(1869) Nouveaux lundis. Tome XI « Frochot, Préfet de la Seine, histoire administrative, par M. Louis Passy. »
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(1869) Nouveaux lundis. Tome XI « Frochot, Préfet de la Seine, histoire administrative, par M. Louis Passy. »

Frochot, Préfet de la Seine, histoire administrative, par M. Louis Passy3.

Le comte Frochot n’avait de commun avec M. Beugnot que d’être un excellent administrateur et un haut fonctionnaire capable ; c’était, d’ailleurs, un tout autre caractère et d’une nature différente : esprit droit, sensé, mais sans trait et sans brillant, ayant eu les passions généreuses et les enthousiasmes de la jeunesse, cœur dévoué et qui s’était dès l’abord donné à Mirabeau ; qui conserva toujours quelques illusions sur cette grande mémoire trop mélangée ; homme public apte et laborieux, tout à la chose, assez peu observateur des personnes, de plus en plus tourné à la bienveillance en vieillissant, et que le soudain malheur qui brisa sa carrière jeta dans un complet abattement suivi de résignation, sans qu’il y entrât jamais un grain d’ironie ni une goutte d’amertume. M. Louis Passy, que des affinités de famille rattachent au comte Frochot, vient d’écrire sur lui un très bon livre, puisé aux sources, construit avec des documents originaux. Ayant à étudier, dans cette vie du préfet de Paris, tout un fragment considérable de l’histoire administrative du premier Empire, M. L. Passy n’y a mêlé aucune intention étrangère, et n’y a vu que son sujet, — bien assez riche, il est vrai, — qu’il a traité d’une manière toute sérieuse et approfondie. Il sera mon guide et je le suivrai pas à pas dans cette analyse.

Frochot, né à Dijon en 1761, marié fort jeune, établi prévôt royal et notaire dans le bourg d’Aignay-le-Duc, avait vingt-huit ans au moment du grand mouvement de 89 : il en partageait les vœux et les espérances, et il fut porté comme député aux États-Généraux. Mirabeau y saisit tout d’abord son attention, y conquit son admiration passionnée et le fascina. Dans les premières séances des États-Généraux, ému de ces grandes scènes, Frochot écoutait : mandataire scrupuleux et honnête, « il ne voulait être d’aucun parti, si ce n’est du parti de ses cahiers. » Pourtant il n’y put tenir, et, dès le mois d’octobre 80, il entra, pour n’en plus sortir, dans la sphère d’idées et d’action où présidait l’astre tout-puissant du grand tribun. Dans le groupe d’hommes supérieurs ou distingués qui formaient son cortège, Frochot n’a rien qui le signale au regard, et il ne se remarque que par la profondeur et la fidélité de son attachement. « L’amitié agit en silence. Quand elle entre dans une vie, elle s’y enfonce et s’y dérobe : c’est son charme, son secret et son honneur. Comment énumérer tous les services que Frochot rendit à Mirabeau, tous les témoignages de dévouement qu’il lui prodigua ? » Frochot ne fit jamais comme d’autres qui après coup s’en vantèrent, et qui, en manière de créanciers, vinrent revendiquer ensuite leur part de fourniture dans cette glorieuse éloquence : il ne parla jamais, pour son compte, de ces bons offices de secrétaire bénévole, de ces humbles prêts de copie à fonds perdu, qui lui semblaient une dette naturelle envers le génie, et son biographe qui les recherche avec soin a quelque peine aujourd’hui à en déterminer l’exacte mesure. Mais ce qui peut nous en donner une suffisante estime, c’est que Mirabeau mourant désigna Frochot, après le comte de La Marck, pour son exécuteur testamentaire, et ne voulut s’en remettre qu’à lui de cette mission de confiance. M. de La Marck était là pour l’ornement, et Frochot pour la réalité. Il s’était surpassé dans les derniers jours par ses tendres soins autour de l’agonie du malade. « Si je revenais à la vie, disait Mirabeau, je ferais un bon mémoire sur l’art d’être garde-malade : c’est Frochot qui m’en a suggéré l’idée. » Et à un moment où, la fièvre s’apaisant au matin, Mirabeau faisait approcher son lit de la fenêtre, il dit à Frochot en regardant le soleil qui commençait à luire : « Mon ami, si ce n’est pas là Dieu, c’est son cousin germain. » Et le priant de lui soulever la tête : « Je voudrais pouvoir te la laisser en héritage. »

