur la belle épître de Despréaux, parvint bientôt à la connoissance de l’auteur. Un ennemi de plus n’effraya point un poëte toujours armé des traits de la satyre. Il se disposoit à ne pas mieux traiter Bussi, que les Cotin & les Cassaigne. Le comte le sçut, & fit promptement négocier sa paix. Despréaux & lui s’écrivirent des lettres pleines de témoignages d’estime & d’amitié ; mais cela n’empêcha point que le satyrique, en parlant des dangers d’épouser une femme coquette, ne lâchât ce vers :
Me mettre au rang des saints qu’a célébrés Bussi.
C’étoit rouvrir la plaie d’un malheureux, lui rappeller la cause de sa disgrace. Le comte avoit été mis à la Bastille en 1665 : il n’en sortit, quelques mois après, que pour aller passer dix-sept ans en exil dans une de ses terres. Il fatigua, tout ce temps-là, Louis XIV, par des lettres fréquentes qui décélent, si ce n’est une ame fausse, une ame au moins petite & foible : mais le roi fut inflexible. On chargeoit Bussi de plusieurs griefs : il avoit fait un petit livre, relié proprement, en manière d’heures. Au lieu des images qu’on met dans les livres de prières, il avoit mis, dans le sien, les portraits, en miniature, de quelques hommes de la cour, dont les femmes étoient soupçonnées de galanterie. Au bas de chaque portrait, il avoit accommodé au sujet un petit discours, en forme de prière. Outre ce livre, il avoit donné son Histoire amoureuse des Gaules, ce tableau trop ressemblant des intrigues & des foiblesses des principales personnes de la cour. Ceux qui croyoient la mieux connoître firent consister tout le crime du comte dans cette chanson :
Que Déodatus est heureuxDe baiser ce bec amoureux,Qui d’une oreille à l’autre va !
Mais Despréaux suivit l’opinion commune, & parla des saints nouveaux, mis dans le Calendrier de Bussi. Un faiseur d’épigrammes l’avoit déjà traité plus indignement que Boileau* :
Au milieu de la cour, par des écrits sanglans,Bussi, qui le croiroit ! avoit blessé les grands.Il perd son emploi militaire.On le condamne à la prison.Louis ! que la peine est légère !Tu sauves un poltron du glaive de l’Ibère,Et le cynique, du bâton.
Le comte souffrit tout, dissimula le poison
versé sur sa blessure, toujours retenu par la crainte de s’attirer un
ennemi tel que Despréaux. En vain la veuve de l’infatigable &
insipide Scudéri, croyant avoir une belle occasion de venger les manes
de son époux ridiculisé tant de fois, écrivit-elle souvent à Bussi, pour
l’engager à demander raison de l’insulte qu’elle disoit lui avoir été
faite. En vain lui répéta-t-elle qu’un homme de sa naissance & de
son mérite ne devoit pas souffrir qu’on le citât si légèrement, &
qu’on donnât lieu à tous les propos que les courtisans & le roi même
avoient tenus. Eh ! qu’importe, répondit-il à cette dame, dont il
devinoit les intentions, qu’on m’ait nommé dans une satyre, qu’on y ait
mis « les saints qu’a célébré Bussi, pour dire les cocus. La métaphore est ridicule : mais elle ne fait
tort qu’à celui qui l’a employée. D’ailleurs, Despréaux est un garçon
d’esprit & de mérite, que j’aime fort »
. Malgré le fade égoïsme,
répandu dans les écrits du cher cousin de madame de Sévigné, on ne peut
lui refuser la qualité de bel-esprit. On
estime ses Maximes d’amour & ses épigrammes
imitées de Martial :
Boursault.
C’est le seul écrivain qui en ait imposé au fleau des auteurs. Despréaux le prit en aversion, parce que son ami Molière avoit à s’en plaindre. Boursault avoit relevé des fautes dans ce grand comique & dans quelques autres écrivains du premier ordre. Il enfla bientôt la liste de ces noms malheureux dont Boileau remplissoit ses hémistiches :
Faut-il d’un froid rimeur dépeindre la manie ?Mes vers, comme un torrent, coulent sur le papierJe rencontre à la fois Perrin & Pelletier,Bardou, Mauroy, Boursault, Colletet, Titreville.
