(1906) Les œuvres et les hommes. Femmes et moralistes. XXII. « Les Nièces de Mazarin » pp. 137-156
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(1906) Les œuvres et les hommes. Femmes et moralistes. XXII. « Les Nièces de Mazarin » pp. 137-156

Les Nièces de Mazarin

Amédée Renée, Les nièces de Mazarin. Mœurs et caractères au xviiie  siècle.

I

Après la grande histoire, il y a la petite. Quand un grand homme a cessé de vivre, quand il est sorti de la phase historique qu’il a marquée de la double empreinte de son esprit et de son caractère, il laisse souvent après lui, et dans l’histoire même, quelques gouttes de son sang : — une famille, que la curiosité aime à étudier pour y retrouver les influences de sa gloire et de son génie ; car ceux qui croient le plus à la personnalité du mérite posent, malgré eux, la question de race à propos de tout, comme si c’était une fatalité ! Tous les grands hommes n’ont pas que des filles à la manière d’Épaminondas… Tous les grands ministres, même ceux qui furent cardinaux, ne sont pas des moines comme Ximénès et ne sombrent pas tout entiers sous leur cilice et dans la tombe, et il est intéressant de suivre, après eux, la destinée de ces familles au sein desquelles ils ont brillé, — dont ils étaient l’âme et la puissance ; il est intéressant d’apprendre comment se sont écartées et rompues ces racines, verticales et horizontales (comme dit un écrivain allemand), qui les attachaient à la terre ! C’est de l’histoire de second degré, qui ressemble à la grande histoire comme les nuages, teints de son or et de sa pourpre, ressemblent à du soleil encore lorsque l’astre lui-même est couché. C’est de l’histoire qui s’affaiblit, qui s’épuise, et qui va mourir tout à l’heure dans la vie romanesque ou vulgaire ; mais c’est de l’histoire. Les coloristes doux, les talents fins, les hommes de pastels et de nuances, trouvent leur compte à ces dégradations d’une splendeur qui vient de disparaître dans la magnificence de son centre, à ces demi-teintes qu’elle a laissées et qui ne manquent ni d’éclat, ni de profondeur, ni surtout de mélancolie.

Amédée Renée a voulu aborder ce genre dans l’histoire. Il avait déjà touché à l’histoire de plain-pied, à l’histoire politique, d’une main ferme et compétente. Ce livre-ci va montrer qu’il a également la délicatesse de la main. Continuateur de Sismondi, Amédée Renée y avait ajouté en le continuant. Aussi prudent, aussi renseigné que l’écrivain dont il achevait l’œuvre interrompue par la mort, il avait montré dans son Louis XVI une largeur, un relief et une vie inconnus à la plume de plomb de ce Genevois, l’économiste de l’histoire ! Aujourd’hui, il a concentré des facultés plus grandes que son sujet dans un travail d’application et de miniature qui demandait beaucoup de finesse, et il nous a donné cette collection de médaillons, délicieusement réussis, qu’il appelle Les Nièces de Mazarin 16.

Sous un air de facilité et presque d’abandon, sous une simplicité de récit qui fait de l’auteur un Tallemant des Réaux élevé, chez qui la convenance est tempérée par le sourire, et qui veut être reçu chez les honnêtes gens et y plaire, le livre de Renée est conçu avec beaucoup d’art. Quoiqu’il n’ait pas eu le dessein de reproduire les traits de Mazarin dans ce qu’ils ont d’arrêté, de gravé, de connu, mais bien plutôt dans ce qu’ils ont de fuyant, de mystérieux encore ; quoiqu’il ait dit, avec cette sobriété et ce tact qui sont le goût : « N’abusons pas de l’oncle en parlant des nièces », l’auteur des Nièces de Mazarin n’a pas cependant pensé qu’à elles seules. En groupant toutes ces têtes de femmes autour du beau visage du cardinal Jules, en l’entourant de cette guirlande de fleurs humaines, il nous a éclairé d’un reflet velouté qui nous les achève les traits charmants de ce ministre de la souplesse, de la grâce insinuante et de la flatterie, qui régna sur la France par une femme, et dont la politique fut la force dans la douceur.