Frochot refusa tout legs testamentaire. Il était de ceux qui trouvent qu’il est encore plus doux de donner que de recevoir. « Vous n’avez rien voulu accepter de moi, lui disait Mirabeau, je vous lègue à mes amis. » L’amitié du grand homme, en effet, fut elle-même un legs suprême ; elle tira Frochot de l’ombre où il s’était un peu effacé. Un rayon sorti de la tombe illustre était allé donner sur son front modeste et continua d’y briller. Ce fut certainement un de ses principaux titres aux yeux du Premier Consul, le jour où il eut l’honneur d’être choisi par lui pour la première magistrature municipale de l’Empire, que d’avoir été l’exécuteur testamentaire de Mirabeau.

Et sur Mirabeau, pour nous bien expliquer le culte constant et inviolable qu’il lui voua, remarquons en passant que Frochot, tout exécuteur testamentaire qu’il était, ignora toujours ou du moins put toujours révoquer en doute bien des choses que nous savons aujourd’hui de science certaine et qui déjà avaient fait bruit dans le temps, lorsqu’on découvrit l’armoire de fer. Le secret des négociations avec la Cour était resté entre Mirabeau et le comte de La Marck, et celui-ci avait retiré, dans les derniers moments de son ami, toutes les traces et les preuves du traité. Frochot ne trouva dans les papiers de l’auguste mort que ce qu’il comptait y trouver, et surtout un grand déficit en matière de finances. De là sa foi persévérante en la vertu immaculée de Mirabeau, et d’ailleurs, l’eût-on poussé à bout, il avait droit de dire, comme il fit un jour sous le coup de l’insulte et dans un mouvement d’apologie courageuse pour son ami : « Si pourtant il se trouvait coupable ! eh bien, à moi seul en France, peut-être, il serait permis de ne pas détester sa mémoire, puisqu’il sut m’estimer assez pour ne me rendre ni le confident ni le complice d’un si détestable projet4. »

L’existence de Frochot, au sortir de l’Assemblée constituante, nous représente en moyenne celle de beaucoup de ses collègues : il rentra dans ses foyers, dans le bourg d’Aignay, où il comptait reprendre sa vie ordinaire. Le peuple avait reçu de la Constitution de 91 la mission de constituer l’administration et les tribunaux : Frochot fut élu juge de paix. A peine nommé, on s’aperçut qu’il n’avait pas tout à fait l’âge. L’élection fut cassée, et on dut recommencer le scrutin : dans l’intervalle, Frochot avait atteint ses trente ans, et cet humble honneur, dû à la confiance populaire, combla pour un temps les désirs de ce cœur honnête qui était volontiers crédule au bien.

Mais dans le bourg d’Aignay, comme ailleurs, les luttes commencèrent : l’étendue et la hauteur du théâtre n’y font rien ; c’étaient sous d’autres noms les mêmes hommes, les mêmes passions et les mêmes mobiles, les mêmes défections d’amitié, les mêmes arriérés de haine, les mêmes envies d’humilier, les mêmes besoins d’arriver à son tour, que sur la scène principale et centrale ; et Frochot eut à déployer les mêmes qualités de modération et de fermeté dont il aurait eu à faire preuve, s’il avait été de la Législative ou de la Convention. — Louis XIV demandait un jour au cardinal de Janson, aussi bon négociateur qu’habile courtisan, où il en avait tant appris : « Sire, répondit le cardinal, c’est en courant la nuit avec une lanterne sourde, tandis que j’étais évêque de Digne, pour faire les consuls d’Aix. » Et Lisola, le célèbre diplomate franc-comtois, disait qu’il s’était très bien trouvé, dans les grandes affaires, des subtilités qu’il avait apprises « dans le ménage municipal de Besançon. » Une seule maison quelquefois suffit à qui veut observer les variétés des passions humaines : un seul bourg peut suffire, en un temps d’agitation populaire, pour soulever et faire sortir toutes les variétés d’ambitions et de haines, et pour exercer d’autre part toutes les vertus civiques ; Frochot eut de quoi en faire de plus en plus l’apprentissage : il s’honora par toute sa conduite durant ces temps calamiteux ; il y montra une fermeté qui tenait encore chez lui au premier mouvement et à l’impulsion du sang dans la jeunesse. Plus tard, la bonté qui était en lui, prit un peu trop le dessus sur la fermeté.