Boursault, pour se venger, compose aussitôt une petite comédie en un acte. Le titre étoit la Satyre des satyres. Il croyoit pouvoir mettre, dans la bouche d’un acteur, ce que Despréaux faisoit passer souvent dans celle de tout le monde. La pièce étoit annoncée. On s’apprêtoit à rire aux dépens de celui qui rioit des autres. Boileau para le coup, fit arrêter la pièce, & défendre aux comédiens de la jouer. Boursault ne voulut pas que sa peine fut perdue. Ne pouvant faire représenter sa comédie, il obtint permission de la faire imprimer. En la donnant au public, il mit à la tête une excellente préface sur l’atrocité de nommer, dans des satyres, des gens d’esprit & d’honneur. La préface portoit uniquement sur Despréaux. Si jamais sa bile dut être enflammée, ce fut d’un morceau écrit avec beaucoup d’élévation & de vivacité. Néanmoins, en le lisant, il apprit à modérer son fiel & son ardeur. Ses yeux s’ouvrirent. Il estima celui qu’il avoit méprisé.
Boursault n’étoit rien moins que méprisable : s’il ignoroit le Latin, il possédoit très-bien sa langue. Il avoit un génie heureux, le travail facile, la plaisanterie vive. Ses Lettres à Babet ne sont plus lues aujourd’hui ; mais son Ésope est resté au théâtre. Son Mercure galant est une des comédies qu’on donne le plus souvent. Il y a des traits qui réjouissent tout le monde, & qui plairont toujours. Boursault fit, par ordre du roi, pour l’éducation du dauphin, un livre intitulé l’Étude des souverains. Louis XIV en fut si content, qu’il le nomma sous-précepteur de Monseigneur : mais l’ignorance d’une langue nécessaire pour ce poste l’empêcha de le remplir. La fortune le trahit encore dans une autre occasion ; il perdit une pension de deux mille livres qu’il avoit de la cour, & fut mis à la Bastille pour s’être diverti sur le compte des RR. PP. capucins, dans une gazette en vers qui servoit d’amusement à toute la cour. Ils faisoient broder saint François par une ouvrière du Marais. Un de leurs frères alla voir où en étoit l’ouvrage, & s’endormit, la tête sur le métier ; elle y attacha sa barbe, au même endroit où elle travailloit à la barbe de saint François. Le débat qu’il y eut entre la brodeuse & le capucin, à son réveil, étoit plaisamment conté.
Tant de talens réunis dans Boursault firent avouer à Boileau, qu’il avoit eu tort de l’irriter & de le confondre avec les auteurs les plus décriés. « C’est le seul homme, disoit-il, que j’aie craint ». Il retrancha de ses satyres le nom de Boursault, & devint son ami zélé. Leur réconciliation fut cimentée par un procédé généreux. Despréaux ayant été retenu, pour une extinction de voix, aux eaux de Bourbon, y manqua d’argent ; Boursault l’apprend, & lui fait accepter deux cent louis.
Saint-Pavin et Liniere.
Ils avoient la réputation de traiter, heureusement & facilement, un sujet agréable. Mais il s’en faut bien qu’on trouve dans leurs productions cette gaité, cette imagination douce & brillante, cette fleur de poësie qu’on aime dans les ouvrages des Chaulieu, des Saint-Aulaire, des Gresset, &c. Ceux-ci sont les vrais enfans de l’Amour & des Graces. Ce qu’il y avoit d’affreux dans Saint-Pavin & dans Linière, c’est qu’ils employoient moins leur talent à rimer des bagatelles avec succès, qu’à blasphêmer contre la divinité. Ils étoient connus sur ce mauvais ton, & Despréaux avoit encore plus en aversion les auteurs impies que les médiocres.
Ce grand poëte eut toujours dans
le cœur un
germe de religion, lequel se développa parfaitement sur la fin de sa
vie, & la rendit exemplaire. « Autrefois, disoit-il, on croyoit à
tout, à l’astrologie, à la magie, à toutes les sottises imaginables ;
mais actuellement on ne croit à rien. »
Entendant un jour des
esprits-forts nier l’existence d’un premier être, il entra dans une
rêverie profonde. Quelqu’un d’eux étonné s’écria :
Mais
vous ne nous dites rien, M. Despréaux !
Le poëte lui répondit
brusquement :
Je pense que dieu a de sots ennemis.
Avec de pareils principes, & voulant empêcher que le parnasse ne fût
une école d’impiété, qu’on n’y affichât une philosophie antichrétienne,
est-il étonnant qu’il ait si peu ménagé Saint-Pavin & Liniere. Ils
cherchèrent à se venger ; l’un fit contre lui des couplets infâmes,
& l’autre un sonnet où l’on disoit de Boileau :
S’il n’eut mal parlé de personne,On n’eut jamais parlé de lui.
