(1909) Les œuvres et les hommes. Critiques diverses. XXVI. « Le capitaine d’Arpentigny »
/ 2261
(1909) Les œuvres et les hommes. Critiques diverses. XXVI. « Le capitaine d’Arpentigny »

Le capitaine d’Arpentigny

La Chiromancie, science de la main, ou art de reconnaître les tendances de l’inintelligence par les formes de la main.

I

Il y a plus de dix ans, sauf erreur, que ce livre singulier parut. Qui s’en aperçut alors ? Quelques-uns de ces esprits qui sentent le style se récrièrent, dans le premier mouvement d’une sensation très vive, mais ce fut tout. On n’en parla plus. Le public n’avait absolument rien entendu. L’auteur, homme du monde et d’action, cela se devinait dans son livre, écrit d’une plume fringante comme une cravache, — la cravache qu’il portait aux Gardes du corps dont il eut l’honneur de faire partie, — l’auteur vit son malheur avec le sang-froid d’un homme de talent qui n’ignore pas que le succès ne prouve rien de plus que le succès, — un hasard dans la vie ! Spirituel comme il l’était, homme d’aperçu, distingué, sagace, amoureux des idées qu’il poursuit, mais aimé des images qui lui viennent, il pouvait recommencer une autre campagne contre la fortune littéraire, écrire un autre livre, ramener au premier par le second. Il ne le voulut pas, ou peut-être ne le put-il point. Les talents très piquants sont, en général, peu féconds. Il est des esprits bien autrement exquis que celui du capitaine d’Arpentigny (celui de Joubert, par exemple), qui manquent profondément de fécondité. Après un long silence d’une résignation presque dédaigneuse, le capitaine d’Arpentigny réimprime son livre oublié et le présente de nouveau au public, avec le calme d’un homme qui sait ce qu’on lui a refusé une première fois et qui a le droit d’insister pour qu’enfin on le prenne ! Nous aimons cette fierté. Nous aimons cet impassible joueur qui rejoue la carte sur laquelle il a perdu, et nous nous demandons avec intérêt : À présent, gagnera-t-il ?…

Mais, s’il perd encore la partie, il faut au moins que la Critique, qui aime le talent partout où il est et qui doit le montrer aux autres, sous peine de n’être qu’une grande sotte à vue basse, il faut que la Critique dise bien haut que la carte était belle et qu’il n’y avait ni obstination, ni infatuation, ni même présomption à la jouer. Quelles que soient les idées générales auxquelles l’auteur de ce livre spécial rattache ses curieuses observations de détail, c’est, après tout, un écrivain de race et d’étude. Il a du style deux fois : — il en a de spontanéité ; il en a aussi de réflexion. Il manie la langue avec une élégance forte et travaillée, et il lui communique l’éclat concentré d’une pensée souvent profonde, creusée toujours. Les écrivains au-dessus du métier, les écrivains de phrase apprise, ne sont pas déjà si communs au xixe  siècle pour qu’on oublie de signaler un homme qui a un style à lui, brillant et solide. Qui a style a personnalité.

Celui du capitaine d’Arpentigny, qui s’appelle toujours capitaine et qui a bien raison, a été, par une de ces contradictions qui existent souvent entre nos instincts et notre métaphysique, mis au service d’une philosophie très peu militaire et qu’on regrette de rencontrer sous une plume qui a la beauté mâle d’une arme. Mais, comme l’auteur, ce style n’en est pas moins resté capitaine, et toute cette philosophie énervante n’a pu ni le dégrader ni même l’affaiblir.