II

On voit, en effet, Mazarin, dans ce livre où il ne pose pas. On l’y voit plus ressemblant, plus vrai, plus nature que dans les livres où il est et où on le cherche. Seulement, par une particularité qui est peut-être un procédé de l’écrivain, les traits qui nous le font bien voir sont comme épars dans le livre et ne se rassemblent guères que dans la pensée du lecteur. Lui, l’auteur, ne veut peser sur rien. Jamais vous n’avez rencontré d’érudition si légère, si ailée, si insoucieuse d’elle-même, et qui passe plus vite sur les épis de blé sans les courber ; mais non sans les couper, car elle les coupe et les emporte ! Le Mazarin qui est ici n’est pas celui de l’île des Faisans et du traité de Munster, le pacificateur de la France, qui recula devant ses ennemis jusqu’à la fuite derrière la frontière, mais qui revint, a dit un grand peintre dans un seul trait, « ramené par l’amour fidèle d’une femme et tenant Louis XIV par la main ». Ce n’est pas non plus uniquement le Mazarin des Mazarinades, quoique Amédée Renée nous l’y montre davantage, parce qu’il est toujours actuel d’opposer les peintures stupidement spirituelles de l’opinion et des partis aux peintures justes et définitives de l’Histoire. Mais c’est l’un et l’autre de ces Mazarins, avec quelque chose de plus essentiellement lui-même… avec ce quelque chose d’inexpliqué jusqu’ici, mais non d’inexplicable, qui fait que l’Histoire, malgré la gravité de son langage et les immenses services rendus par le cardinal à la France, ne peut s’empêcher de l’appeler, d’une façon un peu méprisante : le Mazarin ! Problème singulier dont le livre de Renée donne le mot plus que tout autre livre. Le cardinal de Mazarin est sans contredit le premier homme de son époque. Devant lui Condé, le grand Condé, tombe du prince jusqu’au mousquetaire. En politique, nul ne le vaut. Ce magot révolté de cardinal de Retz, qui lui tire éternellement la jarretière dans ses Mémoires, parce qu’en s’allongeant de toute sa haine comme un serpent il ne lui vient jamais que là, le cardinal de Retz ne peut affecter ce visage, serein comme la Beauté Antique, des contorsions de son injure et des grimaces de son dédain. Par le calme, par la bonne humeur dans les difficultés et dans la lutte, par l’habileté infatigable et toujours lucide, par la patience qui boit l’outrage comme un vin pur et sourit tranquillement après, ne donnant pas à ses ennemis le spectacle infime d’un dégoût ou d’une colère, par son intelligence de l’état de la France, par la magnificence de son goût pour les arts, Mazarin — presque un Médicis ! — est digne du geste de Richelieu, quand Richelieu le prit sur l’échelon où le souple Italien était parvenu et le fit monter sur sa main souveraine. Mais pourquoi tout cela, qui lui constitue dans l’Histoire une si haute fortune, ne lui constitue-t-il pas une grandeur ?

