[Épigraphe]
On commenta les mots, je commenterai l’art.
[Avant-propos]
Depuis longtemps mes amis me demandent des Commentaires sur Molière ; voici ma dernière conversation avec le plus pressant.
Les Commentaires que vous désirez ne se trouvent-ils pas dans mon Art de la Comédie ?
« Oui, mais épars, mais confondus avec ce que vous avez dit sur les comiques de toutes les nations ; et c’est du Ménandre, du Plaute, du Térence français que je vous invite à vous occuper uniquement.
« Détachez par extrait de votre Art de la Comédie, tout ce qui concerne l’homme immortel que le faux goût, que la satiété du beau poursuivent jusque sur la scène dont il fit la gloire ; joignez à de nouvelles observations sur l’Art du poète dramatique, des remarques sur l’Art du comédien ; décomposez celui-là pour prouver à celui-ci qu’il ne peut le bien rendre s’il ne le connaît parfaitement ; consacrez par ce moyen la bonne tradition ; dénoncez par ce moyen la mauvaise ; resserrez ces observations et ces remarques dans un volume qui devienne nécessaire à chaque possesseur d’un exemplaire de notre excellent comique ; et si vous épargnez des recherches au lecteur paresseux, si vous procurez au plus futile l’avantage de raisonner insensiblement ses plaisirs, si vous ménagez l’amour-propre des uns et des autres, en les amenant au point de s’initier comme d’eux-mêmes aux mystères de Thalie, je vous garantis qu’ils voudront juger à leur tour votre Art de la Comédie, et que vous n’aurez peut-être pas des critiques plus sévères. »
Cruel ami ! vous me flattez ; et c’est pour me séduire.
« Eh bien ! voici de quoi vous persuader. Plusieurs de nos plagiaires, à tant la feuille, ont déjà proposé aux libraires de Hambourg, de Strasbourg, de Paris, les Commentaires que je vous demande ; ils n’ont même pas caché qu’ils savaient où les prendre1 : jugez à quoi vous devez vous préparer, à présent que tous les débouchés s’ouvrent devant les intrépides faiseurs de spéculations sur l’esprit d’autrui, mais
« Sur ces messieurs, en conscience,« Vous méritez la préférence. »
Ces messieurs n’en conviendraient pas.
« Raison de plus pour les prévenir. »
Dites raison de plus, pour tâcher de faire mieux.
« Voilà où je voulais en venir. »
Et voici ce que je me propose : d’abord, de ne pas imiter ceux de nos savants qui, faute d’humaniser leur savoir, semblent affecter de ne pas écrire pour tout le monde ; et de leur abandonner, tout en commentant, le titre fastueux de commentateur ; ensuite, de ne jamais oublier, que dans un ouvrage entièrement consacré à la comédie et à l’homme qui en perfectionna l’art, tout, généralement tout, jusqu’à sa vie, devrait avoir un ton, une forme dramatique.
Je me propose enfin de ne jamais présenter une seule réflexion aux amateurs, de ne pas donner un seul conseil aux comédiens, qui ne soit dicté par Molière lui-même, comme auteur, comme acteur : puisse-t-il ramener les profanes à son culte !
[Introduction]
Dans les pays les plus barbares, chez les peuples les plus voisins de la simple nature, un arbre, une pierre, quelques caractères gravés sur le roc, décèlent au voyageur le berceau du mortel qui se distingua.
Dans la capitale du monde, chez le peuple le plus ami des arts, un étranger, naguère, courait le risque d’errer des années entières autour du berceau de Pocquelin, sans éprouver la moindre émotion ; rien n’y frappait l’œil du curieux, rien n’y parlait à l’aine ; mais aujourd’hui, grâce au conservateur2 du Musée français, la maison où naquit Molière3 est distinguée des masures qui l’entourent, par un marbre blanc sur lequel on lit,
Jean-Baptiste Pocquelin de Molière
est né dans cette maison en 1620 :
et cette inscription, toute simple qu’elle est, n’en dit pas moins au passant : qui que tu sois, arrête ; ici vit le jour un homme de bien, un philosophe, un poète chéri de Thalie, le premier qui ait formé des comédiens et des spectateurs dignes d’elle, le plus grand comique enfin de tous les âges et de toutes les nations, Molière.
Oui, Molière, j’ose entreprendre de te montrer sous ces divers rapports, et le lecteur, impatient de te connaître par les traits qui te caractérisent le mieux, me saura gré sans doute de passer légèrement sur les trente-huit premières années de ta vie ; ton génie ne s’y manifestant que par intervalles, préparait plus de vingt chefs-d’œuvre, et moins de trois lustres devaient les créer comme par enchantement.
Depuis 1620 jusqu’à la fin de 1653.
Le père de Pocquelin, valet-de-chambre-tapissier chez le roi, et Anne Boudet son épouse4, fille aussi d’un tapissier, obtinrent, pour leur fils encore enfant, la survivance de leur charge, et le firent élever d’une manière conforme à leur profession. Aussi, à quatorze ans, ne savait-il que lire et écrire ; mais son grand-père maternel le mène au spectacle : dès ce moment, le destin de la comédie semble s’unir à celui de Pocquelin ; la comédie et Pocquelin sortent en même temps de l’enfance.
Mairet, Scudéry, Rotrou et plusieurs autres, redoublaient d’efforts pour effacer la gloire de Hardy ; les quatre premières pièces de Corneille éclipsaient cette foule de rivaux et multipliaient les théâtres. Deux comédiens alors célèbres, Belle-Rose et Montdory, se disputaient les applaudissements du public : le premier, à l’Hôtel de Bourgogne ; le second, au Marais. C’est là que le jeune Pocquelin puise et l’amour de l’étude, et une haine insurmontable pour l’état auquel on le destine : il devient inquiet, rêveur, sa santé en est altérée ; ses parents alarmés cèdent à ses instances, et le confient à un maître de pension qui l’envoie externe aux Jésuites.
Deux bonnes fortunes attendaient▶ Pocquelin au collège : il y suivit le cours des classes d’Armand de Bourbon, premier prince de Conti, qui dans la suite devint son protecteur, et il y fut accueilli par le célèbre Gassendi. Ce philosophe, chargé de présider à l’éducation de Chapelle, fils naturel de l’Huiller, maître-des-comptes, et voulant donner des émules à son élève, admit à ses leçons Bernier, Cyrano, Pocquelin ; bientôt il est enchanté de la docilité, de la pénétration de celui-ci, et lui enseigne, non seulement la philosophie d’Épicure, mais lui donne encore les principes de cette philosophie pratique, plus douce, plus utile, et que nous lui verrons mettre en action dans toutes ses pièces.
Cinq années suffisent à Pocquelin pour achever ses études : son père, devenu vieux et infirme, le rappelle pour exercer auprès du roi les fonctions de sa charge ; elle avait contrarié l’enfant avide d’instruction, elle ouvre aujourd’hui la mine la plus féconde à l’homme instruit, à l’homme que la nature destine à la saisir et à la peindre dans ses diverses attitudes5.
Pocquelin accompagne Louis XIII à Paris, à Narbonne, dans les camps ; partout il voit l’intérêt prendre les masques variés du courtisan ; son œil philosophique perce à travers, et ce qu’il aperçoit, ou ce qu’il devine, loin de lui faire perdre le goût de la comédie, sert à le ranimer journellement.
Ici, quelques historiens de Pocquelin6 prétendent le perdre de vue ; il vécut ignoré, disent-ils, pendant plusieurs années : je le vois cependant, dès l’année 1645, se mêler à des jeunes gens qui s’amusaient à jouer la comédie, d’abord sur les fossés de Nesle, ensuite au quartier Saint-Paul ; je le vois donner à ses camarades d’assez bons conseils, pour que leur réunion obtienne le titre de l’Illustre Théâtre ; pour qu’on leur confie des nouveautés ; pour que, fiers de leurs succès, ils osent élever un théâtre en règle, dans le jeu de paume de la Croix-Rouge, et pour que le public coure en foule payer leurs plaisirs.
Je vois encore Pocquelin suivre exactement les représentations des comédiens italiens, qui, de temps en temps, se montraient à Paris, et puiser, dans leurs canevas informes, les matériaux les plus précieux.
Je le vois enfin, riche de plusieurs pièces dramatiques, et dominé par son génie, prendre la résolution de s’y livrer entièrement, comme auteur, comme acteur, et, sous le nom de Molière, partir pour la province, avec une troupe qu’il organise en homme de goût : peu d’acteurs, peu d’auteurs, en entrant dans la carrière, ont commencé par se faire oublier de la sorte.
Depuis 1654 jusqu’à la fin de 1657.
Les principaux comédiens de la troupe dirigée par Molière, sont mademoiselle Béjart, les deux frères de cette actrice, Duparc et sa femme, Gros-René, un pâtissier de la rue Saint-Honoré, mademoiselle Debrie et son mari.
Arrivé à Lyon7, le nouveau directeur fait donner L’Étourdi ; il obtient le plus grand succès : la troupe qui était dans cette ville est abandonnée, ses acteurs se dispersent, les meilleurs demandent de l’emploi à Molière.
Il passe en Languedoc ; le Prince de Conti l’accueille avec faveur, lui accorde des appointements et lui confie la direction des fêtes qu’il donne à la province, pendant qu’il en tient les États. Molière y fait jouer, outre L’Étourdi, Le Dépit amoureux 8, et quelques canevas dont on ne connaît guère plus que les titres, tels que Le Docteur amoureux, Les Trois Docteurs rivaux, Le Maître en Droit, Le Médecin volant, La Jalousie de Barbouillé.
Le Prince de Conti, enchanté des talents de son protégé et de tout ce qu’il découvrait en lui d’estimable, voulut en faire son secrétaire ; mais, Molière qui, en qualité de chef de sa troupe, n’était pas indifférent au plaisir de parler en public, préféra la gloire à une place lucrative9.
Molière, âgé pour lors de trente-quatre ans, consacre les trois années suivantes à parcourir les différentes provinces ; partout il réussit, excepté à Bordeaux. Le président de Montesquieu, assurait, qu’encore comédien de campagne, Molière, fit jouer sans succès dans cette ville, une tragédie de sa façon, intitulée La Thébaïde ; nous verrons dans la suite, que cette anecdote n’est pas sans vraisemblance, et nous en félicitons la scène comique ; une infidélité heureuse aurait pu enlever de temps en temps Molière à Thalie, et tout nous prouve que des soins partagés réussissent rarement, même auprès des Muses.
Année 1658.
Établissement de Molière à Paris. — L’Étourdi ou les Contre-temps ; Le Dépit amoureux.
Molière, content des comédiens qu’il a formés, se rapproche de la capitale ; il passe le carnaval à Grenoble, l’été à Rouen ; de-là il fait de fréquents voyages à Paris, et, grâce à la protection du Prince de Conti, qui lui valut celle de Monsieur, il obtint la permission de s’y établir ; ce fut le 23 octobre, que sa troupe joua la tragédie de Nicomède devant la Cour, sur un théâtre élevé dans la salle des gardes du Vieux-Louvre10.
Après la représentation de cette pièce, Molière prononça un discours dans lequel il remercia le roi de son indulgence : fit adroitement l’éloge des comédiens de l’Hôtel de Bourgogne, dont il avait à craindre la jalousie, et demanda la permission de donner Le Docteur amoureux. Le roi satisfait des nouveaux comédiens, leur permit de prendre le titre de, la troupe de Monsieur, et de jouer alternativement avec les Italiens, sur le théâtre du Petit-Bourbon ; il occupait le terrain où se trouve maintenant la façade du Louvre.
Molière prit les mardis, les vendredis, les dimanches ; et peut-être, la troupe de Louis XV, en jouant de préférence Molière, ces jours-là, tenait-elle de proche en proche cet usage de ses fondateurs.
Nous touchons au moment où Molière va prendre l’essor le plus rapide. S’il est vrai qu’un auteur n’est jamais mieux peint que dans ses ouvrages, par le but qu’il s’y proposa, par les amis, par les ennemis qu’ils lui firent ; c’est d’aujourd’hui que les temps, les lieux, les circonstances, tout va concourir à nous développer l’âme et le génie de Molière : aussi me garderai-je bien d’oublier l’un, pour ne m’occuper que de l’autre ; et c’est à la fin de cet ouvrage seulement, que le lecteur pourra se dire, je connais Molière.
Les notes historiques, les remarques, etc., tout va marcher de front, année par année.
L’Étourdi ou les Contre-temps.
Cet ouvrage parut à Paris le 3 novembre, on y reconnaît des détails, des projets de scène, pris chez Plaute, Térence, dans un conte de Douville, une pièce de Quinault11 ; mais la fable de L’Étourdi est entièrement calquée sur celle de L’Inadvertito, comédie italienne, composée par Nicolo Barbieri, dit Beltrame, et imprimée en 1629, neuf ans après la naissance de Molière. Je suppose, qu’avant de lire la pièce française, on sera bien aise de voir un précis de l’italienne, ne fût-ce que pour avoir le plaisir de prendre notre auteur sur le fait, à mesure qu’il tentera quelques conquêtes sur les étrangers.
Précis de L’Inadvertito.
Fulvio, fils de Pantalon, est amoureux d’une esclave, appelée Turqueta, l’amour le trouble si fort, qu’il est comme un homme hébété.
Son valet, Scapin, imagine mille moyens pour enlever la belle à Arlequin, marchand d’esclaves, mais le caractère de Fulvio les rend tous inutiles ; à la fin de la pièce, Scapin se jette aux pieds de Pantalon, lui dit que son fils est mort s’il ne lui accorde Turqueta ; il fléchit le vieillard, appelle son jeune maître, qui, craignant de gâter encore ses affaires, prend la fuite ; Scapin le ramène malgré lui, et le force d’apprendre son bonheur.
Lisez la pièce de Molière.
Des imitations.
L’on n’a pas lu la pièce, sans remarquer que le sujet et l’intrigue appartiennent à Beltrame. Mais avec un peu de réflexion, l’on verra que le héros de la pièce italienne, en passant en France, a pris cette grâce, cette amabilité, cette galanterie si naturelles à sa nouvelle patrie.
Nous avons dit que Fulvio est plus hébété qu’étourdi, Lélie, au contraire, a constamment l’étourderie la plus agréable, il est même intéressant par sa franchise, sa loyauté et surtout par la vivacité de son amour. Mais soyons justes, le dénouement italien n’est-il pas meilleur ? Je trouve très piquant que L’Inadvertito, après avoir continuellement nui à ses intérêts par sa présence, leur nuise bien davantage en se défiant de lui-même, et en prenant la fuite au moment de signer son contrat. C’est un trait de caractère si précieux, que je ne comprends pas comment Molière ne l’a pas saisi ; cet excès de prudence, ménagé avec art, eût plaisamment mis fin aux étourderies de Lélie. Bret est à peu près de mon sentiment ; il traduit même la dernière scène italienne, qu’il donne comme un modèle de naïveté ; mais je n’y trouve que de la niaiserie, et je doute que Molière, en s’emparant du fond, eût conservé la nuance.
Dans la scène v, acte IV, Mascarille querelle son maître sur ses distractions amoureuses, dans la maison de Trufaldin ; ses reproches sont presque mot à mot dans L’Angelica, pièce de Fabritio de Fonaris, ditto il Capitano Crocodillo.
MASTICA.
A quel che tu hai mancato ? a te par che non habbi mancato nulla ; per che sei ceico : tu non stai mai appresso ad Angelica un momento che non ti multi di colore, mai te li diatacci da lato, à tavola stai corne stupido a comtemplarla ; tu non mangi sinon di quelle cose che mangia ella ; tu non bevi, si non di quella parte dove ella beve et pone le labbia ; ne te netti la bocca si non con il salvigetto dove ella se netta la sua : poi fai un menar di piedi sotto la tavola, che l’hai fatto scapar le pianelle due volte da i picdi, et usavi certe ci fre che l’haurebbon intese i cani que rodevano i osti sotto la tavola, etc.
Sentiment sur la pièce.
Nous savons, le lecteur et moi, d’où Molière a tiré le fond de sa comédie, nous avons indiqué ses diverses imitations, nous avons jugé la plus essentielle, il nous reste à dire, en peu de mots, ce que nous pensons sur la pièce ; et voilà désormais la marche que nous suivrons.
Le titre. — Voltaire prétend que la pièce française devrait porter le seul titre de Contre-temps ; mais le lecteur a pu remarquer que tous les contre-temps devant leur naissance, leur comique, leur rapidité, à l’étourderie de Lélie, son caractère seul a le droit de donner un titre à l’ouvrage qu’il anime, et que le second est tout au moins inutile.
Le genre. — J’entends tous les jours mettre cette comédie au rang des pièces d’intrigue, et c’est à tort qu’on le soutient ; l’intrigant Mascarille imagine, il est vrai, toutes ses fourberies avec tant de jugement, qu’une seule suffirait à ses desseins, s’il n’était croisé par les étourderies de son maître ; mais l’étourdi Lélie, entraîné par son caractère, détruit si bien ce que fait Mascarille, qu’une seule de ses étourderies dérangerait totalement, ou couperait le fil de l’intrigue, sans l’adresse de Mascarille à tout renouer.
Voilà donc une comédie, véritablement dans le genre mixte, puisque l’intrigant et le caractère principal concourent également à faire mouvoir les principaux ressorts.
Il est, sur le genre de cette pièce, une réflexion à faire ; elle est en même temps dans le genre mixte et dans le genre épisodique. Les scènes n’en sont pas détachées, bien s’en faut, mais les divers moyens que Mascarille imagine forment chacun une petite pièce, qui n’a aucun rapport avec celle qui la précède et celle qui la suit ; mais elles tendent toutes au même but, toutes font ressortir les caractères du Fourbe et de l’Étourdi. Quelle différence avec ces ouvrages dans lesquels une seule idée bien répétée, bien tournée et retournée, sert non seulement à filer cinq actes, mais nous en fournit encore quinze ou vingt autres sous divers titres !
L’exposition. — La toile à peine levée, six vers nous apprennent que Lélie a Léandre pour rival, et qu’il se prépare entre eux
Un grand combat et de soins et d’obstacles :
Mascarille paraît ; bientôt nous n’ignorons plus tout ce qui s’est passé avant l’action, nous connaissons l’humeur, le caractère et les projets de tous les personnages.
Les caractères. — Nous avons jugé le principal en parlant des imitations.
Les scènes. — Faites pour la plupart d’après des règles ignorées de beaucoup d’auteurs, elles ont toutes une exposition, un nœud, un dénouement.
Les actes. — Tous riches en comique de situation, et terminés de manière à faire désirer l’acte suivant.
La contexture. — Comme les incidents se multiplient ! Comme ils s’appellent et se croisent mutuellement ! Comme le spectateur y semble ballotté par ce même lutin qui, si l’on en croit Mascarille, le persécute et s’oppose à sa gloire !
Les bienséances. — Blessées par les coups de bâton que Mascarille donne à son maître, par le regret qu’a Lélie d’avoir rendu la bourse d’Anselme, et par l’approbation que son silence donne à ces deux vers de Mascarille :
Votre père fait voir une paresse extrêmeÀ rendre par sa mort tous vos désirs contents.
Le style. — Celui de cette pièce offre sans doute nombre de fautes grammaticales. Mais elle est le premier ouvrage de l’auteur.
D’ailleurs, la versification de L’Étourdi est si aisée ! elle sert si bien la vivacité du dialogue ! elle est si gaie ! elle pétille de tant de traits ! On trouve même dans cette comédie une quantité de tirades qui auraient pu valoir à Molière l’éloge banal de nos jours : il y a de beaux vers dans cette pièce, éloge que l’on devrait regarder comme une critique sanglante ; dit-on des bons auteurs, qu’ils ont de beaux vers dans leurs drames ?
Le dénouement. — Il pourrait être meilleur, et nous en sommes déjà convenus. Mais l’auteur, nourri de la lecture des anciens, a d’abord donné la préférence aux dénouements en récit12.
De la tradition théâtrale.
Jaloux de m’instruire, j’ai questionné nombre d’amateurs, pour savoir ce qu’ils entendaient par tradition théâtrale. Les opinions ou les définitions m’ont paru très variées : je vais donner la mienne, telle que je l’ai risquée dans un mémoire lu à l’Institut : Que faut-il entendre par tradition théâtrale ? Une histoire non écrite, mais qui, passant de bouche en bouche, transmise d’exemple en exemple, doit conserver à la postérité la plus reculée la manière dont les merveilles de l’art furent rendues d’après les avis et sous les yeux du génie qui les enfanta.
Molière, le père, l’instituteur de ses comédiens, en les associant à sa gloire, en leur confiant une pièce, leur a vraisemblablement indiqué, leur a développé, aux répétitions, aux premières représentations, tout ce qu’il avait voulu mettre dans les vers, dans les caractères, dans l’ensemble de son ouvrage. Ces comédiens, nourris de l’esprit de l’auteur, l’ont transmis à leurs élèves, ceux-ci à leurs imitateurs ; et c’est ainsi que, depuis Molière jusqu’à nous, s’est perpétuée, ou a dû se perpétuer cette tradition dont on parle tant. Honneur aux comédiens qui la possèdent, honneur à ceux qui l’ont embellie ; mais je demanderai si l’amour-propre de quelques acteurs, la manie d’avoir plus d’esprit que l’auteur, le désir de vouloir être original, la fureur d’être applaudi par la multitude, nous l’ont conservé bien pur, ce dépôt précieux ? Si tout ne prouve pas qu’il s’est altéré sur la route, que nous avons enfin une bonne et mauvaise tradition, et que la dernière est par malheur la plus accréditée ?
Quelle ressource reste-t-il donc au comédien naissant pour distinguer les bons modèles, d’avec ceux qui peuvent l’égarer ? Aucune, si, en méditant ses rôles, il ne sait lire en même temps dans la tête, dans l’âme de son auteur, et y puiser la véritable, l’infaillible tradition ; l’acteur qui n’a pas reçu du ciel ce premier dom, et qui ne l’a pas perfectionné par l’étude, doit renoncer à jouer la comédie, les pièces de Molière surtout ; il est du petit nombre d’auteurs qui, toujours vrais, n’admettent jamais de contrefaction, ressource ordinaire des talents médiocres.
Outre la manière de sentir, de débiter les vers, la pantomime et les lazzis sont encore du ressort de la tradition, nombre de personnes ne la connaissent même que sous ce dernier rapport ; aussi les auteurs ont-ils pris soin d’indiquer les jeux de théâtre les plus importants, et ce n’est pas sans danger qu’on s’en fie à l’exemple pour ceux qu’ils n’ont pas prescrits.
Molière, pour ne pas m’écarter de la pièce que nous analysons, a marqué en toutes lettres que Mascarille feindrait de repasser une leçon d’escrime lorsque Trufaldin le surprendrait faisant des signes à Lélie déguisé en Arménien ; mais à qui le devons-nous, cet indigne coup de pied que Mascarille allonge dans le derrière de son maître, pour lui apprendre que Turin n’est pas en Turquie ? Je l’ai vu donner, je l’ai vu recevoir par les comédiens les plus fameux, et aucun n’a le courage de renoncer aux applaudissements qu’il lui procure.
Mascarille, va-t-on me répondre, donne des coups de bâton à son maître ; il peut bien se permettre un coup de pied. Non, certainement ! Les coups de bâton sont nécessaires aux intérêts de Lélie, on le lui persuade du moins, et le coup de pied ne peut être excusé.
J’ai vu13 des valets jouer avec légèreté le rôle de Mascarille, et c’est de la vivacité qu’il demande ; mais une vivacité qui parte de l’imaginative, pour me servir du mot consacré dans la pièce. Ce rôle est au nombre de ceux qu’on appelait, du temps de Molière, rôles à grande casaque.
J’ai vu des Pandolphe, des Anselme, s’annoncer en vrais Cassandre sur la scène, par l’ennuyeux tintamarre de leurs béquilles, et s’efforcer de paraître bien bêtes. Les pères de Molière sont faibles, crédules quelquefois, témoins ceux-ci, puisqu’ils croient aux revenants, mais jamais imbéciles. La manière dont Anselme rattrape son argent n’est certainement pas d’une bête.
Notre dernière troupe italienne représentait assez souvent la pièce de Nicolo Barbieri. Zanutzi y remplissait le rôle de Fulvio, non en amant troublé par son amour, mais en fou échappé des Petites-Maisons, ayant un habit couvert de rubans, un bas vert, un autre rouge et quand je lui demandais compte de cette folie, il me soutenait que la signification du mot inadvertito justifiait, exigeait même cette mascarade.
Le double de Zanutzi conservait au contraire le plus beau sang-froid, assurant que l’inadvertito voulait dire un homme non prévenu, non averti, et prétendait le prouver par l’intrigue même de la pièce, puisqu’elle tire son comique et sa vivacité du soin qu’a pris l’auteur de n’avertir jamais l’amant de ce que va faire le fourbe pour le servir.
Zanutzi et son double n’avaient qu’à ouvrir le dictionnaire della Crusca.
Ils y auraient lu qu’inadvertito signifie un homme che non a avvertenza, un sconsiderato, en latin imprudens, c’est-à-dire, un homme inconsidéré, qui a des inadvertances, un imprudent : Molière a resserré ces trois significations dans le titre de L’Étourdi, c’est aux acteurs à s’y conformer. Mais la plupart de nos Lélie semblent moins s’en rapporter là-dessus à Molière qu’à Mascarille, lorsque, dans sa colère, il dit à son maître :
« Vous serez toujours, quoi que l’on se propose,« Tout ce que vous avez été durant vos jours,« C’est-à-dire, un esprit chaussé tout à rebours,« Une raison malade et toujours en débauche,« Un envers de bon sens, un jugement à gauche,« Un brouillon, une bête, un brusque, un étourdi,éQue sais-je ! un… cent fois plus encor que je ne di. »
J’ai vu quelques acteurs commencer le rôle de Lélie
avec une vérité charmante ; j’en ai distingué surtout un qui, en paraissant sur la
scène, pré venait le spectateur par l’étourderie la plus aimable : je me préparais à
le féliciter, à la fin de la pièce, quand voilà tout à coup mon Lélie qui, en ramassant la bourse, acte Ier,
scène vii
, étend les bras, s’élance sur la pointe du pied, comme
on nous peint quelquefois Mercure, puis, ainsi suspendu, s’écrie d’un ton de fausset :
À qui la bourse
; et cet à qui la
bourse, si comique par la situation, n’avait certainement pas besoin, pour
ressortir, ni du ton faux, ni de l’attitude forcée de l’acteur.
À la fin de l’acte II, lorsque Mascarille dit à son maître, qui s’obstine à le suivre :
Sus donc, préparez vos jambes à bien faire,
ne voilà-t-il pas encore mon Lélie qui joue aux barres avec son valet, déploie toutes les feintes des crochets et des demi-crochets ; et, malgré mes dispositions à l’indulgence, je ne puis trouver, dans ce burlesque assaut, qu’un enfantillage pour le moins déplacé, et non de l’étourderie.
Acte IV, scène ire , Lélie paraît vêtu en Arménien ; je lui trouve de la gentillesse sous ce déguisement : j’espère enfin pouvoir l’applaudir ; mais comment l’oser, lorsque, pendant toute une scène contenant plus de cent vers, je le vois uniquement occupé à jouer avec les plis de sa robe, ou bien à faire des poupées avec sa ceinture, et que, dans le reste de la représentation, je n’aperçois plus, dans ce petit être sautillant, qu’une pétulance de mauvais ton ?
Je remarque principalement l’envie qu’il a de faire rire, et j’applaudis à cette
question, si remplie de goût, que lui fit Préville après la pièce :
Qui de nous deux était le comique ?
Jeunes acteurs, qui ne savez pas encore raisonner vos imitations, croyez qu’en suivant cette tradition, vous suivez la mauvaise ; vous vous perdez, et vous gâtez votre rôle : ne voyez-vous pas que Lélie doit constamment conserver cette amabilité, cette décence, que l’auteur lui a données, et dont il a besoin pour m’intéresser, non seulement à sa passion, mais encore à l’amante qui l’a inspirée, et que je dois ne pas regarder comme une esclave ordinaire ?
Les changements, les retranchements que les acteurs se permettent, tiennent aussi à une bonne ou à une mauvaise tradition ; et cette bonne ou mauvaise tradition, nous la devons aux comédiens qui aiment, qui connaissent leur art, ou à ceux qui le ravalent au talent du singe et du perroquet.
Dans la comédie de L’Etourdi, toutes les coupures que la tradition veut accréditer ne sont pas heureuses ; par exemple, acte Ie r, scène ii, Mascarille dit à Lélie :
Moquez-vous des sermons d’un vieux barbon de père,Poussez votre bidet, vous dis-je, et laissez faire ;Ma foi, j’en suis d’avis, que ces pénards chagrinsNous viennent étourdir de leurs contes badins,Et vertueux par force, espèrent, par envie,Ôter aux jeunes gens les plaisirs de la vie.
Les comédiens retranchent les quatre derniers vers, comme trop immoraux ; et l’on assure que du temps de Molière, ce retranchement se faisait de son aveu. J’aurais pris la liberté de dire à Molière lui-même, ces quatre derniers vers sont bien persuasifs dans la bouche d’un fourbe qui veut faire accepter ses bons offices par un jeune étourdi ; les deux, qui les précèdent, plus immoraux et sans finesse, remplissent-ils aussi bien le but de Mascarille ?
Dans la scène iii
de l’acte V, « Andrés tombe des nues, dit un commentateur,
et ce qu’il débite est obscur »
: d’accord ; mais si vous supprimez son
roman, Andrés tombera bien plus des nues pour le
spectateur.
Dans le même acte, la scène xiii est souvent retranchée comme inutile, et par là on ne donne plus le temps à Mascarille d’apprendre tout ce qu’il doit raconter dans la scène suivante.
Même acte, scène xiv , l’on passe le récit que fait la vieille à Zanobio Ruberti, en le reconnaissant ; et, tout de suite, l’on a l’intrépidité de nous parler de ce récit, comme si nous venions de l’entendre :
Au nom de Zanobio Ruberti, que sa voix,Pendant tout ce récit, répétait mille fois.
Après avoir demandé aux comédiens dignes de ce titre, car il en est, pourquoi ils ne font pas remarquer à leurs camarades le ridicule de ces coupures, je demanderai au public pourquoi il les souffre, et je lui soumettrai celle qui me paraît nécessaire à la fin de l’acte III.
Trufaldin verse un vase de nuit sur la tête de Léandre, en lui disant que Célie lui fait présent de cette cassolette ; Léandre s’écrie :
Fi ! cela sent mauvais et je suis tout gâté ;Nous sommes découverts, tirons de ce côté.
Je désirerais qu’on supprimât les deux derniers vers ; il est inutile, je crois, de dire au spectateur que la cassolette sent mauvais.
Le Dépit amoureux.
Cette pièce parut à Paris, pour la première fois, au commencement de décembre, un mois après L’Étourdi. Molière, alors peu difficile sur le choix de ses sujets, doit encore celui-ci à un canevas italien, intitulé La Creduta Maschio, ou, La Fille crue Garçon.
Précis de La Creduta Maschio.
Il a été convenu entre Magnifico et le Docteur que si la femme de Magnifico accouchait d’un garçon, le Docteur donnerait quatre mille écus. Une fille vient au monde, Magnifico, tenant à la somme convenue, montre au Docteur le fils d’un de ses cousins, né le même jour, et fait ensuite élever sa fille, Diane, sous le nom de Fédéric.
Le faux Fédéric a déjà vingt ans, quand son père s’avise d’avoir des remords, qu’il n’écoute pas longtemps, grâce à son avarice et aux conseils de son valet Brighel ; ce Brighel est aussi le confident de Diane, elle lui avoue que, sous le nom de sa sœur Beatrix, elle a épousé secrètement Flaminio, amant de cette même sœur.
Flaminio, de son côté, ne se pique pas de discrétion ; il fait confidence de son mariage à son frère Silvio, et celui-ci ne sait comment arranger ce prétendu hyménée avec le bonheur qu’il a de passer toutes les nuits sous le balcon de Beatrix, à l’entretenir de son amour.
Le mystère du déguisement est découvert, et les deux fils du Docteur épousent les deux filles de Magnifico.
Lisez la pièce de Molière.
Des imitations.
Molière a, comme on le voit, pris du canevas italien jusqu’à ses défauts : même invraisemblance dans ce prétendu mariage, qui, en présence de témoins, unit un amant, non avec la personne qu’il aime, mais avec la sœur de celle qu’il croit épouser : même invraisemblance dans l’erreur de cet époux, que l’hymen et plusieurs nuits heureuses n’ont point encore désabusé : même avarice dans la conduite de ce père qui déguise le véritable sexe de sa fille, pour usurper le bien d’autrui ; et même indécence dans la jeune personne qui se prête à cette fourberie : enfin, même embarras dans la pièce française que dans la pièce italienne, et cela parce qu’elles pèchent toutes les deux contre la première des règles.
Jamais au spectateur n’offrez rien d’incroyable.
La scène de Métaphraste, acte II, est tirée du Déniaisé, comédie de Gillet de la Tessonière. Un pédant appelé Pancrace ne laisse pas à son interlocuteur le temps de dire un seul mot ; mais Pancrace est un intendant : chez Molière Métaphraste est un précepteur, et son savant galimatias est bien plus naturel.
La ruse de Valère pour forcer Mascarille à convenir de son indiscrétion est prise dans Arlequin muet par crainte. La scène italienne est bouffonne, puisqu’Arlequin confie même à son cheval les secrets de son maître ; la française est du meilleur comique.
Dans Gli Sdegni Amorosi, canevas italien, Diane et Flaminio s’accusent mutuellement d’infidélité et s’accablent de reproches, comme Éraste et Lucile ; leur scène a des beautés ; celle des amants français est sublime.
Dans un autre canevas italien, intitulé Rebut pour Rebut, Flaminia se fait apporter tous les billets doux que ses trois amants, Pantalon, Mario et Lélio, lui ont adressés, et les brûle en leur présence. Violette, sa soubrette, fait le même sacrifice des lettres qu’Arlequin et Scaramouche lui ont écrites. Ces lettres, ces billets doux brûlés, ne valent ni ce seul vers, accompagné d’un portrait ;
Et c’est un imposteur enfin que je vous rends,
ni le couteau de six blancs, ni le demi-cent d’éguilles de Paris, que se rendent Marinette et Gros-René ; pas même la paille qu’ils veulent rompre.
Sentiment sur la pièce.
Le titre. — Il ne répond qu’à une seule scène essentielle.
Le genre. — D’intrigue, quoi qu’en dise Voltaire, l’ouvrage en a même deux, et c’est un grand défaut.
L’exposition. — Mauvaise ; il faut en convenir, puisqu’elle n’a lieu qu’au second acte, et qu’Ascagne y rend compte de l’avant-scène à un personnage tout à fait nul.
Les scènes. — Pas un ouvrage de Molière qui en offre un plus grand nombre de belles, et le vice des autres tient à celui du sujet.
Le style. — Déjà bien supérieur à celui de L’Étourdi, mais dans les scènes seulement où l’auteur, se trouvant à son aise, n’a pas à lutter contre l’invraisemblance.
La contexture. — Traînante, embarrassée, et cela parce que le sujet est vicieux.
Le dénouement. — Trop prévu, comme celui de l’original ; on voit, dès le commencement de la pièce, que le faux Ascagne, ayant déjà passé plusieurs nuits en secret avec Valère, finira par l’épouser.
De la tradition.
Il y a très longtemps que Le Dépit amoureux n’a paru sur la scène française, car je craindrais d’offenser Molière, en accordant ce titre à l’extrait informe qu’on nous donne de cette pièce. Cependant ma mémoire me sert assez bien pour conseiller à nos Gros-René, à nos Mascarille, si cet ouvrage est jamais repris, d’imiter dans ces deux rôles Armand et Préville ; le premier y était plus vigoureux, le second plus agréable, mais tous les deux n’y avaient qu’un gros bon sens, et jamais de l’esprit.
Mademoiselle Dangeville prouvait aussi, dit-on, à toutes nos Marinettes, combien il y a loin d’une servante à une soubrette ; je ne l’ai pas vue sur la scène14, mais je sais que madame Bellecour, en l’imitant dans ce rôle, a mérité d’être appelée la servante de Molière.
Ma mémoire me sert encore assez bien, pour que je puisse dire à nos jeunes premiers 15 : si vous avez jamais le bonheur de jouer la belle scène qui donne le titre à la pièce, ne cherchez pas à mettre la manière à la place de la nature. Je ris quand je vois un amant qui, pour me paraître passionné, a besoin de donner à ses lèvres, à ses bras, à ses jambes, à ses genoux un mouvement convulsif ; et je lui conseille tout bas de laisser ces ressources aux muets de la pantomime : j’ai pitié de celui qui croit peindre le sentiment, lorsqu’il finit ses tirades par un grand coup de talon, moyen d’invention, sublime sans doute, et maintenant de mode jusque sur les tréteaux.
Mais comment rendre ce que j’éprouve, lorsque, j’entends Éraste trembloter ce vers-ci :
Me… me… mais cruelle, c’est vous qui l’a… avez bien vou… oulu,
et que Lucile, pour se mettre à l’unisson, lui réplique en chevrotant :
Moi, poi… poi… point du tout, c’est vous qui l’avez ré… ésolu.
Eh ! malheureux que vous êtes, laissez agir, laissez parler votre âme ; elle se peindra sur tous vos traits, elle dirigera tous vos mouvements, elle modulera toutes vos expressions.
Nous ne parlerons pas des retranchements qu’on faisait dans cette pièce, autrefois et avant que tous les théâtres l’eussent abandonnée, ma vénération pour Molière m’a ordonné de la retoucher, la décence me défend d’entrer dans de plus longs détails.
Année 1659.
Les Précieuses ridicules.
Les Précieuses ridicules ne furent pas jouées en Languedoc
avant de l’être à Paris, comme le prétendent plusieurs personnes trompées par Grimaret. Voltaire, partageant cette erreur, a écrit dans une vie de Molière :
« Cette petite pièce faite en province, prouve assez que son auteur n’avait en
vue que le ridicule des provinciales ; mais il se trouva depuis que l’ouvrage pouvait
convenir à la cour et à la ville. »
Je demande si les ridicules qui, du temps de
Molière, caractérisaient les femmes les plus célèbres de Paris, pouvaient avoir pris
naissance dans la province ? n’est-il pas plus vraisemblable que dans la province on les
ait seulement exagérés ?
La comédie des Précieuses parut pour la première fois sur le théâtre du Petit-Bourbon, au mois de novembre ; Molière n’avait rien donné depuis un an. Quelqu’un dira peut-être : employa-t-il ce temps à composer un acte ? Nous lui répondrons avec notre auteur : voyons, monsieur, le temps ne fait rien à l’affaire.
Jamais sujet ne fut traité plus à propos ; la manie du bel esprit régnait en France ; les femmes, devenues les protectrices ou les rivales, et surtout les juges des écrivains, donnaient le ton aux nouveautés. Le jargon de leurs coteries passa dans toutes les productions, il tint lieu de justesse dans les expressions, et de vérité dans les idées, il éloigna du beau naturel ; enfin, c’en était fait du goût et du véritable esprit : le galimatias allait pour jamais prendre leur place, si Molière en foudroyant l’idole n’eût détruit son culte.
En vain les beaux esprits, jaloux de Molière, se déchaînèrent contre sa pièce ; en vain Somaize 16 essaya d’en faire la critique dans Les Véritables Précieuses et dans Le Procès des précieuses, deux comédies de sa façon ; en vain il finit par mettre la pièce de Molière en méchants vers, elle n’en fut pas moins jouée quatre mois de suite, et cependant dès la seconde représentation, les comédiens doublèrent le prix des places17.
L’on crut affaiblir le succès de cette pièce en répandant qu’elle était imitée des Précieuses de l’abbé de Pure, jouée par les comédiens italiens, quelque temps avant celle de notre auteur ; je pense, moi, qu’il n’a pris ses matériaux que dans le grand livre du monde.
Si l’on pouvait supposer qu’un ouvrage fait avant les Précieuses eût fourni à Molière l’idée de sa pièce, ce ne serait pas celui de l’abbé de Pure, ce serait plutôt un entretien comique en six entrées, dialogué, l’an 1656, par Chappuzeau, et intitulé Le Cercle des femmes. Mais Chappuzeau, loin d’avoir été imité par notre auteur, devint son plagiaire, en profitant des premières représentations des Précieuses pour corriger sa pièce ; il la fit jouer au théâtre du Marais, sous le titre de L’Académie des femmes. Jugeons, en peu de mots, les deux ouvrages.
L’héroïne de Chappuzeau n’affecte que le ridicule de s’entretenir avec des savants ; celles de Molière poussent l’affectation jusque dans les conversations les plus familières, même avec leurs gens, et refusent la main de deux hommes aimables qui se sont écartés des règles prescrites dans les romans, en débutant par le mariage.
Lisez la pièce de Molière.
Sentiment sur la pièce.
Le genre. — Plutôt de caractère que d’intrigue.
Le titre. — Remarquons-en toute l’adresse. La contagion était
poussée à un tel point, que les Précieuses, flattées de porter ce
titre, convenaient cependant qu’on voyait des femmes, surtout dans la province, qui,
voulant les imiter, les copiaient mal et devenaient ridicules : que fait Molière, il
intitule sa pièce Les Précieuses ridicules ; il suppose ses héroïnes
arrivées à Paris depuis peu, et, en feignant de peindre les Précieuses
de province, il peint traits pour traits celles de l’hôtel de Rambouillet,
du Marais, et leurs adorateurs ; il fait mieux, il force ses modèles à se
reconnaître, même à se corriger, sans leur laisser la consolation d’oser se plaindre.
Ménage est d’entre eux celui qui prit le plus galamment son parti,
en leur disant : « Nous approuvions, vous et moi, toutes les sottises qui
viennent d’être critiquées si
finement ; il nous faudra brûler ce que nous
avons adoré, et adorer ce que nous avons brûlé. »
La comédie des Précieuses est un petit chef-d’œuvre d’un bout à
l’autre, elle réunit l’utile à l’agréable. Jamais Molière, le fléau des ridicules, ne
leur porta des coups plus sûrs, et nous pouvons nous écrier avec le vieillard qui, par
instinct, devina notre auteur :
Courage, courage ! Molière, voilà la
bonne comédie.
De la tradition.
On a vu que Molière, voulant punir sévèrement ses héroïnes, fait dépouiller en leur présence les valets dont elles sont charmées. Eh ! bien, nos comédiens enlèvent à Molière le mérite de son dénouement, en faisant disparaître Cathos et Madelon, lorsque leur châtiment va commencer : ce n’est pas tout, la fuite des Précieuses ne laisse certainement plus le moindre prétexte à Lagrange et à Ducroisi pour faire dépouiller et pour bâtonner des valets qui sont d’accord avec eux ; et cependant ils n’ont garde d’y manquer.
Autre tradition aussi ridicule pour le moins ! J’ai vu un moderne Jodelet compter assez sur la patience de son maître et du spectateur pour quitter successivement une douzaine de gilets. Aussi a-t-il froid ensuite, et sachant qu’il a détruit toute espèce d’illusion, il va chauffer ses mains sur la rampe, et le public a la… bonhomie d’applaudir avec le même discernement qu’il vient de battre des mains, scène xii , lorsque Mascarille, infidèle au comique pour le bouffon18, s’est vanté d’avoir reçu à la dernière affaire un coup de cotret ; il y a dans Molière un coup de mousquet : et voilà comme on empoisonne la tradition et le goût.
Nos comédiens blessent certainement l’un et l’autre, lorsque Cathos et Madelon oublient que Molière leur prescrit des ajustements propres à peindre leur ridicule ; et lorsque Lagrange et Ducroisi n’ont ni le costume du temps où la pièce fut faite, ni celui de nos jours.
Comment peut-il se faire que dans un temps où les costumes sont l’âme de toutes les pièces, dans un temps où les plus petits spectacles rivalisent avec le théâtre des Arts pour la vérité et la richesse des costumes ; comment se peut-il faire, dis-je, que dans un temps où les comédiens français eux-mêmes ne jouent pas la moindre nouveauté, sans se piquer de la soutenir par un costume ruineux, ils affectent, enfants ingrats et parcimonieux, de ne traiter sans façon que leur père ?
Année 1660.
Sganarelle, ou le Cocu imaginaire
19.
Encore une année durant laquelle Molière ne donna qu’une seule pièce en un acte ; elle fut jouée sur le théâtre du Petit-Bourbon, le 28 mai.
Si l’on jugeait du mérite d’un ouvrage par le nombre de ses représentations, nous trouverions celui-ci excellent ; il en eut quarante de suite, en été, saison toujours contraire au spectacle, et dans un temps encore où le mariage de Louis XIV attirait le beau monde hors de Paris. Mais nous avons résolu, le lecteur et moi, de ne juger jamais sur parole.
Sganarelle, ou le Cocu imaginaire, est tiré d’une comédie italienne en cinq actes, intitulée : Il Ritratto, Le Portrait ; ou Arlechino cornuto per opinione, Arlequin cocu imaginaire.
Dans mon Art de la Comédie, j’ai fait connaître en entier l’ouvrage italien, parce que mon ambition était d’y commenter, pour ainsi dire, tous les auteurs dont je parlais ; mais ici, que nous nous occupons particulièrement de Molière, contentons-nous d’extraire de la pièce italienne le seul acte qu’il ait jugé digne d’être imité.