La guerre alors fut très-vive entre ce poëte religieux & les dignes rivaux des Théophile, des Des-Barrau, des Bardouville. On fit assaut de bons mots & d’épigrammes. Boileau reproche à Linière, auteur d’un sottisier énorme, de n’avoir de l’esprit que contre dieu, & réprésente Saint-Pavin sous le nom
D’Alidor, assis dans sa chaise,Médisant du ciel à son aise.
Nos deux Anaxagores trouvèrent des partisans, entr’autres madame Des Houlières, dont le fort fut toujours de donner au public de bonnes choses & de prendre le parti de ceux qui lui en donnoient de mauvaises. Elle entreprit de réhabiliter leur réputation : elle prophétisa de l’un d’eux, qui travailloit à mettre l’écriture sainte en comédie, qu’il reviendroit, tôt ou tard, de son égarement. La prophétie ne s’accomplit point. Linière mourut ferme dans ses principes, aussi bien que Saint-Pavin, quoiqu’on ait publié qu’il s’étoit converti au bruit d’une voix effrayante qu’il avoit cru entendre à la mort de Théophile. Voici l’épitaphe de Saint-Pavin par le maître des requêtes Fieubet.
Sous ce tombeau gît saint Pavin :Donne des larmes à sa fin.Tu fus de ses amis peut-être ?Pleure ton sort & le sien.Tu n’en fus pas ; pleure le tien,Passant, d’avoir manqué d’en être.
Quinault.
C’est un de ceux que notre satyrique a le plus maltraités, & qui méritoit le moins de l’être. Il est aussi supérieur dans son genre que Despréaux dans le sien. Les opéra d’Armide & d’Atys ont élevé le père de notre théâtre lyrique au niveau de ses plus illustres contemporains. Quelle distance immense de lui à tous ceux qui ont voulu courir la carrière qu’il s’est ouverte ! carrière d’autant plus difficile qu’elle semble plus aisée. Plusieurs personnes ont excellé dans chaque genre ; mais il n’y a qu’un Quinault pour les opéra. La scène lyrique est dans la plus grande disette. Nous sommes réduits à regretter les Pellegrin, les Danchet, & surtout les La Motte. Du vivant de Quinault, on disoit qu’il devoit toute sa réputation à Lulli. Cependant le musicien est peu goûté de nos jours, & le poëte se fera toujours lire. L’union, qui règnoit entre l’un & l’autre, a contribué surtout à la perfection de leurs ouvrages. Ceux qui font la musique ou les paroles des opéra devroient, par cette seule considération, être toujours unis*.
Rendons pourtant justice à l’auteur immortel de l’Art poëtique. Ce qui l’aigrit contre Quinault, ce ne fut pas tant ses opéra que ses tragédies. Dans le temps que parut l’Astrate, ils étoient jeunes tous deux & rivaux, quoiqu’ils allassent à la gloire par des voies différentes. Boileau ne put souffrir qu’on mît dans la même balance Astrate, Stratonice, Amalazonte, Pausanias, & les tragédies de Racine. Il décria celles de Quinault, le représenta comme un versificateur doucereux & détestable, plus occupé de la rime que de la raison.
Quinault en eut un chagrin mortel. Né foible & timide, il eut recours aux loix : il crut trouver en elles un frein à la satyre. Il exigea des magistrats qu’ils fissent ôter son nom de celles qui faisoient tant de bruit ; mais ses démarches furent inutiles. Son ennemi l’en insulta plus cruellement, & lui dit dans une épigramme : Tourmente-toi moins
Pour faire ôter ton nom de mes ouvrages.Si tu veux du public éviter les outrages,Fais effacer ton nom de tes propres écrits.
Cette persécution violente contre Quinault & la douceur naturelle de
son caractère, qui ressembloit à celle de ses vers, furent cause qu’il
abandonna la tragédie pour l’opéra. C’est à ces tracasseries que nous
devons Alceste, Thésée, Atys, Phaeton, Armide ;
ouvrages bien supérieurs à tout ce que l’Italie avoit produit dans le
même genre. On les lit encore avec plaisir. On en sçait par cœur des
scènes entières. Ces chefs-d’œuvre qui firent les délices de la nation,
le réconcilièrent avec elle & avec Despréaux : car cet excellent
maître, en matière de goût ; fut toujours le premier à revenir de ses
idées
quand il s’apperçut qu’elles n’étoient
pas justes. Ces deux auteurs furent liés par la suite, & se voyoient
souvent. Quinault mettoit à profit cette liaison pour perfectionner ses
ouvrages : il consultoit Despréaux, toutes les fois qu’il lui rendoit
visite ; aussi Despréaux disoit-il de son nouvel ami :
Il
ne vient que pour me parler de ses vers, & il ne me parle jamais
des miens.
