I. Leçon d’ouverture du Cours d’éloquence française
faite à l’Université de Paris le samedi 9 janvier 1904 (Extraits)
… Je voudrais aujourd’hui, Messieurs, donnant congé à Voltaire, vous dire pourquoi je ne puis espérer de remplacer Larroumet qu’en le continuant ; je voudrais, non pas par formalité ni pour satisfaire à une tradition de politesse universitaire, mais par un sentiment profond de sa valeur et de son rôle, vous entretenir de ce professeur à qui vous avez donné si longtemps, et jusqu’au bout, toutes vos sympathies. N’attendez pas de moi un portrait complet, une biographie détaillée de Gustave Larroumet : je n’en ai ni les moyens ni le temps. Cet esprit souple, étendu successivement vers tant d’objets divers, cette vie riche, où s’assemblent tant de formes ordinairement incompatibles de l’action, dépassent les limites de mon information actuelle et de ma compétence.
… De Larroumet, je ne prendrai que ce que je puis bien juger, ce qui intéresse cette chaire : il y aura profit pour nous à regarder ce qu’il a fait pour nos études, comment il l’a fait, et par où il peut nous être un guide et un modèle. Je tâcherai, Messieurs, sans répudier cette sympathie que je déclarais tout à l’heure, de n’y pas trop céder, et de vous parler de Larroumet sans donner dans l’éloge funèbre, avec la simplicité, avec la vérité qu’il aimait : vous vous souvenez de quel sourire il accueillait les panégyriques indiscrets qu’on voulait lui présenter comme des essais de critique et d’histoire littéraire.
Larroumet s’est révélé à la Faculté des Lettres et au public, en décembre 1882, par sa thèse de doctorat : « Marivaux, sa vie et ses œuvres, avec deux portraits et deux fac-similé, in-8, pp. i-xi, 1-640. » Le succès fut grand, mais quelque étonnement s’y mêla. Une thèse de littérature française, si nous négligeons quelques exceptions de médiocre valeur ou de notoriété insuffisante, c’était alors, pour tout le monde, une étude de goût, une fine analyse ou une construction vigoureuse. Le plus modeste universitaire s’y essayait à l’art de Paradol ou à celui de Taine. L’essentiel était de manifester une originalité personnelle, de créer de l’esprit ou un système, et de se montrer avantageusement à l’occasion de son auteur. Larroumet s’effaçait. Et l’on sentait qu’il ne s’effaçait pas par impuissance, mais par méthode. Ce qu’il avait d’esprit, de goût, de talent, perçait, filtrait à travers les pages de son gros volume : il ne semblait appliqué qu’à le dérober, à le masquer, à en détourner l’attention. C’était de Marivaux, et non pas de lui-même, qu’il voulait donner la connaissance au public et à ses juges. Il avait rejeté toutes les idées générales extérieures à son sujet. Pas de philosophie de l’histoire littéraire ; pas de loi universelle, prétendant expliquer la genèse des œuvres ; pas de système dont Marivaux fût employé à donner la démonstration. Rien qui allât au-delà de cet objet : Marivaux. En revanche, le plus héroïque et patient effort pour le faire connaître tout entier, dans tous ses ouvrages même secondaires, dans tous ses aspects même accessoires. Aucune des relations de l’œuvre et de l’auteur n’était négligée : biographie, origines intellectuelles, place dans l’histoire du roman, place dans l’histoire et la comédie, influence sur le roman anglais, rapport avec la peinture de Watteau ou de Chardin, rapports avec les divers mouvements des idées morales et littéraires au XVIIIe siècle.
Tout Marivaux donc était là, et le vrai Marivaux. Que Larroumet ait donné à son auteur un peu de cette sympathie complaisante à laquelle, quand on passe quatre ou cinq ans en tête à tête avec un écrivain, on n’échappe que par la haine et en concevant la passion de le démolir : c’est bien possible. Mais il a pris ses précautions contre lui-même comme contre les autres. On l’a dit, se défier de soi et d’autrui, c’est en deux mots tout l’esprit scientifique. Larroumet ne se satisfait pas de la méthode agréable qui consiste à lire une œuvre et à développer les impressions de sa lecture. Il prit la méthode, plus dure et plus lente, qui recueille tous les documents utiles pour illuminer des écrits, en déterminer le caractère, limiter et contrôler la réaction subjective du goût à leur contact. Documents littéraires : œuvres des prédécesseurs, contemporains et successeurs, mémoires, lettres, satires, journaux du XVIIIe siècle ; documents non littéraires : papiers d’état civil, archives de la Comédie-Française, archives de la Comédie-Italienne au Nouvel Opéra, registres (alors inédits) de l’Académie Française, rien ne fut négligé dans cette investigation immense et minutieuse.