C’est que la grandeur ne vient ni des facultés, ni de leur emploi, ni de leur réussite, mais d’une imposante manière d’être, soit dans la vertu, soit dans le talent, soit même dans le vice ; et Mazarin manqua toujours de ce naturel et mystérieux ascendant. Il est des hommes qui passent obscurs dans la vie, et qui seraient grands si l’occasion historique leur venait. Il en est d’autres qui ne le seraient jamais, quand même, comme Mazarin, ils auraient une étoile. Mazarin, l’Italien Mazarin, résume en lui les qualités et les défauts de l’Italie des derniers temps. Il en a le charme extérieur, la prudence, la profondeur cachée ; mais il en a aussi la fausseté, la corruption aimable, la politesse humble et terrible, le baise-main éternel. Une femme disait en plaisantant : « Ne saluez jamais ainsi, quand même vous salueriez Dieu le Père ! » Mazarin n’eût pas été de son avis. N’était-ce pas lui qui avait inventé la maxime : « Lorsqu’on est le maître, on ne salue jamais trop bas. » Étudiez-le avec attention ! Il y a en lui tout à la fois de l’aventurier, du masque et du Sigisbé. De l’aventurier : — on ne sait d’où il était sorti. Amédée Renée montre une véritable sagacité de critique en discutant les différentes versions qui ont couru sur sa naissance ; mais il résulte à peu près de la discussion à laquelle il se livre que Mazarin n’a pas d’ancêtres. Et qu’en avait-il besoin ? Il en était un. Le mot sublime du général Augereau : Je suis un ancêtre ! peut s’appliquer mieux à Mazarin qu’à personne ; car il avait l’ardent souci de la descendance, cet amour de la famille qu’eut aussi Talleyrand, et qui, dans une sphère plus haute, serait le génie dynastique. Seulement, ce génie aux longues et prévoyantes pensées rendit Mazarin avare et avide ; et, dans le fond de ces richesses de kalife qu’il fut sur le point d’entasser un jour à Vincennes, l’Histoire retrouve l’ancien pipeur au jeu, le parvenu, l’aventurier. Sans Richelieu, — qui paraît tout à coup dans sa vie et dont la confiance donne du sérieux à ce singulier capitaine qui, devant Casal, vole la croix du légat et fait faire la paix à force de coups de chapeau et en criant : La paix ! la paix ! entre les deux armées, — Mazarin débuterait comme Casanova. C’est un joueur, un homme de brelan et d’intrigue, qui touche presque à l’entremetteur quand, plus tard, au pinacle, il mande ses nièces d’Italie pour se préparer des instruments de règne et se fourbir de jolies armes. Si, plus tard encore, il s’opposa, dans des lettres magnifiques, écrites pour piper l’histoire, au mariage de Louis XIV et de sa nièce Marie, la raison qu’il ne nous a pas dite, et que Renée pénètre, n’est ni l’honneur du roi ni le bien de l’État, mais la peur de voir Marie lui arracher le pouvoir en lui arrachant Louis XIV. — Renée a vu très clair sous ce désintéressement et cette grandeur de carnaval. Mazarin est du pays des masques. Le sien n’est point de fer, mais de soie. C’est un masque d’Arlequin ou de Scaramouche : d’Arlequin qu’il fut sous son costume militaire, dans ses bas violets de monsignor romain, et jusque dans sa pourpre de cardinal. Souple comme un des gants d’Anne d’Autriche, Mazarin était toujours prêt à sauter par-dessus la portière pour lui abaisser le marchepied de son carrosse. — Enfin, Sigisbé. Ce fut là son empire ! Pendant de longues années il donna à la France, qui n’y comprenait rien, le spectacle d’un mariage à l’italienne. Les uns disaient qu’il était l’amant, les autres le mari de la reine. Amédée Renée ne croit guères au mariage clandestin d’Anne d’Autriche, et le dément par des lettres fort curieuses qu’il cite. Damoiseau de quarante ans, efféminé, soignant ses mains, frisant ses moustaches, parfumé comme les jardins d’Armide, Mazarin est le cavaliere servente dans son expression la plus triomphante, et c’est ce que l’Histoire, à côté des plus rares mérites et des actes les plus utiles, voit toujours avec le sourire que Renée a sur les lèvres. Richelieu disait, du haut de cette grandeur que ses vices et ses ridicules n’ont pu diminuer : « Je suis timide par nature. Je n’ose rien entreprendre sans y avoir beaucoup pensé. Mais, mon parti pris, je vais droit au but. Je renverse, je fauche, puis je couvre le tout de ma robe rouge. » Mais l’aventurier, le masque et le Sigisbé, voilà ce que la robe rouge du cardinal Mazarin n’a jamais pu cacher ni même couvrir !