Cependant les choses publiques empirent : l’anarchie va faire place à la terreur. Le bourg d’Aignay a aussi son triumvirat. Frochot est dénoncé et décrété d’accusation ; caché chez un ami, il se livre par générosité lui-même ; arrêté et incarcéré à Dijon, où sévit un proconsul et où l’échafaud est dressé, il frise la guillotine. Mais, jusque sous les verrous, il proteste ; il écrit « de la maison de réclusion » et lance une réponse chaleureuse contre ses dénonciateurs. Mme Frochot l’aide vaillamment du dehors ; elle engage contre les ennemis de son mari une lutte acharnée ; elle publie elle-même une brochure : La citoyenne Frochot à ses concitoyens. Ce petit mémoire commence ainsi : « Depuis le 13 ventôse, mon mari est en état d’arrestation ; des méchants le poursuivent depuis dix-huit mois avec un acharnement criminel. Aucuns des faits posés contre lui ne sont vrais : presque tous sont à ma connaissance. Je m’engage, sous la responsabilité de ma tête, à les démentir. » Telle alors, dans cette crise sociale, se montra plus d’une femme de cœur sous l’inspiration même du péril : s’il y eut bien des furies, il y eut aussi partout des Romaines et des héroïnes. Accompagnée de ses deux enfants, la généreuse épouse va de commune en commune soulever la pitié et la justice publiques pour un homme aimé et honoré de tout le pays. Le 9 thermidor arrive : bientôt Frochot, rendu à la liberté, redevient l’élu des libres suffrages. Il est porté au directoire du département de la Côte-d’Or, et il y suit la ligne de modération ferme qui devait être la règle du régime nouveau et la condition de sa durée. Il mérite entièrement l’éloge que le commissaire du Gouvernement faisait de lui dans un rapport au ministre de l’intérieur : « Le citoyen Frochot, disait-il, est sincèrement attaché la Constitution. Quoique persécuté pendant la Terreur, loin de donner dans la réaction, il a tellement concouru avec ses collègues à en arrêter les effets, qu’elle n’a presque été connue que de nom dans le département de la Côte-d’Or. Il a des talents très marqués, et l’intérêt général l’emporte toujours sur l’intérêt particulier. La bonne foi, la candeur, la probité, constituent sa manière d’être. Il est loyal ; il n’est point de fonctions publiques qu’il ne puisse remplir d’une manière utile pour son pays. C’est par amitié pour ses collègues qu’il est resté à l’administration, parce qu’il tend naturellement au repos et à la solitude. Également ennemi des anarchistes et des royalistes, la loi lui sert toujours de boussole. Le Gouvernement ne doit jamais perdre de vue un citoyen de ce mérite. » Avec Frochot on peut s’en tenir aux apparences directes et aux témoignages publics : homme sincère, il n’y a pas de double fond en lui.

Pourtant, après le premier entrain, après le premier essai de cette Constitution de l’an III, on le voit fort découragé en 96. Il donne sa démission de membre du directoire du département. Il y reparaît un moment, après le 18 fructidor. Puis il revient à son bourg d’Aignay. On le nomme maître des eaux et forêts dans la maîtrise de Châtillon : il accepte. Mais quelques pensées de lui que nous livre son biographe nous le montrent tel qu’il était alors, bien désabusé au fond de l’âme, vacillant et désorienté dans ses vues, ne croyant plus en la République, présageant avec effroi une prochaine servitude, espérant toutefois contre toute espérance, s’en remettant à l’imprévu et appelant presque un miracle. C’est dire combien, à l’exemple de la majorité de ses contemporains, il était lassé, dégoûté de tant d’avortements et de tant d’épreuves, de tant d’intrigues, de remaniements infructueux et de désordres ; combien, en un mot, il était préparé et mûr pour le Consulat.