Mais ce n’était pas tout. Larroumet n’était pas le premier qui parlât de Marivaux. Qu’avaient trouvé, pensé, dit ceux qui en avaient parlé avant lui ? Que pouvaient-ils fournir de fragments de vérité sur chaque point ? Quelles images successives de Marivaux s’étaient faites toutes les générations du XVIIe et du XVIIIe siècle ? Comment cet écrivain avait-il agi sur les esprits, et révélait-il sa qualité intime par son action ? De là, dans le texte, et surtout dans les notes copieuses de la thèse, ces extraits et discussions d’un nombre infini d’études, de notices, d’articles de revue, d’articles de journaux où Marivaux était apprécié. Larroumet aimait mieux induire lentement de faits multiples, emboiter le pas tranquillement à des jugements antérieurs qu’il reconnaissait vrais, que de jeter des aperçus mal vérifiés, ou d’étaler des fantaisies brillantes. Il discutait régulièrement toutes les opinions, rejetant avec liberté ce qu’il avait des raisons de rejeter, content chaque fois qu’il pouvait constater la conformité de son sentiment personnel avec une tradition collective ou avec le sentiment d’un autre esprit individuel.
Tout cela faisait 640 pages in-8. Larroumet, ayant conscience de ce qu’il y avait d’inusité dans son procédé, s’en excusait dans sa préface, et plaidait presque humblement la cause de sa méthode. Il eut à la défendre aussi dans la séance où neuf membres de la Faculté argumentèrent contre lui : ces soutenances de thèse, autrefois, duraient huit heures et plus ; le nouveau docteur en sortait glorieux parfois, toujours fourbu, souvent malade ; c’étaient des jeux féroces. Donc, tout en rendant hommage à la science et au talent du candidat, la Faculté ne put s’empêcher de protester contre l’énormité du volume « qui paraît, dit le rapport, quelque peu disproportionné avec l’importance et la nature du sujet ».
Il y avait certainement un peu d’excès, dans les notes surtout. On remarquait malignement que Larroumet avait beaucoup cité les critiques vivants, des journalistes souvent sans autorité ni mérite littéraires. Je ne dis pas qu’il n’avait pas songé qu’il ferait plaisir à tel ou tel en les citant ; c’était comme des cartes de visite qu’il déposait chez les membres de la Presse, ses juges de demain, qui casseraient ou ratifieraient devant le grand public l’arrêt de la Faculté. Mais cette adresse était comme indiquée par sa méthode même. Et puis s’il citait avec politesse, il discutait sans complaisance. Il n’a fait pour le succès que ce que sa conscience d’historien autorisait. J’ai d’ailleurs remarqué que cette amabilité des citations l’avait suivi dans toute sa carrière : alors qu’il était arrivé, n’ayant besoin de personne, il aimait à citer des travaux secondaires d’inconnus, de jeunes gens, sans intérêt alors assurément, par souci d’exactitude et minutie d’information.
Mais, Messieurs, cette surabondance de notes mise à part, le reproche de la Faculté tombait à faux. Au fond, l’on reprochait à Larroumet que son étude ne ressemblait pas à son auteur : « Il a, disait quelqu’un, déposé un éléphant sur un papillon. » Ce mot révèle une conception purement esthétique de l’histoire littéraire : l’essai doit être l’image, la réduction, comme l’eau-forte de l’œuvre originale. La critique doit assortir jusqu’au format de son livre à la couleur esthétique de son auteur. Il faudra donner à Rubens, l’in-folio, mais Watteau ne s’exprimera bien que par l’in-18. Les figurines de Myrrhina ou de Tanagra — choses légères et gracieuses — refusent l’érudition grave et les lourds volumes !
