(1898) L’esprit nouveau dans la vie artistique, sociale et religieuse « II — Se connaître »
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(1898) L’esprit nouveau dans la vie artistique, sociale et religieuse « II — Se connaître »

Se connaître

L’égotisme national et la connaissance de l’étranger

La France est, par nature, une personne contente d’elle-même. Loin de moi, l’idée de lui faire un reproche de cette heureuse faculté, dont elle tire une grande part de son charme aux yeux des hommes. Cependant il est impossible de ne pas constater que cette imperturbable confiance en soi n’est pas sans quelque, danger, lorsqu’elle confine à l’aveuglement absolu.

Une aussi énergique assurance ne peut provenir que de deux causes ; soit de la connaissance approfondie de sa valeur et de sa force, soit de l’ignorance complète de son état réel. Il faut bien l’avouer, l’inébranlable optimisme national dont la France offre le spectacle, provient surtout de son ignorance hardie de sa propre situation. Elle ne se connaît pas, d’où l’inconscience sereine dont elle se pare. Son avenir lui paraît trop assuré, son passé trop imposant, sa renommée trop retentissante pour qu’elle conçoive une inquiétude sérieuse. Son admiration d’elle-même est trop vive pour qu’elle s’abandonne au souci vulgaire de s’examiner : elle est la France, et cela lui suffit, le mot pouvant bien suppléer à la chose.

D’où peut venir ce singulier état d’âme de la nation française, cette inépuisable insouciance, cette ignorance de soi ? Il provient, je crois, de ce fait que la France ne voit qu’elle-même dans le monde, et qu’il lui est, dès lors, impossible de se juger, suivant la réalité ; manquant de points de comparaison, elle s’illusionne jusqu’à se croire d’une manière permanente et, pour ainsi dire, cosmique, à la tête de la civilisation et de l’humanité.‌

 

La France ne se compare pas : telle est la raison de son insouciance. Pour se juger exactement, il faut se voir dans l’ensemble du monde, et la France ne voit qu’elle-même. Il lui semble qu’elle est à la fois la France et le monde, ou plutôt que le monde se borne à la suivre et à l’imiter.

Il suffit de constater son attitude d’orgueilleuse indifférence vis-à-vis de l’étranger, pour comprendre son instinctif dédain de tout ce qui n’est pas elle. Gabriele d’Annunzio faisait un jour cet aveu naïf et typique à un rédacteur du New-York Hérald : « Je suis un pur Latin et chez tout individu de race différente j’aperçois un côté barbare. » Le Français dirait volontiers, lui aussi : « Je suis un pur Français, et tout ce qui n’est pas semblable à moi m’apparaît inférieur. » C’est l’inverse, on le voit, de la parole du personnage de Térence : Homo sum… L’individualisme national exclusif paraît être la plus forte vertu du Français qui, de bonne foi, se croit généralement d’une essence plus pure que les vulgaires humains. Il y aurait là, suivant son intime sentiment, une sorte de prédestination divine ou fatale, que nulle force humaine ne pourra contrarier. Dès lors pourquoi s’inquiéter de la pensée, de l’industrie, de la science, de la littérature, de l’art qui se manifestent à l’étranger, puisque la pensée française, l’industrie française, la science française, la littérature française, l’art français sont nécessairement et à priori supérieur ? Pourquoi se soucier des autres nations du globe, puisque la France est la nation par excellence ? Pourquoi se comparer, lorsqu’on se sait d’avance supérieur ? J’ai recueilli dans cet ordre d’idées une opinion, que je considère comme infiniment précieuse et qu’il eût été cruel d’abandonner à l’oubli : c’est celle d’un directeur d’institution qui, dans un discours de distribution de prix, parlant de l’enseignement des langues vivantes, prétendait avec un bel accent de conviction patriotique, que leur étude était d’un mince intérêt pour la France, attendu qu’elle avait tout à perdre et rien à gagner en étudiant les œuvres étrangères !! Ne les trouvez-vous pas savoureuses, ces naïves paroles, dans la bouche d’un homme chargé de diriger l’instruction de plusieurs centaines d’enfants ? Si l’orateur les eut prononcées un drapeau à la main, l’effet eut été plus complet encore sur son auditoire ; telles qu’elles furent dites néanmoins, elles m’ont extraordinairement frappé. « Réjouissons-nous ! Nous sommes la France ! L’évolution du monde pourrait s’accomplir en dehors de nous, sans troubler un instant la sérénité de notre optimisme. Qu’importent les vains efforts de nos voisins ! Pourront-ils faire que nous ne soyons pas la France, que nous ne soyons pas la conscience du monde ? » C’est avec des paroles aussi françaises qu’on se console d’ignorer ce qui s’accomplit au dehors.‌

