(1864) Nouveaux lundis. Tome II « Bossuet. Œuvres complètes publiées d’après les imprimés et les manuscrits originaux, par M. Lachat »
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(1864) Nouveaux lundis. Tome II « Bossuet. Œuvres complètes publiées d’après les imprimés et les manuscrits originaux, par M. Lachat »

Bossuet.
Œuvres complètes publiées d’après les imprimés et les manuscrits originaux, par M. Lachat51

Un travail de critique qui date seulement de nos jours a été entrepris et est en voie d’exécution sur Bossuet. La nouvelle édition que j’annonce de ses Œuvres complètes en est un résultat. Je résumerai en peu de mots l’état de la question et des études à son sujet, en remontant rapidement le cours de cette haute renommée.

Bossuet, grand théologien, grand orateur funèbre, meurt aux premières années du xviiie  siècle (12 avril 1704) : sa mémoire recueille aussitôt la gloire qui lui est due et qui, depuis longtemps, le couronnait ; mais l’admiration, sur son compte, s’attache littérairement aux endroits célèbres, aux chefs-d’œuvre en lumière. « On a de lui cinquante et un ouvrages, dit Voltaire ; ce sont ses Oraisons funèbres et son Discours sur l’Histoire universelle qui l’ont conduit à l’immortalité. » D’Alembert, Thomas, La Harpe, lui rendent pleine justice à cet égard, mais à cet égard seulement. Les Sermons, publiés après les autres ouvrages et en plein xviiie  siècle (1772), provoquent l’opinion hautement favorable et le suffrage enthousiaste de l’abbé Maury ; mais, tout en sentant les choses de l’éloquence en orateur, Maury est d’ailleurs un critique un peu léger, tranchant, décisif, affirmatif ; il ne fait autorité qu’à demi. Son opinion reste longtemps particulière. Sous l’Empire, M. de Bausset, qui avait débuté par une intéressante et agréable Histoire de Fénelon, continue par une Histoire de Bossuet, utile, agréable encore, mais où la critique proprement dite est un peu vague, où la louange est un peu trop généralement répandue, et où toutes les sources contemporaines ne sont pas consultées d’assez près. On a dû y revenir depuis et avec une investigation pleine d’ardeur, avec un besoin de précision qu’on n’avait pas à ce degré auparavant. Le jeune abbé Vaillant essaye de cette critique moderne et d’après M. Cousin, en l’appliquant aux Sermons de Bossuet (1851), et en relevant chez le premier éditeur de 1772, dom Déforis, bien des inexactitudes de texte et des licences ; il indique les moyens de les réparer. Ce studieux et ardent jeune homme meurt à la peine ; il a, le premier, donné le signal devant le public. Mais M. Floquet, qui, depuis des années, travaillait et creusait en silence, se décide enfin à paraître (1853). Dans les trois volumes publiés jusqu’à ce jour sur la Vie de Bossuet, et qui ne comprennent cependant encore qu’un premier tiers de sa carrière publique jusqu’en 1670, il épuise les sources, les informations ; il ne laisse rien d’inexploré. Cet estimable et savant ouvrage, qu’on dirait d’un Tillemont biographe, n’a contre lui que le style dans lequel il est écrit et qui est un peu revêche. « Les mots d’une langue bien faite s’appellent l’un l’autre. » C’est ce que disait Laromiguière dans cette forme gracieuse et simple qui était la sienne ; M. Floquet ne se l’est pas assez dit. Mais, cette remarque essentielle et inévitable une fois faite, que de droiture, d’honnêteté, de scrupule et d’ingénuité dans l’érudition et dans l’esprit du digne auteur ! — Enfin on a publié depuis lors (1856) les Mémoires mêmes, si souvent cités et invoqués, et le Journal tout entier de l’abbé Ledieu, ce secrétaire de Bossuet, dont le nom et le renom valent mieux que la personne, qui n’est pas l’exactitude ni la délicatesse même, mais qui aimait, somme toute, son évêque, qui l’admirait, et qui, ayant songé de bonne heure à tirer parti de son intimité pour écrire ce qu’il voyait et ce qu’il entendait, nous a rapporté bien des choses qui se ressentent du voisinage de la source, et que rien ne saurait suppléer. Avec Ledieu, contrôlé par M. Floquet, on a tout ce qui se peut souhaiter de plus particulier sur Bossuet : c’est définitif. Puissent les prochains volumes de M. Floquet ne pas se faire attendre trop longtemps !

