(1866) Cours familier de littérature. XXII « CXXVIIIe entretien. Fior d’Aliza (suite) » pp. 65-128
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(1866) Cours familier de littérature. XXII « CXXVIIIe entretien. Fior d’Aliza (suite) » pp. 65-128

CXXVIIIe entretien.
Fior d’Aliza (suite)

Chapitre VI (suite)

CLXXXII

À ces mots, la jeune Maremmaise poussa son amant à gauche, dans un sentier qui menait à la mer ; quant à elle, elle saisit le tromblon, la poire à poudre, le sac à balles et le chapeau pointu du brigand, et, se jetant à gauche, sous les arbustes moins hauts que sa tête, elle se mit à tirer, de temps en temps, un coup de son arme à feu en l’air, pour que la détonation et la fumée attirassent les sbires tous de son côté, et laissassent à son compagnon le temps de descendre par où on ne l’attendait pas, vers la mer ; elle laissait voir à dessein son chapeau calabrais par-dessus les feuilles, pour faire croire aux gendarmes que c’était le brigand qui s’enfuyait en tirant sur eux.

Quand elle reconnut que sa ruse avait réussi et que son amant était en sûreté dans une barque à voile triangulaire qui filait comme une mouette le long des écueils, elle jeta son tromblon, son chapeau, sa poudre et ses balles dans une crevasse, et elle se laissa prendre sans résistance. Elle n’avait tué personne, et n’avait exposé qu’elle-même aux coups de feu des gendarmes. Mais eux, honteux et indignés d’avoir été trompés par une jeune fille qui leur avait fait prendre une proie pour une autre, l’amenèrent enchaînée à Lucques, où les juges ne purent pas moins faire que de la condamner, tout en l’admirant.

Elle est en prison pour cinq ans, et elle y nourrit de son lait, mêlé de ses larmes, le petit brigand qu’elle a mis au monde six mois après la fuite de son mari ; son crime, c’est d’être née dans un mauvais village et d’avoir vécu en compagnie de mauvaises gens ; mais ce qu’elle a fait pour un bandit qui l’aimait, si elle l’avait fait pour un honnête homme, au lieu d’être un crime, ne serait-ce pas une belle action ?

Il ne me fut pas difficile d’en convenir, car je portais déjà envie, dans mon cœur, au dévouement de ma prisonnière ; en passant devant sa loge, je jetai sur elle un regard de respect et de compassion.

— Pour celui-là, me dit le bargello, il a tiré sur les chevreuils de monseigneur le duc dans la forêt réservée à ses chasses ; mais sa femme, exténuée par la faim, n’avait, dit-on, plus de lait pour allaiter les deux jumeaux qui suçaient à vide ses mamelles taries de misère. C’est bien un voleur, si vous voulez, les juges ont bien fait de le punir, lui-même ne dit pas non, mais ce vol-là pourtant, qui est-ce qui ne le ferait pas, si on se trouvait dans la même angoisse que ce pauvre braconnier de la forêt ? Le duc lui-même en est bien convenu ; aussi, pendant qu’il retient le mari pour l’exemple dans la prison de Lucques, il nourrit généreusement la femme et les enfants dans sa cahute.

CLXXXIII

Celui-ci en a pour bien plus longtemps, dit-il, en regardant, au fond d’une loge, un beau jeune garçon vêtu des habits rouges des galères de Livourne. C’est ce qu’on appelle une récidive, c’est-à-dire deux crimes dans un. Le premier de ces méfaits, je ne le sais pas ; il devait être bien excusable, car il était bien jeune accouplé, par une chaîne au bras, à un autre vieux galérien de la même galère. On dit que c’est pour avoir dérobé, dans la darse de Livourne, une barque sans maître, avec une voile et des rames pour faire évader son frère, déserteur et prisonnier dans la forteresse ; le frère se sauva en Corse, dans la barque volée au pêcheur, et lui paya pour les deux.

Le vieux galérien avec lequel il fut accouplé avait une fille à Livourne, blanchisseuse sur le port, une bien belle fille, ma foi ! qui ressemblait plus à une princesse qu’à une lavandière. Elle ne rougissait pas, comme d’autres, de son père galérien ; plus il était avili, plus elle respectait, dans son vieux père, l’auteur de ses jours, et la honte et la misère. Elle travaillait honnêtement de son état pour elle et pour lui, et pour lui encore plus que pour elle. On la voyait sur sa porte tous les matins et tous les soirs, quand la bande des galériens allait à l’ouvrage ou en revenait, soit pour balayer les rues et les égouts de la ville, soit pour curer les immondices de la mer dans la darse, prendre la main enchaînée du vieillard, la baiser, et lui apporter tantôt une chose, tantôt une autre : pain blanc, cocomero, tabac, rosolio, ceci, cela, toutes les douceurs enfin qu’elle pouvait se procurer pour adoucir la vie de ce pauvre homme.

CLXXXIV

— Celui qui est là, dit-il plus bas en indiquant de l’œil le beau jeune forçat tout triste contre ses barreaux, celui qui est là, et qui était, comme je te l’ai dit, accouplé par le bras au vieux galérien, avait ainsi tous les jours l’occasion de voir la fille de son compagnon de galère et d’admirer, sans rien dire, sa beauté et sa bonté. Elle, de son côté, sachant que le jeune était plein d’égards et d’obéissance pour le vieux, soit en portant le plus qu’il pouvait le poids de la chaîne commune, soit en faisant double tâche pour diminuer la fatigue du vieillard affaibli par les années, avait conçu involontairement une vive reconnaissance pour le jeune galérien ; elle le regardait, à cause des soins pour son père, plutôt comme son frère que comme un criminel réprouvé du monde.

Elle avait souvent l’occasion de lui parler, et toujours avec douceur, soit pour le remercier de ses attentions à l’égard du vieillard, soit pour le remercier du double travail qu’il s’imposait pour son soulagement.

Ces conversations, d’abord rares et courtes, avaient fini par amener, entre elle et lui, une amitié secrète, puis enfin un amour que ni l’un ni l’autre ne savaient bien dissimuler. Cet amour éclata en dehors à la mort du père. Tant qu’il avait vécu, la bonne fille n’avait pas voulu tenter de délivrer son amant pour ne pas priver son vieux père des douceurs qu’il trouvait dans son jeune camarade de chaîne, et pour qu’on ne punît pas le vieillard de l’évasion du jeune homme ; mais quand son père fut mort et que la pauvre enfant pensa qu’on allait donner je ne sais quel compagnon de lit et de fers à son amant, alors elle ne put plus tenir à sa douleur, à sa honte, et elle pensa à se perdre, s’il le fallait, pour le délivrer ; un signe, un demi-mot, une lime cachée dans un morceau de pain blanc rompu du bon côté, malgré le surveillant, sur le seuil de sa porte ; un rendez-vous nocturne, indiqué à demi-voix pour la nuit suivante, sur la côte à l’embouchure de l’Arno, furent compris du jeune homme.

Sa liberté et son amante étaient deux mobiles plus que suffisants pour le décider à l’évasion : ses fers, limés dans la nuit, tombèrent sans bruit sur la paille ; il scia un barreau de la loge où il était seul encore depuis la mort de son compagnon. Parvenu à l’embouchure de l’Arno avant le jour, en se glissant d’écueils en écueils, invisible aux sentinelles de la douane, il y trouva sa maîtresse et un bon moine qui les maria secrètement ; la nuit suivante, ils se procurèrent un esquif pour les conduire en Corse à force de rames ; là, ils espéraient vivre inconnus dans les montagnes de Corte ; la tempête furieuse qui les surprit en pleine mer et qui les rejeta exténués sur la plage de Montenero, trompa leur innocent amour.

La fille, punie comme complice d’une évasion des galères, est ici dans un cachot isolé, avec son petit enfant ; elle pleure et prie pour celui qu’elle a perdu en voulant le sauver. Quant à celui-ci, on l’a muré et scellé pour dix ans dans ce cachot où il ne trouvera ni amante pour scier ses fers, ni planche pour l’emporter sur les flots. Il n’y a rien à redire aux juges, ils ont fait selon leur loi, mais la loi de Dieu et la loi du cœur ne défendent pas d’avoir de la compassion pour lui.

CLXXXV

Je me sentais le cœur presque fendu en écoutant le récit de la fille du vieux galérien, séduite par sa reconnaissance, et du jeune forçat séduit par la liberté et par l’amour.

