(1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « Lettres sur l’éducation des filles, par Mme de Maintenon » pp. 105-120
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(1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « Lettres sur l’éducation des filles, par Mme de Maintenon » pp. 105-120

Lettres sur l’éducation des filles, par Mme de Maintenon16

Vivre en plusieurs temps, être en plusieurs lieux, est devenu de jour en jour plus facile. Hier, avec Dangeau, nous étions à la cour de Louis XIV, de chaque partie et de chaque fête : aujourd’hui il ne tient qu’à nous, moyennant ces lettres de Mme de Maintenon, d’être de la maison de Saint-Cyr, et de suivre année par année le progrès et le détail des classes. Nous assistions à la journée d’un courtisan, et nous voilà introduits dans le conseil et les sollicitudes d’une institutrice. En effet, M. Théophile Lavallée, l’historien de Saint-Cyr, poursuit son œuvre et son monument de réparation, en publiant, d’après les manuscrits de Versailles, la correspondance entière et inaltérée de Mme de Maintenon : on n’avait jusqu’ici ces lettres que d’après la version tronquée et falsifiée de La Beaumelle. Mme de Maintenon, grâce à une exacte et fidèle reproduction de ses paroles et de ses écrits, va être de plus en plus connue, appréciée de tous et, nous n’hésitons pas à le dire avec le nouvel éditeur, estimée et admirée.

Le présent volume, qui est le premier d’une série qui n’en comprendra pas moins de dix, ne contient que les Lettres sur l’éducation. Elles commencent à l’année 1680. Mme de Maintenon écrit à Mme de Brinon, religieuse ursuline, qui a établi une pension à Montmorency ; elle lui envoie des petites pensionnaires, des filles de pauvres gens à élever. Plus tard, la pension de Montmorency est transférée à Rueil, et Mme de Maintenon en fait son œuvre ; mais on était loin encore de l’idée de Saint-Cyr. On la voit poindre peu à peu dans ces pages écrites selon les besoins de chaque jour. D’abord il s’agit surtout de pauvres filles qu’on élève pour servir ; les avis de Mme de Maintenon sont proportionnés à leur condition :

Dieu vous a voulu réduire à servir ; rendez-vous-en capables, et accommodez-vous à votre fortune.

Dieu veut que les riches se sauvent en donnant leur bien, et les pauvres par n’en point avoir.

Les riches auront plus de peine à se sauver que les pauvres.

Il y a de bons riches et de très méchants pauvres.

Les riches vous donnent de quoi vivre, donnez-leur vos prières. C’est ainsi que nous contribuons au salut les uns des autres…

Ne croyez pas qu’il suffise d’être pauvre et souffrant pour être sauvé ; il faut supporter patiemment cet état pour l’amour de Dieu.

N’enviez point le plaisir qu’il y a de faire l’aumône, puisqu’on la recevant vous pouvez avoir autant de mérite devant Dieu…

Votre cœur est content pendant que votre corps travaille ; la plupart des grands ont le cœur agité pendant qu’ils nous paraissent bien heureux.

Dans les lettres de cette date à Mme de Brinon, Mme de Maintenon entre dans les plus minutieux détails d’économie ; elle envoie du beurre, quelque argent chaque mois : « J’ai des tabliers pour elles, mais je veux leur donner moi-même, et voir si elles ont du potage raisonnablement, car je vous dirai librement que je ne leur ai jamais vu la moitié de ce qu’il leur en faut, et que j’ai quelque soupçon qu’elles meurent de faim. » Depuis qu’elle est gratifiée des bienfaits du roi, elle ne songe qu’à les faire retomber sur celles qui sont pauvres comme elle l’a été ; mais elle n’aime pas à demander, elle pense qu’il faut apprendre à se suffire. Quand il s’agit de transférer l’établissement de Rueil à Noisy, elle ne veut pas qu’on se jette dans les superfluités ni qu’on renouvelle toutes choses :

Conservez bien tout ce que vous avez pour l’autel, car j’ai dit que nous ne voulions point qu’on en fît, et que nous arrangerions les dedans à notre fantaisie ; je connais MM. les architectes du roi, ils nous accommoderaient de la façon du monde la plus régulière pour la symétrie et la plus incommode ; ne perdons pas le moindre banc et la plus petite chaise de paille ; tout nous servira, et nous en demanderons moins, qui est pour moi le souverain bonheur.