Nul, en effet, ne le salua avec plus de joie et de ferveur. Par un heureux hasard, Frochot se trouvait à Paris à la veille du 18 brumaire. Une affaire forestière l’y avait amené, et, comme elle traînait en longueur, il eut le temps de renouer ses relations de 1790 et 1791, de rafraîchir ses amitiés. Il revit Sieyès et Talleyrand, Cabanis, un fidèle comme lui en Mirabeau ; Maret, un compatriote de Dijon. Au lendemain de brumaire, tous s’entendent pour le retenir et l’associer au glorieux Gouvernement qui s’inaugure. Frochot, dans une première combinaison et par le concours de ses amis du Sénat, est nommé membre du Corps législatif. Mais une autre destinée l’attendait. Lucien, ministre de l’intérieur, avait chargé Beugnot de préparer un travail pour le personnel de la nouvelle administration des préfectures. Beugnot s’y attribuait la préfecture de la Seine, et Frochot devait avoir celle de la Côte-d’Or. Il y eut un revirement et un tour de faveur au dernier moment : l’ombre même de Mirabeau, le souvenir de cette illustre amitié, joint à une réputation intacte de patriotisme et de sagesse, désigna Frochot au choix du Premier Consul. « Je sais qui vous êtes », lui dit le Consul en recevant les premiers préfets, « et je devine ce que vous serez ; mais, entre tous les motifs qui m’ont déterminé à vous confier la préfecture de Paris, il en est un que je dois rappeler en ce moment : c’est qu’ayant été maltraité par la Révolution, vous n’en êtes pas moins resté constamment attaché à vos principes, et qu’étant devenu administrateur de votre département, après avoir été longtemps persécuté, vous n’avez persécuté personne. »

C’est ici que commencent pour Frochot douze années d’une administration féconde, bienfaisante, tutélaire. Ce qu’était Paris, capitale, en 1800, après dix ans d’anarchie, de sédition ou de faiblesse, durant lesquels on n’avait pas entrepris un travail utile, pas nettoyé une rue, pas réparé un hôtel, où l’on n’avait rien entretenu, rien embelli ni assaini, on se le figure aisément. M. Passy, dans l’étude consciencieuse qu’il a faite, s’attache à montrer ce que fut, au sortir de là, le préfet de la Seine sous le Consulat et l’Empire ; quelles ressources et quels obstacles il rencontrait pour l’accomplissement de sa tâche dans les lois nouvelles, dans la nature du gouvernement et dans le caractère du maître : « C’est le seul moyen, dit-il, de rendre une équitable justice à l’homme qui, avec du labeur, du bon sens, de l’honnêteté, sut faire des qualités supérieures. » Il y eut plus d’un moment distinct et plus d’une étape durant ces douze années d’administration : le Conseil général, composé de vingt-quatre membres nommés par Napoléon, n’eut pas tout à fait le rôle qu’on semblait lui destiner d’abord. Les rapports entre le préfet de la Seine et le préfet de police ne furent pas toujours dans la proportion voulue ni exempts de conflits, quoique, selon la pensée de Napoléon, la balance entre ces deux « maires de Paris » ne fût point égale, et que le préfet de la Seine qui s’occupait des choses, tandis que l’autre s’occupait surtout des personnes, l’emportât beaucoup par l’étendue de son action. L’Empereur avait défini les rôles avec sa netteté de langage ordinaire : « Il y a préfet et préfet », disait-il. « Un préfet de la Seine et un préfet des Basses-Alpes sont deux individus très différents, quoiqu’ils aient le même titre. Le préfet de la Seine est une espèce de ministre, tandis que celui de Digne est une sorte de sous-préfet… Il faut aujourd’hui qu’un préfet de Paris, ayant un Conseil de maires et un Conseil municipal, administre sans exception tout ce qui est recette et dépense, et, en général, tout ce qui est matière d’administration. Il faut qu’un commissaire général de police soit chargé de toutes les fonctions de police sans exception, mais sans aucun mélange d’administration. » Je renvoie pour ces parties essentielles au livre de M. Passy, que mon analyse ne saurait suppléer.

Ce qui saute aux yeux, c’est que l’action de Napoléon, sa présence dans toutes les grandes mesures entreprises par M. Frochot, est manifeste et continuelle : son doigt se fait sentir non seulement dans l’initiative, mais même dans le cours et les détails de l’exécution. Il est curieux de voir comme à chaque trêve, à chaque intervalle de paix, après la paix d’Amiens, puis en 1807, puis en 1810, cette imagination grandiose et civilisatrice se reprend avec ardeur et précision à ses plans conçus ou ébauchés, comme elle s’y applique en toute hâte et se remet à pousser tous les grands travaux, les projets d’embellissement, toutes les branches de services pacifiques, que la guerre vient toujours trop tôt ralentir et interrompre. Frochot est zélé, dévoué, tout entier à son œuvre d’exécution et d’obéissance intelligente, animé d’un sentiment personnel d’humanité dans les réformes qui tiennent à l’assistance publique, au régime des prisons, paternel et plein de sollicitude pour les établissements d’instruction publique avant la création de l’Université, bienveillant pour les personnes, attentif aux talents naissants ; en un mot, doué de vertus, mais, on l’entrevoit, un peu faible : le nerf, on le pressent, le jour où il en aura besoin, est ce qui lui manquera.