Quinault est mort en 1688, se repentant d’avoir fait des opéra. Les larmes délicieuses qu’il fit répandre, lui coûtèrent des larmes de douleur & bien édifiantes. Il étoit fils d’un boulanger de Paris. Ce fut une fortune pour lui d’être d’abord avocat, ensuite d’épouser la veuve d’un de ses cliens, fort riche. Ce mariage le mit en état d’acheter une charge d’auditeur des comptes.
L’abbé Cotin.
C’étoit le hibou de la littérature. Personne aujourd’hui n’oseroit porter son nom. Cotin avoit cependant une espèce de mérite : il sçavoit les langues ; il étoit de l’académie Françoise. On le fêtoit à l’hôtel de Rambouillet. Mademoiselle, fille de Gaston, duc d’Orléans, le protégea. Bien de beaux esprits se seroient honneur de ce madrigal :
Iris s’est rendue à ma foi ;Qu’eut-elle fait pour sa défense ?Nous n’étions que nous trois, elle, l’amour & moi,Et l’amour fut d’intelligence.
L’envie de briller & de dire des choses ingénieuses le perdit. Il faisoit à la fois des sermons & de petits vers. Une plaisanterie de Despréaux décria ses sermons. Boileau ne le connoissoit point lorsqu’il l’immola dans ses satyres. Ce fut le caustique Furetière, qui, le voyant dans l’embarras d’une rime à festin, lui suggéra celle de Cotin. Son confrère Cassaigne lui fut associé.
Si l’on n’est plus au large assis en un festin,Qu’aux sermons de Cassaigne ou de l’abbé Cotin.
Cette seule plaisanterie empêcha l’abbé Cassaigne de prêcher à la cour un carême pour lequel il avoit été nommé. Il craignit de trouver les courtisans plus disposés à rire qu’à l’entendre. Il se garda bien sur-tout de s’emporter contre un auteur, qui faisoit la destinée des réputations. Il n’en fut pas de même de Cotin. Il n’écouta que sa rage. Il écrivit libèles sur libèles, & voulut persuader que Despréaux n’étoit qu’Horace lui-même, ou Juvénal pillé grossièrement ; que le métier qu’il faisoit étoit contre toutes les loix humaines & divines. Il fit courir des ouvrages infâmes sous le nom du grand poëte qu’il abhorroit. On le vit en user, à l’égard de Boileau, comme en ont usé souvent, à l’égard des meilleurs écrivains, quelques-uns de leurs ennemis. On a recours encore à cette odieuse manœuvre. L’auteur de la Pucelle s’est plaint qu’une main étrangère ait défiguré ce poëme en y mettant des vers, fruit d’une imagination échauffée par le libertinage & par l’impiété la plus hardie. Despréaux se défendit en retournant contre Cotin ses propres traits, en l’accablant de sarcasmes & d’épigrammes, en le rendant le plastron des plaisanteries du public, & même l’objet des huées du bas peuple.
Dans cet état affreux, Cotin avoit au moins pour lui un patissier, en réputation de faire d’excellens biscuits, & que Despréaux traitoit d’empoisonneur. Ce patissier se joignit à Cotin contre leur ennemi commun. L’un faisoit des vers mordans ; & l’autre, pour en faciliter la lecture, les faisoit imprimer à ses dépens, & en enveloppoit les biscuits qu’on venoit prendre chez lui. L’expédient leur réussit à merveille. Il n’étoit bruit que des vers de Cotin. Despréaux lui-même, quand il voulut les lire, envoya chercher de ces biscuits. Le patissier, en très-peu de temps, acquit une si grande réputation qu’elle fit sa fortune. Il remercia, dans la suite, Despréaux de ce bon office. Il n’y a pas longtemps qu’il est mort un vieillard, qui avoit aidé au patissier à faciliter le débit de ses biscuits, & des vers de l’abbé Cotin.