II

Le capitaine d’Arpentigny est le Lavater de la main humaine. Lavater était presque un génie ; il est venu le premier. D’Arpentigny n’est venu que le second. Et quand nous disons le second, nous sommes bien honnêtes. Gail et Spurzheim sont aussi les devanciers de d’Arpentigny. Que ce soient les lignes de la face, ou les protubérances du crâne, ou la conformation de la main dont il soit question pour expliquer l’homme, son génie, son caractère, sa nature et sa destinée, c’est toujours la même induction physiologique que l’on fait, c’est le même procédé qu’on emploie, c’est la même idée qu’on affirme. D’Arpentigny, qui ne répète point les observations des autres s’il en répète les procédés, a pris la main comme l’expression résumante de l’homme tout entier ; mais avec les ressources variées de son esprit, avec le sentiment des analogies, qui est en lui à une haute puissance, il aurait pu tout aussi bien prendre le pied, et pas de doute qu’il ne nous eût dit, à propos du pied comme à propos de la main, une foule de choses vraies et charmantes. Tout ce qui se voit de l’homme, en effet, est un jour sur l’homme. Tous ses organes, toutes ses manifestations l’attestent et déposent de lui dans sa variété particulière, dans son genre d’individualité. C’est là une vérité presque vulgaire. Mais affirmer que tel organe plutôt que tel autre donne la solution du problème et la donne intégrale, ainsi que Lavater et Gail l’ont affirmé, c’est là le système dans sa prétention absolue, qui veut être le dégagement d’une loi. Or, d’Arpentigny l’avoue lui-même, la physiologie n’est pas une science constituée. Une induction physiologique ne sort donc pas de l’ordre des faits. L’explication qu’à son tour il essaie de donner de l’homme manque nécessairement de rigueur scientifique, et son livre, avortant au système, n’a plus que la valeur flottante d’un aperçu.

Et il le sent si bien, cet esprit positif au fond, qui arrache un si riche lambeau de bon sens à la philosophie contemporaine dont il est féru, que, malgré sa tendance à généraliser, malgré les catégories qu’il dresse des différentes formes de la main correspondant aux différentes spécialités de l’intelligence, il n’ose pas donner à son livre un autre nom que celui d’aperçu, et qu’il dit dans l’introduction, avec une modestie antiphilosophique : « Qui n’a lu Gail et ses adeptes enthousiastes, les phrénologistes ? Mais leur étude est épineuse et leurs conclusions souvent contradictoires. Qui n’a lu Lavater et les autres physiolognomonistes ? Mais leurs indications sont vagues dans leur apparente précision, et leurs décisions souvent trompeuses. Cependant, une théorie aidant à l’autre, la physiologie a fait un pas. Ainsi la lumière s’accroît dans la crypte à mesure qu’une lampe de plus est allumée sous ses voûtes. Encore une découverte, et peut-être cette science atteindra-t-elle un degré suffisant, sinon complet, de certitude. Or, les signes indicateurs de nos entraînements et de nos instincts, que Gall a vus dans les protubérances du crâne et Lavater dans les traits de la physionomie, je crois les avoir trouvés — non pas tous, mais ceux qui ont trait à l’intelligence, — dans les formes de la main… » Posé et annoncé dans de tels termes, le livre de d’Arpentigny est certainement acceptable, et il n’est pas nécessaire de recommencer, contre des prétentions qui n’existent pas, le travail terrible que le philosophe Hamilton fit un jour, dans l’Edinburgh-Review, contre Gail. D’Arpentigny n’a pas le dogmatisme qui appelle l’exécution de l’erreur. Son livre, cependant, n’est pas un livre de pure fantaisie. Évidemment il croit à la série des observations qu’il a généralisées, mais il y croit avec les réserves d’un esprit qui prévoit très bien contre quelle objection fondamentale son château de cartes d’analogies peut se heurter et s’écrouler. Dans un tel état de choses, la Critique n’a donc pas à se préoccuper des probabilités d’une thèse qui perd son caractère en perdant sa rigueur. Elle n’a plus à juger que de l’art avec lequel l’auteur de la Chiromancie ou la science de la main 9 a fait un livre d’analogies étincelant de rapprochements ingénieux, inattendus, saisissants, où la forme didactique, cette forme d’un ennui affreux, est sauvée par la qualité de l’esprit de l’auteur, dont l’expression ne faiblit jamais et qui couvre toutes les aridités et tous les pédantismes de la nomenclature avec le luxe des élégances les plus charmantes, les plus cavalières et les plus lestes !