Cette horreur instinctive de la France pour tout ce qui vient de l’étranger se synthétise dans une conception du nationalisme couramment pratiquée sous nos yeux. Si cette conception possède un mérite, c’est bien celui d’être dénuée de toute complication. Elle peut se résumer en cette brève formule : « Vive la France ! A bas l’étranger ! » On ne peut pas imaginer quelque chose de plus simple : c’est le critérium des critérium, grâce auquel vous pouvez juger tout ce qui existe sur le globe. Et cette conception n’est pas seulement possédée par les brutes du trottoir ou du journal, pour lesquelles les hurlements tiennent lieu d’arguments ; elle est partagée par un grand nombre de ceux qui prétendent penser. Nous avons vu de ces intellectuels fameux nous rappeler au devoir patriotique, lorsque nous paraissions pris d’une velléité de regarder par dessus les murailles nationales pour voir ce que pouvait bien faire le voisin. Ces austères apôtres du « moi » social nous ont fait rougir de la tiédeur de notre égotisme. A les entendre nous ne serions presque que de vulgaires humains, non plus des Français dignes de ce nom, c’est-à-dire des fils de la race élue. Il nous a fallu un certain courage pour reconnaître, après un court examen, que ces farouches nationaux n’étaient au fond que des charlatans, de ceux qui amènent fatalement la ruine d’un peuple, quand il se laisse prendre à leurs pitreries.

Il est donc bien naturel que la France s’ignore, de gaieté de cœur, puisqu’elle croît de sa dignité de se refuser à toute comparaison. Perdue dans son rêve de suprématie, au milieu des nuages d’encens dont elle s’entoure, « l’âme idéaliste de la France », pour répéter une expression typique récemment employée à la tribune de la Chambre, ne laisse apercevoir qu’une pitié dédaigneuse à l’égard des « barbares » qui avoisinent son territoire sacré. Il y a bien là-bas dans la brume, rangés autour de son trône, une île qui s’appelle l’Angleterre, une vaste contrée qui s’appelle l’Allemagne, de petits lopins de terre comme la Suisse, la Belgique, la Hollande, le Danemark, des territoires entassés au centre de l’Europe, par-delà les mers une informe agglomération humaine, les États-Unis d’Amérique, plus loin une terre sauvage nommée Australie, d’autres contrées encore : mais quelque soit leur vie, leur originalité, leur valeur, leur population, leur avenir, leur richesse, ce ne sont là, après tout, que des pays vulgaires, sans gloire, sans tradition, sans lumière, sans culture. Que peuvent-ils signifier auprès du peuple-élu, du peuple-chef dont le nom seul est un symbole de victoire et d’éclat ? Et la France s’enorgueillit du silence qu’elle se donne comme réponse à sa propre interrogation.

 

A ce point de vue, il y a en France, — naturellement en dehors des exceptions (sans lesquelles un pays ne saurait subsister) — deux espèces d’opinions.

La première est pratiquée par une foule de paisibles citoyens, à célébration lente et restreinte, ancrés dans un optimisme national atavique qui ne leur permet pas de douter un seul instant de la supériorité de la mère-patrie sur toute nation passée, présente ou future, supériorité pour eux indubitable, inébranlable, indiscutable, historique et légendaire, écrasante, immuable, inscrutable autant qu’un dogme ou qu’une loi de nature existant de toute éternité. Cette sorte d’esprits inamovibles constitue le gros de l’opinion. Si vous insinuez timidement devant l’un d’eux, que l’étranger « a du bon » à certains égard, que diverses pratiques sont supérieures aux nôtres au-delà de nos frontières, que la France n’exerce peut-être plus toute sa suprématie d’antan dans toutes les branches de l’activité humaine, vous avez des chances pour paraître ou scélérat ou imbécile. Il est inutile que vous invoquiez des faits, que vous établissiez des comparaisons : les faits n’ont rien à voir avec les idées conçues a priori et aucune comparaison ne peut valoir une vérité supérieure transmise par les siècles, un dogme aussi essentiel que celui de la suprématie de la France. Il faut croire que cette première opinion est basée sur une foi intense, puisque les événements les plus terribles, ceux d’il y a vingt-sept ans, par exemple, n’ont pu réussir à l’ébranler. La France a pu être vaincue, il n’en est pas moins vrai qu’elle était la plus forte. La flatterie nationale qui est un art pratiqué chez nous avec une dextérité au-dessus de tout éloge, emploie d’ailleurs toutes ses ressources à entretenir cette croyance.