Précis de l’acte italien.
Magnifico veut marier Eleonora, sa fille, avec le Docteur qu’elle n’aime point.
Eleonora, seule sur la scène, se plaint de l’absence de Celio, prend son portrait, s’attendrit, se trouve mal, et laisse tomber la miniature ; Arlequin vient au secours d’Eleonora, et l’emporte chez elle.
Camille, femme d’Arlequin, arrive, ramasse le portrait de Celio. Arlequin revient, surprend sa femme admirant la beauté du jeune homme représenté dans le portrait, et le lui enlève.
Dans l’instant même arrive Celio, qui, voyant son portrait, demande à Arlequin où il l’a pris, celui-ci dit que c’est dans les mains de sa femme ; colère d’Arlequin, qui reconnait Celio pour l’original du portrait ; désespoir de Celio, qui croit Eleonora mariée avec Arlequin ; il abandonne la scène ; Eleonora qui l’a reconnu de sa fenêtre, accourt, et, ne le voyant pas, demande ce qu’il est devenu ; Arlequin répond qu’il l’ignore, mais qu’il sait, à n’en pas douter, que c’est l’amant de sa femme ; Eleonora, jalouse, promet d’épouser le Docteur, puis, se repentant bientôt de sa promesse, elle veut prendre la fuite ; Arlequin, de son côté, voulant fuir sa femme, se déguise avec des habits d’Eleonora ; et Celio, dupe du déguisement, l’enlève : enfin on démêle l’équivoque du portrait, et le Docteur, pour qui Célio a risqué sa vie, lui cède Eleonora.
Lisez la pièce de Molière 20.
Des imitations.
Bret a imprimé que la pièce italienne n’avait servi à l’ouvrage de Molière que « comme quelques parties de l’échafaudage « d’un maçon peuvent servir à celui d’un habile architecte. »
Après avoir lu la pièce de Molière, nous voilà convaincus que notre architecte ne s’est pas « borné à se servir de quelques parties de l’échafaudage du maçon italien. » Les deux édifices ont le même plan, le même fondement, les mêmes matériaux, la même distribution, à peu près. Félicitons cependant Molière d’avoir rendu Célie plus intéressante qu’Eleonora ; c’est de l’aveu de son père qu’elle s’est attachée à Lélie, et cet aveu l’autorise à refuser le nouvel époux qu’on veut lui donner : félicitons aussi Molière d’avoir préparé la jalousie de la femme de Sganarelle, en lui faisant surprendre son mari passant la main sur la gorge de Célie, pour voir si elle respire encore.
La scène où la femme de Sganarelle ramasse le portrait, est encore meilleure que l’italienne, parce que la femme, en flairant la miniature qui est parfumée, donne à croire à son mari qu’elle la baise, et motive par là ses soupçons. Mais je n’aime pas l’étourdissement que Molière donne à Lélie, pour avoir le prétexte de le faire entrer dans la maison, de Sganarelle : l’auteur avait déjà tire parti de l’évanouissement de Célie, et c’était assez d’une pâmoison.
Enfin, Arlequin, en habit de femme, me plaît mieux que Sganarelle, couvert de sa burlesque cuirasse ; elle ne sert à rien, et le déguisement du premier amène une situation comique, puisque Célio l’enlève, en le prenant pour Eleonora.
Molière doit quelques détails de sa seconde scène à Boccace, qui dit :
Sapi, se prinde moglie, che l’invernata te tenera le rene calde, et la state fresco il stomacho, et poi quando ancora stranonti, haverrai almeno chi te dira dio te aiuti.
Notre poète a si bien embelli cette idée, qu’il en a tiré vingt-huit vers, dont pas un seul n’est à retrancher.
Sentiment sur la pièce.
Le titre. — La pièce en a deux ; le premier fixe trop notre attention sur un personnage qui ne joue pas un rôle plus intéressant que les autres, et le second promet trop peu, en ce qu’il ne nous annonce qu’un mari dupe des apparences, tandis que sa femme, Célie et Lélie sont ballottés par la même crainte, la même erreur, et qu’elles sont aussi bien fondées que celles de Sganarelle.
Le genre. — D’intrigue ; mais Molière, en donnant à une partie de ses personnages des noms burlesques, tels que21 Gorgibus, Villebrequin, nous indique assez qu’il a voulu faire une farce.
Le style. — Plus correct que celui de L’Étourdi et du Dépit amoureux.
Les scènes. — Nous les avons jugées, en parlant des imitations.
Dans celle qui, du temps de Molière, était appelée la belle scène, Sganarelle copie un peu trop l’allure et le jargon des capitans, des jodelets ; mais c’est la première fois que Molière leur fait cet honneur, et ce sera la dernière. Bret trouve des longueurs dans cette scène, et propose d’en retrancher seize vers : à la place de l’acteur, et une fois décidé à jouer une scène bouffonne, il n’est pas un seul hémistiche que je ne regrettasse.
Le dénouement. — Trop prévu ; mais l’événement qui l’amène trop imprévu, puisqu’un personnage y tombe des nues pour nous apprendre que son fils, vivant en secret avec une autre femme, ne peut épouser Célie.
La moralité. — Bonne ; elle nous prouve à quel point un cœur jaloux peut égarer l’imagination.
De la tradition.
Je n’ai jamais vu jouer cette pièce ; mais si j’étais comédien, je chercherais la tradition dans l’ouvrage même. Nous emploierons quelquefois cette méthode dans le cours de cet ouvrage, et si nous parvenons à bien connaître Molière, elle y aura contribué.
Année 1661.
Dom Garcie de Navarre, ou le Prince jaloux ; L’École des maris ; Les Fâcheux.
Molière, riche des matériaux qu’il avait amassés les deux années précédentes, et durant lesquelles il n’avait mis au jour que deux pièces d’un seul acte, en donna trois dans le courant de celle-ci, Dom Garcie de Navarre, ou le Prince jaloux ; L’École des maris ; Les Fâcheux.
Dom Garcie de Navarre, ou le Prince jaloux.
Elles n’eurent pas un égal succès, nous allons nous en convaincre en suivant l’auteur sur le théâtre que le cardinal de Richelieu avait fait élever dans son palais ; Molière l’obtint du roi, le 4 novembre 1660, et l’on y représenta, Le Prince jaloux, le 4 février suivant.
L’ouvrage fut généralement désapprouvé ; les premiers succès de l’auteur, rendaient ses juges difficiles ; d’ailleurs les comédiens des cinq troupes, qui rivalisaient alors avec la sienne, ne cherchaient pas à lui faire des amis.
Le Prince jaloux n’eut que très peu de représentations, et dès la seconde, les huées contraignirent Molière à céder le rôle de dom Garcie qu’il y jouait.
Cependant, d’après le portrait qu’a laissé de lui une actrice, sa contemporaine, la
nature semblait lui avoir donné un physique propre à la tragédie.
« Il n’était, dit-elle, ni gras ni maigre ; il avait la taille plus grande que
petite, le port noble, la jambe belle ; il marchait gravement, avait l’air très
sérieux, le nez gros, la bouche grande, les lèvres épaisses, le teint brun, les
sourcils noirs et forts, et les divers mouvements qu’il leur donnait, lui rendaient la
physionomie extrêmement mobile. »
Tout cela pouvait faire de Molière un acteur aussi cher à Melpomène qu’à Thalie, mais un hoquet ou tic de gorge, qu’il avait contracté en voulant corriger la volubilité de sa langue, le rendit toujours insupportable dans le genre sérieux : il sauvait ce désagrément dans la comédie, par la vérité avec laquelle il exprimait un sentiment, et par l’art qu’il mettait jusque dans les moindres détails de son jeu.
Les Espagnols et les Italiens avoient déjà traité le sujet du Prince jaloux. La pièce italienne mérite de préférence que nous la mettions en comparaison avec la française.
Précis de Il Principe Geloso, Tragi-Comédie en cinq actes.
Don Rodrigue, roi de Valence, voit Delmire, sœur de don Pèdre, roi d’Aragon, en devient épris, la demande en mariage, et ne l’obtenant pas, il l’enlève, la conduit dans son palais, où elle est traitée avec tout le respect dû à son rang et à son sexe ; la princesse devient sensible, mais elle craint l’excessive jalousie de son amant. Voilà l’avant-scène.
Delia, femme de chambre de la princesse Delmire, ne peut écrire à son amant, parce qu’elle a mal au doigt, la princesse a la complaisance de lui prêter sa main ; Arlequin surprend le tendre billet, on veut le lui arracher, grands débats ; la moitié de l’écrit reste entre ses mains, il la donne au roi, qui, reconnaissant l’écriture de la princesse, ordonne sa mort, mais l’autre moitié, rapprochée de celle-ci, raccommode tout.
Delmire écrit à la duchesse de Tyrol, le prince arrive à petits pas, et lit : ma chère âme ; en voilà assez pour réveiller sa jalousie. Delmire lui permet de lire la lettre entière ; nouvelle confusion, nouvelle promesse de rejeter désormais tout soupçon injurieux.
Enfin, cette duchesse de Tyrol arrive déguisée en homme : elle veut garder l’incognito ; Delmire partage avec elle son lit ; le roi les surprend, devient furieux ; la princesse, loin de s’excuser, lui reproche sa jalousie, et lui dit :
« Si vous voulez vous contenter de mon serment, pour seule preuve de mon innocence, je suis prête à vous donner la main ; mais si vous exigez une justification, ne comptez plus sur mon cœur. »Le prince hésite, il est prêt à croire son amante sur sa parole ; mais bientôt il exige des preuves ; pour toute réponse on lui montre le seing de son prétendu rival ; il abhorre sa malheureuse jalousie, se déteste lui-même, lève le bras pour se tuer, la princesse s’écrie que ses jours ne sont plus à lui, elle lui pardonne et l’épouse.
Lisez la pièce de Molière.
Des imitations.
Dans la pièce italienne, don Rodrigue enlève Delmire à sa famille ; dans la pièce française, dom Garcie, dérobant Elvire à la persécution d’un tyran, inspire bien plus d’intérêt.
Dans Il Principe Geloso, Arlequin, simple domestique, sert d’espion au roi. Dans Le Prince jaloux, c’est un courtisan ; et Molière, par ce changement seul, est infiniment plus moral.
L’héroïne française écrit à dom Garcie qu’il obtiendra sa main, s’il se corrige de sa jalousie ; mais, peu satisfaite de son billet, elle le déchire, et c’est la moitié de ce billet qui alarme le prince ; rien dans tout cela qui ne soit naturel ; rien, au contraire, dans la manière d’amener la lettre italienne, qui ne soit forcé, et qui ne blesse toutes les convenances.
Dans l’une et l’autre pièce, Delmire et Elvire menacent également don Rodrigue et dom Garcie de les bannir à jamais de leurs cœurs, s’ils ne méritent pas le pardon de leurs transports jaloux, en les croyant innocentes sur leur parole. Le premier tremble de perdre ce qu’il aime, il hésite longtemps avant de se décider. Le second, moins délicat, ne balance pas à exiger qu’Elvire s’excuse, aucune crainte ne l’arrête ; et cependant son amour n’en est pas moins couronné par le plus tendre aveu, et par la main de son amante : aussi le dénouement de la pièce française est-il moins vraisemblable, moins intéressant que celui de la pièce italienne.
Sentiment sur la pièce.
Le genre. — De caractère, et si fortement prononcé, que depuis Molière on n’a pas vu un véritable jaloux sur la scène française.
L’exposition. — Trop compliquée ; elle n’offre qu’un roman dans lequel on se perd, et qui rend la marche la contexture du drame assez fatigantes.
Malgré tous ses défauts, la pièce, généralement bien écrite22, présentant toujours un caractère soutenu et gradué avec art, ne méritait pas sa chute, mais la gloire de Molière blessait déjà tant d’écrivains obscurs, qu’ils saisirent avec empressement l’occasion de le mortifier comme auteur et comme acteur.
Consolons-nous pour lui de cette double disgrâce ; bientôt et l’auteur et l’acteur, abandonnant le genre sérieux, sauront nous peindre la jalousie sous toutes les formes, et toujours avec succès.
L’École des maris.
Les Devisé et les auteurs faméliques de sa sorte n’eurent pas longtemps à se féliciter de la chute qu’avait fait Molière en montant sur son nouveau théâtre.
Ce fut le 4 juin, quatre mois après la première représentation de l’infortuné Dom Garcie, que L’École des maris parut, fit taire l’envie et captiva tous les suffrages.
Les Adelphes de Térence ont fourni à notre auteur deux de ses principaux caractères.
C’est dans une nouvelle de Boccace et dans plusieurs imitations de ce conte qu’il a puisé l’intrigue de sa pièce.
Resserrons les extraits de ces différents ouvrages dans les bornes qui nous sont prescrites.
Extrait des Adelphes.
Le complaisant Micio est chéri de tout le monde ; son frère Demea, brutal, sévère, se fait détester de tout ce qui l’entoure ; Demea élève le plus jeune de ses fils avec la plus grande dureté, et l’aîné, adopté par le complaisant Micio, est absolument maître de ses actions.
En jugeant les imitations, nous parlerons de l’effet qu’aurait dû produire l’opposition de ces deux caractères.
Extrait de Boccace. Nouvelle XXIII.
Une dame de Florence devient passionnément amoureuse d’un jeune homme qu’elle voit souvent avec un religieux. Elle va se confesser à ce moine, et le prie d’engager son ami à ne plus la fatiguer de ses soins amoureux ; elle le charge aussi de rendre au téméraire une ceinture sur laquelle sont écrits ces mots :
Je vous aime et n’ose vous le dire…Tout le monde sait par cœur La Confidente sans le savoir de La Fontaine, il substitua au confesseur une parente de l’amant, et au présent d’une ceinture celui d’un portrait.
Lisez la pièce de Molière.
Des imitations.
Dans la pièce de Térence le but moral est manqué, puisque le jeune homme élevé avec douceur en abuse, non seulement pour son compte, mais pour servir les fredaines de son frère. Dans la comédie de Molière, Léonore, qui jouit d’une honnête liberté, tient la conduite la plus irréprochable, tandis qu’Isabelle, poussée à bout par la sévérité de son tuteur, se permet les démarches les plus hasardées.
Dans Boccace, l’héroïne est mariée, Molière nous épargne cette indécence.
La première charge son confesseur du message amoureux ; la dernière confie ce soin à son tuteur, à son tuteur qui veut l’épouser, et qui, prenant à la commission qu’on lui donne un intérêt bien plus vif que le moine, ne peut qu’ajouter infiniment au comique de la situation.
La ceinture de Boccace pouvait séduire un
imitateur, à cause de la devise :
je vous aime et n’ose vous le
dire
. Mais le cadeau était tout à fait étranger au costume français.
Molière fait donner une boîte d’or, présent toujours de mode dans tous les pays, et le
billet que la boîte renferme, aussi flatteur que la devise, est bien plus utile à
l’intrigue, puisqu’il en fait le principal ressort.
Remarquons encore que la dame de Florence fait des avances à un inconnu ; Isabelle connaît la pureté des sentiments qu’elle inspire.
Sentiment sur la pièce.
Le genre. — D’intrigue ; quoi qu’en disent les personnes séduites par le piquant des caractères, ils embellissent l’ouvrage, mais n’en font pas mouvoir les ressorts.
Le titre. — Excellent, puisque la pièce instruit les maris à s’assurer de la fidélité de leurs femmes, par des égards. Sganarelle n’est que tuteur, me dira-t-on. Oui, mais sans ses mauvais procédés il devenait époux comme son frère.
L’exposition. — Très bonne ; elle est en action.
Le style. — Facile, coulant, élégant même, laissant remarquer peu de négligences, encore faut-il les reprocher moins à l’auteur qu’au temps où il écrivait.
La contexture. — Ou l’économie théâtrale poussée à la dernière perfection jusque vers la fin23.
Le dénouement. — « Naturel plaisant, et regardé
comme un des plus heureux qu’on ait vu, disent Bret, Riccoboni et
Voltaire. »
Nous ne sommes pas entièrement de cet avis.
Plaisant, oui, mais naturel, non.
Il est nuit, et Sganarelle peut ne pas reconnaître Isabelle, lorsque, couverte d’un voile, elle va chez Valère, sous le nom de Léonore ; mais, un instant après, Valère dit qu’il vient de donner sa foi à Isabelle, qu’Isabelle vient de lui donner la sienne ; il nomme bien distinctement Isabelle, Ariste le fait remarquer à son frère : est-il possible que Sganarelle n’ouvre point les yeux ? Certainement, il ne doit pas croire que Valère ait donné sa foi à une femme, et qu’il ait reçu la sienne sans la regarder ; et d’après cela, comment peut-il dire :
Il ne s’est pas encor détrompé d’Isabelle24 ?
De la tradition.
Dans toute cette pièce, Molière a pris soin d’indiquer exactement la pantomime ; et la tradition aurait dû s’en rapporter à lui.
Par exemple, dans la scène vi, acte Ier, Ergaste dit à son maître, en parlant du tuteur d’Isabelle :
Il nous observe, ôtons-nous de ses yeux.
Il est très naturel que ce soit tout bas, comme l’a noté Molière ; il est même plaisant, si l’on veut, que le valet, lorsqu’il donne ce conseil à Valère, se presse contre lui, et, qu’en se retirant, ils fassent ensemble une demi-pirouette, toujours sûre d’être applaudie par le parterre.
L’optique du théâtre a ses licences, personne n’en doute ; mais elles ne doivent pas aller au-delà de la vérité.
Est-il vraisemblable que Valère, encore sous les yeux du bourru, de l’argus qui l’observe, et dont il veut capter la bienveillance, permette à son valet de se clouer pour ainsi dire à lui, et que, la tête immobile, le corps droit, le jarret tendu, ils aillent, côte à côte, et comme deux soldats alignés, depuis le milieu d’une rue jusque dans leur maison ? qu’ils ne se dérangent pas, même pour y entrer ? Le maître ne craint-il point que le pantin ne fasse tort à l’amant ? et le valet, qui a voulu faire rire, ignore-t-il que le public est censé n’être pas là ?
Acte II, scène viii, Valère reçoit une lettre d’Isabelle : j’approuve que son âme passe tout entière dans ses yeux, pour savoir promptement s’il est aimé ; mais, une fois sûr d’un tendre retour, ne devrait-il pas respirer ? ne devrait-il pas au moins payer d’un soupir tant d’expressions tendres, tant de traits délicats échappés successivement du cœur de son amante ? Hélas ! cette lettre ordinairement lue, ou plutôt récitée avec trop de volubilité, paraît longue et insignifiante. Tel est le sort de tout ce qui n’est pas senti.
Ah ! Valère, il faut être bien malheureux pour ignorer que la lettre d’un objet chéri finit toujours trop tôt.
Valère reçoit le billet dans une boîte d’or qu’il livre avec précipitation à Ergaste, pour s’occuper du trésor qu’elle renferme. Ce mouvement subit de générosité, fût-il involontaire, peint, mieux qu’un long discours, un amant tout entier aux intérêts de son cœur ; et je félicite le comédien qui l’imagina.
Je félicite aussi le valet qui, le premier, a pesé la boîte d’or dans sa main, et s’est dépêché d’en enrichir sa poche ; mais que dire des valets qui l’ouvrent, cette boîte, feignent d’y prendre du tabac, et d’en offrir aux personnes dont ils se supposent entourés ! Ce lazzi, de si mauvais goût, si dénué de vraisemblance, n’est-il pas d’autant plus condamnable, qu’il usurpe l’attention du spectateur ? et dans quel temps encore ? lorsqu’on la doit toute à la lettre d’Isabelle, à cette lettre, l’âme de la pièce.
Il est bien surprenant qu’aucun homme de goût ne se soit pas élevé contre la bande de papier qui cachète la boîte d’or dans laquelle cette lettre est renfermée. Molière, en faisant dire à Isabelle :
Et m’a, droit dans ma chambre, une boîte jetéeQui renferme une lettre en poulet cachetée,
n’a certainement pas voulu que ce fût la boîte ; car, comment Isabelle aurait-elle pu voir à travers jusqu’à la forme du billet ? comment Sganarelle aurait-il pu ne pas s’apercevoir qu’on lui faisait le mensonge le plus gauche ?
Ajoutons, comment le public, journellement témoin de cette balourdise, n’en remarque-t-il pas toute l’absurdité ?
Vers le milieu de la scène xiv
du même acte, Molière
indique « qu’Isabelle, en feignant d’embrasser Sganarelle, donnera sa main à baiser à Valère »
.
J’ai vu des acteurs la dévorer des minutes entières ; plus les baisers étaient
prolongés et fortement appuyés, plus le parterre applaudissait, sans penser qu’en
livrant sa main à Valère, Isabelle engage sa foi, témoin ces
vers :
Qu’il reçoive, en ces lieux, la foi que je lui donne,De n’écouter jamais les vœux d’autre personne.
Dans ce moment, se fait leur véritable mariage ; et cet acte imposant, cet acte… pour ainsi dire religieux… ne demande-t-il pas, d’un côté, beaucoup de respect, de l’autre, la plus grande modestie ?
Ici plus d’un Valère, sensible au reproche, se croira peut-être bien justifié en disant, d’un ton d’homme à bonne fortune : Mais… mais… vous ne voulez donc pas que je sois amant ? — Au contraire, je l’exige ; et ce titre, garant de la plus grande délicatesse, promet un mélange heureux de surprise, de ravissement, de transports, de retenue, sans lequel la situation d’Isabelle, celle du tuteur et la vôtre, n’auraient plus rien de piquant.
Plus bas, Sganarelle, touché du chagrin dont il croit son rival pénétré, l’embrasse pour le consoler, lui dit-il ; et la scène finissait assez plaisamment, ce me semble : l’auteur l’avait pensé de même ; il se trompait : un acteur, plus ingénieux que Molière, a finement imaginé que Valère, après avoir reçu l’embrassade de Sganarelle, devait le jeter dans les bras d’Ergaste ; que celui-ci devait, à son tour, embrasser Sganarelle, et le retenir fort longtemps ; et pourquoi ? pour donner le loisir à son maître de dévorer une seconde fois la main de son amante, et de provoquer de nouveaux applaudissements.
Ferme, appuyez, messieurs les gens de goût.
Vous
voulez donc contraindre Isabelle à se cacher sous un triple voile,
lorsqu’elle viendra nous dire au IIIe acte :
………… Allons, sans crainte aucune,À la foi d’un amant commettre ma fortune.
Je m’adresse aux amis de la vérité, de la bienséance, et je leur demande : peut-il entrer dans l’idée de Valère qu’il fera impunément l’impertinence la plus grossière au tuteur de celle qu’il aime ?
Sganarelle doit-il souffrir patiemment la burlesque embrassade d’un valet ?
Les derniers transports de Valère ne blessent-ils pas la décence ?
Isabelle, en les partageant, n’enlève-t-elle pas à son rôle cette fleur de délicatesse qui l’embellissait ? et les mères, accoutumées à conduire leurs filles au spectacle, reconnaissent-elles l’Isabelle de Molière, cette jeune personne honnête, intéressante, que la crainte d’être à jamais malheureuse force à une démarche qu’elle se reproche ?
Je fais, pour une fille, un projet bien hardi ;Mais l’injuste rigueur dont envers moi l’on use,Dans tout esprit bien fait me servira d’excuse25.
Quelques Sganarelles trouveront, sans doute, bien ridicule la question que je vais leur faire. N’importe ; la voici :
Acte II, scène ix 26, Valère prie Sganarelle de dire à sa pupille,
………………………… Qu’il n’a jamais penséÀ rien dont son honneur ait lieu d’être offensé.
Deux scènes après, le tuteur s’acquitte si bien de la commission, qu’il débite à Isabelle, sans se tromper d’un seul mot, les douze vers que lui a dit Valère ; il a la mémoire heureuse, va me dire un plaisant : il est vrai ; mais ne serait-il pas plus naturel que Sganarelle eût, du moins, l’air de chercher, l’air de faire travailler sa mémoire, et la crainte scrupuleuse d’oublier une syllabe de cette singulière commission ? n’ajouterait-elle pas à son comique ?
« Baron représentait, dit-on, le rôle de Sganarelle, avec un habit de velours noir, plus négligé que celui de son frère, mais fait de manière à marquer la bizarrerie, et non l’extravagance. »
Je doute que Baron ait représenté le rôle de Sganarelle, celui d’Ariste lui convenait mieux ; et d’après cette dernière supposition, puisque Baron était bon comédien, je devine non seulement comment il était mis, mais je vois encore d’ici la couleur de sa perruque, l’âge qu’il se donnait, la mine, le caractère qu’il prenait ; j’entends même jusqu’au son de sa voix. Oui ; je lis tout cela dans un grimoire, dont je vais détacher quelques mots magiques.
Dans ce rôle, Baron se donnait cinquante-huit ans à peu près ; il avait la mine riante ; il était au moins railleur, puisque je lis :
Riez donc, beau rieur, oh ! que cela doit plaire,De voir un goguenard presque sexagénaire ?
Baron avait un ajustement recherché pour son âge, puisque je lis :
C’est un étrange fait du soin que vous prenez,À me venir toujours jeter mon âge au nez,Et qu’il faille qu’en moi sans cesse je vous voie blâmer l’ajustement […]
Baron prenait un ton doux, affable, caressant, puisque je lis :
Éh ! qu’il est doucereux ! c’est tout sucre et tout miel.
Baron dans ce rôle, portait aussi sans doute une perruque noire, puisque je lis :
Cela sent son vieillard, qui, pour s’en faire accroire,Cache ses cheveux blancs d’une perruque noire.
et cependant l’Ariste que j’ai vu ces jours derniers, coiffé d’une perruque blonde bien poudrée, entendit sans se déconcerter le dernier hémistiche de ces vers, et le public aveugle, glissa la dessus, sans distinguer le blanc du noir.
Ce n’est pas tout d’être souvent aveugle, le public est quelquefois sourd. Sganarelle, ayant besoin d’un commissaire, ne manque pas d’aller frapper sur le seuil de sa porte, et les spectateurs n’entendent jamais à quel point il est sonore, le seuil de cette porte, puisqu’il ne s’écrie pas bravo l’acteur ; voilà ce qui s’appelle ne point perdre la tête, et se ressouvenir à propos qu’on est sur les planches.
Les Fâcheux.
Nicolas Fouquet, voulant donner une fête au roi et à la reine-mère, engagea Molière à composer une pièce qui amenât, avec quelque vraisemblance, des divertissements ; et Molière, à qui l’on ne donna que quinze jours pour concevoir et remplir un sujet propre à satisfaire promptement les projets du surintendant et de Beauchamp, maître des ballets, imagina la légère intrigue des Fâcheux. Chapelle lui offrit de faire la scène de Caritidès 27 et l’exécuta si mal qu’elle fut rejetée. Cependant il ne se défendait pas lorsqu’on le félicitait d’avoir contribué au succès de l’ouvrage. Mais Molière lui fit dire par Boileau qu’il avait conservé sa véritable scène, et le menaça de la rendre publique, s’il continuait à vouloir usurper la gloire d’autrui.
La pièce fut jouée à Vaux, le 16 août ;
elle plut beaucoup au roi, qui dit
à l’auteur, en lui montrant M. de Soyecourt, déterminé chasseur :
« Molière, un pareil original manque à ta pièce »
; et la scène
indiquée, ou plutôt ordonnée, fut prête pour la représentation qui eut lieu le 27 du
même mois, à Fontainebleau.
Molière, qui n’entendait rien au jargon de la chasse, pria un chasseur de lui indiquer les termes qu’il devait employer. Quelques personnes assurent qu’il demanda ce service à M. de Soyecourt lui-même ; ce dernier fait est contesté, mais à la place de Molière, j’aurais trouvé plaisant de m’adresser à la personne jouée, pour lui prouver que je n’avais pas voulu la jouer.
Il y a grande apparence que notre comique a pris l’idée de sa pièce, de sa première scène surtout, dans une satire d’Horace ; et qu’un canevas italien, intitulé Gli interompimenti di Pantalone, lui a fait imaginer son intrigue ; donnons un aperçu de l’un et de l’autre.
Horace. Satire IX.
Le poète raconte que, marchant dans la rue Sacrée, en rêvant, selon sa coutume, un homme dont il savait à peine le nom s’est attaché à lui, et l’a importuné au point de lui rappeler la prédiction que lui fit dans son enfance une magicienne :
« Cet enfant, dit-elle, ne périra ni par le poison, ni par le fer de l’ennemi ; il ne mourra ni d’une fluxion de poitrine, ni d’une pleurésie, ni de la goutte ; ce sera un causeur impertinent qui le fera expirer tôt ou tard : s’il est sage, il évitera les grands parleurs. »
Gli interompimenti di Pantalone.
Une jeune fille que Pantalon poursuit vivement ne peut se débarrasser de lui, qu’en lui promettant un tête-à-tête dans un lieu commode ; mais un valet, intéressé sans doute à l’honneur de la petite personne, imagine d’envoyer plusieurs importuns pour retenir le vieillard, et lui faire manquer l’heure du rendez-vous.
Lisez la pièce de Molière 28.
Des imitations.
On peut, en lisant la satire d’Horace, se convaincre que Molière l’a imitée, cependant, lorsque nous voyons jouer la première scène des Fâcheux, nous reconnaissons les mœurs du temps qui la vit naître ; aucun air étranger ne laisse soupçonner son antique origine à ceux qui ne la connaissent pas ; et voilà ce qui distingue l’imitateur du plagiaire.
L’intrigue italienne est ridicule. Si une femme veut réellement échapper aux poursuites d’un téméraire, a-t-elle besoin de lui susciter des embarras ? il lui suffit de ne pas se trouver au lieu indiqué. D’ailleurs, le beau tableau à présenter au public, que l’amour effréné d’un vieillard libertin !
Quelle différence avec la tendresse pure et délicate d’Éraste pour Orphise. Le spectateur, tout en riant des embarras qu’on oppose à leur impatience amoureuse, désire cependant de les voir cesser.
Sentiment sur la pièce.
Le titre. — Clair et simple.
L’exposition. — D’un ton trop relevé pour le personnage à qui elle est faite, ne nous peignant d’abord que des choses tout à fait étrangères à la pièce, mais servant au moins à remplir le titre jusqu’au moment où l’action commence.
Le style. — Encore plus châtié que dans les dernières pièces.
Les caractères. — Tous variés, et tous les personnages bien fâcheux, quoiqu’avec des formes et des couleurs différentes.
Les scènes. — Assez bien faites pour nous embarrasser, s’il fallait indiquer la meilleure29.
L’intrigue. — Ne présentant que des fils si déliés qu’ils ne sauraient enlever à la pièce le titre de comédie à scènes détachées ; mais pouvant servir de modèle en ce genre.
Le dénouement. — Infidèle au titre ; précipité et romanesque. Infidèle au titre, puisque, dans le dernier entracte, les Fâcheux n’empêchent pas Éraste de se raccommoder avec sa maîtresse ; précipité, puisque dans ce même entracte, dont les ballets fixent la durée sous nos yeux, Damis a le temps d’apprendre que sa nièce a donné un rendez-vous à Éraste, et celui de tout préparer pour le faire assassiner ; romanesque, puisque le valet d’Éraste ayant découvert le dessein de Damis, veut le prévenir en l’assassinant lui-même, et qu’Éraste, en défendant Damis et en lui sauvant la vie, obtient son consentement pour épouser Orphise.
Des intermèdes.
L’on veut nous donner pour des Fâcheux les personnages qui remplissent les intermèdes de la pièce : mais peut-on jouer la pièce sans intermèdes ? Oui, puisque Molière les retrancha lorsqu’il donna son ouvrage à Paris, et qu’il eut cependant le plus grand succès ; par conséquent les intermèdes n’étant pas intimement liés à l’ouvrage, les Suisses qui, après le dénouement, viennent à coups de hallebarde écarter les Fâcheux, auraient dû arriver plutôt.
L’on ne joue plus cette pièce, et l’on a tort, très grand tort ; bien entendu qu’on nous la donnerait sans intermèdes, et avec le costume du temps où elle parut.
Année 1662.
L’École des femmes.
Dans le courant de cette année, plus riche que féconde, notre auteur fit paraître une seule pièce, mais excellente.
Deux divinités bien propres à donner des distractions, l’amour et l’hymen, avaient sans doute arrêté Molière dans sa course rapide.
La fille de mademoiselle Béjart, qui, dès sa plus tendre enfance, comme nous l’avons dit, appelait Molière son mari, s’était familiarisée avec le projet de lui en laisser prendre les droits ; mais sa mère, désapprouvant ce mariage, peut-être par jalousie, ou seulement par caprice ; employant même la violence pour s’y opposer, la jeune personne court se jeter dans l’appartement de Molière, et notre philosophe, sensible à cette marque de confiance, lui confie à son tour le soin de son bonheur. Fasse le ciel, qu’insensiblement séduit, comme Arnolphe, par les charmes naissants d’une enfant élevée sous ses yeux, il n’ait pas les mêmes raisons que lui pour s’en repentir !
Le théâtre de Molière était abandonné depuis quelque temps ; et ses comédiens, ces mêmes comédiens dont il était le père, poussaient l’injustice jusqu’à murmurer contre leur chef, toutes les fois que la foule courait admirer ailleurs ou quelque acteur, ou quelque ouvrage nouveau : ils voyaient avec le plus grand chagrin que le retour du fameux Scaramouche attirait depuis quelques mois un concours prodigieux de spectateurs à la troupe italienne ; les actrices, surtout, poursuivaient Molière de leurs plaintes : enfin, las d’être harcelé par les demoiselles Béjart et Duparc, il leur conseilla un jour, comme un moyen sûr pour ramener la fortune, d’imiter Scaramouche, de priver Paris de leur présence, d’aller bien loin, et de revenir ensuite jouir de l’enthousiasme public30 ; elles sentirent tout le piquant de cette plaisanterie, se radoucirent et prièrent Molière de donner bien vite une nouveauté.
La comédie de L’École des femmes parut à Paris le 26 décembre. Elle mit le comble à la jalousie des auteurs, et surtout à celle des comédiens de l’Hôtel de Bourgogne ; les grands seigneurs prirent parti contre Molière, pour les uns et les autres ; et croyant n’être que leurs protecteurs, ils se montrèrent publiquement leurs complaisants, tant ils firent d’efforts pour arrêter le succès de la pièce nouvelle.
M. Devisé, maladroit comme tous les écrivains envieux, inséra dans ses Nouvelles nouvelles une critique de L’École des Femmes, et y prouva… à quel point la gloire d’autrui le tourmentait.
Un anonyme donna encore du même ouvrage une critique en six dialogues, intitulée Panégyrique de l’École des femmes, ou Conversation comique sur les Œuvres de M. de Molière.
Enfin, P. de la Croix fit paraître La Guerre comique, ou la Défense de l’École des femmes.
Voyons le précis des ouvrages qui furent de quelque utilité à Molière.
La Précaution inutile. Nouvelle de Scarron.
Un gentilhomme de Grenade a mille aventures que nous supprimons, et qui lui donnent très mauvaise opinion des femmes. Il prend cependant la résolution d’épouser une jeune innocente appelée Laure, qu’il a fait élever dans un couvent. Dom Pèdre, c’est le nom du mari, plus sot encore que sa femme, voulut voir jusqu’où pouvait aller sa simplicité ; il se mit dans une chaise, la fit tenir debout, et lui dit :
« Vous êtes ma femme, dont j’espère que j’aurai sujet de louer Dieu tant que nous vivrons ensemble ; mettez-vous bien dans l’esprit ce que je vais vous dire, et l’observez exactement tant que vous vivrez, de peur d’offenser Dieu, et de me déplaire. »À toutes ces paroles dorées, Laure faisait des révérences, à propos ou non, et regardait son mari entre deux yeux ; celui-ci, satisfait de la trouver encore plus simple qu’il n’eût osé l’espérer, tira de l’armoire une armure, en couvrit l’idiote, et lui ayant mis une lance à la main, lui dit que le devoir des femmes mariées était de veiller leurs maris pendant leur sommeil, armées de toutes pièces comme elle.
Quelque temps après, l’époux est forcé d’aller à la cour. Un gentilhomme de Cordoue passe et repasse sous les fenêtres de la femme, lui fait et en reçoit plusieurs révérences, députe vers elle une intrigante, qui l’alarme, en lui disant qu’elle a tué un homme, mais qu’il en reviendra si elle veut lui permettre de passer la nuit auprès d’elle. Laure y consent, le galant arrive, trouve la belle toute armée, et lui enseigne un plus doux exercice.
Straparole. Nuit quatrième, Fable quatrième du premier volume.
Raimond, maître de physique du prince de Portugal, est piqué de son indifférence pour les dames de Padoue ; ce Raimond avait une très belle femme, il lui ordonna de se parer et d’aller entendre la messe dans une église où son élève allait ordinairement ; le prince en devient amoureux, a l’art de s’introduire chez la dame, pousse l’aventure très loin, et va faire confidence de son bonheur au mari ; celui-ci veut surprendre les amants avant de se fâcher, mais la femme fait cacher le prince, tantôt sous le lit, tantôt dans une armoire, et le mari, toujours averti du tour qu’on vient de lui jouer, fait mettre le feu à sa maison ; il ordonne de ne ménager qu’un seul coffre renfermant des papiers de famille, et c’est précisément dans ce coffre que les amants échappent à l’incendie.
Le Maître en droit.
Dans un conte de Boccace, mis en vers par La Fontaine, un maître en droit fort goguenard, et se moquant surtout des maris trompés, instruit un de ses écoliers à s’insinuer auprès des femmes, qu’il taxe toutes de coquetterie, à l’exception de la sienne. Le jeune homme profite des leçons de son maître, cherche fortune, plaît à une belle, et cette belle est la femme du docteur.
Lisez la pièce de Molière.
Des imitations.
Molière doit au burlesque Scarron les révérences d’Agnès, le sermon d’Arnolphe, la Matrone et ses discours31 ; il lui doit la morale et le comique amenés naturellement par le motif qui a déterminé son choix, et par ses ridicules précautions pour éviter le malheur qu’il redoute.
Félicitons Molière d’avoir substitué, à l’héroïne hébétée et rebutante de Scarron, une jeune personne intéressante par sa simplicité même.
L’Horace de Molière, à l’exemple du prince de Straparole, anime l’intrigue de la pièce en venant exactement raconter à la Souche, qu’il ne connaît que sous le nom d’Arnolphe, tout ce qu’Agnès et lui imaginent pour le tromper ; mais le maître de physique désire que sa femme séduise le prince, ce qui n’est pas naturel : la situation d’Arnolphe, qui a tout fait au contraire pour éviter un pareil malheur, est bien plus comique. Il a même fallu tout l’art de Molière pour qu’elle ne devînt pas intéressante.
Il est certain que Molière a puisé dans le conte de Boccace l’humeur goguenarde d’Arnolphe, mais celui-ci prête à son rival l’argent qui doit lui servir à séduire les gardiens d’Agnès ; et ce trait, Molière ne le doit qu’à son génie.
Sentiment sur la pièce.
Le genre. — D’intrigue.
Le titre. — Pas juste, en ce qu’il détourne tout à fait de la véritable moralité de la pièce, à moins que Molière n’ait pensé que ses stances sur les devoirs de la femme mariée méritaient les honneurs du titre.
Les caractères. — Tous en opposition et se faisant ressortir mutuellement, témoin, comme nous l’avons déjà remarqué, la naïveté de l’innocente Agnès, avec les ruses et les efforts d’Arnolphe, pour conserver sa proie ; témoin encore l’aimable légèreté, la confiance d’Horace, avec l’étonnement de son rival sans cesse averti des tours qu’on vient de lui jouer, et dont il a cru se garantir.
Les monologues. — Ceux de cette pièce méritent d’être distingués ; ils sont vifs, passionnés et d’une variété étonnante, quoiqu’en très grand nombre.
La contexture. — Unique dans son genre, et bien sûre de l’être toujours ; quelle intrigue que celle où les récits sont intéressants, au point d’avoir tout le mérite d’une action !
La moralité. — Bien propre à faire frémir quiconque voudrait risquer un mariage mal assorti.
Le dénouement. — Très bon, à quelques longueurs près dans les reconnaissances ; mais Arnolphe, amené insensiblement au point de ne pouvoir plus rien opposer à son malheur, Arnolphe anéanti, pétrifié, et forcé de quitter la scène en s’écriant, ouf !… ne pouvait terminer la pièce plus heureusement32.
De la tradition.
Les trois principaux personnages de la pièce sont : Arnolphe, Horace, Agnès. Avant de déterminer la manière de les rendre, ne serait-il pas à propos de jeter un coup d’œil sur leurs traits les plus frappants ?
Commençons par Arnolphe. Thalie ne créa jamais un rôle plus beau, et peut-être Melpomène n’en a-t-elle pas de plus varié, de plus difficile à saisir. Arnolphe a quarante-deux ans.
Qui diable vous a fait aussi vous aviserÀ quarante-deux ans de vous débaptiser ?
Il est dans cet âge où une grande passion peut donner alternativement et toute l’énergie d’un jeune homme fortement épris, et tous les ridicules d’un vieillard sottement amoureux ; d’après cela, comment Chrisalde croit-il pouvoir donner impunément à Arnolphe, en scène avec lui, dix ans de plus ou de moins ? et cependant, toutes les fois qu’on joue la pièce, je suis poursuivi par ce barbare anachronisme.
Arnolphe est goguenard ; il aime à plaisanter les époux maltraités, et craint pour lui le mépris qu’il attache à leur disgrâce ; il est dévoré de jalousie, et il est forcé de paraître écouter avec satisfaction le rival qui, sans lui donner le temps de respirer, vient à chaque instant lui raconter ses succès.
Arnolphe, enfin, entraîné hors de lui-même par les coups sensibles que lui porte Agnès, aigri par l’ingénuité avec laquelle ses reproches sont repoussés, brûle un moment de se satisfaire par quelques coups de poing. Mais un mot, un regard, lui rendent toute sa faiblesse ; plus enfant que celle qui le subjugue, il tombe à ses genoux, il veut, pour lui plaire, se souffleter et s’arracher un côté de cheveux.
Qu’il faut d’adresse pour passer avec rapidité de l’une à l’autre de ces situations, pour en marquer toutes les nuances, sans que trop d’exagération, ou dans la faiblesse ou dans la force, blesse la vérité !
Veut-on, dès le premier acte, juger un acteur dans le rôle d’Arnolphe, on n’a qu’à l’observer au moment où Horace lui dit :
Un jeune objet qui loge en ce logis,Dont vous voyez d’ici que les murs sont rougis ;
S’il n’est pas tout à coup l’opposé de ce qu’il était, s’il ne devient pas un autre homme, n’◀attendez▶ rien de lui.
Lorsque j’arrivai à Paris, Bonneval était en possession du rôle d’Arnolphe ; très applaudi dans les Pères grimes, il trouvait commode de donner ce caractère à tous les rôles à manteau de Molière.
Après Bonneval, parut Desessard ; il avait de l’intelligence, et jouait bien quelques rôles de notre auteur ; mais ceux où les nuances se succèdent, se croisent rapidement, comme dans celui d’Arnolphe, étaient incompatibles avec son physique.
Une stature colossale interdit à l’esprit, comme au corps, les mouvements prestes ; ils font plutôt souffrir qu’ils ne font rire : la nature avait formé Desessard exprès pour peindre les lourds Midas, et tous les ridicules de l’épaisse finance.
Peut-être manque-t-il, à celui de nos Arnolphe que les hommes de goût distinguent, un peu de cette force physique, de cette large poitrine qui nuisaient à son prédécesseur ; entraîné dans la carrière du théâtre par l’amour seul de l’art, aimant Molière avec passion, connaissant les sources où il a puisé les beautés dont fourmillent ses ouvrages, il ne peut que les sentir ; et si, en les rendant, son organe un peu faible l’empêche quelquefois de frapper aussi fort qu’il le désire, au moins indique-t-il juste33.
Le rôle d’Agnès serait-il aussi difficile que celui d’Arnolphe ? Je ne l’ai jamais vu jouer parfaitement. Il est des actrices qui,
pour avoir dit :
le petit chat est mort
, et s’être
plaintes
Des puces qui les ont la nuit inquiétées,
partent de là pour jouer le rôle en idiotes ; elles le sont tant que le cœur d’Agnès n’a point parlé ; mais une fois que les soins d’Horace, les contrariétés que leur fait éprouver Arnolphe, ont éclairé son âme, son esprit se développe insensiblement et par degré, jusqu’au point de forcer Arnolphe à s’écrier :
Peste ! une précieuse en dirait-elle plus ?
Cependant, d’après ce dernier vers, l’actrice doit bien se garder de prendre le ton et les manières d’une jeune personne tout à fait décidée : elle doit continuer de façon à pouvoir dire avec justesse :
Je n’entends point de mal à tout ce que j’ai fait.
Les acteurs ne voudront-ils jamais voir que les bons auteurs notent pour ainsi dire tous les rôles, et que Molière n’a pas oublié de prendre cette précaution pour celui d’Agnès ; témoin ces vers :
Simple, à la vérité, par l’erreur sans seconde,D’un homme qui la cache au commerce du monde,Mais qui, dans l’ignorance où l’on veut l’asservir,Fait briller des attraits capables de ravir ;Un air tout engageant, je ne sais quoi de tendre,Dont il n’est point de cœur qui se pusse défendre.