Mais, Napoléon apprécia jusqu’à la fin cette sage, pure et paternelle administration du préfet qu’il tenait dans ses mains, qu’il inspirait de son souffle et de sa volonté ; et quand il jugea l’instant venu d’élever son traitement à un chiffre considérable, il répondait à Frochot qui l’en remerciait : « Il faut bien que je pense à vous, puisque vous ne pensez qu’à moi. »

Pourquoi faut-il qu’un jour, une heure de malencontre et de faiblesse ait tout gâté ! On sait cette triste et ironique histoire. En 1812, Malet, dans la nuit du 22 au 23 octobre, mit en jeu l’audacieuse conspiration née et enfermée dans son seul cerveau et dans laquelle il n’avait pas de complices. Ses agents, en envahissant le ministère de la police, la préfecture de police, l’état-major de la place Vendôme, y trouvèrent du moins de l’incrédulité, des essais de résistance. Ils arrêtèrent le duc de Rovigo et le baron Pasquier : le général Hulin reçut un coup de feu dans la figure ; mais, en arrivant à la préfecture de la Seine, les choses se passèrent plus simplement. Frochot, d’abord absent, revenant le matin de sa campagne de Nogent-sur-Marne, crut à tout ce qu’on lui dit et à tout ce qu’il voyait. Il ne parut pas soupçonner un seul instant l’usurpation et l’imposture. A la demande qui lui fut faite d’ouvrir une salle de l’Hôtel-de-Ville pour y assembler le Gouvernement provisoire, il ne sut que consentir et donner à son monde l’ordre de tout préparer… On souffre de cette candeur excessive chez un magistrat si digne d’ailleurs de respect et si recommandable. Ce n’était ni un Mathieu Molé ni un Achille de Harlai que Frochot. Le prévôt des marchands Miron, sous Henri IV, avait dans l’âme un autre ressort. A pareille mésaventure, les excuses comme les explications font défaut et expirent sur les lèvres. Comme le dit son ami Regnaud de Saint-Jean-d’Angély, d’un mot expressif à la fois et indulgent, « ce jour-là et à cette heure-là, Frochot fut frappé d’une sorte d’apoplexie morale. » Il n’en revint, une demi-heure après, que par un autre mouvement excessif, et qui peint bien le désordre de sa pensée ; lorsqu’il apprit que tout ce qu’il avait cru d’abord n’était qu’une déception et qu’un rêve, quand les écailles tout à coup lui tombèrent de dessus les yeux : « Ah ! je le savais bien, allait-il répétant dans l’ivresse de sa joie, il n’était pas mort ; un si grand homme ne peut mourir ! »

Napoléon n’en voulut jamais à Frochot, mais il y a des méprises impardonnables, des quiproquos qui rendent ensuite toute réparation impossible. Parmi les personnages publics surpris par Malet, tous du moins s’étaient récriés, avaient résisté et n’avaient cédé qu’à la violence : un seul, que la conspiration semblait épargner comme moins suspect, avait accepté, sans raisonner, le mot d’ordre et, au premier avis, avait tenu son Hôtel-de-Ville ouvert comme une hôtellerie aux nouveaux arrivants. Il n’était pas possible de se montrer plus débonnaire. C’était d’une crédulité et d’une facilité qui trahissait et dénonçait aux yeux de tous le fonctionnaire, entier peut-être encore par les talents et l’aptitude, mais usé par le caractère et qui avait fait son temps. Frochot dut être sacrifié ; il le fut après un jugement pour la forme au Conseil d’État. Il emportait dans sa chute l’estime et, jusqu’à un certain point, l’affection du souverain qu’il avait servi. « J’aurais voulu, disait Napoléon, retenir d’une main le coup que je portais de l’autre. » — « Je désire, dit-il en s’adressant à M. de Chabrol, le préfet successeur, être aussi content de votre administration que je l’étais de celle de M. Frochot. » — On a des lettres écrites par Frochot dans ces premiers instants d’anéantissement à son ami Regnaud, à M. de Montalivet : elles sont vraies et touchantes5 ; elles ajoutent à l’idée honorable qu’on peut se faire de cet excellent homme, à qui il arriva comme à tel bon général de perdre en une seule et dernière journée de défaite une réputation justement acquise et jusque-là des mieux méritées. Il reste comme un modèle de ces hommes publics précipités en un jour et qu’on plaint en les estimant.