La seconde opinion est celle des penseurs de plus large envergure, de ceux qui passent pour appartenir à l’élite. Ceux-là ont voyagé, lu, médité, ils se sont fait une opinion personnelle. Ils ont pu constater qu’il y avait quelque chose de pourri dans le beau pays de France, et ils l’avouent parfois. Mais en même temps que la vérité se fait jour en eux, la fierté gauloise qui fait partie de leur existence intime, justement émue de cette aube de conscience dangereuse pour elle et ne pouvant consentir à perdre un pouce de terrain qu’elle occupe dans le cœur de tout Français, se redresse avec énergie, pour faire entendre sa voix toute puissante au-dessus des appels de la réalité. Et il arrive finalement ceci, que la parcelle de vérité qui avait germé dans l’esprit de l’homme d’élite disparaît bientôt sous l’instinctive poussée de nationalisme et d’optimisme légendaire, inséparables du nom de Français. Je trouve un merveilleux exemple de cette sorte d’opinion dans le spirituel article d’un publiciste en vogue intitulé Notre Pays 52. L’auteur, prenant texte des déclarations pessimistes de ceux qui se déclarent « inquiets des signes d’épuisement trop visibles » que présente notre pays, se propose de démontrer que ce pessimisme est tout à fait hors de saison. « Sommes-nous si malades ? » se demande-t-il ; est-il vrai que la France ait perdu sa situation dans le monde ? Rien n’est plus faux. » Lisez pendant une semaine le Standard, la Tribuna et le Berliner Tagblatt, vous trouverez plus d’une fois la preuve de ce que je dis là… Sur le point des relations avec l’étranger, ne croyez donc point les décourageurs. » C’est donc à l’intérieur uniquement que réside le mal. « Le péril est chez nous. Le malaise est en nous. Ici ont raison les avertisseurs. » Je me permettrai tout d’abord d’exprimer l’étonnement que fait naître en moi cette constatation, faisant suite à la précédente. Je ne m’explique pas comment un organisme malade intérieurement peut être sain à l’extérieur ; s’il apparaît tel, cette santé ne peut être qu’une illusion de la part des spectateurs du dehors. Donc l’âme est en péril « Alors que faire ? » se demande l’auteur. Oh ! une chose bien simple. Il faut changer quelques institutions     « Tout bon esprit ne sait-il pas que notre système d’héritage est néfaste ? que notre organisation administrative est ruineuse ? Voilà deux points sur lesquels, en dehors de la politique des partis, des législateurs pourraient peut-être s’entendre… Quand on pense qu’il suffirait de quelques séances d’une Chambre patriote pour faire cette œuvre-là… » Ainsi nous voilà rassurés et renseignés. Le mal dont nous souffrons est léger puisque, quelques jours suffiraient pour en parachever la guérison. Changeons quelques institutions et ne parlons plus de décadence, d’aveulissement ; laissons là toutes ces vilaines choses et réjouissons-nous, puisque la France est toujours la France. Qui avait pu en douter d’ailleurs, si ce n’est de mauvais esprits, indignes d’appartenir à la nation généreuse ?‌

Un exemple récent tendrait à prouver cependant que des lueurs de conscience peuvent à certains moments jaillir de cervelles bien françaises. Voici trois textes qui ont été écrits presque simultanément, sous l’empire de la même impression pourrait-on dire, et qui semblent révéler de la part de leurs auteurs, une certaine tendance momentanée à l’esprit de comparaison et au sentiment de la réalité. On remarquera que les trois hommes dont je vais citer l’opinion représentent des nuances différentes du plus pur sentiment français.‌