M. Lachat, dans l’Introduction qu’il a mise en tête des Sermons au tome VIII de l’édition nouvelle, ne fait que résumer avec assez de soin et de bonne volonté les résultats obtenus par ses devanciers, et il s’applique à suivre, pour la reproduction exacte du texte, les excellents principes critiques qui ont prévalu depuis quelques années, que M. Cousin n’a cessé de prêcher sur les toits, que M. P. Faugère a mis en pratique pour Pascal, M. Chéruel pour les Mémoires de Mademoiselle, M. Régnier tout récemment pour Mme de Sévigné. Rien de mieux52.

Dans son travail de récapitulation, M. Lachat nous paraît toutefois s’exagérer un peu trop des critiques secondaires. « On ne cesse pas sans peine de citer un pareil écrivain », dit-il en un endroit (page xxviii) ; et, en vérité, je crains que ces mots, un pareil écrivain, ne s’appliquent, dans sa pensée, non pas à Bossuet, mais à M. Vallery-Radot, dont il vient de transcrire quelques remarques. Mesurons nos éloges. Je suis étonné de trouver au bas d’une page (page xv) l’abbé Faydit, cet auteur méprisable, allégué comme autorité. On ne cite pas en bon lieu l’abbé Faydit.

D’ailleurs je n’admets pas du tout avec M. Lachat (page xxvii) que la plume de Bossuet soit devenue de plus en plus timide avec les années. Le mot de timide jure avec l’idée seule de Bossuet, écrivain et orateur ; c’est une impropriété, un contresens. Bossuet a pu, dans certains de ses discours et sermons, multiplier les retouches et les ratures : qu’est-ce que cela prouve ? Il est dangereux de s’engager trop avant dans ces minuties d’examen interlinéaire et d’en prétendre rien conclure sur les procédés du talent, du génie. Il y faudrait, en tout cas, apporter un tact que tout le monde n’a pas. Tout grammairien n’est pas un critique. Pareil orateur ne veut pas être regardé avec des yeux myopes. La touche de Bossuet, en devenant plus large et plus sûre avec les ans, n’a jamais hésité, et la marche de son éloquence n’a rien à faire avec la méthode de Boileau.

Ne nous lassons pas de le revoir de près, cet homme le plus puissant par la parole, le plus véritablement éloquent que nous ayons eu dans notre langue ; ne cessons de lui accorder tout ce qui lui est dû, et cependant ne lui accordons pas toute chose.

Ne lui accordons pas d’être un historien accompli, ni même un historien équitable, ni un philosophe et un arbitre impartial des questions philosophiques, ni un ami, à aucun degré, de l’examen et de la critique. Bossuet n’avait pas besoin d’être tout cela pour devenir et rester le plus grand orateur sacré et même un Père de l’Église, comme l’appelait La Bruyère : il avait plutôt besoin de n’être rien de cela et de n’admettre aucun doute, de ne tolérer aucune inquiétude d’opinion, aucune recherche de vérité nouvelle : il entrait en impatience dès qu’on remuait autour de lui, et tout son raisonnement, aussitôt, toute sa doctrine se levait en masse et en bon ordre comme une armée rangée en bataille.

