(1922) Gustave Flaubert
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(1922) Gustave Flaubert

Introduction
(1935)

L’ouvrage sur Gustave Flaubert, publié en 1922 et depuis longtemps épuisé, est réédité après une révision attentive. La littérature flaubertienne s’est en effet considérablement enrichie depuis douze ans. Des centaines de lettres nouvelles ont été publiées. Une équipe de flaubertistes, à la tête desquels il faut placer et le regretté René Descharmes, et René Dumesnil, ont renouvelé sur plusieurs points notre connaissance biographique du maître. Je n’ai pas revu ce livre à douze ans de distance, sans en juger plusieurs points discutables ou erronés. J’ai donc fait des rectifications et apporté des additions. L’ouvrage est remis presque entièrement à neuf, sans être pour cela un nouveau livre.

Chacun des chapitres a été rajeuni et tenu au courant, un seul excepté, le Style de Flaubert, qui ne fait que reproduire à peu de chose près le texte de 1922. Non qu’il soit parfait. Bien au contraire, si l’on s’était mis à compléter les directions sommaires, les têtes de chapitre, les quelques exemples qui le composent, la matière eût exigé un autre volume, aussi considérable. Je l’avais préparé, quelque peu rédigé : j’y ai renoncé.

Une bibliographie de Flaubert manquant au volume de 1922, j’aurais pu en donner une ici. Mais, sauf pour quelques additions peu importantes (quelques articles de revue) elle eût fait double emploi avec les bibliographies établies par Descharmes et Dumesnil en 1912 dans Autour de Flaubert et par René Dumesnil dans son Flaubert de 1933. J’ai préféré ajouter dans ce nouveau livre ce qu’on n’eût pas trouvé ailleurs : une bibliographie critique, beaucoup plus sommaire, qui puisse servir de guide provisoire à l’étudiant flaubertiste, d’introduction à la bibliographie complète de Flaubert qu’ont publiée MM. Dumesnil et Demorest.

1. Les premières années

Si Flaubert avait figuré de son vivant dans un roman à clef, comme Charles Demailly, on l’y eût appelé, assez à propos, Cambremer. C’était le nom de famille de sa grand-mère maternelle, Camille Cambremer de Croixmare, de bonne bourgeoisie normande, laquelle avait épousé un médecin de Pont-l’Êvêque, Jean-Baptiste Fleuriot, en 1792. La fille qui leur était née en 1793, Caroline, ayant perdu très jeune son père et sa mère, fut élevée d’abord dans un pensionnat de Honfleur, puis à Rouen, chez le docteur Laumonier, médecin de l’hôpital. Elle y fit la connaissance d’un jeune médecin de Nogent-sur-Seine, établi à Rouen, le docteur Flaubert, et l’épousa en 1810. Ce n’est que par les Fleuriot-Cambremer que Flaubert est Normand, bourgeois bourgeoisant de ce pays où il a constamment vécu, dont il s’est imprégné de partout, tant par la curiosité artistique qui l’inclinait vers lui que par les colères qui le levaient contre lui. Il était Normand intégral par son physique. Sa fantaisie lui persuadait qu’il descendait des aventuriers de Sicile, et il écrivait : « Je suis un Barbare, j’en ai l’apparence musculaire, les langueurs nerveuses, les yeux verts et la haute taille, mais j’en ai aussi l’élan, l’entêtement, l’irascibilité. » Sans remonter si loin, et puisque c’est l’écrivain qui nous intéresse en lui, nous trouvons chez lui des rapports assez étroits avec les autres écrivains normands, qui forment peut-être, avec les Bourguignons, notre famille littéraire la plus homogène et la mieux caractérisée, les Malherbe, les Corneille, les Barbey d’Aurevilly, avec leur substance robuste, leur originalité agressive et rude, quelque chose à la fois de migrateur et de réfractaire. Zola remarque avec justesse qu’il est resté un provincial, que dans ses séjours à Paris il ne prend nullement l’air et l’esprit de la capitale, et qu’il ressemble en cela à Corneille. « Il gardait des naïvetés, des ignorances, des préjugés, des lourdeurs d’homme qui, tout en connaissant fort bien son Paris, n’en avait jamais été pénétré par l’esprit de blague et de légèreté spirituelle. Je l’ai comparé à Corneille, et ici la ressemblance s’affirme encore. C’était le même esprit épique auquel le papotage et les fines nuances échappaient… Il voyait humain, il perdait pied dans l’esprit et dans la mode1. » Quand il voudra, dans l’Éducation Sentimentale, faire d’Hussonnet un type d’esprit parisien, il lui faudra dépouiller toute la collection du Charivari ! Corneille et lui sont deux beaux types d’indépendance normande, deux beaux refus que fait le sang nordique de s’adapter à la communauté de la capitale.

Par son père il descend d’une famille champenoise où depuis un siècle au moins la profession héréditaire est celle de vétérinaire. Presque tous les garçons l’exercent. Les études une fois faites à Alfort, ils s’installent là où il y a des places à prendre, ce qui disperse les branches de la famille entre Nogent-sur-Seine, Baigneux et Sens. C’est à Nogent qu’est établi le grand-père de Gustave, Nicolas Flaubert, qui, après avoir failli être guillotiné comme royaliste sous la Révolution, meurt en 1814, à soixante ans, des brutalités que les Prussiens lui ont fait endurer.

A ce moment son dernier fils, Achille-Cléophas, est âgé de trente ans. Le premier de la famille qui ait franchi l’étape de la capitale, il a fait à Paris de brillantes études médicales, y a été l’interne de Dupuytren, qui l’a fait nommer prévôt d’anatomie à l’hôpital de Rouen ; il en deviendra le médecin-chef.

Au temps de Gustave, le nom de Flaubert ne subsistera plus que dans la famille de Rouen. Les seuls rapports que les Flaubert gardent alors avec la branche champenoise, ce sont les longs séjours à Croisset de l’horloger de Nogent, Parain, qui a épousé la sœur du chirurgien. À cet oncle Parain, ou « père Parain », provincial gaillard, gourmand, Gustave restera tendrement attaché. Peu après le retour d’Orient de son neveu il tomba en enfance et s’éteignit. Nogent devenait alors pour Flaubert un cadre vide. Il y plaça l’Éducation sentimentale.

Flaubert est né et a été élevé dans un hôpital, et sa vie, son génie, son œuvre en ont été constamment marqués. L’appartement du médecin-chef, à l’Hôtel-Dieu de Rouen, peut passer pour le lieu où s’est élaborée la vision triste du monde qui, dans la seconde moitié du XIXe siècle, s’imposera au groupe principal du roman français. « L’amphithéâtre de l’Hôtel-Dieu donnait sur notre jardin ; que de fois avec ma sœur n’avons-nous pas grimpé au treillage, et, suspendus entre la vigne, regardé curieusement les cadavres étalés ; le soleil donnait dessus, les mêmes mouches qui voltigeaient sur nous et sur les fleurs allaient s’abattre là, revenaient, bourdonnaient2 ! » Cette présence physique du cadavre qui, avec Hugo, Gautier, Baudelaire, hallucine la poésie, il semble qu’il faille, pour que le roman y trouve un sujet solide, l’intermédiaire technique et médical ; du cimetière où il était rendu à la grande nature, et où la poésie romantique l’a vu, le corps retourne à l’amphithéâtre, où le guette pour le roman le fils du médecin. Mais il y a deux parties dans un hôpital : l’hôpital lui-même et les « fenêtres » qu’a chantées Mallarmé. Flaubert les connut l’une et l’autre dès l’enfance, entre le réalisme nu d’une dalle d’amphithéâtre et l’évasion passionnée de l’âme que le triste hôpital et l’encens fétide projettent vers du lointain, du bleu, des soleils couchants.

Flaubert a fait le sujet d’une thèse de médecine dont l’auteur, M. René Dumesnil, s’efforce de montrer que si Flaubert ne fut pas médecin, il était digne de l’être, dignus intrare in illo docto corpore. En tout cas, c’est avec lui, après lui et d’après lui que l’esprit médical, les nécessités et les déformations médicales sont incorporées à la littérature. (Sainte-Beuve avait fait cependant au commencement de sa carrière quelques pas dans ce sens, mais chez lui l’imitation du médecin le céda dans la suite à celle du confesseur.) Un jour que Flaubert devait assister à l’enterrement de la femme de son ami Pouchet, un élève de son père, il écrivait : « Comme il faut du reste profiter de tout, je suis sûr que ce sera demain d’un dramatique très sombre et que ce pauvre savant sera lamentable. Je trouverai là peut-être des choses pour ma Bovary ; cette exploitation à laquelle je vais me livrer et qui semblerait odieuse si on en faisait la confidence, qu’a-t-elle donc de mauvais ? J’espère bien faire couler des larmes aux autres avec ces larmes d’un seul, passées ensuite à la chimie du style. Mais les miennes seront d’un ordre de sentiment supérieur. Aucun intérêt ne les provoquera, et il faut que mon bonhomme (c’est un médecin aussi) vous émeuve pour tous les veufs3 ! » C’est, pour le romancier observateur aussi bien que pour le médecin, un devoir professionnel que de cultiver une certaine insensibilité naturelle, mais cette insensibilité ne s’ennoblit que si on la tourne encore sur soi-même, si elle devient bilatérale. « Je me suis moi-même, ajoute Flaubert, franchement disséqué au vif dans les moments peu drôles. » Et si Mme Bovary c’est lui, si Bouvard et Pécuchet c’est encore lui, on conviendra que, comme des médecins ont pu observer avec une impersonnalité scientifique leur cancer ou leur phtisie, aucun romancier n’a poussé aussi loin que Flaubert le cœur de s’étendre sur une dalle d’amphithéâtre. Non seulement présence du médecin, mais du carabin. L’esprit du carabin est un humour professionnel, tout comme celui du soldat, du professeur ou du voyageur de commerce. Mais il prend naturellement pour le dehors une ligne macabre, cynique, et qui fait froid dans les os de la « clientèle ». Une partie de l’humour de Flaubert, surtout dans sa correspondance, vient de là. C’est un humour de la matière, scatologique pour le dehors. Dans les deux curieuses lettres qu’il écrivit aux Goncourt à propos de Sœur Philomène, Flaubert regrette de ne pas trouver assez de cet humour-là, et il leur cite des anecdotes effroyables qui, elles, sentent bien la dalle d’amphithéâtre et la mouche verte.

Le matérialisme médical l’a d’autant plus tenu que non seulement son père, mais sa mère, fille, elle aussi, d’un médecin, étaient étrangers à toute préoccupation religieuse. Évidemment les enfants étaient baptisés et faisaient leur première communion, on se mariait et on était enterré à l’église, parce que c’était reçu, et nécessaire pour la clientèle. Mais voilà tout. Pas d’anticléricalisme d’ailleurs. On penchait vers le déisme plutôt que vers le matérialisme du XVIIIe siècle. Les choses religieuses n’intéressaient la maison que dans la mesure où une chapelle et un aumônier sont réglementaires dans un hôpital, comme une salle de dissection et des infirmiers.

Flaubert est de ceux autour desquels le biographe ne doit pas manquer de placer comme une valeur essentielle l’atmosphère de la famille. Ne s’étant pas marié, il n’en eut pas de nouvelle. Il vécut toujours avec ses parents, son père d’abord, qui mourut en 1846, puis sa mère avec laquelle il passa fidèlement presque toute son existence. Il a eu le culte de ce père (le docteur Larivière de Madame Bovary) et de cette mère. Il sacrifia, sur la fin de sa vie, sa fortune à sa nièce. Au moment des poursuites contre Madame Bovary, ce mangeur de bourgeois se réfugie, comme dans une citadelle, dans l’intégrité bourgeoise des Flaubert. « Il faut, écrit-il à son frère, qu’on sache au ministère de l’Intérieur que nous sommes à Rouen ce qui s’appelle une famille, c’est-à-dire que nous avons des racines profondes dans le pays, et qu’en m’attaquant, pour immoralité surtout, on blessera beaucoup de monde4. » Mais on ne s’étonnera pas de voir que l’auteur de Madame Bovary s’accordait intellectuellement mal avec « ce qui s’appelle une famille ». Pendant dix ans, il se cacha pour écrire. Son père méprisait toute littérature, et s’endormit la première fois que Gustave lui lut une de ses œuvres. Le fils aîné, Achille Flaubert, qui fut comme son père médecin-chef de l’Hôtel-Dieu, était une intelligence pratique, courte et sèche, qui avait avec celle de son frère peu de points de contact et de sympathie ; les deux frères ne s’en rendirent pas moins à peu près tous les services qu’ils purent, en s’accordant d’autant mieux qu’ils vivaient moins l’un avec l’autre. La plus grande affection d’enfance de Gustave fut pour sa sœur Caroline, compagne de ses études, de ses découvertes, de sa littérature d’enfance, qui, mariée malgré sa faible santé contre le vœu de Gustave, mourut deux mois après son père, quand Flaubert avait vingt-cinq ans. À partir de ce moment, la maison devient très sombre. La mère de Flaubert tombe dans une neurasthénie qui ne la quittera plus. Vivant avec son fils cadet, elle ne vivait que de lui et pour lui, respectant son travail, son silence, ses humeurs. Cette vie de famille des Flaubert fut toujours unie et affectueuse, mais un peu lourde et triste. Elle nous apparaît, moitié d’elle-même, moitié par projection des sentiments de Flaubert, comme un élément naturel de ce malaise et de cette nostalgie dont s’alimentera le génie de l’écrivain.

 

On conserve à Florence un cahier de géographie de Napoléon écolier qui se termine par : « Sainte-Hélène, petite île. » Les premières lignes de la Correspondance de Flaubert paraissent témoigner d’un hasard aussi conscient. Sa première lettre, qui est de 1830 (il a neuf ans), adressée à son ami Ernest Chevalier, commence ainsi : « Cher ami, tu as raison de dire que le jour de l’an est bête. » L’expérience de Flaubert consiste à étendre à tous les jours de l’année la bêtise du jour de l’an, et à tirer de l’or de ce fumier, à créer de la littérature avec de la bêtise et contre elle, à chercher en elle une excitation et hors d’elle un alibi. L’écriture, du noir sur du blanc, fait pour lui, dès le commencement, le but de la vie. C’est d’abord le théâtre, c’est-à-dire la littérature en chair et en os, extériorisée en personnages. « Si tu veux nous associer pour écrire, moi j’écrirai des comédies et toi tu écriras tes rêves, et comme il y a une dame qui vient chez papa et qui nous conte toujours des bêtises, je les écrirai. » Quelques jours plus tard, il a changé d’avis. « Je t’avais dit que je ferais des pièces ; mais non, je ferai des romans que j’ai dans la tête qui sont : la Belle Andalouse, le Bal masqué, Cardenio, Dorothée, la Mauresque, le Curieux impertinent, le Mari prudent. »

L’expérience du collège, où il entra à huit ans, se fondit pour lui avec celle de l’hôpital. Ici de la souffrance, des cris, des malades, des cadavres. Là, un sentiment orgueilleux de ce qu’il valait, et les railleries des maîtres et des camarades. Et toujours le même alibi. À treize ans, il travaille à un roman sur Isabeau de Bavière et il écrit : « Si je n’avais dans la tête et au bout de ma plume une reine de France au xve  siècle, je serais totalement dégoûté de la vie et il y aurait longtemps qu’une balle m’aurait délivré de cette plaisanterie bouffonne qu’on appelle la vie5. » Lisant plus tard Louis Lambert, il y reconnaît sa propre vie de collège. Il y éprouve l’aventure ordinaire aux enfants de son espèce, la brimade spontanée du groupe contre l’individu. Dès son enfance, il vit à même le bourgeois, à l’état de révolte, et cherchant sa libération dans l’écriture, dans l’art, dans le passé. Il ne s’intéresse qu’à l’histoire, qui lui est enseignée par un des rares professeurs remarquables du lycée, Cheruel, et où il est toujours premier.

A dix ans il dit : « On a fait imprimer mon éloge de Corneille6. » Est-ce une production académique ? un éloge digne de Thomas ? M. Descharmes a eu sous les yeux les Trois pages des cahiers d’un écolier ou Œuvres choisies de Gustave Flaubert, qu’un ami de sa famille, Mignot, s’était amusé à faire non imprimer, mais autographier, et que la censure domestique a écartées des œuvres complètes. Elles « commencent par une dissertation sur le génie de Corneille, et se terminent, à propos du grand tragique, par un éloge ordurier de la constipation7 ». Cette grosse veine scatologique et rabelaisienne subsistera toujours chez Flaubert. Voyez dans ses Carnets de voyage son entrée à Jérusalem. Fermentation d’hôpital, plaisanterie de carabin qui, prise au sérieux et exploitée méthodiquement, mise en actions par Zola, aboutira au « cochon triste » du naturalisme. Flaubert gardera toujours la hantise de la matière décomposée, du glissement vers la destruction. Dans une lettre du 7 août 1846 à Louise Colet, il écrira : « Je n’ai jamais vu un enfant sans penser qu’il deviendrait vieillard, ni un berceau sans songer à une tombe. La contemplation d’une femme me fait rêver à son squelette. »

Caroline, de trois ans plus jeune, vit vraiment avec lui, s’intéresse aux mêmes études, subit son prestige, l’aide au « Théâtre du Billard » qu’il a monté avec son ami Ernest Chevalier.

Ernest Chevalier, qui devait entrer bientôt, pour n’en plus sortir, dans la peau et la robe d’un digne magistrat, plaisait à Gustave peut-être moins par lui-même que par sa famille où, au contraire de celle des Flaubert, on aimait la littérature. M. Chevalier ouvrait une oreille curieuse aux essais de Gustave. C’est l’oncle d’Ernest, M. Mignot, qui a fait autographier pour la postérité le double éloge de Corneille et de la constipation. Mignot habitait en face de l’Hôtel-Dieu, rue Lecat, avait la passion de la lecture, et Gustave était chez lui le plus souvent possible. Mignot lui lisait à haute voix Don Quichotte, qui fut une des grandes passions d’enfance de l’auteur de Madame Bovary. Flaubert passait de belles vacances chez les Chevalier aux Andelys. Cette famille fut son milieu de liberté et de joie, plus précisément, et dans tout le sens religieux qu’il put donner au mot, de littérature. Il faut attacher de l’importance à ces lectures du père Mignot. La littérature entre chez Gustave par l’oreille, la phrase littéraire se distingue de celle qui ne l’est pas par un ton de voix particulier, un apprêt, un cérémonial pour un public, peu importe que ce public soit composé d’un enfant ou de dix mille auditeurs. Flaubert refusera toujours d’admettre dans la littérature la phrase de la conversation : le contraire exactement de Stendhal. Il y a les écrivains du parloir et les écrivains du gueuloir. Flaubert a donné à ceux-ci leur drapeau et leur mot d’ordre.

Avec la famille Chevalier-Mignot, la grande famille littéraire de Gustave fut celle des Le Poittevin.

Ces Le Poittevin sont de grands bourgeois du textile rouennais. Le filateur Le Poittevin avait épousé une amie de pension de Mme Flaubert, et les liens entre les deux familles sont tels que le docteur Flaubert sert de parrain au premier fils de Le Poittevin, Alfred, et Le Poittevin au dernier fils du docteur, Gustave.

Né en 1816, Alfred nous paraît le véritable frère aîné de Gustave. Comme les Chevalier, les Le Poittevin, dans leur maison de la Grand-Rue, sont les voisins immédiats de l’hôpital. La sœur de Le Poittevin, Laure, qui sera la mère de Guy de Maupassant, est née la même année que Gustave. Il y a plus de culture, de tradition, et aussi de forme, chez les Le Poittevin que chez les Flaubert (le fils du vétérinaire de Nogent fait un peu, à Rouen, figure d’homme nouveau). Et surtout Le Poittevin est poète, il écrit, il imprime. Il a fait l’éducation littéraire de sa sœur Laure. Il contribue à celle de Gustave, le conscrit de Laure. En 1834, l’année où Flaubert, élève de sixième au collège, y fonde le journal manuscrit Art et Progrès, est celle où Le Poittevin en sort, ayant achevé sa rhétorique, et celle où y entre Louis Bouilhet. Le Poittevin, Flaubert, Bouilhet, en attendant le neveu de Le Poittevin, Maupassant, nous voilà en présence d’une école de Rouen, ou tout au moins d’une équipe rouennaise, par laquelle Flaubert sera soutenu, encadré, continué.

La correspondance avec Chevalier nous fait bien connaître le Flaubert des dernières années de collège, de quinze à dix-huit ans. Bien entendu, comme tous les jeunes gens de l’époque, il est bouleversé par Musset. « Musset, écrira-t-il plus tard, m’a excessivement enthousiasmé autrefois, il flattait mes vices d’esprit : lyrisme, vagabondage, crâneries de l’idée, de la tournure8. » Il bouillonne de romantisme, d’exaspération contre son temps, contre les chaînes qu’il fait sonner à ses bras, l’esclavage familial et collégial où il est pris : cela robustement écrit, plein de mouvement et de truculence, avec cette grosse verve qui roulera toujours dans ses lettres. Peut-être projette-t-il un peu sur toute sa génération (qui allait fournir après tout les bourgeois pratiques du second Empire) la figure de son monde intérieur quand il écrit, l’année du coup d’État : « Nous étions, il y a quelques années, en province, un groupe de jeunes drôles qui vivions dans un étrange monde, je vous assure ; nous tournions entre la folie et le suicide ; il y en a qui se sont tués, d’autres qui sont morts dans leur lit, un qui s’est étranglé avec sa cravate, plusieurs qui se sont fait crever de débauche pour chasser l’ennui… Si jamais je sais écrire, je pourrai faire un livre sur cette jeunesse inconnue qui poussait à l’ombre dans la retraite comme des champignons gonflés d’ennui9. » Ce livre, pourtant, ne sera pas tout à fait cela quand il écrira la seconde Éducation.

La Confession d’un enfant du siècle est de 1836. Trois ans auparavant avait paru un livre qui agit beaucoup sur Flaubert, l’Ahasvérus de Quinet. Joignons-y l’enthousiasme pour Chateaubriand et Michelet, le goût passionné du moyen âge d’une part, de la Rome impériale, celle de Néron et d’Héliogabale, d’autre part. Les œuvres de jeunesse nous montrent toute cette mixture tournant dans le chaudron des trois sorcières dont l’une dit : « Tu feras la Tentation », une autre : « Tu écriras l’Éducation sentimentale », et la dernière ; « Tu finiras par Bouvard et Pécuchet. »

A quinze ans, Flaubert écrit une œuvre assez curieuse, Un parfum à sentir ou les Baladins, conte de saltimbanques, où une femme laide et bonne se fait haïr et bannir à cause de sa laideur et se jette enfin dans la Seine : le cadavre qu’on retire est décrit longuement en termes d’amphithéâtre. C’est l’histoire du malheur immérité, sans remède, et que l’artiste doit exposer implacablement comme une protestation contre l’ordre des choses. « Ayant montré toutes ces douleurs cachées, toutes ces plaies fardées par les faux rires et les costumes de parade, après avoir soulevé le manteau de la prostitution et du mensonge, faire demander au lecteur : À qui la faute ? La faute, ce n’est certes à aucun des personnages du drame. La faute, c’est aux circonstances, aux préjugés, à la société, à la nature qui s’est faite mauvaise mère10. » La faute de la fatalité… Une ébauche de la malheureuse qu’est Emma Bovary.

Les Baladins témoignent d’un désespoir impersonnel devant l’injustice irrémédiable du monde, de la société et de la nature. La Peste à Florence, écrite la même année, semble toucher de plus près aux fureurs intérieures de Flaubert. Elle a été peut-être écrite dans un accès de jalousie fraternelle. Achille, qui réussissait alors brillamment dans ses études de médecine, était sans doute l’exemple proposé constamment et aigrement par leurs parents à Gustave le mauvais sujet. Il est dangereux de déclencher ainsi dans un enfant concentré et passionné le mécanisme des comparaisons : cela les mène loin, les tourne en jalousie et en haine, leur fait écrire quelque Peste à Florence, où, dans un décor d’images lugubres, d’épidémies et de cadavres décomposés, le frère humilié tue son frère. « Il avait alors vingt ans, c’est-à-dire que depuis vingt ans il était en butte aux railleries, aux humiliations, aux insultes de sa famille. En effet, c’était un homme méchant, traître et haineux que Garcia de Médicis ; mais qui dit que cette méchanceté maligne, cette sombre et ambitieuse jalousie qui tourmentèrent ses jours, ne prirent pas naissance dans toutes les tracasseries qu’il eut à endurer11 ? »

Cette quinzième année de Flaubert est décidément marquée d’un caillou noir. C’est en 1836 qu’il écrit Rage et Impuissance, histoire d’un homme enterré vivant qui meurt en blasphémant, histoire symbolique aussi : c’est, pense Flaubert, l’état même de l’homme ; nous nous tordons d’angoisse dans la prison naturelle, et, sous le couvercle social, nous n’avons pour consolation et pour orgueil que le blasphème.

On reconnaît le byronisme qui se respirait alors dans l’atmosphère littéraire. « Vraiment, écrit Flaubert en 1838, je n’estime profondément que deux hommes, Rabelais et Byron, les deux seuls qui aient écrit dans l’intention de nuire au genre humain et de lui rire à la face. Quelle immense position que celle d’un bonhomme ainsi placé dans le monde ! » Cette immense position, Flaubert essaie, en 1837, dans trois œuvres successives et de même inspiration, de la faire prendre par des êtres de son imagination, dont aucun, à vrai dire, n’a la moindre partie d’un « bonhomme ». La première, Rêve d’enfer, qui se passe dans le monde des démons, conte, au milieu d’une diablerie naïve, l’histoire d’un homme qui n’a pas d’âme, comme Schlemihl n’avait pas d’ombre. La seconde, Quidquid volueris, étale toutes sortes d’états de crime et de désespoir chez un être qui sans doute n’en a pas davantage, puisqu’il est le fils d’une femme et d’un singe. Et Passion et Vertu est le roman d’une femme passionnée, abandonnée par un homme sec et pratique (déjà Mme Bovary et Rodolphe) ; créature fatale et incandescente, qui finît par s’empoisonner. Les trois fois, Flaubert a voulu peindre des êtres incomplets et monstrueux, saisis par des passions exorbitantes qui ne laissent de possible que le crime et la mort, par un amour démoniaque qui tue et se tue lui-même. Il y a là-dessous un fond de désespoir juvénile intense, mais, dans ces clichés romantiques, il serait difficile de découvrir une note juste, un vrai butin littéraire.

Heureusement, cette note et ce butin, la même année, nous les trouvons ailleurs. En 1837, Flaubert est imprimé pour la première fois. Dans un petit journal rouennais, le Colibri du 30 mars, paraît Une leçon d’histoire naturelle, genre commis. C’est une physiologie de l’employé, imitée des « physiologies » qui étaient alors à la mode. Flaubert écrit, comme Rimbaud, ses Assis, et surtout il donne un premier crayon d’un personnage encore vague qui contient, virtuels, Homais et Bouvard. N’oublions pas qu’il a connu, sous Louis-Philippe, le bourgeois des temps héroïques, qu’il a travaillé sur un type original, devenu cliché dans la suite : si le mépris du bourgeois est aujourd’hui, comme Brunetière s’est tué à le répéter, bien bourgeois, il ne l’était pas entre 1830 et 1840. Les classes moyennes présentent alors au roman, à la caricature, une matière aussi riche, aussi native, aussi verveuse que la noblesse entre les guerres de Religion et Louis XIV. Elles fournissent du substantiel et de l’hénaurme. L’informe crayon d’Homais et de Bouvard qu’est le Commis mérite déjà notre coup de chapeau. Nous y saluons le Dictionnaire des idées reçues. « Il s’entretient avec ses collègues du dégel, des limaces, du repavage du port, du pont de fer et du gaz. S’il voit, à travers les épais rideaux qui lui bouchent le jour, que le temps est pluvieux, il s’écrie : diable ! va y avoir du bouillon ! Puis il se remet à la besogne12. » Et dans un coin, que voyons-nous déjà ? La casquette de Charbovari, « cette énorme casquette qui étend son ombre sur le papier de son voisin ».

Le romantisme byronien, le désespoir d’enfant et le dégoût de l’existence ont, dans les mains de papier que le jeune homme noircit, une soupape de sûreté. Mais ils en trouvent une autre précisément dans ce sens violent de la caricature, dans ce goût amoureux pour la bêtise, dans cet appétit du bouffon qui donne malgré tout quelque intérêt à l’existence. On évoque naturellement cette image d’une soupape de sûreté en entendant pousser, nerveusement et bruyamment, le cri du Garçon, le rire du Garçon.

Le Garçon était un type ésotérique, né dans le milieu que formaient Gustave et Caroline Flaubert, Ernest Chevalier et Le Poittevin, comme Putois était né dans la famille Bergeret. Flaubert avait sans doute la part principale dans sa création. Il en avait fait un être hilare et hurleur, projection d’une vie sarcastique et joyeuse. La nièce de Flaubert interprète les traditions de famille en nous disant que le Garçon « était une sorte de Gargantua moderne, aux exploits homériques, dans la peau d’un commis voyageur. Le Garçon avait un rire particulier et bruyant, qui était une sorte de ralliement entre les initiés13. »

D’où venait ce nom ? Probablement (je dois cette suggestion à André Gide) de cette expression qui paraît avoir été usuelle dans la famille Flaubert : mener la vie de garçon. D’un Rouennais qui ne s’était pas marié, et qui dépensait comme il se doit les capitaux amassés par des parents dans l’indienne ou le bois du Nord, on disait à Rouen, avec scandale : « il mène la vie de garçon à Paris. » On en retrouve un écho dans Madame Bovary, quand Homais décrit avec un mélange d’admiration et d’horreur la vie que mènent à Paris les journalistes et les artistes.

Le 20 septembre 1846 Flaubert écrivait à Louise Colet : « Il me faudrait seulement pour vivre en garçon à Paris une trentaine de mille francs de rente. » Le Garçon s’en tirait peut-être à meilleur compte, comme s’en fût tiré Panurge. Mais il s’arrangeait pour mériter cette épitaphe, qui nous a été conservée : « Ci-gît un homme adonné à tous les vices. » Le Garçon flamboyait à l’horizon rouennais, comme une vive image d’affranchissement, de cynisme, de liberté de parole, de goinfrerie et de sexe débridés. Par le Garçon, Flaubert touche à Rabelais, car Pantagruel a été imaginé dans l’ombre d’un Garçon, a eu comme maquette un Garçon élaboré chez l’écolier Rabelais, le cordelier Rabelais, le carabin Rabelais. Les termes employés par la nièce de Flaubert nous éclairent excellemment sur la substance et la veine alcofibrasienne du Garçon.

Le Garçon était né probablement sur le Théâtre du Billard, être d’abord informe qui avait acquis peu à peu une personnalité immense, était devenu une sorte de guignol rouennais, « fabrication, disent les Goncourt à la suite d’une causerie avec Flaubert, d’une plaisanterie lourde, entêtée, patiente, continue, ainsi qu’une plaisanterie de petite ville ou une plaisanterie d’Allemand. Le Garçon avait des gestes particuliers qui étaient des gestes d’automate, un rire saccadé et strident à la façon d’un rire de personnage fantastique, une force corporelle. Rien ne donnera mieux l’idée de cette vocation étrange qui possédait véritablement les amis de Flaubert, les affolait même, que la charge consacrée chaque fois qu’on passait devant la cathédrale de Rouen. L’un disait : c’est beau, cette architecture gothique, ça élève l’âme ! Et aussitôt celui qui faisait le Garçon s’écriait tout haut au milieu des passants : « Oui, c’est beau, et la Saint-Barthélemy aussi, et les Dragonnades, et l’Édit de Nantes, c’est beau aussi ! » L’éloquence du Garçon éclatait surtout dans une parodie des Causes célèbres qui avait lieu dans le grand billard du père Flaubert, à l’Hôtel-Dieu. On y prononçait les plus cocasses défenses d’accusés, des oraisons funèbres de personnes vivantes, des plaisanteries grasses qui duraient trois heures14. » Sur ce théâtre, l’incarnation finale du Garçon consistait à tenir un hôtel de la Farce où il y avait une fête de la Vidange, sorte d’apothéose finale où se donnait cours la verve scatologique de Flaubert.

« Homais, dit Jules de Goncourt, me semble la figure réduite, pour les besoins du roman, du Garçon. » Ce n’est pas tout à fait cela. Homais est, si l’on veut, un morceau du Garçon, mais le contraire d’Homais, et Bournisien, et Charles Bovary et l’auteur surtout de Madame Bovary et de l’Éducation, quand on voit remuer ses doigts dans les manches de ses personnages, sont d’autres morceaux du Garçon. On a beau ranger Flaubert parmi les écrivains impersonnels, il a beau s’être voulu lui-même un écrivain impersonnel, il a manqué de cette sorte d’impersonnalité au second degré, de cette impersonnalité lyrique, qui reproduit l’impersonnalité de la nature, de cette spontanéité rebelle au découpage, aux contours, de cet appétit de la vie pour les contraires logiques, qui éclatent dans un Aristophane ou un Rabelais. L’un et l’autre sont demeurés à son horizon comme ses dieux, mais ce qu’il y a en lui d’aristophanesque et de rabelaisien n’en est pas moins un déchet dont l’artiste se débarrasse. Le Garçon est lié chez Flaubert à un bouillonnement de jeunesse, à un romantisme lyrique que les exigences de son art l’obligeront plus tard à resserrer, à refouler, à détruire, quitte à nous en laisser, par ce refoulement même et cette destruction, l’image en creux dans Bouvard et Pécuchet. Pour peindre l’abrutissement que lui apportent ses études de droit, il dit : « Il m’arrive de passer une journée sans avoir pensé au Garçon, sans avoir gueulé tout seul dans ma chambre pour me divertir, comme ça m’arrive tous les jours dans mon état normal15. » Quand son cabinet de Croisset sera l’étude littéraire de maître Flaubert, — mon Dieu, oui ! — la formidable baudruche du Garçon, dégonflée, ne fera plus qu’une toute petite chose, qui tient dans un cendrier, et que le souvenir même ne saurait regonfler. Flaubert à vingt ans écrivait à Chevalier, devenu paisible membre de la magistrature debout en un coin de Corse, son intention de tomber un jour dans son « parquet, pour casser et briser tout, renverser les encriers, faire enfin l’entrée du Garçon16 ». À la porte de son cabinet, au seuil de sa mémoire, il semble que la truculente Correspondance tout entière nous laisse deviner la présence du Garçon, qui ferait peut-être irruption si l’artiste ne lui défendait — à regret — d’entrer.

Le Garçon reparut pendant le voyage d’Orient. Flaubert le retrouva en la personne du consul français de Rhodes. Le Garçon s’installa, pour le peupler et l’animer, dans le désœuvrement nomade de Flaubert, s’imposa à lui et à Du Camp, mit entre eux son théâtre et son guignol intérieurs. Mais il revêtit le costume oriental. Tout le long du voyage, les deux amis se jouèrent une comédie où l’un faisait le personnage d’un cheik grotesque, et dont la Correspondance nous donne quelques vagues scénarios.

Ce Garçon déguisé en cheik, le turban et les babouches nous aident à le reconnaître. Il s’installe fort bien en pays d’Orient : c’est Karagueuz, c’est Nasr-el-Din, le hodja de Konia. On devine un de ces êtres indéterminés, un de ces riches types, une de ces « fortes créations », à l’origine de la comédie attique et même de la comédie romaine. Aujourd’hui, il a fallu pour le réussir à peu près, pour l’amener à quelque existence artistique, des esprits originaux qui aient gardé dans la maturité de l’artiste certaines parties de l’enfant : le Garçon c’est le Tribulat Bonhomet de Villiers, c’est aussi et surtout le père Ubu.

Le Garçon est, comme Ubu, un produit de collège. En 1839, quand il va entrer en philosophie, Flaubert se préoccupe de faire parmi les professeurs du collège la remonte des personnages pour l’invisible Garçon : « Le Garçon, cette belle création si curieuse à observer sur le point de vue de la philosophie de l’histoire, a subi une addition superbe, c’est la maison du Garçon, où sont réunis Horbach, Podest, Fournier, etc… et autres brutes17. » On sait qu’Ubu est le professeur Hébert, du lycée de Rennes, porté sur le théâtre des Phynances, et qui, plus heureux que le Garçon sur le théâtre du Billard, s’est exprimé par une œuvre définitive. Comme le Garçon, il est créé par une équipe. Bien qu’il eût sans doute contribué à créer Ubu plus que ne l’a fait pour le Garçon Ernest Chevalier, Morin représente aux côtés de Jarry une figure analogue à celle de Chevalier près de Flaubert. Ces groupes d’esprits forment des blocs indivisibles de génie. Mais le conformisme social les rattrape au tournant de la puberté, et le procureur impérial Ernest Chevalier, quand Flaubert plus tard lui rappelait le Garçon, devait penser à peu près comme le colonel d’artillerie Morin, l’un des auteurs, et peut-être l’auteur d’Ubu, dont il avait laissé toute la responsabilité à Jarry : « Il n’y a pas de quoi être fier d’avoir fait de pareilles âneries ! » Cet Ernest, Flaubert va le voir en 1852, aux Andelys, et c’est exactement le phénomène Morin : « J’ai été, étant gamin, fort lié avec ce brave garçon, qui est maintenant substitut, marié, élyséen, homme d’ordre, etc… Ah mon Dieu ! quels êtres que les bourgeois ! Mais quel bonheur ils ont, quelle sérénité ! Comme ils pensent peu à leur perfectionnement. Comme ils sont peu tourmentés de tout ce qui nous tourmente ! » Rien ne nous fait penser qu’en cette visite de septembre 1852 ils aient même parlé du Garçon !

 

Si Chevalier est alors l’ami joyeux, Le Poittevin, autre collaborateur dans la principale création du théâtre du Billard, est l’ami triste ; l’influence de celui-ci, à partir de la seizième année de Flaubert, devient capitale, et pendant dix ans, jusqu’à la mort de Le Poittevin, se forge entre eux une amitié spirituelle que Flaubert, ensuite, ne reportera plus sur personne, pas même sur Bouilhet. Avec Agonies, de 1838, commence la série des romans autobiographiques dédiés à Le Poittevin, comme suite à leurs conversations sur ce que Flaubert appellera plus tard avec quelque exagération la haute métaphysique. Flaubert pense et avoir réuni dans quelques pages tout un abîme de scepticisme et de désespoir ». Il y a réuni aussi et surtout (ce qui est naturel à seize ans) des lambeaux de la Confession d’un enfant du siècle, et il a continué sa littérature d’hôpital, ses études de cadavres, de vers et de mouches vertes. Il est curieux de signaler dans Agonies des figures de prêtres à la Courbet, et l’idée première de la scène entre Mme Bovary et Bournisien. On a indiqué au jeune homme un prêtre qui pourra le conseiller et le consoler ; le prêtre interrompt la confidence pour prier sa servante de surveiller les pommes de terre ; et il a le nez de travers, et bourgeonné, en outre. Croirons-nous qu’un ecclésiastique ne puisse éviter les flammes de l’enfer à un pécheur qu’en laissant calciner, à la place d’icelui, son frugal déjeuner ? et le nez de votre pasteur, s’il eût été plus droit et moins rouge, votre pénitence eût-elle été plus prompte ?

Avec l’imitation de la Confession alterne l’imitation d’Ahasvérus, dans la même note macabre. La Danse des morts fait défiler tous les lieux communs de l’époque, et ce faux Quinet ressemble fort à du vrai Quinet, ce qui ne le met pas encore bien haut. « J’ai dormi longtemps, mais je me réveille, car le soleil dore ma tente, mes gardes se sont relevés trois fois depuis l’aurore, mes chevaux blancs piaffent avec leurs fers d’argent, ils hennissent d’impatience, ils aspirent à pleine poitrine l’odeur des combats et la vapeur des camps. » Ivre et Mort, écrit la même année, réalise toutes les promesses de son titre.

Ne croyons pas cependant que ce pessimisme tienne Flaubert jusqu’à la moelle des os. Il n’est pas, lui non plus, tellement pris par son sacerdoce littéraire qu’il ne s’occupe de surveiller ses pommes de terre, et même de s’en régaler. Voici une lettre à Chevalier (écrite au lycée pendant la classe de math.) qui met bien les choses au point. « Sais-tu que la jeune génération des écoles est fièrement bête, autrefois elle avait plus d’esprit ; elle s’occupait de femmes, de coups d’épée, d’orgies ; maintenant elle se drape sur Byron, rêve de désespoir et se cadenasse le cœur à plaisir. C’est à qui aura le visage le plus pâle et dira le mieux : je suis blasé, blasé ! Quelle pitié ! Blasé à dix-huit ans. Est-ce qu’il n’y a plus d’amour, de gloire, de travaux ? Est-ce que tout est éteint ? Plus de nature, plus de fleurs pour le jeune homme ? Laissons donc cela. Faisons de la tristesse dans l’art, puisque nous sentons mieux ce côté-là, mais faisons de la gaieté dans la vie18. » Il est loin pourtant de suivre ce conseil dans les Mémoires d’un fou, rédigés à la fin de 1838 et offerts le 1er janvier 1839 à Le Poittevin comme une confession sincère. Ils sont écrits précisément à l’imitation des Confessions de Rousseau, qu’il a lues cette année 1838, en préparant son baccalauréat de philosophie. Et c’est sans doute la seule œuvre de Flaubert en laquelle nous puissions reconnaître une pure autobiographie, non romancée. On y voit le tableau d’une enfance comprimée, au collège, en butte aux railleries de tous, en proie intérieurement à tous les rêves, rêves de voyage, rêves de gloire, rêves de la Rome de Néron, rêves de moyen âge, et des apostrophes à la Rousseau : « Malheur aux hommes qui m’ont rendu corrompu et méchant, de bon que j’étais ! Malheur à cette aridité de la civilisation qui dessèche et étiole tout ce qui s’élève au soleil de la poésie et du cœur ! » Mais Rousseau tire de son malheur et de son échec un rêve d’amour et de reconstruction, tandis que ce qu’appellent les imprécations du jeune Flaubert, c’est l’écroulement, la ruine de tout ; les déclamations de Rolla viennent relayer les Confessions, et la philosophie du jeune homme est à peu près celle des Blasphèmes, de Richepin, c’est-à-dire d’un Homais qui aurait bu l’alcool de son bocal à ténia. « Tu es donc né fatalement parce que ton père un jour sera revenu d’une orgie, échauffé par le vin et par des propos de débauche, et que ta mère en aura profité… »

Une seconde partie des Mémoires d’un fou, écrite trois semaines après la première, intéresse davantage. C’est l’histoire, évidemment authentique, des amours de Flaubert. Il ne nous est pas difficile de remettre les noms. Voilà les trois étages d’expériences que tout le monde à peu près connaît, quitte à se fixer selon ses préférences sur l’un des trois. D’abord l’amour d’enfance pour une petite Anglaise amie de sa sœur, Gertrude Collier, gamine délurée et provocante devant laquelle le gros garçon resta sot.