Cependant le roi commençait à entrer dans sa pensée, et chaque fois qu’il y entrait, il l’avertissait de l’agrandir. À Noisy, Mme de Maintenon recevait des demoiselles, c’est-à-dire des filles nobles, dont le roi payait les pensions. Dans un fragment d’instruction adressée par elle aux maîtresses de iNoisy, on distingue déjà tout l’esprit moral et chrétien qui sera celui de Saint-Cyr :

Qu’on leur fasse entendre ce qu’on leur dit et ce qu’on leur lit.

Qu’on leur apprenne à parler français, mais simplement.

Qu’elles écrivent de même.

Qu’on leur parle chrétiennement et toujours raisonnablement…

Qu’on égaye souvent leurs instructions.

Qu’on ne leur en fasse point de trop longues.

Qu’on les élève en séculières, bonnes chrétiennes, sans exiger d’elles des pratiques, etc., etc.

Sur ce point, chrétiennement et toujours raisonnablement, repose toute l’éducation telle que la conçoit Mme de Maintenon et telle qu’elle voulut l’établir à Saint-Cyr : « Inspirer la religion et la raison, c’est là le solide de l’éducation de Saint-Cyr. » — « Le christianisme et la raison, qui est tout ce que l’on veut leur inspirer, sont également bons aux princesses et aux misérables. » Mais ceci demande quelque éclaircissement.

Mme de Maintenon, qui a passé par toutes les conditions et par toutes les épreuves, qui a vu se former et s’évanouir autour d’elle tant d’égarements et de chimères, s’est confirmée de plus en plus dans l’idée qu’il n’y a encore rien de tel que le bon sens dans la vie, mais un bon sens qui ne s’enivre point de lui-même, qui obéit aux lois tracées, et qui connaît ses propres limites. Son sexe en particulier est fait pour obéir, elle le sait : aussi la raison qu’elle recommande tant et sans cesse n’est point du tout un raisonnement ni une enquête curieuse ; gardez-vous de l’entendre ainsi. C’est une raison toute chrétienne et docile : « Vous ne serez véritablement raisonnables qu’autant que vous serez à Dieu. » Elle ne la sépare jamais de la piété ni d’une entière soumission aux décisions supérieures. Cela bien entendu, elle veut le vrai dans l’éducation dès le bas âge : « Point de contes aux enfants, point en faire accroire ; leur donner les choses pour ce qu’elles sont. » — « Ne leur faire jamais d’histoires dont il faille les désabuser quand elles ont de la raison, mais leur donner le vrai comme vrai, le faux comme faux. » — « Il faut parler à une fille de sept ans aussi raisonnablement qu’à une de vingt ans. » — « Il faut entrer dans les divertissements des enfants, mais il ne faut jamais s’accommoder à eux par un langage enfantin, ni par des manières puériles ; on doit, au contraire, les élever à soi en leur parlant toujours raisonnablement ; en un mot, on ne peut être ni trop ni trop tôt raisonnable. » — « Il n’y a que les moyens raisonnables qui réussissent. » — Elle le redit en cent façons : « Il ne leur faut donner que ce qui leur sera toujours bon, religion, raison, vérité. »