Disons mieux : le rôle d’Agnès est tout entier dans la lettre qu’elle écrit à son amant ; eh ! combien d’actrices ne l’ont jamais lue34 !
On trouve, dans l’Histoire des Hommes illustres, Vie de Molière :
« La demoiselle
de Brie, qui avait joué d’original le rôle d’Agnès,
l’avait, à près de soixante ans, cédé à une jeune actrice ; lorsque celle-ci parut, le
parterre demanda si hautement la demoiselle de Brie, qu’elle fut obligée de reprendre
ce même rôle, et elle le garda encore jusqu’à soixante-cinq ans. »
On ne me persuadera pas, on ne persuadera à personne, que si mademoiselle de Brie eût voulu céder son rôle ou former une jeune actrice, elle n’eût pu être remplacée avant ses soixante-cinq ans, et je le soutiens à tous les acteurs qui, par amour-propre, s’obstinent à traîner leur vieillesse sur les planches, et forcent leurs doubles à faire des vœux pour que le ciel les délivre des perpétuels.
Que dirons-nous d’Horace ? qu’arrivé à Paris depuis peu, il n’est pas annoncé comme y apportant le moindre ridicule provincial ; que, dans l’ivresse où le jette la variété des plaisirs dont abonde la capitale, il a eu le cœur assez droit, l’esprit assez juste, pour faire un bon choix ; que, touché des charmes d’Agnès, il admire encore plus la simplicité, la candeur de son âme ; que la sienne brûle du feu le plus vif, le plus pur ; qu’il croit avoir dans Arnolphe un véritable ami ; que, d’après tout cela, s’il est moins sensé qu’étourdi, moins aimable que petit maître, moins amant qu’avantageux, moins confiant qu’indiscret, moins tendre que vain de sa bonne fortune ; si sa diction est moins naturelle que maniérée ; si surtout il met la moindre finesse, la moindre malignité dans ses confidences à Arnolphe ; s’il n’en gradue pas la vivacité à mesure que l’embarras accroît, disons-le hardiment, il n’est plus le personnage tracé par Molière ; il peut bien être applaudi, comme nombre d’acteurs qui ont accoutumé la multitude à leurs défauts, mais les jeunes acteurs se trompent, s’égarent, s’ils pensent tenir de lui la bonne tradition.
Un mot, rien qu’un mot en passant, à Chrisalde. Le Raisonneur de L’École des maris et celui de L’École des femmes, ne se ressemblent pas du tout : le premier est un homme du monde, poli, aimable ; le second un franc, un gros réjoui que le sort des maris trompés n’afflige ni n’alarme.
Molière dit, que pour ne pas gâter la bonté naturelle d’Agnès, il
l’entoure de
gens tout aussi simples qu’elle
: il
prescrit donc à Georgette et à Alain d’être
simples ; mais
puisqu’il en fait des paysans, il leur prescrit la simplicité
du village, et je ne la trouve pas dans l’affectation de marcher continuellement côte à
côte. J’ai beau feuilleter Molière, je ne vois pas qu’il ait indiqué ce lazzi, ou plutôt
cette charge ; je vois encore moins qu’il leur permette de refroidir
un dénouement, et de troubler une reconnaissance en parodiant l’un et l’autre par le
plus ridicule des ouf ! l’ouf bien motivé d’un
personnage qui, comme le marque une note de l’auteur, sort
tout
transporté et ne pouvant parler
.
Quant au costume, même diversité, par conséquent, même ridicule que dans les autres pièces, même luxe dans la parure de Georgette, à qui Arnolphe a tort de ne pas demander pourquoi ses cheveux sont frisés en crochets, et où elle prend de quoi acheter des35 boucles d’oreilles, des colliers, etc.
Et des coiffures ! nous permettrons-nous d’en dire notre avis ? Remarque minutieuse ! va-t-on s’écrier, minutieuse, oui, pour les spectateurs qui n’ont que des yeux ; est-il indifférent, par exemple, qu’Arnolphe porte une perruque ou non, lorsque, pour attendrir Agnès, il lui dit :
Veux-tu que je m’arrache un côté de cheveux ?
Ce vers, si l’acteur qui le débite n’a pas une chevelure, qui au moins ait l’air de lui appartenir, ce vers, dis-je, devient une inconvenance de la plus grande absurdité. Arnolphe, loin de toucher Agnès, semble n’avoir voulu que la faire rire.
On se permet dans cette pièce une infinité de retranchements, et les comédiens pensent avoir là-dessus carte blanche, puisque les commentateurs n’ont cessé de leur répéter, que Molière, de son vivant, les avait soufferts.
Dans une comédie où les monologues sont en très grand nombre, ils doivent sans doute
avoir le mérite de la brièveté ; je n’en réclame
pas moins, acte III, scène ire
, les vers dans lesquels Arnolphe veut persuader à l’innocente Agnès,
qu’on enfile tout droit le grand chemin d’enfer
, en
écoutant
ces blondins
:
Vrais satans, dont la gueule altérée,De l’honneur féminin, cherche à faire curée.
Arnolphe n’a-t-il pas besoin d’alarmer Agnès, et
l’auteur ne doit-il pas préparer le spectateur à ces
chaudières
bouillantes
Où l’on plonge, à jamais, les femmes mal vivantes ?
Je réclame, même acte, scène ii , les maximes du mariage qu’on abandonne pour n’en débiter que deux des moins saillantes, la première et la sixième ; si j’étais comédienne, je m’exercerais à les rendre toutes ; mais avec naïveté, pour en faire mieux ressortir le piquant.
Je réclame encore, acte IV, scène v , le monologue que les comédiens réduisent aux trois derniers vers, et qu’ils font gauchement commencer par,
Enfin j’ai vu le monde, et j’en sais les finesses,Il faudra que mon homme ait de grandes adresses,Si message ou poulet de sa part peut entrer.
Molière pourrait-il n’avoir pas vu que cet enfin, n’étant amené par rien, tombait des nues ? Si je ne craignais d’être trop long, je réclamerais tous les vers de précaution, de sentiment, de situation qui mutuellement se font ressortir, tous ceux qui renferment une pensée philosophique, et que l’on retranche impitoyablement. S’il est vrai que Molière se soit laissé mutiler de la sorte, de qui se défiait-il ? des comédiens ou des spectateurs ? peut-être des uns et des autres.
Année 1663.
La Critique de l’école des femmes ; Remerciement au roi ; L’Impromptu de Versailles.
Molière employa toute cette année à repousser les critiques injustes, et à se venger de
ses ennemis les plus déterminés : de ce nombre étaient le journaliste Devisé ; Boursault, qui n’avait pas encore fait ses Deux Ésopes ; tous les demi-beaux esprits ; les marquis ridicules ; les maris
infortunés ; les bégueules ; les grands même, entre autres, le
comte de Broussin, qui, pour seconder le commandeur de Jouvray,
un des principaux chefs de la cabale, affecta de sortir avec fracas au second acte de L’École des femmes, en s’écriant : « qu’il ne concevait pas comment
on pouvait voir une pareille rapsodie jusqu’au bout »
. Ce fait est consigné dans
ces deux vers de Boileau :
Le commandeur voulait la scène plus exacte,Le vicomte, indigné, sortait au second acte.
Un autre original, nommé Plapisson, ne rougit pas de se donner en
spectacle pendant plusieurs représentations de cette même pièce, haussant les épaules à
chaque éclat de rire que faisait le parterre, et lui disant avec humeur : « Ris
donc, parterre ! ris donc ! »
Molière porta les premiers coups aux plus acharnés de ses détracteurs, dans La Critique de l’École des femmes.
Il ne les épargna pas davantage dans une Épître en vers qu’il adressa au roi, pour le remercier d’un bienfait ; et il acheva de les immoler dans L’Impromptu de Versailles.
Ces trois ouvrages vont nous prouver successivement s’il était prudent d’attaquer un athlète aussi vigoureux, et si l’athlète fit bien ou mal de se venger.
Commençons par analyser La Critique de l’École des femmes, jouée sur le théâtre du Palais-Royal, le premier juin.
La Critique de l’École des femmes.
Devisé assure que l’abbé Dubuisson était le véritable auteur de cette critique, qu’il l’avait portée à Molière, et que celui-ci, après avoir feint de la dédaigner, la donna sous son nom ; le bon sens et la réputation de Molière démentent cette anecdote.
Lisez la pièce de Molière.
Sentiment sur la pièce.
Le titre. — Il annonce l’ironie qui doit régner dans la pièce.
Le genre. — Nouveau pour les Français, non pour les Italiens ; ils appelaient déjà ragionamenti les drames qui, dénués d’intrigue, étaient seulement animés par une discussion vive et soutenue entre plusieurs interlocuteurs.
La Critique de l’École des femmes, disent les personnes difficiles, ou celles qui affectent de l’être, n’est pas une comédie, mais un dialogue ; c’est au lecteur à répondre et à dire : j’ai remarqué dans cet ouvrage des caractères fortement dessinés, et des scènes animées, non seulement par une conversation vive, agréable, mais encore par une gradation de chaleur soutenue jusqu’au dénouement ; j’y ai vu partout la peinture des mœurs du temps : que faut-il de plus dans une pièce, d’un acte surtout, pour mériter d’être appelée une comédie ?
Le lecteur a sans doute remarqué aussi que Molière, au lieu de perdre son temps à se défendre, l’emploie bien plus utilement à couvrir de ridicule ses détracteurs ; par là, il émousse en même temps les traits dirigés contre lui et contre le goût.
Remerciement au roi.
Le roi, voulant donner des encouragements aux gens de lettres qui contribuaient le plus à la gloire de son siècle, fit inscrire Molière sur la liste des pensionnaires, et lui accorda cent pistoles ; somme assez considérable pour le temps : la reconnaissance dicta ce remerciement.
Lisez le Remerciement.
Nous remarquons, dans ce remerciement, que Molière, dominé par son génie, ne pouvait écrire la moindre bagatelle sans l’animer par le piquant de la comédie, par la peinture des ridicules à la mode. Nous y voyons encore que, si son cœur était sensible aux bienfaits de son roi, il ne l’était pas moins à l’injustice des critiques ; et ceux-ci vont en avoir de nouvelles preuves.
Ses amis prévoyaient, depuis longtemps, qu’il perdrait enfin patience. « Le
mépris des sots, disait-il souvent, est une pilule qu’on peut bien avaler, mais qu’on
ne peut mâcher sans faire la grimace. »
L’Impromptu de Versailles.
La Critique de l’École des femmes, loin d’imposer silence aux ennemis de son auteur, excita leur rage ; leur rage redoubla leur audace, et cette audace, aussi maladroite qu’impuissante, surtout chez les écrivains médiocres, leur dicta de fort mauvais ouvrages.
Devisé crut se signaler par une comédie en un acte et en prose, où, pour mettre les femmes de son parti, il affecta de rappeler ce vers de L’École des femmes :
Et femme qui compose, en sait plus qu’il ne faut.
Cette comédie, ou plutôt cette plate satire, n’eut pas les honneurs de la scène, malgré l’empressement avec lequel les comédiens de l’Hôtel de Bourgogne, jaloux d’Élomire 36 saisissaient toutes les occasions de contrarier ses succès ; ils le prouvèrent en donnant Le Portrait du peintre, ou la Contre-Critique de l’École des femmes, comédie en un acte et en vers, de Boursault, qui avait cru se reconnaître dans le portrait de Licidas.
Il y a, dans cette rapsodie, moins de personnalités que dans celle de Devisé ; une ironie moins froide, mais sans comique, est l’âme de tout l’ouvrage ; un bel esprit y prétend que la pièce où se trouve cet hémistiche :
… Le petit chat est mort,« ne peut être qu’une tragédie, puisqu’il y a du sang répandu ».
Il loue ensuite Molière sur son adresse à réveiller le spectateur par ce vers :
Hors les puces qui m’ont la nuit inquiétée.
Voyez, dit Boursault,
… Quelle adresse a l’auteur !Comme il sait finement réveiller l’auditeur,De peur que le sommeil ne se rendit le maître !Jamais plus à propos vit-on puces paraître ?D’aucun trait plus galant se peut-on souvenir ;Et ne dormait-on pas, s’il n’en eût fait venir ?
Toutes ces puérilités, toutes ces niaiseries, méritaient au plus un sourire de pitié ; mais Boursault avance, dans sa pièce, que Molière fait circuler une clef de l’École des femmes : celui-ci, outré qu’on osât lui prêter une pareille infamie, en marque tout haut son indignation ; Louis XIV lui permet, lui ordonne même de se venger. Soudain, L’Impromptu de Versailles, fait réellement en impromptu, paraît à la cour le 14 octobre, et à Paris le 4 novembre suivant.
Lisez la pièce de Molière.
Sentiment sur la pièce.
Le titre. — Il a le défaut rare de promettre moins que la pièce ne tient.
Le style, le dialogue. — Encore plus précis, plus rapides, plus étincelants d’esprit, que dans La Critique de l’Ecole des femmes ; un comique de mots, toujours propre à la chose37.
Le but. — Celui de se venger, va-t-on s’écrier ; que répondre ? Relisez la pièce, hommes superficiels, et vous verrez que jamais comédie ne donna plus de leçons utiles ; il y en a pour tous les sexes, pour tous les états : et dans ce siècle même, nous n’avons qu’à mettre les adresses.
À vous, mesdames, qui regardez toutes les belles qualités des autres femmes comme rien, en comparaison d’un misérable honneur dont personne ne se soucie… ; qui vous croyez fort vertueuses pourvu que vous appeliez amis ce que les autres nomment galants.
À vous, gens du monde, qui promenez vos civilités à droite, à gauche, et faites galanteries de vous déchirer l’un l’autre, après vous être embrassés… ; qui, flatteurs insipides, assaisonnez vos louanges de si peu de sel, que leur douceur fade fait mal au cœur…… ; qui voulez usurper les récompenses dues au mérite, et pour services ne comptez que des importunités.
À vous, merveilleux de tous les siècles, qui rendez les conversations si pitoyables en y prodiguant les turlupinades, les mauvaises plaisanteries, les insipides calembours.
À vous, beaux esprits, qui conservez l’air pédant et sentencieux jusque dans vos petites coteries… ; nous pourrions ajouter, qui, jaloux de tous les talents naissants, les attaquez avec bassesse, et refusez lâchement le combat, lorsque devenus plus forts, ils vous jettent le gant.
À vous, prétendus connaisseurs, qui ne pensez pas qu’un roi de théâtre puisse remplir un trône, s’il n’est gros et gras comme quatre, s’il n’est entripaillé comme il faut, et voulez que les héros ne parlent qu’avec emphase.
À vous, surtout, comédiens qui, pour exciter le brouhaha, appuyez avec affectation sur le dernier vers… ; qui croiriez manquer aux règles de l’art, si, au lieu de parler humainement à votre capitaine des gardes, vous ne preniez pas un ton démoniaque.
Peut-être servirait-on l’art, le goût et les jeunes comédiens, en faisant représenter de temps en temps, sur tous les théâtres, L’Impromptu de Versailles. Comme les entrepreneurs, les directeurs, peut-être même les hommes en place, applaudiraient à ce trait-ci ;
Ah ! les étranges animaux à conduire que des comédiens !
Comme le parterre, surpris d’y reconnaître le ton faux, la déclamation exagérée de quelques-uns de nos acteurs, s’écrierait de tous côtés, les Montfleuri, les Beauchateau, les Hauteroches, les De Villiers ne sont pas morts !
L’auteur de la comédie des Philosophes et du poème de la Dunciade, dit, dans ses mémoires littéraires :
« Molière abusa un peu de la vengeance. »
L’auteur de L’Écossaise donne à L’Impromptu de Versailles le nom de satire outrée et cruelle ; il ajoute :
« Boursault y est nommé par son nom, la licence de
l’ancienne comédie grecque n’allait pas plus loin ; il eût été de la bienséance et
de l’honnêteté publique de supprimer la satire de Boursault et
celle de Molière. »
Nous répondrons : si Devisé, Boursault, et tous ceux que Molière a sacrifiés à la risée publique, n’ont pas été les premiers à l’attaquer, point de doute qu’il ne faille le blâmer ; mais point de doute, si ces messieurs lui ont porté les premiers coups, qu’il ne faille le louer d’en avoir fait un exemple : on crie haro sur un misérable que la faim force à vous enlever votre bourse, et par une délicatesse mal entendue, on ne tomberait pas à bras raccourci sur ces lâches, qui, guidés par le plus vil des sentiments, par la jalousie, cherchent à ravir à un auteur ses trésors les plus précieux, l’honneur, la gloire et l’estime publique ? Loin de nous une idée aussi fausse, et d’autant plus dangereuse, qu’elle semble promettre l’impunité à tous les frelons de la littérature !
Courage, Molière ! nous aurons à te louer bien davantage, lorsque tu auras réduit au silence le Héros des ruelles, le dispensateur des petites réputations, l’ennemi de tous les écrivains illustres de son siècle, M. Trissotin, puisqu’il faut le nommer.
Un mot sur le protecteur de la pièce. Nous venons de voir dans la pièce même, qu’elle parut d’une manière marquée, sous les auspices de Louis XIV, et l’Histoire des théâtres dit en propres termes :
« Ce roi qui venait de se déclarer le protecteur de Molière, fut indigné qu’à l’occasion de L’École des femmes, dont ce monarque, ami des arts, sentait toutes les beautés, on se fût permis, contre l’auteur, des personnalités ; ce prince prit les intérêts de Molière si fort à cœur, qu’il lui ordonna de se venger ; et c’est à cet ordre que L’Impromptu de Versailles dut sa naissance. »
Nous voilà, le lecteur et moi, fort embarrassés pour décider si sa majesté ordonna à Molière de se venger, par estime pour lui, ou parce qu’elle fut indignée que les critiques osassent se déchaîner contre une pièce dont elle avait fait l’éloge.
Nous serons de ce dernier sentiment, si nous ne consultons que la marche du cœur humain, et si nous nous rapprochons du temps où le prince, si digne à tous égards que son règne fût celui du génie, permettait que La Fontaine vécût aux dépens de ses amis, pour avoir dit :
Notre ennemi, c’est notre maître,Je vous le dis en bon français.
Tranchons le différend ; Louis XIV, pour l’intérêt de sa grandeur, de son amour-propre, et surtout pour la gloire de son protégé, n’eût-il pas mieux fait de ne pas permettre que sur le théâtre même de la cour, il annonçât un ordre positif du monarque ? Dès ce moment, les ennemis de Molière ne parurent pas terrassés par le mérite de son ouvrage, mais par la toute-puissance.
Remarquons, en finissant l’article de L’Impromptu de Versailles, que Molière a fait voir dans cet ouvrage un mérite bien rare, celui de parler de soi avec courage, avec noblesse ; sans fausse modestie et sans orgueil.
Année 1664.
Le Mariage forcé ; La Princesse d’Élide.
La protection de Louis XIV imposa silence aux beaux esprits jaloux de Molière, mais ne fit pas taire les comédiens de l’Hôtel de Bourgogne, trop piqués des railleries répandues contre eux dans La Critique de l’École des femmes et dans L’Impromptu de Versailles. Aussi Montfleury, leur camarade, fit jouer bien vite L’Impromptu de l’Hôtel de Condé ; il y critiqua Molière sur le peu de talent qu’il avait pour jouer la tragédie38.
…………………… Il vient, le nez au vent,Les pieds en parenthèse, et l’épaule en avant,Sa perruque qui suit le côté qu’il avance,Plus pleine de lauriers qu’un jambon de Mayence,Les mains sur les côtés, d’un air peu négligé,La tête sur le dos, comme un mulet chargé,Les yeux fort égarés, puis débitant ses rôles,D’un hoquet éternel, sépare ses paroles.
Voilà, dès ce moment, la guerre déclarée entre les deux troupes ! mais les auteurs tragiques prennent le parti des comédiens, qui, malgré leur prononciation ampoulée et emphatique, font applaudir leurs vers ; ils leur confient de préférence leurs ouvrages.
Molière se rappelle qu’un jeune poète lui a naguère communiqué une pièce intitulée, Théagène et Chariclée, mauvaise, à la vérité, mais annonçant les plus heureuses dispositions : il le fait chercher, lui donne le plan des Frères ennemis, de cette même tragédie, vraisemblablement, qu’il avait fait jouer sans succès à Bordeaux, si l’on en croit M. de Montesquieu ; il l’invite à lui en apporter un acte par semaine, lui reproche amicalement d’avoir dérobé quelques tirades à Rotrou, l’aide dans son travail, fait jouer la pièce avec grand soin, contribue de tout son pouvoir à sa réussite, et fait présent à l’auteur de cent louis. Triomphe, Melpomène ! ce jeune poète est Racine.
Tant de bons procédés auraient dû attacher pour toujours l’auteur des Frères ennemis à Molière ; et l’acteur, dont celui-ci va former les mœurs et les talents, n’aurait pu que rendre cette union plus durable, plus utile.
Baron, âgé pour lors de neuf à dix ans, était dans la troupe de la Raisin, à qui Molière venait de prêter sa salle par humanité : il vit le jeune comédien, devina son talent, l’invita à souper, et le fit coucher chez lui : qu’on se figure la surprise de cet enfant quand, à son réveil, on lui apporta un habit magnifique ; il crut être bercé par un songe agréable, surtout lorsque Molière lui fit présent de six louis, en lui recommandant de ne les dépenser qu’à ses plaisirs, et qu’il lui montra l’ordre par lequel le roi lui permettait de quitter la troupe de la Raisin pour entrer dans celle de son bienfaiteur.
La Raisin, instruite de son infortune, court furieuse chez Molière et le menace, le pistolet à la main, de lui brûler la cervelle, s’il ne lui rend son acteur ; Molière dit tranquillement à son domestique de faire sortir cette femme ; elle tombe à ses genoux, en le suppliant de permettre que Baron joue encore trois jours avec ses petits camarades ; ce bienfait assure sa fortune, dit-elle ; — non seulement trois jours, répond Molière, mais huit.
Dès ce moment, Molière regarda Baron comme son enfant, il l’avait sans cesse avec lui, et ne manquait pas une occasion de donner à son élève quelque leçon utile, témoin cette anecdote.
Molière et Chapelle, voulant profiter d’un beau jour pour aller à
Auteuil, entrent dans un batelet où était déjà un Minime. On part, on
cause, la conversation tombe sur les divers systèmes des philosophes ; Chapelle est pour Gassendi, Molière est pour Descartes ; et chacun d’eux, afin de ranger le moine de son parti s’écriait :
n’est-il pas vrai, mon révérend père ? n’êtes-vous pas de mon
avis, mon révérend père ? demandez au révérend père
. À quoi le révérend
père répondait par un prudent hom hom, qui, flattant ou piquant tour à
tour les deux adversaires, les animait
l’un contre l’autre ; et les deux
philosophes, déjà bien échauffés, bien enroués, redoublaient d’efforts pour séduire leur
juge, lorsqu’il demanda qu’on le mît à terre devant le couvent des
Bons-Hommes, et alla modestement prendre sa besace sous les jambes du batelier. Chapelle était furieux d’avoir pris un frère quêteur pour un savant ;
Molière, mettant à profit sa méprise, dit gravement à Baron :
« Voyez, petit garçon, ce que fait le silence, quand il est observé avec
conduite. »
Nous avons vu notre auteur ne donner, l’année dernière, que des ouvrages destinés à sa justification, plaignons-le d’être forcé à sacrifier celle-ci à ce qu’on appelle vulgairement des pièces de commande ; genre de travail d’autant plus désagréable qu’il resserre le génie dans les entraves les plus étroites. Le Mariage forcé a été ordonné et fait pour un ballet où le roi dansa dans une fête intitulée Les Plaisirs de l’île enchantée, et qui dura sept jours. La Princesse d’Élide fit l’amusement de la seconde journée ; Les Fâcheux reparurent dans la cinquième ; le soir de la sixième, on essaya les trois premiers actes du Tartuffe ; et le dernier jour, la comédie du Mariage forcé fut représentée, non comme nouveauté, ainsi qu’on l’a prétendu, mais comme ayant amusé la cour quelques mois auparavant.
Le Mariage forcé.
Cette bagatelle fut d’abord jouée au Louvre, en trois actes, avec des intermèdes, les 29 et 31 janvier, intitulée alors Ballet du roi. Représentée le 15 février suivant, sur le théâtre du Palais-Royal, en trois actes, et sans intermèdes, elle prit le titre qu’elle porte à présent.
C’est à tort que divers éditeurs l’ont imprimée après La Princesse d’Élide ; c’est encore à tort qu’on la suppose faite d’après une aventure arrivée au comte de Grammont, en Angleterre39. C’est Arlequin, faux brave qui a fourni la première idée de cette comédie.
Précis du canevas.
Arlequin prétend que personne ne peut résister à son adresse, à sa bravoure ; le parent d’une fille qu’il a séduite lui donne des coups de bâton, et lui propose ensuite de se battre pour se venger de l’insulte, ou d’épouser bien vite ; il prend bravement le dernier parti.
Lisez la pièce de Molière.
De l’imitation.
Dans la pièce française, Sganarelle ne se vante pas d’être brave comme Arlequin, et voilà pourquoi les coups de bâton doivent paraître moins plaisants que dans le canevas italien, très sec, très insipide d’ailleurs.
La scène de Pancrace et de Sganarelle est en partie imitée d’une autre scène, que les comédiens italiens font entrer dans tous leurs canevas. En donner le précis, c’est prouver que Molière a bien fait de ne pas la prendre en entier.
Arlequin et un Docteur très bavard se disputent sur cette question, la forme est-elle avant la matière ? le Docteur accorde le pas à la matière, Arlequin soutient le contraire, et le prouve en racontant qu’un cordonnier lui ayant cassé la tête d’un coup de forme, la matière ne vint que longtemps après.
Dans la scène xiv, Sganarelle refuse d’épouser,
« parce qu’il veut imiter son père et tous ceux de sa race qui ne se sont jamais
voulu marier »
. Malleville avait dit :
Résous-toi d’imiter ton père,Tu ne te marieras jamais.
Sentiment sur la pièce.
Le titre. — Défectueux, en ce qu’il annonce trop le dénouement.
Le genre. — On remarque dans cet ouvrage, dit Voltaire, plus de bouffonnerie que d’art ; et d’après son jugement, toujours peu sûr quand il s’agit de comédie, plusieurs personnes regardent la pièce comme une farce presqu’indigne de Molière. Mais nous la traiterons plus favorablement, n’eût-elle que le mérite de verser à grands flots le ridicule sur le pédantisme de la fausse philosophie, et sur le jargon vide de sens qui régnait dans nos écoles.
Le dénouement. — Qu’on se peigne, avant de prononcer, l’imprudent
Sganarelle bien sûr d’avoir fait un mauvais choix, forcé à coups
de bâton d’épouser la femme qui doit empoisonner ses jours ; accablé par la joie de
son beau-père, qui, en lui remettant son épouse, s’écrie :
loué
soit le ciel ! m’en voilà débarrassé.
Qu’on se représente surtout le
malheureux époux obligé de quitter la scène sans pouvoir, sans oser proférer une
parole ; et qu’on dise ensuite, si un dénouement pareil, outre qu’il est plaisant, ne
prémunit pas bien contre les démarches précipitées de la plupart des hommes en se
choisissant une compagne.
Lorsque la pièce fut jouée à la cour, des magiciens chantants déterminaient Sganarelle à rompre son mariage. Molière, en donnant l’ouvrage à Paris, leur substitua la demoiselle promise à Sganarelle et son amant, qui, se croyant seuls, font des projets bien plus propres à dégoûter du mariage que toutes les prédictions de l’enfer.
De la tradition.
Le rôle d’Alcidas exige quelques soins.
Alcidas parlant d’un ton doucereux
, dit Molière ;
par cette courte note, il prescrit à l’acteur de parler d’un ton doucereux, en
proposant à Sganarelle de se couper la gorge avec lui, même en lui
proposant des coups de bâton, et il sentait le plaisant qui résulterait de cette
opposition du ton avec l’action ; mais Molière
aurait dû pousser la précaution plus loin, et ajouter :
Alcidas,
en parlant d’un ton doucereux
, ne prendra pas un air insultant ;
Alcidas, en parlant d’un ton doucereux
, ne se
donnera pas l’allure d’un spadassin ;
Alcidas, en parlant d’un ton
doucereux
, n’imitera pas les bateleurs de la foire, et ne secouera
pas le manteau de Sganarelle après l’avoir frappé ;
Alcidas…
: que de notes n’aurait pas dû ajouter Molière,
pour nous procurer le plaisir de voir bien jouer ce petit rôle ! Bellecour en tirait grand parti, cet acteur avait le talent de faire valoir
ceux que ses camarades dédaignaient, et ses camarades s’en vengeaient, en l’appelant
un comédien de forme.
La Princesse d’Élide.
Cette comédie-ballet fut jouée à Versailles, le 8 mai, et sur le théâtre du Palais-Royal, le 9 octobre suivant.
Pressé par les ordres du roi, Molière n’eut le temps de versifier sa pièce que jusqu’à la moitié de la première scène du second acte ; c’est, dit-on, pour faire sa cour aux deux reines, espagnoles de naissance, qu’il prit son sujet dans le théâtre de leur nation.
La Princesse d’Élide est imité d’El Desden con el Desden, Dédain pour Dédain, comedia famosa d’Agostino Moreto.
Extrait de la pièce espagnole.
Diane n’aime que la chasse, et fait le désespoir de deux princes épris de ses charmes ; un troisième, nommé Carlos, entreprend de venger l’amour, en feignant de ne pas remarquer la beauté de la princesse, qui, de son côté, piquée de l’indifférence de Carlos, veut le soumettre à ses lois.
L’usage, dans la plupart des fêtes qu’on donne à Barcelone, est de tirer au sort des rubans ; le cavalier qui a la couleur d’une dame, est obligé de lui dire des douceurs, et la dame ne peut se dispenser d’y répondre ; l’on se doute que, grâce aux soins de la princesse, Carlos a un ruban semblable au sien ; il en profite avec tant de vivacité que Diane, satisfaite, croit pouvoir reprendre toute sa fierté, lorsqu’il déclare froidement ne s’être efforcé de paraître tendre que pour céder aux lois de la fête.
La princesse, piquée, donnerait sa couronne pour voir Carlos mourir d’amour ; elle espère le toucher par la douceur enchanteresse de sa voix ; son cœur, le dépit et l’espoir lui dictent les chansons les plus tendres ; pas un son, pas un mot dont la mélodie, dont la délicatesse ne portent le trouble dans l’âme du prince ; il est prêt à convenir de sa défaite, mais il est retenu par son valet et la crainte de perdre le fruit de la plus cruelle des contraintes, et va se mêler à des musiciens qui affectent de chanter toutes les belles de la cour, sans prononcer le nom de Diane.
Elle est surprise qu’un sein de marbre puisse brûler ; convient, qu’ayant voulu enflammer Carlos, elle mérite d’être enflammée, parce que les incendiaires sont punis par le feu, et finit par épouser celui qui a su vaincre son dédain par le dédain.
Lisez la pièce de Molière.
Des imitations.
Nous n’avons pas cité les défauts de la pièce espagnole, parce que Molière les a tous évités ; mais a-t-il mis à profit les situations les plus intéressantes ? Je regrette la scène dans laquelle la princesse chante pour attendrir le cœur de Carlos ; je regrette la contrainte de l’amant, le plaisir secret qu’il goûte et les combats qu’il éprouve ; je regrette surtout cette fête galante, cette loterie ingénieuse que l’amour lui-même paraît avoir inventé pour faire les beaux jours de son empire.
Ce petit nombre de remarques nous dispense de nous étendre sur le mérite de la pièce et de ses différentes parties ; il est d’ailleurs bien embarrassant de juger un auteur sur des ouvrages plus commandés par les événements ou des ordres supérieurs que par son génie.
Année 1665.
Dom Juan, ou le Festin de Pierre ; L’Amour médecin.
Molière, protégé par son roi, comblé de ses bienfaits, recherché par tout ce qu’il y avait d’hommes de bien à la cour, et par les véritables savants de la ville, généralement estimé pour la droiture de son cœur, la sûreté de son commerce, était cependant dévoré de chagrins, et coulait ses jours dans les amertumes d’un mariage mal assorti. Hélas ! nous l’avions prévu.
Sa femme réunissait les agréments qui peuvent engager un galant homme, à l’esprit nécessaire pour le fixer, et à la coquetterie la plus propre à le désespérer. Devenue l’épouse de Molière, plus vaine que fière de ce titre, elle se crut une grande dame, en prit le ton, les manières, la parure, et ne ferma plus l’oreille aux fleurettes du courtisan désœuvré. Son époux eut beau risquer quelques tendres représentations, elle se retrancha, comme tant d’autres, derrière ces grands mots : je n’ai rien à me reprocher, et ne daigna rien faire pour écarter les soupçons jaloux de son mari qui, le désespoir dans le cœur, prit le parti de se concentrer dans son cabinet, où il aurait pu dire :
Ici, je suis garçon ; là, je suis marié40 ;
et c’est dans son cabinet qu’il faut le suivre si nous voulons le voir heureux.
Molière donna, cette année, Le Festin de Pierre et L’Amour médecin. S’il paraît l’avoir moins consacrée à sa gloire qu’à sa tendre amitié pour ses camarades, et à sa reconnaissance pour son roi, rendons justice aux motifs qui ont dicté les deux pièces, mais sans renoncer au plaisir d’y trouver le grand homme.
Dom Juan, ou le Festin de Pierre.
Diverses imitations d’une comédie de Tirso de Molina enrichissaient depuis longtemps le théâtre italien, celui du Marais, et ruinaient la troupe de Molière en lui enlevant ses spectateurs. Elle le pressa de mettre à son tour, sur la scène, un sujet si propre à séduire le peuple ; et Molière ne pouvant résister aux sollicitations réitérées de ses camarades, fît paraître son Dom Juan, ou le Festin de Pierre, sur le théâtre du Palais-Royal, le 15 février.
L’ouvrage ne réussit pas : la cabale la plus formidable s’éleva contre lui, et les faux dévots, qu’alarmaient déjà les trois premiers actes du Tartuffe, empruntèrent le nom d’un sieur de Rochemont, pour faire circuler un libelle abominable, dans lequel, après avoir généreusement avoué que Molière annonçait quelques talents pour la farce, quoiqu’il n’eût ni les rencontres de Gauthier Garguille, ni les impromptus de Turlupin, ni, etc., ils finissaient par le dénoncer comme un scélérat digne du supplice, et par invoquer les lois contre lui.
Molière, contraint de retirer sa pièce, n’osa même pas la faire imprimer. Thomas Corneille la mit en vers après la mort de l’auteur, et la fit donner sur le théâtre de Guénégaud, par la troupe formée en 1673, des débris de celle du Marais, et de celle du Palais-Royal ; alors la pièce attira un concours prodigieux de spectateurs ; les censeurs les plus austères applaudirent aux mêmes choses qui avaient excité leur indignation : la poésie de Thomas Corneille leur prêta des charmes, me dira-t-on ? disons plus vrai, Thomas n’était pas l’auteur du Tartuffe.
Les Italiens prétendent que Molière a fait son Festin de Pierre d’après leur Convié de Pierre, ils se trompent, c’est dans l’original espagnol qu’il a puisé son sujet. Ce monstre dramatique, plein de beautés et de défauts, est, comme nous l’avons dit, de Tirso de Molina ; en voici le précis :
El Bourlador de Sevilla, y Combidado de Piedra ;
Le Trompeur de
Séville, ou le Convié de Pierre.
La Scène est à Naples.
PREMIÈRE JOURNÉE.
Dom Juan, instruit que dom Octave doit passer la nuit avec la duchesse Isabelle, va prendre la place de l’amant favorisé ; la belle ne s’aperçoit de la tromperie qu’en reconduisant dom Juan, elle appelle ses gens ; il se sauve par la porte du jardin.
Je ferai grâce au lecteur d’une infinité de personnages et d’incidents ennuyeux qui n’ont aucun rapport avec la pièce de Molière.
La scène est maintenant en Castille, sur le bord de la mer. Dom Juan et son valet se débattent contre les flots ; la fille d’un pêcheur amène du secours, on les sauve ; dom Juan trouve la jeune fille jolie, lui jure de l’épouser, et l’entraîne dans un bosquet de roseaux, d’où elle sort en criant, au feu, à l’eau ; son âme brûle d’amour et du chagrin d’avoir été déshonorée.
SECONDE JOURNÉE.
Le marquis de la Mota doit avoir un tête-à-tête, pendant la nuit, avec dona Anna ; il fait confidence de son bonheur à dom Juan, celui-ci court chez dona Anna, qui, traitée comme Isabelle, ne s’aperçoit que fort tard de sa méprise, et veut qu’on tue le meurtrier de son honneur ; Gonzalo son père, accourt, mais, bien loin de remplir le projet de sa fille, il est tué.
Le père de dom Juan se trouve en Castille, je ne sais comment ; il fait des réprimandes à son fils, qui les reçoit très mal, et se mêle à une noce champêtre pour séduire la mariée.
TROISIÈME JOURNÉE.
Dom Juan s’introduit dans la chambre de la jeune épouse, lui dit que son mari lui a permis de prendre sa place, elle lui demande un serment, il consent, s’il ne dit pas vrai, à être tué par un mort.
La décoration laisse voir le tombeau de Gonzalo, surmonté de sa statue ; dom Juan la prie à dîner, elle s’y rend, l’invite à son tour à souper dans sa chapelle, le fait servir par des lutins, l’embrasse ensuite, et dom Juan tombe mort après avoir demandé inutilement un prêtre et l’absolution.
Lisez la pièce de Molière.
Sentiment sur la pièce.
Essayons, pour varier notre travail, de juger ici en même temps la pièce et les imitations.
Le genre. — De caractère ; et peut-être il n’en est pas au théâtre de plus fortement dessiné que celui de Dom Juan.
Le titre. — Ceux de la comédie espagnole annoncent, l’un le caractère du principal personnage, l’autre ce qui doit se passer de plus merveilleux : dans la pièce française, le premier ne nous apprend que le nom d’un personnage, et le second ne promet pas, comme l’Espagnol, un Convié qui sera de Pierre, mais un festin où assistera un homme nommé Pierre ; ce qui est bien moins piquant pour la curiosité.
Le caractère. — Infiniment plus beau, plus varié dans son genre, que celui de tous les scélérats, sans en excepter Lovelace, auquel il pourrait bien avoir servi de modèle.
La moralité. — Mercier ne l’a sans doute pas saisie, puisque, d’après lui, l’athée est encore un sujet à traiter, etc.
Le dénouement. — Bien propre à frapper un peuple superstitieux, aussi la scène se passe-t-elle en Sicile.
Quels sont, va-t-on me demander, les traits dignes d’être distingués dans l’ouvrage français ? La scène de M. Dimanche, le gros bon sens de Sganarelle, l’opposition d’un impie à grands systèmes, avec un valet ignorant par qui le premier est sans cesse confondu, et auquel, pour toute réponse, il est forcé de dire avec autorité : paix ; la naïveté des paysans, l’aimable simplicité des petites filles séduites, les leçons vigoureuses de dom Louis, la générosité des frères d’Elvire, enfin, le portrait si sublime de l’hypocrisie nous préparant d’avance à la perfection du Tartuffe.
Ces différentes beautés rendront toujours Le Festin de Pierre agréable aux gens de goût, même quand on le représenterait tel qu’il est sorti de la plume de Molière, et avant que Thomas Corneille eût mis la pièce en vers41.
De la tradition.
L’une de mes grandes surprises, c’est que tous les comédiens ne soient pas excellents. Il n’en est presque pas qui ne donnent de très bons conseils à ceux de leurs camarades qui ne jouent pas leur genre. Ceux-là n’auraient, ce me semble, qu’à s’en faire donner à leur tour par ceux-ci, avec la ferme résolution d’en profiter ; et, grâce à cet échange, les voilà parfaits les uns et les autres.
J’ai assisté, chez quelques actrices, à des soupers précieux pour un observateur. En se mettant à table, la maîtresse de la maison disait, avec une petite mine tout à fait agréable : mes amis, mes chers amis, soupons, je vous en prie, sans parler de comédie. — Tu as raison, ma toute belle, rien de plus maussade ; convenons cependant que le Festin n’a pas été mal rendu ce soir. — Sganarelle m’a fait plaisir, il n’a pas trop chargé. — Il a pourtant retourné la salade à pleines mains, et mordu à une cuisse de volaille, ayant de la servir à son maître. — Je souffre de voir des lazzis pareils sur la scène française. — Manie de courir après les applaudissements du parterre. — Et nos petites paysannes, comment les avez-vous trouvées avec leurs habits de soie ? — Bien ridicules, surtout celle qui affecte de porter une mouche sur le sourcil, à la même place où mademoiselle d’Angeville avait un signe. — Elle ne lui ressemblera jamais que par là. — Comme notre Elvire a été gauche dans la scène où elle essaye de ramener son amant ! — En revanche, comme elle a prêché pesamment pour le convertir ! — Convenez que si dom Louis n’a pas opéré cette conversion, ce n’est pas faute d’avoir crié. — Que veux-tu ? c’est son faible. — Dimanche a joué bien naturellement, j’ai cru voir un marchand de la rue Saint-Denis. — Oui, c’est dommage qu’il n’y ait pas de rue Saint-Denis en Sicile. — Molière, dans ce rôle, n’aurait-il pas oublié lui-même où il avait placé la scène ? — Affaire de costume, prenez celui de la Sicile, et tout sera réparé. — Tu en parles bien à ton aise, ma reine, et où en serait notre Dom Juan si on le forçait d’être fidèle au costume sicilien ? Que deviendrait le pompeux étalage de toute sa garde-robe ? Habits d’été, d’hiver, de printemps, de cour, de ville, de campagne, de deuil, tous ont pris l’air :
Montrez-nous des talents, et non pas des habits.
— Doucement, s’il vous plaît, mons. Crispin, n’en déplaise à votre vers pompeux ; nous avons grande obligation à Bellecour d’avoir tiré ce rôle de la poussière. Croirait-on que, Grandval n’ayant pas voulu le jouer, il était livré à Drouin ? — Ah ! mes camarades, comme ce rôle est beau, varié, nourri, taillé dans le grand, aussi est-il d’une difficulté ! — Bah ! — Bah ! tant qu’il te plaira ; il n’est certainement pas aisé d’avoir vingt genres de scélératesse sans révolter le spectateur. — Bah ! — Malheur au comédien qui ne les couvre pas du charme de la politesse, de la galanterie, de l’affabilité, de la bravoure ; et qui, par sa tournure, par son maintien, par son aisance, ne sait pas se parer de ce dangereux prestige qui entoure les grands au point de nous faire trouver leurs vices moins hideux ! en un mot, la grâce doit continuellement envelopper de ses formes la perfidie, la scélératesse de dom Juan. — Bah ! — Refuseras-tu à l’acteur dont nous parlons le talent d’être sur la scène comme dans son appartement, de la remplir à lui tout seul, ou de se trouver toujours sous la main de ses interlocuteurs, de jouer autant pour eux que pour lui, et de ne perdre jamais de vue l’ensemble d’un ouvrage ? — Bah !
Quelques jours après, l’on représenta Le Festin de Pierre ; une jeune personne qui n’avait rien dit durant notre souper joua le rôle d’Elvire à merveille, et l’homme aux bah ! qui s’avisa de faire Dom Juan, fut pitoyable d’un bout à l’autre. En vain chercha-t-il à s’emparer exclusivement de l’attention, lorsque ses camarades parlaient, en vain fit-il une ariette de chaque tirade, en vain sacrifia-t-il la pièce à la scène, la scène au vers, et toutes les bienséances au désir de produire de l’effet : il eut toujours l’air, le ton, la fausse fierté d’un petit maître subalterne, qui, après avoir fait des dettes, après avoir escaladé les murs d’un couvent, vient se cacher et faire de nouvelles fredaines dans le castel de son bon homme de père. Le roué de coterie remplace le corrupteur de cour ; le poltron révolté contre le ciel remplace l’athée, et par cette métamorphose l’on ne conçoit plus ce que les femmes, victimes de sa débauche, ont pu lui trouver de si séduisant ; par quelle raison son valet n’ose le quitter ; pourquoi son père ne le fait pas jeter dans le fond d’un cachot ; et à quel propos le ciel lui fait l’honneur d’accumuler, pour le punir, miracle sur miracle : enfin, la pièce, rapetissée à la taille de l’acteur, n’a plus un grand caractère.
L’Amour médecin.
Dans le mois d’août de la même année, Louis XIV, satisfait des efforts que faisait, pour lui plaire, la troupe de Molière, voulut la fixer tout à fait à son service, en lui accordant une pension de 7 000 livres, et le titre de troupe du roi.
Qu’on juge de l’empressement avec lequel Molière dut obéir aux ordres de son bienfaiteur, lorsque, peu de temps après, ce prince voulut donner à la cour un nouveau divertissement ! aussi l’Amour médecin fut-il proposé, fait, appris, et représenté en cinq jours.