III

Les nièces qu’il fit élever avec beaucoup de soin, et parmi lesquelles se faufila un neveu, — Philippe Mancini, duc de Nevers, — étaient au nombre de sept : Laure Mancini, duchesse de Mercœur ; Anne-Marie Martinozzi, princesse de Conti ; Laure Martinozzi, duchesse régente de Modène ; Olympe Mancini, comtesse de Soissons ; Marie Mancini, connétable Colonna ; Hortense Mancini, duchesse de Mazarin ; Marie-Anne Mancini, duchesse de Bouillon ; et ce sont ces sept nièces dont Renée nous donne l’histoire. Toutes célèbres à des titres divers, cette cargaison de nièces, venues d’Italie par le coche, étaient et furent les crampons à l’aide desquels l’officier de fortune, devenu cardinal et ministre d’État, entra dans le cœur des plus grandes familles de son temps. Renée nous les déballe et nous les peint d’un pinceau galant et charmant, mais sans enthousiasme, sans que la magie de ses déesses fasse une seule fois trembler son pinceau. Certes ! on ne dira pas de lui ce qu’on a dit de Cousin, le Tithon des aurores passées du xviie  siècle, qu’il est le tardif amoureux des beautés dont il exhume les charmes.

Il n’a point de ces enjouements d’imagination. Il juge les femmes qu’il peint en homme que la bonne compagnie ne trouble point, parce qu’il la connaît. Attiré, mais non enivré, esprit trop solide pour ne pas savoir résister à l’ivresse, Amédée Renée a la légèreté et l’aplomb qu’il faut pour badiner agréablement avec ces dentelles et passer outre, et, comme les femmes qu’il nous raconte touchaient à tout dans le monde de leur temps, il se rencontre qu’en ayant l’air de ne s’occuper que de cette heptarchie de nièces, il nous raconte le temps lui-même, et nous le montre par des côtés moins solennels et moins pompeux que ceux-là sous lesquels nous sommes habitués à le regarder. Son livre pourrait s’appeler les coulisses du xviie  siècle. Louis XIV n’est encore le soleil (nec pluribus impar) que dans les ballets et dans le cœur des filles d’honneur de la reine sa mère. Le moment n’est pas venu où il doit imposer, à la société dont il sera le maître, le ton de convenance superbe et de décence majestueuse qui nous fait d’ici baisser les yeux. L’espèce de chronique qu’Amédée Renée nous entrouvre ne manque donc ni de vif, ni de risqué, ni même de scandaleux ; mais l’historien se possède si parfaitement qu’il est impossible d’indiquer avec plus de sûreté et moins d’insistance à la fois les vices de cette société, dont la corruption très réelle et très foncée ne nous frappe plus parce que le vermillon effronté de la Régence et du règne de Louis XV l’a décolorée par le contraste. Plus on sait l’histoire, mieux on doit l’avouer : les fortes mœurs françaises finissent avec le Moyen Âge. La Renaissance a tout empesté. Sans parler des équipées des nièces de Mazarin, qui gardèrent toujours un peu l’air aventurier de monsieur leur oncle, il y a telle anecdote dans cette piquante histoire qui donne une idée singulière du ton et du goût du grand siècle dans sa jeunesse. On pourrait citer celle de Cateau-la-Borgnesse (page 178), et la plaisanterie un peu forte de l’accouchement supposé de Marie-Anne Mancini, à qui, jeune fille, le cardinal Mazarin voulut persuader qu’elle avait fait un enfant (page 372). Renée, qui cite souvent madame de Sévigné, se fie-t-il à l’enchantement de cette belle diseuse (comme il l’appelle) pour voiler gracieusement un fond de choses qui n’a rien d’élevé et de pur ? Les citations qu’il multiplie de cette gazette épistolaire cachent peut-être une finesse de plus. Le moraliste du xixe  siècle met sa gravité à l’abri derrière l’éventail de cette commère charmante, à qui l’opinion a pardonné d’être naïvement la plus immorale des créatures. Car l’immoralité la plus profonde n’est pas dans l’indécence, mais dans la superficialité.