C’est là, en effet, le mérite incontestable et presque rayonnant de ce livre étrange, souvent forcé, qui ne serait rien de plus qu’un livre excentrique et qui en aurait la destinée si le style n’y mettait pas son âme, et, par le plaisir qu’il nous donne, ne le tirait pas du cercle étroit de la pure curiosité littéraire. Le capitaine d’Arpentigny peut, avec ce style-là, être chiromancien tout à son aise, il peut être nécromancien, il peut être astrologue, il peut être tout ce qu’il lui plaira. Quand on aura commencé de le lire, on le lira toujours ; mais il faut commencer. Son essai sur la Science de la main n’a forcé celle de personne. On a laissé passer, sans y regarder, toute sa philosophie de l’homme et de l’histoire. On a cru son livre superficiel, et on s’est bien trompé ! Le capitaine est savant et profond. C’est un formicaleo d’idées, qui fait tomber toutes les notions et les connaissances qu’il a recueillies dans la théorie qu’il s’est creusée. Il voit tout dans la main humaine, comme Malebranche voyait tout en Dieu. Il la décrit, il la dissèque, il l’anatomise. Il la classe en types différents, dont il fait reluire et saillir les caractères comme des bagues. Il la dénombre en mains dures, molles, élémentaires, en spatule, en mains utiles, en mains philosophiques, en mains psychiques, en mains mixtes, en mains artistico-élémentaires. L’histoire, pour lui, la vaste et complète histoire, tient toute — le croirait-on ? — entre le petit doigt et le pouce des peuples, et il dépense de vraies facultés scientifiques — de l’aveu des savants eux-mêmes — à faire la preuve approximative de sa thèse, engendrée d’Helvétius ; car Helvétius plaçait aussi la supériorité de l’homme sur les autres espèces dans la conformation de sa main. Rien dans tout cela, pour nous, cependant, n’élève le volume de d’Arpentigny au-dessus des mille autres livres dans lesquels des esprits tenaces, et menés par un seul point de vue, comme le bison par son anneau, souples d’ailleurs et puissants à trouver des rapports éloignés ou subtils, sont arrivés, avec des facultés très positives, à la chimère. D’Arpentigny pourrait aller dormir dans les catacombes où dorment les excentriques de la bibliothèque universelle, mais, pour lui épargner ce sommeil pesant à l’amour-propre, disons qu’il est un écrivain. Prouvons que la forme de son livre mérite qu’on s’y arrête, et prenons sur elle la mesure d’un esprit que le fond de son ouvrage ne donne pas.