Il y a grande apparence que Molière, avant de travailler à sa pièce, communiqua son sujet au roi ; sans cela aurait-il couru le risque de lui déplaire en mettant en scène ses quatre premiers médecins, et en les accablant des traits de la raillerie la plus fine, mais la plus amère ? La peine qu’il se donna de déguiser leurs noms ne fit que prêter de nouvelles forces à la malignité, puisqu’il leur en donna qui, tirés du grec, marquaient le caractère, les défauts, les ridicules de chacune de ses victimes. Le satirique Boileau l’aida dans le choix de ces noms, voilà des messieurs en bonnes mains.
Les quatre médecins de la cour étaient Desfougerais 42, Esprit 43, Guenant 44, Dacquin 45. On ignore quel est le cinquième joué dans la pièce. Molière l’appelle Fillerin : ce nom, composé de deux mots grecs, et qui signifie ami de la mort, se rapporte très bien à ce que le personnage dit lui-même :
Ceux qui sont morts sont morts, et j’ai de quoi me passer des vivants.
Il serait plaisant que sous ce nom de Fillerin, Molière eût personnifié la faculté entière.
L’Amour médecin fut donné sans succès à Versailles, le 15 septembre, et réussit à Paris, le 22. Nous trouverons dans l’ouvrage, des choses qui paraissent imitées d’une pièce italienne intitulée, Il Medico volante, le Médecin volant, du Pédant joué de Cyrano et du Phormion de Térence. Contentons-nous d’indiquer les endroits de ces trois pièces qu’on pourra reconnaître dans celle de notre auteur.
Le Médecin volant.
Arlequin, déguisé en médecin, sert les amours de son maître avec Eularia, qui feint d’être malade, et, pour connaître le genre de sa maladie, il tâte le pouls de Pantalon, à cause, dit-il, de la sympathie qu’il doit y avoir entre un père et sa fille.
Le Phormion.
Demiphon, voulant faire casser un mariage contracté par son fils, rassemble quatre avocats, et les consulte, ils sont tous d’un avis si différent, qu’à la fin de la consultation, Demiphon s’écrie : me voilà beaucoup plus incertain que je ne l’étais.
Le Pédant joué.
Genevotte est aimée de Granger et de son fils ; ce dernier est préféré, mais Granger père ne veut pas consentir à l’union des amants ; ils lui proposent de représenter une pièce comique, il y consent, et signe leur contrat de mariage, en croyant ne faire qu’un dénouement de comédie.
Lisez la pièce de Molière.
Sentiment sur la pièce et ses imitations.
Molière doit à la pièce italienne l’idée comique de faire tâter le pouls d’un père pour connaître la maladie de sa fille, il lui doit aussi le déguisement d’un de ses personnages en médecin, mais remarquons qu’ici c’est le maître lui-même, et non le valet, qui prend l’habit de docteur pour s’introduire auprès de celle qu’il aime ; et avec ce changement seul, toutes les scènes amenées par le déguisement deviennent bien plus intéressantes.
La scène où Sganarelle consulte quatre médecins sur la maladie de sa fille est évidemment calquée sur celle où Demiphon consulte quatre avocats, mais, les hommes tenant plus à la vie qu’au gain d’un procès, le comique et la moralité de la scène française croissent avec l’importance de l’objet, et par le choix des charlatans mis en action.
Le dénouement de Molière et celui de Cyrano se ressemblent beaucoup, cependant le dernier est mauvais, le premier est bon, et cela parce que Granger, qui connaît son fils pour son rival, doit se défier de lui et ne pas signer aveuglément le contrat qu’il lui présente ; et que Sganarelle est loin de penser que le faux médecin soit l’amant de sa fille.
Dans l’acte II, scène ire
, Lisette
avance que, « par bonnes raisons, il ne faut jamais dire, une telle personne
est morte d’une fièvre ou d’une fluxion de poitrine ; mais elle est morte de quatre
médecins et de deux apothicaires »
. Pline, dans son Histoire naturelle, cite cette épitaphe :
Turbâ se medicorum, periisse.
D’après ce que nous venons de voir, voilà encore une comédie qui, grâce à quelques larcins de bonne prise, puisqu’ils sont embellis et bien encadrés, mérite une place distinguée parmi les meilleures petites pièces.
Année 1666.
Le Misanthrope ; Le Médecin malgré lui ; Mélicerte ; La Pastorale comique.
Nous devons cette année quatre nouveautés à Molière, Le Misanthrope, Le Médecin malgré lui, Mélicerte et La Pastorale comique ; mais quelle différence ! Thalie a dicté l’une à visage découvert, dans la crainte que la finesse de ses traits, de son sourire, de sa malignité, n’échappât à son favori ; pour inspirer l’autre, elle a pris son masque le plus grotesque ; quant aux deux dernières, la Muse comique semble n’y être pour rien, aussi n’ont-elles vu le jour qu’à Saint-Germain, où elles moururent presque en naissant, malgré quelques jolis vers noyés dans beaucoup de fadeurs et de flatteries exagérées. Occupons-nous d’abord de la pièce qui ne mourra jamais.
Le Misanthrope.
Molière, apprends-nous par quel art inconcevable tu sus forcer tes rivaux à te prodiguer publiquement des éloges, et à suivre en cela l’exemple même de Devisé, qui, pour faire oublier ses torts envers toi, imprima à la suite du Misanthrope, une apologie très étendue de ce chef-d’œuvre ; il fut donné sur le théâtre du Palais-Royal, le 4 juin.
La première représentation fut orageuse ; « le public ayant prodigué les plus
vils applaudissements au sonnet de l’homme de cour, fut piqué, dit-on, lorsqu’on lui
prouva qu’il avait applaudi des sottises, prit de l’humeur, et la pièce s’en
ressentit »
. Ajoutons que le spectateur n’était pas encore à la hauteur de
l’ouvrage.
Lisez la pièce de Molière.
Des imitations.
La
chute jolie, amoureuse, admirable
, que le
complaisant Philinte admire dans le
sonnet, pourrait bien avoir été
dérobée aux Espagnols, j’ai trouvé dans leur Convié de Pierre,
El que un ben gozart esperaQuanta espera desespera.
Celui qui espère jouir d’un bien, désespère tout le temps qu’il espère.
Les deux vers espagnols et les suivants n’ont-ils pas un air de famille ?
Belle Philis, on désespèreAlors qu’on espère toujours.
Acte II, scène v, Éliante dit :
L’amour, pour l’ordinaire, est peu fait à ces lois.
Ce vers et tous ceux de la tirade, faisaient partie d’une imitation libre de Lucrèce, que Molière avait commencée et qu’il jeta au feu, lorsque, dans une épître qui lui est adressée, Boileau eut dit :
Et toujours mécontent de ce qu’il vient de faire,Il plaît à tout le monde et ne saurait se plaire.
Même acte, scène vii, Alceste s’écrie :
Hors qu’un commandement exprès du roi ne viennePour trouver bons les vers dont on se met en peine,Je soutiendrai toujours, morbleu, qu’ils sont mauvais,Et qu’un homme est pendable après les avoir faits.
Ce trait paraît imité de Malherbe, qui,
consulté par
un jeune homme, lui dit : « avez-vous l’alternative de faire ces vers ou d’être
pendu ? À moins de cela, vous ne devez pas exposer votre réputation, en produisant
une pièce si ridicule »
.
Sentiment sur la pièce.
Le genre. — De caractère.
Le titre. — Simple, précis, fixant l’esprit du spectateur sur le personnage principal, mais remplira-t-il l’idée que jusqu’alors on avait eue de la misanthropie46 ?
Le lieu de la scène. — Bien choisi ; où peut-on amener des originaux de tout âge, de tout sexe, plus naturellement que chez une coquette du grand monde ?
L’exposition. — Bonne, très bonne, puisque dès les premiers vers, Alceste se peint par ses discours, par ses actions, qu’il a pour interlocuteur un homme d’un caractère en opposition avec le sien, et qu’avant la fin du premier acte, composé de trois scènes, on connaît déjà, non seulement les personnages qui doivent mettre en jeu les ressorts principaux, mais leurs qualités, leurs ridicules.
L’action. — Moins vive que dans les autres chefs-d’œuvre de Molière, le nœud moins serré, les incidents moins multipliés ; mais en revanche, combien d’autres beautés !
Le dialogue. — Coupé lorsqu’il le faut, non interrompu quand la situation ou le caractère des interlocuteurs l’exige, mais toujours rapide et toujours marchant au but.
Le style 47. — Plusieurs personnes ont dit que Molière, bien loin de ses premiers essais, avait pris dans cette pièce le style d’Aristophane ; d’autres, que c’était celui de Térence ; disons mieux, il a le sien, ou plutôt celui de chacun de ses personnages, de son caractère et de la situation dans laquelle il se trouve.
Les scènes. — Moins animées par la rapidité de l’action, que par le charme d’une conversation fine, délicate, pleine de sel et d’épigrammes mordantes, mais sans âcreté.
Le caractère principal. — Molière a le mérite d’avoir choisi pour son premier rôle un caractère de tous les temps et de tous les pays, mais n’en a-t-il pas rétréci l’effet, en ne lui donnant que des nuances propres à n’être senties qu’en France seulement ? Il n’est pas de nation qui n’ait sur son théâtre un Misanthrope peint à plus grands traits que le nôtre.
Les caractères accessoires. — Molière n’ayant pas donné à son Alceste des couleurs assez fortes, pour qu’il pût être l’unique objet d’une pièce en cinq actes, le met en opposition avec une prude, un bel esprit, quelques petits maîtres de cour, l’indulgent Philinte ; et surtout avec la coquette Célimène ; et ces divers caractères lui donnent occasion de développer le sien.
Le dénouement. — Celui d’une pièce à caractère pour être bon, doit, comme celui d’une pièce d’intrigue, être amené et fait par le principal personnage ; regarde-t-on comme la catastrophe de cette comédie, le moment où Célimène et Alceste se quittent ? En ce cas ce dénouement n’est pas bon, puisqu’Alceste, loin d’amener la rupture, veut au contraire s’enterrer à la campagne, avec sa perfide, et qu’elle le refuse ; le personnage vertueux serait donc puni : dira-t-on que la pièce est dénouée par le mariage de Philinte et d’Éliante ? Dénouement encore plus défectueux, car le spectateur s’intéresse très peu au sort des personnages les moins utiles à l’action, toute faible qu’elle est.
Le but moral. — Je vois bien celui que s’est proposé l’auteur, en
faisant couvrir de mépris une coquette, en persiflant une prude, en tournant en
ridicule un bel esprit de cour ; mais, que nous apprend Alceste ?
Que même la vertu doit avoir l’aménité pour compagne ; et cette moralité,
ainsi que les beautés de la pièce, ne sont certainement pas à la portée de tout le
monde, aussi la multitude préféra-t-elle longtemps Jodelet, maître et
valet, et Dom Japhet d’Arménie, au Misanthrope ; mais que penser de Racine
48, quand
nous lisons dans l’abbé du Bos : « Despréaux, après avoir vu la troisième représentation du Misanthrope, soutint à Racine, qui n’était pas fâché du
danger où la réputation de Molière semblait être exposée, que cette comédie aurait
bientôt un succès éclatant. »
De la tradition.
Tous les rôles de cette pièce offrent, dans leur ensemble et leurs détails, tant de beautés à rendre, tant de nuances à saisir, qu’il est très difficile, sans doute, qu’un comédien les saisisse et les rende toutes avec la même force, avec la même délicatesse ; mais au moins devrait-il s’attacher à l’essentiel, au fond du caractère qu’il représente.
Si je jouais le rôle d’Alceste, je me rappellerais que Grandval, dès son premier pas
sur la scène, se trouvait en
action, et son moyen le voici. Il ne traversait pas froidement le théâtre pour aller,
à l’autre extrémité, se jeter dans un fauteuil, il le trouvait sous sa main, au bord
de la coulisse, le poussait brusquement jusque sur l’avant-scène, s’y précipitait avec
humeur, et ce seul hémistiche,
laissez-moi je vous
prie
, ainsi préparé, annonçait déjà son caractère.
Continuons ; si je jouais ce rôle, et que, séduit par l’exemple, je crusse le bien remplir en m’y montrant impatient, bourru, même brutal, les mille et mille détours employés pour faire sentir à Oronte que son sonnet est mauvais ne cessent-ils pas d’être vraisemblables ? Si, d’un autre côté, je substitue la gentillesse, la fadeur, à la loyale et franche galanterie qui fait la beauté de mon rôle, et si je prends un ton mielleux en disant à Célimène :
Oui, je voudrais qu’aucun ne vous trouvât aimable,Que vous fussiez réduite en un sort misérable ;Que le ciel, en naissant, ne vous eût donné rien,Que vous n’eussiez, ni rang, ni naissance, ni bien, etc.,
ces vers, si pleins de sentiment, ne deviennent-ils pas niais et ridicules ?
Grandval jouait parfaitement, dit-on, le rôle d’Alceste 49, et, cependant, je sais que, lorsqu’il reprochait à Célimène de ménager ses rivaux, et qu’elle lui disait en minaudant :
Dois-je prendre un bâton pour les mettre dehors,
il ne manquait pas de la parodier, et de lui répondre sur le même ton. Je demande aux vrais connaisseurs, si Grandval ne faisait pas le contresens le plus impardonnable ? peut-il entrer dans la tête d’un acteur versé dans son art, que la situation d’Alceste lui permette de plaisanter ? et que ce vers :
Non, ce n’est pas, madame, un bâton qu’il faut prendre,
ne doive pas être prononcé avec le ton le plus positif ?
J’ai communiqué cette réflexion à quelques admirateurs de Grandval, et ils ont fini par être de mon avis. Fier de ce triomphe, je jette le gant aux fanatiques admirateurs de l’Alceste qui, non content de faire la faute dont nous venons de parler, la double en parodiant, dans la même scène, la façon de rire et le ton de fausset de Clitandre son rival.
Si je jouais le rôle d’Acaste, je me rappellerais que le marquis de Regnard, dans Le Joueur, se vante, comme moi, d’avoir la taille fine, les dents belles, et je me garderais bien de pirouetter comme lui, de crainte qu’un censeur judicieux ne s’écriât :
Allons, saute marquis !
Si je jouais le rôle de Clitandre, je me dirais, Molière veut que ma façon de rire et mon ton de fausset soient ridicules, mais de manière à faire rire la bonne compagnie, et non les partisans, les admirateurs de Polichinel.
Si je jouais le rôle de l’Homme au sonnet, je voudrais étaler tout le ridicule d’un bel esprit, sans qu’on pût me confondre avec les pédants, tels que les Vadius ou les Trissotin 50.
Si je jouais le rôle de Philinte, je serais l’ami, non le complaisant d’Alceste, et mon ton lui dirait avec fierté, mais sans orgueil,
Mon flegme est philosophe autant que votre bile ;
En philosophant avec mon ami, je ne prendrais pas un ton moqueur ; et, dans la scène où la coquette et les deux marquis rient de sa brusquerie, je ne frapperais pas, à plusieurs reprises, sur mon front, comme pour leur dire qu’Alceste a le cerveau blessé.
Tout cela est incroyable, va-t-on me dire ! d’accord, je ne le croyais pas, moi, en le voyant ; mais, forcé de demander à mes voisins si je ne me trompais pas, je ne fus que trop convaincu51.
Si je jouais le rôle de Dubois, je sentirais que le
caractère de mon maître n’a pas dû m’accoutumer aux pasquinades ; que la peur de le
voir arrêter elle désir de le suivre peuvent bien m’avoir fait endosser à la hâte un
habit de voyage ; mais que, certainement, je n’ai pas cru marcher plus vite en prenant
des bottes fortes, et que Molière, en notant en toutes lettres,
Dubois, après avoir longtemps cherché le billet
, n’a pas voulu que
je fisse la burlesque revue de vingt chiffons de papier52, que je cherchasse, comme Armand, le
redoutable billet dans ma botte, et que ces mauvais lazzis achevassent de faire
remarquer combien le ton de cette scène est étranger à celui de la pièce53.
Si je jouais le rôle d’Arsinoé, je me garderais de rendre ma scène avec Alceste, comme celle que je viens d’avoir avec Célimène ; dans celle-ci, je ne suis que prude et jalouse ; dans l’autre, plus difficile à rendre avec bienséance, je dois être aux yeux du public tout ce que Célimène m’a reproché, et je le prouve, puisque je fais des avances à son amant ; avances qui paraissent révoltantes quand l’actrice, vêtue en vieille dame de paroisse, s’est avisée d’être constamment, non prude, mais dévote.
Enfin, si je joue le rôle de Célimène, j’observe d’abord que je suis ce qu’on appelait une coquette du grand monde, et non une bourgeoise qui tient cercle ; que je dois être mise noblement, et non comme une marchande de modes : si je descends ensuite avec Molière dans le cœur humain, j’y lis qu’il y a loin d’une coquette à une femme facile ; que la première, par système, se garde bien d’affranchir ses esclaves en les rendant heureux ; j’y vois que si mes regards, ma contenance assurée avec décence, ne démentent pas leur ton avantageux, mon personnage est non seulement tout à fait manqué, mais que je porte un coup mortel à tous ceux de la pièce : ma cousine Éliante aura tort de m’excuser ; la prude Arsinoé aura dit vrai ; le courroux des deux petits maîtres sera moins comique ; enfin, Alceste ne pourra, sans se dégrader, oublier mes torts et m’inviter à le suivre dans son désert ; disons plus, si je suis une femme perdue, je dois accepter sa proposition.
Plusieurs de mes lecteurs sont allés sans doute chez un certain petit espiègle, enfant gâté des Français, qu’on appelle le Vaudeville ; on y a vu avec satisfaction Scarron, mademoiselle Daubigné, Ninon, monsieur De Villarceau, avec les habits de leur temps ; qu’on juge par là du plaisir qu’on aurait si, dans le second acte du Misanthrope, les personnages qui composent le cercle de Célimène étaient parés de leur véritable costume ; et nos acteurs n’y perdraient certainement rien : ils pourraient exagérer leur fatuité, sans qu’il fût possible de les comparer aux originaux qu’ils représentent, et Alceste ne nous paraîtrait plus ridicule par cet antique ruban vert qu’une épingle attache mesquinement sur un habit à la moderne.
Le Médecin malgré lui.
Molière, voyant déserter son théâtre dès la troisième représentation du Misanthrope, sentit que le public, accoutumé à courir au spectacle pour s’amuser et non pour s’instruire, n’avait pu saisir les finesses d’une comédie moins propre à exciter la grosse joie qu’à faire sourire l’esprit, et que, sans brusquer son goût, il fallait insensiblement le familiariser avec ce nouveau genre de plaisir.
Que fait Molière ? il broche à la hâte Le Médecin malgré lui ; le donne avec la reprise du Misanthrope, que les comédiens découragés voulaient abandonner. Le spectateur, forcé d’écouter Alceste, pour rire ensuite avec le fagotier, sentit peu à peu tout le mérite du premier, et le philosophe moral lui parut enfin digne d’occuper la scène, sans le secours du bouffon.
Le Médecin malgré lui fut représenté sur le théâtre du Palais-Royal, le 9 août. Apprenons d’abord à nos lecteurs d’où Molière a tiré le fond de son sujet ; il paraît imité d’un fabliau intitulé Le Médecin de Brai ; mais je le crois plutôt pris dans un conte, Le Vilain Mire, titre que l’on donnait, en vieux langage, aux médecins de campagne.
Extrait du conte.
Il est dans un manuscrit du troisième siècle.
Un laboureur jaloux de sa femme, la battait tous les matins avant d’aller aux champs, espérant que sa tristesse et ses larmes écarteraient les soupirants. Deux courriers de la cour se présentent chez l’affligée, lui demandent si elle ne connaît pas un médecin assez habile pour guérir la fille du roi, fort incommodée d’une arête de poisson qui s’est engagée dans son gosier. La femme saisit vite l’occasion de se venger, indique son mari, avertit qu’il faut le battre pour le faire convenir de son savoir ; il nie, est rossé, avoue qu’il est un grand homme ; paraît devant la princesse, risque mille singeries, et les efforts que fait la malade pour rire la débarrassent de l’arête.
Lisez la pièce de Molière.
Des imitations.
Molière, après nous avoir dit, dans L’École des maris, en parlant des mauvais procédés de ces messieurs :
Et l’aigreur de la dame, à ces sortes d’outrages,Dont la plaint doucement le complaisant témoin,Est un champ à pousser les choses assez loin,
ne pouvait nous présenter un époux assez sot pour croire, qu’en maltraitant sa femme, il écarterait les soupirants. Sgnanarelle, aussi brutal que le mari du conte, est bien plus dans la nature, en rossant sa femme parce qu’elle l’ennuie de ses criailleries.
On a souvent écrit que M. Roze, de l’Académie, après avoir traduit en latin le couplet que chante Sganarelle, et qui finit par ces vers :
Ah ! bouteille, ma mie,Pourquoi vous videz-vous,
voulut embarrasser Molière, en lui soutenant qu’il l’avait imité d’une chanson latine ; il eût, je pense, été facile à notre auteur de prouver le contraire, en avouant qu’il en avait pris l’idée dans une comédie de Larivey. Une femme y chante :
Ma bouteille, si la saveur,De ce vin répond à l’odeur,Je prie Dieu et Sainte Hélène,Qu’ils te maintiennent toujours pleine.
Le Médecin malgré lui doit aussi beaucoup de choses au Medico Volante, dont nous avons déjà parlé. Dans la comédie italienne, Arlequin, sous l’habit de docteur, introduit son maître, en qualité d’élève en médecine, chez Eularia ; il demandé si les matières de la malade sont dures ou liquides ; il feint de refuser l’argent qu’on lui présente, et tend la main derrière le dos pour le recevoir ; enfin, il favorise l’enlèvement d’Eularia, et on veut le pendre ; mais Pantalon donne son consentement au ravisseur de sa fille, et tout est pardonné.
Molière, en tirant parti de tout cela, n’aurait-il pas mieux fait de laisser à l’auteur italien quelques questions un peu trop grossières pour des oreilles délicates ?
Voilà, je pense, la pièce suffisamment jugée, quand nous aurons ajouté que, parmi les farces de notre auteur, il n’en est point qui fasse, avec plus de franche gaieté, la satire des charlatans en fourrure, et que son genre de comique excuse presque un dénouement trop précipité. Voilà, disent bien des personnes, voilà une de ces pièces que Molière lisait à sa servante, et non ses chefs-d’œuvre. Pourquoi pas ? je demande si la bonne Laforêt n’aurait pas senti tout le piquant des conseils dont Célimène paie ceux d’Arsinoé ?
Mélicerte.
Cette pastorale, que l’impatience de Louis XIV ne permit pas d’achever, ne parut qu’en deux actes ; elle fit partie du Ballet des Muses, donné à Saint-Germain, le 2 décembre, composé par Benserade, et dansé par le roi.
La pièce est tirée de l’histoire de Timarète et de Sésostris.
Lisez la pièce de Molière.
La Pastorale comique.
Répétons encore une fois, et pour la dernière, que si la plupart des pièces commandées à notre auteur n’ont pas contribué à sa gloire littéraire, elles font du moins l’éloge de son cœur reconnaissant, mais sensible aux bienfaits ; il ne l’était pas moins aux railleries. Benserade s’en permit sur le peu de succès qu’avaient eu dans son ballet la Mélicerte et La Pastorale comique de Molière ; celui-ci, piqué, fit des vers à la louange du roi, représentant Neptune dans ce même ballet, et sut si bien imiter la manière de Benserade que les courtisans s’y trompèrent. L’académicien se défendit mal d’en être l’auteur, et repoussa faiblement les éloges ; alors Molière, qui avait déjà mis le roi dans sa confidence, laissa tomber le masque, se nomma, et le bel esprit de cour, ainsi que ses partisans, ne purent déguiser leur dépit.
Année 1667.
Le Sicilien ; Le Tartuffe, ou l’Imposteur.
Cette année vit naître et le meilleur modèle que nous ayons dans le genre gracieux, Le Sicilien, ou l’Amour peintre, et le chef-d’œuvre comique de tous les lieux, de tous les temps, Le Tartuffe. Molière y terrasse le plus dangereux et le plus exécrable des vices : aussi la protection de Louis XIV fut-elle à peine suffisante pour dérober l’auteur et l’ouvrage aux serres ensanglantées du monstre.
Le Sicilien, ou l’Amour peintre.
La reprise du Ballet des Muses ayant eu lieu à Saint-Germain, au mois de janvier, fournit à Molière l’occasion d’en retirer les Pastorales qu’il avait données l’année précédente, et dont il était aussi mécontent que ses amis ; il substitua, à ces deux ouvrages indignes de sa plume, Le Sicilien, ou l’Amour peintre.
Les courtisans applaudirent à l’échange ; mais il ne put le soumettre au jugement des Parisiens, que le 10 juin suivant.
Il s’était chargé du rôle de dom Pèdre, et sa poitrine, déjà très
affaiblie, le contraignit non seulement à mettre cet intervalle entre la représentation
de la cour et celle de la ville, mais encore à se condamner au lait, pour toute
nourriture : ce régime avait, disait-il, son agrément ; il le dispensait de se
mêler dans les disputes littéraires que Despréaux,
Chapelle, et le célèbre avocat Forcroy, ne cessaient d’avoir
durant tous leurs soupers. Un jour que ce dernier, si redoutable par la force de ses
poumons, voulut provoquer celui qu’ils n’appelaient plus que le contemplateur, le contemplateur se tourna vers Boileau, en lui
disant : « Que ferait la raison, avec un filet de voix, contre une gueule comme
celle-là ? »
Lisez la pièce de Molière.
Sentiment sur la pièce.
Nous ne prodiguerons pas d’éloges à Molière sur l’invention de son sujet. La sérénade que fait exécuter Adraste, le prétexte qu’il prend pour s’introduire auprès de sa maîtresse, le déguisement d’Hali en Turc, et le voile qui trompe dom Pèdre, sont des moyens bien souvent employés ; il suffit d’ouvrir le théâtre espagnol ou italien pour s’en convaincre.
Mais sachons gré à l’auteur d’avoir fait, avec des ressorts usés, une pièce qui indique un nouveau genre, le genre gracieux. Saint-Foix en a senti, en a su rendre tous les charmes ; mais la plupart de leurs imitateurs ne sont-ils pas tombés dans la fadeur, à force de vouloir être agréables ?
Ajoutons que Molière, à qui rien n’échappait, ouvrit, dans sa courte scène du Sénateur, la mine la plus féconde à tous les auteurs qui, depuis, ont mis sur la scène des robins petits-maîtres.
Mais que nous apprennent les modernes, après beaucoup d’efforts ? Rien que ce que Molière nous a fait voir ; un juge occupé des choses les plus frivoles, quand on l’entretient des affaires les plus sérieuses.
De la tradition.
Les décorateurs aussi, ont leur bonne, leur mauvaise tradition : je vois journellement les machinistes laisser sans façon Isidore dans la rue, pendant qu’on la peint ; et les comédiens, les spectateurs, sont assez peu galants pour ne pas s’en apercevoir.
Le Tartuffe, ou l’Imposteur.
Peut-être serait-ce ici le cas de s’écrier,
Qu’en dirons-nous grands dieux ! et par où commencer ?
Après la représentation des trois premiers actes de cette comédie, qui eut lieu, comme
nous l’avons dit, à la sixième journée des fêtes de Versailles, le 12 mai 1664,
« le roi la défendit pour le public, jusqu’à ce qu’elle fût achevée et examinée
par des gens capables de la juger avec discernement »
.
Ces trois premiers actes furent encore joués à Villers-Cotterêts, chez Monsieur, en présence du roi et des reines, le 24 septembre suivant.
La pièce entière parut ensuite au Rinci, chez M. le Prince, le 29 novembre de la même année, et le 9 novembre 1665.
Constamment applaudie sur ces divers théâtres, et à toutes les lectures que Molière en faisait chez les magistrats instruits, chez les prélats éclairés, chez la célèbre Ninon, il était sans doute bien surprenant que la défense de la jouer à Paris ne fût pas levée.
L’historique des persécutions suscitées contre l’ouvrage et son auteur, est si intéressant qu’il est essentiel de ne point en perdre une seule particularité ; mais comme Molière, dans sa préface et dans ses deux placets au roi, en a rendu compte plus plaisamment et avec plus d’énergie que ses commentateurs et ses historiens, c’est lui qui va parler.
Lisez la préface et le premier placet.
Molière ne fut pas trompé dans son espérance ; le roi permit verbalement la représentation du Tartuffe : il fut joué sur le théâtre du Palais-Royal, le 5 août 1667.
Quoi qu’en ait dit Riccoboni, Molière ne doit rien aux Italiens ; je l’ai prouvé dans mon Art de la Comédie : tout est à lui dans son chef-d’œuvre, si nous en exceptons l’idée, à la vérité bien précieuse, d’une seule scène prise dans une nouvelle du burlesque Scarron : elle est intitulée Les Hypocrites.
Précis de la nouvelle.
Un honnête homme veut démasquer un hypocrite, mais la populace tombe sur lui, alors le faux dévot feint de le défendre : « Mes frères, laissez-le en paix, pour l’amour du Seigneur ; je suis un méchant, je suis un pécheur… ; pensez-vous, parce que vous me voyez vêtu en homme de bien, que je n’aie pas été toute ma vie un larron, le scandale des autres et la perdition de moi-même ? vous vous êtes trompés. »
Après avoir dit ces paroles avec une fausse douceur, il s’alla jeter, avec un zèle encore plus faux, aux pieds de son ennemi, et les lui baisant, il lui demanda pardon.
Lisez la pièce de Molière.
Des imitations.
Nous avons vu ce que Molière a pris dans Les Hypocrites de Scarron ; mais nous ne pouvons disconvenir qu’il ne l’ait embelli par la manière dont il le place et dont il en tire parti : Tartuffe ne se borne pas à dissuader une populace sans réflexion ; il dissuade un père à qui son fils prouve évidemment qu’on a voulu le déshonorer, et Tartuffe réussit à faire retomber sur ce fils lui-même le blâme d’un rapport fondé sur des faits.
Orgon, pressé par son beau-frère, acte I,
scène vi
, de tenir la parole qu’il a donnée à Valère, veut éluder, et lui promet de faire
ce que le ciel
voudra
: dans Lo Hypocrito, comedia di messer Pietro
Aretino, l’Hypocrite affecte de citer sans cesse le ciel, la charité ; mais le
ce que le ciel
voudra
de Molière, a bien plus le mérite de l’à-propos. Molière, acte II, scène iii
, par ce vers :
Ah ! pour être dévot, je n’en suis pas moins homme,
n’a pas voulu parodier, comme le croit Bret, celui de Sertorius :
Ah ! pour être Romain, je n’en suis pas moins homme.
Notre auteur a pris, dans la huitième nouvelle de la troisième journée du Décaméron, non seulement l’idée du vers cité, mais celle des deux suivants :
Et lorsqu’on vient à voir vos célestes appas,Un cœur se laisse prendre et ne raisonne pas.
Dans la nouvelle italienne, un saint abbé, qui se trouve avec Feronde dans la même situation que Tartuffe avec Elmire, dit :
Comeche io sia abbate io sono huomo come gli altri ; tanta forza ha havuta la vestra vaga bellezza che amore mi constrigne a cosi fare.
Molière faisait dire à Tartuffe, acte III, scène vi :
Ô ciel ! pardonne lui comme je lui pardonne,
et les criailleries des dévots le contraignirent à remplacer ce vers par celui-ci :
Ô ciel ! pardonne lui la douleur qu’il me donne.
Nos comédiens disent à présent le premier, et font bien.
Sentiment sur la pièce.
Le titre. — La pièce en a présentement deux54, Le Tartuffe ou L’Imposteur ; mais le premier, devenu synonyme du second, a rendu celui-ci inutile.
Molière a-t-il imaginé le mot Tartuffe ? ou quelques cagots
italiens lui en ont-ils fait
naître l’idée, « en voyant des
truffes chez le nonce, et en s’écriant, d’un ton mêlé de gourmandise et de
béatitude, Tartufoli, signor noncio, Tartufoli ! »
C’est ce que j’ignore, et ce qu’il est très indifférent d’approfondir.
L’exposition. — Sublime. Avec quelle rapidité elle nous fait passer tous les personnages en revue !
Les caractères. — L’auteur ne se borne pas à peindre un faux dévot ; chacun de ses personnages a sa dévotion : Cléante, celle d’un homme instruit, qui sait
Du faux avec le vrai faire la différence ;
Elmire, celle d’une femme honnête et du monde :
Je ne suis pas du tout de ces prudes sauvages,Dont l’honneur est armé de griffes et de dents.
Orgon a la crédulité d’une dévotion peu éclairée ; et madame Pernelle, tous les ridicules d’une vieille dévote.
Le but moral. — Molière l’a porté au plus haut degré, en faisant de Tartuffe, non seulement un hypocrite, mais encore un suborneur qui, tout en parlant vertu, veut séduire la femme de son ami ; un monstre enfin qui dénonce son bienfaiteur.
Molière, philosophe profond, a surtout donné une nouvelle force à la moralité de sa pièce, en nous faisant voir ce que l’hypocrisie est par elle-même, et ce qu’elle peut devenir, à l’aide des vices auxquels elle ne s’allie que trop souvent.
Les scènes. — Toutes conçues, toutes exécutées avec une égale audace de génie.
Le dénouement. — C’est à tort qu’on le blâme ; il ne tombe pas des nues avec l’exempt ; il n’est pas amené par l’envie de faire l’éloge du roi, comme l’ont prétendu les ennemis de Molière, et comme le répètent les gens superficiels.
Molière, reconnaissant, a-t-il voulu payer à son protecteur le tribut d’éloges qu’il lui devait, et prouver que les Muses peuvent s’acquitter même envers les rois ? Molière, en homme qui connaissait le cœur humain, a-t-il voulu intéresser au succès de sa pièce l’amour-propre du souverain qui en avait le plus ? Je le répète, les ennemis de Molière et les gens superficiels peuvent seuls blâmer ces deux motifs, puisque l’exempt et l’éloge du roi n’enlèvent pas au dénouement une seule des qualités prescrites par l’art.
Que doit désirer en effet l’homme le mieux instruit et le plus difficile, dans le dénouement d’une pièce de caractère ? Que le personnage principal amène la catastrophe par un trait bien marqué de son caractère ; qu’elle change en bien tout le mal que l’on redoute ; que la vertu soit récompensée, et le vice puni. Or, Tartuffe a calomnié son bienfaiteur auprès du roi ; il pousse l’infamie jusqu’à conduire l’exempt qui doit arrêter Orgon ; ce monstre a réduit au désespoir toute une famille, dont les cœurs sensibles partagent les alarmes : mais l’exempt parle ; soudain le crime est puni, la vertu récompensée, et le spectateur satisfait55.
Nous ne détaillerons point les beautés du style, celles de l’économie théâtrale ; tout est parfait, divin, et au point qu’on craint de proférer un blasphème, en osant parler des légères taches qu’une sévérité scrupuleuse pourrait peut-être y découvrir.
La scène de dépit entre Valère et Marianne, tient-elle bien essentiellement à l’action ? ne figurerait-elle pas, sans rien perdre de sa beauté, dans toutes les pièces où il y a deux amants ? ne ressemble-t-elle pas surtout à celle qu’ont Éraste et Eucile, dans Le Dépit amoureux ? Cela est vrai ; mais la scène est si naturelle qu’elle conserve toutes les grâces de la nouveauté.
Tout nous prouve que Molière voulait parler du Tartuffe lorsqu’il
dit à ses amis enchantés du Misanthrope : « Vous verrez bien
autre chose ! »
C’est terminer, d’un seul trait, l’éloge du Tartuffe ; et nos jeunes auteurs, loin de s’étudier à y trouver des défauts,
devraient tous dire avec Piron : « Si cet ouvrage sublime
n’était pas fait, il ne se ferait jamais. »
De la tradition.
Pendant l’une des premières représentations du Tartuffe, Molière se
frappait, derrière les coulisses, la tête contre un mur ; on le crut malade :
« Non, dit-il, mais je viens d’entendre débiter pitoyablement quatre vers de
ma pièce, et je ne saurais voir maltraiter mes enfants de cette force-là, sans
souffrir comme un damné. »
Ah ! Molière, Molière ! reste, pour ton repos,
dans les Champs-Élysées.
Si la bonne tradition, loin de se perpétuer de proche en proche sur nos théâtres, disparaît au contraire journellement, ne pourrait-on pas en accuser quelques-uns de nos professeurs périodiques ?
Dernièrement, je vois entrer chez moi un jeune homme ; il avait son portefeuille sous le bras ; je le pris pour un écolier : quelle erreur ! c’était l’auteur d’une comédie en cinq actes ; il me prie d’entendre sa pièce, et de lui en dire franchement mon avis. Je l’écoute avec les égards que mérite sa noble audace ; hélas ! j’ai beau chercher dans son ouvrage la moindre connaissance de l’art dramatique, je suis forcé de lui avouer que je ne le crois pas appelé au théâtre ; je tremble de l’affliger : point du tout ; mon jugement ne lui cause aucune émotion ; il me présente avec confiance plusieurs numéros d’un journal auquel il fournit les articles spectacles. Dès le même soir, je me trouve à côté de lui à une représentation du Tartuffe ; et la pièce finie, nous voilà aux prises dans le foyer.
Que pensez-vous, lui dis-je, de l’actrice qui a joué Dorine ? — Le rôle est si beau, qu’il n’est pas difficile à rendre. — Pas difficile ! savez-vous qu’il fut l’écueil de nombre d’actrices, et qu’il faudrait réunir les talents les plus célèbres, pour le rendre parfaitement ? L’inimitable mademoiselle Dangeville, remplie de grâces, d’esprit et de naturel, en débitait les tirades de manière à faire oublier qu’à force de justesse, de raison, de philosophie, elles sortent un peu du genre des soubrettes. Madame Bellecour, naturellement vive, lâchait bien le trait ; et les plus lestes, grâce à son enjouement, ne paraissaient que gais.
Après ces deux actrices, mademoiselle Lusi, charmante dans une infinité de rôles, mais plus femme de chambre que soubrette, et mademoiselle Joly, l’espoir de la scène française, lorsque nous l’avons perdue56, ont trouvé nombre d’admirateurs.
Nos théâtres abondent en Marton, en Finette ; pourquoi faut-il demander où sont les véritables Dorine ? J’ai trouvé, dans celle que nous venons de voir, toute l’allure d’une confidente dégourdie. Approuvez-vous son ajustement plus recherché que celui de sa maîtresse, son sourire agaçant le parterre, sa desinvoltura, ses diamants surtout ?
Je suis fâché qu’en prononçant ces vers :
Et que ceux dont partout on montre au doigt le front,Font leurs femmes souvent ce qu’on voit qu’elles sont ;Il est bien difficile enfin d’être fidèleÀ de certains maris faits d’un certain modèle,
elle les ait dédiés avec tant d’affectation à Orgon, qu’elle doit aimer, qu’elle doit estimer, qui n’a rien de difforme, et qui ne mérite pas d’être traité avec mépris en présence de sa fille. Ajoutons qu’en appliquant ces quatre vers à Orgon, Dorine semble vouloir excuser Elmire, sur la vertu de laquelle on ne doit faire naître aucun soupçon. — Ce lazzi est de tradition. — Monsieur le journaliste, la tradition a tort, quand elle perpétue les sottises.
Et ce vers :
Non, Tartuffe est votre homme, et vous en tâterez,
je consens que Dorine, impatientée par les irrésolutions de sa jeune maîtresse, le laisse échapper avec dépit ; mais trouvez-vous bien qu’elle affecte d’appuyer sur le dernier mot, comme si elle parlait à une veuve prête à convoler en troisième noce ?
Ces deux vers encore :
Et je vous verrais nu, du haut jusques en bas,Que toute votre peau ne me tenterait pas,
est-ce le ton positif qui leur convient ? celui du dédain ne les adoucirait-il pas ?
— Notre Dorine est, je l’avoue, un peu leste. — Si vous la connaissez, dites-lui que, grâce à son intelligence, quelques minutes de réflexion sur son art lui prouveront que les soubrettes de Marivaux et de ses imitateurs ont seules le privilège d’être continuellement près du boudoir ; faites-lui remarquer encore que son esprit doit lui conseiller de rejeter la tradition, même la plus favorable aux jolies mines, dès qu’elle blesse la raison. Par exemple, dans l’acte V, scène iv, Dorine, quoique très applaudie, a un tort, deux torts, trois torts, en prenant Loyal par le haut de la tête et par le bas de son menton, en lui tournant le visage sur les épaules, pour le considérer plus à son aise, et en lui disant, d’un ton moitié plaisant, moitié dédaigneux :
Ce monsieur Loyal porte un air bien déloyal.
Premièrement, Molière n’a pas voulu que ce vers fût adressé directement à Loyal, puisqu’il n’y répond pas, lui qui, dans le reste de la scène, se montre si chatouilleux.
Secondement, est-ce lorsqu’un exploit jette une famille dans la plus grande désolation, qu’une soubrette, attachée à ses maîtres, doit plaisanter avec l’huissier qui le signifie ?
Troisièmement, la mauvaise plaisanterie de Dorine, en faisant rire le parterre, n’affaiblit-elle pas le tendre intérêt que l’auteur veut inspirer pour un honnête homme persécuté par un scélérat ?
Enfin, qu’elle ouvre le livre, elle y
trouvera, avant le vers dont il
s’agit, cette note digne de quelque considération :
Dorine, à
part.
Passons à la scène de dépit. Monsieur le journaliste en a-t-il été satisfait ? — D’un bout à l’autre. — Cependant, Valère avait l’air déjà courroucé en entrant sur la scène ; Grandval s’annonçait au contraire en riant, et disait, du ton le plus dissuadé d’avance :
On vient de débiter, madame, une nouvelleQue je ne savais pas, et qui sans doute est belle,……………………… Vous épousez Tartuffe.
Que l’on se figure à quel point le spectateur, instruit des projets d’Orgon,
s’amusait et de la sécurité de l’amant, et de la surprise qui devait lui succéder.
— Réflexion à perte de vue. — Pour qui ne l’a pas bonne. — Vous devez au moins avoir
été content de Cléante ; on voit qu’il possède bien les rôles de
raisonneur. — Oui, s’il savait les diversifier, et sentir que le raisonneur du Tartuffe, très différent de tous ceux de Molière, est plus noble et
plus fort en raisonnements. — Vous êtes difficile. — Quelquefois moins que vous,
puisque vous avez paru mécontent de la manière dont Tartuffe a fait
sa déclaration. — Oui ; il ne m’a pas fait rire. — À la
vérité, ses pieds
n’ont pas disparu sous les jupons d’Elmire ; il n’a pas
pressé ses doigts, son genou, et manié son fichu avec la maladresse d’un
insolent qui veut brusquer, et non séduire ; et madame Préville
n’aurait point été forcée de lui dire tout bas, comme à Augé :
« Si nous n’étions pas sur la scène, je t’appliquerais le plus beau des
soufflets ! »
Il n’a pas eu la mise d’un cuistre, comme celui-ci… ; il ne s’est donné ni le ton ni la perruque noire et plate d’un pénitent, comme celui-là… ; mais d’abord souple, insinuant, observateur surtout, il ne s’est rien permis qu’avec circonspection ; j’ai même cru voir que le cafard disparaissait, pour faire place à l’homme aimable, à mesure qu’il concevait l’espérance de plaire à une femme élevée dans la bonne société : je ne lui aurais enfin désiré, dans cette scène, que plus de chaleur concentrée, et une âme remplie de la ferveur qu’il annonce par ces vers :
J’aurai toujours pour vous, oh suave merveille !Une dévotion à nulle autre pareille.
Encore quelques réflexions sur l’acteur qui nous occupe, et qui, soit dit en passant, travaille trop le mot.
Premièrement, louez-le, dans votre journal, d’avoir laissé percer un instant sur son visage, aux yeux des spectateurs, la joie qu’il éprouve lorsqu’Orgon donne sa malédiction à son fils. Vous pouvez encore le féliciter de n’avoir pas effarouché Elmire, en lui offrant le plus exagéré des bâtons de réglisse. Quel impudent personnage a pu imaginer cette grossièreté ; et comment ce parterre si renommé, ce parterre du pays latin, a-t-il pu la supporter ? Une boîte à bonbons se trouve si naturellement dans la poche d’un dévot !
Faites encore observer jusqu’à quel point il est invraisemblable que Tartuffe, rappelé près d’Elmire, Tartuffe, à qui elle a dit,
Tirez donc cette porte, avant qu’on vous le dise,Et regardez partout, de crainte de surprise,
ait besoin de s’arrêter froidement, et de nous faire remarquer, par un signe de réminiscence, qu’il a oublié de visiter le cabinet d’où Damis est sorti pour le surprendre aux pieds de sa belle-mère. Tartuffe n’aurait-il pas dû commencer sa visite par ce fatal cabinet ? n’aurait-il pas dû s’assurer d’abord qu’il ne recelait aucun fâcheux, et ne fermer la porte de l’appartement qu’après une certitude si nécessaire à son repos ?
Au nom du goût, tonnez aussi contre la manie qu’ont tous les Tartuffe de menacer Elmire du poing, en quittant la scène, à la fin du quatrième acte ; outre qu’un pareil geste blesse toutes les convenances, les adieux du scélérat n’en seraient que plus terribles, s’il ne menaçait Elmire que des yeux seulement, lorsqu’il dit à Orgon :
La maison m’appartient, je le ferai connaître,Et vous montrerai bien, qu’en vain on a recours,Pour me chercher querelle, à ces lâches détours.