« Soit, n’y pensons plus », dit-elle.
Et depuis j’y pense toujours.

C’est ensuite son amour de Trouville, celui qu’il garda toute sa vie et autour duquel il allait écrire, longtemps après, l’Éducation sentimentale : une belle femme, de treize ans plus âgée que lui, qu’il rencontra aux bains de mer quand il avait quinze ans. Elisa Schlesinger, femme d’une sorte de brasseur d’affaires éclatant de bonne humeur et de vulgarité (l’Arnoux de l’Éducation), fut à peu près pour lui (moins la conclusion) ce que fut pour Baudelaire Mme Sabatier. Pour ces nerveux et ces faibles, la valeur amoureuse capitale, c’est la femme épanouie, à visage de protectrice et de mère, et Flaubert verra toujours au sommet de l’amour une figure de maternité. Et enfin viennent les amours des filles, avec les réflexions connues sur les désillusions, le dégoût de la chair, et le reste.

La note la plus intéressante des Mémoires d’un fou, celle qui nous donne sur l’art de Flaubert la perspective la plus profonde, ce sont les pages sur la cristallisation où se prend l’image de Marie. Deux ans après qu’il l’y a connue, il revient à Trouville, et c’est maintenant seulement, c’est grâce à ces deux années, à cette épaisseur de passé, qu’il prend conscience de son vrai amour. « Comment aurait-elle pu voir que je l’aimais, car je ne l’aimais pas alors, et en tout ce que je vous ai dit, j’ai menti ; c’était maintenant que je l’aimais, que je la désirais ; que, seul sur le rivage, dans les bois ou dans les champs, je me la créais là, marchant à côté de moi, me parlant, me répondant… Ces souvenirs étaient une passion. » Tant de pages insignifiantes ne nous paraissent plus vaines quand nous les voyons aboutir à ces cinq derniers mots, quand nous les regardons comme la chauffe qui amène cette lumière, quand nous apercevons sous cette lumière la vie entière de l’artiste. Pour devenir en lui passion, il faudra d’abord que tout devienne souvenir, que tout passe sur un plan spirituel, subisse un travail intérieur, une transmutation par la solitude.

La même année 1839, tout en faisant sa philosophie, il écrit Smarh, sorte de mystère qu’il traite lui-même de « galimatias, ou, comme aurait dit Voltaire, de galiflaubert. » 19 Curieux comme première épreuve de la Tentation de saint Antoine, et aussi intéressant en ce qu’il nous montre, dès ces œuvres de jeunesse, Flaubert dans ce rythme à deux temps qui lui fait alterner une œuvre d’observation ironique et une œuvre d’imagination décorative. Smarh est la tentation d’un ermite par le diable qui, l’emmenant au-dessus du monde, comme plus tard dans la Tentation, lui fait un cours de philosophie, puis, probablement au bout de sa science, passe la parole à un confrère qui expliquera à Smarh le sens de la vie et le monde : c’est Yuk, le dieu du grotesque, sorte de diable boiteux du temps et de l’espace, qui soulève, pour en montrer l’intérieur ridicule et odieux, les toits des palais et des maisons. Les palais nous laissent apercevoir des rois, brutes érotiques vautrées dans la débauche et sur des monceaux d’or. Il est réjouissant de voir les potaches de Rouen s’exciter ainsi sur les tyrans, au temps de qui ? du roi Louis-Philippe. Puis Yuk lève le toit d’un ménage bourgeois, et ne parvient toujours qu’à nous rappeler de très loin Méphistophélès. Un an après, Flaubert écrivait sur son manuscrit : « Il est permis de faire des choses pitoyables, mais pas de cette trempe. » Le seul intérêt de l’ouvrage consiste à nous montrer comment les lectures de Flaubert, Rousseau, Faust, Ahasvérus, s’imprimaient en lui, ces années, y creusaient le lit des œuvres futures.

 

Le frère aîné de Flaubert ayant fait sa médecine, s’étant sitôt après établi et marié, il était entendu depuis longtemps que Gustave ferait son droit à Paris, comme l’avaient fait Chevalier et Le Poittevin. Sans aucun enthousiasme pour la vie d’étudiant en droit, ni à plus forte raison pour celle de juge et d’avocat, il se résigna. Mais d’abord, un voyage paraissant le couronnement et la récompense d’un succès au baccalauréat, il s’en alla, avec un ami de sa famille, faire un tour aux Pyrénées et en Corse.

Nous avons le journal de cette première sortie. Il manque d’enthousiasme. « Je suis dans le plus grand embarras si je veux faire mon voyage aux Pyrénées », écrivait-il le 9 juin à Chevalier. « La raison et mon intérêt m’y engagent, mais mon instinct, à qui j’ai continué d’obéir, à l’instar des brutes, puisque j’ai une âme immortelle, une liberté morale et présentement un paletot et un bonnet de coton, l’instinct donc me dit que le voyage sans doute me plaît, mais le compagnon guère. » Ce compagnon était le docteur Cloquet, qui avait déjà emmené Achille en Écosse, et sortait confraternellement les enfants d’un médecin plus casanier. On voyageait avec la sœur du docteur et un abbé, ce qui, même pour une famille déiste, était une manière de garantie. La surveillance de cet ecclésiastique se relâcha-t-elle près de Marseille, où les quatre voyageurs ne restèrent que deux ou trois jours, et où le jeune Gustave n’en eut pas moins le temps de mériter qu’on lui écrivît cinq mois plus tard, le 16 février 1841, la lettre suivante :

« Avant de t’avoir vu, de t’avoir possédé, je vivais comme une automate, mais, ô Gustave ! depuis que tes baisers de feu ont répondu aux miens, depuis que ton âme ardente a réveillé mon âme, tu es devenu pour moi le souffle créateur, et désormais vivre sans cet amour qui fait tout mon bonheur serait au-dessus de mes forces. »

Cette personne se nommait Eulalie Foucault. S’il faut en croire un récit de Flaubert aux Goncourt, elle arrivait de l’Amérique du Sud, et logeait avec deux compagnes, dans le même hôtel où étaient descendus nos voyageurs. D’où la facilité de la conquête. Repassant à Marseille en 1845, Flaubert la chercha et n’en trouva plus trace. L’essentiel pour nous, sinon pour elle, c’est qu’il lui donna place, quelque temps après, dans Novembre.

A son retour de voyage — fin de 1840 — il passe son année à Rouen, tout en prenant ses inscriptions de droit à Paris. Qu’y fait-il ? « Je fais du grec et du latin, comme tu sais, ni plus, ni moins. » Nous le croirons sans peine. Tant qu’il était au collège, obligé d’en faire, il y répugnait, avait même trouvé moyen d’arriver à sa dernière année d’études, à la veille de son baccalauréat, sans savoir lire le grec. Maintenant que le grec ne lui est plus imposé, il est pris pour lui de zèle et s’obstinera plusieurs années à l’étudier, sans arriver, semble-t-il, à de grands résultats. Au grec comme à l’anglais il s’acharnera jusqu’en 1855, toujours à trois mois, dans ses lettres, de lire à livre ouvert Sophocle et Shakespeare. Les trois mois eurent la vie dure. Flaubert n’avait pas le don des langues. Et d’ailleurs il fallait toujours qu’il y eût entre lui et l’objet de sa pensée un espace libre de solitude et de rêve.

En juillet 1841, ses lettres nous le montrent à Paris, en train d’y mener une vie « assez juridiquement sombre ». Il ne comprend absolument rien au droit et n’en saura jamais rien de rien. Mais il retrouve Chevalier et Le Poittevin, et des lettres de ce dernier, publiées par M. Descharmes, font voir dans l’austérité de saint Antoine la qualité dont ces compagnons se souciaient alors évidemment le moins. Flaubert fait quelques connaissances littéraires, fréquente l’atelier de Pradier dont la femme est la sœur d’un ami de collège à lui. En janvier 1843, quelques jours avant les Burgraves, il y rencontra Victor Hugo. « Que veux-tu que je t’en dise ? » écrit-il à sa sœur. « C’est un homme comme un autre, d’une figure assez laide et d’un extérieur assez commun. Il a de magnifiques dents, un front superbe, pas de cils ni de sourcils. Il parle peu, à l’air d’observer et de ne vouloir rien lâcher ; il est poli et un peu guindé20. » Dix ans avant, dans ce même atelier de Pradier, Hugo avait rencontré Juliette Drouet. Or, le 26 novembre 1843, Le Poittevin écrivait à Gustave : « Je te conseille fort de cultiver les Pradier. Il y a là pour toi beaucoup à y gagner, une maîtresse peut-être, des amis utiles tout au moins. » Pradier aimait qu’on vînt faire chez lui ses remontes d’amour, et poussait à la consommation. Ce n’est cependant que quatre ans après que la prédiction de Le Poittevin devait se réaliser, et que Louise Colet devint la Juliette de Flaubert, en plus orageux.

Quant à l’ami (qui fut aussi, quoi qu’on en ait dit, l’ami utile) il le rencontra quelques jours après son entrée chez Pradier, en mars 1843, chez Ernest Lemarié, un ancien camarade du collège de Rouen. Ce fut Maxime Du Camp, du même âge que lui, entré riche et libre dans la vie, avec l’amour des lettres et le loisir de s’y consacrer. Il habitait avec Lemarié (qui écrivait dans le Journal pour rire) un appartement dans la Cité, sur l’emplacement de l’Hôtel-Dieu actuel, qui figure dans l’Éducation sentimentale.

Une nuit de 1843, dans un petit appartement de la rue de l’Est, sur le square du Luxembourg, Gustave lit Novembre à Du Camp.

Novembre avait été écrit l’année précédente. C’est le premier ouvrage de Flaubert qui témoigne d’un vrai et beau style, riche d’étoffe et de nombre. Il vient d’avoir vingt ans, et vraiment peu d’écrivains ont été plus précoces. Encore un morceau sur lui-même, une révision de sa vie. « Ma vie entière s’est placée devant moi comme un fantôme, et l’amer parfum des jours qui ne sont plus m’est revenu avec l’odeur de l’herbe séchée et des bois verts. » Un tableau de sa puberté rêveuse, une de ces pubertés à la Rousseau où se forment intérieurement les chambres prêtes pour la visitation de l’art. Le bonheur, pour l’enfant de Novembre, était de posséder pleinement un lambeau du temps, soit le jour en étude, soit la nuit au dortoir, et de l’employer à imaginer, « cachant avec délices dans mon sein cet oiseau qui battait des ailes et dont je sentais la chaleur ». Sa nature intérieure se révèle à lui comme un bouillonnement infini, qui ne peut s’échapper en une action qu’il méprise, ou dont il est incapable. C’est la seconde vague de la mélancolie romantique après René et Rolla, celle qui s’est exprimée dans le Gautier d’avant le cant et le boulet de la copie, dans Fortunio et dans Mademoiselle de Maupin : une seule chose est vraie et bonne, la grande possession de la vie dans le temps et dans l’espace, et, pour celui qui ne peut la saisir, d’abord le souhait que tout s’effondre, puis l’essai de la recomposer par l’art.

Flaubert continue cependant à s’abrutir sur le droit sans y trouver autre chose que des accès de colère contre la bêtise humaine qui a enfanté ces recueils de lois. « Un homme en jugeant un autre est un spectacle qui me ferait crever de rire s’il ne me faisait pitié, et si je n’étais forcé d’étudier maintenant la série d’absurdités en vertu de quoi il juge. » Et il est vrai qu’il pourra mettre plus tard au frontispice de sa conception du roman : « Tu ne jugeras point ! ». Mais en 1843 il subit une première attaque de cette maladie nerveuse qui le tiendra jusqu’à la fin de sa vie, et qui serait peut-être restée cachée dans le secret de sa famille et de ses amis, si l’un de ces derniers, Maxime Du Camp, ne l’avait brutalement révélée : épilepsie, croit-on généralement ; mais le docteur Dumesnil, qui a fait une étude médicale attentive de l’état physique de Flaubert, penche pour une autre hypothèse. Quoi qu’il en soit, cette maladie eut dans la vie de Flaubert une importance décisive. Son père résolut de lui faire abandonner ses études (il venait d’ailleurs d’être refusé à son examen de droit avec trois boules noires) et de le garder auprès de lui pour le soigner.

Sa propriété de Déville, fort agréable à habiter l’été, ayant été coupée par le chemin de fer, en 1844 le docteur Flaubert achète la belle propriété d’agrément de Croisset, où désormais la famille passera l’été, et que Flaubert plus tard habitera toute l’année. Cette même année, le camarade rouennais avec qui il avait fait ses études de droit, Émile Hamard, se fiance à sa sœur Caroline « une des plus exquises beautés que j’aie aperçues », écrira Maxime Du Camp, mais des plus fragiles de santé aussi ! Flaubert apprend ce mariage avec des craintes pour l’avenir, — justifiées. « Elle est mariée avec la vulgarité incarnée », écrira-t-il plus tard (9 juin 1852).

Goinfre et d’esprit obtus, Hamard sera un piètre gendre pour le docteur. Gustave devient un autre tourment, ne pourra plus exercer de profession utile. Le père Flaubert ne se voit qu’un digne héritier. C’est son aîné Achille, qui vient d’être nommé chirurgien adjoint à l’Hôtel-Dieu et que tout désigne comme son successeur.

En attendant, Achille Flaubert va remplacer provisoirement son père à l’Hôtel-Dieu, puisque après le mariage de Caroline, en 1845, le père, la mère, les deux époux et Gustave partent pour un voyage moins de noces que de famille en Italie. Nous avons (en outre des Notes de voyage) par les lettres à Le Poittevin le journal de ce voyage. À Marseille, en 1840, descendu à l’hôtel Richelieu, Flaubert y avait eu sa première maîtresse, Eulalie Foucault. Cette fois l’hôtel est fermé, on lui donne sur Eulalie des renseignements si incomplets qu’il en reste là. À Gênes il voit un tableau de Breughel représentant la Tentation de saint Antoine « qui m’a fait penser à arranger pour le théâtre la Tentation de saint Antoine mais elle demanderait un autre gaillard que moi21 ».

Sa maladie a obligé Flaubert à quitter, pour toujours, croit-il, la vie de Paris, et son voyage lui a donné l’horreur du mouvement, le goût de rester chez lui, pour y travailler seul. Nous avons ici une première épreuve de ce que sera plus tard le renoncement définitif au voyage, le retour d’Orient et la claustration avec la Bovary. Alors commence pour lui cet état de grâce devant l’œuvre d’art, analogue à celui des mystiques, et dont une lettre à Le Poittevin, de septembre 1845, nous aide déjà à reconnaître et à grouper les éléments. « Pour moi, je ne sens plus ni les emportements chaleureux de la jeunesse ni les grandes amertumes d’autrefois. Ils se sont mêlés ensemble, et cela fait une teinte universelle où tout se trouve broyé et confondu… Malade, irrité, en proie mille fois par jour à des moments d’une angoisse atroce, sans femme, sans vie, sans aucun des grelots d’ici-bas, je continue mon œuvre lente comme le bon ouvrier qui, les bras retroussés et les cheveux en sueur, tape sur son enclume sans s’inquiéter s’il pleut ou s’il vente, s’il grêle ou s’il tonne. Je n’étais pas comme cela autrefois. Ce changement s’est fait naturellement. Ma volonté aussi y a été pour quelque chose. Elle me mènera plus loin, j’espère. Tout ce que je crains, c’est qu’elle ne faiblisse, car il y a des jours où je suis d’une mollesse qui me fait peur ; enfin, je crois avoir compris une chose, une grande chose, c’est que le bonheur pour les gens de notre race est dans l’idée et pas ailleurs… Il y a maintenant un si grand intervalle entre moi et le reste du monde que je m’étonne parfois d’entendre dire les choses les plus naturelles et les plus simples. Le mot le plus banal me tient parfois en singulière admiration. Il y a des gestes, des sons de voix, dont je ne reviens pas, et des niaiseries qui me donnent presque le vertige. As-tu quelquefois écouté attentivement des gens qui parlaient une langue étrangère que tu n’entendais pas ? J’en suis là… Le bourgeois par exemple est pour moi quelque chose d’infini. » Il est bien sur le chemin où il trouva Emma Bovary et Homais, où il avait déjà trouvé la première Éducation sentimentale.

Flaubert commence l’Éducation sentimentale en février 1843 pour en faire le roman de ses années de Paris. Il la reprend à Croisset en septembre et octobre, après sa maladie, et l’achève le 5 janvier 1845. C’est le premier roman de Flaubert qui comporte des personnages vrais, d’ailleurs traités assez superficiellement et pris dans le courant continu des réflexions d’auteur, le premier qui nous présente, non plus dans des vapeurs d’imagination, mais sur un plan d’analyse et de raison, son idée de la vie.

Comme la seconde Éducation, la première est l’histoire d’un couple, de deux amis. L’un représente Flaubert tel qu’il s’apparaissait à lui-même, ou qu’il se voulait, ou qu’il s’imaginait : un jeune homme qui vit de rêves et ces rêves qui échouent dans la médiocrité. L’autre, son ami, incarne celui qu’il ne peut être, celui qui sait, avec décision et sens pratique, s’insérer dans la réalité, et qui réussit. Tous deux liés naturellement par l’amitié comme un vrai ménage, parce qu’ils sont assez différents pour s’opposer et se compléter, assez proches pour se comprendre. Tout adolescent rêveur et condamné à la vie intérieure, s’il écrit un roman, écrira naturellement celui-là, ou songera à l’écrire et n’en sera détourné que par la lecture de ceux qui auront exploité avant lui cette aventure éternelle.

La partie autobiographique de l’Éducation est d’ailleurs très librement traitée. L’ami de toute la jeunesse de Flaubert, Le Poittevin, était un rêveur comme lui, non un homme d’action comme Henry. Cependant, cette même année 1843, Flaubert est devenu l’ami de Du Camp, dont peut-être certains traits ont passé dans son Henry. Surtout le drame futur de leur amitié ressemblera bien à un divorce entre deux sensibilités aussi différentes que celles d’Henry et de Jules.

Henry plaît aux femmes, sait les conquérir et conquérir la vie. Jules est le solitaire dégoûté, qui a épuisé la vie par l’imagination, s’est dissipé en débauches de pensées, en rêves d’ambition et d’amour, en passions d’histoire, tout le bois sec dont Flaubert fera un feu de joie avec la Tentation et Bouvard. Le premier aime une femme mariée qu’il enlève et emmène en Amérique, le second une actrice habillée avec toute la gaze et le clinquant de ses rêves, et qui se moque de lui.

« Éducation sentimentale » est pris ici au même sens que dans le roman de 1869. C’est l’expérience de la vie amoureuse, dans les années de formation, expérience qui se dépose et s’arrête en un état définitif de sensibilité, à l’époque où la vie est faite, où l’automatisme est construit, où l’homme n’a plus qu’à se répéter. Il y en a dont l’éducation sentimentale n’est jamais achevée ; de ceux-là peut-être dirait-on aussi bien qu’elle était achevée dès le début, puisque l’expérience les laisse à la fin au même point qu’elle les avait trouvés au commencement, mais peut-être aussi est-ce là pour eux une façon de bonheur, une permanence de jeunesse dont le génie de l’artiste s’accommode fort bien.

L’éducation sentimentale d’Henry, la seule des deux qui aboutisse, se fait dans l’expérience de la terre, l’aventure, le voyage. Pourquoi lui et sa maîtresse partent-ils pour l’Amérique ? C’est qu’ils vivent dans un présent qui ne leur donne pas tout l’amour qu’éloignés l’un de l’autre ils rêvaient. Mais leur inexpérience ne saurait encore en accuser la nature des choses et celle de l’homme. Dès lors ils reportent leur rêve d’amour sur un avenir lointain, et sur un pays lointain qui est la projection de cet avenir dans l’espace ; ils placent le bonheur dans une autre partie, ne sachant pas encore qu’elles se ressemblent toutes ; ils s’imaginent que ce qui étouffe leur amour c’est l’entourage de gens ridicules, alors que cet amour décroît simplement par son usure naturelle.

Henry perdra ces illusions, lui qui au début était aussi naïf que Jules. Son éducation sentimentale est réelle, mais elle n’est pas seulement son œuvre à lui ; sa maîtresse, une vraie femme, sensuelle et intelligente, y collabore. « Henry se sentait fier et fort comme le premier homme qui a enlevé une femme, qui l’a saisie dans ses bras et qui l’a entraînée dans sa tanière. Alors l’amour se double de l’orgueil, le sentiment de sa propre puissance s’ajoute à la joie de la possession, on est vraiment le maître, le conquérant, l’amant ; il la contemplait d’une manière calme, sereine, il n’avait rien dans l’âme que d’indulgent et de rayonnant, il se plaisait à penser qu’elle était faible et sans défense au monde, qu’elle avait tout abandonné pour lui, espérant tout trouver en lui, et il se promettait de n’y pas manquer, de la protéger dans la vie, de l’aimer encore davantage, de la défendre toujours. » Séduit par Mme Renaud comme Léon par Mme Bovary, investi et enveloppé par les provocations d’une femme, il avait d’abord la même figure de pâte molle que Léon. La nécessité de gagner sa vie et celle de sa maîtresse, la brutale école de la vie d’Amérique, la lutte dans un pays neuf, tout cela le bronze et le tanne, en fait un homme. Quand leur amour est à peu près épuisé, ils reviennent en France, se quittent moitié de gré, moitié de force ; mais l’éducation sentimentale d’Henry est achevée, il est devenu un garçon décidé et fort, hardi et heureux. « Il a retiré de tout cela une expérience multiple, sur les femmes pour en avoir aimé, sur les hommes pour en avoir vu, sur lui-même pour avoir souffert ; il a gardé juste assez d’élan pour arriver au fait, assez d’amour même pour sentir le plaisir ; cette gymnastique a été assez rude pour le fortifier, pas assez pour l’énerver. »

Pendant ce temps, Jules, qui fait solitairement de la littérature en province et y noircit fiévreusement du papier, a été refoulé en lui-même par le double échec d’un amour trompé et d’une vocation contrariée, deux sentiments qui se sont fondus, se sont « pénétrés de tendresse et l’un l’autre décorés de poésie ». De tout cela il a tiré de l’art, est devenu cet artiste comparé ici par Flaubert à l’oie qu’on a fait sauter sur des plaques de métal rougi pour que son foie fût bon à manger. Et son éducation sentimentale se fond dans une éducation intellectuelle qui est celle de Flaubert. Il est purgé de son romantisme en voyant la sottise bourgeoise pulluler sur le romantisme comme les vers sur une croûte de fromage, en rencontrant un marchand de suif qui fréquente les ruines comme lui et y déclame des vers de Mme Desbordes-Valmore.

L’un et l’autre ont maintenant vingt-six ans. Henry est l’homme du monde parfait. « Il croit en lui plus qu’aux autres, mais au hasard plus qu’à lui-même ; les femmes l’aiment, car il les courtise ; les hommes lui sont dévoués, car il les sert ; on le craint parce qu’il se venge ; on lui fait place parce qu’il bouscule ; on va au-devant de lui parce qu’il attire. » Jules, lui, « vit dans la sobriété et dans la chasteté, rêvant l’amour, la volupté et l’orgie. La puissance a des forces inconnues aux puissants, le vin un goût ignoré de ceux qui en boivent, la femme des voluptés inaperçues de ceux qui en usent, l’amour un lyrisme étranger à ceux qui en sont pleins. » C’est le quatrième acte d’Axel. Flaubert fait là un beau tableau lyrique de la vie poétique, un peu verbeux, mais profond, avec des premiers plans arides comme un désert, des lointains pleins de trésors et de beauté voilée.

Ensemble ils partent pour un voyage en Italie, qui ressemble assez à celui que Flaubert et Du Camp feront plus tard en Orient. « Pendant quatre mois qu’ils furent l’un avec l’autre, il n’y eut pas un rayon de soleil qui les chauffât de la même chaleur, pas une pierre qu’ils regardèrent d’un regard pareil. Henry se levait de grand matin, courait par les rues, dessinait les monuments, compilait les bibliothèques, inspectait tous les musées, visitait tous les établissements, parlait à tout le monde. » Jules se levait à midi et flânait. Henry rapporte un journal complet, et Jules presque rien.

Naturellement Henry réussit un magnifique mariage, pendant que Jules part pour l’Orient « emportant avec lui deux paires de souliers, qu’il veut user sur le Liban, et un Homère qu’il lira au bord de l’Hellespont ». Flaubert connaît Jules comme il se connaît lui-même, il sait que ses gros souliers ne perdront aucun clou sur le Liban, et qu’Homère n’est Homère que parce qu’il se révèle aux bords de la Canche tout aussi bien qu’à ceux de l’Hellespont, et même mieux. Mais enfin la différence entre Henry et Jules, la différence spécifique qui fait de Jules et de Flaubert des artistes, c’est que l’éducation sentimentale de Jules n’a pas été achevée, est restée devant lui comme une page blanche : à défaut de la page blanche à vivre la page blanche à écrire ; à défaut du Liban, Croisset.

A la dernière page des notes de voyage en Italie se trouvent ces mots énigmatiques : « Conseils médicaux de Pradier », qui s’éclairent par un passage d’une lettre à Le Poittevin. Pradier a conseillé simplement à Flaubert de mener une vie moins solitaire, plus conforme à son âge, de docilité habituelle à l’appel du sexe. Et il semble que l’atelier du sculpteur fasse un milieu où naissent assez naturellement les liaisons, où toutes les femmes ne sont pas de marbre, bien que Louise Colet, qui y préside, dise volontiers : « Savez-vous qu’on a retrouvé les bras de la Vénus de Milo ? — Et où donc ? — Dans ma robe. » Voilà que Flaubert va être désigné, après beaucoup d’autres, par la faveur de cette triomphante et naïve Muse, pour s’en assurer.

2. Les femmes

L’année 1846, celle de ses vingt-cinq ans importe fort dans la vie de Flaubert. À deux mois de distance meurent le docteur Flaubert en janvier, Caroline Hamard en mars, celle-ci à la suite de la naissance d’une fille, qui sera la nièce Caroline. Achille succédera à son père à l’Hôtel-Dieu. Il est alors marié, père de famille. Il habitera le logement de l’hôpital, avec les siens. Gustave, sa mère, et la petite Caroline, vivront à Croisset, avec un pied-à-terre à Rouen, au coin de la rue de Buffon et de la rue Crosal, pour l’hiver… Entre sa mère et sa nièce, dans le grand Croisset silencieux, avec ses livres, son papier, sa pipe, la vie de Flaubert est fixée. Le laboratoire de son œuvre est prêt.

Croisset est une grande maison du xviiie  siècle, qui avait été bâtie et possédée par les moines bénédictins de Saint-Ouen. La pièce principale y était un salon à cinq fenêtres, qui devint le cabinet de travail de Flaubert. Un pavillon — la seule partie qui subsiste aujourd’hui — contenait un autre cabinet de travail, qui ne servait qu’à Bouilhet, le dimanche, qu’il passait régulièrement à Croisset. Le site était d’une paix admirable : un parc planté de vieille verdure normande, hêtres, tulipiers, allées de tilleuls et d’ifs, rond-point de marronniers, gazons et massifs, n’était séparé de la Seine que par un chemin de halage. Les vues étaient découvertes sur la campagne et la ville, et l’on vivait dans la familiarité du fleuve où Flaubert aimait accomplir de grands exploits de nageur.

D’Ernest Chevalier, alors substitut en Corse, et qui avancera, par toutes les étapes de la magistrature debout jusqu’au poste de procureur général à Angers (il sera même député) Flaubert avait fait son deuil. Cet ami de son enfance peu à peu disparaît de sa vie. Un autre L’avait occupée fortement : Alfred Le Poittevin, le seul probablement de tous les amis de Flaubert qui ait pensé et senti, du fond même de la vie, authentiquement avec lui, le seul dont les œuvres proviennent de la même veine, faisant équipe et école avec lui. Or, en 1846, Le Poittevin se marie. Lui et sa sœur Laure épousent en même temps Louise et Gustave de Maupassant. Ce dernier sera le père de Guy. Mais alors Flaubert ignore quel honneur viendra de ce côté à leur école rouennaise. Il ne voit que ceci : Alfred, marié, est perdu. « En voilà encore un de perdu pour moi, écrit-il à Chevalier, et doublement, puisqu’il se marie d’abord et qu’il ira vivre ailleurs. » « J’ai eu, écrira-t-il dix-sept ans plus tard à sa sœur, Mme de Maupassant, j’ai eu, lorsqu’il s’est marié, un chagrin de jalousie profond : ç’a été une rupture, un arrachement ! Pour moi il est mort deux fois. » La deuxième fois ce fut deux ans après son mariage, en avril 1848, ayant Flaubert à son chevet, et lisant Spinoza jusqu’à ce qu’il lui fût impossible de lire.

C’est Louis Bouilhet qui remplace Le Poittevin. Flaubert l’avait perdu de vue depuis le collège. Il avait fait des études de médecine, avait été interne à l’Hôtel-Dieu, mais, fils et petit-fils de poètes locaux, le démon poétique l’avait touché. Il abandonna la médecine, vécut pauvrement de préparations au baccalauréat, et entra en relations avec Flaubert en avril 1846. L’amitié avec Le Poittevin avait été l’amitié de sensibilité et de pensée ; l’amitié avec Bouilhet fut l’amitié d’art, et, plus précisément de technique. Bouilhet allait jusqu’à sa mort corriger Flaubert comme il corrigeait les devoirs de ses élèves. Il est remarquable que l’homme de talent ait eu sur l’homme de génie une influence incomparablement plus grande que l’homme de génie sur l’homme de talent. Ce fut un des bonheurs de Flaubert de posséder cette amitié vigilante, scolaire, utile. Et si lui qui n’aimait pas Racine admirait Boileau, c’est qu’il avait, comme Racine, son Boileau.

Cette même année, fut-ce sa Du Parc ou sa Champmeslé qu’il eut ? En tout cas, comme Racine dans celles de théâtre, il trouva l’amour dans les coulisses des lettres. Le goût du théâtre, prétend Diderot, est fait d’abord du désir de coucher avec les actrices. Il y avait évidemment autre chose qu’un désir analogue dans l’amour des lettres chez Flaubert. Toujours est-il que ses amours avec Louise Colet, ses lettres d’amour — et de littérature — à Louise Colet, sont aujourd’hui un des grands événements et une des grandes correspondances chères à la vie des lettres.

L’amour avait occupé jusqu’à cette époque les rêves de Flaubert plutôt que sa vie. Sa jeunesse avait été pleine d’hallucinations sensuelles. On reconnaît dans ses confidences de Novembre certaines frontières pathologiques. L’étalage d’un cordonnier le tenait en extase, avec ses petits souliers de satin. Il a eu des passions de tête et de corps, pour la femme très femme, aux larges hanches et à la poitrine maternelle. La Marie de Novembre, qui est une prostituée, la Maria des Mémoires d’un fou, qui est sa belle idole de Trouville, se ressemblent, et répondent l’une et l’autre à ce type opulent ; sans doute aussi Mme Foucault. Mais Flaubert se félicitait de n’avoir pas encore été pris vraiment par l’amour, de n’avoir sacrifié sous ce nom qu’à la chair et à la littérature. « À dix-sept ans, si j’avais été aimé, quel crétin je ferais maintenant. »

Il était naturel qu’à vingt-cinq ans il passât par la commune aventure humaine, mais on s’est souvent étonné que l’élue ait été une femme de lettres qui pouvait paraître tapageuse et vulgaire. Cette impression, dont nous ne saurions guère nous défendre, ne paraît pas avoir été partagée par les contemporains, qui l’admirèrent, hommes et femmes, et la courtisèrent à l’envi. Venue d’Aix à Paris pour faire de la littérature, y exploiter un mince talent de muse départementale, Louise Revoil s’était bien vite rendu compte de l’appoint que sa riche beauté pouvait apporter à sa carrière poétique. Elle s’était mariée à un compositeur, prix de Rome et professeur au Conservatoire, qui prit longtemps, en philosophe, son parti des aventures de sa femme, et en particulier de sa longue liaison avec un autre philosophe, Victor Cousin. L’avarice célèbre de celui-ci aurait été, aux yeux de Louise, un vice rédhibitoire, s’il ne lui avait fait ouvrir la Revue des Deux Mondes, et s’il n’avait fait couronner par l’Académie française quatre de ses poèmes. Sa seule influence n’y aurait d’ailleurs pas suffi. Parmi les académiciens auxquels elle dut, à cet effet, accorder ses faveurs, ses lettres inédites nous permettent de citer au moins le secrétaire perpétuel Villemain, Victor Hugo (un dessin de femme nue, vue de dos, par Victor Hugo, qui appartenait à Louis Barthou et qui est reproduit par M. Raymond Escholier dans Victor Hugo artiste, serait, imaginait allégrement Barthou, un portrait de Louise Colet : il n’ajoutait pas : de Louise en tenue de campagne pour le prix de poésie de l’Académie française, et plus candidate que candide, mais cela va de soi), Alfred de Musset, et M. le comte Alfred de Vigny.

Un autre admirateur, le pharmacien Quesneville, avait, en 1842, publié les œuvres complètes de la Muse en une magnifique édition in-folio, tirée à vingt-cinq exemplaires, et offerte seulement aux grands poètes et aux souverains. Le roi Louis-Philippe, dont la vertu doit rester cependant insoupçonnée, avait répondu par l’envoi d’une médaille d’or et avait doublé la pension qu’il faisait à Louise sur sa cassette. Elle était très bien accueillie chez Mme Récamier ; elle-même tenait rue de Sèvres un salon brillant, de société un peu mêlée, où fréquentait une bonne partie du monde académique. C’était une blonde superbe, au teint rose, aux yeux éclatants et frais. Du Camp, qui la détestait et à qui elle le rendait (il fut la cause de sa première rupture avec Flaubert), écrit : « Elle était jolie, du reste, assez forte, et avec un singulier contraste entre ses traits, qui étaient fins, et sa démarche, qui était hommasse. Les extrémités lourdes, la voix éraillée, décelaient un fond de vulgarité22. » Flaubert trouvait au contraire dans sa voix une de ses meilleures séductions. La plupart des anecdotes racontées sur elle par Du Camp paraissent d’ailleurs suspectes.

Flaubert ne pouvait l’avoir rencontrée chez Pradier qu’en 1846. Deux mois après, elle devint sa maîtresse. Elle paraît l’avoir aimé avec emportement. À vingt-cinq ans, il était très beau, et le portrait qu’elle en fait dans son roman, Lui, nous dit assez combien elle admira ce magnifique géant normand. De son côté, il lui écrivait : « N’as-tu pas tout ce qu’il faut pour que je t’aime ? corps, esprit, tendresse ? Tu es simple d’âme et forte de tête, très peu « pohétique » et extrêmement poète ; il n’y a rien en toi que de bon et en tout espoir comme ta poitrine, blanche et douce au toucher23. »

On a insisté trop complaisamment sur les ridicules de Louise Colet. Ils tiennent tous aux nécessités pratiques de sa carrière de femme de lettres, et ils ne sont pas plus choquants que ceux qui deviennent presque inévitables dans une carrière d’homme de lettres. Il y a en elle un côté évidemment comique, mais plus encore, dans les railleries dont on l’a couverte, de la bassesse et de la muflerie de confrère à consœur. C’était une belle créature d’amour. De là son rayonnement et son influence.

Cet amour à distance, amour littéraire aussi, était tout à fait dans les goûts de Flaubert. Il continuait à vivre dans sa thébaïde de Croisset, avec une mère assez silencieuse et mélancolique. De temps en temps, il faisait un voyage à Paris, voyait Louise à peu près tous les deux mois, d’abord à Paris, puis à Mantes. Une présence continuelle l’aurait harcelé et troublé. De loin, il pouvait prendre d’elle le meilleur de l’amour, la rêver et la désirer. Surtout ce bienheureux éloignement, l’obligeant à écrire, nous a valu cette admirable correspondance qui n’a été éditée que récemment dans son entier : deux cent soixante-quinze lettres entre août 1846 et mai 1854. Notre indiscrétion ne souscrit pas à ces mots de Flaubert : « Le public ne doit rien savoir de nous. Qu’il ne s’amuse pas de nos yeux, de nos cheveux, de nos amours… C’est assez de notre cœur, que nous lui délayons dans l’encre, sans qu’il s’en doute. » Permettez-lui au moins de s’en douter, et une fois qu’il s’en est douté, il faut bien qu’il remonte de votre cœur à vos amours, à vos cheveux et à vos yeux.

Devant les amours d’un homme supérieur, il est assez puéril de s’étonner et de se scandaliser s’il n’a pas pris soin de s’appareiller, aux yeux de la postérité, comme dans une garniture de cheminée, avec une femme dite supérieure. Mais Gœthe et Christiane, voire Jean-Jacques et Thérèse, forment un groupe aussi naturel et parlent autant à l’imagination que Benjamin Constant et Mme de Staël, Chateaubriand et Mme Récamier. L’amour est une réalité première et imprévisible qui se suffit, et l’amour d’un homme de génie a droit d’être vu à la lumière de ce génie, d’aller de pair avec lui, d’être respecté dans ses raisons que la raison ne connaît pas, et qu’un sentiment attentif peut s’efforcer de saisir.

Un homme d’imagination forcenée comme Flaubert, déterminé à tout cristalliser en littérature, à ne chercher dans la réalité que des prétextes, à la rêver plus belle ou à la refaire plus vraie, ne pouvait guère, semble-t-il, voir dans la vie des sens qu’une sorte de harem ayant des pensées pour eunuques. Il disait au dîner Magny qu’il n’avait jamais possédé vraiment une femme, que toutes les femmes avaient toujours tenu pour lui la place d’une femme rêvée. Nous savons que cette femme rêvée et impossédée a existé, et la seconde Éducation sentimentale nous est un document magnifiquement clair. Mais il y en a une autre. Louise la blonde, en chair et en os, occupe la place symétrique à la brune Elisa qu’il a rêvée tant de fois. Et s’il n’a pas aimé Louise avec passion, on se demande ce que c’est que la passion. Dans le même volume du Journal, les Goncourt écrivent : « Point d’amertume, point de ressentiment du reste chez lui contre cette femme, qui semble l’avoir encore avec son amour de folle furieuse. » Il dit lui-même « qu’il l’a aimée avec fureur jusqu’à vouloir la tuer », ce qui est, comme on sait, la plus grande preuve d’amour.

Pas de jalousie d’ailleurs. Les autres liaisons de Louise Colet ne le gênaient pas. Au cours d’une lettre de vif amour, il lui reproche de repousser Cousin. Qu’elle ne lui fasse donc pas le sacrifice d’un académicien ! « Ne néglige pas tes amis ; sois avec eux comme tu étais auparavant. Je ne veux rien t’ôter, entends-tu ? mais au contraire t’ajouter quelque chose. » Ce n’est pas Gustave le mauvais sujet, c’est Gustave le Magnifique.

Des visites intermittentes à Paris et à Mantes lui suffisent. Il semble que son amour ait besoin de la distance, d’une idéalisation par l’espace qui ne diffère pas en nature d’une idéalisation par la mémoire. Distance comblée, embellie par les lettres, et qui devient un heureux prétexte à écrire. Certainement Flaubert a aimé en Louise Colet la femme de lettres. Sa nature était telle, qu’il ne pouvait séparer l’amour de la littérature, et l’amour était bien pour lui la production dans la beauté, mais la production littéraire. La femme rêvée en des rencontres de hasard, la Laure qu’a été pour lui Mme Schlesinger, rentre admirablement dans cette loi de l’amour, de l’amour moyen de production artistique. Mais cela ne lui suffisait pas. Il n’y a pas d’amour vrai là où l’être aimé ne répond pas par son propre amour. Et c’est le cas aussi pour l’amour littéraire de Flaubert. Après avoir cherché dans l’amour la littérature à propos de la femme, il était naturel qu’il en vînt à chercher la littérature dans la femme, à aimer la femme de lettres. D’autre part, presque toute femme de lettres possède ou rêve l’amour d’un homme de lettres.

Il est douteux que Flaubert ait été passionné pour le génie littéraire de Louise Colet. Mais il pense du bien de son œuvre, y trouve souvent prétexte à admirer. Et Bouilhet, qui est sa conscience et son autorité poétiques, le confirme dans ses sentiments. « Bouilhet est pénétré de ta Servante. Il en trouve le plan très émouvant, la conduite bonne, et le vers continuellement ferme… Il m’a dit de très belles choses de cette œuvre24. » C’est probablement que Bouilhet, lui aussi, est quelque peu amoureux. « Ah ! aime-le, ce pauvre Bouilhet, car il t’aime d’une façon touchante, et qui m’a touché, navré. » Mais Flaubert n’a jamais su porter un jugement sain sur la littérature de ses contemporains, et d’autre part les poésies de Louise Colet, couronnées quatre fois par l’Académie, étaient vers 1850 de l’honnête article courant, un ordinaire dont on pouvait sans ridicule parler courtoisement. Ce n’est pas plus mauvais que les Chants modernes de Du Camp.

Seulement la femme de lettres était une femme. De là l’inévitable malentendu. Un écrivain a une tendance à croire que la littérature, la pensée, l’intelligence auront arrondi certains angles, émoussé certaines épines de la nature féminine, et une femme de lettres en croit autant d’un écrivain. Ils ne tardent pas à s’apercevoir du contraire, l’un qu’une femme de lettres, c’est une femme et demie, et l’autre qu’un homme de lettres, c’est deux hommes. On trébuche facilement dans ce jeu de glaces, on casse bientôt les verres, et les éclats de voix et de vitres brisées retentissent (c’est le privilège de la littérature) jusque dans la lointaine postérité. Tous les ménages littéraires, du moins français, ont été orageux, qu’il s’agisse des amants de Venise, de Coppet, ou de Cirey.

Louise était devenue la maîtresse de Flaubert, à Mantes, le 4 avril 1846. Il lui écrivit le soir même sa première lettre, dès son retour à Croisset. Et le lendemain il reçut la réponse, qui est déjà une lettre de reproches « d’une douleur résignée ». Elle lui offre de l’oublier si cela lui plaît, lui dit « des choses très dures ». Comme la Muse est de gauche (elle se compromettra dans la Commune) ils ont, dès cette rencontre, des dissentiments politiques. Elle lui reproche, à propos d’un article du Constitutionnel, de faire peu de cas du patriotisme, de la générosité et du courage. Et toute la correspondance continuera sur ce ton orageux.