Il y avait maintes choses qu’il n’aimait pas, qu’il n’entendait pas ou (ce qui revient au même) auxquelles il ne voulait pas entendre. Les esprits curieux et libres, les esprits délicats et fins, sont enclins à ne pas goûter Bossuet, et ils ont leurs raisons pour cette antipathie. Je sais de nos jours un bien spirituel adversaire de Bossuet, qui n’a cessé depuis des années de trouver et de semer sur lui des mots piquants et justes. Parlant de l’évêque politique en Bossuet, et des considérations de cabinet qui influèrent si fort sur sa conduite, sur ses discours officiels en toute circonstance, cet homme d’esprit disait il y a plus de trente ans : « Après tout, c’est un conseiller d’État. » Tout récemment, et se reportant à ce trésor de beaux lieux communs qui sont le fonds inépuisable de son éloquence, il l’appelait encore « le sublime orateur des idées communes ». Et montrant de plus, au sujet de la controverse avec Leibnitz, que Bossuet n’était entré, à aucun moment, dans l’esprit même de cet essai de conciliation chrétienne supérieure et avait prolongé, sans paraître s’en douter, un malentendu perpétuel, il se risquait à dire que cela donnait quasi raison à certains critiques délicats « qui trouvent à Bossuet l’imagination d’Homère et point d’esprit ». Le mot est lâché, et c’est M. de Rémusat qui l’a dit.

Le fait est que Bossuet, avec son air de grandeur et de bonhomie autoritaire, est impatientant et irritant pour tous ceux de la postérité de Leibnitz, pour les Lessing présents et futurs, pour tous ceux qui préfèrent à la vérité même possédée, et dès lors étroite, la recherche éternelle de la vérité.

Du temps de Bossuet, un esprit des plus fins, M. de Tréville, jugeait assez sévèrement son caractère. Un jour que Bossuet, le trouvant trop roide, trop dédaigneux, avait dit de lui : « Il n’a pas de jointures », Tréville, à qui on rapporta le propos, répondit : « Et lui, il n’a pas d’os. » Bossuet, en effet, était pliant et un peu faible devant les puissances, et il avait bien des égards au monde53.

Les mondains spirituels et malins lui pardonnent peu cependant de s’être laissé duper par Louis XIV et Mme de Montespan, ou plutôt par la passion du cœur, et pour avoir vu les deux amants bien et dûment confessés, absous et admis à la réconciliation pendant un jubilé, de les avoir crus si solidement convertis qu’ils pussent ensuite se revoir à la Cour sans danger, devant témoins. Mais à la première rencontre, on le sait, les deux amants se portèrent l’un vers l’autre, se tirèrent insensiblement à part dans l’embrasure d’une fenêtre, se parlèrent bas, pleurèrent, et, faisant une grande révérence aux graves témoins, matrones ou prélats fort ébahis et se regardant, ils passèrent dans une autre chambre : « Et il en advint Mme la duchesse d’Orléans, et ensuite M. le comte de Toulouse54. » C’est ce qu’on appelle vulgairement avoir un pied de nez. Cela ne serait pas arrivé à Fénelon.

Les philosophes de leur côté, les amateurs des idées neuves et les chercheurs de vérités, ne pardonnent pas à Bossuet son immobilité stable et impérieuse, son veto contre tout ce qui se tentait pour faire faire, soit au christianisme, soit à l’esprit philosophique, un pas de plus, une évolution, et ils se raillent de la vanité de son effort. Le grand évêque y fut attrapé comme à l’entrevue de Louis XIV et de Mme de Montespan : le cœur humain lui avait joué un tour, l’esprit humain lui en joua un autre. Bossuet meurt en combattant en écrasant Richard Simon, c’est-à-dire en repoussant la critique exacte, consciencieuse, qui se présentait sous la forme théologique, et il se flatte d’avoir fermé la porte à l’ennemi : la critique élude la difficulté, elle tourne la position ; elle s’élance à la légère, à la française, à la zouave, sous forme persane et voltairienne, et elle couronne du premier jour les hauteurs du xviiie  siècle. Voilà l’Ombre de Bossuet bien étonnée.