Le premier est M. Jules Lemaître, l’ironiste bien connu, qui n’a pas craint de prononcer les paroles suivantes : « Ce qui ressort de cet exposé52 aussi convaincant que lamentable, c’est l’immense supériorité sociale, politique, commerciale, industrielle, financière et morale de la race anglo-saxonne ; et c’est notre faiblesse, notre misère, notre néant. Car la supériorité de nos vaudevillistes et de nos cuisiniers ne nous sauvera pas53… » Et après avoir énuméré les changements radicaux que nous devons opérer chez nous, pour parvenir au niveau des peuples anglo-saxons, M. Jules Lemaître ajoute : « Il faudrait changer notre âme. »‌

A son tour, M. François Coppée qui s’est toujours fait le champion du sentimentalisme chauvin en notre pays, a exprimé vers la même époque, de non moins étranges sentiments : « En lisant, dans les journaux, le compte-rendu des imposantes cérémonies du Jubilé, à Londres, et surtout la description des formidables forces navales passées en revue par le prince de Galles, à Spithead, mon vieux cœur de Français et de Latin a été comblé de tristesse. Devant tant de grandeur et de prospérité, je me suis surpris à faire, malgré moi, de douloureuses comparaisons54 » L’aveu est net, bien que plus loin, pour pallier sans doute le mauvais effet produit sur le lecteur par son aveu naïf de mélancolie. M. François Coppée s’empresse de constater que « la France, pourtant, ne se porte pas trop mal, grâce au ciel ! » Sa conclusion est également typique : « Pourtant, après ces fêtes où vient de se manifester, avec tant d’éclat, la force nationale de nos voisins, je ne puis m’empêcher de songer bien tristement aux luttes stériles qui nous épuisent aux périls extérieurs qui nous menacent ; et j’ai frissonné, en me demandant avec angoisse si, dans mes veines de Latin, je ne sentais pas couler le poison de la décadence. »‌

Voici enfin mon troisième texte dû à M. Gaston Deschamps, l’un des représentants les plus en vue de la critique académique et traditionnelle. Il est extrait d’une étude consacrée à ce même livre de M. Demolins qui inspira les phrases citées plus haut à M. Jules Lemaître. « Il s’agit de savoir, en définitive, écrit M. Gaston Deschamps, si, dans quelques années, il y aura encore une France digne du passé, et non pas une république sud-américaine… » La conclusion de cette étude me paraît surtout saisissante : « Cette verte mercuriale ne peut que profiter au bien public. Il faut écouter cette voix bourrue, interrompant tout à coup le vacarme de nos cabotinages et détournant notre attention de tous les amusements burlesques, de tous les divertissements « bien parisiens » auxquels nous avons voué un culte absurde. Il faut nous résigner aux trouble-fête, si nous ne roulons pas avoir besoin, à brève échéance, d’un syndic de faillite 55. »‌

Voilà donc trois publicistes français, d’une influence incontestée, considérés par l’opinion publique comme de bonne foi, et tous trois d’esprit essentiellement français, qui n’ont pas hésité à écrire, dans des journaux tels que le Figaro, le Journal et le Temps, les mots de « misère », de « décadence » et de « faillite » s’appliquant à la société française actuelle. Il y a là évidemment un symptôme. Si des paroles aussi graves avaient été prononcées par tels autres écrivains de réputation moins assise, il est évident qu’elles auraient passé pour de puériles exagérations. Il faut que la réalité soit bien écrasante pour qu’elle ait pu un instant dominer l’intense sentiment nationaliste épanoui au cœur de ces trois hommes. Des faits semblables tendraient à prouver que l’inconscience n’est pas nécessairement en France permanente et universelle, et, qu’un jour, il se trouvera peut-être quelqu’un pour faire entendre le cri d’alarme rédempteur.‌