J’aime mieux la méthode de Larroumet, c’est tout simplement la méthode historique. La minutie de l’étude, le poids du livre ne sont pas des défauts dans une thèse de doctorat qui n’est pas pour les gens du monde. Là, la tâche de l’ouvrier est de fournir tous les faits, tous les matériaux, toutes les discussions, toutes les solutions utiles à la connaissance complète et précise du sujet. Là viendront s’alimenter les essais de vulgarisation, les articles des revues mondaines, dont le premier devoir est d’être légères, vives, agréables. Et la preuve que Larroumet n’a pas eu tort, c’est que depuis vingt ans que sa thèse a passé, on a continué d’écrire sur Marivaux ; de bons articles, de jolis livres ont été faits. Quelques nuances, quelques impressions ont été apportées par la sensibilité artistique des écrivains. Rien d’essentiel, ni même d’important, n’a été ajouté : la recherche avait été complète et, autant qu’on peut s’aventurer à user du mot, définitive.
Donc Larroumet était dans la bonne voie : comment y était-il entré ? Je l’ai demandé aux articles de ses dernières années où il a semé parfois des souvenirs de ses années d’épreuves et de formation. Je l’ai demandé aussi à l’un de ses intimes amis, le fidèle témoin et associé de ses premiers efforts, M. Jules Favre, docteur ès lettres et proviseur du Lycée Michelet. Voici ce que j’ai appris ou cru voir.
Fils de soldat, d’abord destiné à Saint-Cyr, Larroumet faisait ses études au Lycée de Cahors avec cette passivité résignée que notre enseignement secondaire classique a longtemps entretenue même chez les bons élèves, lorsqu’un jeune normalien, M. Loiret, vint donner une secousse soudaine aux curiosités endormies. Il révéla à ces petits Gascons Stendhal, Sainte-Beuve, Taine. Il leur donna le sentiment de la beauté littéraire et de la vertu morale qu’elle recèle souvent. « Il nous formait à la précision et à la simplicité ; il nous donnait le goût du style net et franc, la haine de l’emphatique et du tortillé. » M. Loiret découvrit Larroumet et le révéla à lui-même : l’enfant sentit sa vocation littéraire, et tourna ses ambitions vers l’École Normale. Il ne s’y présenta jamais pourtant. La guerre interrompit sa préparation : le « potache » se fit dragon, franc-tireur, fut blessé et mérita la médaille militaire. Après, il fallait vivre. « J’ai été pion, disait-il plus tard, pion ou quelque chose d’approchant, et je n’en suis ni fier ni honteux. » Il nous a raconté comment il fut maître d’études au collège d’Aix, et en même temps étudiant à la Faculté des Lettres. Dans la vieille cité provençale, paisible et somnolente, rien de plus endormi que l’Université. Il y avait à la Faculté des Lettres cinq étudiants — dont quatre répétiteurs payés par l’État — et cinq professeurs. Le professeur de littérature latine cultivait ses oliviers à la campagne toute la semaine, et de temps à autre passait à la ville corriger des vers latins. Le professeur de philosophie herborisait, et entre deux courses enseignait Condillac. Le professeur d’histoire habitait Marseille, et le professeur de littérature française n’avait son domicile à Aix que parce qu’il séjournait la plupart du temps à Paris. Le joli « petit monde d’autrefois » ! Mais il y avait aussi à Aix un homme animé de l’esprit nouveau, un travailleur, un savant opiniâtre, méticuleux et méthodique, le philologue Eugène Benoist : il forma Larroumet en Provence, il le forma à Paris, où il le fit venir en 1874 ; pour achever ses études supérieures, Larroumet, de professeur qu’il était devenu dans l’enseignement spécial, se refit « pion » à Charlemagne.
Eugène Benoist fut le vrai maître de Larroumet, avec Sainte-Beuve. Car malgré son enthousiasme de collégien pour les rythmes larges et les sonorités cuivrées du style de Taine, Larroumet, dès qu’il réfléchit, se détourna de la philosophie systématique que construit la littérature, et préféra la souplesse désossée de Sainte-Beuve, le style à mille faces qui réfléchit tous les rapports des choses, la phrase au développement onduleux qui en dessine la mobilité vivante, l’information curieuse et l’induction aiguë qui ne substituent jamais des vues de l’esprit à l’observation du réel. Ce fut Sainte-Beuve, et non Taine, dont il se paya les œuvres complètes sur les 400 fr. de traitement annuel que gagnait un maître d’études du collège d’Aix.
Sainte-Beuve prévalut sur Eugène Benoist, qui voulait donner Larroumet à la philologie latine. Mais en répondant à l’appel de Sainte-Beuve, il retint de la forte discipline de Benoist une méthode impersonnelle et rigoureuse, le respect des textes et des faits, l’habitude de l’enquête patiente et scrupuleuse, la défiance de l’esprit brillant et de l’esprit de système. Sainte-Beuve lui donna la curiosité, une curiosité avertie des sujets et des questions ; Benoist, le procédé régulier, et la volonté de connaître par érudition et critique plutôt que par divination et flair.