Pour comble d’infortune, cet abbé, poëte & prédicateur, déplut à Molière, qui le joua dans les Femmes sçavantes sous le nom de Trissotin. La scène entre ce ridicule bel esprit & Vadius, où Ménage est d’après nature. Elle s’étoit passée chez madame de Nemours, pour qui Cotin avoit fait le sonnet de la princesse Uranie, que Molière rapporte. Cotin & Ménage s’étoient dit en présence de cette dame, à peu près les mêmes injures que celles dont le Ménandre François divertit le public. Tant de ridicules essuyés à la fois plongèrent Cotin dans une affreuse mélancolie ; de manière que plusieurs années avant sa mort, il tomba dans une espèce d’enfance.
Les journalistes de Trévoux.
En rendant compte, en 1703, d’une édition des œuvres de Despréaux, ils se permirent quelques réflexions sur la Satyre contre les femmes, & sur l’Epitre de l’amour de Dieu. Ces réflexions, qui n’étoient rien moins qu’à la gloire de celui qui pouvoir passer pour être l’honneur du Parnasse françois, le blessèrent vivement. Il répondit aux journalistes par une épigramme. Leur P. Du Rus la réfuta par une autre fort piquante. Despréaux en fit contr’eux une seconde. Tous ces combats d’esprit & de méchanceté ne cessèrent, pendant quelque temps, que pour reprendre avec plus de chaleur.
Les journalistes soupçonnèrent Despréaux d’avoir eu part à des vers horribles faits contre la société, & qu’il soutenoit n’être point de lui. En conséquence, ils le ménagèrent moins que jamais dans leur journal. La Satyre sur l’équivoque parut alors. L’auteur ne fait qu’y répéter, en vers froids. & peu digne de lui, ce que Pascal avoit mis si vivement & si plaisamment en prose dans les Provinciales. Elle offensa les jésuites. Ils s’intriguèrent pour la faire supprimer, & y réussirent. Il y eut un ordre du roi pour qu’elle ne fut point mise dans une nouvelle édition que Despréaux se disposoit à donner en 1710, & dont il y avoit même déjà quelques feuilles d’imprimées.
Un auteur ; dans un ouvrage sérieux, mais que plusieurs anecdotes hasardées déparent, prétend que l’antipathie de Despréaux pour les dindons apportés en France par les jésuites, vint de ce qu’un de ces animaux avoit blessé ce poëte, encore enfant, dans une partie très-sensible, & si cruellement qu’il ne put en faire usage de sa vie. De-là, ajoute t-il, cette sévérité de mœurs, cette disette de sentimens qu’on remarque dans tous ses ouvrages ; de-là, sa Satyre contre les femmes, ses traits contre Lulli, Quinault, &c., & contre toutes les poësies galantes : de-là encore, selon ce même auteur, son aversion pour les jésuites, la Satyre sur l’équivoque, l’Epître sur l’amour de Dieu ; de-là, son admiration pour Arnauld, ses liaisons avec Port-Royal, & avec les jansénistes. De pareilles anecdotes, fussent-elles sûres, contrastent horriblement avec un livre où l’on prétend détruire tous les préjugés, & donner des règles de morale & de politique.
Quoiqu’il en soit, l’ennemi juré des dindons ne l’étoit pas des jésuites, au point de n’en voir aucun. Il vivoit avec tout ce qu’ils avoient en France d’écrivains de distinction : mais il n’aimoit pas le corps. Dans le jugement que les journalistes portèrent des ouvrages de la vieillesse de Despréaux, ils avoient sans doute raison. Néanmoins, étoit-il convenable de lui présenter, sur le bord de sa tombe, une vérité si dure ? Les restes d’un grand homme ne méritent-ils aucun égard ?
Le secret de Boileau consistoit à limer beaucoup ses ouvrages, à faire des corrections fréquentes, à retrancher souvent, & à composer le second vers avant le premier. Il pratiqua cela très-scrupuleusement : On ne peut lui refuser toutes les parties d’un grand poëte, excepté l’invention. Il passa les dernieres années de sa vie à Auteuil, s’y occupant de dieu, de l’étude & de ses amis. Il mourut en 1711.
Son célèbre jardinier, Antoine, a vêcu très-lontemps. C’est ce même homme
à qui le P. Bouhours, étant un jour à Auteuil, dit en riant :
N’est-il pas vrai, maître Antoine, que l’Epître que votre
maître vous a adressée est la plus belle de toutes ses pièces ?
Nennida, mon père
, répondit maître Antoine, c’est
celle de l’Amour de Dieu.