Dans un siècle où sa jeunesse pauvre et souriante avait vu se jouer tant de folies, tant de passions et d’aventures, suivies d’éclatants désastres et de repentirs ; où les romans des Scudéry avaient occupé tous les loisirs et raffiné les sentiments, où les héros chevaleresques de Corneille avaient monté bien des têtes ; où les plus ravissantes beautés avaient fait leur idéal des guerres civiles, et où les plus sages rêvaient un parfait amour ; dans cet âge des Longueville, des La Vallière et des La Fayette (celle-ci, la plus raisonnable de toutes, créant sa Princesse de Clèves), Mme de Maintenon avait constamment résisté à ces embellissements de la vérité et à ces enchantements de la vie ; elle avait gardé son cœur net, sa raison saine, ou elle l’avait aussitôt purgée des influences passagères : il ne s’était point logé dans cette tête excellente un coin de roman. « Il faut leur apprendre à aimer raisonnablement, disait-elle de ses filles adoptives, comme on leur apprend autre chose. »

Et de plus, cette ancienne amie de Ninon savait le mal et la corruption facile de la nature ; elle avait vu de bien près, dans un temps, ce qu’elle n’avait point partagé ; ou si elle avait été effleurée un moment, peu nous importe, elle n’en était restée que mieux avertie et plus sévère. L’expérience lui avait inculqué pour principe « qu’on ne peut trop compter sur la faiblesse humaine. » Elle se méfiait, elle savait que tout se gâte vite et se dérange dans les éducations les plus admirées comme dans les natures les plus innocentes, dès qu’on cesse de veiller jour et nuit. On n’a jamais su mieux le mal, sans le faire, que Mme de Maintenon ; on n’a jamais été plus rassasiée et plus dégoûtée du monde, tout en le charmant.

Ces précautions et ces craintes se montrent à chaque ligne dans les maximes et avis que Mme de Maintenon écrivait pour les maîtresses des élèves, dès avant Saint-Cyr et dans le temps de Rueil ou de Noisy. Cependant une grande révolution allait s’opérer dans sa vie ; on en saisit une trace et un indice dans une de ses lettres de 1685 à Mme de Brinon : « Saint-Cyr et Noisy m’occupent fort ; mais, grâce à Dieu, je me porte fort bien, quoique j’aie de grandes agitations depuis quelque temps. » Ces agitations se rapportaient sans doute à la résolution du roi de l’épouser et au mariage secret qui se fit vers cette époque. En suivant de près la vie journalière de Louis XIV en ces années (comme cela est maintenant facile avec Dangeau), il résulte clairement que la fondation de Saint-Cyr fut un acte royal lié aux autres circonstances importantes de cette même date. C’est pendant sa maladie et sa convalescence en 1686, que le roi entre de plus en plus dans l’idée de Saint-Cyr, qu’il la prend à cœur, l’adopte tout entière et se l’approprie magnifiquement :

Dieu sait, écrivait Mme de Maintenon en octobre 1686 à l’une des dames de Saint-Louis, Dieu sait que je n’ai jamais pensé à faire un aussi grand établissement que le vôtre, et que je n’avais point d’autres vues que de m’occuper de quelques bonnes œuvres pendant ma vie, ne me croyant point obligée à rien de plus, et ne trouvant que trop de maisons religieuses ; moins j’ai eu de part à ce dessein et plus j’y reconnais la volonté de Dieu, ce qui me le fait beaucoup plus aimer que si c’était mon ouvrage : il a conduit le roi à cette fondation, comme vous l’avez su, lui qui, de son côté, ne veut plus souffrir de nouveaux, établissements.

Ainsi c’est bien Louis XIV qui, son attention une fois appelée sur l’idée de Saint-Cyr, trouve que Mme de Maintenon ne fait pas assez, et se charge d’instituer une œuvre qui durera autant que sa monarchie :

Le roi, lit-on chez Dangeau (10 mai 1686), a voulu donner cent cinquante mille livres de rente en bénéfices, pour fonder l’établissement qu’il fait à Saint-Cyr des filles qui sont encore à Noisy, et pour cela Sa Majesté y a affecté l’abbaye de Saint-Denis et quelques autres bénéfices. Outre cela, Sa Majesté donnera les places de religieuses de chœur dans tout le royaume aux filles de cette maison-là qui voudront se mettre dans des couvents.