Ici le bargello se pencha vers moi, baissa la voix, et me dit en me montrant la dernière loge grillée, sous le cloître, au fond de la cour :

— Il n’y a qu’un grand criminel ici, qui n’inspire ni pitié ni intérêt à personne, c’est celui-là, ajouta-t-il en me montrant du doigt et de loin la loge de Hyeronimo. Oh ! pour celui-là, on dit que c’est une bête féroce qui vit de meurtres dans les cavernes de ses montagnes. Il a, d’un seul coup, tué traîtreusement un sbire et blessé deux gardes du duc ; il n’emportera pas loin l’impunité de ses forfaits et personne ne pleurera sur sa fosse ; il est d’autant plus dangereux que l’hypocrisie la plus consommée cache son âme astucieuse et féroce, et qu’avec le cœur d’un vrai tigre, il a le visage candide et doux d’un bel adolescent ; il faut trembler quand on l’approche pour lui jeter sa nourriture. Ne lui parlons pas, son regard seul pourrait nous frapper, si ses yeux avaient des balles comme son tromblon ; fais-lui jeter son morceau de pain de loin, à travers la double grille, par la main du piccinino, et, les autres jours, ne te risque jamais à entrer dans sa loge, sans avoir la gueule des fusils des sbires de la porte derrière toi.

CLXXXVI

À ces mots, le bargello revint sur ses pas pour sortir de la cour, et je crus que j’allais m’évanouir de contentement, car, s’il m’avait dit : Entre dans cette loge, et que Hyeronimo et moi, nous nous fussions vus ainsi tout à coup, devant le bargello, face à face, sans être d’intelligence avant cette rencontre, un cri de surprise et un élan l’un vers l’autre nous auraient trahis certainement.

La Providence nous protégea bien tous deux, en inspirant au bargello, sur la foi des sbires, cette terreur et cette horreur pour le pauvre innocent.

Rien qu’à son nom et à l’aspect de son cachot, mes jambes fléchissaient sous mon corps. Le piccinino, pour cette fois, resta après nous dans la cour et fit tout seul la distribution des vivres aux prisonnières et aux prisonniers.

Le bargello rentra dans son greffe, et sa femme, survenant à son tour, m’enseigna complaisamment tout ce que j’avais à faire dans la maison : à aider le cuisinier dans les cuisines, à tirer de l’eau au puits, à balayer les escaliers et la cour, à nourrir les deux gros dogues qui grondaient aux deux portes, à jeter du grain aux colombes, à faire les parts justes de pain, de soupe et d’eau aux prisonniers, même à porter trois fois par jour une écuelle de lait à la captive de la deuxième loge pour l’aider à mieux nourrir son enfant, qu’elle ne suffisait pas à allaiter par suite du chagrin qui la consumait, la pauvre jeune mère !

CLXXXVII

— Mais quand tu seras seul sous le cloître, le long des loges, me dit-elle, comme m’avait dit son mari, ne te fie pas et prends bien garde au meurtrier du sbire dans le dernier cachot, au fond de la cour ; bien qu’il soit bien jeune et qu’il te ressemble quasi de visage, on dit que nous n’en avons jamais eu de si méchant ; mais nous ne l’aurons pas longtemps, à ce qu’on assure, les sbires et les gardes, qui sont acharnés contre ce louveteau, ont déjà été appelés en témoignage, personne ne s’est présenté pour déposer contre eux, et le jugement à mort ne tardera pas à faire justice de celui qui a donné la mort à son prochain.

CLXXXVIII

— Le jugement à mort ! m’écriai-je involontairement, en écoutant la femme du bargello. Il est pourtant bien jeune pour mourir !

— Oui, reprit-elle, mais n’était-il pas bien jeune aussi pour tuer, faudrait-il dire ? et si on le laissait vivre avec ses instincts féroces, n’en ferait-il pas mourir bien d’autres avant lui ?

— C’est vrai, pourtant, dis-je, en baissant la tête, à la brave femme, de peur de me trahir. Seulement, qui sait s’il est vraiment criminel ou s’il est innocent ?

— On le saura avant la fin de la journée, dit-elle, car c’est aujourd’hui que le conseil de guerre est convoqué pour venger le pauvre brigadier des sbires ; mais que peuvent dire ces avocats devant le cadavre de ce brave soldat tué derrière un arbre, en faisant la police dans la montagne ?

Je ne répondis rien en apprenant que le jugement serait rendu le jour même où j’entrais en service près de Hyeronimo, dans sa propre prison. Mon cœur, resserré par les nouvelles de la maîtresse du logis, se fit si petit dans ma poitrine que je me sentis aussi morte que mon ami.

Cependant, qui sait, me dis-je en m’éloignant et en reprenant un peu mes sens, qui sait si l’on ne pourrait pas lui faire grâce encore à cause de sa jeunesse ? Qui sait si on ne lui donnera pas le temps de se préparer au supplice en bon chrétien, de se confesser, de se repentir, de se réconcilier avec les hommes et avec le bon Dieu ? Et qui sait si, pendant ce temps, je ne pourrai pas, comme la fille du galérien de Livourne, trouver moyen de le faire sauver de ses fers, fallût-il mourir à sa place ? Car, pourvu que Hyeronimo vive, qu’importe que je meure ! N’est-ce pas lui seul qui est capable, par ses deux bras, de gagner la vie de mon père, de ma tante et du pauvre chien de l’aveugle ? Et puis s’il était mort, comment pourrais-je vivre moi-même ? Avons-nous jamais eu un souffle qui ne fût pas à nous deux ? Nos âmes ont-elles jamais été un seul jour plus séparées que nos corps ? Les balles qui frapperaient sa poitrine n’en briseraient-elles pas deux ?

Et puis enfin, ajoutai-je avec un rayon d’espérance dans le cœur, puisque la Providence a fait ce miracle, sur le pont de Saltochio, de me faire ramasser par cette noce, de me conduire juste, au pas de ces bœufs, chez le bargello où il respire, d’inspirer la bonne pensée de me prendre à leur service à ces braves gardiens de la prison, de me permettre ainsi de me faire entendre d’Hyeronimo avec l’assistance de notre zampogne, de le voir et de lui parler tant que je le voudrai, sans que personne soupçonne que je sais où il est, et que la clef de son cachot est dans les mains de celle qui lui rendrait le jour au prix de sa vie ; qui sait si cette Providence n’avait pas son dessein caché sous tant de protection visible ? et si…

CLXXXIX

La voix du piccinino interrompit ma pensée en me disant que c’était l’heure de porter la nourriture aux dogues du préau, de jeter des criblures de graines aux colombes du puits, et de renouveler l’eau dans les cruches des prisonniers, comme on m’avait appris le matin qu’il fallait faire.

— C’est bien, dis-je à l’enfant, la corde du puits est trop dur à faire tourner sur la poulie pour tes doigts, et tu ne pourrais pas non plus m’aider à faire descendre et remonter la double grille dans sa rainure jusqu’aux voûtes des loges ; amuse-toi là, dans le vestibule du cloître, à tresser la paille qui sert de litière aux détenus, je ferai bien seul l’ouvrage pénible ; contente-toi de surveiller la porte extérieure et de m’avertir si le bargello ou sa femme venait à m’appeler.

— Oh ! le bargello et sa femme, me dit l’enfant, ils ne nous appelleront pas de la journée, ils viennent de sortir tous les deux pour aller au tribunal entendre l’accusateur de ce scélérat de montagnard qui est ici couché, comme un louveteau blessé dans sa caverne, et pour demander aux juges à quelle heure ils devront le faire conduire demain devant eux, pour le juger par demandes et par réponses.

CXC

J’affectai l’air indifférent à ces paroles du petit enfant ; je lui donnai cinq ou six grosses bottes de paille des prisons à tresser proprement pour le pavé des cachots, et je lui recommandai bien de ne pas se déranger de son ouvrage entre les deux portes, jusqu’au moment où il aurait fini tout son travail et où je viendrais le chercher pour étendre les nattes avec lui sur les dalles des cachots.

Quand l’enfant, sans soupçon, fut assis par terre, occupé à tresser sa première natte, j’ouvris la seconde porte donnant sur la cour du cloître, une corbeille de criblure de froment à la main pour les ramiers, et je me dirigeai vers le puits, pour tirer l’eau dans les auges et pour en remplir les cruches des prisonniers.