L’éducation, le tour d’esprit, la forme de talent de Bossuet, expliquent suffisamment cette manière de penser et d’agir. Je ne sais qui a dit : l’esprit d’un homme, en définitive, ne fait jamais que ce qu’il est obligé et mis en demeure de faire. Bossuet, doué par la nature d’une parole puissante, abondante, qui se verse d’elle-même et tombe comme les fleuves « du sein de Jupiter », n’a pas besoin de chercher des idées si loin ni d’inventer un ordre de choses autre que celui qu’il trouve tout fait autour de lui. Quand on a une si belle sonnerie, on n’a pas besoin de chercher midi à quatorze heures. Ce soin de chercher, de s’ingénier, de creuser sans cesse, de prétendre reconstruire l’entendement humain de fond en comble, appartient surtout aux esprits tournés en dedans, à parole rentrée et difficile comme Hegel, à parole rare et dense comme Sieyès ou Spinoza. Bossuet n’est que le plus magnifique des vaisseaux de haut bord, voguant à toutes voiles, naviguant à fleur d’eau ; et les tempêtes elles-mêmes, en le précipitant jusqu’aux abîmes, ou en le portant tout d’un coup jusqu’au ciel, ne le lanceront dans aucun Océan inconnu, ne lui feront découvrir aucune nouvelle terre.

Tout lui fut facile dès l’enfance, tout lui réussit. Né en Bourgogne, d’une famille parlementaire (1627), il s’annonça de bonne heure par les plus brillantes dispositions ; son feu, sa vivacité étaient modérés par une douceur et une sagesse qui se retrouvent dans toute sa vie ; sa parole était de feu, mais son esprit, sa conduite furent toujours sages. Pendant que son père va s’établir à Metz en qualité de conseiller au Parlement, le jeune Bénigne reste à Dijon, ainsi qu’un frère aîné, confié aux soins d’un oncle, conseiller au Parlement de Bourgogne. Il fait ses classes au collège des Jésuites. Ses nom et prénom de Bossuet et de Bénigne prêtent aux jeux scolaires. Bos suetus aratro , disait-on de lui, car il était des plus assidus ; Bénigne en effet, car il était remarquablement doux. Mais son ardeur naturelle était égale au moins à son assiduité et à sa bénignité.

Un jour, dans le cabinet de son père, qui venait de temps en temps à Dijon, le jeune Bossuet ouvre une Bible latine ; il en reçoit une impression profonde. Le fleuve naissant avait reconnu comme son haut réservoir natal et son berceau. Il s’y plongea, il en découla, il y remonta sans cesse, il n’en sortit plus. Il ne s’y arrêta dans aucun temps aux difficultés particulières qu’il rencontrait, il en respirait l’esprit général, il en suivait les nombreux courants et les torrents. Bossuet, ai-je dit ailleurs, c’est le génie hébreu, étendu, fécondé par le christianisme et ouvert à toutes les acquisitions de l’intelligence, à toutes celles du moins que le catholicisme gallican enferme et consacre, mais retenant quelque chose aussi de l’interdiction antique et souveraine, qui sent le commerce direct avec Jéhovah. De geste et de ton, et pour les cornes de lumière, il tient d’un Moïse ; il a d’un David pour la poétique ivresse. Bossuet, c’est un esprit hiérarchique, c’est le prêtre et le grand prêtre éloquent, prophétique, mais un prophète du présent.

Fait chanoine de Metz à l’âge de treize ans, il vient pour la première fois à Paris en 1642. Il y arrive à temps pour voir Richelieu mourant, au retour du voyage du Midi, y faire son entrée en litière, avec une pompe voisine des funérailles. La première oraison funèbre se dessine dans son esprit.