Flaubert aurait voulu faire de Louise « un hermaphrodite sublime », comme il le lui écrit vers la fin de leur liaison, en avril 1854 : « J’avais cru, lui disait-il déjà au début, que je trouverais en toi moins de personnalité féminine, une conception plus universelle de la vie, mais non ! le cœur, ce pauvre cœur, ce charmant cœur avec ses éternelles grâces, est toujours là, même chez les plus hautes… Je voudrais faire de toi quelque chose de tout à fait à part, ni ami ni maîtresse, cela est trop restreint, trop exclusif, on n’aime pas assez son ami, on est trop bête avec sa maîtresse. C’est le terme intermédiaire, c’est l’essence de ces deux sentiments confondus25. »

Mais ce n’est pas le terme intermédiaire, c’est la totalité qu’exige Louise. Les mains sont jetées en avant pour agripper et saisir le plus possible de l’homme. Et comme il y a chez Flaubert, avec la force de se passionner, une certaine impuissance d’aimer, il se dérobe. « Ne m’aime pas tant, tu me fais mal ! Laisse-moi t’aimer, moi ; tu ne sais donc pas qu’aimer trop cela porte malheur à tous deux26 ! » Cet amour à distance, qui convient à Flaubert par sa nature littéraire, il convient beaucoup moins à la Muse. Elle voudrait qu’il quittât Croisset, vînt résider auprès d’elle à Paris. Elle le lui demande bruyamment. « Ménage tes cris. Ils me déchirent », répond-il. Elle voudrait écrire un livre en collaboration avec Flaubert, à qui cela ne dit rien du tout. « Ton idée était tendre, de vouloir nous unir dans un livre, mais je ne veux rien publier27. » Gardons-nous d’ailleurs de voir en Louise une plante parasite qui chercherait à s’accoler à un chêne superbe. Flaubert alors, à vingt-six ans, n’a encore pas publié une ligne, n’a derrière lui qu’un bagage ignoré d’œuvres manuscrites ; Louise est une femme célèbre, aimée de Cousin, chérie de Mme Récamier et de son cercle, pensionnée du roi, courtisée par d’illustres personnages, et alors dans toute sa beauté. Il est probable qu’elle a deviné le génie de Flaubert, qu’elle a admiré sa belle passion pour la littérature, que son intuition féminine a reconnu comme une juste baguette de coudrier les sources alors obscures qui allaient plus tard passer sur les aqueducs, créer des Thermes et des Versailles. Elle donnait à cette époque plus qu’elle ne recevait.

Avec ses onze ans de plus que Flaubert et sa célébrité littéraire, elle pouvait en bonne conscience s’imposer, exiger. Comme bien d’autres hommes qui sont des faibles, comme Baudelaire, Flaubert cherchait dans l’amour, lorsqu’il l’éprouvait en son espèce supérieure et sa plénitude idéale, une protection et un bercement maternels :

Soyez mère,
Même pour un ingrat, même pour un méchant.
Amante ou sœur, soyez la douceur éphémère
D’un glorieux automne ou d’un soleil couchant

On ne saura jamais à quel point toute sa vie sentimentale a cristallisé autour d’une image maternelle, quelles résonances infinies dans ces lignes si tristes et si douces qu’il écrivait en 1872, la cinquantaine passée, à celle qu’il avait idéalisée sous le nom de Mme Arnoux : « Ma vieille amie, ma vieille tendresse. Je ne peux pas voir votre écriture sans être remué. Aussi, ce matin, j’ai déchiré avidement l’enveloppe de votre lettre. Je croyais qu’elle m’annonçait votre visite. Hélas ! Non. Ce sera pour quand ? Pour l’année prochaine ? — J’aimerais tant à vous recevoir chez moi, à vous faire coucher dans la chambre de ma mère28. » Il était naturel qu’un docteur allemand, du nom de Reik, étudiât Flaubert du point de vue du complexe d’Œdipe.

Il était de ceux qui, en amour, ont besoin d’être protégés et défendus, non de ceux qui veulent protéger et défendre. Il n’a jamais fait attention à une jeune fille. Il parle à Louise d’une très belle jeune fine qui l’aimait : « Moi qui ne l’aimais pas, j’aurais donné ma vie pour racheter ce regard d’amour triste auquel le mien n’avait pas répondu29. » Il s’agit sans doute de Gertrude Collier, cette jeune Anglaise qui avait été son amie d’enfance, l’avait aimé petite fille et dont l’imagination avait continué à travailler sur cette image d’un garçon timide et nigaud. Il l’avait retrouvée à Paris, allait lui faire la lecture chez sa mère, qui les laissait volontiers seuls, et il lui avait écrit en 1846, quand avait commencé sa liaison avec Louise, une lettre d’adieu assez tendre mais sans amour.

Il faut donc tenir compte, dans les goûts amoureux de Flaubert, de cette préférence pour les femmes opulentes, maternelles, avec une épaisseur de passé. Louise a le même âge qu’Élisa Schlesinger, onze ans de plus que Flaubert. Dans une lettre d’Orient à Bouilhet il compte parmi les biens de ce monde « les épaules des femmes de trente ans ». C’est bien par là qu’il est attiré vers Louise. Mais il y a autre chose encore. Il n’aime pas seulement la femme, mais bien aussi la femme de lettres ; non seulement les joues roses de cette blonde, mais l’encre qu’elle a aux doigts. Et ici c’est lui qui se voit le maître, c’est lui qui se voudrait l’élément protecteur et dominateur du couple. Il aime en elle la littérature, l’hommage de la femme aux lettres, mais non la littérature féminine, l’asservissement des lettres à la femme. Il lui demande de renoncer, quand elle écrit, à son sexe, à la « tendromanie féminine. Il ne faut pas, quand on est arrivé à ton degré, que le linge sente le lait. Coupe-moi donc cette verrue montagnarde, et rentre, resserre, comprime les veines de ton cœur qu’on y voie des muscles et non une glande. Toutes tes œuvres, jusqu’à présent, à la manière de Mélusine (femme par en haut, et serpent par en bas), n’étaient belles que jusqu’à une certaine place, et tout le reste traînant en replis mous. Comme c’est bon, hein ! pauvre Muse, de se dire ainsi tout ce qu’on pense ! oui, comme c’est bon ! car tu es la seule femme à qui un homme puisse écrire de telles choses30. »

Un malentendu était fatal. La Muse eût préféré qu’on lui écrivit les choses qu’on écrit d’ordinaire aux femmes, et elle se refusait à exclure son sexe de sa littérature. Elle se plaisait au contraire à l’étaler. « Tu me traites de voltairien et de matérialiste, lui écrit Flaubert. Dieu sait pourtant si je le suis ! Tu me parles aussi de mes goûts exclusifs en littérature qui auraient dû te faire deviner ce que je suis en amour. Je cherche vainement ce que cela veut dire. Je n’y entends rien31. » Sans doute avait-il parlé avec tiédeur de Lamartine, idole des Muses de département, ou avait-il lancé de ces boutades physiologiques dont ses lettres sont pleines. Elle voudrait (nous sommes au beau temps de George Sand) que son amant fût spiritualiste, crût que leur amour se développait sous l’œil bienveillant de Dieu.

Flaubert a le double tort (et non contradictoire) d’être un original et de n’être pas distingué. Son monde, lui écrit-elle en 1847, est celui « des étudiants, des viveurs, des jureurs et des fumeurs ». Flaubert reconnaît qu’il fume, qu’il peut lui arriver de jurer, mais viveur ! lui un ascète, et étudiant ! « Oh ! ma bonne vie d’étudiant ! Je ne souhaiterais pas à mon ennemi, si j’en avais un, une seule de ces semaines-là ! » Il pense à sa vie d’étudiant en droit. Mais Louise n’avait pas tort de discerner en lui le genre du vieil étudiant, en général peu sympathique aux femmes. Et puis, n’étant pas distingué, il ne la distingue pas non plus suffisamment. Retombé au vous il lui écrit : « Vous prétendez que je vous traite comme une femme du dernier rang. Je ne sais pas ce que c’est qu’une femme de dernier rang, ni du premier rang ni du second rang. Elles sont entre elles relativement inférieures ou supérieures par leur bonté et l’attention qu’elles exercent sur nous, voilà. Moi que vous accusez d’être aristocrate, j’ai à ce sujet des idées fort démocratiques32. »

Louise exige, déborde, s’attache, ne peut se résigner à la distance et à l’absence, parle à Gustave de partir avec lui pour aller habiter Rhodes ou Smyrne33. Elle veut au moins des lettres qui disent tout, qui la fassent vraiment maîtresse. « Tu me dis que je ne t’ai pas initiée à ma vie intime, à mes pensées les plus secrètes34. » Il lui donne alors une image moitié vraie, moitié factice de lui-même, pour essayer de la satisfaire. Peine perdue. Elle dirait volontiers, comme Harpagon : Les autres ! « C’est une chose étrange, bougonne alors Flaubert, et curieuse à la fois, pour un homme de bon sens l’art que les femmes déploient pour vous forcer à les tromper, elles nous rendent hypocrites malgré nous, et puis elles nous accusent d’avoir menti, de les avoir trahies35. »

Il y eut dans leur liaison deux périodes, séparées par le voyage de Flaubert en Orient. En 1849, ils étaient à peu près brouillés. Il faut le regretter, pour eux d’abord, car ils en souffrirent, pour nous ensuite, car c’est le moment où Flaubert écrit la première Tentation, et ses lettres à Louise Colet nous eussent tenus à peu près au courant de son travail, comme elles feront au temps où il écrira Madame Bovary. Quand Flaubert passa à Paris, allant en Orient, il n’alla même pas la voir, et de tout son voyage ne lui écrivit pas. À son retour, pourtant, ils se réconcilièrent. Flaubert retrouvait Louise fort malheureuse. Elle avait perdu son mari qui avait fini par se séparer d’elle, et elle avait bien des mécomptes avec ses amants. Et les ennuis d’argent ! Une lettre de Flaubert, en 1852, nous la montre essayant de vendre en Angleterre, pour vivre, les autographes que lui ont laissés tant de personnes illustres. Ils reprirent leur correspondance et leurs rencontres, malgré l’autre liaison avec Alfred de Musset. C’est à ce moment que Flaubert écrit à sa maîtresse ces précieuses lettres sur la composition de Madame Bovary qui nous font suivre pas à pas son travail. Mais la Muse devient lassante. Elle demande à Flaubert de lui laisser lire les notes de voyage qu’il a rapportées d’Orient. Après beaucoup de difficultés, il y consent. Alors scènes violentes. D’abord il a parlé de ses aventures amoureuses (il s’agit simplement de prostituées arabes ou levantines). Jalousie. Et surtout, il ne parle pas d’Elle, il ne paraît pas l’avoir évoquée sur le Nil et le Bosphore. Récriminations et pleurs. Le pauvre homme se disculpe comme il peut. « Tu aurais voulu que ton nom revînt plus souvent sous ma plume ; mais remarque que je n’ai pas écrit une seule réflexion36. » Quant aux scènes de jalousie, il a le bon goût de ne pas lui en faire, de ne pas lui reprocher de l’avoir remplacé par Musset (ce qui allait permettre à Louise d’écrire Lui dix ans plus tard, la même année qu’Elle et Lui et Lui et Elle). Surtout elle aurait voulu être présentée à la mère de Flaubert, s’introduire définitivement dans sa vie et celle de sa famille. Il refuse toujours. Dans ses voyages à Paris, elle lui faisait des scènes scandaleuses. On l’aurait vue, un jour, s’il faut en croire Du Camp, forcer comme une furie la porte d’un cabinet particulier où elle savait que dînait Flaubert, avoir la mortification de ne l’y trouver qu’avec Bouilhet, Cormenin et Du Camp.

Cependant lui et Bouilhet, bons nègres, passent leurs dimanches à corriger vers et prose de l’orageuse maîtresse. Les amants rompirent définitivement en 1855 après des scènes violentes, à Croisset même, où Louise était venue supplier Flaubert et d’où il l’avait presque chassée. L’année suivante, elle-même raconta dans Une histoire de soldat sa dernière visite à Croisset. Flaubert, sous le nom de Léonce, y est peint sans indulgence. Et il mit en effet dans cette séparation une dureté brutale. Sa mère, qui pourtant n’avait jamais voulu voir Louise, en fut indignée, et, racontait-il lui-même aux Goncourt, avait « toujours gardé au fond d’elle, comme une blessure faite à son sexe, le ressouvenir de sa dureté pour sa maîtresse ». Ils ne se pardonnèrent pas.

La dernière lettre que lui avait adressée Flaubert, au début de 1855, était, dit M. Descharmes, « un court billet, dix lignes au plus, où il déclare à sa maîtresse qu’il est inutile à l’avenir de se présenter chez lui ; qu’il n’y sera jamais pour elle. Cette lettre est inédite ; la personne qui me l’a montrée m’a prié de n’en point reproduire les termes37 ». Elle n’a pas été jusqu’ici publiée. Une histoire de soldat fut la réponse. La pauvre Louise mena dès lors une vie ingrate de femme de lettres vieillie qui doit beaucoup travailler pour mal vivre. En 1871, Flaubert se gausse d’apprendre qu’elle est restée cachée trois jours, après la Commune, dans la cave de Sainte-Beuve. En 1872, à l’occasion de la préface de Flaubert aux Dernières Chansons de Bouilhet, elle éclate, dit-il, en « une fureur pindarique. J’ai reçu d’elle une lettre anonyme en vers, où elle me représente comme un charlatan qui bat de la grosse caisse sur la tombe de son ami, un pied plat qui fait des turpitudes devant la critique, après avoir adulé César38 ». L’apercevant un jour à la sortie du Collège de France elle dit à sa fille : « Comme il est laid ! » Elle-même n’était plus belle, mais elle vivait de littérature publicitaire pour les produits de beauté, comme on ne disait pas encore en ce temps-là. Ce fut la fin pitoyable d’un amour qui avait eu sa noblesse et qui n’avait peut-être pas été aussi indigne de Flaubert qu’on le dit.

La rupture avec Louise Colet précéda de deux ans Madame Bovary, et désormais l’amour n’exista pour Flaubert que d’une manière tempérée et distante. Il admira sans oser Mme Sabatier, pourtant « vivandière pour faunes » et la princesse Mathilde. Les trois lettres que nous avons de lui à Mme de Loynes nous indiquent qu’en 1857, l’année de Madame Bovary, elle fut au moins une fois bonne pour lui, autant qu’elle était belle pour tout le monde. Cette année elle avait vingt ans, seize ans de moins que Flaubert, étrangère donc à ces épaules des femmes de trente ans et plus où seules pouvait s’amarrer puissamment son amour. La Dame aux Violettes ne fut pour lui, en effet, qu’un bouquet de violettes. L’année suivante, de Tunis où il faisait les études préparatoires à Salammbô il lui écrivait : « J’ai vécu depuis cinq semaines avec ce souvenir, qui est un désir aussi. Votre image m’a tenu compagnie dans la solitude, incessamment. J’ai entendu votre voix à travers le bruit des flots, et votre charmant visage voltige autour de moi, sur les haies de nopal, à l’ombre des palmiers et dans l’horizon des montagnes. » Il n’est pas impossible que cette figure fine, lumineuse, orientale et mystique de celle qui s’appelait alors Jeanne de Tourbey ait laissé d’elle quelque chose dans le visage de la fille d’Hamilcar.

Il était naturel que l’auteur de Madame Bovary intéressât les femmes comme un confesseur. Ce fut le cas de celles qu’il appelle souvent, dans ses lettres à sa nièce, les anges, et qui sont au nombre de trois, deux sœurs rouennaises, Mmes Lapierre et Brainne, mariées à deux journalistes, et leur amie, la célèbre Mme Pasca. M. Dumesnil écrit que « nous en savons assez pour être sûrs qu’elles s’efforcèrent de le distraire dans sa solitude » après 1870. M. Dumesnil est toujours bien informé. Mais n’oublions pas que la solitude de Flaubert était sacrée, et que les femmes n’y pouvaient toucher que précairement et en passant, avec une fleur.

Jamais mieux qu’avec une fleur funèbre. Tout le monde connaît la scène finale de l’Éducation sentimentale : « Des années passèrent… Vers la fin de mars 1867, à la nuit tombante, comme il était seul dans son cabinet, une femme entra. » Deux lettres du 22 mai et 6 novembre 1871 et une enquête ingénieuse de M. Gérard-Gailly nous font savoir que l’entrevue de Frédéric et de Marie a eu lieu réellement dans le cabinet de Croisset, qu’Élisa Schlesinger, alors à Mantes, le Mantes des rendez-vous de Flaubert et de Louise Colet, avait voulu faire ce voyage, revoir le vieil ami, probablement en 1866, quand Flaubert avait déjà commencé l’Éducation. En 1871, après la mort de son mari, ayant affaire à Trouville où l’hôtel Bellevue appartient à la succession, elle s’arrête à Croisset, le 8 novembre 1871. En 1872 il lui écrit la dernière lettre que nous ayons de leur rare correspondance : « On m’a donné un chien, je me promène avec lui en regardant l’effet du soleil sur les feuilles qui jaunissent, et comme un vieux je rêve sur le passé, — car je suis un vieux. L’avenir pour moi n’a plus de rêves, mais les jours d’autrefois se représentent comme baignés dans une vapeur d’or ; — sur ce fond lumineux où de chers fantômes me tendent les bras, la figure qui se détache le plus splendidement, c’est la vôtre. — Ô pauvre Trouville39. » Quelques années plus tard, Élisa allait entrer dans un asile d’aliénés.

Telle fut son « éducation sentimentale », différente en somme de celle qu’il voyait de trop près dans le roman de 1845, de trop loin dans le roman de 1870. Le seul de ses amours qui ait pu passer entier dans sa littérature est son amour de Trouville. La Rosanette de la seconde Éducation (qui a d’ailleurs existé) est faite surtout de centaines d’observations fragmentaires sur les femmes galantes, dont la société sans lendemain ne lui déplaisait pas. Quant à son amour principal et complet, celui qu’il eut pour Louise Colet, s’il n’en a pas fait d’exploitation romanesque, la lecture de la correspondance nous montre que Louise a posé pour certains traits de Mme Bovary, à peu près dans la mesure où Flaubert lui-même a pu poser pour Frédéric Moreau. Notons d’ailleurs que sa liaison avec Louise Colet ne dura quelques années que parce qu’elle consistait presque toute en correspondance et qu’elle se résolvait d’elle-même en littérature, qu’elle allait à la littérature comme la rivière à la mer. En présence réelle, Flaubert ne l’eût pas supportée deux mois.

« Les femmes, dit Zola, ne l’estimaient guère ! C’était tout de suite fini. Il le disait lui-même, il avait porté comme un fardeau les quelques liaisons de son existence. Nous nous entendions en ces matières, il m’avouait souvent que ses amis lui avaient toujours plus tenu au cœur, et que ses meilleurs souvenirs étaient des nuits passées avec Bouilhet, à fumer des pipes et à causer. Les femmes, d’ailleurs, sentaient bien que c’était un féminin : elles le plaisantaient et le traitaient en camarade. Cela juge un homme. Étudiez le féminin chez Sainte-Beuve et comparez40. » Lui-même écrit à George Sand qui en 1872 (il vient de passer seulement la cinquantaine) voudrait qu’il se mariât : « L’être féminin n’a jamais emboîté dans mon existence ; et puis… je suis trop propre pour infliger à perpétuité ma présence à un autre. Il y a un fond d’ecclésiastique qu’on ne me connaît pas. » Et quand il a de mauvais moments il se remonte par cette réflexion : « Personne, au moins, ne m’embête41. » C’est un point de vue. On tirerait d’ailleurs de sa correspondance un manuel du célibataire.

Cette abstention sentimentale relative est un trait commun à tous les romanciers du groupe, à toute l’école qui s’est formée autour de Madame Bovary. L’amour tient dans leur vie une place infiniment moindre que dans celle des romantiques, dont chacun apparaît avec l’orgueil et l’éclat d’une belle ou tragique liaison, le Lamartine du Lac, le Hugo de Guernesey (qui la légitime aux yeux de sa famille avec la même puissance, la même santé imperturbable dont Louis XIV impose les siennes à la reine, à la cour, à l’État), le Musset de Venise, le Vigny de la Colère de Samson, le Sainte-Beuve du Livre d’amour. Celle de Flaubert avec Louise Colet le montre fourvoyé dans une vie sentimentale qui ne lui convient pas. La femme ne tient guère dans son existence qu’une place sensuelle et une place littéraire, et c’est la littérature qui s’annexe peu à peu toutes ses disponibilités sentimentales : l’Éducation sentimentale est pour lui une éducation littéraire.

Pour la génération qui trouvera sa révélation littéraire dans Madame Bovary, l’amour n’est nullement cette flamme parfaite et totale qui, chez les grands romantiques, participait à la nature divine. Les Goncourt ont sacrifié la femme à la littérature, d’une manière héroïque et bizarre qu’Edmond de Goncourt a allégorisée en bel artiste dans les Frères Zemganno. Zola déclare s’entendre parfaitement avec Flaubert, et Alphonse Daudet, bon mari et bon père de famille, lorsqu’il écrit son seul vrai et profond roman d’amour, Sapho, lui donne pour objet, par sa dédicace, de maintenir une famille dans la régularité, d’exorciser les démons romantiques d’amour qui circulent toujours dans le monde de la littérature et de l’art. Sapho est avec Madame Bovary le seul roman d’amour qui soit sorti de l’école réaliste et naturaliste (les Goncourt et Zola y ont échoué), et il est dirigé contre l’amour avec la même âpreté intelligente et ironique. Si la littérature française se développe, comme on le dit d’ordinaire, dans le rayonnement de la femme, toute l’école réaliste semble faire un effort énorme pour l’en affranchir, suite de l’effort personnel (et plus ou moins réussi) des écrivains réalistes pour s’en affranchir eux-mêmes.

3. Le voyage d’Orient

L’année 1846 a une autre importance encore. Flaubert entend consacrer sa vingt-cinquième année par une grande œuvre, préparer après tant d’essais et de brouillons le coup de tonnerre d’un éclatant début. Depuis son voyage d’Italie, la Tentation de saint Antoine, telle qu’il l’avait vue dans le tableau de Breughel, le hantait. Bien que dans toute sa correspondance Flaubert ne nomme pas une fois Quinet ni son œuvre, Maxime Du Camp affirme qu’Ahasvérus a exercé sur lui une grande influence. Le Juif Errant était un personnage fort idoine à devenir le centre d’une œuvre cyclique sur l’humanité, sur l’histoire et la terre entières. Il était apparu à Flaubert que saint Antoine pouvait rendre d’aussi grands services, qu’on pouvait mettre dans ses visions autant et plus de choses qu’Ahasvérus n’en avait mises dans ses voyages, que la grande diablerie surtout y permettait le possible et l’impossible. La diablerie de Smarh avait même autrefois marqué ce chemin d’une flèche. Le Belial de Le Poittevin, commencé en 1845 et qui sera terminé en 1848, est une autre diablerie, sans intention cyclique d’ailleurs ; et nul doute que les conversations avec Le Poittevin n’aient influé sinon sur le dessein, tout au moins sur le contenu de Saint Antoine.

Le chapitre des souvenirs de Du Camp intitulé Les Deuils apporte ici des renseignements importants. En mai 1846, il est allé s’installer à Croisset, en partie, dit-il, pour assister son ami que les deuils de l’année ont écrasé. C’est la même saison où Bouilhet entre dans la familiarité de Flaubert. Les trois amis s’amusent à écrire une tragédie burlesque : Jenner ou la Découverte de la Vaccine. En août Du Camp revient à Croisset une ou deux semaines après que Flaubert est devenu l’amant de Louise Colet. Entre les deux visites de Maxime, Flaubert a commencé la Tentation, sans vouloir rien en dire, et en déclarant qu’il ne lirait rien avant que tout ne fût terminé : il se donnait trois ans.

« Il avait, dit Du Camp, plongé aux origines mêmes ; il lisait les Pères de l’Église, compilant la collection des Actes de Conciles par les pères Labbé et Cossart, étudiait la scolastique et s’égarait au milieu de lectures excessives dont il eût trouvé un résumé suffisant dans le Dictionnaire des Hérésies et dans la Légende Dorée. Voyant les livres empilés sur la table et répandus sur les meubles, Bouilhet lui dit : « Prends garde ! tu vas faire de saint Antoine un savant, et ce n’était qu’un naïf. »

Pendant que Flaubert commence Saint Antoine, Bouilhet commence Melænis. Sa bibliothèque de consultation est moins abondante que celle de Flaubert, et il emploie surtout le De Gladiatoribus de Juste Lipse. Mais enfin Croisset devient, pour les deux Rouennais, un atelier de restauration érudite, éclatante et plastique. C’est exactement la formule à laquelle Du Camp tournera le dos quand il débutera dans la poésie avec les Chants Modernes. Si, entre les deux Normands et le Parisien, c’était le seul fossé !

L’amitié ressemble plus qu’on ne le croit à l’amour, et, dans tout couple d’amis, il y a généralement une valeur masculine et une valeur féminine. Un artiste à nerfs féminins, une Bovary à moustaches comme le Jules de la première Éducation et comme Flaubert, auront besoin, en matière d’amitié, de ce qui leur manque, de ce qui les complète, de ce qu’ils envient : cette volonté, cette décision, cette solidité masculines qui font les hommes d’action et d’intrigue, les destinées dites réussies. Et l’amitié portera aussi naturellement ces derniers vers ces natures plus molles et plus riches, qui leur présentent des parties d’eux-mêmes qu’ils ont dû sacrifier, et qui aussi leur fournissent, dans la vie, de quoi agir, protéger, gouverner. Si de telles amitiés sont naturelles, il est aussi naturel qu’elles aboutissent à des froissements et à des malentendus. Il ne saurait y avoir amitié qu’entre des caractères différents qui se complètent ; mais aussi il ne saurait y avoir amitié qu’entre égaux. Et comme il est difficile de réaliser ces deux conditions, logiquement contraires, une grande amitié est encore plus rare qu’un grand amour. Elle n’en est, quand elle se produit, que plus forte et plus belle. Entre Bouilhet et Flaubert, l’égalité résultait d’un jeu réussi de compensations : Bouilhet apportant raison, précision, justesse d’esprit, Flaubert apportant richesse de nature et génie. L’autorité de Bouilhet, venant d’un homme obscur, injustement sacrifié, autorité qui savait se cantonner sur son terrain, ne blessait pas Flaubert comme l’autorité protectrice de Maxime Du Camp. Et tant que vécut Bouilhet, Flaubert, habitant Croisset, ne fut pas un homme de lettres parisien. Bouilhet non plus, qui alla habiter Mantes. Ces deux Rouennais se serrèrent, firent bloc en leur école locale.

Mais de 1845 à 1850, l’ami qui occupe la plus grande place dans la vie de Flaubert est encore Du Camp. Durant tout ce temps Flaubert veut vivre, veut sortir, et ce n’est pas le pauvre Bouilhet, absorbé dans son labeur de maître de latin, qui l’y aidera, mais bien ce garçon riche et libre, maigre, brun, aux yeux ardents, qui lorsqu’il arriva pour la première fois chez Flaubert avait encore aux pieds la poussière des chemins d’Orient. Grand prestige devant ce Jules de la première Éducation qui termine le roman en achetant deux paires de souliers à user sur le Liban et un Homère à lire sur les bords de l’Hellespont !

Je suis né voyageur, je suis actif et maigre ;
J’ai, comme un Bédouin, le pied sec et cambré ;
Mes cheveux sont crépus ainsi que ceux d’un nègre.
Et par aucun soleil mon œil n’est altéré,

clamera Maxime dans les Chants modernes, non modernes au point de ne copier à peu près ces vers d’un ancien du romantisme, Théophile Gautier :

Je suis jeune, le sang dans mes peines abonde,
Mes cheveux sont de jais, et mes regards de feu,
Et sans gravier ni toux ma poitrine profonde
Aspire à pleins poumons l’air libre, l’air de Dieu.

Le grand Normand lymphatique et nerveux qu’était Flaubert n’avait évidemment rien du Bédouin, mais le Bédouin parlait à son imagination. Il avait terminé Novembre par une furieuse marche au voyage. « Emportez-moi, tempêtes du Nouveau Monde qui déracinez les chênes séculaires et tourmentez les lacs où les serpents se jouent dans les flots… Oh ! voyager, voyager, ne jamais s’arrêter !… Où irai-je ? la terre est grande, j’épuiserai tous les chemins, je viderai tous les horizons ; puissé-je périr en doublant le Cap, mourir du choléra à Calcutta ou de la peste à Constantinople ! »

En même temps qu’il était devenu auprès de Flaubert le successeur de Chevalier magistrat en Corse, de Le Poittevin marié à la campagne, Du Camp représentait pour lui le compagnon qui seul, par la confiance qu’il inspirerait à Mme Flaubert, pouvait aider Gustave à réaliser le Voyager ! Voyager ! Elle finit par consentir à un voyage en Bretagne, où elle-même rejoindrait les deux amis, et qui fut fixé au printemps de l’année suivante. Après une longue préparation de lectures historiques et géographiques, qui leur prit une partie de l’hiver, tous deux, en mai et juin 1847, porteurs d’un bâton, d’un sac et d’un cahier de papier blanc qui se noircit vite, font un voyage très gai.

A leur retour, ils se mettent à rédiger ce voyage, non en collaboration, mais en juxtaposition, Du Camp écrivant les chapitres pairs et Flaubert les chapitres impairs. C’est là un moment important dans la vie littéraire de Flaubert, le début de son style travaillé, le passage déjà du spontané au réfléchi. Voici, dans une lettre à Louise Colet, la première de ces phrases qui reviendront maintenant sans cesse : « Aujourd’hui, par exemple, j’ai employé huit heures à corriger cinq pages, et je trouve que j’ai bien travaillé ; juge du reste, c’est pitoyable. Quoi qu’il en soit, j’achèverai ce travail qui est par son objet même un rude exercice ; puis, l’été prochain, je verrai à tenter saint Antoine. Si ça ne marche pas dès le début, je plante le style là, d’ici à de longues années. Je ferai du grec, de l’histoire, de l’archéologie, n’importe quoi, toutes choses plus faciles enfin. Car je trouve souvent bien inutile la peine que je me donne42. »

Il est en pleine transformation. « Plus je vais, plus je découvre de difficultés à écrire les choses les plus simples, et plus je vois le vide de celles que j’avais jugées les meilleures. Heureusement que mon admiration des maîtres grandit à mesure, et loin de me désespérer par cet écrasant parallèle, cela avive au contraire l’indomptable fantaisie que j’ai d’écrire. »

La Tentation, reprise et refaite, ayant été son Faust, l’œuvre perpétuelle et significative de sa vie, nous reviendrons, en étudiant la suite des trois Tentations, sur le travail de 1849. Conçue alors par Flaubert comme une somme de toute sa pensée, de tous ses rêves, de toute sa vie, et aussi, par une projection naturelle et ordinaire, des pensées, des rêves et de la vie de l’humanité, la première Tentation a été écrite dans le dernier flot de facilité qui ait porté Flaubert, dans l’enthousiasme et dans la joie. Quand il eut noirci cette masse de papier, il trouva que son œuvre était bonne, que l’inspiration cette fois l’avait saisi, porté sur la montagne et au triomphe.

En même temps, un autre tournant de sa vie se dessinait devant lui, allait l’emporter vers le plus bel horizon qu’il eût rêvé. Du Camp, qui avait fait en 1844 un voyage en Turquie d’Europe, projetait de repartir pour un nouveau voyage en Égypte et en Asie jusqu’en Perse et au Caucase. Flaubert, comme il était naturel, flambait intérieurement à l’idée de l’accompagner. Mais Maxime, orphelin et riche, ne dépendait que de lui, tandis que Flaubert vivait avec sa mère, sans le consentement de laquelle il ne serait pas parti. Mme Flaubert résista longtemps. C’est son aîné Achille qui finit par emporter la décision en faisant valoir les avantages de santé qu’un long voyage et le plein air apporteraient à ce grand garçon nerveux qui, à Croisset, ne quittait pas sa chambre, et à qui sa course en Bretagne avait déjà fait grand bien. Le départ fut convenu.

Mais Flaubert y mit une restriction. Il ne voulait partir qu’après avoir terminé son Saint Antoine auquel il travaillait alors fiévreusement. Quand l’œuvre démesurée fut achevée, le 12 septembre 1849, il convoqua Du Camp et Bouilhet à Croisset. « La lecture, dit Du Camp, dura trente-deux heures, de huit heures à minuit. » Il était convenu qu’on ne parlerait de l’œuvre que quand la lecture entière serait finie. Flaubert s’attendait à des rugissements d’enthousiasme et à se voir au moins porté en triomphe autour de Croisset par ses deux amis fanatisés. Ce ne fut pas du tout cela. Le verdict fut net (nous l’apprécierons plus tard) : c’était manqué, et cette abondance lyrique tombait dans le vide. Flaubert regimba d’abord, mais sitôt après accepta stoïquement le jugement qu’il avait provoqué. On sait comment se termina la consultation. Bouilhet déclara à Flaubert qu’il avait besoin de discipliner par un travail d’élimination et de précision cette verve débordante, cette verbosité pleine de fumée et d’éclairs. Et le conseil tombait d’autant moins dans l’oreille d’un sourd que Flaubert s’était dit bien souvent et avait écrit dans ses lettres la même chose, avait eu sans y persévérer la belle ambition de faire du La Bruyère. « Tiens, ajouta Bouilhet, tu devrais écrire l’histoire de Delamarre ! » (Du Camp écrit par erreur Delaunay). Delamarre était un médecin de campagne, ancien élève du docteur Flaubert, qui, trompé par sa femme neurasthénique, avait fini par se tuer. « Quelle idée ! » répondit Flaubert. On pense ici au pamphlet qu’Arnaud lut à Port-Royal après sa condamnation en Sorbonne, à la désapprobation de ces Messieurs, et au mot qu’il adressa à Pascal : « Cela ne vaut rien, mais vous qui êtes jeune, vous devriez nous faire quelque chose. » Pascal essaya, et ce quelque chose fut la première Provinciale. Tout cela n’a en apparence qu’une valeur anecdotique. En réalité, nous y voyons la petite cause occasionnelle qui déclenche, à un moment favorable, une œuvre sur une pente déjà établie.

Nous l’y voyons d’ailleurs avec les yeux de la foi, car nous n’avons là-dessus que le récit de Du Camp. Mme Flaubert pensa que Du Camp et Bouilhet avaient été sévères par jalousie. C’est sans doute excessif. Mais le récit de Du Camp paraît bien arrangé pour donner aux réflexions et aux critiques des deux amis de Flaubert le rôle le plus efficace dans les origines de Madame Bovary. Quoi qu’il en soit, même si cette scène ne devait fonctionner que comme mythe, elle a la valeur d’un mythe explicatif, et offre un schème vraisemblable du passage de Saint Antoine au roman d’Yonville.

Et, en gros, après tout, Flaubert a souscrit à l’opinion de Bouilhet. Trois ans après, il communique son manuscrit à Louise Colet qui le couvre d’éloges. Et il lui répond : « C’est une œuvre manquée. Tu parles de perles. Mais les perles ne font pas le collier : c’est le fil. J’ai été moi-même dans Saint Antoine le saint Antoine et je l’ai oublié. C’est un personnage à faire (difficulté qui n’est pas mince). S’il y avait pour moi une façon quelconque de corriger ce livre, je serais bien content, car j’ai mis là beaucoup, beaucoup de temps et beaucoup d’amour. Mais ça n’a pas été assez mûri. De ce que j’avais beaucoup travaillé les éléments matériels du livre, la partie historique je veux dire, je me suis imaginé que le scénario était fait, et je m’y suis mis. Tout dépend du plan. Saint Antoine est manqué ; la déduction des idées sévèrement suivie n’a point son parallélisme dans l’enchaînement des faits. Avec beaucoup d’échafaudage dramatique, le dramatique manque. » (1er février 1852.)

Louise insistant dans son enthousiasme, Flaubert reconnaît dans sa lettre suivante que les deux amis ont dû juger le légèrement, je ne dis pas injustement ». Voilà le verdict. Quoi qu’il en soit, Saint Antoine va rejoindre dans un placard les autres manuscrits, les autres écoles de Flaubert, et, libre de souci littéraire, le jeune homme part pour l’Égypte avec Du Camp, remontera de là en Palestine, en Syrie, à Smyrne, à Constantinople, en Grèce, et, au bout de quinze mois, tous deux ayant passé par l’Italie, seront de retour.

Du Camp avait promis à Mme Flaubert de veiller attentivement sur un compagnon de voyage qui était, à certains points de vue, un grand enfant, et il tint fidèlement sa promesse. Tout le labeur pratique du voyage lui incomba constamment, et Flaubert, avec ses alternatives d’indifférence et d’enthousiasme, de désespoir et de grosse gaieté, de mauvaise humeur et de scies d’atelier, n’était pas, pour un garçon sérieux, pratique, suffisant, autoritaire et décidé comme Du Camp, un compagnon très facile. C’est de cette longue vie à deux où ils purent se connaître à fond que date certainement leur mésintelligence plus ou moins dissimulée sous des relations de fait qui dureront jusqu’au bout. Du Camp a dit dans ses Souvenirs que s’il avait su à quoi il s’engageait (il dut, sur une lettre de Mme Flaubert, renoncer au voyage de Perse et du Caucase), il serait parti seul. En tout cas, le vin une fois tiré, il le but courageusement, fidèle à l’amitié et à sa parole. Nous lui devons ce voyage où Flaubert s’est vraiment découvert et où il est devenu, par des voies d’ailleurs bien imprévues, l’auteur de Madame Bovary.

C’est en effet dès son retour d’Orient que Flaubert s’attellera à l’histoire de Delamarre. Évidemment, entre le Flaubert des œuvres de jeunesse et le Flaubert de Madame Bovary, la mutation brusque n’est pas inexplicable, ni surtout sans précédents : le Corneille du Cid, le Racine d’Andromaque, le Balzac de la Peau de chagrin apparaissent sur le même tournant imprévisible.

De Syrie il écrit : « Je me fiche une ventrée de couleurs comme un âne s’emplit d’avoine43. » Et il est bien certain qu’il a rapporté d’Orient des couleurs, mais nous connaissons assez Flaubert pour nous douter que dans son voyage, comme à Croisset, il pensait surtout à être ailleurs. Être ailleurs qu’en voyage, c’était être chez lui. Être chez lui, c’était écrire, et il se rêvait chez lui écrivant sur les choses et les gens de chez lui, à peu près comme chez lui il se rêvait en Orient, écrivant sur l’Orient. Il est dès lors possible que l’idée et le décor de Madame Bovary aient été rêvés en Orient, que Flaubert s’y soit mis aussitôt après son retour d’Orient. Madame Bovary serait un peu le fruit de ses jours d’ennui là-bas, et ces jours étaient nombreux, bien qu’il y en eût d’autres aussi où il se donnait largement des « ventrées » d’orientalisme et du reste. La différence était grande entre lui et Du Camp, celui-ci vrai voyageur, tout entier précisément et presque sèchement au travail ou au plaisir présent, qui s’occupait de tous les détails matériels, photographiait abondamment (ce qui n’était pas une petite affaire à une époque où les procédés étaient lents et compliqués), prenait des estampages des inscriptions, quêtait les renseignements, amassait des notes, remorquait l’ami indolent et goguenard. « Les temples, dit Du Camp, lui paraissaient toujours les mêmes, les paysages toujours semblables, les mosquées toujours pareilles… À Philæ il s’installa commodément à l’ombre et au frais dans une des salles du grand temple d’Isis pour lire Gerfaut de Charles de Bernard qu’il avait acheté au Caire44. » « À la deuxième cataracte, il s’écrie : « J’ai trouvé, Eurêka, Eurêka ! Je l’appellerai Emma Bovary. Et plusieurs fois il répéta, il dégusta le nom de Bovary en prononçant l’o bref 45. »

Sauf ceci, qu’il n’y parle jamais de la Bovary, les carnets de voyage et la correspondance de Flaubert confirment les récits du Du Camp. Du Camp dit que son ami ne prit de notes qu’en Égypte et en Grèce, et que les autres notes relatives à ce voyage furent transcrites sur les siennes, après leur retour. Les trois quarts des notes d’Égypte sont des devoirs d’écolier. Flaubert s’ennuie, met sur le papier, par acquit de conscience et pour tuer le temps, ou pour faire comme Maxime, des descriptions automatiques de monuments, ou de reliefs, ou des scènes de la rue. Le cœur n’y est pas. Quand il y est, c’est pour écrire ceci : « Réflexion : les temples égyptiens m’embêtent profondément. Est-ce que ça va devenir comme les églises en Bretagne, comme les cascades aux Pyrénées ? Ô la nécessité ! Faire ce qu’il faut faire ; être toujours, selon les circonstances (et quoique la répugnance du moment vous en détourne), comme un jeune homme, comme un voyageur, comme un artiste, comme un fils, comme un citoyen, etc… doit être46… » Ventrée d’embêtement qui va se tourner en la chair et le sang de Madame Bovary. Flaubert a amené avec lui la vie bourgeoise française. Il en approche un échantillon dans le futur auteur des Convulsions de Paris (et, en un certain sens, un autre aussi devant sa glace de poche). Et le recul, le contraste d’Orient, la vie de plein air qui favorise la naissance des idées vivantes et plastiques, toute cette excitation naturelle renouvelle son monde intérieur, le met en état de grâce pour l’œuvre future, dispose dans son imagination les assises où s’établira fortement Yonville-l’Abbaye.