Tous et toutes levèrent les yeux sur ma figure pour s’assurer d’un coup d’œil si le nouveau porte-clefs (car ils savaient le mariage de l’ancien avec la jolie fille du bargello) adoucirait ou aggraverait leur peine par sa physionomie et par le son de sa voix brusque ou douce ; ils me remercièrent poliment de mon service, hommes, femmes ou enfants, et je vis clairement sur leurs figures l’étonnement et la consolation que leur causait un visage si jeune qui, au lieu de reproche à la bouche, roulait des larmes dans ses yeux, et qui semblait avoir plus de pitié pour eux qu’ils n’avaient eux-mêmes peur de lui.

Comme le bargello m’avait dit sur celui-ci et sur celle-là tout ce qu’il y avait à savoir, je fus compatissante avec les hommes, attendrie avec les femmes et caressante avec les enfants, comme avec les colombes de la cour, prisonnières sans avoir fait de faute au bon Dieu.

CXCI

Tout le monde servi, monsieur, je m’avançai toute tremblante et toute pleurant d’avance, ma cruche à la main, vers la dernière loge du cloître, au fond de la cour, où, selon le bargello, habitait le meurtrier.

Un pilier du cloître cachait la lucarne de cette dernière loge du fond de la cour aux autres prisonniers, en sorte qu’il y faisait sombre comme dans une caverne.

Je m’en réjouissais, ma tante, et je rabattais tant que je pouvais les larges bords de mon chapeau calabrais sur mes yeux, pour que l’ombre étendue du chapeau empêchât aussi le pauvre meurtrier, surpris, de me reconnaître d’un premier regard et de jeter un premier cri qui nous aurait trahis aux autres prisonniers du cloître.

CXCII

J’approchai donc doucement, lentement, comme quelqu’un qui brûle d’arriver et qui cependant craint presque autant de faire un pas en avant qu’en arrière. Mes yeux se voilaient, mes tempes battaient, des gouttes de sueur froide suintaient de mon front ; quand je fus à une enjambée ou deux de la lucarne ferrée, au fond de laquelle j’allais apercevoir celui qu’ils appelaient le meurtrier, mes jambes refusèrent tout à fait de faire un dernier pas, mes mains froides s’ouvrirent d’elles-mêmes, le trousseau de clefs d’un côté, la cruche pleine d’eau de l’autre, tombèrent à la fois sur les dalles, et je tombai moi-même contre la muraille, entre le trousseau sonore et la cruche d’eau cassée. Les prisonniers crurent que c’était un faux pas contre les dalles du cloître qui avait causé l’accident ; personne, heureusement, n’y prit garde ; j’eus le temps de revenir à moi, de sentir le danger et de réfléchir au moyen d’entrer dans la loge du meurtrier sans que le saisissement trop soudain lui fît révéler involontairement qui j’étais aux oreilles de ses compagnons de peine.

Je ramassai les clefs, je balayai les tessons de la cruche dans la cour, et je revins sur mes pas, comme si j’allais chercher un autre vase pour porter son eau au meurtrier. C’est sous ce prétexte que je passai aussi dans le vestibule, devant le piccinino occupé à tresser attentivement ses nattes de paille. Mais aussitôt que je fus rentrée dans le corridor des cuisines, comme si j’allais y prendre une fiasque neuve à la place de celle que je venais de répandre, je m’élançai en bonds rapides par les marches de l’escalier, jusqu’au sommet de la tour, je pris la zampogne sur mon lit, je la mis sous mon bras et je redescendis, aussi vite que j’étais montée, jusqu’aux cuisines.

J’y pris une fiasque, et la montrant, ainsi que la zampogne, au piccinino, je lui dis que n’ayant plus rien à faire dans la cour, après mon service fini, j’allais pour passer le temps, à l’ombre des arcades du cloître, jouer quelques airs de mon métier aux malheureux enfermés sans amusement dans leurs loges ; le piccinino, qui avait bon cœur, qui aimait, comme tous les enfants, le son de la zampogne, n’y entendit aucune malice et trouva que c’était une pensée du bon Dieu que de rappeler la liberté aux captifs et le plaisir aux malheureux. S’il avait été plus avancé en âge et en réflexion, il aurait bien pensé le contraire, n’est-ce pas, monsieur ? Mais c’était un enfant, et je me hâtai de profiter de son ignorance.

CXCIII

J’entrai donc de nouveau dans la cour ; j’allai remplir ma cruche neuve dans l’auge des colombes, et je revins, ma cruche pleine dans la main, sous le cloître, comme si j’allais laver les dalles du cloître devant les grilles depuis la première jusqu’à la dernière. Je m’étais dit, au moment où je cassais ma cruche : Si nous nous revoyons sans nous être avertis que nous allons nous revoir, Hyeronimo et moi, nous sommes perdus ; il faut donc nous avertir sans nous parler avant de nous rencontrer face à face ; quel moyen ? Il n’y en a qu’un, la zampogne. Allons la chercher ; tirons-en quelques sons d’abord faibles et décousus, dans la cour, bien loin du cachot du meurtrier ; éveillons ainsi son attention, puis taisons-nous pour lui donner le temps de revenir de son étonnement ; puis recommençons un peu plus fort et d’un peu plus près, pour lui faire comprendre que c’est moi qui approche ; puis, taisons-nous de nouveau ; puis, avançons en jouant plus fort des airs à nous seuls connus, pour qu’il ne doute plus que c’est bien moi et que, de pas en pas et de note en note, il sente que je vais précautieusement à lui, et qu’il soit tout préparé à me revoir et à se taire quand la zampogne se taira et que j’ouvrirai la première grille de son cachot.

CXCIV

C’est ce que je fis, ma tante, et cela réussit aussi juste que cela m’avait été inspiré dans mon malheur ; ma zampogne jeta d’abord quelques sons aussi courts et aussi doux que les souffles d’un nourrisson qui se réveille, puis des morceaux d’airs tronqués et expirants comme des pensées qu’on n’achève pas dans un rêve, puis des ritournelles qu’on entend à la Saint-Jean, dans les rues, et qui sont dans l’oreille de tout le monde.

Les pauvres prisonniers et prisonnières, tout réjouis, se pressaient à leurs grilles, écoutaient les larmes aux yeux et me remerciaient, à mesure que je passais devant leur lucarne, de leur donner ainsi un souvenir de leur jour de fête.

Le meurtrier, qui avait paru au premier moment à sa lucarne, les deux mains crispées à ses barreaux, ne s’y montrait plus ; j’en fus réjouie malgré l’impatience que j’avais de le voir ; je compris qu’il avait reconnu l’instrument de son père, et qu’il s’attendait à quelque chose de moi, semblable à la surprise qu’il avait eue la nuit, du haut de la tour, en entendant l’air d’Hyeronimo et de Fior d’Aliza, que l’un de nous deux seul pouvait jouer à l’autre, puisque nous ne l’avions appris à personne.

CXCV

Aussi, pour bien le confirmer dans l’idée qu’il allait me voir apparaître, quand je fus à la dernière arcade au tournant du cloître avant son grillage, je m’assis sur le socle de l’arcade et je jouai doucement, lentement, amoureusement, l’air de la nuit dans la tour, afin qu’il comprît bien que j’étais là, à dix pas de lui, et qu’il entendît pour ainsi dire battre mon cœur dans la zampogne ; et je finis l’air, non pas comme d’habitude, par ces volées de notes qui semblaient s’élancer vers le ciel, comme des alouettes joyeuses montant au soleil, mais je le finis par deux longs, lugubres et tendres soupirs de l’instrument qui semblait bien plutôt pleurer que chanter, hélas ! comme moi-même !…

Aucun bruit ne sortit de la loge du meurtrier, je compris à ce silence que mon intention avait été saisie par Hyeronimo, et que je pouvais, sans danger, laisser la zampogne, reprendre ma cruche et ouvrir le cachot.

Je m’approchai donc avec plus de confiance de la sombre lucarne, assombrie encore par le noir pilier, et je jetai un regard furtif à travers les barreaux de fer du premier grillage ; je ne vis que deux yeux fixes qui me regardaient du fond du cachot, tout au fond de la nuit régnant derrière la seconde grille.

C’était lui, ma tante ! qui ne savait encore que penser et qui me regardait du fond de l’ombre.