Et, cependant, Renée n’avait besoin de se mettre derrière personne. Il a un langage à lui, un tour à lui, une manière désabusée et presque languissante de dire les choses à travers laquelle on sent l’ironie : une des formes de ses condamnations. Au-dessus de l’éventail de madame de Sévigné on voit un front viril, attentif, accoutumé aux sévérités de la grande histoire, et qui se détend un instant aux curiosités de la petite ; mais l’air de ce front est ce qu’il doit être. Il a l’expression de la physionomie d’un homme qui désapprouve par une nuance et châtie dans un demi-mot. Le sens moral, inconnu à madame de Sévigné, vit en Amédée Renée et dans son livre ; mais plus perceptible que montré. L’auteur, pour ne pas vouloir être un pédant, de moralité comme d’autre chose, n’est jamais inconsistant. Le sens moral, on le retrouve jusque dans cette indulgence, ou cette pitié, qu’il sangle si bien au visage des gens, avec un mouvement très retenu et très doux. La marquise de Villars disait : « Son amant (à Marie Mancini, la connétable Colonna), ne l’aime point du tout, à ce qu’elle m’a dit. Elle se trouve heureuse cependant qu’il soit comme cela. » Et Renée ajoute un mot qui donnera aux esprits qui sentent, dans le moindre détail de style, toute la manière d’un écrivain : « Elle aimait donc pour aimer, — simplement : elle avait autant de désintéressement qu’elle avait d’imagination, la pauvre femme ! » N’est-ce pas charmant, et presque touchant ?… Tout a son compte ici, et la femme, et la nature humaine, et comme il est réglé vite, non pas sans tristesse, mais sans se fâcher ! Encore une fois, c’est le sourire qui est le trait de ce livre, le sourire qui entre dans le sérieux, et qui en sort pour y rentrer ! L’auteur des Nièces de Mazarin est un Aristophane historique discret, qui s’arrête à temps, et qui vous enlève une figure sans la faire grimacer jamais. Voyez, par exemple, ce caractère, comme aurait dit La Bruyère, que Renée n’imite pas ! et dites si la touche n’est pas de ce comique exquis qui n’éclate pas, mais qui rit pourtant, avec toute la bonne sensation du rire. Il s’agit du duc de la Meilleraie, qui épousa Hortense Mancini, la plus belle des Mancines, et qui reste connu, dans la splendeur d’un ridicule égale à sa fortune, sous le nom de duc de Mazarin. Il fut l’héritier des grands biens et des charges de son père : « Pour tout cela, cet heureux homme n’eut que la peine d’épouser la plus belle femme de France. » Il l’épousa en 1661. Mais ses gouvernements, et surtout celui de sa femme, affaiblirent bientôt un esprit qui n’était pas de la plus forte trempe, comme vous allez en juger !

« Les visites fréquentes du roi à sa femme — dit Renée — le jetèrent dans une inquiétude extrême, et il n’imagina pas d’autre moyen d’échapper aux dangers qu’il entrevoyait que de tenir la belle Hortense dans un état de locomotion perpétuelle. Ils ne posèrent plus nulle part ; en dépit de ses grossesses fréquentes, il la traînait de gouvernement en gouvernement, de ville en ville, de Bretagne en Alsace, sans se faire annoncer nulle part, exposant sa compagne de route à mille fâcheuses aventures, comme d’accoucher en pleine hôtellerie ou dans quelque incommode manoir. L’image du roi, et peut-il être de beaucoup d’autres, le poursuivait, et ne laissait reposer nulle part ce Juif errant de la jalousie. D’autres préoccupations vinrent encore s’emparer de lui : il se jeta dans la dévotion la plus outrée ; il se fit des scrupules inouïs. Nous avons vu que les jansénistes de la Fronde s’étaient scandalisés qu’un cardinal eût dans sa maison des statues et des portraits légèrement vêtus ; le duc de Mazarin s’en fit aussi un cas de conscience, toutes ces nudités le révoltèrent : et que fit-il ? Il ne se borna pas, comme Tartuffe, à y jeter son mouchoir : un marteau à la main, il parcourut, un beau jour, sa galerie, en brisant de ces beaux marbres ce qui choquait le plus ses regards. Les peintures des Titien et des Corrège, quand elles s’écartaient des règles expresses de la décence, subirent des réformes tout aussi radicales : elles furent religieusement barbouillées. Sur le bruit de ses faits et gestes, le roi envoya Colbert, qui trouva M. de Mazarin poursuivant ses exécutions. L’ancien intendant, qui savait par livres et deniers ce qu’avaient coûté tous ces chefs-d’œuvre, fit ce qu’il put pour sauver le reste ; mais le roi, habitué à l’affection et aux égards pour le grand-maître (il était grand-maître de l’artillerie, ce destructeur), se contenta de déplorer ses aberrations. Visitant le Louvre plusieurs années après, il disait à Perrault, en apercevant un marteau : “Voici une arme dont M. de Mazarin se sert fort bien !”