Il suit ses cours de philosophie à la maison de Navarre, que dirigeait alors Nicolas Cornet, maître ferme et prudent ; il y achève toutes ses études ecclésiastiques. Il est la fleur de l’école, un prince de la docte, jeunesse. On le distingue entre tous pour bien des qualités et des dons, et pour sa vaste mémoire, ce premier trésor de l’orateur. Malgré tout ce que dit l’abbé Ledieu, il est moins nourri alors des auteurs profanes que des sacrés. Ledieu fait des phrases sur Homère et Démosthène ; pour couper court à ces assertions vagues qui tendraient à faire du lévite et du prêtre par vocation un nourrisson des neuf Muses, on peut recourir à Bossuet lui-même dans une note qu’il a tracée de ses études jusqu’à l’âge de quarante-deux ans environ : à cette première époque, et avant d’entrer dans cette seconde carrière de précepteur du Dauphin qui le ramena heureusement par devoir aux lettres et aux lectures profanes, il était sobre dans ses choix de ce côté, sobre et même exclusif : Virgile, Cicéron, un peu Homère, un peu Démosthène, … mais les choses avant tout, c’est-à-dire les saintes Écritures anciennes et nouvelles, l’Ancien et le Nouveau Testament, médité, remédité sans cesse dans toutes ses parties ; ce fut du premier jour sa principale, sa perpétuelle lecture, celle sur laquelle il aspirera à vieillir et à mourir : Certe in his consenescere, his immori, summa votorum est , disait-il. Chacun a son idéal de vie heureuse, sa maison d’Horace en perspective : pour le profond et grand chrétien, jeune ou vieillissant, il n’y avait d’autre maison que celle de mon Père.

Tenons-nous pour le moment à la jeunesse. Au milieu de tant d’études où il se plongeait sans cesser d’être sociable, aimable et doux, on a remarqué qu’il ne donna jamais « dans la curiosité des mathématiques » ; on les considérait en effet, alors, comme une curiosité. On ajoute qu’il aimait pourtant à en entendre discourir ; j’en doute.

Son esprit est d’une autre sphère et d’un autre monde ; c’était avant tout un esprit de doctrine, d’ordonnance et d’exposition logique oratoire.

Les thèses qu’il soutint à la fin de sa première année de philosophie et qu’il dédia à l’évêque de Lisieux, Cospéan, furent célèbres ; il était cité comme l’une des merveilles de l’Université, une des gloires de Navarre.

Produit dans le monde, à l’hôtel Guénégaud, même à l’hôtel Rambouillet, il avait prêché dans ce dernier salon un jour, un soir, vers onze heures ; ce qui provoqua le mot connu de Voiture : « Je n’ai jamais entendu prêcher ni si tôt ni si tard. » C’était un sermon improvisé. Il en improvisa un autre, des années après, à Metz, au dessert, chez la maréchale de Schomberg, où il avait dîné. Il prit pour texte le changement de l’eau en vin. Mais en général il n’aimait pas, nous diton, les sermons in promptu. Il était pour les miracles plutôt que pour les merveilles.

Il fit encore dans l’école, pour les divers exercices et les épreuves qui solennisaient la fin des études, d’autres actions célèbres dont la Faculté garda le souvenir. Un jour, à l’une de ces thèses dite la tentative, le prince de Condé, ami et protecteur de sa famille, à qui il l’avait dédiée et qui y assistait, voyant le répondant assailli de toutes parts et faisant face à tous, eut la tentation lui-même de faire comme sur le champ de bataille, de courir à son secours et d’entrer dans la mêlée : instinct de héros, qui ne peut voir un ami, un brave dans le péril, sans s’y jeter et sans prendre sa part à la fête. — Ou bien encore (car ces sortes de légendes sont flottantes) ce fut contre le brillant bachelier en personne qu’il se sentit, dit-on, l’envie de disputer, le voyant si redoutable et si vainqueur : autre instinct de héros et d’Alexandre, jaloux de toutes les palmes, avide et amoureux de toutes les gloires.

Au sortir de ces triomphes scolastiques, Bossuet s’en allait à Metz dans son canonicat, et là, livré à la prière et à l’étude, il se recueillait et acquérait dans la méditation des forces nouvelles. Vie chaste, vie sobre, vie tour à tour de mouvement et d’un certain éclat à Paris, et de retraite à Metz ; — c’est à ce régime qu’il dut le perfectionnement, la forte et entière nourriture de son génie.

Il a la jeunesse la plus réglée, mais aussi la plus brillante et la plus facile : la route royale est tout ouverte devant lui.