Ce qui est douloureux à constater, c’est le peu d’effet produit par les avertissements sur la conscience française. Je sais bien qu’il y a quelque dilettantisme et quelque littérature dans les phrases pessimistes que nous venons de citer, et que leurs auteurs ne sont peut-être aussi persuadés qu’ils en ont l’air. Néanmoins je trouve quelque peu stupéfiante l’attitude du Français, qui écoute les « trouble-fête », hoche la tête en signe d’approbation, semble se ranger de leur avis, et en même temps conserve au fond de lui-même le plus inaltérable sentiment de sécurité nationale. Il faut lui supposer une conformation particulière de son être intime, pour qu’il puisse concilier le sentiment de sa faiblesse et celle de sa supériorité, la conscience de sa médiocrité et celle de sa prospérité. Vous pouvez lui dire que la nation à laquelle il appartient est en butte aux plus graves périls, qu’elle doit reprendre conscience, sans tarder, de sa situation exacte, qu’il faut lui appliquer un remède puissant : vous rencontrerez son assentiment, au moins partiel, mais n’espérez pas troubler de cette façon son être intime. Il a pu vous approuver, lorsque vous citiez des faits irrécusables, mais vous ne parviendrez pas à lui arracher ce sentiment que la France est, par sa nature même, la nation supérieure, immortelle, et qu’en dépit des prophètes de malheur, sa victoire finale est inscrite là-haut, dans le livre des décrets célestes. C’est là une hallucination d’ordre spécial, qui engendre les plus sublimes héroïsmes comme les plus monstrueuses stupidités ; c’est le mépris de la réalité au profit de l’idéal, poussé jusqu’à ses limites extrêmes. Quel résultat voulez-vous obtenir en présence d’un pareil idéalisme ? L’opinion du Français est immuable, lorsqu’il s’agit de sa patrie. Il marcherait aux abîmes, le sourire sur les lèvres, les yeux levés au ciel, persuadé qu’il suit la voix triomphale de la victoire et que la terre entière s’incline sur son passage. Alors même qu’un léger nuage d’inquiétude voilerait son front, le premier cri de « Vive la France ! » poussé par un gamin dans la rue, le dissiperait comme par enchantement. Les conditions d’existence de la société française peuvent subir les transformations les plus radicales, sans que ce sentiment inné de la supériorité essentielle et indépendante de toute réalité, de la France sur le monde, puisse en être altéré.

Quelques « bons esprits » penseront sans doute que l’optimisme, lorsqu’il atteint ce degré, prend un autre nom, et que le brusque éveil de la conscience française, somnolente et souriante, pourrait se produire un jour, lorsque toute possibilité de conjurer le péril aura disparu. La réalité stupidement méconnue se ménage tôt ou tard des revanches formidables qui rendent impossible, pour longtemps et quelquefois pour toujours, la pratique exclusive de l’idéalisme en matière nationale.

 

Pour parer aux tragiques surprises que pourrait amener cet opiniâtre optimisme, il n’y a qu’un moyen : se connaître. Apprendre quelle est sa situation exacte vis-à-vis de l’ensemble du monde, rejeter brutalement l’idéalisme et la flatterie pour s’inonder de réalité.‌

J’emprunte à la Gazette Nationale de Berlin un fragment d’un article publié il y a près de vingt ans, en réponse au discours de réception de Renan à l’Académie Française. Ce texte, je voudrais le voir gravé en lettres énormes au fronton de tous les édifices français, appris par cœur dans toutes les écoles, inscrit en épigraphe en tête de tous nos discours politiques. ‌

Le voici, dans sa suggestive simplicité : ‌

« Les nations de l’Europe sont engagées dans une lutte de rivalité sans trêve ; quiconque ne marche pas en avant sera aussitôt devancé. Toute nation qui pense à s’endormir sur les lauriers acquis est, dès cet instant, condamnée à la décadence et à la mort. Voilà la vérité, qu’une nation telle que la nation française peut ou doit apprendre à se laisser dire. Mais il lui faut pour cela des hommes sérieux et non des flatteurs… Nous considérons avant tout comme notre véritable ami celui qui nous apprend à nous garder de ce que nous craignons le plus au monde : le vague vide et l’appréciation insuffisante de nos concurrents dans le domaine matériel et intellectuel. Nous en connaissons par expérience les conséquences inévitables ».56. Que signifient ces paroles mémorables ? Elles signifient que l’unique voie de salut pour la France est dans l’étude méthodique, approfondie, impartiale de l’étranger, en vue de se comparer aux autres contrées du globe. Quand nous saurons exactement ce que nous sommes, quel est notre état positif, ce que nous possédons et ce qui nous manque, il est impossible que nous ne consacrions pas toutes nos forces à nous guérir et à reconquérir le terrain perdu. Connaître son mal sans tromperie et sans faiblesse, c’est presque y remédier déjà ; être conscient, c’est vouloir persévérer dans son être. Les malades qui se croient sains n’ont aucune chance de survivre à un mal qu’ils ignorent ; ceux qui connaissent le mal dont ils sont atteints, font appel au médecin et guérissent, si la maladie n’est pas incurable.‌