« Malheureusement pour sa femme et pour ses héritiers, ce réformateur de la statuaire et de la peinture ne devint pas positivement fou. Au milieu de toutes les singularités que l’on raconte, il conserva les apparences de la gravité, les manières d’un grand seigneur, la conversation d’un honnête homme. Ses travers avaient d’ailleurs leurs partisans… C’était l’Alceste des bonnes mœurs et de la décence ; mais les dévots qui l’entouraient firent de lui un Orgon ; ils le poussèrent à de scabreuses démarches. Comme les amours du roi le chagrinaient presque autant que les nudités de ses tableaux, il profita de ses grandes entrées pour lui faire des représentations ; il lui déclara un jour que l’ange Gabriel l’avait averti qu’il lui arriverait malheur s’il ne rompait vite avec mademoiselle de la Vallière. Le roi se moqua de lui. Ses étranges imaginations seraient longues à raconter. Cet homme, qui avait tant de provinces à gouverner et tant de biens à régir, n’avait pas sans doute assez à faire, car il était heureux qu’on lui fit des procès ; il en eut jusqu’à trois cents, dit l’abbé de Choisy, et qu’il a presque tous perdus… “Je suis bien aise, disait-il, qu’on me fasse des procès sur tous les biens que j’ai eus de M. le cardinal. Je les crois tous mal acquis ; et, du moins, quand j’ai un arrêt en ma faveur, c’est un titre, et ma conscience est en repos (toujours Alceste).”

« Il faisait, dit Saint-Simon, des loteries de son domestique, en sorte que le cuisinier devint son intendant, et le frotteur son secrétaire. Le sort marquait, selon lui, la volonté de Dieu. Le feu prit au château de Mazarin, chacun accourut pour l’éteindre. “Lui, à chasser ces coquins qui attentaient au bon plaisir de Dieu.” Grâce à cette manière d’administrer, il se débarrassa en partie de cette immense fortune dont sa conscience était accablée. »

Une telle page, que nous n’avons pas voulu mutiler et qui n’est pas la seule (il y en a plus de sept dans ces sept nièces de Mazarin !), une telle page est un modèle de tenue dans la gaîté railleuse, et de caricature historique. Il y a là tout ensemble l’amusement et la dignité. À côté de ces éclaircies, où le rayon se joue sous la plume dans la goutte de lumière qu’elle vient de verser, vous avez aussi des pages graves et fortes dans lesquelles l’historien remonte au niveau de son propre esprit et de son talent éprouvé. Une surtout nous a beaucoup frappé, et nous la citerons parce qu’elle grandit, dans un aperçu juste, celle des Mancines à qui l’histoire attache l’intérêt romanesque du premier amour de Louis XIV. Amédée Renée nous retrace admirablement le jeune roi, ivre de carrousels, et quand le carrousel cessait, presque aussi ennuyé que son père, et Marie de Mancini s’emparant par l’amour de son esprit et de son âme, apprenant l’italien à son Sargine couronné, lui faisant lire ses poètes, même contre son oncle, le poussant enfin à être roi !