III

Nous l’avons dit déjà, ce qui brille et se voit d’abord dans le style du capitaine d’Arpentigny, ce qui lui communique pour nous un charme vainqueur, — et ce mot de romance va bien ici, — c’est le reflet militaire qu’il a gardé de sa jeunesse ! Peut-être a-t-il voulu l’éteindre. Artiste en mots, qui sait donner à sa phrase tous les assouplissements et tous les enrichissements d’une étude patiente et inspirée, peut-être a-t-il voulu couvrir d’or l’éclair de l’acier ? Cet homme de civilisation raffinée et de littérature volontaire, qui, précisément dans le livre où il a cristallisé laborieusement toutes ses études, toutes ses observations, toutes ses pensées, montre, à dix reprises différentes, le mépris philosophique d’un membre du Congrès de la paix pour cette grande chose qui s’appelle la guerre, a très probablement essayé de donner à sa pensée des formes plus savantes, plus littéraires, plus mandarines ; mais il est resté, quoi qu’il ait pu faire, timbré du casque de soldat. L’élégance dans la force, qui est le caractère distinctif de sa tournure intellectuelle, il l’a, sans nul doute, acquise et développée dans sa vie aux gardes ou à l’armée, car la vie active pénètre la pensée et la trempe, et c’est un fier bonheur pour elle ! Souplesse, netteté, rapidité, légèreté altière, éclat mâle, musculature agile et svelte, toutes ces qualités d’Arpentigny les porte sur son style, et ce sont des qualités militaires. Il les a, elles le surmontent, elles le trahissent et le dominent malgré lui, malgré ses sympathies, malgré les notions qu’il se fait du beau littéraire, du beau politique et du beau moral ! Comme Iffland, le célèbre acteur allemand, qui, dans le Comte d’Essex, plumait son panache, l’ex-capitaine d’Arpentigny devenu un philosophe a beau plumer le sien, il repousse, et le voilà, ce chapeau rond de la démocratie pacifique, qui se retrouve chevaleresque comme au temps où la noble aigrette l’ombrageait ! Ce désaccord profond entre le tempérament, ou la seconde nature d’une longue habitude, et la métaphysique qu’on s’est arrangée dans l’intelligence, établit un contraste choquant entre l’esprit qui a pensé la Science de la main et le talent qui l’a écrite. Pour qui sait lire et surtout comprendre, il est évident que le plus grand ennemi que d’Arpentigny ait de son talent, c’est son esprit ; mais du moins son talent résiste ! Il est évident que l’esprit et la volonté l’entraînent dans une voie qui n’est pas la sienne. Par le relief et par le mouvement, par la sensation du pittoresque et la flamme de l’imagination, teinte de guerre depuis la jeunesse, le capitaine d’Arpentigny serait un magnifique historien militaire, et nous le croirions dans un milieu plus vrai que celui qu’il s’est choisi s’il nous écrivait quelque grand épisode de l’histoire de cet Empire pour lequel il est si dur et si injuste. Dans son livre de la Science de la main, où il risque des philosophies de l’histoire fondées sur des données physiologiques sans certitude, et où il nous bâtit — c’est le cas de le dire ! — une humanité pensante sur le bout du doigt, nous trouvons des pages d’une grande vie qu’il faut citer pour donner une idée de ce que la préoccupation de d’Arpentigny nous fait perdre. Voyez ce passage sur Murat :

« Murat, à la bataille de Smolensk, commandait un corps de grosse cavalerie. Il montait un bel étalon noir plein de force et de grâce, calme, ruisselant d’or, inondé de longs crins luisants. Le roi portait un casque à cimier d’or, orné d’une aigrette blanche. Immobile, il regardait au loin, laissant dans le fourreau, d’un air d’insouciance altière, son sabre enrichi de pierreries. Tout à coup ses yeux jettent des flammes. Il se hausse sur ses étriers, et d’une voix éclatante : “Changement de direction à gauche ! — commanda-t-il. — Au galop !” Alors la terre trembla… On entendit un bruit semblable au tonnerre, et ces noirs escadrons d’où jaillissaient des éclairs, comme entraînés par cette frêle aigrette blanche, s’écoulèrent comme un torrent.

« C’est à ce mouvement qu’on dut en partie la victoire… »

Maintenant, qu’il déclame tant qu’il voudra contre la guerre et s’enniaise de philosophie moderne, l’homme qui a écrit cette espèce de strophe, cette phrase presque plastique, ce tableau d’un si rapide mouvement et d’une si héroïque couleur, est, avant de se donner pour un Lavater de la main, un peintre militaire indestructible qui va se trouver partout : — il n’y a qu’un moment dans l’idéal, tout à l’heure dans la réalité.

« En 1823, devant Pampelune, — écrit d’Arpentigny, — l’armée espagnole dite de la Foi passait les nuits à jouer de la guitare, à fumer des cigarettes, à psalmodier des litanies en égrenant des rosaires ; le jour, couchée sur l’herbe poudreuse, elle jasait en mangeant des ciboules ou dormait au soleil. Au vol de la mitraille, vous l’auriez vue, comme une troupe d’oies effarouchées, s’enfuir en poussant de grands cris et en injuriant les saints. En vain s’efforçait-on de la contenir : vieilles capes fauves outrageusement râpées, vieux tricornes de cuir éraillés, bérets blancs à houppes rouges, chefs sans chemise et suant sous l’oripeau, aumôniers olivâtres et desséchés, vivandières hagardes, scribes rabougris, soldats en guenilles, tout disparaissait en un moment dans un nuage de poussière. Le comte d’Espagne, qui la commandait, avouait que cette canaille, tout à la fois ardente et faible, féroce et lâche, ne pouvait être redoutable à l’ennemi que par ses rapines et son génie picaresque et bohémien. Le comte d’Espagne était lui-même un petit homme trapu, crépu, râblé, taillé en garçon boucher, très actif, très cruel, très courtois, qui saluait d’un geste fanfaron chaque éclair des canons de la place, qu’on rencontrait partout tranchant du matamore et du capitan, toujours discourant, pérorant et secouant vivement son petit panache. »

Et n’allez pas croire que l’historien qui écrit ainsi n’ait que ces deux manières de peindre !