À ma vue, quelque chose remua sous un tas de chaînes et se leva de la paille, sur son séant, en tendant deux bras enchaînés vers le jour et vers moi.

C’était lui, mon père ! Je le devinai plutôt que je ne le reconnus aux traits de son visage, tant l’ombre était noire dans la caverne du pauvre innocent. Je mis un doigt sur mes lèvres pour lui dire, sans parler, de se taire, et, déposant ma cruche de l’autre main, j’ouvris, comme on me l’avait montré le matin, la première grille, et j’entrai tout entière dans la première moitié du cachot où je n’étais séparée d’Hyeronimo que par la seconde grille.

Je m’élançai, les bras aussi tendus vers les siens, avec tant de force, que mon front meurtri semblait vouloir enfoncer les barreaux noués par des nœuds de fer, comme mes agneaux quand ils se battent, pour sortir de l’étable, contre la cloison d’osier qui les enferme.

Mais lui, en voyant ce chapeau de Calabre, ces cheveux coupés, ces habits d’homme sur le corps de sa sœur dont il ne reconnaissait que peu à peu le visage, semblait pétrifié à sa place et laissait retomber ses bras devant lui, avec un bruit de chaînes qui consternait l’oreille. Il avait plutôt l’air de quelqu’un qui recule au lieu de quelqu’un qui avance, il semblait pétrifié par les murs de sa prison.

— Quoi ! tu ne reconnais pas Fior d’Aliza, lui dis-je à demi-voix, parce qu’elle a changé d’habits et qu’elle a coupé ses cheveux pour te rejoindre ! C’est moi, c’est ta sœur, c’est mon père et ma tante, c’est tout ce qui t’aime entré avec moi dans ton sépulcre pour t’arracher à la mort au prix de leur propre vie, s’il le faut, ou du moins pour mourir avec toi si tu meurs.

CXCVI

Ma voix, qu’il reconnut, lui ôta le doute, et il s’élança à son tour vers moi de toute la longueur de sa chaîne rivée au mur dans le fond de la prison ; elle était juste assez longue pour que le bout de nos doigts, mais non pas nos lèvres, pussent se toucher.

Nous les entrecroisâmes aussi serrés et aussi forts que les nœuds de son grillage de fer, et nous nous mîmes à pleurer sans rien dire, en nous regardant à travers nos larmes, comme ces âmes du purgatoire qui se regardent à travers les limbes d’une flamme à l’autre, dans les images, le long du chemin.

CXCVII

Je finis, la première, par sangloter tellement qu’aucune parole articulée ne pouvait sortir tout entière de mes lèvres. Mais lui, plus fort, plus homme, plus courageux, revenu de son premier étonnement, parla le premier.

Le son de sa voix m’entra comme une musique dans tout le corps, je crus qu’un esprit de lumière était entré dans la caverne et m’avait parlé.

— Comment es-tu là, ma pauvre âme ? me dit-il. Qui t’a appris où j’étais moi-même ? Que veut dire cet habit d’homme dont tu es travestie ? cette zampogne que j’ai entendue la nuit dernière du haut du ciel et qui s’est approchée tout à l’heure, comme une mémoire et une espérance, de ma lucarne ? Que fait le père ? Que fait la tante ? Le chien est-il mort ? Qui est-ce qui a soin de leur nourriture ? Quelle est ton idée en les quittant et en prenant ce déguisement pour me suivre ?

CXCVIII

— Mon idée, répondis-je, je n’en sais rien ; je n’en ai eu qu’une dans le cœur quand je t’ai vu garrotté par les sbires et emmené par eux à la mort, je n’ai pas pu me retenir de descendre où tu allais, et je suis descendue à Lucques, comme la pierre qui roule de la montagne en bas dans la plaine par son poids et par sa pente, sans savoir pourquoi et sans pouvoir s’arrêter ; voilà.

Alors je lui racontai précipitamment comment j’avais pris les habits et la zampogne de mon oncle dans le coffre, afin de ne pas être exposée, comme une pauvre fille, aux poursuites, aux insolences et aux libertinages des hommes dans les rues ; comment mon oncle et ma tante avaient voulu s’opposer par force à mon passage, comment le père Hilario leur avait dit, au nom du bon Dieu : Laissez-la faire son idée ; comment il avait promis d’avoir soin d’eux, à défaut de leurs deux enfants, dans la cabane ; comment une noce, qui avait besoin d’un musicien, m’avait ramassée sur le pont du Cerchio ; comment cette noce s’était trouvée être la noce de la fille du bargello ; comment leur gendre, en s’en allant de la maison avec sa sposa, avait laissé vacante la place de serviteur et de porte-clefs de la prison ; comment la femme et le mari, trompés par mes vêtements et contents de ma figure, m’avaient offert de les servir à la place du partant ; comment j’avais pressenti que la prison était la vraie place où j’avais le plus de chance de trouver et de servir mon frère prisonnier ; comment j’avais joué de ma zampogne, dans ma chambre haute au sommet de la tour, pendant la nuit, afin de lui faire connaître, par notre air de la grotte, que je n’étais pas loin et qu’il n’était pas abandonné de tout le monde, au fond de son cachot, où il avait été jeté par les sbires ; comment le bargello m’avait appris mon service le matin et comment j’avais compris que le meurtrier c’était lui ; comment j’étais parvenue, petit à petit, à l’empêcher de pousser aucun cri en me revoyant ; comment je le verrais à présent à mon aise, et sans qu’on se doutât de rien, tous les jours ! Enfin tout.

CXCIX

Il restait comme ébahi de surprise et d’ivresse en m’écoutant, et il m’arrosait les doigts de larmes chaudes, comme si son cœur était un foyer, en m’écoutant et en dévorant mes pauvres mains de ses lèvres ; mais quand j’ajoutai que ma pensée était de gagner de plus en plus la confiance du bargello, de dérober la grosse clef de la prison, de me procurer une lime et de la lui apporter pour qu’il sciât sa chaîne, de lui ouvrir moi-même du dehors les deux portes grillées du cachot et de le faire évader vers la mer quand on saurait son jugement par les juges de Lucques :

CC

— Oh ! cela, s’écria-t-il, jamais ! jamais ! Je ne limerai pas ma chaîne, je ne m’évaderai pas de la prison en te laissant derrière moi prisonnière à ma place, et punie pour la complicité dans l’évasion d’un homicide ; je ne me sauverai pas du duché avec toi, en enlevant en toi la seule nourricière et la seule consolation de nos deux pauvres vieux, avec leur chien, dans la montagne. Non, non, je mourrai plutôt mille fois pour un faux crime, que de vivre par un vrai crime dont toi et eux vous seriez punis à jamais pour moi ! Pourquoi donc est-ce que je voudrais vivre et comment donc pourrais-je vivre alors, puisque je ne regrette rien que toi et eux dans ce bas monde, et qu’en me sauvant c’est toi et eux que j’aurai sacrifiés et perdus ?

CCI

Je n’avais pas pensé à cela, monsieur, et, tout en déplorant qu’il ne voulût pas suivre mon idée de le faire sauver, je ne pus m’empêcher d’avouer qu’il disait trop juste et qu’à sa place j’aurais certainement dit ainsi moi-même. Mais une pauvre fille des montagnes, amoureuse et désolée, mon père et ma tante, excusez-moi cela, ne pense pas à tout à la fois ; je ne pensais alors ni à moi, ni à vous, mais au pauvre Hyeronimo. Si j’ai eu tort, j’en ai été bien punie.

Quand nous eûmes ainsi longtemps parlé bouche à bouche, cœur à cœur, à travers les froides grilles du cachot, trois coups de marteau de l’horloge de la cour, résonnant comme un tremblement de l’air, sous les souterrains, nous apprit que trois heures s’étaient écoulées dans une minute et qu’il était temps de nous arracher l’un à l’autre, si nous ne voulions pas être surpris par le retour du bargello.

Nous convînmes ensemble que tel ou tel air de ma zampogne, pendant la nuit, du haut de ma tour, voudrait dire telle ou telle chose : peine, consolation, espérance, bonne nouvelle, absence ou présence du bargello et toujours amour ! Car le poids du cœur en fait découler enfin les secrets, ma tante ! Et cette fois, malgré notre silence et notre ignorance de nous-mêmes jusque-là, nous n’avions pas pu nous cacher que nous nous aimions, non seulement de naissance, mais d’amour, et que l’absence ou la mort de l’un serait la mort de l’autre.