Car dans ce voyage, qui est en somme un voyage littéraire, la littérature tient la place d’honneur, à peu près comme la religion dans le pèlerinage d’un chrétien en Terre Sainte. « Nous passons l’après-midi, couchés à l’avant du navire, sur la natte du raïs Ibrahim, à causer, non sans tristesse ni amertume, de cette vieille littérature, tendre et inépuisable souci47. »

De Flaubert à Du Camp, en Égypte, causer c’est discuter. Là prend naissance l’hostilité qui les séparera, la fissure qui s’élargira plus tard (momentanément) jusqu’à la brouille et à la haine. Du Camp aussi rêve littérature, retour, carrière, mais tout cela comme le prolongement de cette existence active que, garçon sain, musclé et volontaire, il mène en Orient. Une belle vie à goûter, une grande place à prendre, les idées d’une génération nouvelle à affirmer et à exploiter, tel est le rêve de Paris qu’il déploie devant Flaubert dans les nuits d’Égypte. Flaubert s’indigne, crie à Maxime son dégoût, se tourne par le souvenir vers son vrai camarade d’art, qui aurait tout sacrifié pour l’accompagner en Orient, et qui continue, à Rouen, à donner tout le jour des leçons de latin. Il écrit d’Égypte à Bouilhet : « Ce qui nous manque à tous, ce n’est pas le style, ni cette flexibilité de l’archet et des doigts désignée sous le nom de talent. Nous avons un orchestre nombreux, une palette riche, des ressources variées. En fait de ruses et de ficelles nous en savons beaucoup plus qu’on n’en a jamais su. Non, ce qui nous manque c’est le principe intrinsèque. C’est l’âme de la chose, l’idée même du sujet. Nous prenons des notes, nous faisons des voyages, misère ! misère ! Nous devenons savants, archéologues, historiens, médecins, gnaffes et gens de goût. Qu’est-ce que tout cela y fait ? Mais le cœur, la verve, la sève ; d’où partir et où aller ? Oui, quand je serai de retour, je reprendrai, et pour longtemps j’espère, ma vieille vie tranquille sur ma table ronde, entre la vue de ma cheminée et celle de mon jardin. Je continuerai à vivre comme un ours, me moquant de la patrie, de la critique et de tout le monde. Ces idées révoltent le jeune Du Camp qui en a de tout opposées, c’est-à-dire qu’il a des projets très remuants pour son retour et qu’il veut se lancer dans une activité démoniaque48. » La lettre paraît sauter d’une idée à une autre. En réalité, tout se tient. Il y a un intérieur de la création artistique à peser, à penser, à construire ; il y a une œuvre de patience et de durée à accomplir ; il y a une réalité spirituelle à vivre ; il y a, pour l’artiste vrai, son salut à faire dans la retraite, alors que le jeune Du Camp ne rêve que la vie du monde. Flaubert ne publiera pas Saint Antoine, le rejettera pour le moment comme une erreur de jeunesse, mais il sera lui-même un saint Antoine, un solitaire de l’art, et l’histoire de Delamarre mûrit silencieusement. « Je me demande, écrit-il dans la même lettre, d’où vient le dégoût profond que j’ai maintenant à l’idée de me remuer pour faire parler de moi. » D’où qu’il vienne, nous savons où il va ! Il va à l’expression littéraire de ce dégoût. Ce qu’il prenait autrefois pour le goût de se remuer, le rêve du voyage, c’était le dégoût de la vie sédentaire. Le voyage lui permet de loger et de classer le voyage dans le même dégoût. Excellente disposition pour mettre au point ses horizons intérieurs, placer (jusqu’à nouvel ordre) Rouen et Yonville sur le même plan que Constantinople et Calcutta, le plan humain.

Quand il écrivait Novembre, il rêvait à Damas, et à Damas, il rêve de Novembre. C’est de là qu’il écrit : « Novembre me revient en tête. Est-ce que je touche à une renaissance ou serait-ce la décrépitude qui ressemble à la floraison. Je suis pourtant revenu (non sans mal) du coup affreux que m’a porté Saint Antoine. Je ne me vante point de n’en être pas encore un peu étourdi, mais je n’en suis plus malade comme je l’ai été durant les quatre premiers mois de mon voyage. Je voyais tout à travers le voile d’ennui dont cette déception m’avait enveloppé, et je me répétais l’inepte parole que tu m’envoies : À quoi bon ? Il se fait pourtant en moi un progrès… Je me sens devenir de jour en jour plus sensible et plus émouvable. Un rien me met la larme à l’œil. Il y a des choses insignifiantes qui me prennent aux entrailles. Je tombe dans des rêveries et des distractions sans fin. Je suis toujours un peu comme si j’avais trop bu ; avec ça de plus en plus inepte et inapte à comprendre ce qu’on m’explique. Puis de grandes rages littéraires. Je me promets des bosses au retour49. » État de grâce, en gros, pas très différent de celui des mystiques. Saint Antoine est maintenant du passé. Le voyage n’a pas distrait Flaubert, mais l’a au contraire ramassé sur lui-même ; l’intelligence cède la place à l’intuition ; il voit tout comme dans un rêve et en même temps comme dans une réalité supérieure ; il finit par n’être plus nulle part, par ne sentir qu’une disponibilité infinie de lieu.

Cela à certains moments. Il a aussi ses moments d’observation. Mais là encore il lui vient autre chose que ce qu’il avait espéré. Le pittoresque le lasse, il n’a rien de ce que Gautier appelait un daguerréotype littéraire. Il avait été chercher des paysages et des couleurs, il a trouvé de l’humanité, il a senti que sa seule et vraie vocation était là. « Mon genre d’observation est surtout moral. Je n’aurais jamais soupçonné ce côté au voyage. Le côté psychologique, humain, comique, y est abondant50. » Disons plutôt que c’est celui qui l’intéresse le plus. Il apprend en Orient non à connaître l’Orient, mais à se connaître. Même chose était arrivée à Montaigne lors de son voyage d’Italie, d’où il est revenu l’homme du troisième livre des Essais ; l’écart des deux éditions de 1580 et de 1588 se mesure de ce point de vue. La plus belle découverte, la seule, qu’ait faite Flaubert dans son voyage d’Orient, c’est une découverte intérieure. « Je veux pour vivre tranquille avoir mon opinion sur mon compte, opinion arrêtée et qui me règlera sur l’emploi de mes forces. Il me faut connaître la qualité de mon terrain et ses limites avant de me mettre au labourage. J’éprouve, par rapport à mon état littéraire intérieur, ce que tout le monde, à notre âge, éprouve un peu par rapport à la vie sociale ; je me sens le besoin de m’établir51. »

Le meilleur et le plus décisif de son voyage d’Orient, c’est donc le visage qu’il tourne de là-bas vers la Normandie, le trésor qu’il y trouve est une puissance de désillusion. Il fallait avoir passé par cette riche désillusion pour peindre, dans Madame Bovary, l’illusion en pleine pâte. » Il lui semblait, dit-il d’Emma, que certains lieux sur la terre devaient produire du bonheur, comme une plante particulière au sol et qui pousse mal tout autre part. » Il fallait que lui-même l’eût cru jadis, il fallait que maintenant il ne le crût plus ; et ces deux sentiments étaient nécessaires pour donner, comme deux images stéréoscopiques, le relief de la réalité.

Quant au butin proprement oriental de Flaubert il est secondaire, ou tout au moins discutable. En Égypte il songe bien à un roman sur l’Égypte antique, mais ne lui donne pas le moindre commencement d’exécution. Il s’enthousiasme pour un projet de roman sur l’Orient moderne, un Orient qui se défait comme l’Occident de Madame Bovary et de Bouvard et Pécuchet. « Le nombre des pèlerins de la Mecque diminue de jour en jour ; les ulémas se grisent comme des Suisses ; on parle de Voltaire ! Tout craque ici comme chez nous. Qui vivra s’amusera52 ! » Du Camp et lui avaient rapporté d’Égypte un gros cahier sur les mœurs musulmanes, rapsodie notée des conversations d’une sorte de drogman payé trois piastres l’heure. Ils étaient frappés aussi par ce qu’ils trouvaient de curieux dans les entretiens de Français établis là-bas, de saint-simoniens partis à la suite du Père Enfantin. Tout cet Orient des derniers jours eût fait un roman d’ailleurs bien arbitraire et superficiel dont Flaubert vit bientôt l’impossibilité. Son souvenir le plus profond d’Égypte est une nuit passée à Esneh avec une courtisane arabe réputée, Ruchouk-Hanum. Jérusalem ne lui inspire qu’une immense tristesse et de lourdes facéties. Il la visite en voltairien morne. « Le prêtre grec a pris une rose, l’a jetée sur la dalle, y a versé de l’eau de rose, l’a bénite et me l’a donnée ; ç’a été un des moments les plus amers de ma vie, ç’eût été si doux pour un fidèle ! Combien de pauvres âmes eussent souhaité être à ma place ! Comme tout cela était perdu pour moi ! Comme j’en sentais donc bien l’inanité, l’inutilité, le grotesque et le parfum53 ! » Constantinople lui plaît et il ne la quitte qu’à regret. En Grèce, il se flatte d’ « aspirer de l’antique à plein cerveau. » « J’ai profondément joui au Parthénon54. » En réalité il comprend peu l’art antique et le classique, inaugure la Grèce orientalisée et passée au vermillon, le romantisme des classiques et toute cette série. L’Acropole lui est une occasion de crier contre Racine. « Était-ce couenne, l’antiquité de tous ces gens-là ! En a-t-on fait, en dépit de tout, quelque chose de froid et d’intolérablement nu ! Il n’y a qu’à voir au Parthénon pourtant les restes de ce qu’on appelle le type du beau ! S’il y a jamais eu au monde quelque chose de plus vigoureux et de plus nature, que je sois pendu ! Dans les tablettes de Phidias, les veines des chevaux sont indiquées jusqu’au sabot et saillantes comme des cordes. » Il reviendra ailleurs encore sur ces veines, qui lui paraîtront une découverte et un fait décisif. L’atticisme lui sera toujours étranger, et Racine demeurera sa bête noire. Il ne voit la Grèce, dans les trois Tentations, que d’Alexandrie. Il rapporte une vision d’Orient un peu trouble encore, qui a besoin de se décanter en Normandie, et qu’il retrouvera dans sa mémoire quand il fera succéder Salammbô à Madame Bovary.

4. Le laboratoire de Flaubert

Marcel Proust, au cours d’une discussion, écrivait que rien ne lui paraissait plus beau chez Flaubert qu’un blanc, celui qui sépare deux chapitres de l’Éducation sentimentale. Et quelqu’un lui disait qu’il y en avait un autre plus étonnant encore, celui qui sépare la première Tentation de Madame Bovary. Mais, après tout, la pureté de ce dernier blanc ne saurait être faite que de notre ignorance. S’il n’y a pas continuité entre les deux livres, ni même entre les deux arts, il reste la continuité de la vie de Flaubert, la transition intelligible sous les apparences de la cassure, les plissements en profondeur qui expliquent l’unité géologique de deux massifs séparés.

Comme les grands vents qui, à la fin de l’automne, dépouillent brusquement les arbres, le mouvement du voyage a fait tomber de lui tout un décor extérieur d’imagination. Une destinée intelligente et ironique le lui a légèrement indiqué d’abord en dépouillant sa tête. L’année de son retour, il a trente ans, et sur le chemin de la France, il écrit à Bouilhet : « Mes cheveux s’en vont. Tu me reverras avec la calotte ; j’aurai la calvitie de l’homme de bureau, celle du notaire usé, tout ce qu’il y a de plus bête en fait de sénilité précoce… J’éprouve par-là le premier symptôme d’une décadence qui m’humilie et que je sens bien55. » Sa maladie nerveuse en était une autre bien plus grave. Il a le sentiment qu’il n’est plus bon qu’à la vie solitaire, à être assis devant une table et du papier ; mais cette vie, il l’avait menée, bon gré mal gré, avant son voyage.

Il revient d’Orient avec une grande lassitude, une sorte de courbature, expose à Du Camp, dans une lettre du 21 octobre 1851, son intention de rester dans un coin et de ne rien publier. Pourtant, à la fin de 1851, il a déjà commencé Madame Bovary et aussi les gémissements qui dureront jusqu’à la fin de l’œuvre. « Quel lourd aviron qu’une plume, et combien l’idée, quand il faut la creuser avec, est un dur courant56 ! »

Il est curieux que le voyage d’Orient ait dégoûté Du Camp comme Flaubert de l’exotisme et l’ait tourné aussi vers l’expression de la vie. Il se croit poète à cette époque, et ce ne sont pas des Orientales qui succèdent à son voyage, ce sont des Occidentales, les Chants modernes (inspirés peut-être par ses conversations d’Égypte avec les saint-simoniens), qui paraissent de 1852 à 1855 dans la Revue de Paris. Cela n’empêche pas les deux amis de se tourner le dos, en même temps que Flaubert reprend sa liaison par lettres et par visites intermittentes avec Louise Colet. De 1852 à 1856, la brouille entre Flaubert et Du Camp est quasi complète. Elle est naturelle aussi, elle était en puissance dans la nature même de leurs tempéraments et de leurs relations.

Dans la petite unité, dans l’escouade à deux qu’était ce couple d’amis, le voyage d’Orient avait donné à Du Camp, avec la fonction de caporal, l’habitude du commandement. C’était lui qui s’occupait de tout le détail pratique, réglait les séjours, conduisait ce garçon indolent et capricieux, nerveux et malade. Il l’avait, conformément à sa promesse, ramené à sa mère à peu près en bon état, moins les cheveux dont Flaubert déplorait la chute. Peut-être eût-il pu faire à sa prudence un appel plus énergique, lui éviter auprès des Ruchouk-Hanum les accidents de voyage que le docteur Dumesnil croit, de son point de vue professionnel, pouvoir supposer. En France, il veut continuer ce rôle de tuteur, régenter Flaubert, l’obliger à produire, à publier. Dès son retour, il s’était débrouillé pour son compte, et fort bien. Son voyage en Orient ayant eu quelque figure de mission officielle et ayant été suivi d’un vague rapport, il s’était fait nommer officier de la Légion d’honneur. Flaubert en frémit sourdement. Il vient précisément de renouer avec Louise, dont Maxime est l’ennemi, et lui écrit : « Le jeune Du Camp est officier de la Légion d’honneur ! Comme ça doit lui faire plaisir quand il se compare à moi et considère le chemin qu’il a fait depuis qu’il m’a quitté ; il est certain qu’il doit me trouver bien loin de lui en arrière et qu’il a fait de la route (extérieure). Tu le verras quelque jour attraper une place et laisser là cette bonne littérature. Tout se confond dans sa tête : femmes, croix, art, bottes, tout cela tourbillonne au même niveau, et pourvu que ça le pousse, c’est l’important57. » Maintenant que Du Camp est « arrivé », il veut faire arriver Flaubert. Il lui parle de renouvellement littéraire qui s’annonce, de génération jeune et de formes d’art qui montent, et parmi lesquelles c’est le moment de se produire. Il n’aboutit qu’à froisser Flaubert de façon irrémédiable et à s’attirer sur le dos une volée de bois vert. Les deux lettres par lesquelles Flaubert lui refuse de mener à Paris la vie littéraire tremblent de fureur frémissante. Il ne croit pas à la sincérité de Du Camp. Il supporte avec humiliation ses allures protectrices. Pour le moment, il s’est voué tout entier à une œuvre, à sa Bovary. Une fois qu’elle sera terminée, il ira peut-être habiter Paris, mais d’ici là qu’on respecte sa retraite et son silence ! « Que je crève comme un chien plutôt que de hâter d’une seconde ma phrase qui n’est pas mûre58 ! » Là est le secret de sa colère, de sa légitime défense : les tentations de Du Camp (le diable !) viennent bousculer la durée de son œuvre, en déranger l’accouchement, en compromettre la maturité. Du Camp parle un langage qui n’est plus celui de Flaubert ; il parle le langage du siècle à un homme qui s’est retiré au cloître et qui s’attache d’un élan furieux à la solitude. « Nous ne suivons plus les mêmes routes, nous ne naviguons plus dans la même nacelle. Que Dieu nous conduise donc où chacun demande ! Moi je ne cherche pas le port, mais la haute mer ; si je fais naufrage, je te dispense du deuil. »

Il reprend la même image, mais en un autre sens, dans une lettre à Louise. « Il sera peut-être complètement coulé que je ne serai pas encore à flot, lui qui devait me prendre à son bord, je lui tendrai peut-être la perche ; non, je ne regrette pas d’être resté si tard en arrière. Ma vie, du moins, n’a pas bronché. »

La correspondance ne laisse aucun doute sur les sentiments de jalousie (maladie endémique du monde littéraire) qui ont succédé à une amitié de jeunesse enthousiaste et pure. Telle est la vraie gangrène dont Flaubert a conscience. « Pour lui, ce bon Maxime, je suis maintenant incapable à son endroit d’un sentiment quelconque, la partie de mon cœur où il était est tombée sous une gangrène lente et il n’en reste plus rien59. » Maxime a d’ailleurs contre lui les deux femmes entre lesquelles vit Flaubert : Louise Colet et Mme Flaubert. Celle-ci, nous dit Du Camp lui-même, crut toujours qu’il était jaloux de son fils. Et il s’en défend, bien entendu, en partie avec raison, et cependant la mère de Flaubert voyait clair. Il semble que, tant que vécut Flaubert, Du Camp se soit comporté en ami et lui ait rendu beaucoup plus de services matériels qu’il n’en reçut. Mais les Souvenirs littéraires froissent et irritent constamment le lecteur par la suffisance du langage, et par l’insuffisance des distances que Du Camp garde entre lui et les grands écrivains qu’il eut l’honneur de fréquenter. Le ton protecteur avec lequel il parle de Flaubert devient à la longue extrêmement déplaisant. S’il n’est pas précisément jaloux de lui, il paraît en tout cas jaloux de maintenir l’égalité entre eux. La manière dont il fit connaître dans ses Souvenirs la maladie nerveuse de son ami, l’incroyable théorie qui considère les scrupules littéraires de Flaubert comme une déchéance et les impute à cette maladie, paraissent bien dictées par un instinct de dénigrement et d’envie. D’autre part, la férocité avec laquelle Flaubert, même avant la brouille, parle de Maxime à Louise Colet, laisse percer partout le dégoût que lui inspire un médiocre talent auquel la fortune, l’intrigue et les impostures de faiseur (voyez la lettre du 28 juin 1853), apportent toutes les satisfactions matérielles. Excité peut-être par Louise, il est aux aguets de tout ce qui peut faire chopper son heureux camarade. « Maxime a loué une maison de campagne à Chaville près Versailles pour y passer l’été, il va écrire le Nil ; encore des voyages, quel triste genre ! Il n’a pas écrit un vers d’Abdallah ni une ligne du Cœur saignant annoncés depuis plusieurs mois60. »

Les philosophes du XVIIIe siècle ont fourni le type de ces aimables relations entre camarades de lettres, et il est curieux de voir Flaubert « faire » du Rousseau, comme dirait un médecin. Diderot ayant écrit : « Il n’y a que le méchant qui vit seul », sans songer à qui que ce fût, ni même probablement à quoi que ce fût, Rousseau se crut visé, prit feu et flamme, alluma là son délire de la persécution. Du Camp vient de publier le Livre posthume. « J’ai lu le Livre posthume ; est-il pitoyable, hein ? Il me semble que notre ami Du Camp se coule. On y sent un épuisement radical… Il y a dedans une petite phrase à mon intention et faite exprès pour moi : La solitude qui porte à ses deux sinistres mamelles l’égoïsme et la vanité… il me semble que dans tout le Livre posthume il y a une vague réminiscence de moi qui pèse sur le tout61. » Ne nous étonnons pas que Louise et Maxime se soient accordés en ceci seulement qu’ils lui découvraient une personnalité « maladive ». Flaubert et Du Camp allaient se réconcilier bientôt. Ils n’en marchèrent pas moins par des voies opposées. Dans ses dernières années, Flaubert écrira encore à sa nièce : « À force de patauger dans les choses soi-disant sérieuses, on arrive au crime. Car l’Histoire de la Commune de Du Camp vient de faire condamner un homme aux galères ; c’est une histoire horrible. J’aime mieux qu’elle soit sur sa conscience que sur la mienne. J’en ai été malade toute la journée d’hier. Mon vieil ami a maintenant une triste réputation, une vraie tache. S’il avait aimé le style au lieu d’aimer le bruit, il n’en serait pas là62. » (Du Camp a été à peu près disculpé dans cette affaire de l’homme aux galères, bien que l’acharnement de l’auteur des Convulsions de Paris sur les vaincus de la Commune l’honore peu.)

Flaubert n’eut pas de ces malentendus avec Bouilhet. Peut-être celui-ci eût-il aimé le bruit s’il s’en était fait autour de lui. En 1848, il s’était présenté à la députation dans la Seine-Inférieure et avait eu deux mille voix. Plus tard, il s’essaiera obstinément à une carrière dramatique. Mais jusqu’à sa mort, et particulièrement pendant l’élaboration de Madame Bovary, lorsqu’il habitait encore Rouen, il fut la lumière et la conscience littéraire de Flaubert. Il passait tous ses dimanches à Croisset, où il avait sa chambre, et leurs deux labeurs de la semaine étaient, toute la journée de leur réunion, sur le tapis. « Nous nous sommes fait, dit Flaubert, l’un à l’autre dans nos travaux respectifs une espèce d’indicateur de chemin de fer, qui le bras tendu avertit que la route est bonne et qu’on peut suivre. »

L’élaboration de Madame Bovary dure quatre ans et demi environ. Flaubert s’est mis au travail en septembre 1851, et c’est le 31 mai 1856 qu’il expédie à Du Camp (avec lequel il s’est réconcilié) pour la Revue de Paris le manuscrit complet. Les lettres à Louise Colet, parfois des lettres à Bouilhet nous permettent de suivre assez précisément son travail. La psychologie de Flaubert pendant la composition de Madame Bovary est un des problèmes littéraires les plus intéressants qui puissent se poser.

Il paraît au premier abord fort simple. La critique, les amis de Flaubert et Flaubert lui-même ont accrédité à ce sujet une idée courante (qui n’est pas nécessairement une idée fausse) : Madame Bovary serait moins du Flaubert que du contre-Flaubert. Il aurait pris le contre-pied de son tempérament débordant, imaginatif et lyrique. L’auteur du chapitre sur Flaubert dans l’Histoire de la littérature française, dirigée par Petit de Julleville, écrit : « Madame Bovary a été un exercice utile auquel il a voulu résolument se condamner », et Brunetière : « L’histoire littéraire de Flaubert, ce lyrique, n’est faite que de victoires de sa volonté sur son tempérament. » Descharmes conclut ainsi son copieux et important ouvrage sur Flaubert avant 1857 : « Il s’est forgé artificiellement une nature opposée à celle que peut-être l’hérédité, et certainement son éducation première, son entourage, les influences extérieures avaient façonnée en lui. Et le plus remarquable, c’est de voir que concurremment et alternativement il a développé ses facultés et exercé son talent, tantôt dans le sens de ses tendances originelles, tantôt à J’encontre de ces tendances63. »

Cela s’appuie sur de nombreux textes de Flaubert et ressemble assez à l’idée que lui-même veut donner de lui. Mais c’est plus compliqué qu’on ne le croit. Un philosophe ingénieux, M. Jules de Gaultier, a voulu tirer de Madame Bovary toute une philosophie, le bovarysme, comme M. Miguel de Unamuno en a tiré une de Don Quichotte, et il fait précisément du bovarysme la faculté de se concevoir autre qu’on n’est réellement. Et l’auteur de Madame Bovary qui a dit avec raison : « Madame Bovary, c’est moi », est très bovaryste. Il faut y regarder de près avant d’accepter une théorie commode et vraisemblable.

Ne prenons d’abord pas trop à la lettre cette idée du livre-pensum, du labeur de la composition et du style ramené à un hard labour, et sachons lire la correspondance avec le sourire et la mise au point nécessaires. Les lettres de Flaubert sont écrites après son travail de la journée, très tard dans la nuit, à un moment où il n’est plus bon à une œuvre littéraire et où le travail l’a depuis des heures usé, vidé, abruti. On y sent crier et grincer la machine sans combustible. L’organisme encrassé, les poumons sans oxygène, demandent grâce. L’amertume et la sécheresse de cette heure se répandent sur les heures qui l’ont précédée. Tout le labeur de la journée apparaît sous les couleurs d’un travail de forçat. Et Flaubert n’est pas de sang-froid, et il exagère tout, et il se dit épuisé comme un général d’armée qui serait resté deux jours à cheval. Comme Louise à ce moment lui envoie ses manuscrits, qu’elle est aussi en pleine composition littéraire, il lui parle de son dur travail à peu près comme on parle de ses rhumatismes en écrivant à un ami que les siens retiennent au lit. Joignez-y la tendance continuelle de Flaubert à la charge. Écrivant Salammbô, il promet qu’il y aura des lupanars de garçons, des matelotes de serpents et des pluies d’excréments. C’est ainsi qu’il y a aussi autour de Madame Bovary des meules d’esclaves et des rochers de Sisyphe.

Tant qu’elle n’en est pas arrivée à l’automatisme de la vieillesse, la nature d’un homme se modifie sans cesse, et rien n’est psychologiquement plus arbitraire que de découper dans cette nature un morceau dit nature naturelle et un morceau dit nature artificielle. Nous vivons dans la durée, et vivre dans la durée, c’est avoir un présent, c’est-à-dire une nature qui se modifie, que nous modifions du dedans ou qui est modifiée du dehors, un passé, c’est-à-dire une nature fixée. L’erreur psychologique se double d’une erreur littéraire quand nous calquons sur cette différence psychologique du naturel et de l’artificiel, une différence littéraire d’un style naturel et d’un style artificiel. Rémy de Gourmont a dit sur cette illusion d’excellentes choses dans sa Question Taine. Évidemment, on se fait son style comme on fait sa personne, mais on ne se forge pas un style contre son style, une personne contre sa personne. Il dépendait probablement de Flaubert de continuer à écrire des Novembre et des Tentation de saint Antoine. À supposer qu’il eût réalisé dans cette voie des livres assez importants pour que la critique s’occupât de lui, il n’eût sans doute pas été difficile d’établir un lien naturel entre toutes ces œuvres. S’il a écrit Madame Bovary, c’est qu’il a choisi dans sa nature une autre possibilité qui y était également donnée, et vivre, être libre, se créer soi-même, ce n’est jamais autre chose qu’élire certaines de ses possibilités plutôt que d’autres. On ne saurait exploiter les unes qu’en sacrifiant les autres. La vie est un sacrifice continuel de ce genre, et quand on définit la littérature l’art des sacrifices, c’est qu’on la fait rentrer justement dans un ordre vivant.

Dès lors, le Flaubert de Madame Bovary s’étant réalisé, il n’est pas difficile de le voir préparé par toute sa carrière antérieure. Le livre n’a pas été composé dans la joie. Mais quand Flaubert a-t-il vraiment composé dans une joie entière ? Quand a-t-il vu dans la littérature autre chose qu’un moyen de mettre au jour ses tristesses et ses haines et de les contempler avec une sombre satisfaction ? La littérature a été pour lui une religion, mais une religion triste.

Presque depuis le jour où il a tenu une plume, Flaubert a été ceci : un homme pour qui la littérature seule existe. Le monde ne lui a paru mériter qu’il y vécût qu’en tant qu’il était ou pouvait être objet de littérature, matière à style. Et si cela n’était évidemment donné dans sa nature primitive qu’à l’état de tendance vague qu’une autre éducation, un autre milieu, auraient pu transformer, dériver vers des buts tout différents, cependant, de bonne heure, les circonstances ayant collaboré à cette disposition, il a trouvé là la raison de son existence et le roc où bâtir peu à peu sa destinée. Le fait littéraire a pris pour lui l’importance exclusive du fait religieux pour un mystique. L’art des sacrifices qu’est la littérature n’a pu se fonder chez lui que sur une habitude des sacrifices, et il fallait bien qu’il y eût encore par-dessous cette habitude des sacrifices une disposition aux sacrifices. D’un de ces trois étages à l’autre on passe par nuances indiscernables. Mais il n’y a sacrifices que s’il y a quelque chose à sacrifier. La grandeur du sacrifice se mesure à celle de la chose sacrifiée. Si Pascal nous semble un des plus grands entre les chrétiens, si le style de son sacrifice nous paraît si puissant, c’est qu’aucun ne sacrifiait à Dieu une telle matière d’humanité. Et encore fallait-il que Dieu lui donnât « le bon usage des maladies ». À l’extrémité opposée, Flaubert fut un jour assez ému de lire dans une autobiographie de Carême que l’illustre cuisinier était naturellement gourmand, mais que la vocation de la cuisine était si forte en lui qu’elle étouffa la gourmandise. Flaubert se reconnaît là avec enthousiasme, — et avec raison. Mais il est bien certain que si Carême avait eu cinquante mille livres de rente dans son berceau, la vocation de la cuisine fût restée pour lui tout à fait virtuelle, et que la vocation de la gourmandise se fût seule épanouie. Tout Amour est à sa façon fils de Poros et de Penia, de Misère et d’Abondance. Il fallut une certaine collaboration des circonstances pour que chez Flaubert la vocation de la gourmandise (c’est-à-dire de la grande vie, celle de Garçon), assez naturelle aux hommes, devînt vocation de la cuisine, c’est-à-dire de la littérature. Et cette collaboration des circonstances avec son caractère, nous la voyons à l’œuvre bien avant Madame Bovary.

Depuis longtemps il avait dans les yeux cette image, ce double de lui-même : un homme enfermé dans une chambre qui transforme toute sa vie en littérature et toute son expérience en style. En 1846, c’est-à-dire entre la première Éducation et la première Tentation, il écrivait à Louise Colet : « Tu me prédis que je ferai un jour de belles choses… J’en doute, mon imagination s’éteint, je deviens trop gourmet. Tout ce que je demande, c’est à continuer de pouvoir admirer les maîtres avec cet enchantement intime pour lequel je donnerais tout, tout. Mais quant à arriver à en devenir un, jamais, j’en suis sûr. Il me manque énormément : l’innéité d’abord, puis la persévérance du travail. On n’arrive au style qu’avec un labeur atroce, avec une opiniâtreté fanatique et dévouée. » Il a donc en 1846, à vingt-cinq ans, l’idée très claire de ce qui est nécessaire pour faire de belles choses. Il faut, comme Carême, sacrifier la gourmandise à l’art. Il faut ne pas se contenter de ce qui vient d’abord sous la plume, et travailler, sous l’œil des maîtres, avec un labeur opiniâtre et fanatique. Quand Bouilhet, en 1849, lui fera rejeter Saint Antoine dans le tiroir et envisager l’histoire de Delamarre, il prêchera déjà un converti. Flaubert s’était exercé à ce labeur, à l’imitation de La Bruyère, assez infructueusement, dans Par les champs. Le voyage a étoffé ses horizons, accru ses forces, brûlé ses humeurs ; ses illusions sur les grands sujets sont tombées au contact de leur décor, et les petits sujets, l’histoire de Delamarre, ont pu être pensés par lui dans le prestige de la distance. Tout cela nous paraît donné dans la nature et les idées de Flaubert depuis le commencement de sa vie littéraire.

Boileau se flattait d’avoir appris à Racine à faire difficilement des vers faciles. Flaubert, avec l’aide de Bouilhet, s’est appris à lui-même quelque chose d’analogue. « Méfions-nous, écrit-il, de cette espèce d’échauffement que l’on appelle l’inspiration et où il entre souvent plus d’émotions nerveuses que de force musculaire. Dans ce moment-ci, par exemple, je me sens fort en train, les phrases m’arrivent… Mais je connais ces bals masqués de l’imagination d’où l’on revient avec la mort au cœur, épuisé, ennuyé, n’ayant vu que du faux et débité que des sottises. Tout doit se faire à froid, posément. Quand Louvel a voulu tuer le duc de Berry, il a pris une carafe d’orgeat et il n’a pas manqué son coup. C’était une comparaison de ce pauvre Pradier et qui m’a toujours frappé64. » Victor Hugo a écrit le Satyre en trois ou quatre matinées d’inspiration, mais, d’une façon générale, l’observation de Flaubert est vraie pour la plupart des écrivains. Tous les poètes classiques, et Rousseau et Chateaubriand, y eussent souscrit pour leur part.

Ces bals masqués de l’imagination, qu’il lui faut de temps en temps, et qu’il met ici si bien à leur place, ils ont précisément pour lieu sa correspondance. L’œuvre de la journée finie, ce grand corps sédentaire a besoin de réaction physique. Il s’ébroue, il hurle, il nage en plein romantisme. Au sortir d’une lecture du Roi Lear, il voudrait broyer Corneille et Racine « dans un pilon (sic) pour peindre ensuite avec ces résidus les murailles des latrines65. » Ce qui ne l’empêche pas de faire, à tête reposée, un grand éloge de Boileau. Il est assez curieux qu’il ait toujours gardé cette considération pour Boileau en ayant Racine pour bête noire. En voici peut-être la raison, autant qu’il peut y avoir de raison dans ses cris. Comparant instinctivement Racine et Shakespeare, il lui semble que le théâtre de Racine rapetisse les grands sujets, que la tragédie classique fait du mesquin là où nous attendons et souhaitons du grand. Inversement, l’art de Boileau lui paraît agrandir les petits sujets, les porter, comme dans le Lutrin, à toute la perfection dont ils sont capables. Ainsi Flaubert, écrivant Madame Bovary, estime qu’il n’y a pas de style noble, et que son livre établira « que la poésie est purement subjective, qu’il n’y a pas en littérature de beaux sujets d’art, et qu’Yvetot vaut Constantinople66 ». De cette idée qu’il n’y a pas de sujet sort en effet la poésie de Boileau comme celle de La Fontaine. Les Contes et les Fables qui ne comportent aucune invention de sujet, le Lutrin qui réduit le sujet au minimum, l’Art poétique où la forme littéraire ne sort pas d’elle-même et se prend elle-même pour matière, répondraient assez à ce signalement de l’œuvre que rêve Flaubert : « Ce qui me semble beau, ce que je voudrais faire, c’est un livre sur rien, un livre sans attache extérieure, qui se tiendrait de lui-même par la force interne de son style, comme la terre sans être sur terre se tient en l’air… Les œuvres les plus belles sont celles où il y a le moins de matière67. »

Madame Bovary n’est donc pas le point de départ d’une transformation subite, d’un divorce complet de Flaubert avec l’art qu’il avait jusqu’alors pratiqué, ni même d’une victoire de sa volonté sur son tempérament. Elle est le résultat des réflexions d’un artiste sur la nature et les conditions de son art. Je ne sais pas pourquoi le nom de Carême revient encore sous ma plume. « Ce n’est qu’en étudiant Vitruve, dit-il dans un de ses ouvrages, que j’ai compris la grandeur de mon art. » Théophile Gautier, ayant lu cela, s’en ébaubit trois mois en disant à chacun : « Étudie Vitruve, si tu veux comprendre la grandeur de ton art ! » Flaubert n’a pas fait autre chose. Dans aucune de ses œuvres de jeunesse, il ne donne l’impression d’un homme qui croit à son génie, qui pense que sa fièvre lui a inspiré un chef-d’œuvre. L’ouvrage fini, dès qu’il le relit, il le juge d’un écolier. Il y eut exception, un moment, pour la Tentation, mais il ne crut pas à son jugement, se soumit à celui de Bouilhet et de Du Camp et l’accepta. Mais en même temps qu’il écrivait, il étudiait les maîtres et il comprenait la grandeur de son art. Il se rendait compte de ce qu’étaient l’architecture, la composition, la construction d’un livre, d’une page, d’une phrase. Il a indiqué dans la première Education sentimentale, à vingt-quatre ans, toutes les lignes directrices de son œuvre de Croisset ; il s’agit du travail de Jules qui est à peu près un double de l’auteur.

« Il s’adonna à l’étude d’ouvrages offrant des caractères différents du sien, une manière de sentir écartée de la sienne, et des façons de style qui n’étaient pas du genre de son style. Ce qu’il aimait à trouver, c’était le développement d’une personnalité féconde, l’expansion d’un sentiment puissant, qui pénètre la nature extérieure, l’anime de sa même vie et la colore de sa teinte. Or, il se dit que cette façon toute subjective, si grandiose parfois, pourrait bien être fausse parce qu’elle est monotone, étroite parce qu’elle est incomplète, et il rechercha aussitôt la variété des tons, la multiplicité des types et des formes, leur différence de détail, leur harmonie d’ensemble.

« Auparavant sa phrase était longue, vague, enflée, surabondante, couverte d’ornements et de ciselures, un peu molle aux deux bouts, et il voulut lui donner une tournure plus libre et plus précise, la rendre plus souple et plus forte. Aussi passait-il alternativement d’une école à une autre, d’un sonnet à un dithyrambe, du dessin sec de Montesquieu, tranchant et luisant comme l’acier, au trait saillant et ferme de Voltaire, pur comme du cristal, taillé en pointe comme un poignard, de la plénitude de Jean-Jacques aux ondulations de Chateaubriand, des cris de l’école moderne aux dignes allures de Louis XIV, des naïvetés libertines de Brantôme aux âpretés théologiques de d’Aubigné, du demi-sourire de Montaigne au rire éclatant de Rabelais.

« Il eût souhaité reproduire quelque chose de la sève de la Renaissance, avec le parfum antique que l’on trouve au fond de son goût nouveau dans la prose limpide et sonore du xviie  siècle, y joindre la netteté analytique du xviiie , sa profondeur psychologique et sa méthode, sans se priver cependant des acquisitions de l’art moderne et tout en conservant, bien entendu, la poésie de son époque, qu’il sentait d’une autre manière et qu’il élargissait suivant ses besoins.

« Il entra donc de tout cœur dans cette grande étude du style ; il observa la naissance de l’idée en même temps que cette forme où elle se fond, leurs développements mystérieux, parallèles et adéquats l’un à l’autre, fusion divine où l’esprit, s’assimilant la matière, la rend éternelle comme lui-même68. »

La seule différence est qu’en 1845 il ne se sentait pas encore mûr pour ce travail du style, qu’il ne lui donnait pas dans sa vie la place exclusive, que cette vie était agitée par des rêves, des désirs, dont la littérature n’était que le résidu ou la soupape de sûreté. La trentaine passée, Flaubert s’est calmé ou résigné. Son voyage d’Orient lui a fait sentir l’illusion du changement de place.

Ô que le monde est grand à la clarté des lampes !
Aux yeux du souvenir, que le monde est petit !

Ses premières œuvres, et surtout Saint Antoine, étaient écrites à cette clarté grossissante des lampes. Les yeux du souvenir ont changé son optique. Il sait que le monde est petit. Il s’applique à l’observation et l’expression de cette petitesse. Comme La Bruyère et comme les peintres hollandais, il trouve dans ce monde petit une matière consubstantielle à la perfection du style.

Et ce travail est à ses yeux, aux nôtres aussi, chose aussi belle et aussi enivrante, plus belle et plus enivrante même, quand il écrit Madame Bovary que quand il écrit Saint Antoine. Il ne faut pas abuser des images du bureaucrate et du forçat ; il est même absurde de les employer. Il n’y en a qu’une qui convienne : celle du prêtre, ou, mieux, du moine et du mystique, la même qui hanta Baudelaire. C’est dans le langage même des mystiques que Flaubert exprime, de la façon la plus sincère et la plus directe, la ligne, le mouvement, le sens de son travail. La littérature est l’art des sacrifices, et d’abord d’un sacrifice de soi-même. Mais c’est par un tel sacrifice qu’on arrive à posséder Dieu. « N’est-il pas de la vie d’artiste, ou plutôt d’une œuvre d’art à accomplir, comme d’une grande montagne à escalader ? Dur voyage et qui demande une volonté acharnée. D’abord on aperçoit d’en bas une haute cime ; dans les cieux elle est étincelante de pureté, elle est effrayante de hauteur ! et elle vous sollicite cependant à cause de cela même. On part, mais à chaque plateau de la route le sommet grandit, l’horizon se recule, on va par les précipices, les vertiges et les découragements, il fait froid ! et l’éternel ouragan des hautes régions vous enlève en passant jusqu’au dernier lambeau de votre vêtement ; la terre est perdue pour toujours et le but sans doute ne s’atteindra pas. C’est l’heure où l’on compte ses fatigues, où l’on regarde avec épouvante les gerçures de sa peau. L’on n’a rien, qu’une indomptable envie de monter plus haut, de finir, de mourir. Quelquefois pourtant un coup des vents du ciel arrive et dévoile à votre éblouissement des perfections innombrables, infinies, merveilleuses. À vingt mille pieds sous soi on aperçoit les hommes, une brise olympienne emplit nos poumons géants et l’on se considère comme un colosse ayant le monde entier pour piédestal. Puis le brouillard retombe et l’on continue à tâtons, à tâtons, s’écorchant les ongles aux rochers et pleurant de la solitude. N’importe ! Mourons dans la neige, dans la blanche douleur de notre désir, au murmure des torrents de l’esprit et la figure tournée vers le soleil. »

Mais si Madame Bovary n’est pas une rupture de Flaubert avec son passé, est-elle davantage, comme lui-même l’a laissé entendre, une rupture de Flaubert avec la littérature personnelle, un passage du personnel à l’objectif ? Évidemment, à un certain point de vue, que le sujet et l’exécution du roman aient été conçus par Flaubert comme un moyen de sortir de lui, comme un exercice d’objectivité et d’art pur, cela ne fait pas de doute. « Les livres que j’ambitionne le plus de faire sont justement ceux pour lesquels j’ai le moins de moyens. Bovary en ce sens aura été un tour de force inouï, et dont moi seul jamais aurai conscience : sujet, personnages, en effet, etc., tout est hors de moi ; cela devra me faire faire un grand pas par la suite ! je suis en écrivant ce livre comme un homme qui jouerait du piano avec des balles de plomb sur chaque phalange. Mais quand je saurai bien mon doigté69… » Flaubert sous-entend ici la comparaison de Madame Bovary avec ses œuvres antérieures tirées de lui-même et qui avaient la figure d’autobiographies et de confessions. Mais Madame Bovary n’était pas son premier ouvrage de littérature dite impersonnelle. Sans parler de son drame de jeunesse sur Loys XI, Par les champs et par les grèves était avant tout un exercice de description, et la première Tentation porte bien figure d’œuvre objective. La vérité est que Flaubert sentait depuis plusieurs années que l’autobiographie telle que les Mémoires d’un fou ou Novembre, ou la demi-autobiographie comme la première Éducation, étaient formules trop faciles, et qu’il devait ou renoncer à écrire ou chercher sa voie ailleurs.