Vous devez des éloges au seul de nos Orgon qui possède son
Molière ; il a non seulement varié avec intelligence ces quatre exclamations,
le pauvre homme !
mais les quatre interrogations
qui les préparent,
et Tartuffe ?
L’endroit surtout dans lequel il s’est montré le plus comédien, c’est au moment où Dorine lui dit :
Ah ! vous êtes dévot, et vous vous emportez !
Le reproche l’a vivement frappé ; il s’est recueilli un instant, et par là, il a motivé sa sortie précipitée, lorsque, poussé à bout par la soubrette, et craignant de s’emporter encore, il s’écrie :
Vous avez là, ma fille, une peste avec vous,Avec qui, sans péché, je ne saurais plus vivre !
Il me tarde de voir ce que votre feuille dira d’Elmire : beaucoup
de bien ; ne l’a-t-elle pas mérité ? — Oh ! oui ; elle s’est donné tant de peine pour
tousser, elle a tant frappé à coups redoublés sur la table qui cache Orgon ! — Ah ! pour le coup, je vous tiens ; Molière prescrit en toutes
lettres ce que vous blâmez. — D’accord ; voici ses trois notes : première note,
Elmire, après avoir toussé pour avertir son
mari
; pour l’avertir ! de quoi ? du triomphe qu’elle remporte sur son
incrédulité ; pour lui dire, vous l’entendez, votre homme débute par demander des
faveurs.
Seconde note.
Elmire, après avoir toussé plus fort
;
le triomphe d’Elmire ne redouble-t-il pas ? ne doit-elle pas faire
remarquer à son mari que Tartuffe, en même temps impie et libertin,
a l’art de lever les scrupules, de faire des accommodements avec le
ciel ?
Troisième note.
Elmire, après avoir encore toussé et frappé sur
la table
; Molière a voulu que l’actrice, en donnant un coup
ou deux, avertît Orgon qu’il devrait être suffisamment
désabusé ; mais Elmire, en frappant avec précipitation et à coups
redoublés sur la table, ne doit-elle pas craindre que Tartuffe,
ayant déjà remarqué l’opiniâtreté de son rhume, ne remarque encore l’exagération de
ses coups de poing, et ne soupçonne quelque supercherie ?
Le lecteur devine le résultat de mon dialogue avec le journaliste ; il dédaigna mes remarques, et je le cherchai vainement huit jours après au même théâtre, où l’on donnait la même pièce, mais avec un tout autre appareil. Les noms de la plupart des acteurs, nouvellement de retour des extrémités de la France, ou des portes de l’autre monde, étaient sur l’affiche, en très gros caractères, ainsi que ces mots : spectacle demandé, les billets gratis, les entrées de faveur ; généralement suspendus.
On n’avait oublié aucun des talismans d’usage pour faire une bonne chambrée ; aussi la salle fut-elle à peine ouverte, que les musiciens cédèrent poliment leur place, et que le parterre, aussi poli, à sa nouvelle manière, les remplaça en sifflant, mais d’impatience, tant il lui tardait d’applaudir ; ce qu’il fit de main de maître, pendant toute la représentation. J’eus le malheur de ne point partager son enthousiasme ; est-ce ma faute ? est-ce la sienne, ou celle des acteurs ? L’estime dont ces derniers jouissent, les talents qu’ils déploient journellement dans plusieurs autres rôles, tout semble m’annoncer, je le sens, que je suis condamné d’avance par la majorité. Qu’il me soit donc permis, pour mon instruction, et peut-être pour le bien de l’art, d’en appeler au petit nombre : c’est à lui que je vais proposer mes doutes.
Orgon a joué son rôle, d’un bout à l’autre, en homme cassé par l’âge ; cependant, madame Pernelle, dont rien n’annonce la caducité, a tout au plus soixante-dix ans, Marianne dix-huit, Damis vingt-quatre, si nous en croyons ce vers :
Voilà tout justement parler en vrai jeune homme.
D’après ces divers calculs, le fils de madame Pernelle, le père de Damis et de Marianne, peut être tout au plus dans son dixième lustre ; et Orgon a constamment eu le ton, l’allure d’un Cassandre. Dorine dit, j’en conviens, qu’il est
… Comme un homme hébété,Depuis que de Tartuffe on le voit entêté ;
mais il me semble que l’épithète d’hébété est dictée par l’humeur, par l’exagération, sa compagne favorite, et que celle d’entêté, qui, là, veut dire prévenu, doit régler le jeu de l’acteur ; Elmire ne confirme-t-elle pas mon opinion, en disant :
C’est être bien coiffé, bien prévenu de lui ?
Peut-être l’acteur a-t-il lu ce que dit Bret, à propos de la table sous laquelle Orgon se cache :
Tartuffe avait déjà été découvert pour ce qu’il est par un homme caché, au troisième acte ; Molière se sert ici du même moyen à peu près, l’imbécillité d’Orgon est la seule excuse de cette répétition.
Je ne prononce pas, mais je cite au tribunal que j’ai choisi, et l’auteur de la note et l’acteur qu’elle a induit en erreur. J’ai déjà dit quelque part, je pense, qu’un des grands moyens de Molière pour faire ressortir ses personnages, était de ne les rendre faibles que par le côté qu’il voulait attaquer. Orgon, prévenu, entêté pour tout ce qui a rapport à Tartuffe, n’est rien moins qu’imbécile, avec sa femme, ses enfants ; il n’a même pas avec eux un seul instant de faiblesse : tout au contraire ! et voilà ce qu’il fallait pour faire ressortir celle qu’il a pour son héros.
Cléante m’a paru pousser bien loin l’envie de faire sa cour au parterre, en lui adressant directement tout ce qui est censé n’être dit qu’au personnage en scène. Je sais qu’un comédien qui, en parlant à son interlocuteur, le regarderait constamment entre deux yeux, ferait une des gaucheries les plus contraires à son art, parce que, dans le monde, ce n’est point l’usage ; parce que la partie des spectateurs à laquelle il tournerait le dos, ne pourrait ni l’entendre distinctement, ni voir l’expression de son visage ; mais je sais aussi que les acteurs, en pareil cas, ont, comme les peintres, la ressource des trois quarts : le Cléante dont je parle me semble négliger un peu trop cette règle.
Dans l’acte I, scène vi, Orgon et Cléante sont seuls ; le premier dit à celui-ci,
Mon frère, ce discours sent le libertinage ;
à quoi Cléante répond :
Voilà de vos pareils les discours ordinaires,Ils veulent que chacun soit aveugle comme eux ;
mais ces deux premiers vers une fois débités, il a complaisamment adressé au parterre le reste de la tirade composée de vingt-huit vers ; et ce dernier seulement :
Que cela vous soit dit en passant, mon beau-frère,
a été dédié à Orgon.
Immédiatement après ce couplet, Cléante en a débité un autre de cinquante-sept vers, en s’avançant sur les rampes ; aussi, n’a-t-on pas été surpris, quand Orgon lui a demandé :
Monsieur, mon cher beau-frère, avez-vous tout dit ?
et c’est le public qui aurait dû répondre
………………………………………………… Oui.
Dorine nous a fait voir les mêmes perles, les mêmes diamants, la même tournure, les mêmes lazzis que nous avons déjà critiqués ; hélas ! pourquoi faut-il ajouter les mêmes gestes ? Il en est un surtout sur lequel j’avais glissé, et que je me vois forcé de dénoncer aujourd’hui.
À la représentation du Tartuffe qui précédait celle dont je rends compte, Dorine, en disant à sa jeune maîtresse :
Mais l’amour dans un cœur veut de la fermeté,
tendit le bras et le lui porta sous les yeux, de manière… de manière à exciter le rire immodéré de la partie la plus immorale du parterre.
L’actrice, j’en suis certain, était loin de prévoir l’interprétation ; je puis même assurer qu’elle en fut effrayée. Pourquoi donc le risquer encore une fois, ce malheureux geste… ? Désirons, pour l’actrice elle-même, que ce soit la dernière, et passons vite à un autre rôle.
Elmire portait un bouquet, qu’on critiqua peut-être trop légèrement ; une femme peut aimer les fleurs assez pour ne pas craindre qu’à la suite d’un mal de tête étrange à concevoir ; d’une fièvre et d’une saignée, elles agacent ses nerfs. Mais Elmire était couverte de linon, et je demande si Tartuffe doit trouver du linon sous ses doigts, en disant ce vers :
Je tâte votre habit, l’étoffe en est moelleuse ?
Je demande si un fichu de dentelle n’est pas nécessaire pour faire dire à Tartuffe, avec cette vraisemblance, l’âme de la scène, surtout lorsqu’elle doit frapper les regards,
Mon Dieu ! que de ce point l’ouvrage est merveilleux ?
Les actrices à qui l’on reproche, dans ce
rôle, soit une mise trop
négligée, soit une parure trop recherchée, croient s’excuser, les unes en racontant
que Molière, fâché de voir sa femme parée pour représenter Elmire,
lui dit : « Eh quoi ! madame, oubliez-vous que vous êtes malade ? »
les
autres en répétant, d’après madame Pernelle :
Vous êtes dépensière, et cet état me blesse,Que vous alliez vêtue ainsi qu’une princesse.
Nos élégantes françaises répondront, aux unes et aux autres, que le négligé d’une convalescente peut avoir sa coquetterie, même son opulence.
Acte III, scène iii, Tartuffe met la main sur les genoux d’Elmire, et Molière, qui prévoyait tout, voulant la servir dans l’embarras où la jettent la témérité de Tartuffe, et le projet qu’elle a formé de l’engager à
……… Presser, tout franc et sans chicane,L’union de Valère avecque Mariane,
lui prescrit de reculer son fauteuil, et lui en fournit le prétexte, en lui faisant dire :
Ah ! de grâce laissez, je suis fort chatouilleuse.
Il me semble, d’après cela, qu’Elmire, fidèle à la note de Molière, ne devait pas s’amuser à saisir la main de Tartuffe, à la tenir quelques instants en l’air, et à la reporter gravement sur le genou de l’audacieux, qui cesse de l’être, dès qu’il ne baise point le bras qu’on lui présente si complaisamment. Elmire dit, acte IV, scène iv :
Au moins je vais toucher une étrange matière,Ne vous scandalisez en aucune manière ;Quoi que je puisse dire il doit m’être permis,Et c’est pour vous convaincre, ainsi que j’ai promis…
J’avais toujours pensé que ces vers, et ceux qui les suivent, avaient été faits moins pour Orgon que pour le spectateur, et pour dispenser l’actrice de rougir en sa présence, durant toute une scène indécente, si elle n’était pas adroitement préparée ; et par conséquent, je croyais que, sans chercher à y entendre malice, Elmire devait avoir avec son mari le ton de la confiance qu’elle veut inspirer. L’actrice sait que les témérités de Tartuffe ne peuvent pas aller au-delà d’une déclaration ou de quelques propositions hasardées ; en voilà sans doute assez pour qu’une épouse délicate prie son mari
………………………… De ne l’exposerQu’à ce qu’il lui faudra pour le désabuser.
Pourquoi s’obstiner à voir au-delà, et pourquoi surtout prendre le ton du persifflage et de la légèreté ? peut-il convenir à la femme respectable qui vit dans le sein d’une famille honnête, et qui parle à un mari plus que dévot ?
Peut-être, pour égayer et pour varier le couplet, peut-elle se permettre de badiner ces deux vers :
J’aurai lieu de cesser dès que vous vous rendrez,Et les choses n’iront que jusqu’où vous voudrez ;
mais elle a tort, je pense, d’appuyer sur les suivants :
C’est à vous d’arrêter son ardeur insensée,Quand vous croirez… l’affaire… assez avant poussée.
Dans la scène suivante, Elmire, après avoir inutilement toussé et frappé sur la table, pour dire à son mari que l’épreuve a suffisamment duré, s’écrie :
Enfin, je vois qu’il faut se résoudre à céder :
c’est ici, je crois, que l’actrice doit avoir recours à toutes les finesses de l’art, pour reprocher, d’un côté à son époux, l’embarras dans lequel il la laisse, et pour persuader en même temps à Tartuffe que, combattue par la pudeur, elle cherche du moins une excuse à sa faiblesse ; mais je ne puis me persuader qu’Elmire doive s’emporter, doive employer les accents du dépit le plus vif. Elle a donc tout à fait renoncé au projet de démasquer Tartuffe ; car elle ne peut certainement pas espérer que l’homme adroit, soupçonneux, à qui tous les prestiges de la coquetterie la plus raffinée viennent de promettre une victoire complète, confondra les emportements de la colère avec les derniers soupirs de la vertu prête à céder.
Depuis longtemps on dispute sur la manière de rendre le rôle de Tartuffe. Les uns soutiennent que Molière a voulu faire de ce personnage un doucereux cafard, et les autres prétendent qu’il faut le jouer… ; risquons le mot… en satire. L’acteur dont je veux parler me semble partager ce dernier sentiment… Cette matière est difficile, très difficile à traiter… : disons rapidement qu’il est, dans l’une et dans l’autre de ces deux manières, des nuances propres à être saisies, à être adroitement mises en usage, mais avec le soin le plus scrupuleux d’adoucir celles de la dernière, et principalement lorsque Tartuffe arrive en disant, avec volubilité :
Tout conspire, madame, à mon contentement,J’ai visité de l’œil tout cet appartement ;Personne ne s’y trouve, et mon âme ravie…
Tout beau, Tartuffe, il est des femmes auprès de qui l’indécente brusquerie est toujours déplacée ; d’ailleurs, Molière vous dit-il de quitter vos gants, votre chapeau ? et lorsque vous jetez jusqu’à votre manteau, la présence seule du mari empêche qu’on ne crie : baissez la toile.
Je le répète ; c’est au tribunal dont les arrêts sont, en dernier ressort, toujours respectés ; c’est au tribunal du petit nombre que j’en appelle. Je prie sincèrement mes juges de me condamner, si j’ai tort ; et je le désire presque, lorsque je songe que l’élite des comédiens, ceux qu’on regarde comme les apôtres du goût, peuvent, dans leurs missions fréquentes, égarer les acteurs, les spectateurs de nos provinces ; et puis, comment compter sur la tradition ? comment recueillir les étincelles éparses du feu sacré ?
Précis historique de ce qui suivit la représentation du Tartuffe.
La première représentation du Tartuffe enleva les
suffrages ; l’on afficha la pièce le lendemain ; l’assemblée était des plus
nombreuses ; des dames de la première distinction se trouvaient très heureuses d’avoir
des places aux troisièmes loges : on allait enfin commencer, quand le
premier président De Harlai, excité par les faux dévots, dont il n’était pas,
dit-on, l’ennemi, fit défendre la pièce. Les acteurs lui opposèrent la permission du
roi ; mais ne pouvant la montrer, puisqu’elle n’était que verbale, l’ordre du premier président fut exécuté ; et Molière s’en vengea en l’annonçant
ainsi :
Nous comptions avoir aujourd’hui l’honneur de vous donner
la seconde représentation du Tartuffe ; mais monsieur le premier Président ne veut
pas qu’on le joue
57.
Comment accorder, dira-t-on, l’épigramme de Molière avec l’idée où l’on
était alors que Gabriel de Roquette, évêque d’Autun, lui avait servi
de modèle, et ce qu’on lit, dans les lettres de madame de Sévigné :
« Monsieur d’Autun fit hier, aux Grandes-Carmélites,
l’oraison funèbre de madame de Longueville. Ce n’était pas le Tartuffe ; c’était un prélat qui prêchait avec dignité »
?
Tout cela n’offrira plus la moindre contrariété, dès qu’on saura que l’abbé Roquette était le Tartuffe, et monsieur De Harlai l’Orgon.
Lorsque la pièce fut arrêtée par le premier président, le roi était dans son camp devant Lille en Flandres ; Molière lui adressa un nouveau placet : La Grange et La Thorillière furent chargés de le lui présenter58.
Lisez le second placet.
Le croirait-on, si la vérité ne nous en était garantie par des preuves
authentiques ? le monarque qui faisait trembler l’Europe, recula devant le parti
déchaîné contre le Tartuffe ; et ce parti, devenu nécessairement
plus nombreux, plus puissant, plus audacieux, par la politique circonspection du
souverain, se porta aux plus grands excès. On traita l’auteur de scélérat, d’athée ;
on
publia, sous son nom, des livres séditieux ; Bourdaloue tonna même en chaire contre le Tartuffe ; voici
ce qu’il dit dans son sermon du septième dimanche d’après Pâques : « Comme la
vraie et la fausse dévotion ont je ne sais combien d’actions qui leur sont communes,
comme les dehors de l’une et de l’autre sont presque tous semblables, il est non
seulement aisé, mais d’une suite presque nécessaire, que la même raillerie qui
attaque l’une intéresse l’autre, et que les traits dont on peint celle-ci,
défigurent celle-là ; et voilà ce qui est arrivé, lorsque des esprits profanes ont
entrepris de censurer l’hypocrisie, en faisant concevoir d’injustes soupçons de la
vraie piété par de malignes interprétations de la fausse. Voilà ce qu’ils ont
prétendu, en exposant sur le théâtre, et à la risée publique, un hypocrite
imaginaire ; en tournant dans sa personne les choses les plus saintes en ridicule ;
en lui faisant blâmer les scandales du siècle d’une manière extravagante ; le
représentant consciencieux jusqu’à la délicatesse et au scrupule sur des points
moins importants, pendant qu’il se portait d’ailleurs aux crimes les plus énormes ;
le montrant sous un
visage pénitent, qui ne servait qu’à couvrir ses
infamies ; et lui donnant, selon son caprice, un caractère de piété la plus austère,
mais, dans le fond, la plus mercenaire et la plus lâche. »
Bourdaloue ne jugeait que sur parole ; mais on dit tout bas que le
prédicateur fut voir la pièce, et se joignit aux gens de bien désabusés, qui ne
cessaient de féliciter l’auteur : il est beau, lui disaient-ils, de mettre la vertu
dans son jour ; « oui, répondait Molière, mais je vois, par ce qu’il m’en
coûte, qu’il est très dangereux de prendre ses intérêts »
.
La Bruyère lâche aussi son petit trait, mais à sa manière.
« Onuphre, dit-il, ne parle pas de sa haire, de sa discipline ; au contraire,
il passerait pour ce qu’il est, pour un hypocrite, et il veut passer pour ce qu’il
n’est pas, pour un homme dévot… Il se trouve bien d’un homme opulent à qui il a su
imposer… ; il ne cajole pas sa femme… Il est encore plus éloigné d’employer, pour le
flatter, le jargon de la dévotion ; ce n’est point par habitude qu’il le parle, mais
avec dessein, et selon qu’il lui est utile, et jamais quand il ne servirait qu’à le
rendre très ridicule… Il ne pense point à profiter de
toute la
succession de son ami, ni à s’attirer une donation générale de tous ses biens… Il ne
se joue point à la ligne directe, et il ne s’insinue jamais dans une famille où se
trouvent à la fois une fille à pourvoir et un fils à établir ; il y a là des droits
trop forts et trop inviolables… »
Monsieur de la Bruyère, faites des portraits pour être lus, et ne critiquez pas ceux qui sont faits pour être mis en action ; vous ne savez pas les apprécier.
Année 1668.
Amphitryon ; L’Avare ; George Dandin.
Avant de faire des observations sur ces trois ouvrages, nous devons, d’après la tâche que nous nous sommes imposée, parler d’abord des chagrins domestiques qu’éprouvait Molière ; l’ingrate compagne de qui il ◀attendait▶ toute sa félicité ne cessait de faire son tourment, et par son indifférence pour lui, et par sa haine pour toutes les personnes qui pouvaient le consoler ; elle voyait avec peine ses bontés pour un enfant de treize ans, pour Baron : elle s’oublia même jusqu’au point de le frapper.
Baron ne savait pas encore qu’on se venge du soufflet d’une jolie femme en lui baisant la main. Molière voulut en vain l’apaiser : par égard pour son maître, il joua un rôle de six cent vers dont il était chargé dans une pièce nouvelle ; mais il eut ensuite la noble hardiesse de demander sa retraite au roi, et se réfugia auprès de sa première directrice, laissant Molière avec Thalie pour unique consolation ; tâchons de surprendre quelques-uns de leurs secrets.
Amphitryon.
Les ressemblances sont une mine si féconde pour la comédie, que toutes les nations ont un59 Amphitryon sur leur scène. Euripide et Archippus avaient traité ce sujet chez les Grecs, Plaute le transporta sur le théâtre de Rome, et c’est la pièce de ce dernier que notre auteur a imitée ; il lui doit tant de choses, que nous ne pouvons nous dispenser d’en faire un extrait un peu étendu.
La pièce française parut sur le théâtre du Palais-Royal, au commencement de janvier, et son succès ne fut pas contesté. Boileau et madame Dacier préféraient, dit-on, la pièce latine ; mais persistons à ne pas juger sur parole.
Extrait de l’Amphitryon de Plaute.
Prologue.
Le spectateur apprend, par la bouche de Mercure, que Jupiter, sous les traits d’Amphitryon, est avec Alcmène, et que, pour prolonger son bonheur, il a triplé la durée de la nuit.
Acte premier.
Sosie, tremblant parce qu’il est nuit, et qu’il craint d’être arrêté comme voleur, arrive du port pour annoncer à la belle Alcmène qu’Amphitryon a battu les ennemis ; il fait une répétition de sa harangue, lorsque Mercure, qui lui a volé sa figure et son nom, vient l’interrompre, l’empêche d’entrer chez Alcmène, et le renvoie vers le port, à grands coups de bâton.
Acte deux.
Amphitryon arrive avec Sosie, qu’il gronde de n’avoir pas exécuté ses ordres, celui-ci donne pour excuse les coups qu’il a reçus de l’autre lui. Alcmène paraît, Amphitryon croit la surprendre, elle est surprise en effet, mais de voir son époux sitôt de retour, et lui rappelle toutes les preuves d’amour qu’elle lui a prodiguées pendant la nuit dernière. Amphitryon furieux, proteste qu’il arrive à l’instant de l’armée, et va chercher des témoins pour attester la vérité de ce qu’il avance.
Acte trois.
Jupiter, toujours sous la figure d’Amphitryon, entreprend de faire oublier à la belle Alcmène les torts de son mari ; il y réussit, et voulant, dit-il, célébrer son raccommodement par un sacrifice à Jupiter, il ordonne à Sosie d’aller inviter le pilote Blépharon.
Acte quatre.
Amphitryon n’a pas trouvé les témoins qu’il cherchait ; il veut rentrer chez lui, Mercure le chasse à coups de pierres, et lui défend de troubler les plaisirs de deux époux nouvellement réconciliés ; Sosie arrive, Amphitryon le prend pour le téméraire qui l’a insulté, et veut le tuer ; mais Jupiter vient mettre le holà, et Sosie se range de son parti.
Acte cinq.
La servante d’Amphitryon annonce qu’Alcmène est accouchée de deux garçons. Jupiter, au bruit du tonnerre, apprend à son rival qu’il l’a remplacé pendant qu’il se battait, lui promet un bonheur infini, et remonte vers l’Olympe.
Lisez la pièce de Molière.
Sentiment sur la pièce et les imitations.
Le sujet. — Indécent dans les deux pièces ; remercions cependant Molière de nous avoir épargné en grande partie les indécences de détail.
Le genre. — D’intrigue dans l’un et l’autre ouvrage, mais d’intrigue surnaturelle, puisque la métamorphose de Jupiter, qui se donne la figure de son rival, en est la base.
Le prologue. — Le poète latin fait annoncer par Mercure ce qui doit arriver dans le courant de la pièce, et par là en détruit l’intérêt ; nous n’avons pas à faire un pareil reproche à Molière, et cependant Boileau préférait, dit-on60, le prologue latin.
Le Mercure du poème latin débite tout uniment le prologue au
public ; le Mercure du poème français, en s’adressant à la Nuit, qu’il prie de tripler le bonheur de Jupiter,
ne détruit pas l’illusion, et remplace, par un dialogue charmant, l’ennui d’un long
monologue ; cependant Boileau préférait le prologue latin61. Baile était loin de partager ce sentiment, lorsqu’il dit : « Par la
seule comparaison des prologues on peut connaître que l’avantage est du côté de
l’auteur moderne. »
C’est avec la même adresse que Molière anime la scène où Sosie raconte les hauts faits de son maître à une lanterne qu’il suppose être Alcmène ; la prétendue Alcmène a même l’honnêteté de répondre à Sosie 62 ; et dans l’ouvrage latin, c’est au public seulement que Sosie s’adresse.
Le style. — Il sera toujours le modèle, et peut-être le désespoir des auteurs qui voudront écrire la comédie en vers libres.
Les caractères. — L’amant latin est un grivois à qui Alcmène est sans cesse obligée de répéter, finissez donc : le galant français a des manières plus circonspectes ; Alcmène le trouve même trop doucereux, puisqu’elle lui dit :
Amphitryon, en vérité,Vous vous moquez de tenir ce langage,Et j’aurais peur qu’on ne vous crût pas sage,Si de quelqu’un vous étiez écouté.
C’est surtout au dénouement qu’ils établiront mieux l’un et l’autre la différence de leurs caractères.
L’action. — Bien plus animée dans la pièce française, grâce aux scènes de Cléanthis et de Mercure, qui sont de l’invention de Molière, et servent à varier le comique, puisqu’Amphitryon et Sosie y sont traités tout différemment par leurs femmes.
Le dénouement. — Le latin, amené et fait sans art ; le français, rempli de finesse et d’économie dramatique. Dans les deux pièces Jupiter paraît, au bruit du tonnerre, et déclare à l’époux qu’il est son rival heureux ; mais chez Plaute, Bromie a déjà mis deux fois le public dans la confidence, d’abord, en lui apprenant qu’Alcmène a donné le jour à deux garçons, et ensuite en annonçant à son maître que l’un d’eux n’est pas de lui : enfin, l’Amphitryon latin est un lâche qui remercie Jupiter de ce qu’il a bien voulu se donner la peine de prendre sa place ; l’Amphitryon français gémit en secret, et va cacher sa honte loin des flatteurs assez vils pour vouloir le féliciter.
Il serait aussi long qu’ennuyeux de rapporter tous les détails que le poète français doit au latin ; ils sont amenés par le sujet comme ceux dont s’est emparé Rotrou dans ses Deux Sosies ; mais nous devons dire qu’Euripide et après, lui, Ennius réclament la pensée fine et délicate qui anime ces quatre vers :
Tous les discours sont des sottises,Partant d’un homme sans éclat ;Ce seraient paroles exquises,Si c’était un grand qui parlât.
Le premier, dans sa tragédie d’Hécube, fait dire au roi d’Itaque, par cette princesse :
« L’autorité dont jouit Ulysse le fera triompher, quelque mal qu’il s’exprime. Le même discours, de la part d’une femme ou d’une personne ignorée, produit un effet bien différent. »
Voici la traduction des vers d’Ennius.
« Quelque mal que vous parliez, vous fléchirez aisément les Grecs ; car, un homme riche et un homme du peuple auraient beau dire la même chose, et s’exprimer de même, l’effet de leurs discours ne serait pas égal. »
De la tradition.
Amphitryon est la seule pièce de Molière que les comédiens daignent jouer avec le véritable costume des personnages qu’ils représentent. Ne pourrait-on pas leur demander pourquoi ils ne traitent pas avec les mêmes égards les Alceste, les Clitandre, etc. ?
Depuis qu’il a pris fantaisie à quelques dieux de se faire hommes, il en est peu qui, en jouant le dernier rôle, n’aient été punis d’avoir mis l’autre un peu trop à l’écart ; or, par comparaison, plusieurs de nos Jupiter de théâtre, en remplissant auprès d’Alcmène la place d’un mortel, sont sifflés ou méritent de l’être, faute de n’avoir pas conservé, pour plaire, un peu de ce charme inséparable de la divinité, de ce charme qui doit toujours frapper l’œil ou l’oreille du spectateur instruit de la métamorphose ; de ce charme dont il ne sent que mieux la privation lorsque le souverain des Dieux se pique de réciter les vers les plus naturels, avec la ridicule affectation d’un bel esprit qui débite ses madrigaux, et veut en faire remarquer la pointe63.
L’infortune du général thébain n’est pas non plus facile à saisir et à peindre ; combien de comédiens ne savent pas la distinguer de celle qu’éprouve George Dandin !
Deux Alcmène m’ont singulièrement frappé par la différence de leur
jeu ; l’une, trop connaisseuse, sans doute, pour confondre les empressements d’un dieu avec ceux d’un mortel, fit continuellement
sentir au spectateur qu’elle n’était pas dupe de l’aventure ; aussi fut-elle couverte
d’applaudissements, et quelques amateurs s’écrièrent finement, dans le parterre :
« bravissimo ! voilà ce qui s’appelle bien jouer les
pièces en vers libres »
.
L’autre Alcmène avait la simplicité de n’entendre finesse à rien, et bien pénétrée de l’esprit de son rôle, elle disait tout naturellement, comme une honnête femme qui parle à son mari,
Tête à tête ensemble nous soupâmes,Et le soupé fini, nous fûmes nous coucher ;
aussi ne fut-elle point applaudie.
Et des deux Sosies, qu’en doit dire la tradition ? Que les jeunes acteurs perdent beaucoup à n’avoir pas vu Du… et Préville jouer ensemble ces deux rôles ; l’écolier et le maître disparaissaient ; le premier, sous la malignité d’un dieu qui s’amuse à lutiner un homme ; et le second, sous l’habit d’un esclave obligé de céder à l’ascendant d’un dieu. Quelle différence avec ces représentations où l’on voit journellement l’esclave courir après l’esprit, la gentillesse, pour éclipser le dieu ; et celui-ci oublier son illustre origine, pour ne nous faire voir que la grossièreté du mangeur d’ail !
La manière dont cette pièce est jouée présentement, en bannit tout le charme ; plus de prestige, ni d’antiquité, ni de mythologie ; ce n’est plus à Thèbes que la scène se passe, mais à Paris, eh ! dans quel monde ?
Les pauvres diables de machinistes et de décorateurs sont souvent aussi embarrassés que les comédiens pour distinguer la bonne tradition de la mauvaise ; mettons-nous d’abord à la place du machiniste ; nous lisons en tête du prologue :
Mercure sur un nuage, la nuit dans un char traîné dans l’air par deux chevaux.
Nous savons cependant, à n’en pas douter, que les comédiens les plus célèbres, ceux de la rue Saint-Germain, ceux de qui nous devons regarder les renseignements comme les plus sûrs, enfonçaient Mercure et la Nuit dans deux balcons obscurs, d’où ils débitaient fort à leur aise et avec négligence les vers de leur premier père nourricier ; devons-nous en croire nos prédécesseurs ? Ou faut-il mettre la direction en frais pour donner des voitures aux dieux ? « Faisons mieux, dit un régisseur économe, supprimons le prologue. » Et l’on s’en passe encore très souvent, ou l’on met les nuages sur roulettes, afin que la Nuit et Mercure ne soient pas effrayés en s’élevant dans les airs.
Nous voilà maintenant décorateurs, Sosie nous dit :
……………… Mais enfin dans l’obscurité,Je vois notre maison, et ma frayeur s’évade.
D’après ce dernier vers, les fameux comédiens que nous venons de citer, ont
constamment laissé Jupiter et Alcmène dans la
rue ; cependant Molière a imprimé en toutes lettres :
la scène est
à Thèbes, dans le palais d’Amphitryon
.
Comment accorder tout cela ? Faut-il s’en fier à Sosie ? Faut-il en croire l’auteur ? C’est fort embarrassant : ma foi, laissons les choses telles qu’elles sont, jusqu’à ce qu’un décorateur plus hardi que nous ose se dire : « je mets devant les palais des héros tragiques, un péristyle où ils peuvent décemment parler de leurs affaires, pourquoi ne traiterais-je pas le général thébain avec la même magnificence ? »
L’Avare.
Cette comédie, l’un des chefs-d’œuvre de Molière, fut jouée sans succès au commencement de février ; l’auteur, forcé de la retirer à la septième représentation, ne la fit reparaître que le 9 septembre suivant, deux mois avant George Dandin, donné pour la première fois à Paris, le 9 novembre : c’est donc à tort que plusieurs éditeurs ont placé cette dernière pièce avant L’Avare ; et nous avons pour garant de notre opinion trois gazettes rimées de Robinet.
Pourquoi L’Avare ne réussit-il pas d’abord ? Parce que les rimailleurs du temps avaient persuadé au public qu’une pièce en cinq actes devait être rimée pour avoir quelque mérite ; et cette erreur accréditée, même à la cour, faisait dire au duc, au marquis : « Molière est-il fou, et nous prend-t-il pour des grues, de nous faire essuyer cinq actes de prose ? A-t-on jamais vu plus d’extravagance ! » Les barbares ! Ils ignoraient que la précision, la facilité d’une prose naturelle, donnent quelquefois, et suivant le genre d’une pièce, autant d’âme, autant de vie, et plus de rapidité, à une action dramatique, que tous les prestiges de la versification. Cependant on négligeait la prose de Molière, et les vers de Scarron faisaient l’admiration de Paris64.
Le goût mit peu à peu L’Avare à sa véritable place, malgré les jaloux, malgré Racine même ; c’est le cas d’appliquer ici ces deux vers de La Métromanie :
Mais à l’humanité, si parfait que l’on fût,Toujours par quelque faible on paya le tribut.
Oui, l’auteur immortel de Phèdre se persuada qu’une parodie d’Andromaque, intitulée La Folle Querelle, était de
Molière65 ; et il se
prononça contre L’Avare, au point de
reprocher à Boileau qu’il l’avait vu rire aux représentations de cet ouvrage.
Plaignons le grand homme ! Et répétons-lui avec Despréaux :
« Je vous estime trop pour croire que vous n’y ayez pas ri vous-même, au moins
intérieurement. »
Nous devons louer Molière de ne s’être vengé qu’en soutenant de toutes ses forces Les Plaideurs, dont le succès était contesté.
La pièce que nous allons analyser est un chef-d’œuvre d’imitation ; rien n’y est de l’invention de Molière, cependant tout paraît avoir été créé par lui et jaillir de la même source. Je ne cacherai aucune de celles où Molière a puisé, mais il en est une surtout qui, ayant fourni à notre auteur l’idée primitive de sa pièce, doit être examinée de plus près et plus scrupuleusement.
Précis de l’Aulularia.
Euclion, pauvre citoyen d’Athènes, trouve sous le foyer de sa cheminée un pot de terre rempli d’or, loin de s’en servir pour ses besoins les plus urgents, il s’abandonne à l’avarice la plus outrée, et laisse languir dans le célibat Phédrie, sa fille unique, à qui Lyconide fait violence pendant les fêtes de Cérès.
Mégadore, oncle de Lyconide, ne sachant rien de l’aventure arrivée à Phédrie, la demande en mariage ; l’Avare a de la peine à comprendre qu’un homme riche puisse rechercher une fille sans fortune, et se persuade qu’on en veut à son trésor ; aussi proteste-t-il, à plusieurs reprises, qu’il est fort pauvre, et ne consent à promettre Phédrie, qu’en exigeant qu’on la prendra sans dot.
Cependant un malheureux coq gratte la terre autour de l’endroit qui recèle le pot ; l’Avare, craignant qu’il ne le découvre, lui coupe le cou et va cacher son trésor, d’abord sous l’autel de la déesse Bonne-Foi, ensuite sous celui du dieu Sylvain ; mais un esclave de Lyconide, qui l’observait depuis longtemps, voit enterrer le précieux dépôt, l’enlève et le porte à son maître, précisément dans l’instant où celui-ci, pressé par ses remords, vient avouer son crime au père de celle qu’il a déshonorée. L’Avare, la tête pleine du larcin qu’on lui a fait, croit que Lyconide est le voleur de son trésor, et qu’il le prie de lui en faire un dom ; d’un autre côté, Lyconide pense que l’affront fait à Phédrie est la cause du désespoir de son père. L’on s’explique enfin, l’oncle abandonne ses prétentions, le neveu rend l’or, le père touché, lui fait présent de sa fortune et de sa fille.
Les principaux détails empruntés de Plaute, seront cités lorsque nous nous occuperons de l’imitation.
Lisez la pièce de Molière.
De l’imitation.
Harpagon cache son trésor dans son jardin, parce qu’un coffre-fort lui paraît une amorce pour les voleurs. Euclion cache le sien, d’abord dans son foyer, ensuite sous l’autel de la déesse Bonne-Foi, enfin, dans un bois consacré au dieu Sylvain ; la prudente réflexion de l’un indique l’avarice, la peint même, si l’on veut ; mais l’inquiète inconstance de l’autre la caractérise bien mieux.
Harpagon fouille le valet de son fils ; il examine ses deux mains, et lui demande ensuite à voir les autres. Euclion trouve un esclave auprès de son trésor, le fouille, l’oblige à montrer ses deux mains, et lui demande à voir la troisième.
J’estime moins la troisième d’Euclion, que les autres d’Harpagon ; mais l’un et l’autre sont troublés, et leur déraison prouve également leur avarice.
Harpagon, forcé de donner une collation, prie son intendant de renvoyer les restes au marchand. L’avarice d’Euclion n’est-elle pas plus fortement prononcée, lorsque, voulant acheter quelque chose pour le repas de noce de sa fille, et trouvant la viande et le poisson trop chers, il laisse à Mégadore le soin d’acheter tout ce qu’il faut pour le festin ; encore est-il fâché de voir apporter beaucoup de vin. Il soupçonne qu’on a conçu le dessein de l’enivrer pour voler son trésor, et il se condamne à ne boire que de l’eau. Quel trait profond de caractère !
Harpagon veut se pendre, si on ne lui rend pas sa cassette ; Euclion, dans un moment où il a peur d’avoir été volé, s’écrie :
Si cela me fût arrivé, il ne me restait plus que la
corde
; il ajoute :
encore eût-il fallu
l’acheter.
Voici encore un trait que Molière a dédaigné. Le maître du quartier doit distribuer de l’argent ; Euclion désirerait bien ne pas abandonner un ou deux écus qui lui reviennent ; outre que ce serait autant de perdu, il donnerait à croire, en ne se trouvant pas à la distribution, qu’il a de l’or chez lui : d’un autre côté, il tremble de quitter son cher trésor ; quel parti prendre ? La situation n’est-elle pas excellente ? Molière, sans avilir son Harpagon, aurait pu facilement, je crois, là conserver et l’amener par un autre moyen.
Voilà quelques coups de pinceau négligés ou affaiblis ; mais il en est tant d’autres que Molière ne doit pas à Plaute ! Par exemple, Euclion ne redoute pas, comme Harpagon, d’être volé par ses enfants ; il ne force pas son fils à puiser dans la bourse des usuriers ; il ne l’exhorte pas à placer, au denier douze, l’argent qu’il gagne au jeu ; il n’est pas lui-même un usurier.
Enfin, Harpagon se montre plus avare qu’Euclion,
en voulant se mettre en dépense pour faire écrire en lettres d’or, sur la cheminée de
sa salle à manger, cette sentence qui l’a charmé :
Il faut manger
pour vivre, et non pas vivre pour manger
; en souhaitant que Valère eût laissé noyer Élise, plutôt que d’avoir
dérobé sa chère cassette.
La scène dans laquelle Harpagon, après qu’on l’a volé, vient peindre son malheur, son chagrin, son désespoir, est entièrement imitée de Plaute ; peut-être Harpagon eût-il mieux fait de ne pas demander, comme Euclion, aux spectateurs, si son voleur n’est pas caché parmi eux : je trouve même le poète latin plus excusable que le français, puisque, chez le dernier, la scène se passe dans un appartement ; que, chez l’autre, la scène est dans la rue, et qu’Euclion peut, sans invraisemblance, y appeler à son secours toutes les personnes assez humaines pour vouloir lui sauver la vie66.
La scène du quiproquo entre Valère et Harpagon se trouve aussi tout entière dans Plaute ; mais la française est bien supérieure, en ce qu’elle est préparée par maître Jacques, et qu’Harpagon est déjà prévenu contre son intendant.
Le cinquième acte de la pièce de Plaute n’était point parvenu en
entier jusqu’à nous. Antonius Codrus Urceus, professeur à Boulogne,
a suppléé à ce qui nous manquait ; il fait dire à Strobile :
« Les maîtres de ce temps-ci sont des avares ; nous les appelons des
harpagons, des harpies. »
Tenaces nimiùm dominos nostra ætas tulit, quos harpagones, harpigias et tantalos, vocare soleo.
C’est donc à Antonius Codrus que Molière doit le nom de son héros.
Quittons Plaute, quelques instants, pour nous occuper de ce que Molière doit aux Italiens, à Boisrobert, etc.
Il Dottore Bachetonne, Le Docteur Bigot, canevas italien, nous fait voir Pantalon empruntant de l’argent au Docteur, qui lui compte les deux tiers de la somme, seulement, et veut lui donner, pour le reste, la barbe d’Aristote, la ceinture de Vulcain.
Dans Arlequin dévaliseur de maisons, pièce italienne, Scapin persuade à Pantalon que la jeune beauté dont il est épris fait un cas singulier de la vieillesse, et Pantalon donne sa bourse à celui qui flatte son amour-propre ; ici, Frosine attaque notre avare avec les mêmes armes, mais il sort vainqueur et sans bourse délier de ce combat terrible.
Même pièce, Scapin, sous prétexte de faire voir de près, à la belle Angelica, les bagues de Magnifico, les lui présente, et la force de les garder, en disant que Magnifico lui en fait présent ; Magnifico enrage et n’ose démentir son valet. Jugeons les deux scènes en peu de mots : dans l’italienne, Magnifico est un prodigue ; dans la française, Harpagon est un avare.
Magnifico a dessein de marier sa fille ; il consulte Célio ; celui-ci croit d’abord que Magnifico veut le rendre heureux : il voit ensuite qu’il est question d’un autre époux. Voilà à peu près la scène d’Harpagon et de Cléante ; mais Magnifico n’est ni le père ni le rival de Célio. Quelle différence67 !
Dans La Cameriera nobile, Arlequin menace Célio de le battre ; Célio feint d’avoir peur, recule, puis se redresse, fait à son tour reculer Arlequin, et finit par le rosser. La scène italienne ne sert qu’à amener des lazzis ; la française, au contraire, va vivifier le reste de la comédie, en portant maître Jacques à se venger de l’intendant, et à l’accuser d’un vol qu’il n’a pas fait.
Boisrobert a, dans sa Belle Plaideuse, un Ergaste qui cherche de l’argent ; on le met en présence d’un usurier qui se trouve être son père ; ils s’accablent l’un et l’autre de reproches, comme Harpagon et Cléante.
Rabelais dit : « Je pourrais paix mettre, ou trêve pour le
moins, entre le grand roi et les Vénitiens. »
Et Molière pourrait bien avoir
imaginé, d’après ce trait, son mariage du grand Turc avec la République
de Venise, ce qui doit être mis au rang des plaisanteries, et non des grossièretés de style, comme le croit Voltaire.
Sentiment sur la pièce.
Le titre. — Précis et bien propre à piquer la curiosité.
Le genre. — De caractère ; mais de tous les temps, de tous les lieux, de tous les états.
La prose. — Simple68 ; quoique animée sans cesse par des images poétiques.
Un jour que je lisais cet article à l’Institut, un de mes collègues crut devoir opposer à mon enthousiasme pour Molière une lettre écrite par Fénelon à l’Académie française ; la voici :
Molière, en pensant bien, parle souvent mal, il se sert des phrases les plus forcées et les moins naturelles ; j’aime bien mieux sa prose que ses vers : par exemple, L’Avare est moins mal écrit que les pièces qui sont en vers.
Il me paraît, jusque dans sa prose, ne parler point assez simplement pour exprimer toutes les passions…
Je répondis à mon collègue, que le meilleur écrivain pouvait se laisser entraîner trop loin, lorsqu’il voulait en rabaisser un autre ; et je continuai.
La contexture. — Aussi adroite qu’attachante, et digne de servir de modèle, si, moins embarrassée par trop d’intrigues amoureuses, elle n’était animée que par celle qui fait rivaliser le père et le fils ; surtout si Molière, sacrifiant moins au goût de son siècle, n’eût pas introduit dans sa pièce le roman de cet Anselme, qu’il substitue au Mégadore de Plaute.
Je ne puis comprendre pourquoi Molière a dédaigné un personnage intéressant, et lié à l’action depuis le commencement jusqu’à la fin, pour un autre tout à fait inutile et inconnu jusqu’à l’avant-dernière scène.
Je comprends encore moins pourquoi Molière, en ourdissant son canevas, a tendu deux fils qui ne devaient servir à rien. Harpagon, dans l’acte Ier, scène vi , annonce qu’il destine une veuve à son fils, et dans l’acte IV, scène ire , Frosine veut dégoûter Harpagon de son mariage avec Marianne, en introduisant auprès de lui une aventurière qui feindrait d’être de qualité, fort riche, et lui offrirait sa main ; cependant, nous n’entendons plus parler ni de la veuve ni de l’aventurière.
Le dénouement. — De toute beauté, si nous le démêlons à travers le récit du roman dont nous venons de parler, et les lazzis de maître Jacques ; si nous voulons enfin ne voir le véritable dénouement que dans le sacrifice de l’Avare renonçant à son amour pour revoir sa chère cassette.