J’avais bien rougi en lui avouant ce que je sentais, sa voix avait bien tremblé en me confessant pour la première fois que je ne faisais pas deux avec lui dans son idée et dans ses rêves, et que s’il n’avait rien osé dire encore à sa mère et à son oncle pour qu’on nous fiançât ensemble à San Stefano, c’était à cause de mes silences, de mes tristesses, de mes éloignements de lui depuis quelques mois, qui lui avaient fait douter s’il ne me causerait pas de la peine en me demandant pour fiancée à nos parents ; il me dit même qu’il ne regrettait en ce moment ni la prison, ni la mort, puisque son malheur avait été l’occasion qui avait forcé le secret de mon cœur.

Oh ! que nous nous dîmes de douces paroles alors, à travers les barreaux, ma mère ! et que même en ne nous parlant pas, mais en nous entendant seulement respirer, nous étions contents ! Il me semblait que je buvais du lait par les pores, et qu’une douceur que je n’avais jamais éprouvée me coulait dans toutes les veines et m’alanguissait tous les membres, comme si j’allais mourir et que la mort fût à la fois une mort et une résurrection. Je présume que le paradis sera quelque chose comme l’éternelle surprise et l’éternel aveu d’un premier amour, entre ceux qui s’aimaient et qui ne se l’étaient jamais dit !

CCII

Au second battement de marteau de l’horloge qui nous avertissait, je m’en allai à contrecœur en reculant, en revenant, en reculant encore, comme si nous ne nous étions pas tout dit ; mais le danger pressait : je refermai la grille sur lui, je ramassai ma zampogne et je revins m’asseoir sur les marches du cloître et de la cour, vis-à-vis du puits des colombes, et, pour que personne ne se doutât de rien parmi les prisonniers et les prisonnières, j’eus l’air de m’être endormie pour la sieste, au pied d’un pilier, et je me mis à jouer des airs de zampogne comme pour passer le temps.

Ah ! mes airs cette fois n’étaient pas tristes, allez ! Je ne sais pas où je les prenais, mais le bonheur de savoir qu’il m’aimait et le soulagement que j’éprouvais de lui avoir osé dire enfin : « Je t’aime ! » l’emportaient sur tout, prison, grilles, chaînes, échafaud même ; la zampogne semblait plutôt délirer que jouer sous mes doigts, et les notes qui s’échappaient criaient de joie, insensées, comme les eaux de la grotte, amassées dans le bassin et longtemps retenues, quand nous ouvrons les rigoles, s’élancent en cascades en se précipitant en écume et en bondissant au lieu de couler, et je me disais : « Il m’entend, et ce délire est un langage à son oreille qui lui apprend ce que ma bouche n’a pas achevé de lui confesser. »

Les prisonniers se pressaient aux lucarnes et croyaient peut-être que j’étais tombée en folie. Les colombes mêmes battaient des ailes comme de plaisir à m’entendre, ces jolies bêtes se regardaient, se becquetaient, se lissaient les plumes et semblaient se dire : « Tiens ! en voilà une qui est donc aussi amoureuse que nous ! »

CCIII

À propos des colombes, ma tante, j’ai oublié de vous dire qu’une idée m’était venue, en quittant Hyeronimo, de me servir de ces doux oiseaux pour nos messages de la tour au cachot et du cachot à ma chambre haute.

Vous savez comme j’étais habile à apprivoiser les oiseaux à la montagne, et comme je les retenais sans cage, sur le toit, à la fenêtre et jusque sur mon lit. Je dis donc à Hyeronimo ce que je voulais faire.

— Émiette, lui dis-je, tous les matins, un peu de la mie de ton pain de prison, et répands ces miettes, toutes fraîches, sur le bord intérieur du mur à hauteur d’appui où tu t’accoudes quelquefois pour regarder couler l’heure au soleil ; petit à petit, la plus hardie viendra becqueter entre les barreaux, puis jusque dans ta main ; tu lui caresseras les plumes sans la retenir, et tu la laisseras librement s’envoler, revenir et s’envoler encore ; bientôt elle aura pour toi l’amitié que toutes les bêtes ont naturellement pour l’homme qui ne leur fait point de mal, tu la prendras dans ton sein, elle becquettera jusqu’à tes lèvres, elle se laissera faire tout ce que tu voudras d’elle ; moi, de mon côté, je vais en prendre une sur la margelle du puits et l’emporter sous ma chemise, dans mon sein, là-haut, dans ma chambre ; je l’empêcherai seulement une heure ou deux de s’envoler, je lui donnerai des graines douces et du maïs sucré sur le bord de ma fenêtre, et je la lâcherai ensuite pour qu’elle rejoigne ses compagnes dans la cour ; tu la reconnaîtras au bout de fil bleu que j’aurai noué à ses jambes roses, et c’est celle-là que tu apprivoiseras de préférence en faisant peur aux autres ; au bout de deux ou trois jours, tu verras qu’elle viendra à tout moment te visiter, et qu’à tout moment aussi elle remontera de la lucarne à ma tour, pour redescendre encore de ma tour à ton cachot.

J’effilerai ma veste et ma ceinture, et quand le fil sera blanc, rouge ou bleu, cela voudra dire : « Bonne nouvelle ! et, quand il sera brun ou noir, cela voudra dire : Prenons garde, tremblons et prions ! Toi, tu lui attacheras un fil à la patte pour me dire : Je pense à toi, je t’ai comprise, je suis content ou je suis en peine. Nous saurons ainsi, à toute heure, grâce à ce messager, ce qui se remue dans nos cœurs ou dans nos sorts, sans que la présence du bargello dans la cour puisse empêcher nos confidences. »

CCIV

Quand le bargello rentra du tribunal et qu’il entendit la zampogne dans la cour, il vint à moi.

— C’est bien, me dit-il, mon garçon, j’aime que ma prison soit gaie et que mes prisonniers aient de bons moments que Dieu leur permette de prendre, même en leur donnant tant de mauvais jours.

Gaie !… Elle ne le sera pas longtemps, ajouta-t-il à voix basse et en se parlant à lui-même.

Je pâlis sans qu’il s’en aperçût, et je me doutais qu’on avait peut-être jugé à mort celui qu’ils appelaient le meurtrier. Je n’osai rien témoigner de mon angoisse, de peur de me révéler, et j’attendis que le bargello fût ressorti de la prison pour faire parler, si j’osais, sa bonne femme.

Hélas ! je n’eus pas grand-peine à provoquer ces renseignements ; dès que je la rencontrai, en sortant du cloître, dans la cuisine où j’allais chercher les paniers de provende pour le souper des prisonniers :

— Tu auras trop tôt une écuelle de moins à leur servir, me dit-elle avec une vraie compassion.

— Quoi ! dis-je avec peine, tant le désespoir me serrait la gorge, le meurtrier a été jugé ?

— À mort ! murmura-t-elle en me faisant un signe de silence avec ses lèvres.

— À mort ! m’écriai-je en laissant retomber le panier sur le carreau.

— Pauvre enfant, dit-elle, on voit bien que tu as bon cœur, car tu as pâli à l’idée du supplice d’un misérable qui ne t’est rien, pas plus qu’à moi, ajouta-t-elle, et pourtant je n’ai pas pu m’empêcher de pâlir, de trembler et de pleurer moi-même, tout à l’heure, quand j’ai entendu l’officier accusateur du conseil de guerre conclure son long discours par ce mot terrible : « la mort ! » sous les balles des sbires, sur la place des exécutions de Lucques, et son corps livré au bourreau, comme celui d’un décapité par la hache, et enseveli par les frères de la Miséricorde dans le coin du Campo-Santo réservé aux meurtriers, avec la croix rouge sur leur sépulcre. Il ne reste plus qu’à lui signifier son jugement et à le faire ratifier par monseigneur le duc.