Pour être capable de tirer indéfiniment de son seul cœur des œuvres d’art vivantes, il faut être doué du génie lyrique. Un lyrique seul, un Byron, un Lamartine, un Hugo pourront demeurer originaux et puissants en s’exposant sans cesse eux-mêmes. Même un lyrique de la prose ne le peut que difficilement et avec une mauvaise conscience : cela entre pour une grande part dans la destinée manquée que paraissent traîner Rousseau et Chateaubriand. Mais si tous deux ont réalisé sous forme d’autobiographie leur chef-d’œuvre le plus vivant c’est après avoir tenté d’autres destinées littéraires. À moins de n’écrire qu’un livre, comme Saint-Simon ses Mémoires ou Amiel son Journal, c’est-à-dire de ne pas être un écrivain de carrière, personne ne se cantonnera dans l’autobiographie. Elle ne sera jamais qu’une étape de jeunesse ou un pis-aller de vieillesse. Et pourtant, qui dira où elle commence et où elle finit ? Pourquoi la critique relève-t-elle aujourd’hui avec tant de scandale et d’ironie les erreurs volontaires des Confessions, des Mémoires d’outre-tombe, des Confidences, des Actes et Paroles ? Rousseau, Chateaubriand, Lamartine, Hugo sont-ils des menteurs ? Non. Ce sont des hommes, et ce sont surtout des artistes. Dans toute confession, il y a du roman. Et il serait curieux de repérer et de mesurer les pentes psychologiques par lesquelles toute confession devient invinciblement roman. Mais il est d’autres pentes (et ce sont parfois aussi les mêmes) par lesquelles tout roman est plus ou moins confession. Un romancier, un auteur dramatique, tire tous ses personnages de parties inconscientes de lui-même, de ses possibles intérieurs peu à peu obscurcis par les nécessités du choix et de l’acte vital, et où l’art du roman et du théâtre fait des fouilles comme sur l’emplacement d’une ville ensevelie.

De même que Flaubert a toujours romancé ses morceaux d’autobiographie, qu’il n’a jamais pu parler de lui, — surtout devant les gens qui, comme les Goncourt ou Taine, recueillaient ses paroles par écrit — sans exagérer, déformer, inventer, mystifier, — de même et inversement il n’a fait aucun roman impersonnel et objectif sans y mettre des morceaux de lui-même, sans s’y mettre lui-même, et peut-être de façon plus complète et plus profonde que s’il s’était exposé avec un parti pris de confession. Il ne se trompait pas et il ne trompait pas celle à qui il parlait quand il disait : « Madame Bovary, c’est moi. »

Le roman correspond chez lui à une période de repliement sur soi, de critique et de clairvoyance. « Je tourne beaucoup à la critique ; le roman que j’écris m’aiguise cette faculté, car c’est une œuvre surtout de critique ou plutôt d’anatomie. » Critique et anatomie intérieures. La faculté de se regarder lui-même avec le sens du comique et du grotesque datait de loin chez Flaubert. Elle donne naissance au personnage du Garçon. Elle éclate dans ses premiers romans personnels. Quand il écrivait sincèrement à dix-sept ans dans les Mémoires d’un fou : « Mon âme s’envole vers l’éternité et l’infini et plane dans l’océan du doute », soyez sûr qu’il y avait dans son inconscient un personnage analogue au Garçon qui recueillait cela pour le tourner en grotesque et pour en faire profiter un jour le discours du conseiller de préfecture. En 1846, il écrit : « C’est hier qu’on a baptisé ma nièce. L’enfant, les assistants, moi, le curé lui-même qui venait de dîner et était empourpré, ne comprenaient pas plus l’un que l’autre ce qu’ils faisaient. En contemplant tous ces symboles insignifiants pour nous, je me faisais l’effet d’assister à quelque cérémonie d’une religion lointaine exhumée de la poussière. C’était bien simple et bien connu, et pourtant je n’en revenais pas d’étonnement. Le prêtre marmottait au galop un latin qu’il n’entendait pas ; nous autres nous n’écoutions pas ; l’enfant tenait sa petite tête nue sous l’eau qu’on lui versait ; le cierge brûlait et le bedeau répondait Amen. Ce qu’il y avait de plus intelligent à coup sûr, c’étaient les pierres qui avaient autrefois compris tout cela et qui, peut-être, en avaient retenu quelque chose70. » Voilà l’état d’esprit dans lequel il écrit Madame Bovary ; on baptise vraiment là son idée du roman, et celle de tout le roman réaliste qui sortira de lui et durera cinquante ans. Je songe devant ce curé à Bournisien et à l’Enterrement d’Ornans. Ce n’est pas seulement la religion qui paraît, dans la vision de Flaubert, quelque chose de mort, mais tout le monde moderne, qui doit d’abord être frappé d’inexistence pour être ensuite repensé en idée. De cette religion présente figurée en esprit comme lointaine et exhumée de la poussière, Flaubert passera naturellement à la religion authentiquement lointaine et réellement exhumée de la poussière, c’est-à-dire de Madame Bovary à Salammbô. Les deux œuvres communient dans cette idée des pierres qui ont autrefois compris tout cela et auxquelles devient consubstantiel l’esprit descriptif, évocatoire, ironique et froid du romancier. L’étonnement dont il ne revenait pas, c’est un principe de l’art comme un principe de la science.

On trouverait quelque chose d’exactement analogue à l’origine de Don Quichotte. Et précisément la comparaison de Madame Bovary avec Don Quichotte est une de celles qui s’imposent à l’esprit du critique et, tout le temps qu’il écrivait son roman, Flaubert le lisait assidûment, l’appelant le livre des livres : « Ce qu’il y a de prodigieux dans Don Quichotte, dit-il, c’est l’absence d’art et cette perpétuelle fusion de l’illusion et de la réalité qui en fait un livre si comique et si poétique71. » Absence d’art qui ne s’obtient que par un chef-d’œuvre d’art, fusion du comique et du poétique qui était impliquée dans tout l’être intérieur de Flaubert, et dont il cherchait l’expression littéraire depuis son enfance. Le comique et le poétique étaient pour lui une sorte de texte bilingue, traduisant la même réalité. « Le grotesque triste, écrivait-il en 1846, dix ans avant Madame Bovary, a pour moi un charme inouï ; il correspond aux besoins intimes de ma nature bouffonnement amère. Il ne me fait pas rire, mais rêver longuement. Je le saisis bien partout où il se trouve et comme je le porte en moi ainsi que tout le monde. Voilà pourquoi j’aime à analyser ; c’est une étude qui m’amuse. Ce qui m’empêche de me prendre au sérieux, quoique j’aie l’esprit assez grave, c’est que je me trouve très ridicule, non pas de ce ridicule relatif qui est le comique théâtral, mais de ce ridicule intrinsèque à la vie humaine elle-même, et qui ressort de l’action la plus simple ou du geste le plus ordinaire. Jamais par exemple je ne me fais la barbe sans rire, tant cela me paraît bête. » Ce comique est d’ailleurs aussi relatif que le comique théâtral, et son espèce est la même. La vie ne paraît comique à Flaubert que parce qu’il la voit tout de suite sous son aspect d’automatisme. Se faire la barbe est bête et comique parce que c’est une action quotidienne et mécanique. Mais il le sait, alors que tout ce qui est exactement prévisible dans l’individu humain devient comique dans la mesure où celui qui le dit ou le fait ignore que c’était prévu. Le Dictionnaire des idées reçues, édifié par Flaubert avec tant de joie, est le dictionnaire des clichés qu’un bourgeois proférera nécessairement dans telles situations données. Or Madame Bovary comme Don Quichotte consiste à incorporer cet automatisme à la vie de l’œuvre d’art. Emma Bovary ou Homais, Don Quichotte ou Sancho, c’est bien cela : du grotesque ou du ridicule triste qui fait rêver, qui fait penser. « Il faudrait qu’après l’avoir lu, disait Flaubert du Dictionnaire, on n’osât plus parler de peur de dire un mot qui s’y trouve. » Pareillement, on peut concevoir une somme de romans sur le type de Madame Bovary, qui embrasserait tous les types humains, et après la lecture desquels on n’oserait plus vivre, de peur de vivre une des vies dont l’automatisme y fonctionne en dégageant du ridicule. L’originalité vraie et le malheur du caractère de Flaubert avaient consisté à voir toujours le monde sous cet angle, et par conséquent à porter une Madame Bovary virtuelle comme le produit ou l’œuvre de son tempérament.

Et Flaubert ne s’excepte pas de ce grotesque comique. Le premier être ridicule qu’il voit dans sa journée, c’est lui-même, le matin, en faisant sa barbe. Admirable disposition pour introduire dans le grotesque le lyrisme, c’est-à-dire le moi, et même la pitié, la vraie pitié schopenhauérienne, car on ne compatit qu’aux misères que l’on partage, on ne sympathise qu’avec l’être, que l’on est. Tat twam asi. « Madame Bovary, c’est moi. » Évidemment, c’est en pensant à sa Bovary qu’il écrit : « Moins on sent une chose, plus on est apte à l’exprimer comme elle est, mais il faut avoir la faculté de se la faire sentir72. » Et pour avoir cette faculté de se la faire sentir, il faut l’avoir sentie, sinon formellement, du moins éminemment. « J’ai eu, moi aussi, mon époque nerveuse, mon époque sentimentale, et j’en porte encore comme un galérien la marque dans le cou. Avec ma main brûlée, j’ai le droit maintenant d’écrire des phrases sur la nature du feu. Tu m’as connu quand cette période venait de se clore et arrivé à l’âge d’homme, mais avant, autrefois, j’ai cru à la réalité de la poésie dans la vie, à la beauté plastique des passions73. » La triple transposition, celle d’un passé vécu à un présent vivant, celle d’une sensibilité d’artiste à une sensibilité bourgeoise, celle d’un homme à une femme, maintiendront dans le roman de 1857 l’équilibre entre l’impersonnalité et la personnalité, annuleront les défauts et arrondiront les angles de l’une et de l’autre.

C’est ainsi qu’il faut comprendre et mettre en place les boutades de Flaubert (en songeant que c’est écrit dans la mauvaise humeur de la nuit, après huit heures de travail sur des phrases) : « Une âme se mesure à la dimension de son désir, comme l’on juge d’avance des cathédrales à la hauteur de leurs clochers, et c’est pour cela que je hais la poésie bourgeoise, l’art domestique, quoique j’en fasse, mais c’est bien la dernière fois et cela me dégoûte. Ce livre, tout en calcul et en ruses de style, n’est pas de mon sang, je ne le porte pas en mes entrailles, je sens que c’est chose voulue, factice. Ce sera peut-être un tour de force qu’admireront certaines gens (et en petit nombre). D’autres y trouveront quelque vérité de détail et d’observation. Mais de l’air ! de l’air ! Les grandes tournures, les larges et pleines périodes se déroulant comme des fleuves, la multiplicité des métaphores, des grands éclats de style, tout ce que j’aime enfin n’y sera pas ; seulement j’en sortirai peut-être préparé à écrire ensuite quelque chose. » Jamais Flaubert ne bovaryse plus qu’au moment où il décrit ainsi son sujet. Si « une âme se mesure à la dimension de son désir », Emma apparaît très grande. Elle aussi hait la poésie bourgeoise et l’art domestique, qui serait précisément le gouvernement de sa maison. Elle est mariée à Charles comme Flaubert à ce sujet qui le « dégoûte ». Et son cri, celui qu’elle pousse auprès de Rodolphe, est bien celui de Flaubert : De l’air ! « (Souvent, du haut d’une montagne, ils apercevaient tout à coup quelque cité splendide, avec des dômes, des ponts, des navires, des forêts de citronniers… » Et l’illusion de Flaubert est la même que celle d’Emma : « Les grandes tournures, les larges et pleines périodes se déroulant comme des fleuves. » Or ces tournures et ces périodes qu’il entrevoit dans l’avenir, il leur tournera précisément le dos : il y en aura moins dans Salammbô que dans Madame Bovary, moins dans l’Éducation que dans Salammbô, et plus du tout dans Bouvard.

Mais ne soyons pas dupes de ses gémissements de minuit. Flaubert est le grand grognard de la Grande Armée littéraire. Les meilleurs soldats crient sept fois par jour : La classe ! et : Quel chien de métier ! On n’écrit pas un livre comme Madame Bovary sans ferveur et sans foi. Flaubert a senti la nouveauté et la beauté de son sujet, et qu’il tenait le Don Quichotte moderne. Croyons-le plutôt quand il écrit : « Toute la valeur de mon livre, s’il en a une, sera d’avoir su marcher droit sur un cheveu, suspendu entre le double abîme du lyrisme et du vulgaire (que je veux fondre dans une analyse narrative). Quand je pense à ce que cela peut être, j’en ai des éblouissements, mais lorsque je songe ensuite que tant de beauté m’est confiée à moi, j’ai des coliques d’épouvante à fuir me cacher n’importe où. »

De sorte que peut-être il ne serait pas trop paradoxal de voir dans Madame Bovary comme dans l’Éducation des œuvres plus vraiment et plus profondément personnelles, des mises au jour de l’âme de Flaubert plus complètes, plus riches, plus expressives, que les Mémoires d’un fou ou Novembre. L’autobiographie, qui paraît au premier abord le plus sincère de tous les genres, en est peut-être le plus faux. Se raconter, c’est se morceler, c’est mettre dans son œuvre la seule partie de soi-même que l’on connaisse, celle qui arrive à la conscience, et non pas même à la franche conscience individuelle, mais à une conscience toute sociale, adultérée par le conformisme, la vanité et le mensonge. Les Mémoires d’outre-tombe (exception faite pour les souvenirs d’enfance) ne sont une très belle œuvre que là où Chateaubriand a le bon goût de parler non de lui-même mais de son temps, des paysages ou des hommes qu’il a vus. S’il n’y avait dans les Essais que le développement des trente pages éparses d’autobiographie pure que Montaigne y a semées, son livre eût compté moins. Elles ont suffi pour détourner de lui le visage sérieux du xviie  siècle. L’autobiographie, c’est l’art de ceux qui ne sont pas artistes, le roman de ceux qui ne sont pas romanciers. Et être artiste ou romancier consiste à posséder la lampe de mineur qui permet à : l’homme d’aller par-delà sa conscience claire chercher les trésors obscurs de sa mémoire et de ses possibilités. Écrire une autobiographie, c’est se limiter à son unité artificielle ; faire une œuvre d’art, créer les personnages d’un roman, c’est se sentir dans sa multiplicité profonde.

Flaubert a pu geindre dans l’enfantement ; mais, pour arriver au chef-d’œuvre unique de Madame Borary, il lui fallait faire sortir ses personnages de lui-même et les vivre. Emma est bien l’œuvre du R. P. Cruchard, aumônier des Dames de la Désillusion, qu’il plaisait à Flaubert de figurer dans sa vieillesse ; Homais provient en droite ligne de ce Garçon que Flaubert enfant s’était habitué à vivre, auquel il prêtait son corps et sa voix. Ainsi Cervantès a été Don Quichotte et Sancho. Et même cette heure de lucidité et de maîtrise à laquelle Flaubert est arrivé, après les essais et les voyages, ce mélange de lyrisme et d’ironie qui donne le ton à son œuvre, voyez-les rendus et transposés en le jeune Léon : « Il allait devenir premier clerc ; c’était le moment d’être sérieux. Aussi renonçait-il à la flûte, aux sentiments exaltés, à l’imagination, — car tout bourgeois, dans l’échauffement de sa jeunesse, ne fût-ce qu’un jour, une minute, s’est cru capable d’immenses passions, de hautes entreprises. Le plus médiocre libertin a rêvé des sultanes, chaque notaire porte en lui les débris d’un poète. » Madame Borary, c’est l’inventaire de ces débris, c’est la liquidation des sultanes, faite par un notaire avisé, avec une lucidité et un bon sens de Normand. Cette nature lyrique qu’il portait en lui, Flaubert l’a étalée devant lui pour l’utiliser, la diviser, l’expliquer, la mettre en valeur par des contre-parties. Il a été Emma Bovary et Homais, Rodolphe et Léon. Et plus loin que le premier clerc Léon, dans cette liquidation du lyrisme, il y a, comme figure limite de l’artiste, le percepteur Binet, qui tourne des ronds de serviette comme Flaubert fait des romans, tue la vie comme lui entre quatre murs. À partir de ce moment, les ronds de serviette deviennent dans la Correspondance de Flaubert comme les armes parlantes de son travail.

L’une de ses figures est avec Binet à une extrémité du roman, mais à l’autre extrémité il y a une figure totalement lyrique, il y a l’amour d’Emma qui, à ses heures, participe à la grande flamme éternelle et sacrée d’Hélène, Alchipiada et Thaïs qui sont ses cousines germaines. Flaubert ne se sent pas seulement l’âme de Binet, mais aussi celle d’un grand être divin, comme le Centaure de Maurice de Guérin, sur la croupe de qui Amour traverse les forêts d’Œbalie. « Aujourd’hui, par exemple, homme et femme tout ensemble, amant et maîtresse à la fois, je me suis promené à cheval dans une forêt par un après-midi d’automne sous des feuilles jaunes, et j’étais les chevaux, les feuilles, le vent, les paroles qu’on se disait et le soleil rouge qui faisait s’entre-fermer leurs paupières noyées d’amour. » Et l’après-midi d’amour de Rodolphe et d’Emma est bien en effet senti, pensé et rendu comme une symphonie. Et Flaubert est allé encore plus loin dans cet art. Il dit de la scène du Comice : « Si jamais les effets d’une symphonie ont été reportés dans un livre, ce sera là. Il faut que ça hurle par l’ensemble, qu’on entende à la fois des beuglements de taureaux, des soupirs d’amour et des phrases d’administrateurs. »

La symphonie, ainsi entendue, est en effet à la limite et à la fleur de cet art, mais elle est faite elle-même d’éléments simples. L’élément simple en est le couple, couple consonant ou couple dissonant. Nous touchons ici peut-être à la nature fondamentale de Flaubert, celle qui lui imposait à la fois le sujet de Madame Bovary et la manière de le traiter. On l’entendra mieux en passant de la métaphore auditive à la métaphore visuelle, en disant que la vision propre à Flaubert est, je ne dirai pas la vision binoculaire (sauf celle des borgnes de naissance, c’est le caractère de toute vision), mais la pleine logique artistique de la vision binoculaire.

Sa façon de sentir et de penser consiste à saisir, comme associés en couple, des contraires, extrêmes d’un même genre, et à composer de ces extrêmes d’un genre, de ces deux images planes une image en relief. En voici des exemples :

« Je n’ai jamais pu voir passer aux feux du gaz une de ces femmes décolletées sous la pluie sans un battement de cœur, de même que les robes des moines avec leurs cordelières à nœuds me chatouillent l’âme en je ne sais quels coins ascétiques et profonds. » La prostitution et l’ascétisme solitaire s’appellent et se complètent l’un l’autre, pour former une existence intellectuelle, aérée et large ; l’un fait penser à l’autre, l’un donne la nostalgie de l’autre, l’un ne prend toute sa pureté et sa beauté d’idée pure que du point de vue de l’autre.

A vingt ans, en 1841, il écrivait de Gênes, parlant des églises italiennes : « Il doit être doux d’aimer là, le soir, caché derrière les confessionnaux, à l’heure où l’on allume les lampes, mais tout cela n’est pas fait pour nous, nous sommes faits pour le sentir, pour le dire, et non pour l’avoir. » La possession supprime un des deux facteurs de la vision. L’artiste peut créer avec l’imagination tous les éléments de la possession, et les voir, en outre, du point de vue de l’imagination ; mais le contraire n’est pas vrai, on ne fera pas de l’imagination avec la possession, ou on imaginera dans la possession le contraire de ce qu’on possède. L’homme ne peut imaginer ce qu’il possède, tandis que l’artiste possède ce qu’il imagine, et, en même temps, lui garde sa fleur d’imagination.

En entrant à Jaffa, dit-il, « je humais à la fois l’odeur des citronniers et des cadavres ; le cimetière laissait voir les squelettes à demi pourris, tandis que les arbustes verts balançaient au-dessus de nos têtes leurs fruits dorés. Ne sens-tu pas que cette poésie est complète et que c’est la grande synthèse ? Tous les appétits de l’imagination et de la pensée y sont assouvis à la fois ; elle ne laisse rien derrière elle, mais les gens de goût, les gens à enjolivements, à purifications, à illusion…, changent, grattent, enlèvent, et ils se prétendent classiques, les malheureux ! » Nous passons ici clairement de l’idée de la vision binoculaire à l’idée de la symphonie, qui en procède par enrichissement et justification. Deux images contrastées s’expliquent et se complètent. Les comprendre et les rendre l’une et l’autre, l’une par l’autre, est pour l’art le seul moyen d’exprimer une réalité solide, en profondeur : le faux goût classique reste dans un espace à deux dimensions. Le voyage d’Orient était d’ailleurs pour Flaubert le lieu béni de cette vision binoculaire, faite de ces deux éléments, l’Orient qu’il voyait et la Normandie qu’il rêvait (comme il avait rêvé l’Orient en Normandie), et Madame Bovary s’élaborait en son inconscient. Elle s’élaborait quand il voyait dans les êtres de l’Orient « le sentiment de la fatalité qui les remplit » et que le secret de l’Orient était pour lui « un immense ennui qui dévore tout ». Madame Bovary est Vénus tout entière attachée à une proie de village normand, et le seul mot profond de Charles Bovary : « C’est la faute de la fatalité », met à l’œuvre le sceau final de l’Orient où elle fut conçue.

Et voici maintenant, sous cette lumière, le vrai visage de Madame Bovary : « Il y a ainsi une foule de sujets qui m’embêtent également par n’importe quel bout on les prend (sic). Ainsi Voltaire, le magnétisme, Napoléon, la révolution, le catholicisme, etc., qu’on en dise du bien ou du mal, j’en suis mêmement irrité. La conclusion, la plupart du temps, me semble acte de bêtise… Il faut traiter les hommes comme des mastodontes ou des crocodiles. Est-ce qu’on s’emporte à propos de la corne des uns et des autres ? » Peut-être y a-t-il une conclusion, même sociale, dans Madame Bovary : l’élimination des inadaptés, le triomphe d’Homais. Mais tout se passe comme si, tous les sujets embêtant Flaubert quel que soit le bout par où il les prenne, il les prenait par les deux bouts à la fois, de telle sorte qu’en même temps l’un annulât l’autre et aussi le mît en valeur : Mme Bovary ne va pas sans Homais, ni Homais sans Bournisien. Toujours l’image binoculaire.

Dès lors, on comprend que Flaubert ait dans Madame Bovary trouvé son sujet et celui de la province française au xixe  siècle, comme Cervantès, dans Don Quichotte, auquel il faut ici toujours revenir, avait trouvé le sien et celui de l’Espagne du xvie . Ce point de maturité et de perfection, cet optimum occupe une crête étroite entre deux versants. D’un côté il fallait que le sujet tînt encore à l’auteur, exprimât des parties de lui-même, fût à sa manière une confession. De l’autre, il fallait qu’on ne le reconnût pas en ses personnages, qu’ils fussent assez détachés de lui, assez hostiles à sa nature, pour acquérir toute leur solidité, et pour que, selon l’expression de Taine, le cordon ombilical fût bien coupé. « Quelle pauvre création, dit Flaubert, que Figaro, à côté de Sancho ! Comme on se le figure sur son âne, mangeant des oignons crus et talonnant le roussin tout en causant avec son maître ! Comme on voit ces routes d’Espagne qui ne sont nulle part décrites ! Mais Figaro où est-il ? À la Comédie-Française74. » Flaubert est devenu l’artiste de Madame Bovary le jour où, laissant les Figaros qu’il dessinait depuis sa jeunesse, il s’est mis à peindre des Sanchos. Critique et artiste, il est ici placé à un carrefour, ou, si l’on veut, à un belvédère de l’esthétique éternelle.

5. « Madame Bovary »

Je laisse de côté la question des origines réelles de Madame Bovary. Il est certain qu’il y eut une vraie Mme Bovary, Mme Delamarre, née Couturier, décédée le 7 mars 1848, à Ry, et que d’autres ont posé pour certaines attitudes des personnages. Mais la chronique locale s’est emparée de tout cela, a donné des précisions fantaisistes, formé une légende, et dans le village de Ry les marchands de cartes postales vendent aux touristes tout le décor de Madame Bovary, comme ils pourraient vendre à Tarascon la maison du baobab. Flaubert a exagéré quand il a dit que Madame Bovary était une invention et qu’Yonville-l’Abbaye n’existait pas. D’autre part, on a exagéré dans le sens contraire. Ce qui est sûr et ce qui importe ici, c’est, comme il l’écrit en 1853, que « ma pauvre Bovary sans doute souffre et pleure dans vingt villages de France à la fois, à cette heure même75 ». Et, ce bout de la chaîne posé, posons l’autre bout. Descharmes écrit : « Une personne qui a connu très intimement Mlle Amélie Bosquet, la correspondante de Flaubert, me racontait dernièrement que, Mlle Bosquet ayant demandé au romancier d’où il avait tiré le personnage de Madame Bovary, il aurait répondu très nettement et plusieurs fois répété : « Mme Bovary, c’est moi ! — D’après moi76. » Il faut se défier en général des on-dit, mais je suis bien certain que celui-ci n’est pas de l’invention d’une vieille demoiselle.

En 1850, à Constantinople, Flaubert apprit la mort de Balzac, et dans une lettre à Bouilhet il exprime son émotion. Je ne sais si, rêvant alors Madame Bovary, il a pensé qu’il y avait là une succession ouverte et une suite à prendre, mais tout se passe comme si, en ces années cinquante, décisives pour l’histoire du roman, se développait de Balzac à Flaubert une logique intérieure au roman, comme, de Corneille à Racine, se développe une logique intérieure à la tragédie. Le roman de Balzac était un roman construit, quelquefois trop construit ; et une puissante imagination romanesque restait toujours allumée comme un feu de forge dans l’atelier du Cyclope. Balzac était romancier avec la même puissance créatrice que Corneille était dramaturge. Mais c’est bien à l’antipode du roman balzacien que se place Flaubert quand il écrit ceci (à quoi aurait souscrit en partie l’auteur de Bérénice) : « Je voudrais faire des livres où il n’y eût qu’à écrire des phrases (si l’on peut dire cela), comme pour vivre il n’y a qu’à respirer de l’air ; ce qui m’embête, ce sont les malices de plan, les combinaisons d’effet, tous les calculs de desseins et qui sont de l’art pourtant, car l’effet du style en dépend et exclusivement. » La valeur suprême est pour lui un intérieur vivant, une pureté et une plénitude de respiration aisée. Mais cette primauté une fois posée (qui est celle de Racine aussi et non de Corneille ni de Balzac) ne l’empêche pas de s’acquitter supérieurement, comme Racine, de toutes ces nécessités de l’œuvre d’art, de toutes ces machines qui l’embêtent, qu’il exécute à froid et qui ne font pas corps, comme chez Balzac, avec le premier jet, avec l’idée organique de l’œuvre. De sorte que la technique de Madame Bovary est presque devenue, pour le roman, un modèle et un type analogue à ce qu’est Andromaque dans la tragédie. Aujourd’hui, si dans un cercle de romanciers et de critiques on entame une discussion sur l’art du roman, l’exemple de Madame Bovary sera bientôt allégué, reviendra invinciblement à l’appui de toutes les théories et nourrira une bonne partie de la discussion.

Cependant Flaubert lui-même considère avec quelque réserve inquiète la composition de son roman, il n’en est pas plus content que de celle de Salammbô et de la seconde Éducation, et il finira même, avec Bouvard, par renoncer à peu près à toute composition dans le sens ordinaire du mot.

« Je pense, écrit-il, que ce livre aura un grand défaut, à savoir le défaut de proportion matérielle, j’ai déjà 260 pages et qui ne contiennent que des préparations d’action… Ma conclusion, qui sera le récit de la mort de ma petite femme, son enterrement et les tristesses du mari qui suivent, aura 260 pages au moins. Restent donc pour le corps même de l’action, 120 ou 160 pages tout au plus. » Mais il fait ensuite remarquer à sa décharge que le livre est « une biographie plutôt qu’une perspective développée. Le drame y a peu de part ; si cet élément dramatique est bien noyé dans le ton général du livre, peut-être ne s’apercevra-t-on pas de ce manque d’harmonie entre les différentes phases quant à leur développement, et puis il me semble que la vie en elle-même est un peu ça. » Les termes qu’emploie ici Flaubert sont caractéristiques. Drame, élément dramatique, sont donnés comme synonymes, à peu près, de composition, et il semble que le roman puisse les éliminer précisément dans la mesure où il n’est pas du théâtre. Le théâtre, qui abstrait et retient des moments privilégiés, des moments de crise, est bien obligé de composer, de grouper ces moments de façon à faire tenir le plus grand effet utile dans le plus petit espace ; il est dominé par le temps, alors que le romancier domine le temps, a le temps, taille à loisir une vie entière dans l’étoffe du temps. Le roman de Flaubert n’est pas une « comédie humaine », comme l’est souvent celui de Balzac, mais du roman pur. À plus forte raison n’est-il pas du roman dit romanesque, étiquette artificielle et fausse, qui désigne simplement une contamination bâtarde de récit et de coups de théâtre, et qui n’a jamais produit une œuvre parfaite : le Colonel Chabert, qui en est peut-être le chef-d’œuvre, ne saurait être mis au rang du Père Goriot et de la Recherche de l’absolu, et cela précisément pour ces raisons de genre.

Comme David Copperfield ou le Moulin sur la Floss, Madame Bovary peut donc passer pour une biographie, et plutôt pour une suite des vies impliquées les unes dans les autres que pour une biographie individuelle. D’un certain point de vue, la biographie individuelle qui donne au roman non sa figure principale, mais sa dimension extérieure dans la durée, serait celle de Charles Bovary, puisque le livre s’ouvre sur son entrée au collège — et sur sa casquette — et se ferme sur sa mort.

Plus précisément, il semble que Madame Bovary soit une biographie de la vie humaine plutôt que la biographie de quelqu’un (à la limite théorique du roman, il y aurait un pur schème de vie, comme, à la limite théorique du théâtre, il y aurait un pur schème de mouvement). Être homme, c’est se sentir comme un réservoir de possibilités, comme une multiplicité d’êtres virtuels, et être artiste, c’est amener ce possible et ce virtuel à l’existence. Evidemment, ce ne serait pas sans un artifice qu’on appliquerait cette vérité générale à tous les personnages d’un roman, et par exemple à Charles Bovary. Les premières pages du livre, faites de souvenirs de collège, mettent au point pour nous cette situation complexe. Elles sont destinées à créer une atmosphère, et aussi à placer Flaubert dans l’atmosphère de son travail. Jusqu’ici, dans tous ses livres, Flaubert s’est représenté lui-même. Cette fois, dans cette conversion littéraire apparente qu’est sa Bovary, il remonte jusqu’aux débuts de sa vie pour y chercher un être absolument opposé à lui, ou plutôt un non-être opposé à son être. « Il serait maintenant impossible à aucun de nous de rien se rappeler de lui. C’était un garçon de tempérament modéré. » Mais précisément Madame Bovary a été écrite parce que dès le collège, dans le raccourci d’humanité qu’est une classe, toute la vie de Charles était préfigurée. Charles y était sans le savoir déjà épousé par l’Emma Flaubert qui allait, en le traînant avec elle à la lumière de la célébrité, former avec lui un couple indissoluble, l’Emma qui dans les Mémoires d’un fou écrivait : « Je me vois encore, assis sur les bancs de la classe, absorbé dans mes rêves d’avenir, pensant à ce que l’imagination d’un enfant peut rêver de plus sublime, tandis que le pédagogue se moquait de mes vers latins, que mes camarades me regardaient en ricanant. Les imbéciles ! eux rire de moi ! eux si faibles, si communs, au cerveau si étroit ; moi dont l’esprit se noyait sur les limites de la création, qui étais perdu dans tous les mondes de la poésie, qui me sentais plus grand qu’eux tous, qui recevais des jouissances infinies et qui avais des extases célestes devant toutes les révélations intimes de mon âme ! » Heureuses brimades ! Elles vous apportent la conscience, vous habituent à vous brimer vous-même et à continuer ainsi le service rendu par autrui, vous amènent à cette délivrance, à cette opération sur vous qui vous permettent d’écrire Madame Bovary, et de rendre aux lourdauds qui vous ont brimé, quand vous les élevez à l’existence littéraire, le bienfait même que vous tenez d’eux !

Le roman de Flaubert est contenu entre la casquette de Charles Bovary et le mot profond, le seul qu’il prononça dans sa vie et après lequel il n’a plus qu’à tomber à terre comme la pomme mûre : « C’est la faute de la fatalité ! » Il a ce commencement et cette fin. Flaubert, dans une page de Par les champs, avait déjà compris que le chapitre des chapeaux restait à écrire en littérature, et le morceau sur le chapeau breton préludait à la page de la casquette. Avec ses « profondeurs d’expression muette comme le visage d’un imbécile », la casquette contient déjà tout Yonville-l’Abbaye. Une pauvre vie, une vie tout de même ; le roman d’une pauvre vie, mais d’une vie ! s’apprête à coiffer ce front d’enfant qui ne s’appelle pas Charles, mais Légion, et qui a été placé, par un autre jeu ironique de la destinée, sous l’œil du camarade dont les vers latins égayent le pédagogue et la classe. Casquette, dans certain domaine de l’art, parente du panache blanc de Henri IV et de celui de Cyrano, de la petite plume et du point blanc dans Un coup de dés.

Il y a là un lyrisme ou plutôt un contre-lyrisme proprement flaubertien, qui demande une initiation, et devant lequel plus d’un lecteur fronce le sourcil. À la fois le comble du gratuit et le comble de l’essentiel (ce qui pourrait être une définition de certain lyrisme pur et du symbolisme spontané). Flaubert a posé trois fois sur son roman cette touche de grand poète, pareille au coq de la Ronde de nuit ; avec la casquette, la pièce montée de la noce et le jouet des enfants Homais. Nous ne connaissons jusqu’à présent ce dernier que par ces lignes de Du Camp : « Flaubert avait imaginé de faire la description d’un jouet d’enfant qu’il avait vu, dont l’étrangeté l’avait frappé et qui, dans son roman, servait à amuser les fils de l’apothicaire Homais. Il n’avait pas fallu moins d’une dizaine de pages pour faire comprendre cette machine compliquée, qui figurait, je crois, la cour du roi de Siam. Entre Flaubert et Bouilhet la bataille dura huit jours, mais la victoire finit par rester au bon sens et le joujou disparut du livre, d’un jouet il n’était qu’un hors-d’œuvre qui ralentissait l’action. » C’était se demander ce que dans le Satyre

Jadis longtemps ayant que la lyre thébaine…

vient faire. Ce texte existe encore sans doute dans les brouillons de Flaubert. Il pourrait alors figurer un jour dans les éditions de Madame Bovary, comme l’invocation aux Muses, de l’Esprit des lois, rayée par Montesquieu, sur des réclamations de même acabit, est rétablie par une note dans toutes les éditions récentes de son œuvre.

Le développement, dans le roman de Flaubert, a lieu non par addition, mais par épanouissement, enrichissement concentrique d’un thème posé d’abord de la façon la plus simple. Et cela c’est la forme même de la fatalité qui s’établit. Nous appelons fatal ce qui était déjà donné réellement dans une situation antérieure sans l’être apparemment. Nous avons le sentiment de la fatalité quand nous sentons que ce n’était pas la peine de vivre, puisque nous en revenons exactement au point fixé pour nous avant que nous eussions vécu, lorsque nous voyons que le chemin où nous avions cru aller à la découverte suivait en réalité la forme du cercle où nous étions enfermés.

Le roman de la fatalité, et pourtant le roman de la vie, et le roman de l’amour.

Pour une heure de joie, il faut aimer la vie.
Qui donc, une heure au moins, n’est heureux à son tour ?

Les êtres dont la destinée serre le cœur quand nous la regardons dans sa suite et dans son unité, ils ont connu le moment sacré après lequel toute créature décline et ne compose plus ses jours qu’à la mesure de son tombeau : Charles, lorsque, caché dans un chemin creux, il a vu à la fenêtre de la ferme le signal par lequel le père Rouault lui apprenait qu’il était accepté, Emma dans les premiers temps de ses amours avec Rodolphe. Le roman n’est pas pessimiste ni ironique dans sa totalité, les valeurs lumineuses et les valeurs sombres sont équilibrées, Flaubert n’est pas encore arrivé à l’âcreté de Bouvard.

Les deux cercles concentriques, c’est Tostes et Yonville. Tostes est une image plus sommaire et plus vide d’Yonville, et le passage d’un bourg à un autre, d’une vie à une autre vie qui est pourtant la même, chez les Bovary, forme un chef d’œuvre de gradation savante et de composition. Tostes ressemble à Yonville, mais comme un crayon à un tableau fini ; Flaubert se garde bien de meubler son premier dessin, et pourtant toutes les valeurs d’Yonville sont là, sans noms propres, réduites à des traits généraux, à des types abstraits, à des maquettes. « Tous les jours, le maître d’école, en bonnet de soie noire, ouvrait les auvents de sa maison, et le garde champêtre passait, portant son sabre sur sa blouse. » Ces deux anonymes suffisent ici pour exprimer la régularité d’une petite ville. Mais une petite ville n’est pas seulement une horloge à automate, c’est de l’humanité, c’est le désir d’être ailleurs, c’est du bovarysme, et le perruquier figure cette valeur et l’élément artiste. « Il se lamentait de sa vocation arrêtée, de son avenir perdu, et, rêvant quelque boutique dans une grande ville, comme à Rouen, par exemple, sur le port, près du théâtre il restait toute la journée à se promener en long, depuis la mairie jusqu’à l’église, sombre et attendant la clientèle. » L’orgue de Barbarie, sous les fenêtres, met la musique qui convient, première ébauche du roman qui recueillera ces existences.

Avec le séjour à Tostes finit la vie conjugale vraie de Mme Bovary, la vie à deux. Comme il s’agissait de traiter cette vie à deux, d’autres personnages étaient inutiles et Flaubert n’en a pas mis, sauf la bonne. Tostes n’est pas un lieu d’événements, mais résume la manière d’être de Charles, sa façon de vivre, de dormir, de s’habiller, de manger, tout ce qui « énerve » sa femme et l’amène à la neurasthénie. La première partie est close quand elle jette au feu son bouquet de mariage. « Elle le regarda brûler, les petites baies de carton éclataient… »

À ce crayon succède le tableau, le lieu des personnages et des événements. Tostes, c’est la petite ville, Yonville c’est aussi la petite ville, mais c’est également Yonville, Tostes se fondait dans la petite ville, mais maintenant la petite ville s’absorbe dans la réalité d’Yonville et devient cette réalité : transsubstantiation ordinaire de l’art. Aussi la deuxième partie commence-t-elle par une ample description d’Yonville, à la manière de Balzac. Il s’agit de poser un décor vrai, non pour la comédie humaine, mais pour la comédie de la bêtise humaine, de la misère humaine, et Flaubert s’en acquitte avec une minutie tranquille et impitoyable : la maison du notaire, l’église, la mairie, et, en face de l’hôtel du Lion-d’Or, la pharmacie de M. Homais, avec ses bocaux rouges et verts qui font le soir une flamme de bengale. Le repas au Lion-d’Or est le type technique (peut-être trop technique) d’exposition, comme celle de Bajazet dans la tragédie ; tous les personnages d’Yonville y sont campés sous l’éclairage qui leur convient et Homais s’y épanouit tout entier. Voilà le milieu privilégié où tous les caractères viendront en lumière, où les destinées s’accompliront, et d’abord celle d’Emma.

 

Emma passe avec raison pour un des plus beaux caractères de femme du roman, et le plus vivant et le plus vrai. « Un chef-d’œuvre, disait Dupanloup à Dumas, oui, un chef-d’œuvre, pour ceux qui ont confessé en province77. » Flaubert avait substitué à l’expérience du confesseur son intuition d’artiste ; il n’eût pas réalisé ce chef-d’œuvre s’il ne s’était identifié à son héroïne, n’avait vécu de sa vie, ne l’avait créée, non seulement avec des souvenirs de son âme, mais des souvenirs de sa chair. Elle n’est pas faite du même point de vue ironique et extérieur que les autres personnages du roman. Les femmes ne s’y trompent pas, elles reconnaissent en elle leur misère et leur beauté intérieures, comme un homme d’imagination noble se reconnaît dans Don Quichotte. Lors de son procès, Flaubert eut pour lui, dit-on, l’impératrice.

Emma est une véritable « héroïne » de roman (au contraire de Sancho et de Homais qui sont des contre-héros), pour cette seule raison qu’elle a des sens. Brunetière, voulant expliquer l’échec de l’Éducation sentimentale et la supériorité de Madame Bovary, dit que le caractère d’Emma présente ce quelque chose de « plus fort ou de plus fin que le vulgaire », sans lequel il n’est pas de vrai et grand roman. « Dans cette nature de femme, à tous autres égards commune, il y a quelque chose d’extrême, et de rare, par conséquent, qui est la finesse des sens78. » Au contraire, il n’y a rien d’extrême ni de rare chez aucun des personnages de l’Éducation. Mais Faguet écrit : « Mme Bovary n’est pas précisément une sensuelle ; avant tout c’est une romanesque, donc, comme disent les psychologues, une cérébrale ; et donc sa première faute sera une incartade de l’imagination bien plus qu’une surprise des sens. Connaître l’amour, ce sera la raison de sa première chute ; se donner à celui qu’on aime, ce sera la raison de la seconde79. »

C’est évidemment ici Brunetière qui a raison. Emma est d’abord une sensuelle, comme un artiste est d’abord un homme qui a des sens ou un sens exceptionnellement puissant. Et voilà pourquoi Flaubert peut, comme artiste, s’identifier avec elle et dire : Mme Bovary, c’est moi. Toutes les fois qu’Emma est purement sensuelle, il en parle avec une émotion délicate et presque religieuse, comme Milton parle d’Ève ; il quitte le ton impassible ou ironique, il s’abandonne à cette musique par laquelle l’auteur assume son personnage et le prend pour son substitut. Ainsi quand elle vient de s’abandonner à Rodolphe : « Les ombres du soir descendaient, le soleil horizontal, passant entre les branches, lui éblouissait les yeux. Çà et là, tout autour d’elle dans les feuilles ou par terre, des taches lumineuses tremblaient, comme si des colibris, en volant, eussent éparpillé leurs plumes. Le silence était partout ; quelque chose de doux semblait sortir des arbres ; elle sentait son cœur, dont les battements recommençaient, et le sang circuler dans sa chair comme un fleuve de-lait. Alors elle entendit tout au loin, au-delà du bois, sur les autres collines, un cri vague et prolongé, une voix qui se traînait, et elle l’écoutait silencieusement, se mêlant comme une musique aux dernières vibrations de ses nerfs émus. Rodolphe, le cigare aux dents, raccommodait avec son canif une des deux brides cassées. » Si le roman par lui-même est un être, une substance, Emma est portée par son flot, elle est ce flot, et Rodolphe, ici, est posé à sec parmi les cailloux du rivage.