Pendant sa convalescence, en même temps qu’il se faisait lire quelque beau morceau de son histoire par Racine et Despréauxg, ou qu’il s’amusait à voir des médailles avec le père de La Chaise, le roi revoyait et corrigeait les constitutions de Saint-Cyr :

Vos constitutions ont été examinées, écrivait Mme de Maintenon à Mme de Brinon qui les avait dressées ; on a retranché, ajouté et admiré. Priez Dieu qu’il inspire tous ceux qui s’en mêlent. Je vous fais part de la visite que j’ai reçue du roi ce matin : il n’en est pas mieux pour cela, cependant on a été ravi de le voir hors de sa chambre. Il a corrigé le chœur de Saint-Cyr et plusieurs autres endroits…

— Quelques années après (1698), quand l’établissement fut en pleine prospérité, les charges s’étant trouvées supérieures aux revenus, il fut question de diminuer le nombre des demoiselles : mais le roi n’y voulut point entendre ; il n’aimait point à resserrer les idées qu’il avait une fois conçues et mises à exécution ; il maintint donc expressément le nombre de deux cent cinquante demoiselles qu’il voulait faire élever dans la maison, et pour qu’on les pût garder jusqu’à vingt ans, c’est-à-dire dans les années les plus périlleuses, il ajouta à la dotation première trente mille livres de revenu.

Louis XIV, dans l’esprit qui lui dicta cette fondation, à cette date qui est à la fois celle de sa maladie et de son mariage secret, eut-il dessein, revenant sur les fautes de son passé, de réparer ce qu’il avait fait de tort à certaines nobles demoiselles de son royaume, telles que La Vallière, par exemple, et voulut-il, par une sorte d’expiation, mettre à jamais toute une élite pauvre à l’abri des tentations et des périls sous l’aile de la religion et de la vertu ? Sans trop presser cette conjecture, il est du moins certain qu’il songea à combler un désir discret de la personne qu’il venait d’associer devant Dieu à sa destinée domestique. En un mot, Saint-Cyr, tel qu’il nous est montré aujourd’hui dans toutes les circonstances qui en accompagnèrent la fondation, me paraît à la fois pouvoir être un vœu, une pénitence de malade qui cherche à réparer, et être certainement un cadeau de noces de Louis XIV en l’honneur de Mme de Maintenon.

Une fois Saint-Cyr établi, Mme de Maintenon s’y adonne tout entière ; se considérant comme chargée d’une mission par le roi et par l’État, elle y consacre les moindres parcelles de son temps et y dirige toute la lumière et tout l’effort de son esprit. Elle aussi, du moment que le champ lui est ouvert, elle a son idéal, c’est de former la parfaite novice et la parfaite dame de Saint-Louis, l’institutrice religieuse et raisonnable par excellence ; elle en propose à ses jeunes maîtresses et en retrace en vingt endroits un portrait admirable : simplicité, droiture de piété, justesse soumise, nulle singularité, nulle curiosité d’esprit, une égalité sans tristesse, un renoncement absolu de soi, et toute une vie tournée à un labeur pratique et fructifiant. C’est dans le livre même qu’il faut voir ces modèles complets qui ne restèrent point à l’état d’idée, et qui se réalisèrent avec plus ou moins de gravité et de douceur dans ces figures encore charmantes et légèrement distinctes sous le voile, Mme du Pérou, Mme de Glapion, Mme de Fontaines, Mme de Berval. Quand elle a ainsi rappelé toutes les conditions imposées et toutes les obligations, ce caractère où se confond le personnage de mère, de sœur aînée et de religieuse, et qui a pour objet de former de pauvres nobles jeunes filles destinées à édifier ensuite des maisons religieuses, mais surtout des familles, et à renouveler le christianisme dans le royaume ; des jeunes filles à qui l’on dit sans cesse : « Rendez-vous à la raison aussitôt que vous la voyez. — Soyez raisonnables, ou vous serez malheureuses. — Si vous êtes orgueilleuses, on vous reprochera votre misère, et si vous êtes humbles, on se souviendra de votre naissance » ; — quand elle a ainsi épuisé la perfection et la beauté de l’œuvre à accomplir, on conçoit que Mme de Maintenon, s’arrêtant devant son propre tableau, ajoute : « La vocation d’une dame de Saint-Louis est sublime, quand elle voudra en remplir tous les devoirs. »