Mais, me dit-elle, garde-toi de rien dire dans la prison de ce que je te dis là, mon enfant ; les meurtriers même sont des chrétiens, le repentir leur appartient comme à nous tous pour racheter là-haut le crime qu’on ne leur peut pas remettre ici-bas. Il ne faut pas les faire mourir autant de fois qu’il y a de minutes entre le jour où on les condamne et le jour où on les frappe avec le fer ou avec le plomb. Quand le duc a signé le jugement, quand il n’y a plus d’appel et plus de remède à leur sort, on les instruit avec ménagement du supplice qui les attend ; on leur laisse quatre semaines de grâce entre l’arrêt et l’exécution pour bien se préparer avec leur confesseur à paraître résignés et purifiés devant Dieu, et pendant tout cet intervalle de temps, qui s’écoule entre la signification du jugement et la mort, on les traite non plus comme des criminels qu’on maudit, mais comme des malheureux déjà innocentés par le supplice qu’ils vont subir.

C’est une belle loi de Lucques, n’est-ce pas, celle-là, c’est une loi de vrais chrétiens qui donne le temps de revenir à Dieu avant que de quitter la terre, et qui suppose déjà innocents ceux à qui Dieu lui-même va pardonner au tribunal de sa miséricorde ? On les délivre alors de leurs chaînes, on les laisse s’entretenir librement dans le cloître avec leurs parents, leurs amis, leurs femmes, et surtout avec les prêtres ou les religieux, de quelque couvent que ce soit, qu’ils demandent pour se préparer au grand passage. Tu pourras alors laisser le meurtrier, ses membres libres, aller et venir de sa loge dans la chapelle de la prison, au fond de la cour, sous le cloître, entendre les offices des morts qu’on lui récitera tous les jours, et jouir enfin de toutes les douceurs compatibles avec sa réclusion.

CCV

Je buvais toutes ces paroles et je roulais déjà dans ma pensée, avec l’horreur de notre sort à tous les deux, le rêve d’y faire échapper, malgré lui s’il le fallait, celui qui ne voulait pas vivre sans moi et après lequel moi-même je ne voulais que mourir.

Quand je fus peu à peu, en apparence, remise des confidences de la bonne femme, je repris le panier et je rentrai dans la cour pour distribuer la soupe du soir de loge en loge. Lorsque je fus arrivée à la dernière loge, dont le pilier du cloître empêchait la vue aux autres, j’appelai à voix basse Hyeronimo et je lui dis rapidement ce que m’avait dit longuement la maîtresse des prisons, afin que, si c’était pour lui la mort, la voix qui la lui annonçait la lui fît plus douce, et que, si c’était la vie, la parole qui la lui apportait la lui fît plus chère.

— Mais c’est la vie ! lui dis-je, Hyeronimo, mon frère, mon compagnon dans le paradis comme sur la terre, ce sera la vie, sois-en sûr ! Tu ne me refuseras pas de la recevoir de ma main pour nos parents ; ces quatre semaines de soulagement de ta chaîne descellée du mur, de prières, de visites, de consolations, d’entretiens avec le prêtre appelé par toi dans ton cachot, nous offriront un moyen ou l’autre de nous sauver ensemble de ces murs.

— Oh ! si c’est ensemble, dit-il, en me jetant un regard qui semblait réfléchir le firmament et éclairer le cachot tout entier ; oh ! si c’est ensemble, je le veux bien, je le veux comme je veux respirer pour vivre : avec toi, tout ; sans toi, rien ; me délivrer par ta captivité à ma place, plutôt mourir un million de fois au lieu d’une !

CCVI

Je vis qu’avec ce pieux mensonge de me sauver avec lui, j’en ferais ce que je voudrais au dernier moment.

— Eh bien ! lui dis-je, je vais me procurer la lime à l’aide de laquelle une pauvre prisonnière, qui est ici à côté avec son petit enfant, a scié les fers du beau galérien, son fiancé, et, quand j’aurai la lime je serai bien aussi habile qu’elle à scier un des barreaux, qu’elle l’a été à scier un chaînon du bagne.

J’avais déjà mon idée, mon père !

— Va donc ! et que Dieu et ses anges te bénissent, murmura tout bas Hyeronimo ; mais souviens-toi qu’entre la liberté sans toi et la mort avec toi, je n’hésiterai pas une heure, fût-elle ma dernière heure !

CCVII

Je le quittai tranquille et préparé à recevoir, sans se troubler, le lendemain, la signification de l’arrêt par la bouche du président du conseil de guerre.

Je m’approchai avec un visage gracieux, compatissant, de la loge de la femme du galérien qui donnait le sein à son nourrisson ; je la plaignis, je la flattai d’une prochaine délivrance, de la certitude de retrouver son amant après sa peine accomplie ; je la provoquai à me raconter toutes les circonstances que déjà je connaissais de ses disgrâces ; je fis vite amitié avec elle, car ma voix était douce, attendrie encore par l’émotion que j’avais dans l’âme depuis le matin ; de plus nous étions du même âge, et la jeunesse ne se défie de rien, pas plus que l’amour et le chagrin.

Enfin, après une heure d’entretien, nous étions bons amis, quoique je fusse le porte-clefs et elle la prisonnière.

— Est-ce que vous ne donneriez pas beaucoup, lui demandai-je, pour que votre petit eût deux tasses de lait au lieu d’une ?

— Oh ! dit-elle, je donnerais tout, car le petit souffre de la faim avec mon lait, qui est si rare et si amer sans doute ; mais je n’ai plus un baïoque à donner contre du lait. Que faire ?

— Est-ce que vous ne possédez aucun objet de petit prix à faire vendre pour vous procurer un petit adoucissement de plus pour le petit qui est si maigre ?

— Moi, dit-elle, en paraissant chercher dans sa mémoire sans y rien trouver : non, je n’ai plus rien au monde, dans les poches de ma veste, que sa boucle d’oreille de laiton cassée, qu’il m’avait donnée le jour de nos noces, et la lime que je lui avais achetée pour limer sa ceinture de fer et qu’il m’a rendue en s’évadant, comme deux reliques de notre amour et de notre délivrance. Mais, excepté le cœur de celle à qui ces reliques rappellent des heures tristes ou douces, qui est-ce qui donnerait un carlin de cela ?

— Moi, lui dis-je, non point des carlins ou des baïoques, parce que je n’en ai point à ma disposition, mais deux écuelles de lait au lieu d’une, parce que je puis doubler à mon gré les rations des prisonniers, et cela dans votre intérêt, ajoutai-je, car si on venait à visiter les poches des détenus et qu’on y découvrît cette lime, on supposerait que vous l’avez sur vous pour en faire mauvais usage et on doublerait peut-être le temps de votre peine ou on vous en enlèverait sans doute la consolation.

— Oh ! Dieu, dit la jeune mère, serait-on bien assez barbare ! Mais vous avez peut-être raison, dit-elle, en fouillant dans ses poches avec précipitation.

Tenez ! voilà la boucle d’oreille et la lime sourde, et elle me glissa par-dessous les barreaux un petit peloton de fil noir qui contenait les deux reliques de son amant.

Elle pleurait en me les remettant, et ses doigts semblaient vouloir retenir ce que me tendait sa main. Je pris le peloton, je le déroulai, je pris la lime, que je glissai entre ma veste et ma chemise, et je lui rendis la boucle d’oreille cassée, qu’elle baisa plusieurs fois en la cachant dans sa poitrine.

CCVIII

Ce fut ainsi qu’à tout risque je me procurai cette lime que je n’aurais pu me procurer dans la ville de Lucques, parce qu’une fois entré en fonctions, un porte-clefs ne peut plus sortir des murs, et parce que, si j’avais fait acheter une lime par le piccinino ou par un autre commissionnaire de la prison, ou aurait soupçonné que j’avais été corrompue par un de mes captifs, et que je voulais à prix d’argent lui fournir le moyen de s’évader.

CCIX

Le lendemain, de grand matin, pendant que je balayais le vestibule et la geôle, un grand nombre de messieurs, vêtus de robes noires et rouges, vinrent lire au pauvre Hyeronimo son arrêt et lui signifier que le duc ayant ratifié la sentence, il n’avait plus de recours qu’en Dieu et qu’il avait quatre semaines et quatre jours pour se préparer à la mort.

Il devait être fusillé sur les remparts de Lucques, au milieu d’une petite place, devant la caserne des sbires, en réparation de ceux de cette caserne qu’il avait tués ou blessés.

Par bonheur, je n’assistai pas à la lecture de la sentence, parce que, dans ces occasions, la justice ne laissait entrer avec elle que le bargello.