« Telles ne furent pas, — dit-il, après avoir parlé des mains pointues, — telles ne purent être les mains du peuple roi. Voués à la guerre et au mouvement par l’organisation que leur transmirent les gens de main et les héros d’audace accourus à la voix du nourrisson de la louve d’airain, les Romains reçurent en partage le génie des arts nécessaires aux hommes d’action. Ils excellèrent dans les exercices de corps et dans le maniement des armes, dans la construction des aqueducs, des ponts, des grands chemins, des camps, des machines, des forteresses. Ils n’eurent pour la poésie qu’un goût passager et de reflet, pour les beaux-arts qu’un goût de vanité, méprisant les idées spéculatives et n’ayant d’estime que pour la guerre, l’histoire, l’éloquence politique, la science du droit et les plaisirs sensuels.

« Quand leurs fortes mains, qu’ils avaient tenues si longtemps appuyées sur la terre asservie, détournées enfin de leur spécialité par le spiritualisme chrétien, voulurent se lever vers le ciel, aussitôt la terre leur échappa ! »

IV

Les portraits abondent tellement dans ce livre qu’on se demande parfois si le sujet du livre n’est pas un prétexte, une manière de vous introduire dans une galerie très intéressante et très variée. Il n’en est rien pourtant, mais à certains moments on le croirait. Dans ces portraits de tous les genres que d’Arpentigny fait passer devant nous et où nous retrouvons cette touche particulière qu’il n’aurait point si sa main n’avait pas fait longtemps siffler une cravache ou une épée, dans ces portraits s’attestent avec éloquence toutes les qualités qui créent les grands portraitistes : la finesse des nuances, l’observation concentrée, et ce magique sentiment des analogies dont on est obligé de parler beaucoup quand on parle du capitaine d’Arpentigny, car les défauts de son esprit comme les plus brillants avantages de son talent viennent de ce sentiment puissant et dangereux :

« Chopin — dit d’Arpentigny — n’était pas de ceux-là qui ont les nerfs en harmonie avec leur tempérament. Les siens, d’une extrême ténuité, ne répondaient pas à sa forte charpente. On eût dit une basse montée avec des cordes à violon. Aussi ne rendait-il pas les sons que les physiologistes exercés sentaient qu’il eût dû rendre. On attendait de la vigueur, de l’énergie, de la précision, et il se fondait, comme les artistes aux doigts de velours, en harmonies estompées. En proie à deux tendances qui le tiraient en sens contraire, il ne savait à laquelle entendre ; ce que son sang voulait, ses nerfs ne le voulaient pas. Il aspirait au mouvement et s’affaissait dans le repos, il appelait les coursiers et chevauchait les nuages. Il eût voulu mugir comme la tempête ; mais une voix intérieure, l’éclair bleu des beaux regards, je ne sais quels appels vers les lambrequins blasonnés de la zone héraldique, lui commandaient des chants de sotto voce. Courtois et souriant, avec une ombre dans les yeux, il était de ces créatures qu’un rien fait tressaillir. Il avait vers le monde du sein de la solitude, et vers la solitude du milieu du monde, des aspirations pleines d’espérances inquiètes, de tristesses rêveuses, de prostrations attendries, qui se reproduisent avec des grâces poétiques et chastes dans ses compositions. Mieux organisé, il aurait été plus heureux, mais il eût eu moins de génie ; le charme de son talent procédait de la souffrance. Comme le principe de la vitalité est dans les nerfs, Chopin est mort jeune. »

Dans l’impossibilité de citer tout ce qui peut donner l’idée de ce talent inconnu qui a bien le droit d’une place au soleil, nous avons choisi ces lignes pénétrantes sur Chopin ; mais ceux qui liront, après nos citations, le capitaine d’Arpentigny, auront seuls la mesure de ce talent, qui peint Chopin avec cette profondeur nuancée et qui, du même pinceau, nous peint si différemment des natures différentes, — par exemple le général Rapp et le prince Jules de Polignac.