Remarquons que Molière a bien mieux fouillé dans les replis du cœur humain, que l’auteur du dénouement latin ; chez celui-ci, l’Avare se corrige, et Molière a senti que l’avarice est un vice incorrigible. Molière est encore supérieur à Plaute, par la manière dont il a renforcé son caractère principal et les situations qu’il amène. Qu’a-t-il fait pour cela ? Il a associé l’usure à l’avarice, et mis l’avarice aux prises avec l’amour. Oh Molière ! Molière !
De la tradition.
Aristophane, l’audacieux Aristophane, personnifiait sans façon le souverain d’Athènes, le peuple, le faisait paraître sur le théâtre, et lui disait :
« Maître dur avec les personnes qui dédaignent d’acheter tes suffrages, esclave faible avec les intrigants qui savent te mener par le bout du nez, jusques à quand suffira-t-il de te flatter, pour qu’en vrai bâilleur aux corneilles, tu restes émerveillé, les oreilles allongées ? Jusques à quand, cher peuple, toi, qui parais si poli, si raisonnable, si paisible lorsque tu es seul ; jusques à quand, enfin, te montreras-tu en public le plus imbécile des vieillards ? »
La politesse française, quoiqu’un peu dégénérée, ne veut pas que j’adresse des vérités aussi fortes au souverain des spectacles, au parterre ; mais qu’il me soit du moins permis de le mettre en scène : je n’en fais pas un vieillard, je lui donne au contraire l’âge, l’inconséquence d’un adolescent ; et pour lui prouver, qu’il a, comme les acteurs, une bonne et une mauvaise tradition ; pour tâcher de lui faire sentir qu’en transmettant la dernière, il outrage le goût, le bon sens, je lui dis poliment.
Cher parterre, lorsque des comédiens suppriment dans L’Avare une partie de l’exposition, pourquoi applaudissez-vous ? Le parterre me répond, belle demande ! Parce que je me suis accoutumé peu à peu à me passer d’exposition, que j’en dispense les auteurs, et qu’il me plaît d’applaudir aujourd’hui ce que j’applaudissais hier. — Voilà qui est sans réplique ; par la même raison, vous applaudirez demain, après-demain, aux mêmes fautes, et le parterre, en souverain qui ne meurt jamais, éternisera la plus absurde des traditions.
Cher parterre, quelques Laflèche prennent des lunettes pour lire à Cléante le mémoire de son usurier ; rien ne nous dit que Laflèche soit vieux, et ses lunettes nuisent certainement à l’effet que doivent produire celles d’Harpagon, lorsqu’il paraîtra devant sa maîtresse.
Quelques maître Jacques, consultés par Harpagon
sur le repas qu’il est obligé de donner, croient faire merveille en ajoutant une
longue énumération de plats à ceux dont parle Molière, et ils ne se doutent pas que,
dès ce moment, Harpagon n’est plus ni avare ni comique, en
s’écriant :
Ah ! traître, tu manges tout mon
bien.
Quelques Cléante, lorsque Laflèche a dérobé le trésor d’Harpagon, montent, dans l’excès de leur joie, sur les épaules de leurs valets. Serait-ce pour fuir plus vite ?
Quelques Frosine, non contentes d’entendre finesse à ces
expressions :
Je sais l’art de traire les hommes
;
mon dieu, vous toucherez assez
, s’avisent encore
de peser sur la ligne de vie qu’elles prétendent voir dans la main
d’Harpagon.
Pourquoi applaudissez-vous des choses si contraires à toutes les bienséances ? — Parce que… — Je vous devine…, plate, ridicule, niaise, vicieuse tradition !
Cher parterre, vous entendez souvent des Harpagon crier si fort, dès leur entrée, avec Laflèche, qu’ils s’épuisent, et qu’ils manquent de voix au moment où ils en ont le plus grand besoin.
Vous voyez journellement des Harpagon qui, loin de se redresser et de se rajeunir de leur mieux, lorsque Frosine, voulant admirer leur bonne grâce, les prie de se tourner et de marcher un peu, affectent au contraire de se décomposer et de marcher en vrais podagres.
Des Harpagon qui, après avoir dit
tu m’as fait
plaisir, maître Jacques, et cela mérite récompense
, tirent finement
de leur poche une bourse dans laquelle est un mouchoir large de quelques pouces, et se
croient bien plus plaisants que Molière, lui qui s’est borné à dire en note :
Harpagon fouille dans sa poche maître Jacques tend la main
mais Harpagon ne tire que son mouchoir
69.
Vous en voyez encore qui, en s’écriant, après le vol de leur trésor,
je suis mort, je suis enterré
, se croient obligés
de se rouler à terre : c’est beaucoup s’ils ne s’enterrent effectivement dans le trou
du souffleur ; mais la gaîté vient fort heureusement à leur secours, puisqu’en
reprochant au public de leur rire au nez, ils parodient ce rire prétendu, comme si la
situation leur permettait cette ridicule plaisanterie.
Vous en voyez enfin qui, fâchés de voir deux chandelles allumées, ne se contentent pas d’en souffler une, comme le leur prescrit Molière, mais qui la placent tantôt sous leur bras, tantôt dans la poche de leur culotte, de manière à fournir à maître Jacques la facilité de la rallumer, et se prêtent, en vrais Cassandres, à la parade la plus ridicule, surtout lorsque le commissaire, renonçant à la gravité de son ministère, cesse d’écrire et se met de moitié dans les lazzis. Jusques à quand, cher parterre, continuerez-vous… ? — Oh ! finissez, ou je vous siffle. — À votre aise, mon cher parterre ; si votre grand-papa vous entendait, il vous trouverait bien bambin pour votre âge. Apprenez que vos sifflets ou vos applaudissements ne tireront bientôt plus à conséquence, si vous persistez à juger, je ne dis point par tradition, mais par contagion.
George Dandin, ou le Mari confondu.
Cette comédie parut à Versailles avec des intermèdes, le 18 juillet, et sur le théâtre du Palais-Royal, le 9 novembre, débarrassée de tous ses prétendus agréments.
Partout elle eut, en paraissant, le plus grand succès ; plusieurs personnes, et Jean-Jacques surtout, lui reprochent son immoralité ; plusieurs autres vantent l’utilité de sa morale : voilà un grand procès à juger ; mais voyons auparavant Boccace, dont George Dandin est tiré.
Précis de la Nouvelle LXIV. Tome II.
Gite, mariée à Tofan, profite du sommeil de son mari pour se lever d’auprès de lui, et aller voir son amant. Tofan se réveille, est surpris de se trouver seul, envoie chercher les parents de sa femme, ferme bien sa maison, et lorsque son infidèle veut rentrer, il proteste qu’il ne la recevra qu’en présence de sa famille. Gite tâche de s’excuser, prie, conjure, menace de se noyer, ramasse une pierre et la jette dans un puits ; l’époux, alarmé, sort ; Gite, qui s’était cachée derrière la porte, entre, la referme, monte vite à la fenêtre que vient de quitter son crédule époux, l’accable de reproches, lui demande d’où il sort à une heure aussi indue, l’appelle ivrogne, libertin ; ses voisines se joignent à elle, et ses parents arrivant à propos pour être convaincus de l’innocence de leur fille et du désordre de son mari, le battent.
Dans une seconde nouvelle du même auteur,
Le Héros, marchand fort riche, a fait la folie d’épouser une demoiselle de qualité ; trompé journellement par sa femme, méprisé par la famille entière, qu’il comble de bienfaits, il a encore la douleur de s’entendre continuellement reprocher la bassesse de sa condition.
Lisez la pièce de Molière.
De l’imitation.
Il est clair que la première nouvelle a fourni à Molière l’intrigue et les situations les plus piquantes de sa pièce ; mais je ne crois pas ses larcins également heureux.
Angélique a les mêmes motifs à peu près que Gite pour s’échapper la nuit d’auprès de son mari : George Dandin a les mêmes raisons que Tofan pour laisser sa femme à la porte : les deux héroïnes ont recours au même stratagème, pour faire retomber sur leurs maris la vengeance qu’ils méditent ; mais Gite feint de se jeter dans un puits, Angélique fait semblant de se tuer d’un coup de couteau : convenons que le puits, pouvant se trouver avec vraisemblance devant la maison d’un paysan, prêterait bien plus à l’illusion théâtrale que le prétendu coup de couteau, surtout si, comme je l’ai vu sur le théâtre italien, la pierre tombait dans un bassin plein d’eau, représentant le puits.
On ne peut douter encore que Molière n’ait pris, dans la seconde nouvelle, les divers caractères de ses personnages ; la sotte vanité de George Dandin, la morgue de monsieur de Sotenville, l’affectation de madame de Sotenville à soutenir qu’une femme, à qui elle a donné le jour, ne peut trahir son devoir, et le dédain offensant d’Angélique pour son époux ; par conséquent, la morale de la pièce, oui, la morale, il est peu de comédies, je pense, qui en présentent une plus utile à l’humanité.
Il faut, pour donner une leçon utile à tous les Dandins, que le nôtre soit méprisé par son beau-père et sa belle-mère, qu’il soit réduit à demander pardon à son rival, et qu’il ne doute pas surtout de l’infidélité de sa femme.
Il nous suffit, pour la décence, d’entendre Angélique dire que,
« pour punir son mari de ne lui avoir pas demandé son aveu avant de
l’épouser, elle veut borner sa vengeance au plaisir de voir le beau monde et de
s’entendre dire des douceurs »
. Une précaution de plus, et la leçon serait
perdue.
Sentiment sur la pièce.
Le genre. — D’intrigue.
Le titre. — La pièce en a deux : le second est le véritable, il nous annonce le sujet ; à quoi sert le premier ? À rien.
L’exposition. — Bonne, puisque le héros nous apprend, dans un court monologue, et ses chagrins et leur cause.
La diction. — Vive, pure, agréable, pleine d’images.
Les scènes. — Aucune d’elles qui ne satisfasse sur ce que la précédente nous a fait désirer.
Le dénouement. — Monsieur et madame de Sotenville n’y sont pas, il est vrai, punis de leur ridicule, ni leur fille, de sa conduite trop leste ; et c’est un défaut : mais le mari est réduit à s’aller jeter dans la rivière, la tête la première ; et la voilà, cette leçon que le titre de Mari confondu nous avait annoncée.
Quant aux divertissements, nous sommes convenus de n’en parler que lorsqu’ils mériteraient ce titre, par leur liaison intime avec l’ouvrage.
De la tradition.
Que dire de la tradition à suivre ou à éviter dans la représentation de cette pièce ? Que Molière l’a consignée dans chaque rôle principal, en marquant bien distinctement le caractère de chacun des personnages.
Monsieur de Sotenville, ne vous ai-je pas désigné comme un gentilhomme campagnard ? Et le nom que je vous ai donné n’est-il pas assez caractéristique ?
Madame de Sotenville, la vanité de tenir
à une famille
dont
le ventre ennoblit, et à une Jacqueline de la
prudoterie
, ne vous marque-t-elle pas à quel point vous devez être
sottement prude et orgueilleuse ?
George Dandin, tu dois sentir que, pour faire valoir ton rôle, il faut t’immoler sans réserve à la correction des paysans assez imbéciles pour vouloir s’allier à la noblesse ?
Monmeni rendait, dit-on, ce personnage intéressant ; tant pis : il ne pouvait y réussir qu’en blessant la vérité du rôle. Encore une fois, il faut que l’acteur s’immole ; il doit n’être que passif, et faire répéter au malin spectateur, tu l’as voulu, George Dandin, tu l’as voulu.
Angélique, chaque situation, chaque mot ne vous prouvent-ils pas que, pour la punition du fou qui vous a épousée, vous devez le tourmenter ? Mais que si la plus grande décence, et surtout pendant la scène du rendez-vous, ne prouve pas au spectateur que vous êtes sincère, en disant à votre mari, après l’avoir battu : « Rendez grâce au ciel de ce que je ne suis pas capable de quelque chose de pis », la pièce, loin d’être morale, devient d’une immoralité révoltante ?
Année 1669
La Gloire du Val-De-Grâce ; Monsieur de Pourceaugnac.
Molière, au comble de la gloire, était cependant maltraité, non seulement par l’amour, comme on l’a vu, mais aussi par l’amitié ; trop sensible, trop délicat, il ne trouvait pas que ses amis aimassent comme lui. Chapelle même, auquel il s’était attaché dès l’instant qu’il l’avait connu au collège, Chapelle, toujours entraîné par le tourbillon du monde et l’attrait du moment, venait bien voir de temps en temps notre philosophe à Auteuil, mais moins pour y goûter avec lui les charmes d’une amitié réciproque et les douceurs de la solitude, que pour s’y livrer au plaisir de la table, avec des personnes curieuses de voir Molière de près, et qu’il amenait sans façon de Paris.
D’un autre côté, sa troupe, toujours plus avide, ne lui permettait pas de respirer, et le pressait de solliciter journellement de nouvelles faveurs.
La maison du roi jouissait des entrées gratis à tous les spectacles ; les camarades de Molière exigèrent qu’il sollicitât la suppression d’un droit aussi contraire à leurs intérêts. Il hésita longtemps, mais il l’obtint, cette nouvelle grâce ; et les gendarmes, les mousquetaires, les gardes-du-corps, piqués qu’on eût osé la demander, forcèrent les portes, tuèrent un portier, peut-être même auraient-ils maltraité les acteurs, si Molière n’eût fortement représenté à cette jeunesse imprudente à quel point elle s’écartait du respect dû à la volonté du monarque.
Le lendemain, la troupe s’assembla : encore effrayée du danger qu’elle avait couru, elle voulait faire supplier le roi de révoquer son ordre ; mais Molière, toujours inébranlable, dès qu’il avait pris une résolution, insista pour qu’il fût maintenu. Louis XIV fit mettre sa maison sous les armes, et la défense d’entrer sans payer lui fut réitérée.
À ce triomphe remporté par Molière sur les gens d’épée devait en succéder un autre bien plus difficile et bien plus flatteur ; il triompha de la fausse dévotion, de la crédulité et de la politique.
La comédie du Tartuffe fut jouée à Chantilly, chez le grand Condé, le 2 septembre 1668 ; six mois après, Louis XIV accorda une nouvelle pension littéraire à son protégé, et permit définitivement que Paris pût jouir du chef-d’œuvre des chefs-d’œuvre.
Il y parut pour la seconde fois, le 5 février 1669, et l’affluence fut grande, dit Robinet :
Je vous jure en vérité,Qu’alors la curiosité,Abhorrant comme la nature,Le vide en cette conjoncture,Elle n’en laissa nulle part.
Le succès du Tartuffe fut tel, qu’on le représenta trois mois de suite, et les comédiens décidèrent qu’à l’avenir Molière aurait double part toutes les fois qu’on jouerait un de ses ouvrages.
Le croira-t-on ? La gloire du Tartuffe fut balancée quelque temps par celle de La Femme juge et partie, que les comédiens de l’Hôtel de Bourgogne s’empressèrent de mettre au théâtre, le 2 mars 1669 ; et bientôt ils eurent assez peu de délicatesse pour lui joindre une petite pièce satirique intitulée La Critique du Tartuffe.
Les auteurs dramatiques, alarmés souvent avec raison sur le sort de leurs pièces, trouveront-ils vraisemblable que le jour même où devait avoir lieu la reprise du Tartuffe, de cet ouvrage poursuivi avec tant d’acharnement, Molière se soit occupé de toute autre affaire ; il sollicita et obtint un canonicat de la chapelle royale de Vincennes, pour le fils du docteur Mauvilain, qui lui fournissait les termes de médecine dont il avait besoin ?
« Que vous fait votre médecin ? »
lui demandait un jour le roi :
« Sire, répondit Molière, nous raisonnons ensemble ; il m’ordonne des remèdes, je
ne les fais point, et je guéris. »
D’après cette réponse, il peut bien avoir dit, comme on le prétend, à ses amis :
« Un médecin est un homme payé pour écouter et dire des fariboles dans la chambre
d’un malade, jusqu’à ce que la nature l’ait guéri, ou que les remèdes l’aient
tué. »
La définition est digne de notre auteur, et j’aimerais à la trouver dans
ses pièces.
La Gloire du Val-de-Grâce, poème.
Ce fut à peu près dans le même temps que Molière, toujours occupé de ses amis, voulut élever un monument à Mignard, dans son poème sur le Val-de-Grâce. C’est en plaçant cet ouvrage à la suite des comédies de Molière, qu’on a accrédité l’idée où l’on est qu’il fut imprimé après la mort de l’auteur seulement : je puis démentir cette erreur ; et je date ma réfutation de la bibliothèque nationale, où j’ai sous mes yeux un exemplaire in-4º de ce poème, orné de belles estampes, sur lequel je lis :
LA GLOIRE DU VAL-DE-GRACE,
poëme.
Imprimé pour la première fois, à Paris, chez Pierre le Petit, en 1669.
Lisez le poème.
Bret dit « qu’Avignon fut le lieu où Molière
connut le célèbre Mignard, qui, revenant d’Italie, s’occupait, dans
le Comtat, à dessiner les antiques d’Orange et de
Saint-Remi… ; et que, réunis depuis à Paris, ils se donnèrent tous
deux des preuves de leur attachement. Mignard laissa à la postérité
le portrait de son ami, et Molière, dans son poème du
Val-de-Grâce, rendit, comme l’Arioste à Titien, l’immortalité qu’il venait d’en recevoir »
.
La comparaison est-elle bien juste ? Ce n’est certainement pas du pinceau de Mignard que Molière a reçu l’immortalité. Nous ne détaillerons pas les beautés du poème ; elles ne sont pas du ressort de Thalie : je dirai seulement que le génie serait en droit de réclamer plusieurs morceaux ; les neuf Muses doivent surtout applaudir à la noble fierté de celui-ci :
Les grands hommes, Colbert, sont mauvais courtisans,Peu faits à s’acquitter de devoirs complaisants,À leurs réflexions tout entiers ils se donnent ;Et ce n’est que par là qu’ils se perfectionnent :L’étude et la visite ont leur talent à part,Qui se donne à la cour, se dérobe à son art ;Un esprit partagé, rarement s’y consomme,Et les emplois de feu demandent tout un homme.
Ces vers ne devraient-ils pas être gravés en traits de flamme dans le cœur de tous les auteurs, de tous les artistes et de tous les Mécènes ?
Monsieur de Pourceaugnac.
Cette pièce fut jouée à Chambord, le 16 octobre, et à Paris, le 15 novembre. Elle eut le plus grand succès ; les jaloux ne la trouvèrent pas digne de leur colère ; ce n’est qu’une farce, disaient-ils ; eh ! messieurs, ne fait pas une farce qui veut : elles ont leurs agréments, leurs difficultés, leurs moralités. Les Grecs les aimaient beaucoup, et Platon, à l’heure de sa mort, avait sous son chevet celles de Sophron.
Quelques commentateurs ont cru devoir excuser Molière, ils lui font dire : « Je
suis comédien aussi bien qu’auteur, il faut réjouir la cour et attirer le peuple ; et
je suis quelquefois réduit à consulter l’intérêt de mes acteurs, aussi bien que ma
propre gloire. »
Selon moi, Molière eût pu se permettre de demander, mes farces sont-elles bien exposées ? L’intrigue en est-elle vive, attachante et claire ? Le dénouement satisfait-il le spectateur ? Si elles n’ont pas ce mérite, mes farces sont mauvaises ; mais si elles réunissent les qualités nécessaires aux bons drames, elles sont excellentes dans leur genre, comme Le Misanthrope dans le sien ; et nous, en applaudissant à la justesse de cette réponse, voyons jusqu’à quel point la comédie de Pourceaugnac en est digne.
Cette pièce, comme presque toutes celles de Molière, vit d’imitations enchâssées avec art ; je vais indiquer leur source.
Extraits des Disgrâces d’Arlequin.
Arlequin est persécuté par un fourbe, qui met à ses trousses des faux créanciers, des aventurières avec une douzaine d’enfants, dont elles le disent père ; il finit par le faire fuir déguisé en femme.
Extrait de La Désolation des filous. Par Chevalier, comédien du Marais.
Guillot, chargé par son maître d’emprunter cinquante pistoles sur une bague, s’adresse à un chevalier d’industrie, qui prend la bague et la met entre les mains d’un filou déguisé en médecin, celui-ci prétend avoir été payé pour le guérir, et des apothicaires paraissent, la seringue à la main.
Extrait de Ne pas voir ce qu’on voit. Nouvelle espagnole.
Le fripon Ordogno rencontre Mendoce, qui, lui paraissant propre à faire une dupe, feint de le reconnaître, et l’appelle Pays. Je voudrais bien, dit Mendoce, que vous me donnassiez quelques enseignes. S’il ne tient qu’à cela, répondit le perfide Ordogno, de quel pays êtes-vous ? — Aragonais, répondit Mendoce. — Justement, reprit le fripon Ordogno ; et votre nom est ? — Mendoce, repartit bonnement celui qui avait ce nom-là. — Quoi ! mon cher Mendoce, interrompit au plus vite le cauteleux Ordogno, celui avec qui j’ai tant de fois… Je prétends vous régaler pendant que je vous tiens, etc.
Extrait d’une scène des Ménechmes de Plaute.
Un médecin à qui l’on a livré Ménechme Sosiclès comme fou, lui demande gravement si ses entrailles font quelquefois du bruit ? S’il dort la nuit entière ? S’il boit du vin blanc ou du rouge ? Le prétendu malade se fâche, le docteur s’opiniâtre à vouloir le guérir, et le fait porter chez lui, pour le traiter plus commodément.
Lisez la pièce de Molière.
Des imitations.
L’Avare nous a suffisamment fait sentir à quel point il est difficile de saisir les idées de plusieurs auteurs, et de se les approprier de manière que personne ne désapprouve le larcin ; les imitations de Pourceaugnac sont certainement dans ce cas ; ce que j’ai cité des ouvrages imités le prouve.
Sentiment sur la pièce.
Le genre. — Farce d’intrigue, et tout à fait dans le genre des mimes grecques et romaines.
Le titre. — Vague comme tous ceux des pièces qui portent le nom d’un personnage, à moins qu’il ne soit déjà célèbre.
L’exposition. — Elle n’a qu’un défaut, l’intrigante Nérine y est annoncée avec plus de prétention que Sbrigani, et les comédiens rendent ce vice dramatique plus sensible, puisqu’ils condamnent Nérine à l’inutilité ; il serait si facile de lui faire jouer l’une des femmes qui accusent de polygamie Monsieur de Pourceaugnac !
La marche. — Ralentie par les prétendus agréments. « Toutes
les farces de Molière, a dit Voltaire, ont des scènes dignes de la
bonne comédie. »
Délivrons M. de Pourceaugnac de quelques
suisses, des trois quarts de ses prétendus enfants, des lavements qui le
couchent en joue, et nous aurons un ouvrage des plus régulièrement fait d’un bout à
l’autre.
Le dénouement. — Très bon, puisque le personnage ridicule, bien
excédé, bien mortifié, bien alarmé, se trouve trop heureux de prendre la fuite, en
payant le fripon qui, sous le nom d’exempt, doit l’entraîner au-delà des frontières.
Sbrigani, fourbe plus adroit que tous ceux de l’antiquité, est
remercié par sa victime, des soins qu’il s’est donnés pour elle, et le malheureux Pourceaugnac s’écrie, en l’embrassant,
voilà le
seul honnête homme que j’aie trouvé en cette ville
. Enfin, Éraste est non seulement délivré de son rival, mais il gagne la
confiance du père de sa maîtresse, en la lui ramenant au moment, dit-il, où le
Limousin allait l’enlever, et force encore, par là, le bon Oronte à
le supplier d’épouser sa fille.
Ajoutons à tout cela une infinité de traits comiques amenés naturellement par des situations adroitement combinées ; et demandons à Voltaire, si nombre de pièces du plus haut genre réunissent plus de qualités dramatiques que la farce de Pourceaugnac ?
De la tradition.
Il est dans cette pièce des rôles bien faciles à jouer, Oronte s’y rapproche de nos Cassandre, Éraste et Julie n’ont qu’à seconder Sbrigani, mais Pourceaugnac offre les plus grandes difficultés ; on n’est pas aisément bête pendant cinq actes, et l’acteur est perdu, si quelques naïvetés, son étonnement continuel et même sa lassitude, ne viennent au secours de sa balourdise, et ne lui prêtent du comique en la variant.
Pour le rôle de Sbrigani, superbe par sa coupe, par la manière dont il est tracé, n’ayant jamais qu’un caractère, celui d’un intrigant profond ; il est mal joué, si l’acteur n’en est fortement persuadé. Les fourbes de l’antiquité ne sont rien en comparaison ; et il ne sera parfaitement rendu, que lorsque nos Sbrigani se pénétreront bien de la différence qu’il y a entre un jokei et un valet à grande casaque, genre qu’on laisse disparaître.
L’un des plus fameux comédiens que nous ayons à regretter, eut un jour la complaisance
de se joindre aux burlesques médecins
qui exhortent Pourceaugnac à prendre
des lavements ; le croirait-on ? Faute d’entendre l’italien, ou de s’être fait expliquer
ces mots,
piglia losu
, qui veulent dire, prenez-le
vite, il les prononça constamment avec l’air, le ton et l’acharnement d’un homme qui
s’amuse à voir battre des dogues, et qui veut les exciter en leur criant avec force,
pille, pille
; personne ne s’aperçut de ce trait
d’ignorance, on applaudit beaucoup. Je tairai toujours le nom de l’acteur, par égard
pour ses talents ; mais je dois faire remarquer aux jeunes gens qu’un grand comédien,
dès qu’il cesse de bien sentir l’auteur, peut transmettre la tradition la plus
vicieuse.
Année 1670.
Les Amants magnifiques ; Le Bourgeois gentilhomme.
C’est avec peine que nous avons vu Baron abandonner Molière à ses chagrins domestiques ; c’est avec peine que nous avons vu Molière privé du bonheur que lui procurait l’instruction de ce jeune homme ; et ceux de mes lecteurs, pour qui la satisfaction de faire le bien est un besoin, ceux de mes lecteurs pour qui la reconnaissance n’est pas un fardeau, doivent penser combien le père et le fils adoptif souffraient de leur éloignement ; mais leurs cœurs se sont entendus.
Baron, reconnaît ses torts, il ne cesse de répéter qu’il ne cherche pas
à se rapprocher de Molière, parce qu’il se croit indigne de ses bontés. Molière instruit
de cet aveu, lui écrit : « je vous envoie un ordre du roi, de l’argent, prenez la
poste, venez me joindre »
. Et voulant devancer le plaisir de le voir, il calcule
les jours, les heures nécessaires pour la route, il va l’◀attendre▶ à la porte
Saint-Victor ; de son côté, Baron monte en voiture, part, court, vole,
oublie sa bourse dans une auberge, dédaigne de rebrousser chemin pour la retrouver, passe
si vite à la barrière, que Molière n’a pas le temps de le reconnaître, croit s’être trompé
de jour, retourne tristement chez lui : Baron l’y ◀attendait▶ ; et voilà
le maître et l’écolier dans les bras l’un de l’autre.
Depuis ce moment, Molière, occupé sans relâche à faire de Baron un grand acteur, ne néglige aucune occasion de lui donner aussi des leçons d’amabilité, de générosité et de morale, surtout lorsqu’il peut les rendre plus frappantes par l’exemple70. Voici de quoi confirmer ce que j’avance.
Mondorge, vieux comédien de campagne, se trouvait dans le plus grand besoin, le cœur de Molière lui était connu, il imagina d’aller à Auteuil lui demander des secours, et le jeune Baron fut chargé de parler en sa faveur ; dès les premiers mots de sa harangue, Molière l’interrompit en lui disant : Mondorge est un fort honnête homme, il fut mon camarade en Languedoc ; combien pensez-vous que je doive lui donner ? — Quatre pistoles. — À la bonne heure, voilà quatre pistoles que je vous charge de lui remettre de ma part, et je lui ferai accepter ces vingt autres de la vôtre.
On connaît aussi l’anecdote de ce fameux souper que firent à Auteuil chez Molière, Lulli, La Fontaine, Boileau, Mignard, Chapelle, etc., et à la suite duquel les convives, pris de vin, résolurent d’aller se jeter dans la rivière, autant pour se débarrasser, disaient-ils, d’une vie toujours orageuse, que pour avoir le plaisir de mourir ensemble.
Tout le monde sait que Molière, après avoir pris son lait en présence de ses amis, était allé se coucher, et que, réveillé à temps pour les arrêter, il y parvint, d’abord en leur reprochant avec amitié d’avoir formé le plus sage des projets sans le mettre de la partie, ensuite en leur conseillant d’◀attendre▶ le grand jour, afin de ne pas étouffer dans les ténèbres l’éclat de cette belle action ; mais tout le monde ne sait pas que Molière fut réveillé par Baron, et que son mentor l’en récompensa en lui faisant sentir à quel point la débauche et la passion du vin sont indignes d’un homme. Il saisit aussi cette occasion, pour l’exhorter à ne pas imiter Chapelle, même en ce qui le faisait désirer dans le monde, la malheureuse facilité de dire des bons mots, et de leur sacrifier ses meilleurs amis.
Passons aux deux nouveautés jouées dans le courant de cette année.
Les Amants magnifiques.
Cette pièce parut à Saint-Germain-en-Laye, au mois de février, sous le titre de Divertissement royal. L’auteur ne jugea pas à propos de l’exposer sur le théâtre de Paris, pas même de la faire imprimer, elle ne le fut qu’en 1682, neuf ans après la mort de Molière. Alors les comédiens de la rue Guénégaud, persuadés que Les Amants magnifiques pourraient avoir à la ville le même succès qu’ils avaient eu à la cour douze ans avant, montèrent la pièce à grands frais, mais en pure perte.
Nous nous garderons de prononcer si c’est la faute du sujet, on le doit à Louis XIV ; respect, reconnaissance aux souverains, quand ils veulent s’occuper des arts ; ils ont si rarement de pareilles fantaisies ! Mais nous examinerons s’il est vrai que Molière ait pris au grand Corneille l’intrigue de son Don Sanche.
Extrait de Don Sanche d’Aragon.
Don Sanche, prince d’Aragon, élevé comme fils d’un pêcheur, sous le nom de Carlos, se distingue par mille exploits guerriers, et se fait aimer de la reine de Castille ; don Lope de Gusman, don Manrique et don Alvare de Lune, grands de Castille, sont épris de leur souveraine, qui, forcée de choisir entre eux, remet sa bague à Carlos, et lui dit :
Marquis, prenez ma bague, et la donnez pour marque,Au plus digne des trois, pour en faire un monarque.Dans la superbe scène qui suit celle-ci, Carlos s’explique en ces termes avec ses trois rivaux :
De cet anneau dépend le diadème,Il vaut bien un combat, vous avez tous du cœur,Et je le garde. — À qui, Carlos ? — À mon vainqueur.Carlos est reconnu pour prince d’Aragon, il s’unit à la reine de Castille.
Lisez la pièce de Molière.
De l’imitation.
« Le roi, a-t-on écrit, ayant donné le sujet de la comédie, désirait que deux princes rivaux y régalassent, à l’envi l’un de l’autre, une jeune princesse et sa mère, de tous les divertissements dont ils pourraient s’aviser ; et Bret ajoute, Molière en se conformant à cette idée, ne s’aperçut pas qu’il s’avoisinait un peu de l’intrigue héroïque de Don Sanche. »
Nous venons de lire Les Amants magnifiques, et nous ne reprocherons pas à l’auteur de s’être avoisiné, par distraction, de Corneille ; nous sommes fâchés, au contraire, qu’en poussant plus loin ses distractions prétendues, il ne se soit pas réellement avoisiné de l’anneau donné à don Sanche par la reine de Castille. Molière possédait si bien l’art de s’approprier tout ce qu’il trouvait digne de lui ! Mais hélas ! il n’était plus le même dans les pièces commandées.
Sentiment sur la pièce.
Le genre. — Les ballets l’indiquent assez, disent les gens superficiels, comme s’il n’y avait pas des comédies-ballets dans plus d’un genre ; pour nous même, en débarrassant la pièce de ses danses, de ses chants, nous la croyons dans le genre gracieux, et non dans le genre héroïque, comme l’ont prétendu plusieurs commentateurs. Éblouis sans doute par le titre des Amants magnifiques, ils n’ont pas songé qu’un plaisant de cour, un astrologue, n’étaient guère propres à lui valoir cette réputation de pièce héroïque.
La moralité. — Son but bien louable, celui de peindre la stupide crédulité des grands pour les erreurs les plus absurdes, quand elles flattent leurs intérêts ; celui de démasquer le charlatanisme de l’astrologie : et l’élève de Gassendi ne devait certainement pas oublier ce genre de fourberie.
Convenez, va-t-on me dire, qu’une pareille moralité est devenue inutile dans un siècle philosophique. Ah ! vraiment oui, fiez-vous à la philosophie pour déraciner des erreurs utiles aux charlatans.
L’intrigue. — Bonne si le plaisant de cour ne se contentait pas de combattre l’astrologue, seulement par ses discours ; bonne surtout, si l’astrologue, en amenant avec emphase la fausse divinité qui ordonne à la princesse mère de prendre pour gendre son libérateur, imaginait en même temps un moyen pour que le choix tombât sur l’amant qu’il protège, et si l’adresse de Clitidas tournait à l’avantage de l’amant aimé les ruses de l’astrologue ; mais point du tout, c’est le hasard seul qui expose la princesse mère à la fureur d’un sanglier, c’est le hasard seul qui amène Sostrate pour le combattre, et mériter par là d’être uni à ce qu’il aime ; par conséquent, la catastrophe n’étant nullement amenée par l’intrigant, ne peut satisfaire entièrement le spectateur.
Le dénouement. — Nous venons de le juger71.
Le Bourgeois gentilhomme.
Cette comédie fut jouée à Chambord, le 14 octobre, et à Paris, le 29 novembre.
Jamais pièce n’offrit un plus vaste champ à nos réflexions sur le ridicule qu’elle attaque, et sur celui dont les courtisans se couvrirent par les critiques qu’ils firent d’abord de l’ouvrage, et par les éloges qu’ils lui prodiguèrent ensuite ; alternativement guidés par le dépit de voir livrer au mépris public un homme de cour, et par la plus lâche des complaisances pour ce qu’ils appelaient leur maître.
Nous aurons encore à réfléchir sur les inquiétudes de Molière, assez modeste pour ne pas croire au mérite de sa nouvelle production, avant l’approbation de Louis XIV.
D’après ce court préambule, nous n’avons qu’à copier une note prise dans l’Histoire des théâtres ; le lecteur fera lui-même ses remarques, et les appliquera aux circonstances, aux personnages.
Aucune pièce de Molière ne lui a donné tant de déplaisir ; le roi ne lui en dit pas un
mot à son souper ; tous les courtisans la mettaient en morceaux ; Molière
nous prend assurément pour des buses, de croire nous divertir avec
de telles pauvretés, disait M. le duc de… Qu’est-ce qu’il veut dire avec son Halaba Balachou ? ajoutait M. le marquis de… ; le pauvre homme
extravague, il est épuisé. Il se passa cinq à six jours avant que l’on représentât la
pièce pour la seconde fois, et Molière, tout mortifié, se tint pendant ce temps caché
dans sa chambre ; il envoyait seulement Baron à la découverte, qui lui
rapportait toujours de mauvaises nouvelles ; toute la cour était révoltée. Cependant on
rejoua cette pièce, et le roi eut la bonté de dire à Molière : « je ne vous ai
point parlé de votre comédie à la première représentation, parce que j’ai appréhendé
d’être séduit par la manière dont elle avait été représentée, mais en vérité, Molière,
vous n’avez encore rien fait qui m’ait plus diverti, et votre pièce est
excellente »
. Molière reprit haleine, au jugement de sa majesté ; et aussitôt
il fut accablé de louanges par les courtisans, qui tous, d’une voix, répétaient tant
bien que mal ce que le roi venait de dire de l’ouvrage. Cet homme-là est inimitable,
disait le même M. le duc de…, etc., etc.
Quel malheur pour ces messieurs, que sa majesté n’eût pas dit son sentiment la première fois ! Il leur aurait épargné la peine de se rétracter, et Molière n’aurait pas eu la faiblesse de s’affliger ; pauvre humanité ! Pauvre humanité !
Examinons scrupuleusement Le Bourgeois gentilhomme, il va nous prouver qu’il est des comédies-ballets dans plus d’un genre ; que les divertissements y sont bons ou mauvais, suivant qu’ils tiennent plus ou moins à l’action ; et que les comédies-ballets peuvent être parées de toutes les richesses dramatiques.
L’auteur de Nanine a dit : « Le Misanthrope
est admirable, Le Bourgeois gentilhomme est plaisant. »
En
jugeant cette dernière pièce, nous jugerons le mot de Voltaire.
Lisez la pièce de Molière.
Des imitations.
Tout le monde connaît assez le roman de Dom Quichotte, pour s’apercevoir que madame Jourdain doit à Thérèse Pança son droit bon sens, ses brusqueries, son obstination à refuser un gendre au-dessus d’elle, son caractère enfin.
La cérémonie turque est prise en entier des Disgrâces d’Arlequin ; on le reçoit juif, on lui donne des coups de bâton. Je n’ai pu me procurer la pièce, parce que, m’a-t-on dit, les Juifs en achetèrent l’édition entière, et obtinrent du pape, à force d’argent, un ordre qui en défendait la représentation.
Sentiment sur la pièce.
Le genre. — De caractère, le titre l’annonce.
Les divertissements. — Ceux du premier acte sont bons, parce qu’ils nous peignent l’extravagance du héros. Il est encore tout simple que dans l’intermède du second acte, les garçons tailleurs dansent pour se réjouir de la prodigalité de Jourdain, mais la manière dont ils le déshabillent en cadence, est d’un plaisant un peu forcé ; le ballet des cuisiniers tient à la chose, aussi est-il amusant ; le trio chanté pendant le repas n’est point déplacé.
Que dirons-nous de la cérémonie turque ? D’abord, nous pouvons assurer que, placée entre le quatrième et le cinquième acte, elle refroidit nécessairement le spectateur, et sur ce qui s’est passé, et sur ce qui doit arriver ; nous pouvons ajouter qu’elle tombe des nues : Molière a eu beau l’annoncer comme une mascarade déjà exécutée, et qu’on ne fait que répéter ; en voilà assez, sans doute, pour que sa prompte exécution ne surprenne pas, mais comment se persuader qu’une cérémonie si longue, si bruyante, puisse avoir lieu sans que Mme Jourdain sa fille, et Nicole surtout, s’en aperçoivent ? Comment ne pas voir que Jourdain, en recevant la bastonnade72, n’est plus un bourgeois voulant trancher du grand seigneur, mais le plus stupide des hommes ? Comment excuser encore les coups de bâton que Cléonte fait donner à celui dont il veut obtenir la fille ? Cette galanterie est nouvelle.
L’exposition. — En action, mais ne nous faisant connaître que le héros de la pièce.
Les personnages. — Pas un seul qui n’ait un caractère particulier ; pas un seul qui ne fasse ressortir merveilleusement le fond du tableau.
Le style. — Chaque personnage a celui de son état.
Les scènes. — Il n’en est pas une qui ne serve à peindre le rôle principal.
La moralité. — Excellente, puisqu’elle tend à corriger un travers de tous les temps, de tous les lieux ; excellente surtout, par l’adresse qu’a Molière de placer son héros dans une classe qui, grâce à sa fortune, peut le mettre aux prises avec les charlatans de tous les états, depuis l’homme de cour jusqu’au baladin.
Le dénouement. — Pas tout à fait satisfaisant, Dorante n’est point démasqué aux yeux de Dorimène ; cette dame paie au contraire de sa main les escroqueries du vil courtisan et les galanteries qu’elle croit devoir à sa générosité ; qui nous dit d’ailleurs comment M. Jourdain, bien battu, bien trompé par sa femme, sa fille et son gendre, prendra toutes ces petites gentillesses ?
Les divertissements qui suivent le dénouement ne nous regardent pas, et nous ne tenons pas plus à eux qu’ils ne tiennent à la pièce.
Voilà quelques légères taches ; mais rachetées par mille beautés, et d’un genre à mériter que Voltaire ne rangeât pas l’ouvrage au rang des pièces seulement plaisantes.
De la tradition.
Pour jouer un rôle embelli par l’esprit et les grâces, on peut se passer peut-être de l’un et de l’autre, et plaire à la multitude, à l’aide de quelques bons conseils et de plusieurs répétitions devant un miroir, mais il faut avoir naturellement de l’esprit et de la grâce pour jouer un rôle dont la gaucherie est l’essence ; tel est celui du Bourgeois gentilhomme.
Préville remplissait merveilleusement le rôle de Bourgeois gentilhomme, il y était gauche de corps et d’esprit, d’un bout à l’autre, mais gauche à faire plaisir, et voilà le difficile. Je dirais même qu’il est impossible de remplacer Préville dans ce rôle, si je ne l’avais pas vu jouer par son élève Du…, à qui je reprocherai cependant de n’être pas constamment persuadé qu’on le reçoit mufti ; et s’il voulait être sincère, il conviendrait que certain jour, en parlant bas à son voisin, il lui disait : comme cette cérémonie est longue.
Encore un reproche, acte IV, scène ii
, madame Jourdain surprend son époux à table avec Dorimène,
et trouve mauvais qu’il l’envoie dîner chez sa sœur pour festiner
les dames en son absence ; Dorante répond que c’est lui qui régale,
et que M. Jourdain prête seulement sa maison ; celui-ci confirme ce
que vient de dire le comte : rien de tout cela qui ne soit raisonnable, naturel et
utile à la fable de la pièce ; pourquoi donc tout gâter en faisant dire à Jourdain la plus ridicule des balourdises ? « Oui, impertinente, c’est
M. le comte qui donne tout ceci à madame. »— Et c’est moi qui
paie.
La multitude rit à la vérité, mais les gens de goût haussent
les épaules.
Le comédien qui se permet une gaîté aussi déplacée, prétend dit-on,
avoir trouvé ce barbare
c’est moi qui paie
, dans une
édition fort ancienne ; nous rejetterions une édition faite même sous les yeux de
Molière, et nous lui dirions, les quatre perfides mots,
c’est moi
qui paie
, une fois prononcés, Dorante est démasqué
aux yeux de Dorimène ; celle-ci est avilie si elle ne sort bien
vite, et madame Jourdain ne voyant plus en elle qu’une rivale, doit
la mettre à la porte.
Dans la même scène, madame Préville, jouant le rôle de madame Jourdain, se souvenait qu’elle revenait de dîner chez sa sœur, elle arrivait sur la scène avec une pelisse et un manchon ; par là, elle nous disait d’avance comment il se pouvait qu’elle n’eût pas vu les préparatifs de la fête qui la choque ; son mouvement brusque, en quittant sa parure de ville, annonçait une maîtresse de maison, et préparait encore mieux sa sortie contre les convives. Une pareille tradition est certainement bonne à suivre : cependant nos madame Jourdain entrent présentement dans la salle où dîne la compagnie, comme une gouvernante qui vient de vaquer aux apprêts du dîner, et Jourdain ne confirme que trop les spectateurs dans cette idée, lorsqu’il lui présente une cuisse de volaille sur un morceau de pain.
Je félicitais un jour madame Bellecour sur la manière dont elle riait dans son rôle de Nicole ; je dois ce succès, me répondit-elle, plutôt à la nature qu’à mon talent ; vous êtes trop modeste, lui dis-je, il faut beaucoup d’art pour graduer vos éclats de rire jusqu’au moment où vous êtes forcée de les étouffer et de vous jeter à terre ; à peine nos Nicole ont-elles fait semblant de rire, qu’elles se roulent sur les planches.
On venait de reprendre Le Bourgeois gentilhomme, un habitué, qui depuis trente ans faisait les honneurs du balcon, et qui payait généreusement son entrée en applaudissements, me demanda, avez-vous vu un tel dans le rôle de Cléonte ? — Un tel dans le rôle de Cléonte ? Je ne veux pas trahir son secret en vous disant au juste son âge, mais il n’est pas de la dernière édition, et l’amant de Lucile a tout au plus trente ans ; pourquoi gâter un rôle dont les meilleurs acteurs ont senti toutes les difficultés, même à la fleur de leur âge ?
Grandval y joignait la grâce, l’amabilité, la décence, à l’expression de la tendresse la plus délicate, la plus vive.
Après lui, Bellecour, qui jamais n’avait su traiter sérieusement l’amour, fit de Cléonte un amant plus galant que sensible ; mais comme il était beau dans la cérémonie turque ! Il avait en même temps la dignité, le sérieux et l’air d’ironie nécessaires pour représenter un grand personnage, pour en imposer à un sot, et pour rappeler sans cesse au public qu’il était témoin d’une mystification.
J’ai vu depuis des acteurs très contents d’eux, lorsqu’ils avaient débité, sur le ton du madrigal, tout ce que Cléonte, dans son dépit, adresse d’amoureux, de passionné, aux petits yeux, à la grande bouche de celle qu’il aime.
Venez voir un tel, vous serez enchanté.