De cette alliance de Benoist et de Sainte-Beuve en son esprit — l’un consolidant l’autre, et celui-ci élargissant celui-là — sortit la thèse sur Marivaux. De là sa solidité ; de là son autorité et l’utile influence qu’elle exerça. Je me souviens qu’elle me séduisit par là. Larroumet n’a pas été mon maître. Très peu d’années nous séparaient ; et nous appartenions en somme à la même génération d’esprits. Je le connus au moment où il achevait sa thèse, quand je commençais la mienne. J’étais à peu près au même point que lui. Nous étions sortis de l’École Normale, mes camarades et moi, très admirateurs des grandes constructions d’art littéraire que Taine avait édifiées, mais au fond très décidés à ne point nous mettre au service d’un système, tout préparés par nos maîtres, Fustel de Coulanges, Tournier, Boissier, Lavisse, qui nous avaient donné l’idée des méthodes exactes, à essayer d’adapter à l’histoire littéraire de la France les procédés de la critique ancienne et de l’histoire. Larroumet fut l’aîné qui me montra à faire cette adaptation. De plus, sa thèse si copieuse m’indiqua tout ce qu’on ne m’avait pas appris, les instruments de travail, les sources d’information qui doivent servir à l’étude du théâtre du XVIIIe siècle : c’est sur ses pas que je montai les cinq ou six étages au sommet desquels M. Georges Monval ouvrait, avec sa complaisance inlassable, l’accès des registres de la Comédie-Française.
Encore aujourd’hui, Messieurs, cette thèse est de celles qu’on peut offrir pour modèles de ce genre de travail aux jeunes gens, avec le « Hardy » de Rigal, et avec plusieurs autres (car heureusement elles se sont multipliées).
Depuis son Marivaux, Larroumet a contribué à l’histoire littéraire de la France par deux petits livres, Racine (dans la Collection des Grands Écrivains français), et La Comédie de Molière, l’auteur et le milieu. Ce sont deux excellents ouvrages de vulgarisation, au sens le plus élevé du mot, de cette vulgarisation dont seuls les esprits très savants et très intelligents sont capables. Il s’agissait moins, sur Racine et sur Molière, d’apporter du nouveau que de faire un triage dans l’amas des matériaux que depuis longtemps l’érudition parisienne ou provinciale entassait, de choisir le certain et l’important, de rejeter l’insignifiant et le douteux. Larroumet a fait ce travail avec un goût parfait. Ici encore il s’est effacé ; il a tiré toutes ses idées des documents et des textes ; il a été affranchi de tout point de vue doctrinal : il n’a voulu apporter qu’une méthode, et son jugement.
Mais ici il écrivait pour le grand public. Il a contenu, caché l’érudition. Il n’a rien ignoré, mais il n’a pas tout dit. Et ce qui, dans le Marivaux, disparaissait un peu par l’effort critique et sous, l’amoncellement des matériaux, se dégageait ici avec puissance : la couleur et le mouvement de la vie. Naturellement orienté vers les réalités plutôt que vers les abstractions, très artiste, très attentif aux rapports de la littérature et des beaux-arts, il regardait ses auteurs comme un peintre, ou comme un romancier naturaliste peut faire. Il voyait la laideur expressive de Molière, le paysage natal de Racine, cette nature sévère et harmonieuse de la Ferté-Milon, l’intérieur de bourgeois cossu du poète vieilli ; il nous le montrait dans son cabinet, en sa robe de chambre « bordée de satin violet », devant ses rayons garnis de livres, ou, lorsqu’il s’en allait à la cour, en « manteau d’écarlate rouge » et « en veste de gros de Tours à fleurs d’or », avec une « petite épée à garde et poignée d’argent » au côté, montant dans son carrosse rouge que tiraient deux bons vieux chevaux. Il n’imagine d’ailleurs que comme il juge : le document demande sa vision, et où le document se tait, il cesse de voir.