Il s’agit donc pour la France d’acquérir une exacte connaissance de l’étranger. C’est à ce labeur qu’elle doit consacrer la part d’énergie qu’elle déploie dans la défense de principes « nationalistes » absurdes et trompeurs. Ce champ ouvert à toutes les investigations, il lui importe absolument de le défricher.‌

La tâche la plus importante, à cet égard, consiste peut-être dans l’étude des penseurs et des écrivains étrangers. Il faut remonter aux sources mêmes, c’est-à-dire aux écrits des philosophes, des penseurs religieux ou politiques, des historiens et des poètes, si l’on veut pénétrer la vie des peuples. Lire les textes étrangers, les traduire et les commenter, voilà ce qui importe au premier chef. Hugo, de sa vision pénétrante, a parfaitement caractérisé dans une page de son William Shakespeare, l’importance des traductions en même temps que l’hostilité du patriotisme vulgaire envers les productions intellectuelles du dehors : « Une traduction est presque toujours regardée tout d’abord par le peuple à qui on la donne comme une violation qu’on lui fait. Le goût bourgeois résiste à l’esprit universel. Traduire un poète étranger, c’est accroître la poésie nationale ; cet accroissement déplaît à ceux auxquels il profite. C’est du moins le commencement ; le premier mouvement est la révolte. Une langue dans laquelle on transvase de la sorte un autre idiome fait ce qu’elle peut pour refuser. Elle en sera fortifiée plus tard, en attendant elle s’indigne. Cette saveur nouvelle lui répugne. Ces locutions insolites, ces tours inattendus, cette irruption sauvage de figures inconnues, tout cela, c’est de l’invasion. Que va devenir sa littérature à elle ? Quelle idée a-t-on de venir lui mêler dans le sang cette substance des autres peuples ? C’est de la poésie en excès. Il y a là abus d’images, profusion de métaphores, violation des frontières, introduction forcée du goût cosmopolite dans le goût local. Est-ce grec ? c’est grossier. Est-ce anglais ? c’est barbare. Âpreté ici, âcreté là. Et, si intelligente que soit la nation qu’on veut enrichir, elle s’indigne… » La connaissance des langues étrangères est d’une nécessité vitale, puisqu’elle seule nous permet de pénétrer les écrivains et les peuples. Après la lecture des textes, l’étude directe de la vie étrangère est indispensable. Lire, c’est beaucoup, mais rien ne remplace la vision oculaire. Il faut être en présence des faits, de la réalité elle-même, pour comprendre intégralement. Les voyages à travers les livres ne produisent que des résultats restreints sans les voyages à travers les peuples. Le voyage est une illumination ; c’est en revenant des pays étrangers que nous prenons conscience de notre propre pays. Il est indispensable de consacrer à ce soin plusieurs années de notre vie, si nous la voulons consciente et digne d’être vécue.‌

Il nous faudrait un office permanent d’enquêtes sur toutes les branches de l’activité humaine, pour connaître à fond la vie politique et sociale des autres peuples, leurs expériences, leurs pratiques, leurs fautes, leurs succès, leurs innovations ; leurs découvertes et leurs applications scientifiques ; leur administration, leur industrie, leur production, leur commerce ; leur art et leurs traditions ; en un mot leur existence exacte. On l’a dit déjà, et je me bornerai ici à reproduire ce passage d’un toast porté par un directeur d’École Normale, M. Steeg, à un banquet de la Société pour la propagation des langues étrangères : « Aujourd’hui, à moins de s’enfermer dans sa coquille de vieux Français et de s’entourer d’une véritable muraille de Chine, construite par les maçons du dehors et par ceux du dedans, si l’on veut réussir, il est bon d’apprendre les langues étrangères. On apprend les langues étrangères pour apprendre les peuples étrangers. Le temps des grandes naïvetés est passé, et il est grand temps d’étudier les causes de la grandeur et de la faiblesse des autres peuples ; il faut apprendre aussi à connaître les dessous des choses ».‌