Hélas ! je ne demanderais pas mieux. Loin de moi l’idée de reprocher à un vieux comédien, quel qu’il soit, sa persévérance à servir le public, à ne pas abandonner un art qui, sans doute, fit ses délices et sa gloire ; je ne veux pas même examiner si son peu d’économie, ou son amour pour les charmes d’une part entière, le retient sur les planches ; mais pourquoi, dans l’un et l’autre cas, négliger les avantages de la plus commode des carrières, puisqu’elle offre des ressources aux acteurs de tous les âges, depuis les Joas jusqu’aux Lusignan, depuis la petite Louison jusqu’aux dames Pimbêches ? pourquoi, dis-je, avec ces avantages, avec ces ressources, que ne procurent point même les professions les plus utiles, ne pas voir qu’un vieillard, sur le théâtre comme dans le monde, doit céder la place à ses cadets, surtout quand il s’agit de disputer avec eux d’agrément, et de séduire en même temps l’œil, l’oreille et le cœur ?
Il est des comédiens que personne n’ose remplacer.
Je le crois bien ; dès qu’un acteur, une actrice sont applaudis dans un rôle, ils disent fièrement : ce rôle m’appartient : et malheur à quiconque voudrait toucher à cette prétendue propriété ! Il serait chassé, ou du moins il se ferait des ennemis irréconciliables. J’ai entendu mademoiselle C… blâmer très vivement son camarade F…, qu’elle aimait, d’avoir osé jouer le comte d’Olban, et de l’avoir bien joué, pendant l’absence de son camarade M…, qu’elle n’aimait pas ; et voilà pourquoi, dans la capitale, dans une capitale qui comble d’honneurs et qui gorge d’argent ses comédiens, la scène est insensiblement livrée aux jeunes premiers de cinquante ans, aux nourrices de quinze, aux hommes de cour sans maintien, aux valets de bonne compagnie, aux céladons à grosses épaules, aux doubles, aux triples condamnés à ne s’exercer que dans l’emploi dont personne ne veut. Voilà pourquoi les meilleurs ouvrages manquent d’ensemble et ne font plus illusion ; voilà enfin pourquoi les comédiens sont si rarement à leur place. Jusques à quand voudront-ils feindre d’ignorer que le droit d’ancienneté au théâtre, est l’éteignoir des talents ? Jusqu’à quand leurs protecteurs voudront-ils se dissimuler qu’on ne sert pas un art en permettant que sa gloire soit journellement sacrifiée à de futiles et de vils intérêts ?
Venez admirer un tel, vous dis-je, grâce à son talent, il n’a que vingt-cinq ans.
Dites que nous voudrions nous le persuader, nous tous qui avons vieilli avec un tel, et qui trouvons notre compte à nous étourdir sur notre âge, comme lui sur le sien ; je demande à tous les messieurs un tel, à toutes les dames une telle, qui, déjà loin de leur printemps,
Prétendent remonter le torrent de la vie,
s’ils osent réellement espérer que le prestige de la parure et du pastel leur rendra la taille, la tournure, le ton, l’accent, l’amabilité, les grâces, l’aimable désordre, la séduisante déraison de la jeunesse,
Et ces, je ne sais quoi, qu’on ne peut expliquer ?
En cas de succès, qu’ils me donnent leur recette, et je les absous ; cependant, comme tout me prouve, chaque jour, l’impuissance de leur talisman, je persiste à voir en eux, non des comédiens, mais des acteurs qui, accoutumés à remplacer la vérité par la contrefaction, se sont livrés de proche en proche, de jour en jour, de rôle en rôle, à l’espoir de donner à Nestor les grâces d’Adonis, et de rendre à Cybelle le sourire d’Hébé ; quelle folie ! quand la gloire les ◀attendait▶ peut-être au premier rôle propre à leur âge, pour couronner leurs vieux jours d’une palme méritée.
Qu’a-t-il donc de si difficile, ce rôle de Cléonte, pour lequel vous vous passionnez si fort ? Il n’a qu’une scène intéressante.
Oui ; mais si intéressante qu’elle demande un acteur de feu, puisque Molière s’y peint lui-même, et que, toujours plein de l’image de son ingrate épouse et de sa passion pour elle, il y pousse la délicatesse jusqu’au point d’embellir les défauts de son visage, et d’excuser les torts de son esprit. Malheur au comédien si, dans toutes ses expressions, dans tous ses mouvements, dans tous ses gestes, il ne laisse échapper le sentiment avec autant de facilité qu’il s’échappait du cœur et de la plume de notre philosophe amoureux !
D’après cela, mon cher habitué, parcourez la ville et la province, choisissez l’acteur le plus adroit à démentir son extrait de naissance, chargez-le de représenter l’amant de Lucile ; je n’ai pas besoin de le voir, de l’entendre ; je le devine d’avance, je le sais par cœur : c’est inutilement que, pour se donner une physionomie agréable, il aura soin de quarrer sa bouche et d’épanouir son visage, à l’aide d’un demi-sourire ; c’est inutilement qu’en parlant de son cœur, une main convulsive le cherchera sur toutes les parties de son corps, et, trop souvent, sans le trouver ; enfin, c’est inutilement que, pour paraître mieux pénétré de sa passion, et pour éluder les désagréments d’une voix aigre et chevrotante, il martèlera chaque syllabe des mots amour, tendresse, âme, sensibilité, de ces mots qui doivent voltiger avec tant de grâce sur la bouche d’un amant : vain et pénible effort ! la fourrure de l’hiver percera certainement à travers le surtout du printemps, et ces deux vers, du Roi de Cocagne, s’offriront naturellement à la mémoire :
Pour me plaire il faisait tout ce qu’il pouvait faire,Mais tout ce qu’il pouvait n’avait pas de quoi plaire.
Année 1671
Les Fourberies de Scapin ; Psyché.
Il y a fagots et fagots
, a dit Molière, et nous pouvons
sans doute le répéter en parlant d’une pièce qu’on met au rang des farces.
Les farces qu’enfante une imagination sale et déréglée sont mauvaises, celles où l’auteur, armé du fouet du ridicule, poursuit les travers, le vice, et force à rire les hommes qu’il fustige, sont bonnes. Voyons, d’après cela, dans laquelle de ces deux classes nous placerons Les Fourberies de Scapin.
Les Fourberies de Scapin.
Cette pièce donnée pour la première fois sur le théâtre du Palais-Royal, le 24 mai, a une origine des plus illustres ; elle est imitée du Phormion de Térence, on y reconnaît la manière de dialoguer du poète latin, ses détails les plus piquants, surtout le fond de sa fable ; et c’est d’abord avec le fond de cette fable qu’il nous importe de familiariser le lecteur ; le reste des imitations, ne venant pas toujours d’une source aussi pure, n’exige pas une analyse aussi scrupuleuse.
Extrait du Phormion.
Demiphon part pour aller voir un ancien hôte en Cilicie, et Chremès son frère, pour joindre une seconde femme et une fille qui sont à Lemnos. Ils ont chacun un fils qu’ils confient à Geta, esclave de Demiphon.
Antiphon, fils de Demiphon, devient amoureux d’une étrangère nommée Phanie, s’entend avec le parasite Phormion, qui le fait appeler en justice, et le force d’épouser sa maîtresse, comme étant son plus proche parent.
D’un autre côté, Phedria, fils de Chremès, se laisse prendre par les charmes d’une chanteuse trop exactement gardée par un marchand d’esclaves fort intéressé. Voilà l’avant-scène, voici l’action.
Les deux vieillards reviennent ; Chremès, bien fâché de n’avoir pas trouvé sa fille à Lemnos, parce qu’il voulait la marier à son neveu Antiphon ; Demiphon, encore plus fâché de trouver ce même Antiphon marié. L’un et l’autre sont furieux contre Geta, quand celui-ci les apaise en leur apprenant que le parasite se chargera de l’épouse d’Antiphon, à condition qu’on lui donnera une somme qu’il demande, d’abord exorbitante, mais qu’il diminue peu à peu. Demiphon veut plaider, Chremès consent à donner la somme exigée par le parasite, à peine l’a-t-on remise, et soudain cette Phanie est reconnue pour l’épouse que Chremès destinait à son neveu.
On veut forcer le parasite à rendre l’argent, il l’a déjà compté Phedria, qui vient d’en acheter sa chanteuse ; enfin le parasite, menacé par Chremès d’être traduit en justice, appelle la femme du vieillard, et lui apprend que son mari a une seconde épouse ; elle accable celui-ci de reproches, et pour récompenser le dénonciateur, lui permet de venir tous les jours manger chez elle.
Lisez la pièce de Molière.
Des imitations.
La fable du Phormion, comme toutes celles de Térence, a une double action, et l’intérêt est partagé par la passion de Phédria et celle d’Antiphon. Molière n’a pas évité ce défaut, nous dirons même que dans la pièce française les deux jeunes gens tiennent bien moins l’un à l’autre que dans la pièce latine ; les aventures des deux cousins y sont intimement liées par l’adresse de Geta, qui fait servir le mariage d’Antiphon, et le désir qu’ont les vieillards de le rompre, à favoriser la tendresse de Phedria.
Remarquons encore que dans l’une et l’antre pièce, deux fourbes animent la machine, mais que chez Molière, le second des intrigants, tout à fait écrasé par le premier, ne paraît avec quelque succès qu’un seul instant ; le parasite de Terence lutte au contraire d’adresse avec Geta, et amène un dénouement très comique.
La lutte entre Molière et Térence était trop intéressante pour ne pas lui donner toute notre attention, la voilà terminée, nous pouvons maintenant dévoiler quelques autres imitations de moins grande importance.
La confession si comique de Scapin est imitée de Pantalon père de famille, canevas italien. Un fils de Pantalon vole un étui d’or sur la toilette de sa belle-mère, l’on accuse Arlequin, on le menace de le faire pendre, s’il n’avoue son larcin ; il se met à genoux, et déclare une infinité de vols dont on ne l’avait pas soupçonné. Molière nous a sauvé l’exemple d’un enfant de famille qui vole un étui d’or.
La scène,
que diable allait-il faire dans cette
galère
, est presque tout entière dans Le Pédant joué
de Cyrano ; mais chez celui-ci l’action se passe à Paris où Corbinelli raconte à Granger que son fils, en
traversant la rivière au quai de l’École, a été enlevé par une galère turque ; et chez
Molière, toujours ami des vraisemblances, la scène est à Naples ; voilà comme Molière,
en embellissant ses larcins, avait acquis le droit de dire : « Cela est bon,
cela m’appartient, il est permis de prendre son bien où on le trouve. »
Le
sac si reproché à notre auteur, ce sac dans lequel Scapin enferme
Géronte, est emprunté de La Francisquine, farce
de Tabarin.
Lucas part pour les Indes après avoir confié à Tabarin l’honneur de sa fille Isabelle ; elle a un amant nommé Rodomont, que Tabarin protège, et qu’il enferme dans un sac pour l’introduire chez la demoiselle. Soudain Lucas arrive des Indes, prend le sac pour un ballot de marchandises, l’ouvre et n’est pas médiocrement surpris d’en voir sortir un homme ; mais Rodomont l’apaise en lui disant qu’il s’est caché dans le sac pour ne pas épouser une vieille, riche de cinquante mille écus. Lucas, tenté par la somme, prie Rodomont de le mettre à sa place ; alors Isabelle et Tabarin paraissent, Rodomont leur persuade qu’il a caché dans le sac un voleur, tous prennent un bâton et rossent Lucas avant qu’il puisse se faire reconnaître.
Sentiment sur la pièce.
Une exposition claire, simple : et un dénouement vicieux, puisque Scapin, pour obtenir son pardon, rappelle à Géronte les insultes qu’il lui a faites.
Un dialogue précis rempli d’images agréables : des scènes, un acte inutiles.
Le ridicule versé à pleines mains sur la chicane ; le plus beau plaidoyer contre la plaidoirie ; des moralités qui, d’après l’auteur de La Philosophie de l’esprit, font regarder le théâtre de Molière comme l’école, comme le modèle de toutes les nations policées et l’excuse du libertinage ; un fourbe se permettant les atrocités les plus fortes ; un fils souffrant que des fripons volent, frappent son père, ce qui a porté vraisemblablement Jean-Jacques à soutenir que le théâtre de Molière était une école de vices et de mauvaises mœurs.
Enfin, des beautés sans nombre recueillies chez Térence, chez Cyrano, chez les Italiens : et des basses plaisanteries empruntées de Tabarin, et dénoncées dans ces vers de Boileau :
C’est par là que Molière, illustrant ses écrits,Peut-être de son art eût remporté le prix ;Si, moins ami du peuple, en ses doctes peintures,Il n’eût pas fait souvent grimacer ses figures ;Quitté pour le bouffon l’agréable et le fin,Et sans honte à Térence allié Tabarin ;Dans ce sac ridicule où Scapin s’enveloppe,Je ne reconnais plus l’auteur du Misanthrope.
Opposons le grand Rousseau au satirique ; il est digne de le combattre :
Encore un mot à ces esprits sévères,Qui du beau style orateurs somnifères,M’allégueront, peut-être avec hauteur,L’autorité de cet illustre auteur,Qui dans le sac où Scapin s’enveloppe,Ne trouve plus l’auteur du Misanthrope.Non, il ne put l’y trouver, j’en conviens ;Mais ce grand juge y retrouva fort bienLe Grec fameux qui sut en personnagesFaire jadis changer jusqu’aux nuages,Un chœur d’oiseaux, en peuple révéré,Et Plutus même en Argus éclairé.Aristophane aussi bien que Ménandre,Charmait les Grecs assemblés pour l’entendre ;Et Raphaël peignit sans déroger,Plus d’une fois maint grotesque léger :Ce n’est point là flétrir ses premiers rôles,C’est de l’esprit embrasser les deux pôles ;Par deux chemins c’est tendre au même but,Et s’illustrer par un double attribut.
De la tradition.
Les deux vieillards de cette pièce sont tantôt des pères Cassandre, tantôt des pères Grime : les Cassandre, bêtes par excellence, appartiennent exclusivement à la parade ; les Grime, faibles, crédules, impatients, colères, se rapprochent de la bonne comédie, et servent à contraster avec les Pères nobles.
Argante et Géronte sont dans la première de ces
classes : l’un, quand il se jette à terre pour éviter les coups d’épée de Sylvestre ; l’autre, lorsque caché dans un sac il reçoit
des
coups de bâton, mais l’un et l’autre rentrent dans la seconde de ces classes ; Argante, en s’obstinant à plaider, plutôt que de donner à son
adversaire un petit mulet,
pas même un âne pour
porter son bagage
, et Géronte en proposant
d’envoyer la Justice en pleine mer
pour courir
après la maudite galère qui lui enlève son fils ; les bons acteurs
distinguent ces différentes nuances, ils trouvent le secret de les rendre et même
d’adoucir celles qui en ont besoin.
Le rôle de Scapin tient aussi à plusieurs genres. Scapin, dans la belle scène où il démasque si bien la chicane, est un intrigant moraliste de la première force ; il devient un valet plus plaisant que profond dans celle du Carteau de vin et du Loup garou ; il rentre dans la farce en cachant son maître dans un sac, et finit par être un scélérat à pendre lorsqu’il a l’audace de le maltraiter indignement.
Plusieurs comédiens, séduits par la variété que présente ce rôle, lui donnent la préférence sur celui de Sbrigani dans Pourceaugnac, ou du moins aiment-ils mieux le jouer : je le crois bien ; il faut être vigoureux pour résister longtemps au poids de la grande casaque.
Psyché.
Louis le Grand, le demi-dieu de son siècle, toujours poursuivi, malgré sa grandeur et sa divinité, par le tyran des cours, par l’ennui, dit un jour, en se réveillant, je veux des fêtes ; soudain une salle magnifique s’élève à frais immenses dans le palais des Tuileries, sous les ordres de Ratabon et de Vigaroni. Molière, chargé de choisir un sujet propre à amener des divertissements qui tinssent du miracle, prend dans la fable de Psyché l’instant le plus favorable pour mettre à contribution le ciel, la terre et les enfers.
Le père de notre tragédie, Corneille, si sublime dans la plupart de ses plans, s’asservit à travailler sur celui d’un autre ; Quinault s’associe à leurs travaux, et Lulli, l’Orphée du temps, prête les charmes de sa musique à tout l’ouvrage.
Les neuf Muses et leurs favoris semblent être d’accord avec l’Amour pour consoler son amante.
On s’extasie beaucoup sur la réunion de tant d’hommes célèbres, et l’on crie au miracle ; je ne vois pas pourquoi : il eût été difficile, sans doute, d’intéresser à la gloire du même ouvrage plusieurs demi-beaux esprits ; mais les hommes de génie s’entendent, s’aiment, se recherchent, et pas un des coopérateurs de Psyché qui, malgré les détracteurs, ne fût de ce petit nombre.
La pièce eut beaucoup de succès, d’abord à la cour dont elle fit les délices pendant tout le carnaval, et quelques mois après sur le théâtre du Palais-Royal, où elle eut beaucoup de reprises. Baron et mademoiselle Desmarets, tous deux jeunes, beaux, épris l’un de l’autre, animèrent les rôles de l’Amour et de Psyché 73, de tous les feux qu’ils ressentaient.
Lisez la pièce de Molière.
Sentiment sur l’ouvrage et sur ses quatre auteurs.
Lulli.
Nous ne jugerons pas sa musique ; il n’en sera pas de même de deux dialogues italiens de sa composition, placés dans le premier intermède ; il y apostrophe les rochers, les montagnes, les vallées, les forêts, les étoiles ; il les presse de répondre à ses gémissements ; il reproche aux dieux de donner la mort à la beauté, elle qui donne la vie aux autres.
Admirons en même temps et la force des exagérations et la finesse des concetti.
Quinault.
Il n’avait pas alors fait Armide, il ne s’était pas encore familiarisé avec l’art de traiter les passions, et celui de donner à ses vers la cadence harmonieuse que demande plus particulièrement la poésie lyrique.
Corneille.
La pièce, à l’exception du premier acte et des premières scènes du second et du troisième, a été versifiée par le grand Corneille : à soixante-quatre ans il retrouva le feu, la grâce dont il avait besoin pour peindre la plus vive, la plus délicate des passions éprouvée par l’Amour lui-même.
La scène brûlante de sentiment dans laquelle le dieu des cœurs et Psyché se déclarent mutuellement leur amour sera toujours regardée comme un chef-d’œuvre ; c’est là que Corneille, ranimé par un nouvel élan de son génie, s’affermit fièrement à la place que ses jaloux tâchaient de lui ravir pour la donner à son jeune rival dont la gloire naissante les fatiguait moins.
Molière.
Nous pouvons lui donner quelques éloges sur le choix du sujet et sur le plan de l’ouvrage, quoique Lamotte ait trouvé inutile l’oracle qui condamne en apparence Psyché ; mais nous avons vu que Vénus pense différemment lorsqu’elle reproche à son fils d’avoir suborné Apollon, et d’avoir arraché Psyché à son courroux par le secours d’un oracle adroitement tourné. Le bel esprit se compromet toujours quand il veut parler d’un art qu’il n’a pas approfondi.
Convenons, en terminant cet article, que la principale gloire de l’ouvrage appartient à Corneille, mais disons aussi que Molière, déjà honoré par le choix qu’il avait fait de ce grand homme, lui abandonna la palme sans la moindre jalousie. Quand reparaîtront-ils ces hommes si rares, à tant de titres !
Année 1672.
Les Femmes savantes ; La Comtesse d’Escarbagnas.
Molière, tourmenté par le mal de poitrine qui l’avait forcé de se mettre au lait, travaillait depuis quelque temps avec moins de facilité ; d’ailleurs, les affaires de sa troupe, les visites qu’il était obligé de faire aux grands, pour lui ménager des protecteurs, ses soins pour ses amis, qu’il réunissait souvent à Auteuil, ses chagrins domestiques, des rôles nouveaux à étudier, tout cela ne lui laissait que très peu de temps pour se livrer aux charmes de la composition ; aussi, la comédie des Femmes savantes fut-elle plus de quatre ans sur le bureau : on en parlait déjà en 1668 ; sur son titre seul, madame Dacier jugea à propos de jeter au feu un parallèle qu’elle avait fait de l’Amphitryon de Plaute avec celui de Molière, et dans lequel le poète latin avait la préférence. Si la savante madame Dacier n’était pas impartiale, du moins fut-elle prudente ; elle n’ignorait pas que Molière, le terrible Molière, ne pardonna jamais à ceux qui osèrent l’attaquer, pour peu qu’il eût d’ailleurs à poursuivre en eux ou les travers de l’esprit ou les torts du cœur74.
Molière avait à se venger de quelques précieuses de qualité, qui, retranchées dans l’hôtel de Rambouillet, dans celui de Longueville, déchiraient ses meilleurs ouvrages ; il avait à les punir de l’insulte qu’elles faisaient au véritable savoir, en alliant les petitesses du demi-bel esprit au jargon pédantesque de la fausse philosophie, et Les Femmes savantes nous prouveront s’il y réussit.
Molière avait encore à se venger de Cotin, qui l’avait insulté dans un ouvrage intitulé La Critique désintéressée sur les Critiques du temps, et qui, en sortant de la première représentation du Misanthrope, s’empressa de publier que Molière y jouait monsieur de Montausier, il avait à le punir d’être le protecteur de Pradon, le tyran de tous les jeunes littérateurs, et il l’épargna si peu dans Les Femmes savantes, d’abord sous le nom de Trissotin, ensuite sous celui de Trissotin, qu’après la mort du pauvre abbé, l’on fit cette épitaphe :
Savez-vous en quoi CotinDiffère de Trissotin ?Cotin a fini ses jours,Trissotin vivra toujours.
Molière a-t-il voulu jouer Ménage, dans
le rôle de Vadius ? Je l’ignore ; en tout cas, celui-ci s’en vengea bien
noblement75.
Eh ! quoi,
monsieur, lui dit madame de Montausier, vous souffrirez que cet
impertinent de Molière nous joue de la sorte ? Madame, répondit Ménage, j’ai vu la pièce ; elle est parfaite : on n’y peut trouver à redire ni à
critiquer.
Les Femmes savantes.
Les Femmes savantes et La Comtesse d’Escarbagnas se suivirent de très près. La première fut jouée le 11 mars.
Voici sans doute encore une des comédies que Molière devait avoir projetée, quand, après une lecture du Misanthrope, il dit à ses amis enchantés : « Vous verrez bien autre chose. »
Nous avons fait la même remarque à l’article du Tartuffe ; mais la pièce dont nous nous occupons peut, ainsi que L’Imposteur, lutter contre Le Misanthrope.
Tartuffe l’emporte sur Les Femmes savantes, par
l’importance du sujet ; il est plus beau, plus utile de combattre un vice qu’un
ridicule. La scélératesse de l’hypocrisie peut
faire bien plus de mal que
les ridicules prétentions de l’esprit ; ajoutons qu’il est de faux dévots chez tous les
peuples, au lieu que la France seule a vu et voit encore des femmes sacrifier les
plaisirs purs, le tranquille bonheur que les soins domestiques peuvent leur procurer, à
la futile gloire d’avoir recueilli, avec beaucoup de peine, des mots scientifiques et
quelques notions superficielles des plus hautes sciences76 ; mais
nous remarquerons, dans la fable des Femmes savantes, encore plus
d’art que dans celle du Tartuffe, puisque, à la rigueur, comme nous
l’avons déjà dit, la scène de dépit entre les amants pourrait en être retranchée sans
faire tort à l’action. Ce n’est pas pour rien que Molière, toujours profond, toujours
juste, disait à ses amis les plus intimes : « Si Les Femmes
savantes ne me conduisent pas à l’immortalité, je n’y parviendrai
jamais. »
Lisez la pièce de Molière.
De l’imitation.
Quantité de personnes ignorent la différence qu’il y a entre un traducteur, un copiste, un plagiaire et un imitateur ; celles qui pensent critiquer un ouvrage en le disant imité, en totalité ou en partie, de telle pièce, de telle scène, sont fort embarrassées pour faire un pareil reproche aux Femmes savantes ; il faut venir à leur secours.
Desmarets a, dans sa comédie des Visionnaires, une extravagante nommée Hespérie, qui se croit adorée de tous les hommes, même du roi d’Éthiopie, qui doit, dit-elle, arriver incessamment pour l’épouser. Bussi Rabutin a beau dire que la Bélise de Molière est une faible copie de cette folle, je soutiens que les Bélise n’ont pas encore disparu de la société, et que les Hespérie ne se trouveraient en pays de connaissance qu’aux Petites-Maisons.
Autre imitation, à laquelle personne n’a songé, je pense, et je suis tenté de m’écrier fièrement, comme monsieur de Francaleu, dans La Métromanie :
J’ai surpris telle rime !
Nous avons entendu la douce, l’aimable Henriette, conseiller à Clitandre d’être complaisant, et lui dire :
Un amant fait sa cour où s’attache son cœur,Il veut de tout le monde y gagner la faveur ;Et pour n’avoir personne à sa flamme contraire,Jusqu’au chien du logis il s’efforce de plaire.
Dans l’Asinaire de Plaute, acte Ier, scène iii , une matrone donne ce conseil à un amoureux :
Un galant ne prend nullement garde à ce qu’il donne ni à ce qu’il perd, il ne s’applique qu’à une seule chose, c’est de plaire à sa belle, à moi, à la suivante, aux valets, aux servantes ; il n’y a pas jusqu’au petit chien qui ne se sente de la fête ; notre nouveau venu le flatte, le caresse, lui donne des friandises, afin que, lorsque le joli domestique le voit entrer, il en saute de joie.
Il est un genre d’imitation que nos auteurs dramatiques devraient moins négliger, et je leur offre pour modèle la cinquième scène de l’acte III des Femmes savantes. Vadius et Trissotin s’y donnent d’abord mutuellement un encens fade, et finissent par des injures ; la scène se passa réellement chez madame de Rambouillet, devant Boileau, qui la rendit à Molière, et celui-ci se dépêcha de la mettre dans sa pièce. Ce n’est pas une imitation, va-t-on me dire ; si, vraiment ! C’en est une, et des meilleures qui se fassent. Je ne dois pas entrer ici dans tous les détails que je me suis permis à ce sujet, en composant L’Art de la Comédie ; mais je puis en extraire ce qui suit :
« Voir jouer une scène sur un théâtre étranger, la lire, en être témoin dans la société, ou l’entendre narrer par quelqu’un qui en détaille et en peint les circonstances, n’est-ce pas de même, à peu de chose près ? et l’auteur qui la transporte sur son théâtre, n’est-il pas également un imitateur, bon selon qu’il la rend plus ou moins plaisamment, qu’il la place plus ou moins bien, et surtout d’une manière plus ou moins naturelle77 ? »
Critiques à réfuter.
Parmi les critiques qu’on se permet contre la comédie des Femmes savantes, on distingue celles-ci :
Le sujet n’est pas intéressant ;
Oui, pour des personnes accoutumées aux aventures romanesques de nos monstres dramatiques.
Bélise peut-elle soutenir à Clitandre qu’il est épris d’elle, au moment où il croit
la détromper si bien par ces mots,
je veux être pendu si je vous
aime
?
Rien de plus simple, d’après le caractère de Bélise, surtout ayant déjà dit à Clitandre, lorsqu’il a voulu lui parler de son amour pour Henriette :
Ah ! certes le détour est d’esprit, je l’avoue,Ce subtil faux-fuyant mérite qu’on le loue,Et dans tous les romans où j’ai jeté les yeux,Je n’ai rien rencontré de plus ingénieux.
La critique à laquelle je viens de répondre est de Bussi Rabutin, et Bret convient qu’il partage son opinion en partie ; c’est au lecteur à prononcer.
Thomas, dans son ouvrage Sur les Femmes, dit à notre auteur :
Au lieu de détourner les femmes d’acquérir des connaissances et de s’instruire, il fallait les y encourager.
Clitandre va répondre à l’académicien :
Je consens qu’une femme ait des clartés de tout,Mais je ne lui veux pas la passion choquanteDe se rendre savante, afin d’être savante ;Et j’aime que souvent aux questions qu’on fait,Elle sache ignorer les choses qu’elle sait.Molière, dit un commentateur, a poursuivi Cotin avec trop de cruauté, en l’immolant au point qu’il ne se montra plus en public après le succès des Femmes savantes ; que la princesse de Montpensier et madame de Rohan n’osèrent prendre le parti de celui qu’elles avoient appelé leur ami, et que son successeur au fauteuil académique se garda bien de faire son éloge.
Voltaire, dans ses observations sur les comédies de Molière, article des Femmes savantes, ajoute, en parlant de Cotin :
Les Satires de Despréaux l’avaient déjà couvert de honte, et Molière l’accabla… La meilleure satire qu’on puisse faire d’un mauvais poète, c’est de donner d’excellents ouvrages ; Molière et Despréaux n’avaient pas besoin d’ajouter des injures.
Lorsque Voltaire pensait ainsi, il ne prévoyait pas qu’il ferait L’Écossaise ; et nous ajouterons à ce que nous avons dit dans l’article sur L’Impromptu de Versailles, pourquoi Cotin se permettait-il des railleries contre Molière, à l’hôtel du Luxembourg et dans les divers cercles dont il était le bel esprit juré ? Pourquoi, dans ses disputes avec Boileau, osa-t-il mêler un homme qui l’avait toujours assez dédaigné pour ne pas s’occuper de lui ? D’ailleurs, l’auteur des Femmes savantes eut-il le moindre dessein de blesser l’honneur, la probité de sa victime ? Non ; mais il dénonça l’apôtre du faux goût, il pulvérisa le pédant, le froid prosateur, l’insipide faiseur de madrigaux galants ; il démasqua le charlatan qui, s’entourant de protecteurs, usurpait toutes les récompenses littéraires ; il punit l’ennemi de tous les hommes de mérite ; enfin, il détrôna le tyran de la république des lettres. Que ne vit-il encore !
Beautés à distinguer.
Le lecteur ne se bornera pas sans doute à remarquer combien il a fallu d’invention pour trouver cinq actes dans un sujet aride ; combien il a fallu d’art pour nourrir ces cinq actes, d’une fable toujours vive et variée, sans l’embarrasser du moindre détail étranger : le lecteur doit aussi démêler le moyen dont l’auteur s’est servi.
D’abord, aucun personnage dont le caractère ne soit en opposition avec celui des autres ; et s’il paraît quelquefois s’en rapprocher (chose très nécessaire pour approfondir, pour peindre le ridicule annoncé), ses diverses nuances le rejettent bien loin de celui auquel il a l’air de ressembler. Philaminte, Armande, Bélise sont trois fausses savantes ; mais l’une est altière, l’autre prude, la dernière coquette : Armande et Henriette ont écouté les vœux du même homme ; mais la première prétend frissonner en songeant aux suites du mariage, la seconde se complaît dans l’idée d’avoir un mari, des enfants, un ménage.
Deux pédants également vains nous sont offerts ; mais Trissotin estime assez la fortune pour être préparé d’avance aux événements fâcheux d’un hymen mal assorti ; Vadius, ne songeant qu’à l’intérêt de sa ballade, se prépare à composer un poème contre celui qui l’a dédaignée.
L’amour le plus tendre, le plus vrai, unit Clitandre et Henriette ; mais celle-ci, douce, conciliante, voudrait que son amant s’efforçât de plaire jusqu’au chien du logis ; et l’autre, trop vif et trop sincère, ne saurait flatter ce qui le blesse ou lui déplaît.
Un époux prétend être maître chez lui et pouvoir disposer de ses enfants ; son épouse a les mêmes prétentions ; mais elle annonce hautement ses volontés, et les soutient d’un ton despotique ; le mari n’ose être homme, à la barbe des gens, que lorsque sa femme n’est point présente : et c’est de toutes ces oppositions ménagées avec art, c’est de cette source féconde, que Molière a tiré toutes les scènes que nous avons admirées.
Il n’est pas jusqu’au bon sens qui, dans les têtes de Chrysale, de Martine et d’Ariste, ne se manifeste d’une manière différente ; l’un en a les boutades, l’autre la rustique simplicité, le dernier la justesse et le sang-froid ; aussi, lorsque tous les autres personnages de la pièce n’ont servi qu’à donner du mouvement à l’action, Ariste la dénoue, et de quelle manière ? Ne balançons pas à le dire ; aucun dénouement ne peut être comparé à celui des Femmes savantes.
Parmi les dénouements à citer, on distingue ceux où les principaux personnages, loin de démentir leur caractère, ajoutent à leur portrait quelque trait nouveau ; dans celui des Femmes savantes, Philaminte veut corriger le style barbare des notaires et de ses juges ; la prude Armande, voyant l’amant qu’elle aime en secret passer en d’autres bras, dit à sa mère :
Ainsi donc à leurs vœux vous me sacrifiez.
Chrysale, aimant toujours à se croire maître chez lui, s’écrie :
Je le savais bien, moi, que vous l’épouseriez.
Bélise se croit obligée de donner à Clitandre ce conseil :
Qu’il prenne garde au moins que je suis dans son cœur ;Par un prompt désespoir souvent on se marie :Qu’on s’en repent, après, tout le temps de sa vie !
Parmi les dénouements à citer, on distingue encore ceux où l’auteur ménage avec art au spectateur une surprise satisfaisante. L’humeur impérieuse de Philaminte, la faiblesse de Chrysale, tiennent dans l’incertitude deux amants, et le public qui s’intéresse à eux ; Ariste apporte deux lettres par lesquelles on apprend que la fortune de la famille est renversée ; le protégé de Philaminte cède la place à son rival ; alors, Ariste avoue que les lettres étaient de son invention, et les spectateurs jouissent tout à coup de la plus agréable surprise.
Enfin, parmi les dénouements à citer, et qui sont très rares, l’on distingue ceux qui, aux deux qualités dont nous venons de parler, réunissent la plus nécessaire, la vraisemblance.
La plupart des auteurs amènent deux rivaux sur la scène, et ne s’occupent que du soin d’en congédier un ; comme s’il était vraisemblable que sa fuite seule dût tout à coup décider le sort de l’autre, et lui rendre favorables les personnes qui se montraient les plus contraires à ses désirs. Dans la comédie dont nous parlons, Trissotin, croyant Henriette sans bien, se retire ; mais Clitandre, aussi généreux que l’autre est lâchement intéressé, offre de réparer le mauvais destin de toute la famille ; et ce procédé réunit sur lui tous les suffrages.
Voilà comme le goût, la finesse, la vraisemblance, l’économie dramatique, les égards, la délicatesse et toutes les bienséances se réunissent pour nous faire préférer le dénouement des Femmes savantes à tous ceux que nous connaissons.
De la tradition.
Molière, plus qu’aucun autre comique, est le peintre de la nature ; il est par conséquent l’auteur le plus difficile à jouer, parce que rien n’est moins aisé à saisir et à rendre que la nature dans toute sa vérité, et que, le spectateur ayant sans cesse le modèle présent, il est très dangereux de rester au-dessous, plus dangereux encore d’aller au-delà.
La comédie des Femmes savantes est une des pièces où la plupart des acteurs affectent le plus de mettre de l’esprit ; comme si l’auteur n’y en avait pas mis assez, et comme si, en la composant, il ne leur avait pas dit, à chaque page, à chaque vers, je ne vous demande que d’ouvrir la bouche et de laisser échapper ce que j’écris : par exemple, que doit faire Chrysale pour rendre avec fidélité et comiquement les diverses nuances qui s’allient au fond de son personnage ; pour se montrer d’abord bien en opposition avec le caractère de Philaminte ; pour être ensuite tour à tour un mortel paisible, un homme de bon sens, un mari tremblant devant sa femme, enfin, un père de famille fier d’une autorité dont il ne sait pas se servir ? Il n’a pour cela qu’à dire naturellement :
à sa femme,
Je vis de bonne soupe, et non de beau langage ;à son frère,
J’aime fort le repos, la paix et la douceur,Et vous ne savez pas comme le bruit me pèse ;à Bélise,
C’est à vous que je parle, ma sœur ;encore à son frère,
…………………… C’est souffrir trop longtemps,Et je m’en vais être homme, à la barbe des gens ;au notaire,
Allons, monsieur, suivez l’ordre que j’ai prescrit,Et faites le contrat, ainsi que je l’ai dit.
Tous les rôles sont conçus, sont faits, sont écrits, sont nuancés de manière qu’en les rendant naturellement, on est sûr de procurer des applaudissements à l’auteur, et d’en mériter soi-même ; mais si l’acteur prend sur lui d’y ajouter les moindres grimaces, les moindres gestes exagérés, il gâte son rôle et l’ouvrage. Nous avons entendu Armande dire à Clitandre :
Eh ! bien, monsieur, eh ! bien, puisque, sans m’écouter,Vos sentiments brutaux veulent se contenter,Puisque pour vous réduire à des ardeurs fidèles,Il faut des nœuds de chair, des chaînes corporelles ;Si ma mère le veut, je résous mon espritÀ consentir pour vous à ce dont il s’agit.
Pourquoi Molière a-t-il mis cet aveu dans la bouche de sa prude ? Pour nous préparer au dépit qu’elle éprouvera, lorsqu’elle se verra sacrifiée, lorsqu’elle s’en plaindra à sa mère, et que celle-ci lui répondra :
Ce ne sera pas vous que je leur sacrifie,Et vous avez l’appui de la philosophie.
Mais Molière, en préparant si bien le spectateur à saisir, à sentir tout le dépit de la prude, a voulu qu’il fût concentré ; et c’était le seul moyen de le rendre comique sans indécence. Jugez présentement s’il réunit ces deux qualités avec les Armande qui, trop démonstratives, font mille grimaces et secouent longtemps la tête pour nous faire voir qu’elles estiment le secours de la philosophie, bien moins que le ce dont il s’agit.
Un acteur peut être encore bien sûr de nuire à son rôle, s’il y ajoute un seul mot ; et cependant, nous entendons tous les jours des Clitandre blesser le goût et les oreilles en allongeant chaque hémistiche d’un si, d’un car, d’un mais, et cela pour donner, disent-ils, plus de naturel au dialogue. Ah ! pauvres gens ! vous voulez prêter à Molière… et quoi ? du naturel !
La Comtesse d’Escarbagnas.
Molière passait, dans sa retraite d’Auteuil, tous les moments qu’il pouvait dérober à
sa troupe, trop souvent ingrate ; aussi, ne faut-il pas s’étonner si ce Molière, que
nous avons vu, en 1651, quitter son nom et sa profession pour se livrer sans réserve au
théâtre, ce Molière qui fit partager son enthousiasme à l’ecclésiastique envoyé pour le
dissuader de jouer la comédie, refuse aujourd’hui ses bons offices à un jeune homme
brûlant du même désir ; et si, après lui avoir reconnu de vrais talents pour la
déclamation, il lui dit, avec autant de franchise que de fermeté : « Monsieur, je
vous promets des succès au barreau ; marchez-y sur les traces de votre
père, et n’enfoncez pas le poignard dans le sein de vos parents, en montant sur la
scène : je me suis toujours reproché d’avoir donné ce déplaisir à ma
famille. »
Ce fut encore à Auteuil que ses amis le réconcilièrent, tant bien que mal, avec sa
femme, et que, toujours plus épris d’elle, il discontinua l’usage du lait, croyant
rendre plus intime, par ce changement de vie, la réunion après laquelle son faible cœur
soupirait depuis longtemps ; et il disait à ses amis : « Je ne saurais être
philosophe avec une femme aussi aimable que la mienne. »
Molière, comme la plupart des maris jaloux, trouvait un charme secret à voir briller sa femme ; il travaillait avec volupté aux rôles qu’il lui destinait ; il la plaçait toujours, sans s’en apercevoir, dans le jour le plus favorable et le plus propre à satisfaire le désir qu’elle avait de plaire à tout le monde ; et en la faisant paraître dans un intermède de Madame d’Escarbagnas, tantôt sous l’habit d’une bergère, tantôt sous celui d’un berger, il augmenta le nombre de ses rivaux.
Il n’est pas aisé de dire comment la pastorale où jouait la demoiselle Molière pouvait faire partie de La Comtesse d’Escarbagnas.
« Le roi, dit l’Histoire du théâtre français, s’étant proposé de donner un divertissement à Madame, à son arrivée à la cour, choisit les plus beaux endroits des ballets qui avaient été représentés devant lui depuis plusieurs années, et ordonna à Molière de composer une comédie qui enchaînât tous ces différents morceaux de musique et de danse. Molière composa, pour cette fête, La Comtesse d’Escarbagnas, comédie en prose, et une pastorale ; ce divertissement parut à Saint-Germain-en-Laye, au mois de décembre 1671, sous le titre de Ballet des Ballets. Ces deux pièces composaient sept actes qui étaient précédés d’un prologue, et qui étaient suivis chacun d’un intermède. »
La plus grande partie de tout cela ne nous regarde pas, Molière l’ayant supprimée ; mais il en détacha La Comtesse d’Escarbagnas, comédie en un acte, qu’il fit paraître à Paris, avec succès, en juillet 1672. Voilà l’ouvrage dont nous devons nous occuper.
Des imitations.
La fin de la scène vingtième est, dit-on, imitée d’une aventure arrivée chez madame de Villarceaux ; la voici telle qu’elle est rapportée dans les Mémoires de Ninon de l’Enclos.
« Madame de Villarceaux, jalouse des soins que son mari rendait à Ninon, avait un jour beaucoup de monde chez elle ; on désira de voir son fils ; il parut avec son précepteur ; on le fit babiller, et l’on ne manqua pas de louer son esprit : la mère, pour mieux justifier les éloges, pria le précepteur d’interroger son élève sur les dernières choses qu’il avait apprises. Allons, monsieur le marquis, dit le grave pédagogue :
« Quem habuit successorem Belus, rex Assiriorum ? Ninum », répondit le jeune marquis.
« Madame de Villarceaux, frappée de la ressemblance de ce nom avec celui de Ninon, ne put se contenir ; voilà, dit-elle, de belles instructions à donner à mon fils, que de l’entretenir des folies de son père ! »
Je doute fort que Molière ait connu cette aventure ; il aurait senti qu’elle était comique, sans indécence, et il s’en faut, de beaucoup que la leçon de monsieur Bobinet, ou plutôt l’interprétation de la comtesse, offre le dernier de ces avantages78.
On dit, pour excuser Molière, que le rôle de la Comtesse était alors joué par un homme travesti ; et quand cela serait vrai ! N’y avait-il pas d’autres femmes en scène et dans la salle ?
On m’avait raconté que Molière, directeur dans le Languedoc, fut mandé par le prince de Conti, pour l’amuser à Bagnas, village situé près Pesenas ; que la dame du lieu, fière d’être de la maison d’Ecar, traita les comédiens avec dédain, et que Molière, pour s’en venger, la joua, non seulement dans sa comédie de La Comtesse d’Escarbagnas, mais qu’il composa encore le titre de la pièce, et du nom de la dame et du nom de la terre. C’est dommage que ce dernier trait ne soit pas vrai, comme on le verra par une lettre que je transcris, parce que le lecteur y trouvera des choses propres à satisfaire l’intérêt qu’il prend à notre auteur.
Pésenas, 7 ventôse an 7.
Je n’ai pas perdu un moment, mon cher compatriote, depuis la réception de votre lettre du 10 nivôse, pour aller aux informations et me procurer les éclaircissements que vous me demandez. Je suis trop flatté de la mission et de son objet, pour ne pas mettre de l’empressement et du zèle dans les recherches que vous exigez de moi. Voici tout ce que j’ai pu recueillir concernant le père de la comédie, pendant son séjour dans nos délicieux parages.
Il est certain qu’il existe dans cette commune un grand fauteuil de bois, auquel une tradition a conservé le nom de fauteuil de Molière ; sa forme atteste son antiquité ; l’espèce de vénération attachée à son nom l’a suivi chez les divers propriétaires qui en ont fait l’acquisition ; il est en ce moment chez le citoyen Astruc, officier de santé de cette commune. Voici ce que les Nestors du pays en racontent ; ils disent : Que pendant le temps que Molière habitait Pésenas, il se rendait assidûment, tous les samedis, jours du marché, dans l’après-dînée, chez un barbier de cette ville dont la boutique était très achalandée ; elle était le rendez-vous des oisifs, des campagnards et des agréables qui allaient s’y faire calamistrer : or, vous savez qu’avant l’établissement des cafés dans les petites villes, c’était chez les barbiers que se débitaient les nouvelles, que l’historiette du jour prenait du crédit, et que la politique épuisait ses combinaisons. Le susdit grand fauteuil de bois occupait un des angles de la boutique, et Molière s’emparait de cette place. Un observateur de ce caractère ne pouvait qu’y faire une ample moisson ; les divers traits de malice, de gaîté, de ridicule ne lui échappaient certainement pas, et qui sait s’ils n’ont pas trouvé leur place dans quelques-uns des chefs-d’œuvre dont il a enrichi la scène française ! On croit ici au fauteuil de Molière, comme, à Montpellier, à la robe de Rabelais.
Si jamais vous venez nous voir, nous vous ferons la galanterie de vous offrir le siège de votre devancier, et de vous engager à présider, dans ce vénérable fauteuil, une des séances de notre modeste société de lecture.
La lettre du prince de Conti aux consuls de Pésenas, dont on vous a parlé, ne contient rien de bien remarquable, elle leur ordonne d’envoyer des charrettes à Marseillan pour transporter, de là à la Grange-des-Prais, Molière et sa troupe. Je n’ai pu m’en procurer la lecture, elle a été enlevée, dans ces derniers temps, des archives de la commune, et l’on ne sait ce qu’elle est devenue.