Quand ils sortirent, les hommes noirs disaient entre eux :

— Quel dommage qu’un si jeune homme et un si bel adolescent ait un visage si trompeur et si candide ! Avez-vous vu de quel front tranquille et résigné il a entendu son arrêt sans vouloir ni confesser son crime, ni demander sa grâce, ni insolenter la justice ? Ce serait un bien grand innocent, si ce n’était pas le plus précoce des hypocrites.

CCX

Pendant que j’entendais sans lever la tête de dessus le pavé, que je faisais semblant de laver avec mon eau et mon éponge, Dieu sait ce que je pensais en moi-même de la justice des homme qui voit le crime et qui ne lit pas dans les cœurs.

Le dernier des juges qui sortait dit à l’autre :

— Il est fâcheux qu’on n’ait pas pu découvrir où cette jeune fille, sa complice, s’est enfuie de leur caverne dans les bois comme une biche sauvage, on aurait eu par elle tous les motifs et tous les détails du forfait !

Je compris par là qu’on m’avait cherchée et que, sans doute, on me cherchait encore, et que je devais plus que jamais éviter de me laisser reconnaître pour ce que j’étais. Toutes les fois qu’on frappait du dehors à la porte de fer de la prison, je laissais le piccinino aller tirer le verrou aux étrangers, et, sous un prétexte ou l’autre, je montais dans ma tour pour éviter les regards des sbires ou des curieux. J’y passais mon temps à prier Dieu, et à apprivoiser la plus jeune des colombes.

Il ne m’avait pas fallu beaucoup de jours pour la priver et pour en faire l’innocente messagère entre la lucarne de ma chambre et la lucarne du meurtrier ; à toutes les pensées que j’avais, je lui mettais un nouveau fil à la patte, tantôt brun, tantôt rouge, tantôt blanc, comme mes pensées elles-mêmes, selon leur couleur ; puis je battais mes mains l’une contre l’autre pour l’effrayer un peu, afin qu’elle s’envolât vers Hyeronimo et qu’elle le désennuyât par ses caresses.

Hyeronimo, de son côté, lui baisait la gorge et lui remettait toujours à la patte le fil bleu de sa ceinture, qui voulait dire : amour ou amitié entre lui et moi. Ah ! si nous avions su écrire ! Mais où aurions-nous appris nos lettres ? nos pères, nos mères, nos oncles ne savaient que par cœur leurs prières. Hormis les courts moments où mon service m’appelait dans la cour et où je pouvais entrer dans le cachot et baiser ses chaînes, nos seuls moyens de communication ensemble étaient donc la colombe et la zampogne.

Je continuai à en jouer tous les soirs et une partie des nuits, pour reporter, par les sons, la pensée d’Hyeronimo en haut, vers moi et vers nos beaux jours dans la montagne. La femme du bargello aimait bien les airs que je jouais ainsi pour un autre, et elle me disait le matin :

— Je ne sais pas ce qu’il y a dans ta zampogne, mais elle me fait rêver et pleurer malgré moi, comme si elle disait je ne sais quoi de ma jeunesse à mon cœur ; ne crains pas, mon garçon, d’en jouer tout à ton aise, même quand tu devrais me tenir éveillée pour l’entendre : j’ai plus de plaisir à veiller qu’à dormir, en l’écoutant.

Les pauvres prisonniers me disaient de même :

— Au moins notre oreille est libre quand notre âme suit dans l’air les sons qui chantent ou qui prient avec ton instrument.

Mais il n’y avait que Hyeronimo qui comprît ma pensée et la sienne dans les joies ou dans les tristesses de la zampogne : nos deux âmes s’unissaient dans le même son !

La pauvre femme du forçat seule ne s’y plaisait pas.

— Ah ! soupirait-elle en soulevant son beau nourrisson endormi du mouvement de sa poitrine, à présent qu’il n’y est plus, je ne pense plus seulement à la musique ; quand un air ne tombe pas dans un cœur, qu’importe ? Ce n’est que du vent.

Mais quels moments délicieux, quoique tristes, comptaient pour lui et pour moi les voûtes de son cachot, quand j’y rentrais le matin avant que le bargello fût levé, pendant que le piccinino dormait encore et que personne ne pouvait nous surprendre ou nous entendre !

À peine, dans ces moments-là, regrettions-nous d’être en prison, tant le bonheur de nous être avoué notre amour nous inondait tous les deux ! Qu’est-ce qu’il me disait, qu’est-ce que je lui disais, je n’en sais plus rien ; pas beaucoup de mots peut-être, rien que des soupirs, mais dans ces silences, dans ce peu de mots, il y avait d’abord la joie de savoir que nous nous étions trompés et bien trompés, monsieur, en croyant depuis six mois que nous avions de l’aversion l’un pour l’autre, tandis que c’était par je ne sais quoi que nous nous fuyions comme deux chevreaux qui se cherchent, qui se regardent, qui se font peur et qui reviennent pour se fuir et se chercher de nouveau, sans savoir pourquoi.

Ensuite la pensée des jours sans fin que nous avions passés ensemble, depuis que nous respirions et que nous grandissions dans le berceau, dans la cabane, dans la grotte, dans la vigne, dans les bois, sans songer que jamais nous pourrions être désunis l’un d’avec l’autre, et puis ceci, et puis cela, que nous n’avions pas compris d’abord dans nos ignorances, et que nous nous expliquions si bien à présent que nous nous étions avoué notre penchant, contrarié par nous seuls, l’un vers l’autre ; et puis la fatale journée de la coupe du châtaignier, et puis celle de ma blessure par le tromblon du sbire, quand il avait étanché mon sang sur mes bras avec ses lèvres ; et puis ma folie de douleur et ma fuite de la maison sans savoir où j’allais pour le suivre, comme la mousse suit la pierre que l’avalanche déracine ; et puis ma pauvre tante et mon père aveugle abandonnés à la grâce de Dieu et à la charité du père Hilario, dans notre nid vide ; et puis l’espérance que les anges du ciel nous délivreront des pièges de la mort où nous étions pris, tels que deux oiseaux, pour nous punir d’en avoir déniché, les printemps, tant d’autres dans nos pièges de noisetier, quand nous étions enfants ; et puis la confiance de nous sauver de là, plus tard, d’une manière ou d’autre, car les quatre semaines et les quatre jours nous paraissaient si longs, que nous ne pensions jamais en voir la fin.

Vous savez, monsieur, quand on est si jeune et que l’on compte si peu de mois dans la vie passée, les mois à venir paraissent longs comme des années. Nous nous croyions sûrs, après nous être ainsi rejoints, de rencontrer une bonne heure dans tant d’heures devant nous, et nous jouissions de nos minutes d’entretien comme si elles avaient formé des heures et que les heures n’eussent pas formé des semaines.

Chapitre VII

CCXI

— Mais vous, pauvres gens, aveugles et abandonnés à vous deux dans cette cabane, sans nièce et sans fils, et presque sans chien, que se passait-il, pendant ce temps, dans votre esprit ? demandai-je à l’aveugle, père de Fior d’Aliza.

— Ah ! monsieur, me répondit l’aveugle, il ne se passait rien les premiers jours que des désolations, des désespoirs et des larmes. Quelle mort attendait Hyeronimo à Lucques, devant les juges trompés et irrités par les sbires ? Quels hasards dangereux rencontrerait Fior d’Aliza sur ces chemins inconnus et dans une ville étrangère, au milieu d’hommes et de femmes acharnés contre l’innocence, si l’on venait à découvrir son déguisement ? Où trouverait-elle un gîte pour les nuits, sa nourriture pendant les jours ? Comment, vermisseau comme elle était, ainsi que nous, aux yeux des riches et des puissants, parviendrait-elle soit à pénétrer vers son cousin dans des cachots, soit à s’introduire dans des palais gardés par des sentinelles, pour tomber à genoux devant monseigneur le duc ?

Comment, si elle était jamais reconnue par un des pèlerins ou des sbires extasiés de sa beauté, quand ils l’avaient aperçue sur notre porte, échapperait-elle aux poursuites du chef des sbires qui avait commis tant de ruses pour l’obtenir de sa tante ? Comment connaîtrions-nous nous-mêmes ce qui se passait là-bas, au pays de Lucques, sans nouvelles de nos enfants, si nous n’y descendions pas nous-mêmes, ou bien, si nous parvenions à y descendre, les exposant à être reconnus rien qu’en demandant à l’un ou à l’autre si on les avait vus ?