Tant que nous n’aurons pas acquis cette connaissance des peuples étrangers, nous ne nous connaîtrons pas nous-mêmes. Tant que nous pourrons nous croire les enfants d’une race privilégiée, notre inconscience s’épanouira. Seuls, des faits précis et des comparaisons nettes peuvent nous détourner de cette voie dont les fleurs enivrantes nous masquent les fondrières. « Aujourd’hui, a-t-on dit il y a près de vingt ans et pouvons-nous répéter aujourd’hui, nous avons besoin de la virilité du vrai pour être glorieux dans l’avenir comme nous l’avons été dans le passé ».57 Lorsque nous saurons, sans contestation possible, ce qui se pratique à l’étranger, il est impossible que notre vie nationale ne se transforme pas. L’idéalisme devra bien céder devant la réalité. Si on nous prouve par des chiffres et par des faits officiels que nous sommes inférieurs sur tels points, il nous sera désormais impossible, à moins de folie complète, de prétendre à la supériorité universelle et providentielle. C’est pour cela qu’il faut se résigner à cette besogne, servile peut-être mais indispensable, qui consiste à étudier le fait et à publier le résultat de cette enquête.‌

 

« L’insouciance des Français (dans le service de guerre) témoigne de leur légèreté si connue. Ils se laissent facilement surprendre. » Cette amère parole de Moltke, (en élargissant son application), vaut d’être méditée. Qui ne se connaît pas se laisse, en effet, facilement surprendre.‌

« Une sorte d’inconscience funeste a égaré, a déprimé notre âme nationale »58, a-t-on dit chez nous. « Et nous ne nous apercevons pas, ajoute M. Demolins, que pendant ce temps, le monde marche et qu’il marche sans nous »59. L’inconscience, si elle se perpétue, est l’inévitable prélude des désastres, la vanité nationale n’étant pas toujours une suffisante sauvegarde. Le « nationalisme », tel qu’il est généralement compris en France, ne peut aboutir qu’à la défaite et à la ruine, parce qu’il est basé sur une tromperie, et qu’il ne peut que propager cette inconscience formidable dont nous sommes paralysés, il faut avant tout savoir si on est fort ou faible, et dans ce dernier cas, savoir pourquoi, afin d’y remédier.‌

Quand une nation est parvenue au point où est la France à la veille du vingtième siècle, deux alternatives se présentent : continuer à se croire vigoureuse, lorsque la maladie la dévore, et par conséquent se résigner à la ruine finale, brève ou lente, à un rôle de plus en plus médiocre dans le monde ; ou bien se réveiller brusquement de sa léthargie, mesurer d’un coup d’œil toute l’étendue du mal, et appeler à soi toute son énergie pour se guérir. La France semble encore posséder en elle des ressources suffisantes pour prendre ce dernier parti ; il est temps toutefois qu’elle se décide, car le manque de décision équivaut lui-même à la ruine. Le tressaut d’énergie nécessaire pour déterminer une nouvelle orientation ne surgira, en tous cas, que de la reconnaissance brutale de son état, comparé à celui des autres puissances.

On a pu écrire, non sans justesse, ces mots ironiques : « Raisonner est le dernier acte auquel se résout un Français »60. Malgré les jugements pessimistes que peuvent nous inspirer les spectacles de l’heure présente, il n’est peut-être pas absolument vain d’espérer, si nous surprenons sous la plume d’un patriote aussi avancé que M. P. Foncin, l’auteur des Géographies scolaires, d’aussi véridiques paroles : « Si nous voulons, nous, Français, conserver une place dans le monde et résister aux flots anglo-saxon, allemand, américain, russe, qui menacent de nous submerger, nous, notre commerce, notre industrie, notre agriculture, notre richesse, notre race, notre influence politique et intellectuelle, il faut, par un vigoureux effort, sortir de nous-mêmes…. »‌