Les informations que j’ai fait prendre à Marseillan, détruisent absolument ce qui vous a été dit de la prétendue comtesse Decar, dame du Bagnas. Je vous donne pour certain que le nom de cette dame ne se trouve point dans les actes par lesquels la terre du Bagnas a passé d’une famille à une autre, en remontant de nos jours à un temps antérieur à l’existence de Molière.
La seule chose relative à Molière, consignée dans les archives de Marseillan, c’est qu’il fut établi une imposition sur les habitants de ce bourg, pour indemniser Molière qui était allé avec sa troupe y jouer la comédie.
Poitevin de Saint-Cristol.
Lisez la pièce de Molière.
Sentiment sur la pièce.
Le titre. — Le mot d’Escarbagnas, joint à celui de comtesse, annonce assez une héroïne ridicule ?
Le genre. — Farce de caractère, disent quelques commentateurs ; nous serons plus justes, et, de notre plein pouvoir, nous supprimerons la première épithète.
L’intrigue. — Peu compliquée, mais suffisamment pour amener nombre de personnages comiques qui animent la marche.
Les portraits. — D’une vérité si frappante, que toutes les comtesses, tous les pédants, tous les robins, tous les financiers, voués au ridicule, depuis Molière, ne sont qu’une copie de Madame d’Escarbagnas, des Bobinet, des Tibaudier, des Harpin : pas un de ces caractères qui ne soit l’image de la nature même ; et c’est la seule imitation dont nous avions à parler.
Qu’en pense le lecteur ? Cette pièce n’aurait-elle pas plus l’air d’avoir été faite en province, que les Précieuses 79 ?
De la tradition.
Si les commentateurs disaient toujours vrai, aucune pièce ne pourrait nous prouver, mieux que celle-ci, combien le goût et le bon sens doivent être en garde contre les traditions les plus accréditées, même contre celles qu’on dit sanctionnées par les auteurs.
Nous lisons, dans les derniers commentaires sur Molière, qu’il fit le rôle de Madame d’Escarbagnas exprès pour un nommé Hubert, très fameux pour ces sortes de travestissements ; il résulterait de là, ou que le rôle devrait être joué par un homme, ou que la femme qui le remplit pourrait s’y permettre la charge la plus exagérée ; mais il en est vraisemblablement du rôle de Madame d’Escarbagnas, comme de celui de madame Pernelle, de madame de Sotenville, et de madame Jourdain. Je doute fort que Molière ait consenti à les dégrader, en les confiant à un farceur ; j’aime mieux penser que le commentateur s’est trompé, et nous pouvons là-dessus donner carrière à notre incrédulité, puisque nous lisons, dans l’Histoire du théâtre français, que lorsque la pièce fut représentée la première fois, mademoiselle Marotte remplissait le rôle de Madame d’Escarbagnas, et le sieur Hubert celui de Tibaudier. J’exhorte donc les actrices à puiser la tradition du rôle de Madame d’Escarbagnas dans le rôle même.
On lit, dans La Sentinelle, journal de Louvet, nº 138, cette anecdote, tirée des œuvres de Champfort :
C’est une chose assez remarquable que Molière, qui n’épargnait personne, n’a pas lancé un seul trait contre les gens de finance. On dit que Molière et les autres comiques du temps eurent là-dessus des ordres de Colbert.
Je répondis tout de suite à Louvet ; il refusa de publier ma réponse : quelques-uns de ses confrères furent plus justes, et voici ma lettre, telle qu’elle fut insérée dans plusieurs feuilles :
« Champfort s’est trompé ; non seulement Molière n’a pas épargné les financiers du temps de Louis XIV, mais il les a devinés tels qu’ils devaient être dans ce qu’ils ont appelé depuis le temps de leur gloire. Nous voyons, dans La Comtesse d’Escarbagnas, un monsieur Harpin, receveur des tailles, qui se donne les airs d’entretenir une femme de qualité dont il est méprisé, qui se permet, pour son argent, de jurer, de tempêter chez elle, et qui interrompt brusquement une fête donnée à sa burlesque Danaé, pour lui dire, devant tous ses rivaux, qu’il n’est plus sa dupe, et que monsieur le receveur ne sera plus pour elle monsieur le donneur. Je demande aux connaisseurs si les financiers, mis au théâtre depuis Molière, ne sont pas calqués sur monsieur Harpin, et si le rôle de celui-ci, bien qu’il n’ait qu’une scène, n’est pas aussi hardi, aussi fortement prononcé que les meilleures de ses copies ? Turcaret est sans doute un chef-d’œuvre ; mais que fait, que dit le fermier-général de Lesage, qui ne soit indiqué par le receveur des tailles de Molière ?
« Je demande encore si les comédiens qui retranchent de la comédie de Molière le rôle de Harpin, ne sont pas des barbares ? Comment peuvent-ils ne pas sentir que c’est, de tous les personnages subalternes de la pièce, le plus piquant, le plus essentiel, surtout le plus moral, puisque, mis en opposition avec l’héroïne, il couvre de ridicule cette femme si fière de ses aïeux, de ses deux fils, le Marquis et le Commandeur, et de sa belle chambre à alcôve ?
« Je demande enfin comment Champfort, auteur de quelques comédies et d’un éloge de Molière, qui lui a valu la palme académique, a pu connaître si mal son maître, son héros, et publier l’anecdote dont il est question ? Si elle parvient jusque chez les morts, Molière dira sans doute :
Que voulez-vous faire à cela ?Les écrivains font à leur guise ;Ce n’est pas la seule sottiseQu’on voit faire à ces messieurs-là80. »
Année 1673. Le Malade imaginaire.
Le Malade imaginaire, cette pièce qu’on intitule comédie-ballet, à cause de ses intermèdes éternels, et que nous appellerons comédie, parce que les intermèdes lui sont tout à fait étrangers, parut sur le théâtre du Palais-Royal, le 10 février.
Pour cette fois, aucun ordre n’avait forcé Molière à gâter son ouvrage ; mais les conquêtes de Louis XIV en Hollande animant tous les poètes, Molière voulut offrir un grain d’encens à son protecteur ; il eût bien mieux contribué à la gloire de son prince et de son siècle, en consacrant à quelques pièces de plus le temps qu’il perdait à faire des madrigaux lyriques et louangeurs.
La musique des intermèdes est de Charpentier. Le poète et le musicien
allaient ensemble travailler à Auteuil, lorsqu’un pauvre à qui Molière avait, par mégarde,
donné un double louis courut après lui pour le lui
rendre ; notre philosophe,
en le lui laissant, s’écria : « où la vertu va-t-elle se loger ! »
Le Malade imaginaire obtint aussi les honneurs de la critique ; pourquoi pas ? Perrault, dans ses Hommes illustres, blâma Molière de ne s’être pas borné à tourner en ridicule les médecins charlatans, et d’avoir attaqué la médecine elle-même.
Perrault avait son frère médecin ; et Toinette lui
répondra poliment :
la bonne cause est bonne
.
Les médecins étaient pour Molière, dit-on, ce que le vieux poète était pour Térence. La comparaison n’est pas juste : Térence défendait sa propre cause, en tâchant d’amortir les coups que lui portait son ennemi ; Molière, plus généreux, plus philosophe, a voulu servir l’humanité, en démasquant des charlatans auxquels il n’avait jamais recours.
On peut, en y regardant de près, surprendre dans cette pièce quelques imitations, mais bien légères ; j’aurai soin de les indiquer.
Lisez la pièce de Molière.
De l’imitation.
Montaigne a dit, dans son Essai sur
l’Homme : « J’en ai vu prendre la chèvre, dès qu’on leur trouvait le
visage frais et le pouls posé. »
Quelques commentateurs conjecturent de là que
Montaigne a pu fournir à Molière le caractère du Malade
imaginaire. C’est voir les choses de loin ; eh ! quand cela serait ? notre poète
lui a fait bien d’autres larcins ! N’a-t-il pas fondu, dans ses rôles de
raisonneurs, les traits les plus philosophiques de Montaigne ?
Un de nos jeunes auteurs, en mettant Montaigne lui-même sur la scène,
n’a pas fait cette réflexion ; aussi, aucune moralité n’y paraissait nouvelle, et
l’ouvrage, quoique rempli de beautés, n’a pas réussi.
Les commentateurs remarquent encore que Térence a, dans son Hecyre, une belle-mère ; mais elle est douce, honnête, raisonnable, et je demande si Molière, en donnant un caractère tout opposé à la seconde femme d’Argan, n’est pas plus comique, plus moral ? D’ailleurs, la belle-mère de Térence n’a rien à démêler avec des enfants d’un premier lit ; il n’y en a pas ; c’est avec sa propre bru, encore l’accable-t-elle de bons procédés : où donc est la ressemblance ?
Plus d’un amant, avant Molière, s’était déguisé en maître de musique ; plus d’un amant, après Molière, a trouvé commode d’employer le même moyen ; mais, avant et après Molière, aucun auteur n’a fait chanter à ses amants des choses assez simples pour que les personnes les plus contraires à leur passion, pussent les croire imaginées dans l’instant même.
Dans Le Médecin volant de Boursault, imité du Medico volante, canevas italien, Crispin se déguise en médecin, pour servir les amours de son maître ; chez Molière, Toinette prend l’habit de médecin pour conseiller à Argan de faire couper un de ses bras, afin de donner plus de substance à l’autre. Son déguisement, il faut en convenir, n’est utile ni aux amants, ni à elle-même, et cependant, l’on est bien certain que cette scène, toute inutile qu’elle est, ne sera jamais retranchée de la pièce ; pourquoi cela ? par une excellente raison : pour peu que Toinette ait une jolie mine, la robe de médecin ne sert-elle pas à la faire ressortir ?
Sentiment sur la pièce.
Le genre. — De caractère ; celui-ci a le mérite d’être de tous les pays, de tous les temps et commun à presque tous les hommes : il est bien moins de misanthropes et de faux dévots, d’avares même, qu’il n’est de malades imaginaires livrés aux coups meurtriers et mercenaires de la médecine, par un amour trop inquiet de la vie.
L’exposition. — Au rang des meilleures ; Argan, dans un monologue mis en action par son caractère même, nous dévoile en entier sa faiblesse, nous fait voir tout le parti qu’en tire le charlatanisme, et les soins minutieux auxquels elle le condamne.
Les scènes. — En parlant du Malade imaginaire,
Voltaire dit : « C’est une de ces farces de Molière, dans laquelle on
trouve beaucoup de scènes dignes de la haute comédie. »
N’aurait-il pas mieux
fait de dire : Le Malade imaginaire est une de ces pièces où, parmi
des scènes dignes de la haute comédie, on en trouve qui se rapprochent de la farce ?
Encore faudrait-il ajouter, si Le Malade
imaginaire est bien joué, on ne peut ranger, dans cette
dernière classe, que la scène de Toinette déguisée en médecin.
Les ressorts. — Aucun d’étranger, aucun d’inutile, aucun qui ne tienne au principal personnage, aucun qui ne serve à l’intrigue de la pièce, aucun qui ne la noue ou ne la dénoue ; et surtout le clystère ! Purgon l’a ordonné, ce clystère précieux, il a pris plaisir à le composer lui-même ; Argan refuse de le prendre ; Purgon furieux, vient accabler son malade de reproches, le menace de toutes les maladies en ie, ne veut plus que son neveu épouse la fille d’un homme rebelle à ses ordonnances, et déchire la donation qu’il faisait de tout son bien ; c’est par ce clystère, enfin, que Cléante est délivré de son rival.
Le but moral. — Point de pièce où Molière se soit montré plus philosophe, où il ait donné des leçons aussi utiles à l’humanité, où il ait travaillé avec plus de zèle à guérir les hommes d’une maladie aussi universelle que dangereuse. Chaque acte, chaque scène, chaque mot de sa pièce nous l’ont prouvé.
Le d énouement. — Nous laisse-t-il quelque chose à désirer ? Béline démasquée peut-elle désormais nuire aux enfants de son mari ? Angélique, l’intéressante Angélique, n’a-t-elle pas convaincu son père de toute sa tendresse ? ne consent-il pas à son mariage avec Cléante, pourvu qu’il se fasse médecin ? enfin, Argan, délivré de la nuée de charlatans qui épuisaient sa bourse et sa santé, n’est-il pas à demi désabusé sur leur compte, puisqu’il consent à jouer un rôle dans la burlesque cérémonie qui, en le recevant médecin malgré son ignorance, doit couvrir d’un ridicule ineffaçable les docteurs de la rhubarbe et du séné, et amener un divertissement qui, sans être nécessaire à la pièce, a du moins l’air d’y tenir, prolonge le plaisir qu’elle nous a procuré, nous en rappelle toutes les finesses, et semble nous admettre à ce banquet délicieux où Boileau, Chapelle, Ninon et Molière, dînant ensemble chez madame De la Sablière, imaginèrent la plus ingénieuse des folies ?
Voltaire avance « que la naïveté, peut-être poussée trop loin,
fait le principal mérite du Malade imaginaire »
. Jusqu’ici,
je n’avais pas cru qu’on pût pousser trop loin la naïveté ; mais, s’il
est quelques hommes
de génie auxquels on puisse faire ce reproche, on ne le
fera jamais au bel esprit.
De la tradition.
C’est pour la dernière fois que nous allons parler de la tradition ; que de choses nous aurions pu en dire, s’il nous eût été permis de perdre un instant Molière de vue ; si nous eussions pu montrer les acteurs de tous les théâtres affectant de prendre les défauts de leurs prédécesseurs, même ceux auxquels la nature les avait condamnés ! Nous aurions vu successivement les valets boiter comme Béjart, les chanteurs imiter l’accent gascon de Géliote, les Arlequins se donner un gros ventre et mettre des pinces sous leur masque, afin de nasiller comme Carlin.
L’auteur de La Partie de Chasse de Henri IV, Collé, disait un soir,
dans le foyer de la Comédie-Française : « Tout le monde sait Molière par cœur,
excepté les comédiens. »
Combien semblent en effet ne pas connaître ces quatre
vers :
Quand sur une personne on prétend se régler,C’est par les beaux côtés qu’il lui faut ressembler ;Et ce n’est pas du tout la prendre pour modèle,Ma sœur, que de tousser et de cracher comme elle.
Bret rapporte l’anecdote suivante :
L’auteur, peu content de la demoiselle Beauval, pour laquelle il avait fait l’excellent rôle de Toinette, se plaignit plus d’une fois d’elle, et de quelques autres acteurs, sans dire un mot à Beauval. La femme de ce dernier murmura des avis qu’on lui donnait, tandis qu’on laissait répéter son mari sans lui dire un mot : je serais bien fâché de lui rien dire, reprit notre auteur, je lui gâterais son jeu ; la nature lui a donné de meilleures leçons que les miennes pour ce rôle.
Oh ! la nature ! la nature ! sans elle point de comédien.
J’entends continuellement parler d’une école dramatique ; essayons de réaliser le projet : je m’associe le lecteur, et nous inscrivons, en gros caractères, sur la porte de notre Académie : On ne montre pas ici l’art du comédien ; on l’indique : on n’y supplée pas les dons de la nature ; on tâche de les perfectionner.
Bientôt un amateur, séduit par la modestie de l’affiche, se présente et demande à remplir les rôles de jeunes premiers ; en le mesurant des yeux, en l’entendant parler, nous ne pouvons lui déguiser notre surprise, et nous lui demandons si les jeunes premières pourront se passionner pour lui, avec quelque ombre de vraisemblance. Je vous entends, nous répond-il, mais rassurez-vous ; avec du blanc, du rouge, un frac étroit, un pantalon menteur, une cravate jusqu’au nez, des cheveux ébouriffés sur les yeux… — On vous demandera, beau masque, où est le bal ? — Beau masque, tant qu’il vous plaira, je n’en agacerai pas moins les jolies femmes des loges, et si aucune ne répond à mes mines, j’en adresserai, morbleu, aux cariatides. — Passons sur la mascarade et les mines. Comment feriez-vous, avec votre voix discordante, pour ne pas nuire à ce précieux unisson, jadis le charme de la comédie française, et que nous voulons rétablir ? — Vous avez tort ; les amateurs du jour vous trouveront froids et monotones : parlez-moi de ces théâtres sur lesquels les voix rauques, les voix de fausset, les voix d’Arlequin, les voix de Polichinelle, semblent se défier et ne se répondre qu’en parcourant l’octave entière. — Ah ! monsieur plaisante. — Un peu. J’ai cru voir que, dans vos divers articles sur la tradition, vous aviez tâché de prendre le ton de la pièce dont vous parliez : d’après cela, Le Malade imaginaire ne vous encourage-t-il pas à redoubler de gaîté ? mais faites mieux : j’ai fréquenté la comédie dans le temps de sa gloire ; j’étais un des piliers du café Procope ; laissez-moi présider à l’ouverture de votre école. Je pourrai me permettre, dans mes leçons, moins de gravité que vous ; je lis dans vos regards que vous acceptez ma proposition, je tousse, je commence.
Le professeur.
Vous, qui vous destinez aux jeux de Thalie, approchez ; nous jurons d’écarter loin de nous les perfides bandeaux de Plutus, de l’Amitié, même celui de l’Amour, et nous exigeons, sans ménagement pour les vieux protecteurs, pour les jeunes protégées, que chaque élève ait la taille, la mine, l’âge, l’accent du rôle auquel il se destine. Mon projet est de vous faire débuter dans Le Malade imaginaire, et pour ne compromettre ni ma figure ni ma voix, je prends le rôle d’apothicaire ; qui veut celui de Cléante ?
Le rôle de Cléante.
Un élève.
Mon extérieur, mon son de voix, ont-ils quelque chose qui vous déplaise ?
Le professeur.
Non ; vous avez de la grâce, de la jeunesse, du maintien, de l’assurance sans fatuité, et voilà ce qu’il faut pour votre rôle.
L’élève.
Et surtout pour cette scène charmante, dans laquelle, en feignant de raconter le sujet d’une pièce, je rappelle avec volupté à mon amante, en présence même de son père et de mon rival, l’événement qui donna naissance à notre tendresse mutuelle.
Le professeur.
Quoi ! vous débiterez le roman tout entier, sans craindre qu’il paraisse long ?
L’élève.
Oui, certainement, parce que, bien pénétré de ma situation, je parlerai le rôle, au lieu de le papilloter.
Le professeur.
Vous promettez un Cléante comme on n’en voit plus ; passez à ma droite.
Le rôle d’Argan.
Le professeur.
Qui veut jouer le rôle d’Argan ? Je vous préviens que si trop de maigreur et une voix grêle ne contrastent pas assez avec l’accoutrement d’un malade, d’un autre côté, trop d’embonpoint ressemble à de la bouffissure.
Un élève.
Puis-je me présenter ?
Le professeur.
Pourquoi pas ? Rien en vous ne peut nuire à l’illusion, et c’est déjà beaucoup. Bonneval, assez médiocre comédien, jouait à merveille le rôle de Malade imaginaire, parce que, ni trop gras ni trop maigre, assez fleuri pour son âge, portant naturellement sa tête sur une épaule, un peu goutteux, accoutumé, dans ses accès, à s’emporter et à se radoucir bien vite pour solliciter des soins, il ne lui manquait absolument rien pour remplir le rôle d’Argan.
L’élève.
Il faudra donc, mon cher professeur, que j’aille prier feu Bonneval de me communiquer sa goutte.
Le professeur.
Oui, mon cher élève ; et si vous êtes réellement appelé au théâtre, Bonneval vous communiquera sa goutte, comme nos anciens débauchés communiquèrent jadis à Bellecour, qui ne buvait presque pas de vin, l’art de s’enivrer avec grâce. Mais je vous juge, et vois à quoi vous pouvez être excellent. Passez à ma gauche.
Le rôle d’Angélique.
Le professeur.
Approchez, ma belle enfant, vous qui me paraissez si bien faite pour jouer le rôle d’Angélique.
L’élève.
Hélas ! vous me flattez sans doute ; on m’a si fort intimidée en me disant que mademoiselle Gaussin était, dans une même scène, polie avec les Diafoirus, tendre et reconnaissante avec Cléante, prudente et réservée avec sa belle-mère, jusqu’à la désespérer ; vous m’avouerez que tout cela est fort décourageant.
Le professeur.
Au contraire ; c’est en se proposant de pareils modèles, qu’une élève peut espérer de parvenir un jour à voir couronner sa noble audace ; et vous êtes digne qu’on vous offre de nouvelles difficultés : apprenez avec quelle adresse les bonnes actrices ajoutent aux charmes de ce même rôle, des beautés qui ont échappé à l’auteur ; par exemple, dans le dernier acte, scène xxi, Angélique fond en larmes aux pieds de son père qu’elle croit mort, s’aperçoit de son erreur et s’écrie : ahi… voilà tout ce que prescrit Molière. Que faisait mademoiselle Gaussin ? Au lieu d’un seul cri, elle en poussait deux, mais qui se suivaient avec la rapidité d’un éclair ; le premier peignait la terreur, le dernier portait subitement dans l’âme du spectateur les sentiments délicieux qui s’emparent de celle de l’actrice, au moment où elle est si heureusement détrompée.
L’élève.
Ah ! je respire ; comme vous me soulagez, en me parlant ainsi ! combien d’Angélique, croyant pousser des cris comme mademoiselle Gaussin, ne font que crier ! Et je m’imaginais être obligée de les imiter.
Le professeur.
Allez joindre Cléante, ma belle écolière ; vous êtes dignes l’un de l’autre.
Le rôle de Béralde.
Le professeur.
Quelqu’un se présente-t-il ?
Un élève.
Moi.
Le professeur.
Vous avez l’air bien assuré ; songez-vous qu’il n’est ni facile de parler raison à un malade imaginaire, sans être un froid raisonneur, ni de repousser des tyrans à seringue, gaîment et sans brusquerie ?
L’élève.
C’est ainsi que j’ai jugé le rôle, et je m’en charge, vous dis-je.
Le professeur.
Puisque vous jugez si bien, passez à ma droite.
L’élève.
Une seule chose m’embarrasse ; l’un de nos derniers Béralde se dandinait de manière qu’il paraissait danser ce rôle, plutôt que le jouer : faut-il suivre son exemple ?
Le professeur.
Que me demandez-vous là ? quoi ! vous ne voyez pas que si l’on n’y prend garde, la danse, non contente d’avoir tué l’Opéra, finira par jouer le même tour à la Comédie ? Je me ravise, et, jusqu’à nouvel ordre, placez-vous entre ma droite et ma gauche.
Le rôle de Béline.
Le professeur.
Vous paraissez, belle dame, vouloir vous mettre sur les rangs.
une élève.
Oui ; et j’espère qu’on me saura gré, à mon âge, de me consacrer aux caractères.
Le professeur.
Qu’entendez-vous par les caractères ? Car les comédiens ont quelquefois un jargon qu’on ne sait trop comment expliquer hors des coulisses.
L’élève.
Nous appelons les caractères, à la Comédie-Française, ce qu’on nomme les duègnes à l’Opéra-Comique.
Le professeur.
Ah ! je comprends ; mais le genre auquel vous paraissez vouloir vous dévouer, ne serait-il pas mieux défini par le titre de Femmes exagérées ?
L’élève.
Qu’importe le titre ?
Le professeur.
Plus qu’on ne croit, puisque celui-ci peut vous faire sentir à quoi il vous oblige : parcourez tous les rôles auxquels vous vous destinez ; vous n’y verrez que l’exagération des torts, des ridicules, des passions, des travers, des tons, des minauderies : ce sont autant de rides…
L’élève.
Fi ! des rides !
Le professeur.
Oui, des rides, qu’il faut rendre sensibles, sans cependant laisser voir toute leur laideur ; au reste, le rôle de Béline n’est pas dans la classe de ceux dont nous venons de parler.
L’élève.
Ne le voyez-vous pas jouer tous les jours par les douairières de la Comédie-Française ?
Le professeur.
Elles ont tort de s’en emparer, et les jeunes actrices ont plus grand tort encore de le leur abandonner.
L’élève.
Croyez-vous ?
Le professeur.
Je fais mieux ; je le prouve. Béline avoue qu’elle ne veut pas avoir perdu ses plus belles années auprès d’Argan : quelles sont les plus belles années d’une femme ?
L’élève.
Depuis dix-huit jusqu’à vingt-cinq, disent les gens sévères81.
Le professeur.
Quel âge a la petite Louison, fille de la première femme d’Argan ?
L’élève.
Elle est encore enfant, puisqu’on essaie de lui persuader que le petit doigt de son père l’a trahie.
Le professeur.
Béline ne pouvant être mariée avec Argan que depuis peu de temps, Béline parlant encore de ses plus belles années, ne doit donc avoir qu’environ trente ans ; aussi, madame Grandval ne se donnait-elle que cet âge en jouant le rôle, et, par cette attention, la jalouse taquinerie de Béline envers sa belle-fille devient plus naturelle ; les noms de petit-fils, de mon cœur, de pauvre mari, qu’elle prodigue à son vieil époux, sont plus comiques ; enfin, si Béline était vieille, aurait-elle autant de raisons pour se féliciter d’être veuve, et ne ferait-elle pas horreur ?
L’élève.
Je vois que je m’étais trompée.
Le professeur.
Comme tant d’autres ; placez-vous…
L’élève.
Un moment ; n’avez-vous pas le rôle de Louison à distribuer ? Je me charge…
Le professeur.
De le jouer ?
L’élève.
Non pas ; mais de le montrer à ma fille.
Le professeur.
Prenez garde à ses difficultés ; je ne connais, dans tout notre théâtre, que deux
rôles d’enfant : celui de Joas, et celui de la petite
Louison. Le rôle de Joas, soutenu par la
majesté
de l’appareil tragique et par l’éducation soignée du petit prince, a plus de
ressources pour en imposer au spectateur que celui de Louison,
livrée à l’éducation la plus bourgeoise : aussi Molière a-t-il fait de celle-ci une
petite rusée ; et c’est pour vous indiquer l’esprit du rôle qu’Argan la nomme presque toujours ainsi. Parcourons sa charmante scène,
et nous verrons que Louison ne dément jamais l’épithète ; témoin la
manière dont elle cherche à déguiser son embarras lorsque son père lui dit :
levez les yeux, regardez-moi… Eh… N’avez-vous rien à me
dire ?
et qu’elle lui propose de lui débiter
le
conte de Peau d’Âne, ou la fable du Corbeau
; témoin la ruse qu’elle
emploie pour éviter le fouet ; témoin les caresses qu’elle prodigue à son père, dès
qu’elle est sûre de sa faiblesse ; témoin les preuves qu’elle nous donne de son
incrédulité au savoir du petit doigt de son papa, en assurant à
celui-ci que
son petit doigt est un menteur
: mais si
ces diverses espiègleries ne sont point parées des grâces de l’enfance, Louison devient une petite fille qui, bien menteuse, bien fausse, ne peut nous
intéresser, parce qu’elle annonce un très mauvais
sujet ; et nous
trouverons son père indulgent, lorsqu’il l’appellera
petite
masque
82.
L’élève.
Je sens tout ce que vous me faites remarquer ; ma fille le prouvera.
Le professeur.
À la bonne heure ; et c’est sous cette condition que je vous place entre ma gauche et ma droite.
Le rôle de Purgon.
Le professeur.
Qui de vous, s’il a vu jouer ce rôle par Préville, osera s’en charger sans se promettre de se rappeler scrupuleusement jusqu’à ses moindres intentions, et de les prendre pour autant de leçons ? Car, certainement, nous ne saurions vous en donner d’aussi précieuses. Comme, en paraissant sur la scène, il était bouffi de colère contre l’audacieux rebelle à ses ordonnances !
Un élève.
Il est vrai qu’il faisait rire avant d’ouvrir la bouche.
Le professeur.
Oui ; mais pourquoi ? Parce que son visage et toute sa personne annonçaient
d’avance83 la manière dont il
allait prendre parti pour un de ses enfants chéris, pour ce clystère
qu’il
avait pris plaisir à composer lui-même
.
L’élève.
Après un si parfait modèle, il est hardi sans doute de jouer ce rôle ; mais ses successeurs n’y ont-ils pas ajouté des beautés ?
Le professeur.
Et quelles ! s’il vous plaît ?
L’élève.
Préville se bornait à suivre exactement le texte, à menacer Argan d’une demi-douzaine de maladies en ie ; parlez-moi des acteurs qui en ajoutent de leur invention, telles que la philosophie, l’astrologie, la marqueterie, et plusieurs autres de cette gentillesse-là.
Le professeur.
Bravo ! Et pour marcher dignement sur leurs traces, n’oubliez pas d’y joindre la gaucherie, la bouffonnerie.
L’élève.
Je n’y manquerai pas.
Le professeur.
Fort bien. J’ai des projets sur vous ; passez à ma gauche.
Le rôle de Toinette.
Le professeur.
À Toinette, maintenant ; je vois là-bas une mine friponne, un nez en l’air qui promettent.
Une élève.
Et qui tiendront ce qu’ils promettent, je l’espère.
Le professeur.
Oh ! oh ! vous paraissez bien sûre de votre fait.
L’élève.
C’est que j’ai travaillé, j’ai décomposé mon rôle.
Le professeur.
Peste ! voilà de grands mots.
L’élève.
Oui, travaillé, décomposé ; nous avons des soubrettes qui confondent le rôle de Toinette avec celui de Dorine, dans le Tartuffe ; eh ! quelle différence ! Toutes les deux protègent à la vérité une jeune personne menacée d’épouser un homme qu’elle n’aime pas ; mais Dorine lutte contre un père entêté qu’il faut brusquer, et Toinette contre un père faible qu’elle doit ramener à la nature, en lui soutenant qu’il est bon, et ne voudra pas faire le malheur de sa fille.
Le professeur.
Très bien ! continuez.
L’élève.
Molière veut surtout qu’en épiant la belle-mère, fléau de la maison, et qu’en la démasquant, Toinette amène un dénouement heureux.
Le professeur.
Tudieu, la belle enfant ! qui vous en a tant appris ?
L’élève.
Madame Bellecour, que par malheur je viens de perdre, et qui m’avouait franchement tenir tout ce qu’elle savait de l’inimitable mademoiselle Dangeville.
Le professeur.
Vous étiez en bonnes mains. Puisse votre maîtresse vous avoir communiqué sa franche gaîté, en même temps que ses principes ! Allez joindre Angélique et son amant.
Les rôles de MM. Diafoirus.
Diafoirus père.
Je vous présente mon fils, que la nature semble avoir fait exprès pour rendre le rôle de Thomas, à miracle.
Le professeur.
Il est vrai que le voilà tout craché, si, comme le dit l’Histoire des théâtres, Molière a tiré ce personnage d’une farce intitulée Le Grand Flandrin de fils.
Diafoirus père.
Remerciez, mon fils Thomas, et dites de quelle manière vous vous proposez de jouer.
Thomas.
De manière à me faire admirer par nos modernes connaisseurs, et comme le fut dernièrement le modèle que je veux suivre, surtout dans la scène où Argan fait donner des sièges à la compagnie.
Diafoirus père.
Vous allez voir la finesse des moyens qu’il emploie ! Parlez, mon fils Thomas.
Thomas.
L’acteur que je me propose d’imiter s’entend avec la soubrette qui lui apporte une chaise d’enfant, de sorte que ses longues jambes, dont il ne sait que faire, et ses genoux, plus élevés que son menton, commencent à faire rire aux éclats. Vous n’êtes pas au bout : mon modèle, voulant se donner une petite collation, tire de sa poche successivement un gobelet, une bouteille d’osier, avec un biscuit qu’il met tremper dans du vin, et que Toinette lui enlève finement, dans le temps qu’il déploie un mouchoir en guise de serviette.
Diafoirus père.
Eh ! qu’en dites-vous ? N’est-ce pas s’emparer adroitement de l’attention générale, et dans l’une des scènes les plus importantes ?
Le professeur.
Quoi ! vous avez réellement vu cela sur un grand théâtre ?
Thomas.
Oui
vu, de mes propres yeux vu, ce qu’on, appelle
vu
, et j’ai peine à le croire, tant je suis émerveillé.
Le professeur.
Je vous en offre autant ; que n’étais-je là pour jeter la pomme à monsieur Thomas ! Mais songeons à ma distribution.
Parmi les élèves que je viens d’entendre, quelques-uns annoncent les plus heureuses dispositions, et s’ils ont de la docilité, ils pourront risquer dans peu de temps une représentation du Malade imaginaire, surtout s’ils se pénètrent bien de l’idée qu’il faut chercher la bonne tradition d’un rôle dans l’esprit de son auteur. Lorsqu’un débutant, une débutante, demandaient des conseils à mademoiselle Duménil, très volontiers, mes enfants, leur disait-elle avec bonté, mais à condition que vous commencerez par m’apporter par écrit l’extrait de la pièce et du rôle que vous voudrez répéter.
Quant à vous, qui figurez si bien à ma gauche, vous voilà déjà parfaits dans votre genre ; trouvez encore quelques camarades de votre force, et je ferai représenter, par cette troupe d’élite, une excellente parodie de la réception burlesque qui termine Le Malade imaginaire ; elle fut donnée avec beaucoup de succès sur le théâtre italien : on y reçoit, non un médecin, mais un comédien, et à la suite de quelques interrogations, de quelques réponses analogues à l’art de jouer la comédie, le président pose un bonnet sur la tête du récipiendaire, et lui dit gravement :
Com isto bonetooriculis ornato,accipe licentiamcabotinandi,criandi,hurlandi,baraguinandi,et anuyandiper totamvillam,atque totumfobourdum.
Dernières notes historiques.
Nous touchons au moment le plus funeste pour le théâtre comique : Le Malade imaginaire est la dernière production de Molière ; jeune encore, il va descendre au tombeau ; mais il y descendra chéri de tous les gens de bien, admiré de tous les connaisseurs ; il le traversera pour s’échapper vers ces champs fortunés où s’évanouissent les rivalités, les jalousies ; où l’illusion de la gloire devient insensiblement une réalité.
Que chacun de mes lecteurs, pénétré de cette douce et consolante idée, répète avec Orgon :
Allons, ferme, mon cœur, point de faiblesse humaine.
Nous avons dit, dans le cours de cet ouvrage, que Molière était né avec une santé faible, et que ses efforts continuels pour corriger un vice de prononciation et une volubilité trop contraires à l’art du comédien, avaient rendu sa poitrine très délicate ; nous l’avons vu forcé de se mettre au lait pour toute nourriture ; nous l’avons vu reprendre ensuite son premier régime, en se réconciliant avec sa femme : ce fut environ un an après cette réconciliation, si sincère de son côté, qu’il sentit augmenter sa toux.
Son mal redoubla le jour qu’on devait donner la quatrième représentation du Malade imaginaire ; il fut affecté de son état, et dit à sa femme, en présence de
Baron : « J’ai supporté la vie tant qu’elle fut mêlée pour moi
de douleurs et de plaisirs ; mais à présent que les douleurs et les chagrins ne me
laissent pas un moment de relâche, il faut finir. »
Puis, après s’être recueilli
quelques instants, il laissa échapper ces mots : « qu’un homme souffre avant de
mourir ! »
Baron et mademoiselle Molière fondaient en larmes ; ils conjurèrent
Molière de ne pas jouer, ce jour-là, de le donner tout entier au repos : « Eh !
cinquante pauvres ouvriers, de quoi vivront-ils ? Tout ce que je demande à mes
camarades, c’est d’être prêts à quatre heures. »
Il eut beaucoup de peine à
finir le rôle d’Argan, et en prononçant juro dans la
cérémonie, il lui prit une convulsion qu’il voulut en vain déguiser par un ris forcé ;
tout le monde s’en aperçut.
Après le spectacle, Baron courut dans la loge de son ami : j’ai un froid qui me tue, lui dit Molière. Baron s’empare de ses mains, essaie de les réchauffer dans son manchon, fait appeler ses porteurs, marche à côté de la chaise, crainte d’accident, conduit Molière chez lui, le fait mettre dans son lit, et ne le quitte que lorsque son malheureux ami le conjure d’aller chercher sa femme ; mais l’heure fatale sonne, et pendant l’absence de Baron, le malade, suffoqué par le sang qu’il rendait en abondance, expira dans les bras de deux sœurs quêteuses auxquelles il donnait l’hospitalité.
Ce fut le 17 février 1673 que commença l’immortalité de Molière.
Voltaire et Grimaret, et quelques autres historiens,
parlent diversement sur les difficultés que fit l’archevêque de Paris pour accorder la
sépulture à Molière ; ce qu’il y a de bien sûr, c’est que sa veuve, après s’être écriée
fièrement : « quoi ! l’on refuse un tombeau à un homme à qui la Grèce eût accordé
des autels84 ! »
fut bientôt forcée de prendre un ton
suppliant ; encore n’aurait-elle
peut-être rien obtenu, si le roi n’eût fait
dire au prélat qu’il désirait voir finir cette affaire. Je passe sous silence tous les
bruits populaires, pour donner deux pièces authentiques.
PLACET de LA VEUVE MOLIÈRE.
À Monseigneur l’illustrissime et révérendissime Archevesque de Paris.
Supplie humblement Élizabeth Claire Grasin de Béjart, veuve de feu Jean-Baptiste Pocquelin de Molière, vivant valet-de-chambre tapissier du roi, et l’un des comédiens de sa troupe, et en son absence, Jean Aubry son beau-frère, disant que, vendredi dernier, dix-septième du présent mois de février mille six cent soixante-treize, sur les neufs heures du soir, ledit feu sieur de Molière s’étant trouvé mal de la maladie dont il décéda environ une heure après, il voulut dans le moment témoigner des marques de repentir de ses fautes et mourir en bon chrétien, à l’effet de quoi avec instance il demanda un prêtre pour recevoir les sacrements, et envoya par plusieurs fois son valet et sa servante à Saint-Eustache, sa paroisse, lesquels s’adressèrent à messieurs Lenfant et Lechat, deux prêtres habitués en ladite paroisse, qui refusèrent plusieurs fois de venir, ce qui obligea le sieur Jean Aubry d’y aller lui-même pour en faire venir, et de fait fit lever le nommé Paysant, aussi prêtre habitué audit lieu, et comme toutes ces allées et venues tardèrent plus d’une heure et demie, pendant lequel temps ledit feu Molière décéda, et ledit sieur Paysant arriva comme il venait d’expirer : or, comme ledit sieur Molière est décédé sans avoir reçu le sacrement de confession dans un temps où il venait de représenter la comédie, monsieur le curé de Saint-Eustache lui refuse la sépulture, ce qui oblige la suppliante de vous présenter la présente requête pour lui être sur ce pourvue.
Ce considéré, monseigneur, et ◀attendu▶ ce que dessus, et que ledit défunt a demandé auparavant que de mourir, un prêtre pour être confessé, qu’il est mort dans le sentiment d’un bon chrétien, ainsi qu’il a témoigné en présence de deux dames religieuses demeurant en la même maison, d’un gentilhomme nommé monsieur Couton, entre les bras de qui il est mort, et de plusieurs autres personnes ; et que monsieur Bernard, prêtre habitué en l’église Saint-Germain, lui a administré les sacrements à Pâques dernier ; il vous plaise de grâce spéciale accorder à ladite suppliante que sondit feu mari soit inhumé et enterré dans ladite église Saint-Eustache sa paroisse, dans les voies ordinaires et accoutumées, et ladite suppliante continuera les prières à Dieu pour votre prospérité et santé, et ont signé ainsi,
Signé Le Vasseur et Aubry, avec paraphe, et au-dessous est écrit ce qui en suit :
Renvoyé au sieur abbé de Benjamin, notre official, pour informer des faits contenus en la présente requête, pour information à nous rapportée être ensuite ordonné ce que de raison.
Fait à Paris, dans notre palais archiépiscopal, le vingtième février mille six cent soixante-treize. Signé Archevêque de Paris.
ORDONNANCE de monseigneur de Harlay, Archevêque de Paris, pour l’inhumation du corps de Jean-Baptiste Pocquelin de Molière, comédien du roi, en conséquence de laquelle l’inhumation s’en est faite dans le cimetière de l’église de Saint-Joseph, succursale de Saint-Eustache.
Vue ladite requête, ayant aucunement égard aux preuves résultantes de l’enquête faite par mon ordonnance, nous avons permis au sieur curé de Saint-Eustache de donner la sépulture ecclésiastique au corps de défunt Molière, dans le cimetière de la paroisse, à condition, néanmoins, que ce sera sans aucune pompe et avec deux prêtres seulement, et hors des œuvres du jour, et qu’on ne fera aucun service solennel pour lui, ni dans ladite paroisse Saint-Eustache, ni ailleurs, même dans aucune église des réguliers, et que notre présente permission sera sans préjudice aux règles du rituel de notre église, que nous voulons être observées selon leur forme et teneur. Donné à Paris, ce vingtième février mille six cent soixante-treize.
Ainsi signé Archevêque de Paris, et au-dessous par monseigneur Morange, avec paraphe.
Collationné en son original en papier, ce fait rendu par les notaires au Châtelet de Paris, soussignez, le vingt-unième mars mille six cent soixante-treize.
Le Vasseur.
Avant qu’un peu de terre obtenu par prière,Pour jamais sous la tombe eût enfermé Molière,Mille de ses beaux traits aujourd’hui si vantés,Furent des sots esprits, à nos yeux, rebutés.…………………………………………….…………………………………………….Mais sitôt que d’un trait de ses fatales mains,La Parque l’eut rayé du nombre des humains,On reconnut le prix de sa Muse éclipsée.
Boileau aurait pu ajouter, que même les fanatiques, les cagots, respectèrent la tombe de Molière, ou le feignirent, du moins.
Un abbé dont on tait le nom, et qui n’avait pas épargné Molière, de son
vivant, présenta, le jour même de sa mort, son épitaphe à M. le Prince,
duquel il espérait obtenir une récompense. « Ah ! lui dit le Prince, pourquoi celui
dont tu m’apportes l’épitaphe, n’est-il pas en état de faire la tienne ? »
Voltaire distingue celle-ci, elle est du père Bouhours :
Tu réformas et la ville et la cour,Mais qu’elle en fut la récompense ?Les Français rougiront un jourDe leur peu de reconnaissance.Il leur fallut un comédienQui mît à les polir sa gloire et son étude,Mais Molière, à ta gloire il ne manquerait rien,Si parmi les défauts que tu peignis si bien,Tu les avais repris de leur ingratitude.
M. Huet, évêque d’Avranches, en fit une qui a le mérite de la brièveté :
Plaudebat, Moleri, tibi plenis aula theatris,Nunc eadem moerens, post tua fata, gemit.Si risum nobis movisses partius olim,Parcius heu ! lacrymis tingeret ora dolor85 .
Nous devons les vers suivants à Chapelle :
Puisqu’à Paris on dénieLa terre après le trépasÀ ceux qui, durant leur vie,Ont joué la comédie,Pourquoi ne jette-t-on pasLes bigots à la voirie,Ils sont dans le même cas.
Le goût, la justesse, la naïveté, vont parler par la bouche de La Fontaine :
Sous ce tombeau gisent Plaute et Térence,Et cependant le seul Molière y gît ;Il les faisait revivre en son esprit,Par leur bel art réjouissant la France ;Ils sont partis, et j’ai peu d’espéranceDe les revoir ; malgré tous nos efforts,Pour un long temps, selon toute apparence,Térence et Plaute et Molière sont morts.
Non, La Fontaine, non, Molière n’est pas mort. Celui qui, pour me servir de tes expressions, fit revivre en son esprit Plaute et Térence, ne peut mourir, et les siècles auront beau succéder aux siècles, le temps destructeur ne fera qu’ajouter à la gloire de Molière, ainsi qu’à la tienne.
Non, La Fontaine, ton ami n’est pas mort, il est parti pour ce séjour tranquille où Jean s’en ira le rejoindre quand il aura fini sa moisson de lauriers ; il le trouvera avec Ménandre, Aristophane, Plaute, Térence ; et en se réunissant à eux sous la même palme, il pourra leur dire avec sa simplicité naturelle, et moi aussi, je suis poète dramatique.
Peut-être est-on surpris de me voir réunir ici Molière et La Fontaine ; mais la vérité, les circonstances me prescrivent le plus doux, le plus naturel des rapprochements86. Pas une fable de La Fontaine qui n’ait son exposition, son intrigue, son dénouement comme les comédies de Molière, et pas une comédie de Molière, qui n’ait un but moral comme les fables de La Fontaine ; aussi ces deux grands hommes se devinèrent-ils, du moment qu’ils se virent87, et dès lors, il fut écrit dans le livre des destinées, qu’ils seraient à jamais inséparables. Nous avons vu le bon La Fontaine demander que ses reliques fussent déposées dans le tombeau où reposaient celles de son ami ; remercions l’artiste zélé infatigable qui les a recueillies ces reliques précieuses, et qui, dans un nouvel Élysée, dans le jardin du Musée français, vient de leur élever deux autels voisins l’un de l’autre.
J’ai pressé sur mon sein les têtes88 de ces hommes de génie, je les ai baisées religieusement ; celle du fabuliste inimitable m’a fait verser des larmes d’attendrissement ; je me suis prosterné devant celle du premier des comiques, et j’ai sollicité, j’ai obtenu la permission de la ceindre d’un papier sur lequel est écrit ce vers :
C’est un homme… qui… ah !… un homme… un homme enfin.Tartuffe, acte I, scène vi .