V

Ainsi un artiste, — un peintre digne de l’histoire quand il voudra l’aborder, — voilà ce qu’est très sérieusement l’auteur de ce livre sur la main, qui, pour des gens plus graves que nous, ne serait pas sérieux. À notre avis, le capitaine d’Arpentigny a fourvoyé, dans un livre paradoxal de donnée et scientifique de développement, des facultés qu’il pouvait appliquer d’une manière plus utile pour sa renommée à des sujets plus positifs et plus hauts ; mais, tout fourvoyé qu’il puisse être, il n’en est pas moins dans son livre un esprit piquant et même un penseur, — chez qui le détail vaut mieux que l’ensemble, il est vrai, — un penseur tout en étincelles ! « L’incontinence des grands — nous dit-il quelque part — est l’engrais où se développe le germe de la liberté des petits » ; et il a beaucoup de ces pensées, qui montrent un regard résolu, une intuition claire de la vérité, mais de la vérité fragmentée, et que l’on pourrait opposer à sa philosophie générale. Avec sa manière poétique et cavalière de porter une érudition qui étonne, d’étaler un luxe de lectures qui, pour un autre, serait un luxe lourd, le capitaine d’Arpentigny est au fond un écrivain de cape et d’épée. Qu’il se déguise tant qu’il voudra, qu’il suspende l’épée à son clou, qu’il brûle sa cape ou qu’il la retourne, qu’il se fasse physiologiste et homme à système et, par-dessus tout cela, philosophe du progrès indéfini, béat de la civilisation indulgente, peu nous importe, et il en faut sourire ! Il est toujours un talent plein d’alacrité et de force, qui se moque bien, par l’attitude, des idées qu’il a l’air de respecter le plus, naturellement à cinq cents pieds de toutes les niaiseries dont sa réflexion le rapprocherait, s’il l’écoutait !

Il y a, en d’Arpentigny, les impatientants contrastes que nous ayons déjà signalés dans un esprit, parent du sien du reste, qui croyait comme lui à la physiologie, qui a voulu expliquer l’amour par elle comme lui a voulu expliquer l’intelligence, et qui, comme lui, avait vécu de cette vie militaire dont l’influence est un bénéfice pour tous les ordres d’esprits. Nous voulons parler de Stendhal-Beyle. Stendhal et d’Arpentigny sont des aristocrates de talent qui se sont mis à déroger dans le démocratisme des idées, Stendhal est plus froid, d’Arpentigny plus extérieur et plus ardent. Il a plus de piaffe, comme il dit (c’est un de ses mots !), mais tous les deux appartiennent à des opinions qui faussent leur nature et dépravent leur talent ; tous les deux ils étaient mieux faits que pour soutenir et défendre, chacun à sa manière, les doctrines avouées ou secrètes du matérialisme démocratique. Stendhal est mort, lui. Il a fait son œuvre, et son œuvre appartient au jugement des hommes. Mais le capitaine d’Arpentigny n’a jusqu’ici produit qu’un seul livre, et ce livre, frappé par son titre, est resté bien à l’écart de tous les esprits. L’auteur, qui en a peut-être un autre et même plusieurs autres dans la pensée, nous croira-t-il quand nous lui dirons que ses idées doivent nuire profondément à son genre de talent, comme elles ont nui au talent de Stendhal et l’ont fait bourgeois, ce talent d’une méprisante distinction, tout aristocratique qu’il était ?… Nous croira-t-il, et se replacera-t-il en accord parfait avec lui-même ?… Reviendra-t-il à ses tendances naturelles, qui ont raison en lui et auxquelles il s’acharne en vain à donner tort ; car, dans la sphère du talent comme dans l’autre sphère, il n’y a jamais rien de dérangé que notre conscience et de renversé que notre esprit.