Mais Flaubert, qui semble prévoir ses critiques, remarque justement que « les gens d’esprit veulent des caractères tout d’une pièce et conséquents (comme il y en a seulement dans les livres) ». Au contraire, pour lui « Ulysse est peut-être le plus fort type de toute la littérature ancienne, et Hamlet de toute la moderne ». Mme Bovary n’est pas un caractère simple. À sa sensualité sont jointes une imagination vulgaire et une grande naïveté, c’est-à-dire, en somme, de la sottise. Il fallait à Flaubert un tel personnage pour satisfaire à la fois son instinct de poète et sa faculté critique, son goût de la beauté et son goût du grotesque triste.

Plus précisément, chez Emma comme chez Don Quichotte, le désir et les choses désirées n’ont pas le même coefficient, ne sont pas placés par l’auteur sur le même plan. Le désir sensuel d’Emma, l’imagination généreuse de Don Quichotte, sont par eux-mêmes des réalités magnifiques où Cervantès et Flaubert reconnaissent et projettent le meilleur de leur cœur. Ils admirent le désir et l’ivresse, mais ils sourient des choses désirées, du flacon qui sort d’une pharmacie ridicule. Ni l’un ni l’autre n’ont d’illusion sur la valeur des objets de désir et d’imagination, et une moitié de l’artiste, la moitié réaliste, peindra impitoyablement ces objets médiocres et dérisoires. Flaubert n’écrivit Madame Bovary qu’après avoir été chercher au pays même de l’Ecclésiaste de nouvelles raisons de dégoût et son diplôme d’aumônier des Dames de la Désillusion.

En dehors de son désir et de ses sens, tout en elle est médiocre. Elle est marquée d’un trait terrible, « incapable de comprendre ce qu’elle n’éprouvait pas, comme de croire à tout ce qui ne se manifestait pas par des formes convenues ». Elle a conservé un fond de paysanne normande, « guère tendre, ni facilement accessible à l’émotion d’autrui, comme la plupart des gens issus de campagnards, qui gardent toujours à l’âme quelque chose de la callosité des mains paternelles ».

Elle est ardente beaucoup plus que passionnée. Elle est faite pour aimer l’amour, aimer le plaisir, aimer la vie, beaucoup plus que pour aimer un homme, faite pour avoir des amants plus que pour avoir un amant. Évidemment elle aime Rodolphe de toute sa chair, et ce moment est celui de sa pleine, parfaite et brève floraison, mais il suffit de sa maladie pour faire passer cet amour. Ce n’est pas par l’amour qu’elle périt, mais par une faiblesse et une imprévoyance générale, une candeur qui la dispose à être trompée, tant en affaires qu’en amour, l’incapacité de vivre ailleurs que dans le présent, de ne pas céder à une impulsion. Lorsque, dans son premier amour silencieux pour Léon, elle paraît résister, et résiste en effet, cette résistance extérieure n’est que la carapace à l’intérieur de laquelle s’épanouit librement et ardemment ce que Flaubert connaissait si bien, la delectatio morosa. « Les bourgeoises admiraient son économie, les clients sa politesse, les pauvres sa charité. Mais elle était pleine de convoitise, de rage et de haine. Cette robe aux plis droits cachait un cœur bouleversé, et ces lèvres si pudiques n’en racontaient pas les tourments. Elle était amoureuse de Léon, et elle recherchait la solitude, afin de pouvoir plus à son aise se délecter en son image. La vue de sa personne troublait la volupté de cette méditation. Emma palpitait au bruit de ses pas ignorés ; en sa présence, l’émotion tombait, et il ne lui restait ensuite qu’un immense étonnement qui se finissait en tristesse. » (Ne sont-ce pas là des souvenirs d’adolescence que Flaubert tire de sa mémoire, et qu’il transpose audacieusement en une femme ?) Tout cela fait le temps nécessaire à l’être nouveau d’Emma pour se former à l’intérieur d’elle-même, et sortir à la lumière quand le moment sera venu. Alors, dès que le désir sensuel de son amant la saisira, elle ira simplement le chercher chez lui. Sa dernière vie, celle qui la conduira à la mort, sera une vie toute personnelle, toute réduite à l’injustice et au crime de l’individu. Le roman de Flaubert est aussi janséniste que la Phèdre de Racine, et il a donné à la mort d’Emma une figure de damnation. Il a voulu que le démon y fût présent, sous la figure de l’aveugle, du monstre grimaçant entrevu dans ces voyages à Rouen qui la menaient à l’adultère, du mendiant à qui elle a jeté sa dernière pièce d’argent comme le suicide jette au diable une âme perdue. Elle meurt dans un rire atroce de désespoir et d’horreur en l’entendant chanter sous sa fenêtre : « Croyant voir la face hideuse du misérable qui se dressait dans les ténèbres éternelles comme un épouvantement. » Et ce symbole de damnation était certainement dans l’esprit de Flaubert, qui, écrit-il à Bouilhet, a absolument besoin que l’Aveugle soit à Yonville pour la mort d’Emma et a dû imaginer à cet effet la pommade du pharmacien. Lamartine qui fut bouleversé par Madame Bovary, disait à Flaubert que cette fin le révoltait, que l’expiation était par trop disproportionnée à la faute. Et il est bien évident que nous sommes là sur le registre opposé à Jocelyn.

C’est que Lamartine dans Jocelyn se complaisait en lui-même, tandis que Flaubert dans Madame Bovary s’acharne sur lui-même. Emma incarne la double illusion dont la place en lui est encore fraîche. D’abord l’illusion dans le temps, qui est le propre du désir, et qui est d’ailleurs aussi nécessaire à la vie que l’eau aux plantes. « Elle ne croyait pas que les choses pussent se représenter les mêmes à des places différentes, et, puisque la portion vécue avait été mauvaise, sans doute ce qui restait à consommer serait meilleur. » Puis la même illusion dans l’espace : « Plus les choses étaient voisines, plus sa pensée s’en détournait. Tout ce qui l’entourait immédiatement, campagne ennuyeuse, petits bourgeois imbéciles, médiocrité de l’existence, lui-semblait une exception dans le monde, un hasard particulier où elle se trouvait prise, tandis qu’au-delà s’étendait à perte de vue l’immense pays des félicités et des passions. » Au couvent, elle rêvait du dehors, et plus tard, elle s’imaginera sa vie de couvent comme le seul moment où elle aura été heureuse, parce qu’à ce moment le monde n’était qu’une page blanche et son cœur une disponibilité infinie. Revenue chez son père, elle n’y peut supporter la vie rustique, et Charles, le médecin bien portant, qui parcourt les routes sur son cheval, est accepté par elle simplement parce qu’il est le dehors. Et quand elle l’a épousé, elle rêve, elle désire ailleurs. C’est donc bien, après la femme sensuelle qu’y voit Brunetière, la femme romanesque qu’y voit Faguet. Mais c’est encore autre chose.

C’est une malchanceuse, et Madame Bovary nous paraît par un certain côté le roman de l’échec, de la guigne, d’un engrenage de circonstances aussi obstinément défavorables que celles du Train de 8 h. 47. Emma est-elle si ridicule et se trompe-t-elle tellement lorsqu’elle pense qu’entre d’autres êtres, dans un autre milieu, ses désirs eussent été satisfaits et elle eût été relativement heureuse ? Certes, il est nécessaire que Don Quichotte soit déçu, car il vit dans un temps et dans un pays où il y a beaucoup de moulins à vent, mais pas du tout de chevaliers. La malchance n’y est pour rien, alors qu’elle est pour beaucoup dans le malheur d’Emma. À voir comme elle est facilement et durablement séduite par ses amants, il semble bien qu’un mari comme il y en a tout de même eût donné satisfaction à ses sens et à son cœur. Charles, dirait-on, a été construit exprès contre elle. Elle « avait fait des efforts pour l’aimer et s’était repentie en pleurant d’avoir cédé à un autre ». Il a fallu que l’accident du pied-bot vint lui démontrer l’incurable imbécillité de son mari. Charles qui vient d’échouer devient la cause et le symbole de tous les échecs dont est faite la vie d’Emma. Elle aurait pu avoir la grande revanche et la grande fierté de la femme, mettre un homme au monde. « Elle souhaitait un fils ; il serait fort et brun, et s’appellerait Georges ; et cette idée d’avoir pour enfant un mâle était comme la revanche de toutes ses impuissances passées. » Et c’est une fille. Elle aurait pu, puisqu’elle cherche un secours religieux, ne pas tomber sur l’exceptionnel Bournisien, fait lui aussi sur mesure pour sa mauvaise chance. Sa seule fréquentation à Yonville est Mme Homais qui, par un raffinement de cruauté du sort, est en femme ce que Bovary est en homme. Et Lheureux ! (le triomphateur du roman avec Homais, le bien nommé comme Emma pourrait être appelée la malheureuse). Les murs contre lesquels elle finira par se briser la tête sont construits autour d’elle par une sorte de mauvais destin artiste. Quand Charles dit : C’est la faute de la fatalité ! le lecteur fait écho, et sent là une histoire de fatalité. Roman de l’amour sensuel comme Manon Lescaut, roman du romanesque comme Don Quichotte, Madame Bovary est par surcroît le roman de la destinée comme Candide.

Il n’y a roman de la fatalité, de la destinée, que là où il y a absence de volonté. Et c’est le cas d’Emma. Pas de volonté en elle, ni, dans son mari, auprès d’elle. Une volonté pour la séduire, Rodolphe ; une volonté pour la dépouiller, Lheureux. À défaut de volonté, il y aurait pourtant en elle assez de passion, de spontanéité nerveuse, d’égoïsme sombre, pour pousser un homme au crime. « As-tu tes pistolets », nous montre qu’elle ferait de Rodolphe un meurtrier ; « À ton étude ! » qu’elle ferait de Léon un voleur ; et le « Madame, y pensez-vous ? » de Binet répond à quelque propos concernant la caisse du percepteur.

Créature de passion, elle ne se tue pas pour une histoire d’amour, mais pour une affaire d’argent ; elle n’est pas châtiée comme adultère, mais comme maîtresse de maison désordonnée. On a pu s’en étonner, estimer que les deux parties ne se raccordaient pas. Il n’importe pas du tout qu’elles se raccordent logiquement (les raccords logiques sont en art le meilleur moyen de faire du faux). Mais elles s’accordent dans la chair et le sang d’une créature vivante. La beauté pour la femme est d’abord la beauté du décor, et, pour une bourgeoise fille de paysan, la substance et le poids de la vie seront faits naturellement d’une certaine argenterie vulgaire. On a remarqué qu’avec Gil Blas le roman fait une part à la nourriture, et que Lesage le premier met ses gens à table. Balzac avait introduit pareillement dans le roman des vies dont le tragique est fait de l’accroissement ou de la diminution d’une fortune, et où tous les sentiments subissent le reflet ou la déformation de l’argent. Il y avait là, au xixe  siècle, une véritable nécessité du roman réaliste. Dans le monde bourgeois (et aussi dans l’autre), l’amour ne s’isole pas plus de l’argent que dans la tragédie classique il ne s’isolait de l’ambition, de la gloire, des affaires des rois. Léon et Lheureux sont, dans la dernière partie du roman, les deux bouts de la chandelle ridicule qu’Emma brûle à la fois.

Tout ce côté du roman est amorcé par le bal de la Vaubyessart. Emma avait des souliers de satin « dont la semelle s’était jaunie à la cire glissante du parquet. Son cœur était comme eux ; au frottement de la richesse, il s’était placé dessus quelque chose qui ne s’effacerait pas ». Elle avait vu autrefois l’amour comme une chose merveilleuse dans ses rêves de pension. Le bal du château lui a montré que ce monde des keepsakes et des romans existe, et elle l’identifie avec la richesse. Il lui en est resté le porte-cigares qu’elle a ramassé, et sur lequel elle reconstitue, comme sur un document archéologique, l’amour et le luxe, mêlés comme une âme et un corps en un songe de vie idéale. « Elle confondait, dans son désir, les sensualités du luxe avec les joies du cœur, l’élégance des habitudes avec les délicatesses du sentiment. » Et la même vie se déroulera pour elle en deux formes sur les deux registres. Les désillusions de l’une seront celles de l’autre. Rodolphe et Lheureux sont placés de chaque côté de sa vie pour l’exploiter et la perdre, non par méchanceté, mais parce qu’ils agissent selon la loi de la nature et de la société, selon le « droit », le droit du séducteur qui se confond en France avec le droit des mœurs, et le droit de l’usurier qui se confond avec le droit de la loi. Après la lettre de Rodolphe, Emma fait une longue maladie, elle manque de mourir, et, après l’exploit envoyé par Lheureux, elle meurt vraiment. Les deux visages de sa destinée sont symétriques. Et cette destinée ne fait qu’un bloc et qu’un être. « Les appétits de la chair, les convoitises d’argent et les mélancolies de la passion, tout se confondit dans une même souffrance, et au lieu d’en détourner sa pensée, elle l’y attachait davantage, l’excitant à la douleur et en cherchant partout les occasions… Elle s’irritait d’un plat mal servi ou d’une porte entrebâillée, gémissait du velours qu’elle n’avait pas, du bonheur qui lui manquait, de ses rêves trop hauts, de sa maison trop étroite. »

C’est ainsi que Mme Bovary a pu, à force de réalité, dépasser la réalité pour devenir un type, au même degré que Sancho et Tartuffe. La victime de l’amour et la victime de l’usure paraissent au critique se raccorder mal, exactement comme l’hypocrisie de Tartuffe et son imprudence amoureuse se raccordent mal pour La Bruyère, qui, le transposant sur le plan critique, en fait un Onuphre. Ainsi Faguet déclare ne pas comprendre le raccord entre l’ambition de Julien Sorel et l’acte de vengeance impulsive qui lui fait tirer un coup de pistolet sur Mme de Rênal, et il essaie, lui aussi (dans son « Stendhal » de Politiques et moralistes), de le rectifier en un Onuphre. Or, il semble bien qu’une créature d’art ne devienne un type que si elle comporte une de ces divergences apparentes ; elle a besoin, comme les atomes d’Epicure, de ce clinamen ; on dirait qu’ici encore le relief n’est obtenu que par la juxtaposition de deux images et par les lois de la vision binoculaire. Flaubert, lorsqu’il s’était mis à son énorme Tentation de saint Antoine, avait pensé écrire son Faust. Il dut s’apercevoir qu’il s’était trompé. Mais il est curieux que ce soit précisément en tournant le dos, après son voyage, à la Tentation, et en écrivant, selon le conseil de Bouilhet, l’histoire de Delamarre, ou plutôt de la femme de Delamarre, qu’il ait réalisé une sorte de Faust français.

Évidemment, depuis les notes à l’encre rouge de mes copies d’écolier jusqu’aux amicales remarques des confrères qui veulent bien éclairer mon écriture en la discutant, j’ai été trop souvent accusé de « rapprochements forcés » pour qu’ici je ne garde pas quelque réserve et quelque sourire. Il y a une hiérarchie entre les types comme il y a une hiérarchie entre les êtres de la nature. Mettez, si vous voulez, que Madame Bovary est à Faust ce que le Lutrin est à l’Enéide, c’est-à-dire, d’un certain point de vue et avec ce sentiment du « grotesque triste » qu’avait Flaubert, une parodie. Mais enfin, comme disait Rodin, une statuette de Tanagra peut être aussi grande et plus grande que la tour Eiffel. La grandeur est faite de rapports et non de dimensions, est une œuvre d’art et non une œuvre de matière, et Madame Bovary contient les mêmes rapports d’humanité, par conséquent la même humanité que Faust. La disproportion entre le rêve et la réalité, la tristesse et les désillusions qui suivent les ambitions de science, d’amour ou d’action, ce qui a fourni à d’autres littératures les types de Don Quichotte et de Faust, a fourni, dans le pays de La Fontaine et de Voltaire, le type d’Emma Bovary, et n’a fourni que celui-là.

Rousseau, qui reprochait à Molière d’avoir rendu la vertu ridicule, aurait estimé pareillement que Flaubert, en Charles Bovary, ridiculisait la bonté. Cet homme qui n’a jamais fait de mal à personne est, du même fonds, le type de l’imbécile. Imbécile dans sa pensée, « trottoir de rue » où ne passent que des idées reçues. Imbécile en action, incapable de faire quoi que ce soit, s’effondrant dans la lamentable opération du pied-bot, triple aveugle entre sa femme qui le trompe, le pharmacien qui le supplante et les gens de loi qui rongent sa maison. En réalisant de façon si vivante un personnage si paradoxalement nul, Flaubert a accompli un tour de force pareil à celui du chapeau chinois de Villiers, jouant sans défaillance une partition faite tout entière de silences. Peut-être y a-t-il là une idéalisation par en bas qui fait de Charles le personnage le moins vraisemblable du roman. La vie n’arrive jamais à user aussi parfaitement un galet. Cette absence pure de caractère est un caractère rare. On conçoit que le mot sur la fatalité sorte naturellement de lui. Toute sa vie il a été agi. Il semble que son infortune conjugale soit vraiment sa seule raison d’être et arrive seule à lui donner quelque figure. Avant la promenade à cheval qui va consommer son malheur, il écrit à M. Boulanger que « sa femme était à sa disposition », et quand elle revient, il lui trouvera « bonne mine ». Ce cocuage spontané fait fonction chez lui d’esprit, comme la faute de la fatalité fait fonction de philosophie.

Pour sa femme, il n’est pas quelqu’un, il n’est pas quelque chose. Il est. Et cette existence nue devient pour elle l’existence tout entière en tant que fardeau. Elle subit le supplice que Mézence infligeait à ses prisonniers, quand il les liait à un cadavre : supplice de la femme qui n’a rien d’autre chose à reprocher à l’homme que d’exister, d’exister avec un poids terrible. Le jour où Emma s’aperçoit qu’elle aime Léon, c’est au cours d’une promenade avec Charles et les Homais. Emma, qui donnait le bras au pharmacien, « s’appuyait un peu sur son épaule, et elle regardait le disque du soleil irradiant au loin, dans la brume, sa pâleur éblouissante ; mais elle tourna la tête : Charles était là. Il avait sa casquette enfoncée sur ses sourcils, et ses deux grosses lèvres tremblotaient, ce qui ajoutait à son visage quelque chose de stupide ; son dos même, son dos tranquille était irritant à voir, et elle y trouvait étalée sur la redingote toute la platitude du personnage ». Du disque du soleil, ses yeux sont tombés sur ce bloc noir et obtus. On ne saurait imaginer de coupe plus significative que les deux points, et de verbe plus expressif que le simple auxiliaire dans « Charles était là ». Il est, et sa bêtise, son crime sont d’être.

Quand Flaubert disait : « Madame Bovary, c’est moi », cette Mme Bovary avait bien Charles pour mari et pour impossibilité. Flaubert a donné à Charles tous les caractères qui lui étaient odieux chez les bourgeois, odieux, disait-il, à crier littéralement, comme Emma. Dans les préparations de son roman, il écrit de lui : « Vulgarité intime jusque dans la manière dont il plie précautionneusement sa serviette, — et dont il mange sa soupe. — Animalité de ses fonctions organiques. — Il porte l’hiver des gilets de tricot et des chaussettes de laine grise à bordure blanche. — Bonnes bottes. Habitude de se curer les dents avec la pointe de son couteau et de couper le bouchon des bouteilles pour le faire rentrer. » À côté d’Emma, il fallait placer le contraire absolu de la passion, un homme paisible et plein de vénération, une acceptation passive et moutonnière qui le fera bien en effet reconnaître dans la ligne d’une fatalité. Quand sa mère et sa femme se disputent, « Charles ne savait que répondre ; il respectait sa mère et il aimait infiniment sa femme ! il considérait le jugement de l’une comme infaillible, et cependant il trouvait l’autre irréprochable ». Le contraire exactement des énervements, des colères et des partis pris de Flaubert.

Satisfait des autres, il l’est, par surcroît, de la vie. Il est installé en elle et la broute, comme un herbivore dans un pré. La naissance de leur fille marque pour Emma un nouvel échec de sa vie sacrifiée. Mais Charles, « l’idée d’avoir engendré le délectait. Rien ne lui manquait à présent. Il connaissait l’existence humaine tout du long et s’y attablait sur les deux coudes avec sérénité ». Le vrai péché originel de l’esprit pour Flaubert : être content de la vie, content de l’avoir transmise, être l’homme de la nature, méprisé par l’homme de la grâce.

Flaubert, dans le plan de son roman, appelle Léon une « nature pareille à celle de Charles, mais supérieure physiquement et moralement, surtout comme éducation ». (Il s’en explique d’ailleurs dans la lettre à Louise Colet du 17 janvier 1852.) Il sera à peu près pareil à lui quand il aura acheté une étude et qu’il aura épousé Mlle Léocadie Lebœuf. Seulement il a des idées reçues un peu plus récentes, à bouts vernis, celles d’un clerc qui écrit la lettre moulée, ne porte pas la barbe en collier et sait parler à une dame. Quand il entend Emma prononcer sur Charles la terrible litote qui indique qu’un des deux conjoints est mort pour l’autre, et que la voie est libre pour un amant ou une maîtresse : « Il est si bon ! » cet éloge lui est bien un peu désagréable, mais il s’incline devant le prestige de Charles. « Le clerc affectionnait M. Bovary » et reconnaissait en cet homme son image agrandie. Il est fait pour se couler aussi passivement que lui dans la vie sociale et pour s’adapter aussi exactement à sa mesure.

La différence principale serait qu’il y a dans Léon quelque féminité superficielle, le minimum nécessaire pour faire miroir devant une femme, alors que la nature de Charles exclut évidemment jusqu’au moindre atome de nature féminine. Lors de leur première rencontre, à ce repas au Lion d’Or, merveilleuse ouverture du séjour des Bovary à Yonville, dans cette conversation, trottoir-roulant des idées reçues, Léon commence la conquête intellectuelle d’Emma (en attendant l’autre), quand il fait défiler devant elle toutes les idées reçues qu’elle partage, exhibe une âme sœur de la sienne et abreuvée aux mêmes sources. S’il ressemble à Charles, il ressemble aussi à Emma. Des deux côtés, il a de quoi être bien accueilli dans le ménage.

La vie d’artiste figure sur son horizon lointain comme sur celui d’Homais : on ne l’imaginerait pas sur celui de Charles. Quand il se propose de partir pour Paris : « Il y mènerait une vie d’artiste ! Il y prendrait des leçons de guitare ! Il aurait une robe de chambre, un béret basque, des pantoufles de velours bleu. » Il a les idées « de son âge ». Il est « comme doit être » un jeune homme. Un curieux passage de la première édition, supprimé ensuite, le montrait prenant dans le souvenir d’Emma le rôle que tenaient auparavant les images du bal de la Vaubyessard. « Au souvenir de la vaisselle d’argent et des couteaux de nacre, elle n’avait pas tressailli si fort qu’en se rappelant le rire de sa voix et la rangée de ses dents blanches. Des conversations lui revenaient à la mémoire, plus mélodieuses et pénétrantes que le chant des flûtes et que l’accord des cuivres ; des regards qu’elle avait surpris lançaient des feux comme des girandoles de cristal, et l’odeur de sa chevelure et la douceur de son haleine lui faisaient se gonfler la poitrine mieux qu’à la bouffée des serres chaudes et qu’au parfum des magnolias. » Peut-être Flaubert a-toi ! bien fait de rayer cette page qui semble échappée de la première Tentation. Mais elle formait une sorte de mythe qui éclairait fort bien la place de Léon et les sentiments d’Emma. L’échappée de vie brillante et heureuse qu’a été le bal de la Vaubyessard, cette bouffée de sensualité physique par un soupirail resté présent dans son existence, elle prend une autre figure dans un corps d’amant qui n’est en effet qu’une occasion de contact physique et de plaisir sensuel. « Il faut que jeunesse se passe » est une idée reçue. Léon figure cette jeunesse qui se passe, avec l’apparence qu’elle doit avoir pour figurer dans le Dictionnaire.

Il y a deux Léon : Léon à Yonville, et Léon à Rouen après son séjour à Paris. Le gros sou est frappé, sur les deux faces, à deux effigies différentes, mais pareillement coutumières et prévues. À Rouen, il est ce qu’un jeune homme qui a été à Paris doit être. À Paris, il s’est défait de sa naïveté, il est devenu un homme, il sait qu’il doit avoir une femme mariée, comme Frédéric Mme Dambreuse, et qu’Emma est à point. La chute d’Emma avec Léon ressemble à sa chute avec Rodolphe. Dans le fiacre comme dans la forêt, les deux hommes ne sont que le mâle sous une loupe d’entomologiste. Le mâle la veut, la cherche, lui tend un piège, ici dans la cathédrale, et là dans le bois. Elle résiste, des débris de conscience et de pudeur surnagent sur le courant qui l’attire, mais quelque chose en elle comme en nous sait de science certaine qu’elle va à une sorte de trappe noire qui prendra figure avec ce fiacre aux stores fermés où l’engouffre Léon. « Elle se raccrochait de sa vertu chancelante à la Vierge, aux sculptures, aux tombeaux, à toutes les occasions. » C’est Phèdre devant Hippolyte ; et Vénus est attachée à sa proie, et la fatalité intérieure tourne tout à l’amour.

Mais après avoir été, par son corps, le mâle vainqueur, Léon devient, par son âme, au contraire de Rodolphe, le mâle dominé. Emma s’impose à lui. Léon « acceptait tous ses goûts, il devenait sa maîtresse plutôt qu’elle n’était la sienne ». Quand Homais, lors de sa visite à Rouen, l’accapare, le confisque à Emma, il se laisse faire : comparez la désinvolture avec laquelle Rodolphe, au comice, sème tous les raseurs. Ce jour où le pharmacien le lui a pris, Emma le voit « incapable d’héroïsme, faible, banal, plus mou qu’une femme, avare d’ailleurs et pusillanime ». Il n’est pas étonnant qu’Emma retrouve « dans l’adultère toutes les platitudes du mariage », à commencer par celles du mari.

Rodolphe est une autre page du Dictionnaire, mais une page consciente. Non seulement il y figure, comme tout le monde (« Il faudrait qu’après l’avoir lu on n’osât plus parler de peur de dire quelque chose qui s’y trouve »), mais il se sert du Dictionnaire avec autant d’expérience que Lheureux se sert du Code.

Flaubert l’avait conçu d’abord tout différemment. Dans le scénario primitif du roman, ce devait être quelqu’un qui « empoigne Emma par la blague et l’esprit ». Il a éteint ce lyrisme du commis voyageur. Il a fait de Rodolphe un séducteur à froid, qui a l’habitude de la chasse aux femmes comme on a celle de la pêche à la ligne. Du premier coup d’œil, il a repéré Emma. « Tandis qu’il trottine à ses malades, elle reste à ravauder des chaussettes. Et on s’ennuie ! on voudrait habiter la ville, danser la polka tous les soirs ! Pauvre petite femme ! Ça bâille après l’amour, comme une carpe après l’eau sur une table de cuisine. Avec trois mots de galanterie, cela vous adorerait, j’en suis sûr ! Ce serait tendre, charmant ! Oui, mais comment s’en débarrasser ensuite. » Toute la pente de la réflexion de Rodolphe est dessinée par la succession des pronoms ; il passe de elle à on, puis à ça, à cela et à ce. Trois phases : d’abord un sujet qui vit pour lui-même, puis un objet qu’on caresse pour son plaisir, enfin une chose qu’on jette quand on en a eu ce qu’on voulait. Rodolphe est le Lheureux de la vie amoureuse d’Emma.

Emma, qui ne pense que par idées reçues, a l’idée reçue de l’idée reçue, et c’est pourquoi elle a horreur de celles que Charles étale avec simplicité. « La conversation de Charles était plate comme un trottoir de rue, et les idées de tout le monde y défilaient, dans leur costume ordinaire, sans exciter d’émotion, de rire ou de rêverie. » Il suffira aux idées de tout le monde de s’endimancher, le jour du Comice agricole, dans la conversation de Rodolphe, pour exciter émotion, rire, rêverie, et d’autres choses encore, chez Emma : le trottoir de la rue, vu un jour férié.

La scène du Comice est une merveille, et Flaubert n’a pas tort de la comparer à une symphonie. Le tableau est à trois étages, comme la scène dans les mystères du moyen âge : le bétail au registre inférieur ; la cérémonie officielle sur l’estrade ; Emma et Rodolphe à la fenêtre de la mairie. Et les trois étages se suivent, comme dans une dialectique de l’idée reçue. Le bétail mugissant et pacifique forme la basse, il étale l’idée reçue dans sa tranquille innocence. Sur l’estrade, dans l’éloquence du conseiller de préfecture, l’idée reçue se recourbe en replis tortueux. Et, à la fenêtre de la mairie, Rodolphe développe à l’oreille d’Emma, sans y changer un mot, les vieilles paroles dites et redites des millions de fois, qui font toujours leur effet. Le bétail vague avec satisfaction dans ce beau jour d’été où des médailles consacrent son mérite ; les notabilités yonvillaises et l’assistance écoutent avec béatitude la parole de l’homme en habit vert ; Homais, pour n’en rien perdre, a mis la main en cornet contre son oreille ; et sous les mots de Rodolphe, Emma a laissé prendre la sienne, qu’elle ne retire pas. Comme les cordes aux cuivres dans la symphonie, les mots de la séduction s’entrelacent avec les proclamations du palmarès ; Catherine Leroux incline un demi-siècle de servitude devant un siècle de clichés, tandis qu’un lieu commun plus vieux encore commande à la fenêtre toute la cérémonie et va rejoindre dans un cercle parfait, dans l’identité d’une profonde nature, le chœur épais des bêtes à cornes. Dominant avec Emma cette place comble d’humains et de bétail, où les phrases du conseiller sont coupées par des mugissements de bœufs et des bêlements d’agneaux, Rodolphe est bien venu de dire : « Est-ce que cette conjuration du monde ne vous révolte pas ? Est-il un seul sentiment qu’il ne condamne ? Les instincts les plus nobles, les sympathies les plus pures… » Phrases professionnelles qui s’adressent à toutes les femmes comme celles du conseiller à tous les Comices. Les deux séries d’idées reçues s’entrecroisent, et, comme la pluie sur les champs, tombent d’un côté sur Homais, de l’autre sur Emma.

Et quand Rodolphe dévide consciemment la série des paroles rituelles par lesquelles on séduit une femme telle qu’Emma, il semble un être général plutôt qu’un être individuel. On sent que Flaubert élimine de lui avec un art étonnant tout ce qui n’a pas été déjà pensé, dit et fait des millions de fois. Les observateurs d’insectes, quand ils placent dans leur caisse vitrée, pour l’amour ou la bataille, des grillons ou des mantes, se donnent pour spectacle des habitudes d’espèces. Si un Micromégas, observateur de ce genre, prenait des êtres humains pour obtenir ces scènes typiques, ces drames impersonnels de l’espèce, il ressemblerait à Flaubert, et ses sujets d’étude à Rodolphe et à Emma. De là une impersonnalité qui devient inhumanité et nous donne conscience de l’homme comme d’une espèce animale. Quand, Rodolphe étant en visite, Charles est entré, Rodolphe se disposait à se faire conduire par Emma dans sa chambre, sous un prétexte, la sentant à point. Il prend alors un détour, celui de la promenade à cheval, et il la mène dans une clairière, qu’il connaît exactement, comme il l’eût conduite dans sa chambre. « Je suis fatiguée, dit-elle. — Allons, essayez encore ! reprit-il. Du courage ! » Une fois arrivée elle résiste, elle se lève. Qu’à cela ne tienne ! Il feint de céder et la guide vers un étang. Il sait que ce changement de lieu suffira pour qu’elle change de dispositions et s’abandonne. Quand Valmont séduit ses victimes, nous n’avons pas cette impression de mécanisme et de fatalité, nous ne nous sentons pas dans cette atmosphère de sécheresse cruelle. C’est que l’art est différent. Derrière Valmont, Cécile, la Présidente, nous ne voyons pas, comme derrière Rodolphe et Léon, derrière Charles et Emma, des types, des signes vivants, des êtres représentatifs d’une file ; les personnages de Laclos expriment bien l’humanité de leur époque, mais nous les prenons d’abord comme des individus, nous admettrions qu’ils fussent des exceptions, nous nous intéressons au drame d’une aventure particulière et d’âmes particulières, créés par l’auteur dans un dessein délibéré.

Allons plus loin. Valmont est un amant méchant et faux, mais il fait figure d’amant ; c’est, comme Néron, un artiste du mal. Mais l’artiste qu’était Flaubert a voulu écrire, de façon absolue, en Madame Bovary, le roman des êtres qui ne sont pas artistes, et Rodolphe n’échappe pas à ce caractère. Il n’atteint au type que par la vulgarité. Il trouve de mauvais goût qu’Emma lui fasse le serment qu’elle ne se partage pas entre lui et Charles, car cela lui est tout à fait égal (il est vrai que les partages de Louise cela était aussi égal à Flaubert). Elle l’agace par sa sentimentalité, les cadeaux de miniatures et de cheveux.

Valmont est un méchant, mais peut-on donner ce nom à Rodolphe ? Pas même. Il satisfait son égoïsme, mais ne cherche nullement à faire souffrir Emma. Sa brutalité est exempte de perversité. Quand Emma vient lui demander l’argent qui lui évitera le crime et la honte, Flaubert a soin de nous dire que s’il l’avait eu, il l’aurait donné. Réflexion d’auteur assez gauche ! Rodolphe, qui est un assez gros propriétaire, le trouverait sans doute chez le notaire. Mais il semble que Flaubert veuille lui garder une certaine figure correcte. Que d’hommes aux nerfs délicats et trop sensibles — Flaubert peut-être — souhaiteraient que le destin leur eût donné ce caractère sans tendresse ni méchanceté, avec de l’indifférence, de la correction, de la dureté, un type de sous-officier de cavalerie ! Qui sait même si Flaubert n’a pas emprunté quelques traits de cette dernière entrevue à la scène de Croisset, quand Louise Colet (la question d’argent n’était pas étrangère à sa liaison) fut cruellement congédiée ? Lui-même dit que sa mère en avait été révoltée comme d’une injure faite à toutes les femmes.

Un autre mot d’auteur nous ferait croire que ses souvenirs de liaison reviennent dans cette scène. « Depuis trois ans, il l’avait soigneusement évitée, par suite de cette lâcheté qui caractérise le sexe fort. » Et en effet tous les hommes de Madame Bovary ont, sous différentes figures, ce trait commun, la lâcheté : Charles, Homais, Léon, Rodolphe. Mais la lâcheté que Flaubert attribue à tous les hommes n’est évidemment pas le manque absolu de courage, celui qui rend Homais grotesque à la fin de la scène du Comice. Il s’agit probablement de la lâcheté du sexe fort devant le sexe dit faible. Flaubert et Bouilhet ont écrit sous ce titre du Sexe faible une pièce sans valeur, où le sexe faible c’est l’homme. Et telle était sans doute la pensée de Flaubert dans la phrase de Madame Bovary : l’homme est lâche devant la femme, c’est-à-dire devant l’amour ; car le courage propre à l’homme se trouve dans la volonté, et le courage propre à la femme se trouve dans l’amour. La femme cède ou se dérobe devant l’homme qui sait vouloir ; l’homme cède ou se dérobe devant la femme qui sait aimer. Le monde que peint Madame Bovary est un monde qui se défait, et où Flaubert a systématiquement supprimé la volonté, c’est-à-dire la valeur masculine. Dès lors, devant la seule valeur vraie qu’il ait gardée, l’amour, tous ses hommes sont lâches, de cette lâcheté que dans ses lettres brûlées Louise a dû reprocher parfois à Flaubert. La première nuit qu’Emma passe dans sa tombe, « Rodolphe, qui, pour se distraire, avait battu le bois toute la journée, dormait tranquillement dans son château ; et Léon, là-bas, dormait aussi ».

Un seul être garde, dans cette débâcle de l’homme, un cœur. « Il y en avait un autre qui, à cette heure-là, ne dormait pas. Sur la fosse, entre les sapins, un enfant pleurait, agenouillé, et sa poitrine, brisée par les sanglots, haletait dans l’ombre, sous la pression d’un regret plus doux que la lune et plus insondable que la nuit. La grille tout à coup craqua. C’était Lestiboudois ; il venait chercher sa bêche qu’il avait oubliée tantôt. Il reconnut Justin escaladant le mur, et sut alors à quoi s’en tenir sur le malfaiteur qui lui dérobait ses pommes de terre. » Flaubert a fait certainement Justin avec quelques-uns de ses souvenirs d’enfance, et en particulier son amour de collégien pour Mme Schlesinger. Mais, ici encore, il n’utilise son passé que pour le dominer et le parodier. Le Flaubert qui restait en extase devant les bottines de femme se retrouve dans le gamin qui sollicite de la bonne la faveur de « faire les chaussures d’Emma » et en regarde la poussière sous la brosse monter comme un encens dans le soleil.

On pourrait aussi penser que Flaubert a fait de Binet une caricature de l’auteur. Mais quand il se compare lui-même à ce tourneur de ronds de serviette, entendons-le bien. Binet, dans ses chefs-d’œuvre, parvient à un de « ces bonheurs complets, n’appartenant sans doute qu’aux occupations médiocres, qui amusent l’intelligence par des difficultés faciles, et l’assouvissent en une réalisation au-delà de laquelle il n’y a pas à rêver ». Or, il est évident que Flaubert n’est jamais content, et que la réalité qu’il représente est destinée à faire rêver. Cela ne l’empêche pas de se voir à ses jours sous la figure de Binet.

Et Binet, qui est après tout heureux, d’un bonheur à la taille d’Yonville-l’Abbaye, collabore au roman en y mettant la même valeur que les autres personnages : une réalité, une humanité qui se défont, qui atteignent, comme un fleuve dans la plaine, leur niveau de base. Substance si fondamentale du roman que le père Rouault lui-même y participe. Au contraire de Maupassant, Flaubert a représenté là un rustique Normand, brave homme et sympathique, avec la sentimentalité et la larme facile des vieux paysans. Mais c’est, comme on dit à la campagne, un homme qui se mange. Il a donné sa fille à un homme de la ville, et par incurie laisse peu à peu tomber sa ferme. Comme la fortune d’Emma sous les papiers de Lheureux, son bien disparaît, et sa petite-fille, après sa mort, doit travailler dans une fabrique. Ni lui, ni son gendre, ni sa fille ne savent se défendre. Ils font figure de victimes, et par usure passive disparaissent naturellement d’une société où les valeurs sont le savoir-faire et la ruse.

Ainsi le sujet de Madame Bovary semble un pan d’humanité qui se détruit. Mais, dans toute société, quand quelque chose se détruit, autre chose se construit. Quand la fortune des Bovary s’en va, celle de Lheureux s’édifie. S’il y a deux figures centrales dans Madame Bovary, comme dans Don Quichotte, Emma et Homais, le roman est à deux versants : la défaite d’Emma, l’épanouissement et le triomphe d’Homais.

Flaubert disait parfois que la destinée qu’il eût souhaitée était celle de poète comique. En réalité, il l’a obtenue. Homais est bien un type comique total, en largeur et en profondeur, étoffé et charnu, comme M. Jourdain et Tartuffe. Il fallait pour le créer avoir le sens de la bêtise comme un Rodin a le sens du corps humain et un Rembrandt le sens de la lumière ; le sens de la bêtise comme être, alors que, pour les intelligences ordinaires, la bêtise, c’est le non-être. « Avez-vous quelquefois réfléchi, écrit Flaubert le 6 octobre 1850, pendant ce voyage d’Orient, où se sont formées en somme toutes les idées de Madame Bovary, cher vieux compagnon, à la sérénité des imbéciles ? La bêtise est quelque chose d’inébranlable, rien ne l’attaque sans se briser contre elle. Elle est de la nature du granit, dure et résistante. À Alexandrie, un certain Thompson, de Sunderland, a, sur la colonne de Pompée, écrit son nom en lettres de six pieds de haut. Cela se lit à un quart de lieue de distance… Tous les imbéciles sont plus ou moins des Thompson de Sunderland. Combien dans la vie n’en rencontre-t-on pas à ses plus belles places et sur ses angles les plus purs ! Et puis, c’est qu’ils vous enfoncent toujours ; ils sont si nombreux, ils sont si heureux, ils reviennent si souvent, ils ont si bonne santé ! En voyage, on en rencontre beaucoup, et déjà nous en avons dans notre souvenir une jolie collection ; mais comme ils passent vite, ils amusent. Ce n’est pas comme dans la vie ordinaire où ils finissent par vous rendre féroces. » Évidemment, Flaubert n’a pas peint Homais avec férocité. Son imbécile de la vie ordinaire est vu à travers le voile de l’art, comme les premiers étaient vus à travers le mouvement du voyage.

Si Flaubert s’est proposé de peindre dans Homais un imbécile, encore faut-il s’entendre. Ce n’est nullement un négatif comme Charles ou Léon, c’est un positif comme Emma, c’est-à-dire un être qui fait saillie et qui s’impose par quelque qualité exceptionnelle et admirable. Cette qualité était chez Emma la sensualité. C’est chez Homais le sens pratique. Tout chez lui se tourne en réalité, en adaptation. Il est l’homo faber qui doit nécessairement réussir. « La tête d’ailleurs plus remplie de recettes que sa pharmacie ne l’était de bocaux, Homais excellait à faire quantité de confitures, vinaigres et liqueurs douces, et il connaissait aussi toutes les inventions nouvelles de caléfacteurs économiques, avec l’art de conserver les fromages et de soigner les vins malades. »

On ne l’imagine pas dans un autre métier que celui de pharmacien. La psychologie professionnelle intervient ici, et le pharmacien de Flaubert vaut les médecins de Molière et les hommes de loi de Balzac. Flaubert, fils et frère de médecins, n’a pas trop ridiculisé les médecins ; le docteur Larivière, figure de son père, est le seul personnage de Madame Bovary qui soit peint en valeurs absolues de respect ; Bovary n’est qu’un officier de santé, c’est-à-dire zéro pour une famille de docteurs, et la figure de Canivet est beaucoup plus dure pour les Normands que pour Canivet lui-même, car Flaubert lui a donné exactement le caractère, les traits, les habitudes (et la clientèle) d’un vétérinaire. Mais le pharmacien de campagne, toujours plus ou moins médecin marron, est, pour un médecin, l’ennemi, et les coups que Flaubert lui assène vengent toute la corporation du docteur Larivière. Flaubert nous dit que tous les pharmaciens de la Seine-Inférieure se sont reconnus en Homais. Parbleu !