Visiblement destiné à l’éloquence de la chaire et à l’action de l’orateur, on ne lui laissa pas complètement ignorer l’action même du théâtre : il vit donc des spectacles dans sa jeunesse, mais sans s’y attacher ; et après en avoir profité pour ce qui le concernait, il n’en fut que plus sévère ensuite contre la Comédie, jusqu’à nous sembler violent même et cruellement injuste : son jugement sur Molière restera une des taches, une des inintelligences comme des duretés de Bossuet.

Jeune, et quand il n’était encore qu’Éliacin, on n’a pas de portrait de lui, j’entends aussi de portrait au moral ; on ne songeait pas à en faire ; mais on a dans l’abbé Vaillant, dans M. Floquet, dans l’abbé Ledieu, tous les éléments nécessaires et tous les traits pour recomposer cette grave et douce figure déjà pleine de rayonnement et de puissance. L’auteur de Jocelyn, dans ce Cours familier de littérature qui contient tant de parties supérieures et toujours aimables, a tenté autrefois ce portrait ; idée heureuse ! mais il l’a exécutée trop capricieusement et trop dans les tons du peintre anglais Lawrence. Il faudrait, pour montrer ce Bossuet de treize ans parmi les docteurs et déjà lui-même chanoine de Metz, un pinceau pur, fin et chaste, qui ne se trouvera plus. Philippe de Champagne aurait été ce pinceau-là.

Tout hébraïque qu’il était d’esprit et de vocation précoce pour le Temple, Bossuet ne savait pas et ne sut jamais l’hébreu ; il en devinait le génie : quelquefois même il en admirait les contresens. Il savait du grec ; mais ce qu’il savait à fond, admirablement, ce qu’il savait comme une langue naturelle, c’était le latin, toutes les sortes de latin, celui de Cicéron comme celui des Pères, de Tertullien et de saint Augustin. Il en avait l’usage très familier ; il le parlait ; il disputait en latin dans l’école ; il écrivait couramment des lettres latines aux prélats étrangers avec qui il correspondait ; les notes dont il chargeait les marges de ses livres étaient le plus souvent en latin. C’est de cette connaissance approfondie du latin et de l’usage excellent qu’il en sut faire que découle chez Bossuet ce français neuf, plein, substantiel, dans le sens de la racine, et original : et ce n’est pas seulement dans le détail de l’expression, de la locution et du mot, que cette sève de littérature latine se fait sentir, c’est dans l’ampleur des tours, dans la forme des mouvements et des liaisons, dans le joint des phrases, et comme dans le geste. Veut-il faire un vœu sur la fin de l’Oraison funèbre du grand Condé, il s’écriera : « Ainsi puisse-t-il toujours vous être un cher entretien ! ainsi puissiez-vous…, etc. » On a reconnu la forme latine du vœu : « Sic te Diva potens Cypri, sic fratres Helenæ !… » Et dans l’Oraison funèbre de Michel Le Tellier : « Sache la postérité !… » toutes vivacités et brusqueries grandioses, familières à l’orateur romain et à la nation qui porte la toge.

Ce latinisme intime et si sensible de Bossuet dans sa parole française me paraît plus qu’un accident, qu’un trait curieux à noter ; c’est fondamental chez lui, c’est un caractère constant ; il nous en a avertis quand il a dit, dans ses Conseils pour former un orateur sacré : « On prend dans les écrits de toutes les langues le tour qui en est l’esprit, — surtout dans la latine dont le génie n’est pas éloigné de celui de la nôtre, ou plutôt qui est tout le même. » Il réintègre ainsi, par l’acception qu’il leur donne, quantité de mots dans leur pleine et première propriété et sincérité romaine ; il en renouvelle ainsi la saveur, la verdeur. Il a, même dans les moments où il n’est point particulièrement éloquent, une langue dont on peut dire comme de celle de Caton et de Lucrèce qu’elle est docta et cordata ; rien en lui de cet amollissant dont parlait Massillon et dont il se ressentait. Ceci, je le crois, est plus essentiel qu’on ne l’a remarqué ordinairement chez Bossuet : c’est ce qui fait qu’on est frappé si fort à tout moment de son éloquence, de son élocution, même quand on est étranger ou contraire à ses doctrines.