Ce qui me frappe le plus dans ces études, c’est le scrupule et la mesure dont elles font preuve. Toutes ses sympathies sont acquises à Racine et à Molière : on le sent ; mais il ne cède pas une parcelle de la vérité à ses sympathies. Dans sa rapide étude sur Racine, il pouvait écarter simplement les témoignages auxquels sa critique n’ajoute pas foi : ce sont ceux-là au contraire qu’il transcrit avec soin ; il ne les rejette qu’après les avoir fait connaître. Nous pouvons, grâce à lui, conclure, si nous voulons, contre lui sur l’esprit courtisan de Racine ou sur la dénonciation dont il fut l’objet pour la mort de la du Parc. Pour Molière, il nous montre qu’on ne sait pas si Madeleine Béjart a été la maîtresse de Molière, qu’il n’est pas du tout sûr qu’Armande fût la fille de Madeleine. A vrai dire, l’état civil d’Armande est fort louche ; et les vraisemblances communes sont pour que Madeleine Béjart ait eu plus d’un amant. Mais à la rigueur on ne sait rien. Molière a-t-il été en réalité ce que Sganarelle ne fut qu’en imagination ? On n’aime pas cette posture pour l’homme qu’on admire. Or Armande est fort suspecte. « Cependant, à examiner d’un peu près les faits qu’on lui reproche, il n’en résulte qu’une chose, c’est qu’elle rendit Molière très malheureux. Mais pour quels motifs ? Est-ce de l’inconduite, est-ce uniquement de la coquetterie de sa femme que souffrait l’auteur de Sganarelle et du Misanthrope ? » On n’en sait rien, et Larroumet se refuse à faire la conjecture la plus romantique, mais aussi la plus désagréable pour Molière. Il aime mieux, puisqu’on ne sait rien, ne pas conjecturer le pis : et quand d’autres soupçonnent Molière d’avoir épousé la sœur ou la fille de son ancienne maîtresse, et d’avoir été « sot » comme Arnolphe ne voulait point l’être, il est content de pouvoir acquitter, faute de preuves, le grand écrivain qu’il aime. Et c’est tout ce que lui arrache sa sympathie. Elle n’agit plus, dès qu’il a un texte sûr : il n’essaie pas d’atténuer l’impression qu’on peut recevoir de la société de Racine avec la Champmeslé et tous ceux, mari et amants, avec lesquels il la partagea paisiblement.
S’il est docile aux textes, il n’y est pas crédule ; il les sonde scrupuleusement, il les interprète avec mesure. Ce n’est pas cette mesure timide des gens de goût poli qui masquent ou nient volontiers les réalités laides, et qui aiment à voir en beau les écrivains dont ils s’occupent. La mesure de Larroumet dérive d’une méthode exacte, attentive à doser la quantité de certitude impliquée dans un texte. Mais, en lui, la prudence critique s’affermit par le sens aigu de la vie, par la connaissance désabusée et sans amertume de l’humanité, par la disposition avisée à ne voir la nature ni en noir ni en bleu.
Dans les articles rapides de ses dernières années, il s’est laissé aller à causer, à se souvenir ; il s’est mis à l’aise, laissant jouer son esprit et sa sensibilité, suivant les images de sa vie et de la vie qui s’évoquaient en lui. Il se permettait d’être charmant, d’être tout à fait lui, dans le journal, dans la courte chronique improvisée au coin d’une table, parce qu’au fond il ne faisait pas grand cas de cette besogne.
Mais dans les grands articles de Revue, dans les conférences de l’Odéon, dans les leçons de cours, une chose me frappe : c’est combien ce brillant causeur, d’esprit si amusant, de verve si inépuisable, toujours débordant d’anecdotes qu’il contait à merveille, se bridait, se défendait de paraître, s’interdisait les excursions, les effets, les fantaisies. Dès qu’il se sentait en fonction d’instruire, ce n’était plus le même homme ; il ne jouait plus. Son objet le possédait. On eût dit qu’il sentait toujours son maître Eugène Benoist regarder par-dessus son épaule et réprimer en lui toutes les velléités de « littérature ». Les confrères malveillants traduisaient cela en l’appelant, selon la spécialité de leur antipathie « professeur », ou « normalien », ou « pion »1. C’était chez lui conscience. Il était sérieux, parce qu’il voulait l’être, parce qu’il croyait le devoir à son auteur, à son lecteur. Tous ses articles révèlent la même étendue d’information, la même solidité de construction. Ils sont faits, toutes les fois que le sujet le permet, sur le type que voici ; Qu’est-ce que l’écrivain ? biographie, psychologie, tendance esthétique ou sociale. Qu’est-ce que l’œuvre ? sa place dans un genre, un groupe, un mouvement ; et alors dans ce genre, ce groupe, ce mouvement, sa nuance ou propriété spéciale. Voyez, par exemple, Messieurs, sa conférence sur Pinto, ses articles sur M. Brunetière, le Lys Rouge ou les Morticoles : la structure est identique ; seul, l’ordre des éléments est parfois renversé. Ainsi, il étudie partout le milieu social et l’homme, le milieu littéraire et l’œuvre, mais sans roideur doctrinaire, réservant toujours ce résidu indécomposable, réfractaire à l’analyse, où est la vie, et qui fait l’individualité. Il avait admiré Taine ; il admirait M. Brunetière : il ôtait à leurs idées ce qui en faisait des systèmes, il en gardait ce qui donnait moyen d’interroger, d’embrasser le plus de réalité possible.