La défaite des Bovary, la victoire d’Homais ont lieu sur tous les registres. L’un fait sa fortune, comme Lheureux, sur la ruine des autres. À Tostes, Bovary avait une clientèle nombreuse ; à Yonville, les malades sont soutirés par Homais. Les jours de marché, on s’écrase dans sa pharmacie « moins pour acheter des médicaments que pour prendre des consultations, tant était fameuse la réputation du sieur Homais dans les villages circonvoisins. Son robuste aplomb avait fasciné les campagnards. Ils le regardaient comme un plus grand médecin que tous les médecins. »

Tel est bien le trait qui le carre solidement, un robuste aplomb. C’est par-là qu’il tient une place énorme, devient immense, figure vivante de la prospérité. Il s’occupe de tout, s’ingère dans tout, marchant par la voie royale de son intérêt, comme le jour du Comice il descend la grand-rue d’Yonville, « sourire aux lèvres et jarret tendu, distribuant de droite et de gauche quantité de salutations et emplissant beaucoup d’espace avec les grandes basques de son habit noir qui flottait au vent derrière lui », Thomas de Sunderland sur sa colonne.

C’est d’ailleurs, comme son voisin le roi d’Yvetot, un monarque débonnaire. Il ne voit couler sans émoi que le sang des autres. Chez lui, pour éviter les accidents, les couteaux ne sont pas affilés, les parquets pas cirés, les fenêtres sont grillées. Lors du feu d’artifice, il pense à l’incendie, lors de la promenade d’Emma aux accidents, et, quand Justin va au capharnaüm, à l’arsenic.

Ce pharmacien s’érige comme l’intellectuel d’Yonville ; c’est en cela qu’il nous semble atteindre le sommet de la bêtise, et cependant, ici encore, ce n’est pas un neutre, un répertoire de clichés comme Léon ou Charles. Ou plutôt le cliché, l’idée reçue, qui sortent de ceux-ci comme une exsudation molle, se découpent chez Homais en profils massifs et puissants. On ne saurait nier qu’il possède un style parlé et un style écrit. Le style parlé est ample, étoffé, charnu et gras, il a l’os rotundum d’un homme qui s’écoute. Le style écrit est un peu différent. Les articles du Fanal ne manquent pas de saveur. M. Homais a, comme Bossuet, un esprit de généralisation et d’idéalisation oratoires, et la chronique d’Yonville est convertie immédiatement en quelque chose d’éternel et de stylisé comme les incidents de la vie d’Henriette d’Angleterre dans l’oraison funèbre. Ce génie oratoire met sur la figure d’Yonville une sorte de santé et un reflet de bonne conscience, comme les périodes rondes de M. de Meaux sur la solide carrure et les certitudes intérieures du xviie  siècle. Nous ne sommes pas étonnés de voir en Homais un admirateur d’Athalie, dont une de ses filles porte le nom.

La puissance d’Homais consiste surtout à représenter la bourgeoisie dans sa pleine force d’ascension, lorsque, non contente de conquérir la fortune et le pouvoir, elle cherche à se frotter d’art. Son dernier trait est « de donner dans un genre folâtre et parisien », de parler argot. À l’époque de Madame Bovary, il y a une tendance du bourgeois vers le genre artiste. En 1853, au moment même où Flaubert écrit Homais, le père Buloz publie dans sa revue les Buveurs d’eau, scènes de la vie d’artiste, par Mürger. Le toupet à la Louis-Philippe que porte Homais, il s’oriente déjà vers celui de Rochefort. On le verra, dans le Fanal, quand il se croira méconnu par le pouvoir, saper, devenir dangereux.

On a l’habitude de considérer Homais et Bournisien comme deux pendants, comme un bilingue de la bêtise humaine, l’un en langage religieux, l’autre en langage de la libre pensée. Ce n’est pas exact. Bournisien est pris, comme la plupart des autres personnages du roman, dans le rythme d’une réalité qui se défait. Ici, cette réalité c’est l’Église. La religion est devenue pour lui un rabâchage. Il dégorge ses idées reçues comme une machine, alors qu’Homais est campé comme quelqu’un qui reçoit ses idées et même les crée. La scène entre Emma et Bournisien détonne, et Bouilhet et Du Camp auraient mieux fait d’en réclamer la modification que de s’acharner après le jouet des enfants Homais. Il est vrai que c’est tout le caractère de Bournisien qu’il eût fallu modifier et faire passer de la charge à l’humanité. Bournisien nous paraît presque au-dessous d’un pope de l’Église orthodoxe. Un infirme d’esprit comme lui saurait-il faire un prêtre, un instituteur, un sous-officier ? Tout le dialogue dans lequel Emma parle de son âme quand Bournisien comprend le corps (vous soulagez toutes les misères. — Oui, on m’a fait appeler pour une vache qui avait l’enfle, etc.) ne saurait figurer qu’au théâtre de la foire ou dans Courteline. Le discours de Bournisien au pied-bot opéré et malade peut faire rire : « Tu négligeais un peu tes devoirs, on te voyait rarement à l’office divin ; combien y a-t-il d’années que tu ne t’es approché de la sainte Table ? Je comprends que tes occupations, que le tourbillon du monde aient pu t’écarter du soin de ton salut… » Mais ce rire a pour victime Hippolyte autant et plus que Bournisien, et c’est un rire authentique de bourgeois certainement ; même de bourgeois tout court. Flaubert est même si content de sa plaisanterie qu’il la replace dans la bouche d’Homais, quand il recommande à l’Aveugle des viandes fortifiantes et du bordeaux.

Bournisien reste au-dessous du curé moyen : c’est un magot. Au contraire, Homais dépasse le pharmacien. Intellectuel d’Yonville, il figure le Voltaire local. Sa campagne de presse pour se débarrasser de l’Aveugle est aussi forte, sur son théâtre restreint, que celle d’un journaliste parisien contre le ministre qui lui a fait tort, et Flaubert se départit en sa faveur de son impassibilité habituelle, appelle cette campagne « une batterie cachée qui décelait la profondeur de son intelligence et la scélératesse de sa vanité ». La profondeur de son intelligence ? Parfaitement ! Et ce n’est pas une ironie. Homais est intelligent. De Flaubert et de lui le plus anticlérical ce serait Flaubert, lorsqu’il fait de Bournisien la profondeur même ou l’abîme de l’imbécillité. Il est vrai que dans le Juif Errant il y a aussi la profondeur de l’intelligence de Rodin.

L’apothéose sur laquelle finit le roman, nous la voyons en effet d’accord avec l’évolution politique et sociale de la France. Harnais est le triomphateur. Et d’abord triomphateur chez lui ; il apparaît ceinturé d’or à son épouse éblouie et respectueuse, et son Napoléon sait par cœur toute la table de Pythagore. Et triomphateur dans son pays. Le succès de sa campagne contre l’Aveugle lui a ouvert des perspectives illimitées, et il s’y avance de toutes les forces de son « aplomb robuste ». « Il fait une clientèle d’enfer, l’autorité le ménage et l’opinion publique le protège. Il vient de recevoir la croix d’honneur. »

La croix d’honneur d’Homais pose le point final de Madame Bovary. Cette aventure humaine laisse un produit net, a pour moralité la survivance des plus aptes. Et les aptitudes de M. Homais ne sont pas bornées à sa carrière yonvillaise, ni ses succès à la Légion d’honneur. De nos jours, il a sa place marquée, par une promotion naturelle, au Conseil général de la Seine-Inférieure et dans ce Sénat que Gambetta appelait l’Assemblée des communes de France. Il était directement concerné en 1872 par l’appel de Gambetta aux « nouvelles couches ». Les « mœurs de province » impliquent une politique de la province, et Madame Bovary deviendra un plus grand livre encore quand avec la République la politique sera la province. Homais fera au Sénat aussi bonne figure que beaucoup d’autres. Il ne sera pas plus à l’étroit dans les besognes parlementaires que dans son officine d’apothicaire. Avec ses quatre enfants, la famille Homais est devenue probablement une grande famille de la Seine-Inférieure, et il y eut des moments où il ne s’y donnait pas un bureau de tabac sans sa permission.

Et voici l’autre triomphateur : Lheureux. Le praticien local et le marchand de biens ont été deux chevilles ouvrières de la Révolution française, ils ont fourni à la France l’ossature de sa classe moyenne, et la Troisième République a assuré le triomphe des principes et des intérêts qu’ils représentaient. Flaubert a pu pousser Bournisien à la charge, parce qu’il sentait ou croyait, à tort ou à raison, que le curé ne représentait que du passé, de la vie tournée en mécanisme, une réalité sur sa pente descendante comme la ferme des Rouault ou la famille Bovary. Son réalisme lui interdisait d’en faire autant pour le pharmacien et l’usurier de canton, qu’il voyait construire une réalité sociale, grotesque à son avis, mais réalité tout de même, tissu solide et vulgaire de notre étoffe politique, pareille à ces gros draps qui, avec la barbe en collier, horripilaient si fort Flaubert. Quand Flaubert dit que l’art ne doit pas conclure, et qu’il se défend lui-même de conclure, tout cela est bon en théorie, mais la vie apporte toujours une conclusion. Vivre, c’est conclure. Le dernier mot de l’Éducation sentimentale est une conclusion négative : il n’y a rien. Mais le dernier mot de Madame Bovary nous place en pleine réalité positive, nous met en accord avec un rythme de la nature et de la société. On ne pourrait pas écrire une suite à l’Éducation sentimentale, mais on en écrirait à Madame Bovary une pareille à celle que Renan a écrite pour la Tempête. Homais a, mieux encore que Caliban, de quoi faire un ordre social acceptable. Il l’a fait d’ailleurs : in illo vivimus, movemur et sumus. Et je sais bien que ni à droite ni à gauche on ne sera content de cette remarque. Mais c’est que ni à droite ni à gauche on n’a été content de Madame Bovary.

6. « Salammbô »

Le 31 mai 1856, Flaubert expédie à Du Camp le manuscrit de Madame Bovary. Il est entendu que le roman paraîtra le plus tôt possible dans la Revue de Paris, que dirige Du Camp avec Amédée Pichot. Les deux anciens amis se sont réconciliés. Leur correspondance ayant été en grande partie détruite, nous ne savons rien des événements qui les rapprochèrent. Mais sans doute l’achèvement de Madame Bovary rendit ce rapprochement aussi naturel que l’élaboration du roman avait fait nécessaire la rupture antérieure et l’isolement farouche à Croisset. Il s’agit de publier l’œuvre, de la produire, de s’imposer par un succès, et autant Du Camp gênait et irritait Flaubert par son insistance quand celui-ci n’avait soif que de solitude et de travail, autant il sera maintenant utile à sa Bovary en âge de sortir et d’être présentée dans le monde. La rupture avec Louise a d’ailleurs facilité la réconciliation avec Maxime.

Mais Flaubert n’est pas un de ces auteurs passifs, indulgents et commodes qui plaisent aux directeurs de revue. Il voudrait voir paraître sa Bovary tout de suite. Il écrit le 9 septembre à Bouilhet que « voilà déjà cinq mois de retard…, rien que ça ! Depuis cinq mois je fais antichambre dans la boutique de ces messieurs ! » (Cela fait trois mois.) En réalité, c’est juste quatre mois après l’achèvement du manuscrit que Madame Bovary commence à paraître dans le numéro du 1er octobre pour finir en six numéros, le 15 décembre. Peu de temps après ont eu lieu les débuts de Bouilhet au théâtre : Madame de Montarcy est représentée à l’Odéon le 6 novembre, et c’est un succès, soixante-dix représentations. Les deux amis sortent ensemble de l’obscurité normande, abordent en compagnie la pleine lumière et le grand courant.

Flaubert n’est cependant pas au bout de ses ennuis et de ses clameurs. C’est d’abord l’affaire des suppressions. Du Camp a reçu un manuscrit que les conseils de Bouilhet avaient déjà fort allégé. Une trentaine de pages étaient tombées au dernier moment, en particulier les conversations du bal de la Vaubyessard (une édition critique de Madame Bovary nous rendra peut-être un jour tout cela). Bouilhet a obtenu encore la disparition du jouet des petits Homais, d’une page sur les fredaines de Charles. Et dès que le roman commence à s’imprimer dans la revue, les « longueurs » ou les « hors-d’œuvre » gênent les deux directeurs. Du Camp voudrait supprimer la noce et Pichot le Comice agricole. La scène du fiacre les terrorise. Il faut que Flaubert, après des hurlements pareils à ceux de l’amputé du Lion d’Or, la laisse couper, tout en protestant par une note.

Notons à la décharge de Du Camp que ce métier de directeur de revue comporte des ennuis particuliers, quand la revue publie ce que les abonnés lui demandent : des romans. Le contrôle de l’abonné sur les romans de sa revue préoccupe autant le directeur d’une revue que le contrôle des comités et des cadres préoccupe un parlementaire.

Surtout de l’abonné de province. Et les trois quarts des abonnés sont de province. Madame Bovary, mœurs de province, cela tombait sous leur contrôle direct. Il est bien fâcheux que Du Camp ne nous ait pas conservé quelques lettres d’abonnés. Mais nous avons de lui une manière de rapport général dans ses Souvenirs Littéraires.

« Dès que les premiers chapitres eurent paru, les abonnés s’indignèrent ; on cria au scandale, à l’immoralité. On nous écrivait des lettres d’une politesse douteuse ; on nous accusait de calomnier la France et de l’avilir aux yeux de l’étranger. Quoi ! il y a des femmes pareilles ! des femmes qui trompent leur mari, qui font des dettes, qui ont des rendez-vous dans des jardins, et qui vont dans les ombrages. Mais c’est impossible ! Quoi ! en France, dans notre belle France, en province, là où les mœurs sont si pures ! Est-ce pour nuire au gouvernement que nous imprimons de telles choses ? En ce cas notre haine nous emporte et nous devenons criminels à force d’injustice. »

Quoi qu’il en fût, les suppressions ne sauvèrent rien. La Revue et Flaubert furent poursuivis pour outrages aux bonnes mœurs.

Flaubert ne prit pas du tout cette poursuite en plaisanterie. Il se vit dans la situation d’Homais lorsque le procureur le fait mander, pour lui ordonner de ne plus s’occuper de médecine : le pauvre pharmacien se sent déjà sur la paille humide, et doit boire un verre de garus pour remettre ses jambes flageolantes. Le coup, paraît-il, vient du ministre de l’Intérieur. On veut donner une leçon à la Revue de Paris, trop indépendante. Et le clergé est là-dedans, car on dit que le principal grief du Parquet, c’est l’offense à la religion représentée par la scène de l’Extrême-Onction. Que dis-je, le clergé ! « Messieurs de Loyola » eux-mêmes ! Flaubert s’en prend aux jésuites, qu’il distingue, comme de rigueur, en ceux de robe longue et ceux de robe courte80. Il devient d’un anticléricalisme plus débridé que celui d’Homais. À ce moment, l’archevêque de Paris est assassiné. « La mort de l’archevêque de Paris me sert, je crois. Quelle chance que l’assassinat soit commis par un autre prêtre ! On va peut-être finir par ouvrir les yeux ! » Les Goncourt n’auront jamais cette chance. Ô littérature, que de crimes on voudrait voir commettre en ton nom ! Et Flaubert conclut : « Quel métier ! quel monde ! quelles canailles ! »

Heureusement tout s’arrangea. Les machinations de Rodin furent déjouées. Flaubert fut acquitté, après un réquisitoire ridicule de Pinard et une plaidoirie bien tournée de Sénard. Et il ne resta du procès que le bruit nécessaire pour assurer le succès du roman lorsqu’il parut en volume chez Michel Lévy.

Succès énorme de la part du public, grimaces ou tollé de la part de la critique. Faguet dit avec raison : « Il faut bien savoir que c’est le public qui a fait le succès de Madame Bovary et qui a imposé Flaubert, peu à peu, à la critique. » L’article de Sainte-Beuve, assez juste de ton, mais incertain et timide, nous fait bien voir ce que la critique la plus intelligente pouvait alors supporter. Il loue Madame Bovary à peu près dans la même mesure que Fanny, dont le succès balança celui du romande Flaubert. La critique, désemparée devant Madame Bovary, et manquant de termes de comparaison, chercha une échelle pour la mesurer, en général Balzac. Le critique de l’Illustration, Charles Texier, écrit : « Quant à Charles Bovary, ce mari tranquille, amoureux de sa femme, il m’intéresserait et ses malheurs immérités m’arracheraient des larmes, si l’auteur, par une inexplicable maladresse, n’avait pris plaisir à en faire, dès le début, une de ces vulgaires effigies dont les traits ne peuvent se fixer en aucune mémoire. Là cependant était tout l’intérêt du drame : un peu moins de vulgarité dans ses manières, et Charles Bovary mourant, foudroyé par la douleur, restait dans le souvenir du lecteur comme le martyr du foyer domestique, comme un ami dont on se souvient toujours. » Remarquable spécimen du critique intelligent qui veut indiquer à l’auteur ce qu’il aurait fait à sa place ! Il met d’ailleurs fort bien le doigt, pour les déplorer, sur les éléments nouveaux que Flaubert apporte au roman, sur tout ce qui lui permet de ne pas faire un autre Père Gorio. C’est encore le Père Goriot que Charles de Mazade, dans la Revue des Deux Mondes du 1er mai 1857, jette dans les jambes de Flaubert. Les articles d’Homais, dans le Fanal, sont des chefs-d’œuvre d’observation et de style à côté des réflexions mazadoises : « Ce n’est pas, il faut bien le remarquer, que Madame Bovary soit un ouvrage où il n’y a (sic) point de talent ; seulement, dans ce talent, il y a jusqu’ici plus d’imitation et de recherche que d’originalité. L’auteur a un certain don d’observation vigoureuse et âcre, mais il saisit les objets pour ainsi dire par l’extérieur sans pénétrer jusqu’aux profondeurs de la vie morale. Il croit tracer des caractères, il fait des caricatures ; il croit décrire des scènes vraies et passionnées, ces scènes ne sont qu’étranges et sensuelles. »

Tout cela est d’ailleurs maintenant indifférent à Flaubert. Sa Bovary, derrière lui, ne l’occupe plus. Après avoir vécu si longtemps avec elle, il en est excédé. Pour que le sujet le séduisît et parlât à son imagination, il avait fallu qu’il le conçût dans son voyage d’Orient, comme un alibi. Mais il y avait beau temps que cet alibi était épuisé et il lui en fallait un autre. « Un livre, dit-il, n’a jamais été pour moi qu’une manière de vivre dans un milieu quelconque81 », et les quatre ans qu’il avait passés à Yonville finissaient par lui peser autant que la vie conjugale à Emma.

Flaubert avait pensé d’abord faire succéder Saint Antoine à Madame Bovary. C’est le procès qui l’en détourne. On ne manquerait pas de voir des obscénités dans sa diablerie, et d’associer à l’auteur de Saint Antoine le compagnon de saint Antoine. « J’avais, écrit-il à Mme Pradier en février 1857, l’intention de publier un autre bouquin qui m’a demandé plusieurs années de travail, un livre fait avec les Pères de l’Église, tout plein de mythologie et d’antiquité. Il faut que je me prive de ce plaisir, car il m’entraînerait en cour d’assises net. »

Au moment même où il s’était mis à Madame Bovary, il avait eu l’idée de la faire suivre d’un roman sur l’Orient antique. « J’en ferai, de l’Orient (dans dix-huit mois), mais sans turbans, pipes ni odalisques, de l’Orient antique, et il faudra que celui de tous ces barbouilleurs-là soit comme une gravure à côté d’une peinture. Voilà en effet le conte égyptien qui me trotte dans la tête82. » Ce conte égyptien était Anubis, histoire d’une femme amoureuse d’un dieu. Ainsi Flaubert se proposait de donner deux épreuves de cette femme au cœur inquiet, pleine de rêves et d’aspirations infinies, en laquelle s’exprimait une partie, la principale, de sa propre nature. Cette même année 1853 il écrivait à Louise : « Ah ! c’est que j’ai passé bien des heures de ma vie, au coin de mon feu, à me meubler des palais, et à rêver des livrées, pour quand j’aurai un million de rentes ! Je me suis vu aux pieds des cothurnes, sur lesquels il y avait des étoiles de diamant ! J’ai entendu hennir, sous des perrons imaginaires, des attelages qui feraient crever l’Angleterre de jalousie. Quel festin ! Quels services de table ! Comme c’était servi et bon ! Les fruits des pays de toute la terre débordaient dans des corbeilles faites de leurs feuilles ! On servait les huîtres avec le varech et il y avait, tout autour de la salle à manger, un espalier de jasmins en fleurs où s’ébattaient des bengalis83. » Évidemment il y a là, de lui à Louise Colet, beaucoup de littérature, mais c’est aussi à de la littérature, à une double littérature que cela aboutit ; d’un côté le bal de la Vaubyessard, de l’autre les festins de la Tentation, de Salammbô et d’Hérodias. L’œil du critique et l’œil du reconstructeur sont l’un et l’autre nécessaires à sa vision binoculaire. Vision, dans une certaine mesure, simultanée. Il est évident que l’auteur de Madame Bovary met autant de soin à créer ses personnages pour eux-mêmes (ce qui est le propre du reconstructeur), qu’à nous laisser entendre le jugement qu’il porte sur leur nature, qui est le grotesque triste. Mais aussi, et nécessairement, vision successive. Le même sujet ne peut malgré tout fournir aux deux registres, car l’un ne peut être rempli et mené à bout que par la négation de l’autre. « Je tourne beaucoup à la critique ; le roman que j’écris m’aiguise cette faculté, car c’est une œuvre surtout de critique ou plutôt d’anatomie. Le lecteur ne s’apercevra pas, je l’espère, de tout le travail psychologique caché sous la forme, mais il en ressentira l’effet, et d’une autre part je suis entraîné à écrire de grandes choses somptueuses, des batailles, des sièges, des descriptions du vieil Orient fabuleux. J’ai passé, jeudi soir, deux belles heures, la tête dans mes mains, songeant aux enceintes bariolées d’Écbatane. On n’a rien écrit sur tout cela. Que de choses flottent encore dans les limbes de la pensée humaine ! Ce ne sont pas des sujets qui lui manquent, mais des hommes84. » Une des deux formes du roman tournera donc à l’analyse des dessous de la nature humaine, à une décomposition critique qui s’accordera fort bien, et autrement que par un jeu de mots, avec des études de décomposition morale ou de décomposition sociale. L’autre ira à la synthèse, se créera par un mouvement de composition, s’épanouira en décors, en phrases, verra dans l’antiquité d’une époque une liberté et une occasion de la surestimer.

C’est précisément cette liberté qui eût fait défaut à Flaubert dans un sujet égyptien, où il craignait d’être débordé par l’inépuisable documentation. « J’ai peur seulement qu’une fois dans les notes, je ne m’arrête plus, et que la chose ne s’enfle ; j’en aurais encore pour des années. » Joignez à cela que sa reconstruction de l’Égypte paraîtra bientôt conventionnelle et fausse, qu’elle fléchira devant les découvertes nouvelles, et que les archéologues en feront des gorges chaudes.

C’est après avoir terminé Madame Bovary que Flaubert songe à Carthage. Au mois d’octobre 1856, pendant que son roman paraissait dans la Revue de Paris, Flaubert est venu s’installer à Paris, dans un appartement qu’il gardera comme pied-à-terre, 42, boulevard du Temple. Il y reste huit mois : c’est la période du procès. C’est la période aussi où des lectures dans les bibliothèques lui donnent l’idée d’un roman sur Carthage. Le 18 mars 1857, il écrit à Mlle Leroyer de Chantepie : « Je m’occupe, avant de m’en retourner à la campagne, d’un travail archéologique sur une des époques les plus inconnues de l’antiquité, travail qui est la préparation d’un autre. Je vais écrire un roman dont l’action se passera trois siècles avant Jésus-Christ, car j’éprouve le besoin de sortir du monde moderne où ma plume s’est trop trempée et qui d’ailleurs me fatigue autant à reproduire qu’il me dégoûte à voir. »

S’il y a, de Madame Bovary à Salammbô, mouvement de bascule et d’inversion, il y a aussi, du roman réaliste au roman d’histoire, certaine transition ordinaire et certaine communauté de genre. On sait quelle avait été l’influence de Walter Scott sur le roman du XIXe siècle, et particulièrement sur Balzac. Il était naturel que Notre-Dame de Paris et sa cour des Miracles préparassent la voie au succès des Mystères de Paris, où Victor Hugo, quand il écrivit les dernières parties des Misérables, n’a fait que reprendre son bien. C’est dans le roman historique que le réalisme, l’observation des milieux, font leurs écoles. Brunetière l’a très bien dit : « Ôtez en effet le milieu : plus de roman historique ; mais posez le milieu : vous créez le roman historique. » Et c’est sur les deux registres de son art que les milieux prennent chez Flaubert une place de plus en plus grande. Comme Madame Bovary, l’Éducation et Bouvard mettent en scène des personnages neutres mangés par leur milieu.

Cela n’empêche pas que Flaubert ne pense aux auteurs de romans historiques que pour s’éloigner d’eux et faire autre chose. Si le roman est naturellement historique, si dans presque tous les pays le roman d’observation contemporaine n’a pu être préparé que par des siècles de roman historique, c’est que le cadre même de celui-ci répond au besoin romanesque par excellence, celui de l’idéalisation. Flaubert s’imagine qu’il pourra réagir contre cette tendance d’un genre, produire quelque chose qui donne autant l’impression du réel que les Martyrs donnent celle d’idéal. Il est pris ici dans un rythme général, dans un système nouveau, ou un besoin de système nouveau, pour évoquer le passé : tout le mouvement qui s’exprime par les noms de Renan, de Taine, de Leconte de Lisle. Un passage d’une de ses lettres à George Sand exprime assez bien ce caractère de sa génération, et ce qui l’oppose, sur ce terrain, aux grands romantiques :

« Je n’éprouve pas, lui écrit-il, comme vous ce sentiment d’une vie qui commence, la stupéfaction d’une existence fraîche éclose. Il me semble, au contraire, que j’ai toujours existé, et je possède des souvenirs qui remontent aux Pharaons. Je me vois à différents âges de l’histoire, très nettement, exerçant des métiers différents et dans des fortunes multiples. Mon individu actuel est le résultat de mes individualités disparues. J’ai été batelier sur le Nil, leno à Rome du temps des guerres puniques, puis rhéteur grec dans Suburre où j’étais dévoré des punaises. Je suis mort, pendant la croisade, pour avoir mangé trop de raisins sur la côte de Syrie. J’ai été pirate et moine, saltimbanque et cocher. Peut-être empereur d’Orient. »

Toujours il faut faire la part à la charge, à la mystification spontanée, qui prenait si bien sur George Sand. Mais, enfin, il est certain que ce que Flaubert demandera à l’évocation historique, ce seront des figures comme celles de ses prétendues individualités disparues, purement pittoresques et qui ne servent à rien, et sur la fraîcheur vive desquelles ne se groupent aucuns souvenirs scolaires. Le contraire exactement de cette évocation après tout utilitaire, qui s’attache à une époque instructive et typique, comme le Voyage d’Anacharsis ou les Martyrs. Du libre, du pittoresque, du gratuit. La pensée profonde de Notre-Dame de Paris était au fond la même que celle des Martyrs. L’évocation historique servait de véhicule à une idée, à l’une des grandes transitions de la civilisation humaine, le passage d’une chose mourante à une chose vivante, de l’architecture au livre. Ceci tuera cela. Pour montrer un ceci de l’avenir qui tue un cela du passé, Chateaubriand avait eu recours à la machinerie épique, à un système d’art qui appartenait au passé ; Victor Hugo avait eu recours au roman, à un système d’art penché sur l’avenir. Mais tous deux avaient regardé l’histoire d’un regard qui y découvrait des types et des idées. Flaubert ne voudra la regarder que d’un regard d’artiste, ne lui demander que des couleurs et de la beauté. Mais, comme tous les regards d’artiste relèvent en somme d’une même physiologie, celle de l’œil d’artiste, cela ne l’empêchera pas de créer, lui aussi, des types, et de faire naître des idées.

S’il a choisi très délibérément ce sujet carthaginois, c’est que les communications de Carthage avec nous sont à peu près coupées, que Carthage figure dans l’antiquité classique comme un bloc isolé, un aérolithe étranger par sa civilisation à ce qui l’entoure, un type de cité singulier qui a disparu, semble-t-il, sans laisser quoi que ce soit dans le courant commun de la culture. De sorte que Flaubert prend ici un sujet qui soit étranger à la continuité humaine d’Occident, comme il avait pensé prendre dans Madame Bovary un sujet étranger à son courant intérieur, un sujet qui se tienne suspendu par lui-même, pur de toute attache d’actualité, et qu’on puisse traiter du point de vue unique du style. De là, le malentendu de Flaubert et du public qui s’en tient à la conception courante du roman historique. Faguet écrit encore, un demi-siècle après Salammbô :

« Dans Salammbô, il est question de la lutte contre Carthage et des mercenaires barbares qui se sont mis à sa solde et qui, trompés par elle, se sont irrités contre elle. Aucun parti ne nous passionne. Que Mathô ou Hannon triomphe, il ne nous importe. Férocité barbare, férocité punique, l’une contre l’autre, que celle-ci soit victorieuse ou celle-là, rien ne nous est plus étranger. On se surprend, en lisant Salammbô, à s’intéresser à ce dont il n’y est nullement question, c’est-à-dire à Rome. On se surprend à dire : Rome à la fin interviendra, et ce sera intéressant, parce que nous connaissons assez d’histoire pour savoir que la clef des destinées du monde est à Rome, et que, si Rome intervenait, le roman rentrerait dans les conditions du roman historique tel que nous le comprenons, tel qu’il faut qu’il soit pour nous prendre85. »

Flaubert ne s’est nullement soucié de passionner son lecteur. Seulement le public est le public, et Faguet est ici du public, du gros public. Dans cette histoire de Salammbô qui ressemble à celle de Judith, il cherche un pauvre Holopherne à qui s’intéresser et sur qui verser sa larme. Edmond Texier en disait autant de Madame Bovary. Il regrette que Charles Bovary ne soit pas présenté comme un martyr du mariage, que nous ne puissions-nous intéresser à lui et pleurer sur lui. Lamartine pleurait sur Emma, dont il trouvait l’expiation trop dure. La Rome de Faguet figure d’ailleurs dans Madame Bovary. C’est Homais. Nous connaissons assez d’histoire contemporaine pour savoir que, si la clef des destinées d’Emma était celle-là même du capharnaüm, la clef des destinées d’Yonville et de l’État se trouve chez Homais. Mais Flaubert se fait un malin plaisir de bousculer le roman, historique ou autre, tel que le comprennent les critiques, tel qu’il faut qu’il soit pour les prendre. Évidemment « il y a des fois où ce sujet de Carthage m’effraie tellement (par son vide) que je suis sur le point d’y renoncer », écrira-t-il à Duplan. Mais c’étaient là déjà des moments nécessaires de la Bovary.

Ce « conte d’Orient » qu’il rêvait depuis la Tentation, Flaubert voulait lui donner une figure réaliste : un Orient où l’on sentît que l’auteur de Madame Bovary avait passé. Le génie dur et précis de Carthage, avec ses façons d’inventaire commercial, lui fournissait un bon cadre : une cité mercantile, croisement des routes de la Méditerranée, et ayant derrière elle le mystère africain, faisait un admirable prétexte à un débordement décoratif. Ici, d’ailleurs, nous rentrons dans certaines lois du roman historique : tandis qu’Anacharsis et les Martyrs choisissaient des époques de transition, c’est-à-dire de multiplicité dans le temps, Flaubert est séduit en Carthage par une multiplicité dans l’espace, le caractère de complexité et de fusion propre à une place commerciale. « La colline de l’Acropole, au centre de Byrsa, disparaissait sous un désordre de monuments… Tout cela montait l’un sur l’autre en se cachant, à demi, d’une façon merveilleuse et incompréhensible. On y sentait la succession des âges et comme des souvenirs de patries oubliées. » Et voilà bien le Glaucus marin que le romantisme cherche dans les ruines, le plus de choses disparates déposées par la nature et l’histoire. Carthage, l’Afrique, l’armée des mercenaires où tous les peuples sont mêlés, ce sont ces Babels complexes que Barrès voudrait voir sur l’Acropole d’Athènes pour en faire une Acropole carthaginoise : on a reconnu la question de la tour franque.

Flaubert écrivait en 1845, lors de son premier voyage d’Italie : « Je porte l’amour de l’antiquité dans mes entrailles, je suis touché jusqu’au plus profond de mon être, quand je songe aux carènes romaines qui fendaient les vagues immobiles et éternellement ondulantes de cette mer toujours jeune ; l’Océan est peut-être plus beau, mais l’absence de marées qui divisent le temps en périodes régulières semble nous faire oublier que le passé est loin et qu’il y a eu des siècles entre Cléopâtre et moi86. » Le sujet de Salammbô est évidemment, à sa façon, une réaction contre le classique grec et latin, mais il n’en a pas moins pour fond le mare nostrum, la Méditerranée éternelle, il ne s’en rattache pas moins à cette série de Sommes méditerranéennes dont le prototype est fourni par l’Odyssée.

La Méditerranée, et aussi son contraire et son plateau alterné de balance, le bloc continental de mystère, de prodige et de fables qu’est l’Afrique. Bien avant de songer à Salammbô Flaubert écrivait : « Pourquoi cette phrase de Rabelais me trotte-t-elle dans la tête : Afrique apporte toujours quelque chose de nouveau. Je la trouve pleine d’autruches, de girafes, d’hippopotames et de poudre d’or87. » La réponse est facile. La phrase lui trottait dans la tête parce qu’elle se confondait avec ce nouveau qu’il cherchait pour son roman, et avec le prestige même de l’Afrique. L’idée de Salammbô remuait obscurément dans son cerveau. Dans une lettre de la même époque, il s’extasie devant cette phrase des Contes de Perrault : « Il vint des rois de tous les pays ; les uns en chaise à porteurs, d’autres en cabriolet, et les plus éloignés montés sur des éléphants, sur des tigres, sur des aigles. » Il semble qu’on y voie le dessin de cette mystérieuse et inconsciente convocation, de cet appel d’air qui attire contre Carthage, derrière le premier plan des mercenaires méditerranéens et septentrionaux, tous ces peuples africains, les plus lointains et les plus sauvages, jusqu’aux noires racines animales de l’arbre humain.

Si, dans Salammbô, Flaubert avait trouvé d’abord une occasion de s’évader, si Carthage lui avait semblé posée comme une liberté et une joie par-delà l’horizon à la fin exaspérant d’Yonville, il ne tarda pas à s’apercevoir que cela non plus n’était pas un travail drôle. Malheureusement, aucune Louise Colet n’exigeait chaque jour une contribution de papier noirci, et nous ne sommes pas tenus au courant du travail de Salammbô avec le même soin que nous l’étions du progrès de la Bovary.

« Depuis six semaines, je recule comme un lâche devant Carthage. J’accumule notes sur notes, livres sur livres, car je ne me sens pas en train. Je ne vois pas nettement mon objectif… Actuellement, je suis perdu dans Pline…, j’ai encore diverses recherches à faire dans Athénée et Xénophon, de plus cinq ou six mémoires dans l’Académie des Inscriptions. Et puis, ma foi ! je crois que ce sera tout. Alors, je ruminerai mon plan qui est fait, et je m’y mettrai ! Et les affres de la phrase commenceront, les supplices de l’assonance, les tortures de la période. Je suerai et me retournerai (comme Guatimozin) sur mes métaphores. Les métaphores m’inquiètent peu, à vrai dire (il n’y en aura que trop), mais ce qui me turlupine, c’est le côté psychologique de mon histoire88. »

Nous reconnaissons ici fort bien la succession logique et chronologique des idées qui se sont imposées à Flaubert, les trois étages successifs de son idée du livre. « Un livre, écrivait-il ailleurs, n’a jamais été pour moi qu’une manière de vivre dans un milieu quelconque. » Il veut donc d’abord et essentiellement vivre dans ce milieu carthaginois et militaire qui l’a séduit par son étrangeté, son isolement, Sa complexité, et y faire vivre le lecteur. « Savez-vous, disait-il aux Goncourt à propos de Salammbô, toute mon ambition ? Je demande à un honnête homme, intelligent, de s’enfermer quatre heures avec mon livre, et je lui donne une bosse de haschisch historique. C’est tout ce que je demande89. » Flaubert s’enchante de faire une machine carthaginoise. Il s’agit en second lieu de fabriquer du style, de convoquer le ban et l’arrière-ban des phrases, des périodes et des métaphores. Et enfin, en troisième et dernier lieu, le côté psychologique de l’histoire, les hommes et les caractères. On conçoit tout de même que ce classement ne se fasse pas avec une très bonne conscience, et que Flaubert soit quelque peu « turlupiné ». Il poussera ce cri du cœur : « Je donnerais la demi-rame de notes que j’ai écrites depuis cinq mois, et les quatre-vingt-dix-huit volumes que j’ai lus, pour être, pendant trois secondes seulement, réellement émotionné par la passion de mes héros. Prenons garde de tomber dans le brimborion, on reviendrait ainsi tout doucement à la Cafetière de l’abbé Delille90. »

Une cafetière d’ailleurs très exotique. Dans le vieux Lyon, capitale des gourmands, on mentionnait au bas d’une invitation à dîner : « Il y aura une carpe à la Chambord. » Flaubert écrit à Feydeau : « Je mettrai des bordels d’hommes et des matelotes de serpent. Car, nom d’un petit bonhomme, il faut bien s’amuser un peu avant de crever. »

Évidemment, rien de mieux fait pour vous mettre en train que la matelote de serpent et le reste. La littérature est un chemin qui marche et qui vous mène à des aspects variés du plaisir, ou des idées qu’on se fait sur le plaisir. Ce qui n’empêche pas Flaubert d’écrire, et comme nous le comprenons ! « Peu de gens devineront combien il a fallu être triste pour ressusciter Carthage ! C’est là une thébaïde où le dégoût de la vie moderne m’a poussé. »

Et pourtant il est y parvenu, dans une certaine mesure, à cette humanité, il a dépassé la Cafetière en saxe et la vipère en matelote, il a pris sa tristesse à deux mains pour l’incorporer à Carthage, pour en animer sa Carthage, il est arrivé à faire vivre tout de même Salammbô. Il avait fallu à Madame Bovary le brassage et l’aération du voyage d’Orient. Écrite à Croisset sur une chaise longue d’accouchée laborieuse, elle avait été préparée et mise en train sur les grands chemins. De même le voyage que fit vers cette époque Flaubert en Afrique, pour chercher des paysages et l’archéologie, semble avoir fait circuler de façon bienfaisante le sang de ses créations. « Je crois que je vais arriver au ton juste. Je commence à comprendre mes personnages et à m’y intéresser. » Salammbô se met vraiment à vivre dans son âme, et ce n’est pas seulement le commis voyageur en Carthage qui écrit à Feydeau : « Ma drogue ne sera ni romaine, ni latine, ni juive. Mais je te jure de par les prostitutions du temple de Tanit que ce sera d’un dessin farouche et extravagant, comme dit notre père Montaigne. » C’est aussi l’artiste qui se voit posant, sur les deux étages inférieurs de la reconstruction historique et du style, la pointe de la pyramide, la pointe humaine. « Les livres ne se font pas comme les enfants, mais comme les pyramides, avec un dessein prémédité, et en apportant des grands blocs l’un par-dessus l’autre, à force de reins, de temps et de sueur, et ça ne sert à rien ! Et ça reste dans le désert ! Mais en le dominant prodigieusement. Les chacals pissent en bas et les bourgeois montent dessus, etc., continue la comparaison. » Ce diable d’homme a raison. Faguet, qui a monté, non seulement comme bourgeois en voyage, mais comme rédacteur du Bædeker, déclare l’ascension pénible : « C’est très fatigant, et c’est aussi ennuyeux que fatigant. Je ne crois pas qu’un seul lecteur soit de bonne foi s’il dit qu’il a lu Salammbô sans la laisser reposer plusieurs fois un assez long temps. On peut lire en trois jours Salammbô, mais seulement par ferme propos et gageure, et ce ne sera pas impunément91. » Quelle absurdité ! À seize ou dix-sept ans, j’ai lu Salammbô d’affilée avec autant de passion que j’en mettais à douze à dévorer les Enfants du capitaine Grant. Et je la relis d’un bout à l’autre sans la moindre fatigue, bien au contraire. Et il est certain que beaucoup en font et surtout en ont fait autant.

Certes, la pose de la pointe ne va pas toute seule. Flaubert recommence à geindre. « La psychologie de mes bonshommes me manque ! » Elle est tout de même venue, et pas mal venue. Sans mettre la psychologie de Salammbô sur le même pied que celle de Madame Bovary, elle réalise encore quelque chose d’assez fort.

Dans Salammbô, il y a bien Salammbô. Si elle tient plus de place dans le titre que dans le roman, c’est une faute, et Flaubert l’a reconnu. Flaubert, pendant longtemps, n’a pas su quel roman il écrirait sur l’Orient, mais il savait qu’il en écrirait un, et que son sujet serait la femme d’Orient. Ce sujet a même été un certain temps confondu avec celui de Madame Bovary, confusion dont il reste des traces dans Salammbô. Flaubert en effet écrivait d’Orient à Bouilhet : « À propos de sujets, j’en ai trois, qui ne sont peut-être que le même, et ça m’embête considérablement : 1° Une nuit de don Juan, à laquelle j’ai pensé au lazaret de Rhodes ; 2° l’histoire d’Anubis, la femme qui veut se faire aimer par le dieu. C’est la plus haute, mais elle a des difficultés atroces ; 3° mon roman flamand de la jeune fille qui meurt vierge et mystique entre son père et sa mère, dans une petite ville de province, au fond d’un jardin planté de choux et de quenouilles, au bord d’une rivière grande comme l’Eau de Robec. Ce qui me turlupine, c’est la parenté d’idées entre ces trois plans. Dans le premier, l’amour inassouvissable sous les formes de l’amour terrestre et de l’amour mystique. Dans le second, même histoire, mais on se donne, et l’amour terrestre est moins élevé en ce qu’il est plus précis. Dans le troisième, ils sont réunis dans la même personne, et l’un mène à l’autre, seulement mon héroïne crève d’exaltation religieuse après avoir connu l’exaltation des sens92. » Ce motif qui lui court dans l’esprit, c’est l’histoire d’une femme sensuelle qui s’ennuie et se consume dans le vide. Cela finira par cristalliser autour de « l’histoire de Delamarre ». Mais, en Égypte, la vision binoculaire implique pour lui une même figure dans deux milieux, dans une Flandre balzacienne et dans une archéologie africaine. Cette même vision donnera Madame Bovary et Salammbô. « Ne voyez-vous pas, écrit-il à Mlle Leroyer de Chantepie, qu’elles sont toutes (les femmes) amoureuses d’Adonis ? C’est l’éternel époux qu’elles demandent. Ascétiques ou libidineuses, elles rêvent l’amour, le grand amour ; et pour les guérir (momentanément du moins), ce n’est pas une idée qu’il leur faut, mais un fait, un homme, un enfant, un amant93. » Évidemment, ce n’est pas très neuf, mais enfin, à cette époque, Flaubert conçoit ses romans, quel que soit leur milieu, comme des études de femmes tourmentées par le rêve sensuel de l’impossible.