Tout ne se fit point en un jour ; il y eut des années de tâtonnement, et même où l’on sembla faire fausse route. Esther et Fénelon furent deux tempêtes pour Saint-Cyr. Une dévotion subtile, recherchée et fuyant les voies communes, y pénétra avec Fénelon et Mme Guyon, et il fallut en venir aux sévérités et aux retranchements inexorables envers quelques membres devenus rebelles. Mais avec Esther et les représentations toutes royales qui s’en étaient suivies, il y avait eu un enchantement plus insensible et comme une légère ivresse de la communauté tout entière : le goût de l’esprit, de la poésie, des écritures de tout genre, s’était glissé dans ces jeunes têtes, et menaçait de corrompre à sa source l’éducation simple et droite, et principalement utile, dont elles avaient avant tout besoin. Une lettre de Mme de Maintenon à Mme de Fontaines, maîtresse générale des classes, du 20 septembre 1691, expose cet état périlleux et cette crise ; elle sent d’ailleurs et convient avec sincérité que c’est elle-même qui a introduit le mal, et elle prend tout sur son compte :

La peine que j’ai sur les filles de Saint-Cyr ne se peut réparer que par le temps et par un changement entier de l’éducation que, nous leur avons donnée jusqu’à celle heure ; il est bien juste que j’en souffre, puisque j’y ai contribué plus que personne, et je serai bien heureuse si Dieu ne m’en punit pas plus sévèrement. Mon orgueil s’est répandu par toute la maison, et le fond en est si grand qu’il l’emporte même par-dessus mes bonnes intentions. Dieu sait que j’ai voulu établir la vertu à Saint-Cyr, mais j’ai bâti sur le sable. N’ayant point ce qui seul peut faire un fondement solide, j’ai voulu que les filles eussent de l’esprit, qu’on élevât leur cœur, qu’on formât leur raison ; j’ai réussi à ce dessein : elles ont de l’esprit et s’en servent contre nous ; elles ont le cœur élevé, et sont plus fières et plus hautaines qu’il ne conviendrait de l’être aux plus grandes princesses…

Venant au remède, elle veut pourtant ne procéder que par degrés et ne corriger le mal que de la même façon qu’il est venu :

Comme plusieurs petites choses fomentent l’orgueil, plusieurs petites choses le détruiront. Nos filles ont été trop considérées, trop caressées, trop ménagées : il faut les oublier dans leurs classes, leur faire garder le règlement de la journée… Il faut encore défaire nos filles de ce tour d’esprit railleur que je leur ai donné, et que je connais présentement très opposé à la simplicité ; c’est un raffinement de l’orgueil qui dit par ce tour de raillerie ce qu’il n’oserait dire sérieusement…

Et elle ajoute par un aveu vrai et qui n’a rien d’une fausse humilité : « Que vos filles ne se croient pas mal avec moi, cela ne ferait que les affliger et les décourager ; en vérité, ce n’est point elles qui ont tort. »