Bossuet dit en français tout ce qu’il veut dire, et il invente au besoin l’expression, mais en la tenant toujours dans le sens de l’analogie et de la racine dont il est maître. Quand on le lit, que de choses on remarque, dites une fois ou du moins qui ne sont que chez lui, de choses osées et non risquées ! Il les déduit et les conclut d’autorité, il les installe et les institue dans notre langue en vertu de l’hérédité latine.

Dans toutes ces études que Bossuet embrassa dès son jeune âge, au lieu de tout accorder comme font les panégyristes, je crois qu’il est bon de mesurer d’abord l’étendue et les limites, la capacité qui lui est propre et les bornes qu’elle s’était imposées à elle-même. L’important, avec Bossuet, est de bien saisir la forme particulière à son esprit, à cette intelligence si vaste d’ailleurs et si complète pour l’ordonnance et pour l’expression ; je voudrais me la représenter mieux que par des aperçus, et la réfléchir dans son plein.

Bossuet, dirai-je donc, c’est l’esprit qui embrasse le mieux, le plus lumineusement, le plus souverainement un corps, un ensemble de doctrines morales, politiques, civiles, religieuses, qui excelle à l’exposer avec clarté et avec éclat, avec magnificence, en se plaçant au point de vue le plus élevé ou au centre, à une égale distance de toutes les extrémités ; à en retenir, à en réunir, à en développer tous les ressorts, à en faire marcher tous les mouvements, à en faire bruire et résonner l’harmonie, comme sous la voûte d’une nef les tonnerres d’un orgue immense ; — mais en même temps, c’est un esprit qui n’en sort pas, de cette nef, de cette sphère si bien remplie, qui ne sent pas le besoin d’en sortir, qui n’invente rien au fond, qui n’innove jamais : il hait la nouveauté, l’inquiétude et le changement ; en un mot, c’est le plus magnifique et le plus souverain organe et interprète de ce qui est institué primordialement et établi. Toute sa science morale, qui est si grande et si consommée, trouvera en effet à s’y loger et à s’y verser.

Bossuet, dirai-je encore, c’est l’esprit le plus naturellement religieux et sacré, le plus naturellement sacerdotal, le moins combattu. Il a cru, depuis le premier jusqu’au dernier jour, d’une manière stable, sans tentation, sans lutte comme Pascal et d’autres. Fénelon lui-même a eu ses doutes, ou du moins ses luttes secrètes de sensibilité, ses alarmes ou ses tendresses : jeune, il a voulu aller au Canada ou en Grèce, et se faire missionnaire ; plus tard il a été mystique, et ne trouvant pas dans la lettre orthodoxe commune de quoi se satisfaire et se nourrir, il a raffiné. Malebranche aussi, tout chrétien qu’il était d’habitude et de pratique, s’est posé les grands problèmes, et a cherché à élargir l’idée un peu étroite, et trop matérielle selon lui, de la vieille métaphysique chrétienne. Bossuet, lui, n’eut jamais de ces ambitions ni de ces fièvres ; dans sa stalle ou dans sa chaire, assis, debout, il a cru et raisonné, jusque dans ses orages de parole, d’une manière tranquille, auguste, et en commandant à tous l’obéissance et la foi. Ce n’est pas là de la force autant qu’on se l’imaginerait : cela suppose bien des limites. Mais quelle rareté cependant, quelle bonne fortune unique de rencontrer un talent à la fois si élevé, si audacieux de jet, si sublime, et si sûr ; tant d’essor et d’aventure même (pour peu qu’il l’eût voulu) dans la parole, tant de sagesse et de régularité dans le conseil et dans la conduite ! Aussi, dès que Louis XIV et lui se furent trouvés en présence et reconnus, ils sentirent, l’un qu’il avait trouvé son monarque, le roi selon son cœur ; l’autre son évêque, son prélat à la fois pieux et politique, non pas seulement son orateur sacré, solennel et autorisé, mais son conseiller d’État ecclésiastique.