….. Partout ailleurs que devant vous, Messieurs, je pourrais craindre qu’on ne m’accusât d’avoir changé l’idée de Larroumet, d’avoir ôté à sa figure le brillant, la séduction de l’esprit, de la belle humeur, de la sociabilité, de la vivacité amusante, de lui avoir donné trop de sérieux et d’application grave. J’ai goûté, si je n’y insiste pas, les qualités charmantes et légères que tout le monde a connues. Mais c’était l’enveloppe d’une structure robuste et d’une volonté laborieuse ; et dans nos études d’histoire littéraire, ce sont celles-ci surtout que Larroumet nous a montrées.
Il était Gascon. Il l’était jusqu’au bout des ongles. Mais il y a diverses sortes de Gascons. Pour nous autres, gens du Nord et du Centre, le Gascon est, nous aimons à nous figurer qu’il est, un personnage souple, spirituel, superficiel, causeur amusant sur toute chose, sans travail et sans connaissance exacte. Il y en a de tels, peut-être, des joueurs de flûte ou de guitare qui n’ont de sérieux que pour l’intrigue. Mais il y a d’autres Gascons, de rudes hommes, fougueux et solides, qui ne lâchent jamais pied, ne sont jamais las, ne font la grimace à aucun péril, à aucune peine, et qui vont joyeusement à toutes les batailles, à toutes les besognes, ayant encore de la verve de reste à faire mousser dans les heures de relâche, et se reposant à des jeux qui seraient de la fatigue pour d’autres : il y a les Gascons de Montluc et de Henri IV. Larroumet était de cette race-là. Sa légèreté était le trop-plein de sa force, qui jamais ne se sentait épuisée. Il la crut, hélas ! inépuisable.
Je ne puis m’empêcher, Messieurs, de regretter pour nos études qu’avant cette dernière et irrévocable disparition, il nous ait été si tôt et tant de fois ravi, et dès le lendemain presque de ses débuts, par les séductions d’autres carrières et d’autres objets. S’il se fût concentré, peut-être ne l’aurions-nous pas perdu ; et même si son heure était marquée, du moins, il eût fait pour nous, dans notre domaine, une œuvre plus considérable. Contentons-nous qu’il ait fait quelque chose d’excellent et de salutaire, dans ses livres et dans ses cours. Il n’aura pas, dans l’histoire littéraire du XIXe siècle, un chapitre à lui, à la suite du chapitre de Taine et du chapitre de M. Brunetière ; mais son ambition n’était pas là, et, eût-il écrit vingt volumes de plus, il n’eût pas ajouté un système aux systèmes de la critique constructive. Il aura sa place au bas des pages ou dans les notices bibliographiques, non comme écrivain à étudier, mais comme guide, instrument et secours pour les hommes d’étude. Il a donné quelques exemples supérieurs de critique inductive, purgée d’a priori et de fantaisie, où toute l’intelligence, le goût, l’esprit, le talent, se subordonnent aux faits et ne s’appliquent qu’à mettre en valeur strictement le contenu des documents. Il nous a montré la voie. Ce qu’il n’a pas pu faire, d’autres le feront ; à vous, Messieurs, de le faire, en vous animant de son esprit et en vous inspirant de son enseignement. Pour moi, ce m’est un encouragement et une force, de songer qu’en montant dans cette chaire qu’il a trop peu de temps occupée, j’y trouve installée déjà par lui, éprouvée par sa pratique et revêtue de son autorité, la méthode que je crois, sinon la plus glorieuse pour le maître, du moins la plus utile pour les auditeurs et la plus adaptée aux objets de l’histoire littéraire.