À partir de ce moment, on entre dans un second effort plus obscur, moins attrayant, et qui même, dans le détail un peu abstrait où nous le voyons de loin, peut sembler décidément austère ; mais Mme de Maintenon, à la bien juger, y paraît de plus en plus méritante et digne de respect et d’estime. L’austérité, au reste, y est plutôt pour les maîtresses dont la vie se passe dans la vigilance, dans les précautions continuelles, et qui deviennent dès lors de vraies religieuses régulières par la solennité et la perpétuité des vœux : quant aux élèves et demoiselles, lors même qu’elles ont été guéries ou préservées, dans ce second et plus sûr régime, des dissipations d’esprit et des goûts d’émancipation trop mondaine, Mme de Maintenon a toujours lieu de dire : « Je ne crois pourtant pas qu’il y ait de jeunesse ensemble qui se divertisse plus que la nôtre, ni d’éducation plus gaie. »

Les craintes qu’avait fait naître à un moment l’invasion du bel esprit étant passées, et le correctif ayant réussi, on revint à Saint-Cyr à une voie moyenne, et où le bon langage eut sa part d’attention et de culture. On continua d’y jouer quelquefois les belles tragédies faites pour la maison, mais on les joua entre soi, sans témoin du dehors et sans qu’aucun homme (fût-il un saint) y assistât. Cependant Mme de Maintenon ne manquait pas de recommander à son jeune monde le style qui est si proprement le sien, « le style simple, naturel et sans tour », des lettres courtes, un naturel parfait et précis. Elle faisait pour les élèves de petits modèles de lettres qui nous sont transmis. Aux maîtresses elle recommande aussi de n’employer que des mots qui soient bien compris des jeunes intelligences, de ne pas emprunter aux livres qu’on lit les termes qui sont bons surtout pour ces livres, et qui sont de trop grands mots pour le discours commun. Elle applique cela même à la lecture de l’écriture sainte : « Nous ne devons en savoir les termes, disait-elle à une des maîtresses, qu’aufant qu’il le faut pour l’entendre. On loue souvent M. Fagon de ce qu’il parle de médecine d’une manière si simple et si intelligible qu’on croit voir les choses qu’il explique : un médecin de village veut parler grec. » Dans le texte actuel des lettres de Mme de Maintenon telles que nous les possédons enfin, sans les altérations de La Beaumelle, il nous est permis, à notre tour, de juger avec plus d’assurance de sa façon de dire et d’écrire. Je vois que M. Th. Lavallée et même M. de Sacy, entre autres qualités, y louent l’« ampleur ». Me permettront-ils de différer avec eux sur ce seul point ? Il y a certainement dans le style de Mme de Maintenon, ainsi reproduit avec fidélité, de l’abondance, de la récidive, une aisance libre et un cours heureux ; mais ce qui me paraît toujours y dominer plus que tout, c’est la justesse, la netteté et une parfaite exactitude, quelque chose que le terme d’ampleur enveloppe et dépasse.

L’idée si élevée de faire de Saint-Cyr un abri et un foyer chrétien, un refuge et une école de simplicité vertueuse et pure, à mesure que la corruption et la grossièreté augmentent parmi les jeunes femmes de la Cour, se montre à découvert dans ces lettres de Mme de Maintenon :

Que ne donnerais-je pas, s’écrie-t-elle (octobre 1703), parlant à l’une des maîtresses, pour que vos filles vissent d’aussi près que je le vois combien nos jours sont longs ici, je ne dis pas seulement pour des personnes revenues des folies de la jeunesse, je dis pour la jeunesse même qui meurt d’ennui parce qu’elle voudrait se divertir continuellement et qu’elle ne trouve rien qui contente ce désir insatiable de plaisir ! Je rame, en vérité, pour amuser Mme la duchesse de Bourgogne…

Comme on sent partout dans Mme de Maintenon à Saint-Cyr une âme qui en a assez du monde, qui dit aux jeunes âmes riantes : « Si vous connaissiez le monde, vous le haïriez » ; qui a connu la pauvreté et le manquement de tout, qui a été obligée de faire bonne mine et de sourire contre son cœur, d’amuser les autres, puissants et grands, et qui, sensée, délicate, raisonnable, est à bout de toute cette longue et amère comédie, — ne désirant plus, le masque tombé, que le repos, la réalité, la vérité, et une tranquilité égale et fructueuse dans l’ordre de Dieu !