Obligés de rester dans notre ignorance, si nous nous traînions jusqu’à Lucques, ou mourant de nos inquiétudes, si nous n’y descendions pas ! Ah ! monsieur, le sommeil n’était pas venu une heure de suite sur nos yeux depuis le jour du malheur ; nous n’avions la nuit d’autre bruit dans la cabane que le bruit confus de nos sanglots, mal étouffés sur nos bouches, et de temps en temps les cris de douleur involontaires du petit chien, couché sur le pied de mon lit, quand sa jambe coupée, qui n’était pas encore guérie, lui faisait trop mal, et qu’il implorait ma main pour le retourner sur sa paille.

Non, je ne pense pas, quoi qu’on en dise là-haut au couvent quand on y prêche sur les peines de l’enfer aux pèlerins, que les peines mêmes de l’enfer puissent dépasser nos peines dans notre esprit.

Quant à la nourriture, nous n’y pensions seulement pas, bien que nous n’eussions plus, pour soutenir nos misérables corps et pour nourrir le chien Zampogna, que quelques croûtes de pain dur, que le père Hilario nous avait laissées dans sa besace jusqu’à son retour.

Voilà tout ce qui se passait au grand châtaignier, monsieur : la misère, et le chagrin qui empêchait de sentir la misère.

CCXII

Le septième jour pourtant nous eûmes deux grandes consolations, car la Providence n’oublie pas même ceux qui paraissent les abandonnés de Dieu.

Premièrement, le petit chien Zampogna fut tout à fait guéri de sa jambe coupée et commença à japper un peu de joie autour de nous en gambadant sur ses trois pattes, devant la porte, comme pour me dire : Maître, sortons donc et allons chercher ceux qui manquent à la maison ; je puis à présent te servir et te conduire comme autrefois ; fie-toi à moi de choisir les bons sentiers et d’éviter les mauvais pas ; et il s’élançait sur le chemin qui descend vers Lucques comme s’il eût compris que ses deux amis étaient là-bas ; puis il revenait pour s’y élancer encore.

CCXIII

Secondement, le père Hilario remonta péniblement et tout essoufflé par le sentier de la ville au couvent, et, jetant sa double besace pleine comme une outre sur la table du logis :

— Tenez, nous dit-il, voilà l’aumône de la semaine pour le corps ; le prieur m’a dit de quêter d’abord pour vous comme les plus misérables ; le couvent ne manque de rien pour le moment, grâce aux pèlerinages de la Notre-Dame de septembre, qui va remplir les greniers de farine et les celliers d’outres de vin.

Et puis, ajouta-t-il, voilà l’aumône de l’esprit. Écoutez-moi bien.

Alors, il nous raconta qu’il avait frappé à toutes les portes de Lucques pour savoir si l’on avait entendu parler d’un homicide commis dans la montagne, sur un brigadier de sbires, et si l’on savait quelque chose du sort qu’on réservait au jeune montagnole ; qu’on lui avait répondu qu’il serait jugé prochainement par un conseil de guerre, et qu’en attendant il était renfermé dans un des cabanons de la prison, sous la surveillance du bargello ; que le bargello était incorruptible, mais très humain, et qu’il n’aggraverait certainement pas jusqu’à l’échafaud les peines du pauvre criminel. Il ajouta que, même après le jugement, on avait encore le recours en grâce auprès de monseigneur le duc et que, dans tous les cas, le condamné avait encore un sursis de quatre semaines et de quatre jours entre l’arrêt suprême et l’exécution ; enfin que, pendant ces quatre semaines et ces quatre soleils de sursis, le condamné, soulagé de toutes ses chaînes derrière sa grille, ne subissait plus le secret, mais qu’il était libre de recevoir dans sa prison ses parents, les prêtres, les moines charitables et tous les chefs des confréries pieuses de la ville et des montagnes, tels que frères de la Miséricorde, frères de la Sainte-Mort, pénitents noirs et pénitents blancs, dont l’œuvre est de secourir les prisonniers, de sanctifier leur peines et même leur supplice.

À ce mot, monsieur, nous tombâmes, ma belle-sœur et moi, à la renverse contre la muraille, les mains sur nos yeux, en criant : « Est-il bien possible ! Quoi ! aurait-on bien le cœur de supplicier un pauvre enfant innocent dont tout le crime a été de défendre nous et sa cousine ? »

CCXIV

— Rassurez-vous un peu, nous dit le frère quêteur, sans toutefois trop compter sur la justice des hommes, qui n’est souvent qu’injustice aux yeux de Dieu et qui n’a pour lumière que l’apparence au lieu de la vérité.

— Et ma fille ? ma fille ? ma Fior d’Aliza, s’écriait ma belle-sœur, n’en avez-vous donc appris aucune nouvelle par les chemins ou sur les places de Lucques ?

— Aucune, répondit le vieux frère ; c’est en vain que j’ai demandé discrètement aux portes de tous les couvents où l’on distribue gratis de la nourriture aux nécessiteux, vagabonds, mendiants ou autres, si l’on avait vu tendre son écuelle à un jeune et beau pifferaro des montagnes ; c’est en vain que j’ai demandé aux marchands sur leurs portes, aux vendeuses de légumes sur leur marché, si elles avaient entendu de jour ou de nuit la zampogne d’un musicien ambulant jouant des airs, au pied des Madones, dans leurs niches ou devant le portail des chapelles. Tous et toutes m’ont affirmé que, depuis la noce de la fille du bargello avec un riche contadino des environs, on n’avait pas entendu une seule note de zampogne dans la ville, attendu que ce n’était pas la saison où les musiciens des Abruzzes descendaient après les moissons dans les plaines.

Ces réponses uniformes m’avaient donné d’abord à penser que votre fille n’avait pas osé entrer à Lucques et qu’elle errait çà et là dans les villages voisins, comme un enfant qui regarde les fenêtres des maisons et qui voudrait bien y pénétrer, sans oser toutefois s’approcher des portes. Puis, en réfléchissant mieux et en me demandant comment la noce d’un contadino avec la fille du bargello avait pu trouver un pifferaro pour entrer en ville, dans une saison où il n’y a pas un seul musicien ambulant dans la plaine de Lucques, je me suis demandé à moi-même si ce musicien inconnu qui jouait pour cette noce jusqu’au seuil de la prison, n’y aurait pas été poussé par l’instinct de s’y rapprocher, un jour ou l’autre, de celui qu’elle aime, et, sans vouloir interroger personne de la prison, dans la crainte d’apprendre ainsi aux autres ce que je voulais savoir moi-même, je n’ai fait que saluer la femme du bargello sur sa porte, et j’ai passé ; mais quand la nuit a été venue, je me suis porté à dessein dans ma stalle de la chapelle voisine, et j’ai écouté de toutes oreilles si aucune note de zampogne ne résonnait dans les cours ou dans le voisinage de la prison.

Eh bien ! vous me croirez si vous voulez, pauvres gens, ajouta-t-il, mais avant que l’Ave Maria eût sonné dans les cloches de Lucques, un air de zampogne est descendu, comme un concert des anges, d’une lucarne grillée tout au haut de la tour du bargello.

Et vous me croirez encore, si vous avez de la foi, j’ai reconnu, tout comme je reconnais votre voix à tous les deux à présent, la vraie voix et le vrai air de la zampogne de votre frère et de votre mari, mort des fièvres en revenant des Maremmes ; et, bien plus encore, ajouta-t-il, l’air que j’ai entendu si souvent jouer dans la grotte par vos deux enfants, pendant que je montais ou que je descendais par votre sentier ! J’ai cru d’abord à un rêve ; j’ai écouté longtemps après que les cloches de l’Ave Maria se taisaient sur la ville, et le même air de l’instrument de votre frère a continué à se faire entendre à demi-son dans la tour, par-dessus les toits de la prison.

CCXV

— Dieu ! s’écria ma belle-sœur, est-ce qu’on l’aurait bien jetée dans cet égout d’une prison, la belle innocente ! Oh ! laissez-moi descendre vite à la ville pour qu’on me la rende avant qu’elle ait été salie dans son âme par le contact avec ces malfaiteurs et ces bourreaux !

— Arrêtez-vous, femme, arrêtez-vous quelques jours comme je me suis arrêté moi-même après avoir entendu, de peur de dévoiler prématurément un mystère qui contient peut-être le salut de vos deux enfants.

 

Lamartine.