En 1815, à cette heure de réaction, tout disgracié du gouvernement impérial devenait comme de droit un favori et un adopté du régime nouveau. Ainsi pour le général Dupont et pour tant d’autres, qui saisirent aux cheveux l’occasion. Frochot, retiré dans son village d’Aignay, ne fit du moins aucune démarche : ce fut le Conseil municipal de Paris qui prit l’initiative d’un acte de réparation et qui alla jusqu’à redemander son ancien préfet au ministre de l’intérieur, l’abbé de Montesquiou. Mais il était difficile de faire de l’ancien et si dévoué serviteur de Napoléon jusqu’en 1813 un royaliste de bonne qualité, et Frochot lui-même, avec sa probité et sa droiture, prétendait bien, dans cette triste affaire Malet, avoir été dupe, rien que dupe, et pas autre chose. On se contenta donc de nommer Frochot conseiller d’État honoraire, et comme il était sorti de ses hautes fonctions avec une très-médiocre fortune, les maires et adjoints de Paris, réunis sous la présidence de M. de Chabrol, proposèrent qu’il lui fût accordé une pension sur les fonds de la ville. Une ordonnance royale sanctionna ce vœu.

Les Cent-Jours revinrent tenter Frochot. Regnaud de Saint-Jean-d’Angély reparla de lui à l’Empereur, et il fut nommé préfet des Bouches-du-Rhône. Frochot, après quelque résistance, accepta. Il rendit des services dans cette courte administration, et on le vit à Marseille, après la nouvelle du désastre de Waterloo, tenir tête aux passions réactionnaires ardentes et irritées, et conjurer des malheurs. Ne lui demandez plus de la politique, c’était de l’humanité qu’il faisait, et il en remplissait encore les devoirs en brave et honnête homme.

Les dernières années de sa vie, — treize années, — se passèrent à la campagne, à Étuf, sur les confins de la Haute-Marne et de la Côte-d’Or, dans une ferme qu’il acheta, qu’il exploita de ses mains, où il prit au sérieux les occupations agricoles les plus positives, aimant à se dire « cultivateur. » Il y adapta, selon les terrains, divers modes d’assolement ; il y introduisit et y acclimata certains arbres et une race bovine particulière. Il ne considérait plus sa bonne et sa mauvaise fortune d’autrefois que comme des rêves dont il défendait le mieux qu’il pouvait son imagination, moins attristée encore qu’attendrie. Ainsi qu’il arrive souvent aux hommes frappés d’un grand et fatal accident qui a brisé à jamais en eux une illusion et toute une existence, il se rejetait et se plongeait dans les impressions de la nature, dans les travaux et même les fatigues des champs. Laërte se consolait comme il pouvait, dans sa vigne, de son incurable douleur depuis le départ d’Ulysse. Combien de vieux soldats, de généraux même, après Waterloo, recoururent à la bêche, à la charrue, et y cherchèrent la distraction de la défaite, l’oubli de l’affront national, avec acharnement et une sorte de rage ! Frochot, à sa manière, faisait ainsi. Comme ce vieillard de Térence qui se punit d’une erreur et qui se venge d’un secret chagrin, il se donnait bien de la peine et de la sueur à remuer la terre et à labourer son champ ; mais, pour cela, il n’était nullement devenu misanthrope. Une médaille d’argent qui lui fut décernée, une fois, pour la culture de la pomme de terre, très encouragée alors, le rendait tout fier et lui causait un innocent plaisir. Les joies de la famille lui restaient. La mort d’un fils, en qui il revivait et sur la tête duquel il reportait l’avenir, hâta sa fin. Il mourut six semaines après l’avoir perdu, le 29 juillet 1828. — Au résumé, ne le trouvez-vous pas ? Cette vie du comte Frochot, même avec cet éclat et ce coup de foudre qui la brise, a son harmonie et fait un ensemble.