Mais ce qui est beau dans cette fatigue, c’est son zèle, son feu, son ardeur dernière d’utilité et de semence pour autrui. Là est la grandeur et quelque chose qui vaut mieux qu’une sensibilité vulgaire et apparente.

Et toutefois, hommes ou femmes de notre siècle, il nous semble que quelque chose manque à tous ces mérites si excellents et aujourd’hui si avérés : « Peu de gens, a dit Mme de Maintenon, sont assez solides pour ne regarder que le fond des choses. » Serait-ce, en effet, que nous ne serions pas assez solides ? je le croirais volontiers ; mais ne serait-ce point aussi chez elle un peu de nature qui manque, un peu de tendresse qu’on voudrait dans cette raison, et sans prétendre certes diminuer en rien le christianisme qui la règle et l’accompagne ? Elle a fait faire Esther, elle l’a fait jouer, et s’en est un peu repentie. Cela dit tout. Aujourd’hui, avec le nouvel état du monde, dans une société plus également morale en son milieu, nous qui ne sommes pas près de Versailles (dans le sens où l’était Saint-Cyr), il nous semble qu’il est quelquefois permis de se récréer d’un chant, d’une fleur, d’une joie d’imagination, mêlée aux choses du cœur, dans une éducation même de l’ordre le plus moral. Il y a un peu de sécheresse, en définitive, à retrancher tout cela, à l’arracher quand on le rencontre sur son chemin. Je cherche parmi les auteurs femmes quelque autorité et quelque exemple en ma faveur ; j’en pourrais trouver même en France, et des exemples irréprochables. J’aime mieux en emprunter un parmi nos voisins. Une femme poète, mère de famille, pieuse et sans tache, un esprit profond et doux, Mrs. Felicia Hemans, a composé elle-même quelques chants animés d’une vive piété à l’usage de l’enfance. La même a eu des chants pour toutes les nobles et touchantes affections, pour les vives douleurs. Au sortir de cette lecture presque ascétique et de ces maximes fermes, droites, uniformes, mais si sévères, de Mme de Maintenon, j’éprouve le besoin, l’avouerai-je ? de citer quelques-uns de ces accents d’une femme également morale et religieuse, de les citer, non par aucun rapport de comparaison ou de ressemblance, mais simplement comme son de l’âme et comme accent. Je prends au hasard deux pièces qui nous feront tout aussitôt pénétrer dans ce monde moral plus ému qui existe, il faut bien le reconnaître, et dont il ne servirait à rien de s’interdire et de se fermer rigoureusement l’aspect, depuis que Rousseau, Goethe, Chateaubriand, Byron et Lamartine sont venus.

L’une de ces pièces s’adresse à un mort ou à une morte chérie :

À un esprit qui s’en est allé

Du haut des brillantes étoiles, ou du sein de l’air invisible, ou de quelque monde que n’atteint point l’humaine pensée, Esprit ! doux Esprit ! si ta demeure est là-bas, et si tes visions sont encore chargées du passé,

Réponds-moi. réponds-moi !

N’avons-nous pas ici conversé de la vie et de la mort ? n’avons-nous pas dit que l’amour, un amour comme le nôtre, n’était point fait pour passer comme l’haleine d’une rose, pour s’évanouir comme un chant d’un bosquet de fête ?

Réponds, oh ! réponds-moi !

Il a été pour moi, le dernier éclair de ton œil mourant, — cette âme qui y brillait intense et désolée à travers le brouillard épaissi. — N’as-tu rien emporté avec toi dans la région inconnue, rien de ce qui vivait dans ce long, dans cet ardent regard ?