« Marie Mancini — nous dit-il avec une mélancolie reconnaissante — avait d’heureuses facultés : elle était généreuse, courageuse, spirituelle et fière. Elle ressemblait un peu à cette reine Christine, avec qui elle vivait intimement à Rome : elle aussi subordonna tout à ses désirs et à ses passions ; elle franchit hardiment la dernière barrière qu’une société facile lui opposait encore. Elle fit mentir toutes les prédictions de l’astrologie, car elle ne bouleversa point le monde ; la pauvre femme, hélas ! ne dévasta que sa propre vie. Mais son influence fut salutaire ; et sait-on bien tout ce qu’on lui doit ? Il se peut qu’elle ait sauvé Louis XIV d’une vie semblable à celle de Louis XV. Chez cet homme si sensuel, en qui la chair pouvait tout engloutir, ce fut elle qui, la première, éveilla le sentiment et la pensée. Elle lui fit comprendre, par l’attrait de l’amour, les beaux-arts, les œuvres de l’esprit, la politique. Elle tourna son orgueil aux grandes choses ; elle vint à temps, et son action fut décisive. Dans sa chute profonde, elle contemplait peut-être avec orgueil le règne de Louis XIV. Elle n’a eu qu’une page, il est vrai ; mais cette page couvre toute sa vie, et l’histoire n’oubliera pas ces mots charmants : “Vous m’aimez, vous êtes roi, et je pars !” »

Voilà certainement de l’éloquence, et surtout de la profondeur. Nous aussi, nous croyons à l’influence bienfaisante de Marie Mancini sur Louis XIV, cet heureux Sardanapale que les femmes auraient amolli, si, au début de sa vie, il n’avait pas trouvé cette Marie qui a inspiré à Amédée Renée un si beau passage, et, au déclin, cette madame de Maintenon, qui n’est pas la plus idéale, la plus héroïque, mais qui est indubitablement la plus respectable des femmes de l’Histoire ! Madame de Maintenon vint comme les années, comme la raison, après la poésie ; comme l’amour chaste après l’amour orageux ! Son action, à elle, fut autrement puissante que celle de cette Italienne qui passa dans la vie de Louis après l’amour troublé. Elle y resta et la purifia pour toujours. Mais la gloire de Marie Mancini, quoique inférieure, et de beaucoup, à celle de madame de Maintenon, n’en sera pas moins d’avoir préparé le grand homme que madame de Maintenon acheva, et d’avoir fait ainsi, dans des proportions différentes, le roi Louis XIV à elles deux !

IV

Nous voudrions nous résumer sur ce livre d’un historien qui s’est amusé à l’écrire, et qui trouve encore le moyen de nous instruire en s’amusant. Les Nièces de Mazarin ne sont guères là qu’un titre et un prétexte, quoique le titre soit justifié et que le prétexte puisse passer fort bien pour un motif. Nous l’avons dit déjà, nous avons dans ce livre beaucoup plus qu’un Mazarin en famille ; nous avons toute une société retrouvée et saisie en pantoufles et en négligé. L’auteur, qui est un esprit très littéraire, a rencontré de la littérature dans son remue-ménage historique. Son Philippe de Nevers est un petit chef-d’œuvre de critique, de discernement et de choix dans la citation, d’appréciation suavement dégustée. Saint-Évremond, cet homme supérieur dont personne ne parle, ce pauvre assassiné par Voltaire et par Montesquieu, qui l’ont outrageusement volé, est jugé avec une fermeté de raison et une justice qu’il faut honorer ; car les injustices littéraires ne valent pas mieux que les autres, et le courage en littérature est aussi une vertu. Beaucoup de duperies historiques y tombent devant le renseignement inattendu.

Notre adorable La Fontaine, qui passe si malhonnêtement pour une bête de génie, s’y transforme en homme dont les femmes ne riaient pas, ce qui cause un plaisir immense ! Il était la séduction même, et comme Swift, mais bien plus aimable, il inspira des passions après cinquante ans. Il y a une biographie du marquis de Vardes qui fait rentrer sous terre les Améric Vespuce de sa gloire, les Lauzun, les Richelieu, et toute cette race de fats heureux, le caprice des femmes et leurs tyrans. Ce Vardes, qui sauta dans l’éternité séduisant et sexagénaire, est un Ninon mâle en justaucorps… Le livre de Renée, qui renferme donc ce qu’on y cherche, contient aussi ce qu’on s’attend le moins à y rencontrer. Tous ceux qui voudront ajouter à leurs notions sur le grand siècle devront consulter cet ouvrage, où l’érudition brille et fourmille sous les douces lueurs d’un esprit qui a les grâces que donne la vie, et qui est, comme toutes les supériorités expérimentées, tout à la fois désabusé et charmant.