Écoute, écoute, et réponds-moi !

Ta voix, — son faible et doux et fervent accent d’adieu, que j’entends encore vibrer à travers la tempête de l’agonie comme une brise expirante ; — oh ! de cette musique enfuie renvoie-moi un seul son, si la vie du cœur est inextinguible !

Rien qu’une seule fois, oh ! réponds-moi !

Dans la tranquillité de midi, dans le calme du couchant, à l’heure la plus sombre de la nuit, quand montent les pensées profondes, quand les fantômes du cœur s’élancent du sein des ténèbres dans leur beauté pleine d’effroi, pour lutter avec le sommeil, — 

Esprit, alors réponds-moi !

Par le souvenir de notre prière tant de fois mêlée, par toutes nos larmes qui, en se mêlant aussi, avaient leur douceur, par notre dernière espérance, victorieuse du désespoir, — parle ! si nos âmes se rencontrent dans des essors immortels,

Réponds-moi, réponds-moi !

La tombe est silencieuse ; — et tout au loin l’infini du ciel, et l’heure profonde de minuit, — tout n’est que silence et solitude. Oh ! si ton amour enseveli ne me dit pas qu’il m’entend, quelle voix puis-je attendre de la terre ? Écoute, aie pitié, parle, ô toi qui es mien !

Réponds-moi, réponds-moi !

L’autre pièce que j’ai à citer est intitulée Le Retour, c’est l’être humain (homme ou femme) qui, après avoir vécu, souffert et failli, revient au lieu natal, dans le manoir domestique, et y retrouve tous les anciens témoins de son innocence et de son bonheur :

« Nous reviens-tu avec le cœur de ton enfance, un cœur libre, pur, aimant ? » Ainsi, pendant que j’approchais de la maison, ainsi bruissaient les arbres du chemin dont le feuillage jouait au gré du vent de la montagne.

— « Ton âme a-t-elle été loyale et sincère envers son premier amour ? murmuraient les ondes du ruisseau natal. Ton esprit, nourri parmi ces collines et ces ombrages, a-t-il toujours respecté ses premiers et ses plus hauts songes ?

— As-tu porté, en ton sein gravée, la sainte prière apprise par l’enfant sous le toit paternel ? » Ainsi soupirait, traversant l’air, une voix sortie des vieilles murailles des ancêtres.

« As-tu gardé la foi au mort (ou à la morte) fidèle dont le lieu de repos est tout près d’ici ? As-tu justifié la bénédiction de ton père étendue sur toi, et le regard plein de confiance de ta mère ? »

— Alors mes larmes jaillirent en une pluie soudaine, tandis que je répondais : « Ô vous, ombrages majestueux, je ne rapporte point le cœur de mon enfance dans les libres espaces de vos clairières.

Je me suis écarté de mon premier et pur amour, ô brillant et heureux ruisseau. L’une après l’autre se sont éteintes toutes les lumières dans mon âme, tous les glorieux songes de mon printemps.

Et la sainte prière a fui de ma pensée, — la prière apprise sur les genoux de ma mère. Ce n’est qu’obscurci et troublé que je te reviens enfin, ô maison et foyer de mes joies d’enfant.

Mais de mon enfance du moins je rapporte un don de larmes pour adoucir et pour expier ; et vous tous, objets et lieux témoins de mes années bénies, ces larmes me rendront encore une fois tout vôtre ! »

Que dirai-je ? c’est précisément ce don des larmes que, même toute part faite au grave caractère d’institutrice, on regrette de ne jamais sentir, de près ni de loin, dans le cœur ni sous la raison de Mme de Maintenon ; et au milieu de tous les éloges et de tous les respects que mérite son noble, son juste, délicat et courageux bon sens, c’est aussi la seule réserve et la seule restriction que j’aie voulu faire.