Il est bien vrai néanmoins qu’autant Emma Bovary donne l’impression d’une réalité vivante et solide, autant Salammbô nous paraît d’abord peu réelle. Ses vraies sœurs, ce n’est pas la femme normande d’Yonville, c’est l’Hérodiade de Mallarmé, c’est la Jeune Parque de Paul Valéry. Elle est un prétexte à joyaux et à rêves. Flaubert d’ailleurs en convient. Il a eu l’idée, dans Salammbô, de représenter la femme d’Orient, et aucun Occidental ne peut savoir ce que c’est qu’une femme d’Orient, il ne peut que la deviner, la fabriquer. Et Flaubert l’a fabriquée un peu avec son rêve à lui, puisque c’est en lui qu’il portait son véritable Orient. S’il a pu dire : « Mme Bovary, c’est moi », il aurait pu tenir le même propos sur Salammbô, qui est un peu la Tentation de 1849 filtrée à travers Madame Bovary. « Si je ne peux rien aligner maintenant, dit-il, si tout ce que j’écris est vide et plat, c’est que je ne palpite pas du sentiment de mes héros, voilà tout94. » Mais il a fait palpiter Salammbô de quelques-uns de ses sentiments, transposés en nature féminine, il a créé jusqu’à un certain point en elle une figure de son vide intérieur, de ses désirs, de ses rêves. Cette femme au serpent, sous la lune, c’est bien la pointe de la pyramide qu’il a construite. Si la première idée de Salammbô est une idée de Carthage, la seconde est une idée poétique de la lune, de ce que Baudelaire appelle les bienfaits de la lune, et cela exprimé par l’artiste sous une figure de femme comme les mythologies l’exprimaient par une figure de déesse. Salammbô, Tanit, le zaïmph, ce sont trois images de la même réalité, comme les trois visages de Diane chez les anciens. La déesse lunaire « est l’âme de Carthage, et bien qu’elle soit partout répandue, c’est ici qu’elle demeure, sous le voile sacré ».

Écrivant un roman sur Carthage, hanté par cette idée de Carthage, Flaubert ne pouvait créer en Salammbô une femme vivante. En lui donnant la solidité psychologique d’Emma Bovary ou de Mme Arnoux, il eût été directement contre son idée d’art, qu’il faut comprendre telle qu’elle est. Il nous eût placés en pays de connaissance, en une humanité habituelle, comme la tragédie classique et le roman historique, au lieu de nous produire, comme il le voulait et comme il l’a fait, une impression de dépaysement, de nous jeter violemment dans un morceau de durée insolite. La maquette de son personnage est bien une certaine idée de la femme et de lui-même, que nous retrouvons dans Madame Bovary, et qui le hantait depuis longtemps, mais sur cette maquette il a voulu mettre et il a mis de l’oriental, de l’extraordinaire et du symbolique. Et il y a réussi. C’est là toute une province de l’art du xixe  siècle, qui, je le veux bien, ne doit pas être la première dans nos prédilections et ne doit pas contenir notre capitale, mais enfin qui existe, qui est comprise dans le plan d’extension de notre patrie littéraire, comme l’Algérie figure dans l’extension et dans le corps de la France.

Pendant que Saint Antoine dort dans le tiroir de Flaubert, il semble que l’artiste lui ait enlevé une côte pour en faire Salammbô, une figure de la femme prise dans les traditions de l’Orient et dans une généralité qui lui donne parfois le visage de l’Ève éternelle. C’est à Ève que nous songeons devant le serpent, celui dont les Ophites, dans la première Tentation, disaient : « Sois adoré, grand serpent noir qui as des taches d’or comme le ciel a des étoiles ! Beau serpent que chérissent les filles d’Ève. » Certes, le personnage de Salammbô n’est pas un personnage autour duquel on tourne et qui ait ses trois dimensions ; mais il est incorporé au rythme général et à la pensée profonde de l’œuvre, les mêmes que ceux qui font la beauté et le sens d’une porte de bronze historiée ; il est appliqué contre la ville, comme la ville est appliquée à l’Orient et à l’Afrique. Comme Carthage même, il a derrière lui une profondeur indéfinie et une sorte d’horreur sacrée.

Il en est de même, d’ailleurs, de tous les personnages principaux. Mathô et Hamilcar ne vivent pas par eux seuls. Ils seraient insuffisants comme peintures individuelles, si derrière eux il n’y avait pas des masses, ici l’armée des mercenaires, et là Carthage. Et l’image de Carthage elle-même serait insuffisante si derrière elle il n’y avait pas, de trois côtés, ces trois arrière-plans pleins de mystères et de présences obscures : le monde de la Méditerranée, l’Orient, l’Afrique. Si le roman historique implique une certaine idée de l’espace et du temps, on peut dire que Flaubert l’a transformé en repensant l’espace et le temps historiques avec un cerveau d’artiste original.

« Mathô et Salammbô, dit Faguet, ne sont analysés ni pénétrés ni l’un ni l’autre. » Et, jugeant toutes les œuvres d’art sur le même étalon, il conclut qu’ils n’existent pas. Mais si l’analyse psychologique est une chose, Salammbô relève d’une certaine poésie, qui en est une autre. Tristan et Yseult non plus ne sont « analysés » ni l’un ni l’autre, ni le Satyre de Victor Hugo.

Salammbô est écrite par un romancier sur des idées de poète. L’idée poétique, pas compliquée à la conception et très compliquée dans l’exécution, consiste à mettre en valeur l’un par l’autre un élément femelle et un élément mâle : Tanit et Moloch, Salammbô et Mathô. Idée poétique qui se confond avec tout un courant d’idées religieuses orientales.

J’ai parlé de Tristan, et je crois le rapprochement permis. Wagner, déterminé à ouvrir dans son monde musical un cratère d’amour, a été poussé vers le sujet breton, parce que l’amour y vient de bien plus loin que celui de Roméo ou du Cid, qu’il s’impose et déborde tout par la fatalité la plus étrangère à la volonté, celle d’un philtre magique. Et nous n’entendrons pas Tristan, nous ne le revivrons pas, si nous n’avons d’abord, nous aussi, bu de ce philtre, qui est l’âme même de la musique transfiguratrice, le vin de Dionysos, de la seconde naissance. La magie nous ouvre ici un monde qui n’est pas celui de la psychologie, un monde subliminal qui n’est pas notre monde individuel. Flaubert, ne pouvant demander à la psychologie l’intérêt de son roman, l’a été chercher précisément dans ces régions souterraines et musicales, si bien apparentées au vieil Orient.

« Mathô était né dans le golfe des Syrtes. Son père l’avait conduit en pèlerinage au temple d’Ammon. Puis il avait chassé les éléphants dans les forêts des Garamantes. Ensuite, il s’était engagé au service de Carthage. On l’avait nommé tétrarque à la prise de Drépanum. La République lui devait quatre chevaux, vingt-trois médimnes de froment et la solde d’un hiver. Il craignait les dieux et souhaitait mourir dans sa patrie. » Ainsi Mathô n’est pas, par lui-même, un être plus compliqué que Tristan avant le philtre. Il n’y a en lui, originellement, rien d’individuel. C’est un soldat. C’est « un tel de l’armée des mercenaires ». Et le sentiment qu’il éprouve pour Salammbô, c’est évidemment l’amour, mais venu de profondeurs magiques, animales et divines à la fois. À Sicca, il se croit pris par un enchantement qui lui pèse et le mord de façon terrible, il s’adresse à tous les devins de l’armée pour qu’ils l’en délivrent au moyen de cérémonies et d’amulettes. Il pense de cette destinée qui commence ce que Charles Bovary pense de sa destinée qui finit : c’est la faute de la fatalité. Et il s’essaye à desserrer, par les moyens qu’il connaît, cette fatalité.

Et il figure le soldat mordu par le désir, ce désir de la bête qui anime autour de Carthage, sous le soleil d’Afrique, l’armée des mercenaires, la fait tourner, la langue pendante et les crocs sortis, devant une proie interdite et sacrée. « Je suis sans doute la victime de quelque holocauste qu’elle aura promis aux dieux ?… Elle me tient attaché par une chaîne que l’on n’aperçoit pas. Si je marche, c’est qu’elle s’avance ; quand je m’arrête, elle se repose ! Ses yeux me brûlent, j’entends sa voix. Elle m’environne, elle me pénètre, il me semble qu’elle est devenue mon âme ! Et pourtant, il y a entre nous deux comme les flots invisibles d’un océan sans bornes. » Cet amour d’homme ensorcelé qui fascine Mathô dans l’hallucination continuelle de Salammbô, Flaubert qui a vraiment ici pensé en grand artiste, l’identifie d’un côté au mystère de la vieille magie orientale, aux vapeurs obscures de la chair et du sang, et de l’autre aux fureurs de désir qui retiennent autour de Carthage et fixent sur la prise de Carthage l’âme collective des soldats révoltés.

Si purement carthaginoise que soit Salammbô, si absente qu’en soit Rome, la Grèce y est pourtant représentée. Si Mathô est le chef nominal de l’armée, s’il en incarne tout le côté bestial et possédé, les appétits, les fureurs et la brutalité, elle a pour âme un Grec, Spendius. Il était naturel que, dans cette armée de mercenaires, l’esprit d’intrigue et d’astuce, l’adresse nécessaire pour mouvoir ce grand corps informe, fussent représentés par un Grec. C’est lui qui déclenche tout, à la fois Ulysse et Alcibiade sous la figure d’un Græculus, lui qui anime et pousse par ses ruses les mercenaires contre Carthage. Salammbô est une Orientale, Mathô est un possédé, et ni l’un ni l’autre ne sauraient être traités selon les procédés d’une psychologie compliquée, mais Spendius, seul peut-être dans le roman, vit d’une manière complète et que nous reconnaissons, parce qu’ici nous nous trouvons de plain-pied avec le Grec, avec une valeur constante de la vie méditerranéenne et occidentale. Polybe ne fournissait qu’un Spendius campanien. Flaubert a senti qu’il fallait ici un Grec.

Ce qui vit encore avec vraisemblance, intensité et profondeur, ce qui donne à Salammbô cette valeur d’humanité durable qu’il faut bien toujours trouver dans quelque coin d’une belle œuvre, ce sont les ensembles, c’est l’armée des mercenaires et c’est Carthage.

La vie intérieure de cette armée, ses sentiments simples à sautes brusques, sont admirablement rendus. Flaubert y voit bien un peu de monotonie. « Les mêmes effets reviennent trop souvent. On sera harassé de tous ces troupiers féroces. » Je ne trouve pas. Les scènes militaires à redites fatigueraient en effet si on était en présence d’un roman. Mais, dans les grandes lignes, Flaubert a suivi le récit de Polybe ; le lecteur doit le savoir, on peut bien lui demander cela. Modifié çà et là pour obtenir un effet, le récit historique sert de fond, avec ses longueurs nécessaires, et c’est sur lui que doivent se modeler, s’ajuster l’histoire de Salammbô et l’élément romanesque.

Ce droit de modeler la durée de son roman sur la durée historique qu’il tient de Polybe, on le reconnaîtra d’autant mieux à Flaubert qu’il paraît posséder à un plus haut degré, dans Salammbô, le sens de l’histoire et le style de l’histoire.

Je dis le sens de l’histoire, qui appartient au talent, et non le sens de l’archéologie, qui relève du métier. La question archéologique, en ce qui concerne la restitution tentée dans Salammbô, est résolue depuis longtemps. La valeur archéologique de l’ouvrage est nulle, et Flaubert se trouve ici à cent coudées au-dessous d’Anacharsis lui-même. Son travail de recherches, assez considérable, ne lui a pas été inutile, loin de là, car il y était guidé par le sens du pittoresque, et savait tomber au juste sur tout ce qui devait lui permettre de belles images, mais la liste incomplète de ses erreurs a été suffisamment dressée pour que nous ne nous en laissions pas imposer par la lettre, d’ailleurs très verveuse à Frœhner. Il n’en va pas de même du sens historique très remarquable dont il fait preuve. L’idée qu’il donne de Carthage est juste. Il a saisi avec exactitude les causes de sa grandeur et de sa faiblesse. Il les a exprimées dans un style historique d’une solidité, d’une netteté, d’une autorité parfaites. Ce style a pour corps la force intelligente, condensée et comme épigrammatique de Voltaire et de Montesquieu, et pour âme un souffle oratoire discipliné à la Chateaubriand. « Le génie politique manquait à Carthage. Son éternel souci du gain l’empêchait d’avoir cette prudence que donnent des ambitions plus hautes. Galère ancrée sur le sable libyque, elle s’y maintenait à force de travail. Les nations, comme des flots, mugissaient autour d’elle, et la moindre tempête ébranlait cette formidable machine. » Flaubert a surtout saisi avec justesse ce qui dans la psychologie politique de Carthage appartient au général plutôt qu’au local. Le conflit des riches et du parti populaire, d’Hamilcar et d’Hannon, est rendu d’une manière qui nous anime non seulement l’intérieur de Carthage, mais celui d’une cité antique. La scène du conseil est peut-être le tableau le plus saisissant et le plus profond qu’on ait fait d’une assemblée politique ; on peut le mettre hardiment à côté du discours d’Antoine dans Jules César, du récit de la conjuration dans Cinna.

Les trois chefs carthaginois, Hamilcar, Giscon, Hannon, sont diversifiés et opposés avec adresse. Le plus vivant est peut-être le plus simple, le plus militaire, Giscon. Pour que Carthage ait pu se maintenir et prospérer six siècles, il fallait qu’elle fût fixée par des chefs comme lui, comme par des ancres de fer. Essayant de ressusciter une grande cité antique, Flaubert s’est attaché aux solides valeurs civiques. Hamilcar, plus complexe que Giscon, ne vit pas à la manière d’un personnage de roman, mais à celle d’une figure d’histoire dans Tite-Live ou Plutarque. Les pages qui le montrent parmi ses richesses lui donnent un peu artificiellement son apparence de Carthaginois avide, mais en dehors de cela c’est le général antique raconté par un historien, en style d’historien, Lysandre ou Marcellus. Hannon, en qui Flaubert s’est diverti à portraiturer l’éléphantiasis d’Afrique, offre plus de pittoresque banal, plus de traits du roman historique moderne. Dans Narr’Havas enfin, Flaubert a superposé habilement tout ce qui peut en faire un type éternel du nomade astucieux, instable, fuyant dans tous les sens des mots ; il en emprunte les traits non seulement au Jugurtha de Salluste, mais aux Parthes de la Vie de Crassus dans Plutarque. Flaubert possède et exprime son Afrique avec science et solidité. Ne demandons pas à ses personnages une réalité romanesque alors qu’ils ont une réalité épique. Et Salammbô reste après tout le seul roman auquel aient été incorporés l’allure, le visage et le style de l’histoire.

Le style de Salammbô donne l’idée ou tient la place d’un style historique, inspiré des anciens, qui manque à notre littérature. Quelques pages de Retz et de Bossuet nous montrent ce qu’aurait pu être la narration du grand historien, nourri de Salluste, de Tite-Live et de Tacite, que le xviie  siècle n’a pas eu. Au xviiie , le moment était passé : la narration du Charles XII de Voltaire se rapproche plus de Xénophon et de César que de ce grand style nombreux et dense dans lequel il semble que sonne le pas même de l’histoire. Et au xixe  siècle, le romantisme aiguillait aussi bien la littérature que l’histoire vers d’autres voies. Le style historique de Flaubert, lui, réalise bien une narration française classique. Flaubert l’acquiert même au moment où il écrit Salammbô ; ni la première Tentation, ni Madame Bovary ne le laissaient prévoir. On y reconnaît quelque influence de Montesquieu. Quant aux historiens latins, le temps est passé où la prose française leur demandait des leçons de style ; Flaubert a peu lu Tacite, et il ne semble pas qu’il ait su assez de latin pour pénétrer en artiste à l’intérieur de sa phrase. La seule influence latine qu’on retrouverait peut-être (hypothèse très incertaine) dans ce style, comme un souvenir un peu lointain resté dans l’oreille de Flaubert, serait celle du beau latin narratif de Quinte-Curce. En 1846, Flaubert écrivait à Le Poittevin : « Je te montrerai plusieurs passages de Quinte-Curce qui, je crois, auront ton estime, entre autres l’entrée à Persépolis et le dénombrement des troupes de Darius95. » Morceaux décoratifs en effet, qui ne seraient pas indignes de Salammbô.

Mais c’est bien le lecteur de La Bruyère et de Montesquieu que révèlent ce mouvement et ces coupes : « La République, épuisée par la guerre, avait laissé s’accumuler dans la ville toutes les bandes qui revenaient. Giscon, leur général, avait eu cependant la prudence de les renvoyer les uns après les autres pour faciliter l’acquittement de leur solde, et le conseil avait cru qu’ils finiraient par consentir à quelque diminution. Mais on leur en voulait aujourd’hui de ne pouvoir les payer. Cette dette se confondait dans l’esprit du peuple avec les trois mille deux cents talents euboïques exigés par Lutatius ; et ils étaient, comme Rome, un ennemi pour Carthage. Les mercenaires le comprenaient ; aussi leur indignation éclatait en menaces et en débordements. Enfin, ils demandèrent à se réunir pour célébrer une de leurs victoires, et le parti de la paix céda, en se vengeant d’Hamilcar qui avait tant soutenu la guerre. Elle s’était terminée contre tous ses efforts, si bien que, désespérant de Carthage, il avait remis à Giscon le gouvernement des mercenaires. Désigner son palais pour les recevoir, c’était attirer sur lui quelque chose de la haine qu’on leur portait. D’ailleurs la dépense devait être excessive ; il la subirait presque toute. » Que l’artificiel apparaisse souvent, j’en conviens. On peut voir dans le crucifiement des lions une machine d’épopée Un peu conventionnelle. On peut trouver aussi que c’est, comme on disait autrefois, une beauté. Dans ses romans, qui sont menés par la fatalité, Flaubert ne dédaigne pas certaines façons symboliques d’annoncer une destinée. Lorsque Charles entre pour la première fois chez les Rouault, son cheval fait un grand écart. Et l’Aveugle sur la route de Rouen… Quand les mercenaires demandent : « Quel est donc ce peuple qui s’amuse à crucifier des lions ? » ils ont sous les yeux leur propre destin : « Te souviens-tu des lions sur la route de Sicca ? — C’étaient nos pères. »

Et par-là comme par beaucoup d’autres côtés, Salammbô tend à une nature d’œuvre symbolique. Malgré son aspect dur, plastique, arrêté, elle nous apparaît parfois chargée d’une signification mystérieuse, dégage des puissances indéfinies de suggestion. « Le drapeau de la doctrine, écrivait Flaubert aux Goncourt en 1860, en préparant son œuvre, sera, cette fois, franchement porté, je vous en réponds ! Car ça ne prouve rien, ça ne dit rien, ça n’est ni historique, ni satirique, ni humoristique. En revanche, ça peut être stupide. » Là aussi Flaubert voulait écrire une œuvre gratuite, qui se tînt debout par la seule force du style, qui, au lieu de pencher l’histoire vers nous, la retirât violemment en arrière, sur le bord d’un désert, pour faire de ce morceau d’humanité un bloc de passé pur, une sorte d’astre mort comme la lune dont Salammbô subit l’influence. Et c’est précisément cette hallucination de la chose morte qui a contribué à donner à Salammbô son prestige symbolique sur l’imagination. C’est d’elle qu’est née l’Hérodiade de Mallarmé. C’est elle qui a imposé à tout un horizon littéraire une séductrice figure de la stérilité parmi les joyaux et les rêves.

C’est aussi pour tenir le drapeau de la doctrine, de l’art pur, que Flaubert, sous l’influence singulièrement durable de trois pages de l’Histoire Romaine de Michelet lues au lycée, a choisi comme sujet cette guerre des mercenaires et de Carthage, si étrangère à tout courant historique. Elle réalise le type de la guerre sous des formes atroces et nues, dont il nous semble qu’on doive se détourner avec horreur, et Flaubert d’ailleurs, au moment où il mourut, se proposait d’entreprendre un tableau de bataille d’une nature précisément inverse, un Léonidas aux Thermopyles. Aujourd’hui, pourtant, de telles formes de guerre nous étonnent moins, et nous pouvons leur ouvrir un crédit dans l’histoire future, Flaubert écrira plus tard assez prophétiquement : « Les guerres de races vont peut-être recommencer. On verra, avant un siècle, plusieurs millions d’hommes s’entretuer en une séance. Tout l’Orient contre toute l’Europe, l’ancien monde contre le nouveau. Pourquoi pas ? Les grands travaux collectifs comme l’isthme de Suez sont peut-être, sous une autre forme, des ébauches et des préparations de ces conflits monstrueux dont nous n’avons pas l’idée96. » Ce roman de Salammbô, si insolite en apparence et si détaché de la vie, esquisserait fort bien un de ces conflits monstrueux, et Carthage, disparue dans le feu et le sang, lune froide aujourd’hui d’une civilisation morte peut symboliser ici une des possibilités qui attendent la terre, parmi d’autres entre lesquelles la volonté de l’homme choisira.

7. « L’éducation sentimentale »

Salammbô parut en 1862, et, comme le redoutait Flaubert, fut très mal accueillie, surtout par la critique. Sainte-Beuve écrivit sur elle deux articles qui nous paraissent aujourd’hui singulièrement mesquins, et depuis cette époque le ton n’a pas varié. Salammbô est, comme le furent longtemps les Fleurs du mal, l’objet d’un malentendu persistant entre la critique qui croit en démontrer les défauts et en démonter les trucs, et une élite, qui persista à l’admirer. Bien des jeunes gens (devenus aujourd’hui plus vieux) en ont reçu en plein front le premier coup de poing du grand art, ont poussé sur elle, comme le jeune Thierry sur les Martyrs, leur cri : Pharamond ! Pharamond ! Aujourd’hui, Salammbô reste cependant plus discutée que les Fleurs du mal, elle a contre elle une partie ; assez considérable en qualité, de l’opinion littéraire. Il s’agit surtout de celles des Français qui n’ont pas la tête épique. Salammbô me paraît dans le roman, genre fils de l’épopée, le rappel le plus net, le plus clair, et le plus haut de ses origines. Et probablement le dissentiment subsistera aussi longtemps que l’ensemble du goût français présentera sa géographie particulière, les pentes contrastées qui font sa vie.

Conformément à cette alternance de tableau épique et d’observation critique qui donne son rythme à toute l’œuvre de Flaubert, sitôt Salammbô terminée, il se met à un grand roman contemporain où il jettera toute son expérience de la vie. À ce moment, Flaubert n’est plus tout à fait le reclus de Croisset, qui a écrit dans une solitude orgueilleuse et rugissante Madame Bovary et Salammbô. Maintenant qu’il a travaillé pour la gloire et dans la gloire littéraire, il aime à jouir des bénéfices de cette gloire. Le moment est venu où il peut répondre à l’ancien appel de Du Camp, cet appel maladroit qui les brouilla. Flaubert vit une petite partie de l’année à Paris, où il a un domicile, ne manque pas alors les dîners Magny, est lié par de nombreuses amitiés littéraires, principalement Tourguéneff, Gautier, les Goncourt, Saint-Victor, est invité à Compiègne, et même s’y plaît beaucoup. « Les bourgeois de Rouen seraient encore plus épatés qu’ils ne sont, s’ils savaient mes succès à Compiègne97. » C’est donc dans ces alternances de travail et de sortie mondaine que Flaubert rêve et écrit l’Éducation sentimentale. Quand il l’écrit, c’est toujours, selon lui, un labeur de forçat, mais dès qu’il l’a lâchée, cela devient « le roman qu’il me tarde de reprendre ».

Comme les deux romans précédents, l’Éducation sentimentale est conçue dans un état d’esprit critique, Flaubert donnant les raisons pour lesquelles son ouvrage le dégoûte, et l’écrivant tout de même. (N’oublions toujours pas qu’il faisait sa correspondance quand il était fatigué de travailler, et en pleine dépression physique.) Sitôt après Salammbô, il avait dressé le plan de l’Éducation et de Bouvard (et, comme la Tentation ne sera qu’une révision de l’œuvre de 1849, tout le travail de sa vie est donc réglé dès 1862). Ces deux plans, dit-il, « ne me satisfont ni l’un ni l’autre. Le premier est une série d’analyses et de potins médiocres, sans grandeur ni beauté. La vérité n’étant pas pour moi la première condition de l’art, je ne puis me résigner à écrire de telles platitudes, bien qu’on les aime actuellement98 ». Il faut sans doute prendre ces derniers mots à la lettre. Flaubert est, à un certain point de vue, sur une pente où il descend. Dans Madame Bovary et dans Salammbô il y avait une certaine idée d’être désagréable au lecteur, de bousculer des idées reçues, il prenait la plume dans une sorte de défi et d’assaut, et cela contribuait à la fraîcheur, à la santé et au nerf de l’œuvre. Et s’il y en a encore des restes dans l’Éducation, si le dernier mot du livre était fait pour soulever un tollé général, il n’en demeure pas moins que le roman a été écrit pour plaire au public, surtoutaux lettrés, et à ceux dont Madame Bovary avait, plus que tout autre livre, fait l’éducation :

« Quand vous me reverrez, j’aurai fait trois chapitres, pas plus. Mais j’ai cru mourir de dégoût au premier. La foi en soi-même s’use avec les années, la flamme s’éteint, les forces s’épuisent. Ce qui me désole au fond, c’est la conviction où je suis de faire une chose inutile, c’est-à-dire contraire au but, qui est l’exaltation vague. Or, les exigences scientifiques que l’on a maintenant et un sujet bourgeois, la chose me semble radicalement impossible ; la beauté n’est pas compatible avec la vie moderne, aussi est-ce la dernière fois que je m’en mêle, j’en ai assez99. »

L’Éducation a donc été écrite en conformité avec certaines exigences scientifiques. Elle porte par un côté la date des années soixante, du temps de Taine et Renan. Elle est d’un homme qui a ruminé l’article de Sainte-Beuve sur Madame Bovary (je songe surtout ici, il est vrai, à la fin de cet article, et à Mme Arnoux).

Ce n’est pas seulement par le portrait de Mme Arnoux, c’est par son caractère de document sur toute une époque et d’histoire d’une génération, que le livre était fait pour Sainte-Beuve. Si Flaubert a dit : Madame Bovary, c’est moi, il aurait pu dire : l’Éducation sentimentale, c’est mon temps. « Avez-vous remarqué comme il y a dans l’air, quelquefois, des courants d’idées communes ? Ainsi je viens de lire de mon ami Du Camp son nouveau roman, les Forces perdues. Cela ressemble par bien des côtés à celui que je fais. C’est un livre (le sien), très naïf et qui donne une idée juste des hommes de notre génération devenus de vrais fossiles pour les jeunes gens d’aujourd’hui. La réaction de 48 a creusé un abîme entre les deux France100. »

Évidemment, la seconde Éducation sentimentale, comme la première, répond à son titre (un titre dont on a eu tort de critiquer la langue, aussi correcte que celle du terme d’éducation morale). Frédéric Moreau, comme Henry, fait l’éducation de sa sensibilité, apprend tant bien que mal la vie amoureuse, et le livre pourrait s’appeler, comme un vieux roman de M. Jaloux, la Vie et les femmes. Il pourrait aussi s’appeler — et mieux encore — comme celui de Du Camp les Forces perdues. Les illusions intérieures, le piétinement amoureux et les faillites sentimentales de Frédéric sont accordés avec des courbes politiques et morales analogues à celles de la première Éducation. L’Éducation, comme Madame Bovary, c’est la liquidation du romantisme par l’observation et l’ironie, liquidation qui met en lumière un gaspillage et un déchet énormes. Un tableau romanesque qui valût pour l’état d’esprit de toute une génération, Musset en avait fait l’essai, le premier peut-être, dans la Confession d’un enfant du siècle. Puis Sainte-Beuve avait porté sur ce cours du temps, sur ces transformations de la sensibilité et de l’intelligence, une expérience et une analyse de confesseur. Il a analysé vingt fois l’état d’esprit des générations qu’il a traversées. On conçoit fort bien que le livre ait pu être écrit en partie pour lui. Un tableau de la génération qui succéda à celle de Musset était bien à point, ces années-là, en tenant compte, évidemment, du caractère un peu artificiel de tout tableau de ce genre ; dire « ma génération », c’est la plupart du temps monter sur une échelle pour dire : moi et mes amis.

Il s’agit donc d’une génération qui a gaspillé ses forces et qui a été déclarée en faillite, avec le second Empire pour syndic. Et le reproche qu’on a fait tout de suite et qu’on fait encore à l’Éducation, c’est de participer elle-même trop complètement, comme œuvre d’art, à ce gaspillage, à ce vide, à cette faillite. Flaubert ayant voulu peindre des personnages qui ne sont pas intéressants, la majeure partie de la critique a trouvé qu’il n’était pas intéressant. On avait fait d’abord le même reproche à Madame Bovary, mais pour Madame Bovary cela n’avait pas duré, tandis que pour l’Éducation, cela a duré, et d’autant plus que tout le roman naturaliste est sorti de sa formule : « Le vrai titre du livre, dit Brunetière, était les Fruits secs. Tous ses personnages s’agitent dans le vide, tournent comme des girouettes, lâchent la proie pour l’ombre, s’amoindrissent à chaque nouvelle aventure, marchent au néant101. » Et il lui paraît qu’ils y emportent le livre avec eux. Pareillement Faguet, qui dit : « Le livre est ennuyeux parce que Frédéric en est le personnage », et qu’il est un personnage ennuyé et ennuyeux. Mais pourquoi la peinture de l’ennui serait-elle ennuyeuse ?

Il n’est pas de serpent ni de monstre odieux…

Flaubert, qui se flatte d’avoir dans Salammbô porté fièrement le drapeau de la « doctrine », l’a, dans l’Éducation, quelque peu roulé dans son étui. Les éléments autobiographiques du livre font l’art moins impersonnel. Et je sais bien que déjà, dans Madame Bovary, une partie de l’intérêt venait de ce que Flaubert laissait transparaître de lui-même, et qu’on a mis, d’ailleurs arbitrairement, des noms sur presque tous les personnages. Mais pour l’Éducation on peut croire à ces mots de Maxime Du Camp : « Il a raconté là, très sincèrement, une période ou, comme il disait, une tranche de sa vie ; il n’est pas un des acteurs que je ne puisse nommer, je les ai tous connus ou côtoyés, depuis Frédéric, qui n’est autre que Gustave Flaubert, jusqu’à Mme Arnoux, qui est l’inconnue de Trouville transportée dans un autre milieu102. » Ajoutons que Mme Dambreuse est faite en partie d’après la propre maîtresse de Du Camp, Mme Delessert, la Vatnaz d’après une demoiselle de lettres qui s’en fâcha, que le surnom de la Maréchale évoque celui de la Présidente, Mme Sabatier.

C’est la vie de Flaubert, mais l’Éducation devient une grande œuvre d’art en faisant de cette vie la vie tout court : « Pourquoi ce livre-là n’a-t-il pas eu le succès que j’en attendais ? Robin en a peut-être découvert la raison. C’est trop vrai, et, esthétiquement parlant, il y manque la fausseté de la perspective. À force d’avoir bien combiné le plan, le plan disparaît. Toute œuvre d’art doit avoir un point, un sommet, faire la pyramide, ou bien la lumière doit frapper sur un point de la boule. Or, rien de tout cela dans la vie ; mais l’art n’est pas la nature. N’importe ! Je crois que personne n’a poussé la probité plus loin103. »

On garde de l’Éducation l’image d’une génération humaine qui coule avec sa durée propre, d’une eau qui, en les confondant, emporte des hommes qui passent. Et c’est pourquoi l’exposition en est si admirable. L’exposition de Madame Bovary était une exposition dans le temps ; elle amorçait dès l’enfance scolaire de Charles l’histoire d’une vie grotesque, passive et ballottée, comme la pauvre casquette sous les coups de pied, la « faute de la fatalité ». Un goût à la La Harpe, des exigences duquel on doit après tout tenir compte, pourrait lui reprocher de ne pas concerner le personnage principal. Dans l’Éducation, Flaubert reprend le même procédé, qui est naturel à son genre de roman, mais il le fait passer du temps dans l’espace, et il le combine avec le mode d’exposition qui ouvre la période yonvillaise de Madame Bovary, et Salammbô. Au lieu de réunir, comme ces deux fois, ses personnages principaux dans un banquet, il les réunit et les met en lumière dans une réalité en mouvement qui symbolise sous eux l’écoulement et le rythme de la durée. C’est le voyage de Frédéric, le bateau d’abord, puis la voiture. Toute une humanité caricaturale remonte une rivière lente, dans ce voyage sur l’eau que Flaubert a soigné comme le tableau réduit du genre humain qui fait sur sa planète son petit bonhomme de chemin, observé par un démiurge ironique. Image d’ailleurs toute naturelle ; on songe par contraste à cet admirable morceau des Étoiles de Lamartine, où le poète sent la terre fendre comme un navire les flots de l’éther et mener dans un golfe du ciel l’humanité endormie. Ce qu’emporte le bateau de Flaubert c’est une cargaison de ridicules humains. Il écrivait d’ailleurs, en Orient, que le voyage développait en lui d’une façon extraordinaire le sens du grotesque. Tout un lot de figures bourgeoises, synthèse de l’espèce humaine, est pris entre ces deux traits, au début et à la fin : « Comme on avait coutume alors de se vêtir sordidement en voyage… », et « Et des pères de famille ouvraient de gros yeux, en faisant des questions ». Un paysage monotone qui produit toujours les mêmes spectacles et qui projette dans l’espace l’image de durée que faisait la vie humaine entassée sur le bateau : « À chaque détour de la rivière, on retrouvait le même rideau de peupliers pâles. La campagne était toute vide. Il y avait dans le ciel de petits nuages blancs arrêtés, et l’ennui, vaguement répandu, semblait alanguir la marche du bateau et rendre l’aspect des voyageurs plus insignifiant encore. »

A bord de ce bateau, il y a un jeune homme qui croit à la vie, Frédéric Moreau. « Frédéric pensait à la chambre qu’il occuperait là-bas, au plan d’un drame, à des sujets de tableaux, à des passions futures. » Et toute cette perspective, toute la perspective de sa vie est changée par l’apparition de Mme Arnoux.

Il faut s’entendre, quand on dit que Frédéric c’est Flaubert. Flaubert moins la littérature, comme Salammbô c’était la littérature moins Flaubert. On peut dire : Frédéric c’est lui, dans la mesure à peu près où il a dit : Mme Bovary, c’est moi. Flaubert a pu trouver qu’il manquait de volonté : il en manquait tout de même moins que Frédéric. Et les parties molles de sa personne ayant été raffermies, charpentées par son dévouement et son sacrifice à l’œuvre littéraire, il ne pouvait plus retrouver en lui ces faiblesses que par abstraction. Frédéric est, comme Emma ou comme Binet, même comme Bouvard et Pécuchet, une possibilité que Flaubert tire de lui-même, qu’il nourrit d’abord avec des éléments de sa substance, et qu’il construit ensuite avec des éléments extérieurs à lui. Faguet dit qu’« au fond et tout compte fait, Frédéric est le fils de Bovary et de Mme Bovary ». C’est juste, mais la génération littéraire ne se fait pas comme celle des enfants. Il est surtout le fils de leur père. Bovary, Emma, Frédéric, et bien d’autres personnages de Flaubert, diversifient sur des registres différents la lignée de la vie manquée, figure qui a halluciné toute l’existence de Flaubert et l’a poussé vers le refuge de l’art.

Flaubert a exprimé dans ce faible qu’est Frédéric la somme idéale de ses faiblesses. Est-ce sa nullité qui vient de ce qu’il ne se suffit pas, ou ne se suffit-il pas parce qu’il est nul ? L’un et l’autre, évidemment, puisqu’il n’y a là qu’un seul état psychologique que nous dissocions par abstraction. Mais il ne peut exister qu’en s’attachant à d’autres. Il lui faut des amis et des maîtresses pour qu’il se sente vivre en éprouvant sur sa durée neutre le reflet de la leur. Sa durée s’écoule et l’emporte sans rien laisser en lui. Il est tout entier dans l’exposition du roman, dans la montée passive sur la Seine. Il est venu à Paris pour y faire sa première année de droit, et ce vide d’une vie d’étudiant en illusions et en courtes velléités pourrait s’appeler comme le livre de Huysmans — et comme tout le roman naturaliste sorti de l’Éducation — À vau l’eau. Il est presque inutile à Frédéric de vivre, tellement sa vie entière est déjà symbolisée par ces apparitions, sur le bateau qui le ramène à Nogent.

« Une plaine s’étendait à droite ; à gauche un herbage allait doucement rejoindre une colline, où l’on apercevait des vignobles, des noyers, un moulin dans la verdure, et des petits chemins au-delà, formant des zigzags sur la roche blanche qui touchait au bord du ciel. Quel bonheur de monter côte à côte, le bras autour de sa taille, pendant que sa robe balayerait les feuilles jaunies, en écoutant sa voix, sous le rayonnement de ses yeux ! Le bateau pouvait s’arrêter, ils n’avaient qu’à descendre ; et cette chose bien simple n’était pas plus facile, cependant, que de remuer le soleil.

« Un peu plus loin, on découvrit un château, à toit pointu, avec des tourelles carrées. Un parterre de fleurs s’étalait devant sa façade ; et des avenues s’enfonçaient, comme des voûtes noires, sous les hauts tilleuls. Il se la figura passant au bord des charmilles. À ce moment, un jeune homme et une jeune dame se montrèrent sur le perron, entre les caisses d’orangers. Puis tout disparut. »

Tout le premier livre gardera ce rythme et cette figure de l’eau qui coule, de ce bateau sur une rivière où Frédéric laisse aller des images flottantes de la vie qu’il se compose.

« Les grandes lettres composant le nom d’Arnoux sur la plaque de marbre, au haut de la boutique, lui semblaient toutes particulières et grosses de signification, comme une écriture sacrée. Le large trottoir, descendant, facilitait sa marche, la porte tournait presque d’elle-même ; et la poignée, lisse au toucher, avait la douceur et comme l’intelligence d’une main dans la sienne. Insensiblement il devint aussi ponctuel que Regimbart. »

Le thème de l’eau est repris dans la descente des voitures aux Champs-Élysées, le tableau classique qu’après Flaubert tant d’écoliers, à commencer par Zola, ont été écrire, à l’heure du retour des courses, sur la chaise de fer payée deux sous. C’est, comme sur le bateau où l’on contemple les rives, le spectacle incessamment renouvelé des vies impossibles. Tout cela, dans le tableau indiqué par la continuité liquide des imparfaits, coule vers la Seine, va joindre la rivière qui emporte tout.

Frédéric est, comme Mme Bovary, un médiocre. Mais l’équilibre du roman, aussi bien dans l’Éducation que dans Madame Bovary, serait rompu si le personnage principal tombait tout entier dans la caricature. Des personnages secondaires seuls peuvent être traités d’un bout à l’autre en charge. Comme Emma, Frédéric a pour lui une certaine délicatesse de nature, une certaine finesse qui en font un être distingué à côté d’un Deslauriers ou d’un Arnoux. Il éprouve une passion sincère et noble. Il se justifie et prend une valeur par son sentiment pour Mme Arnoux et par le sentiment de Mme Arnoux pour lui. Les gens grossiers, les sectaires comme Sénécal et Regimbard lui déplaisent. C’est un sensuel et un nerveux, avec des idées courtes et des enthousiasmes instables. Tel dimanche, sur les boulevards, « il se sentait tout écœuré par la bassesse des figures, la niaiserie des propos, la satisfaction imbécile transpirant sur les fronts en sueur ! Cependant, la conscience de mieux valoir que ces hommes atténuait la fatigue de les regarder ». Et le roman ne laisse pas cette conscience tout à fait injustifiée.

Un sensuel et un jouisseur, mais sur un petit registre, et qui n’est pas un égoïste, a besoin d’affection, aime donner. Toutes les femmes finissent par l’aimer, et, avec seize années de service comme sous-officier dans la cavalerie, il deviendrait facilement un Bel-Ami. Il ressemble à Emma Bovary, mais la société développe et approuve chez l’homme la nature qu’elle contraint et condamne chez la femme. Comme Emma rêve à la vie, il rêve une vie, lui, et ce rêve implique des associations sur des images d’amour, les mêmes en somme à Paris que celles d’Emma à Yonville. « Quand il allait au Jardin des Plantes, la vue d’un palmier l’entraînait vers des pays lointains. Ils voyageaient ensemble au dos des dromadaires… Quelquefois il s’arrêtait au Louvre devant de vieux tableaux, et son amour l’embrassant jusque dans les siècles disparus, il la substituait aux personnages des peintures. Coiffée d’un hennin, elle priait à deux genoux derrière un vitrail de plomb. » Paris, précisément par son caractère impersonnel et multiforme, prête à ces rêves, dispose à portée de l’esprit la matière dont ils sont tissés, multiplie sous la main les moyens de les réaliser. « Toutes les rues conduisaient à sa maison ; les voitures ne stationnaient sur les places que pour y mener plus vite ; Paris se rapportait à sa personne, et la grande ville, avec toutes ses voix, bruissait comme un immense orchestre, autour d’elle. »

Flaubert a maintenu et développé ce motif du rêve avec une insistance singulière. Il semble qu’il tienne une place analogue au motif de l’eau. Qu’on lise à ce point de vue tout le début de la deuxième partie, qui est d’un art étonnant, cette série singulière et frappante, le voyage de la diligence, l’entrée à Paris par d’affreux quartiers, l’arrivée à l’hôtel, puis cette recherche de Regimbard qui, d’abord, a l’air d’une charge, comme Léon à Rouen entraîné par Homais. Mais après que Frédéric a l’adresse d’Arnoux, il y a une phrase qui éclaire rétrospectivement tout le reste : « Frédéric alla de l’estaminet chez Arnoux, comme soulevé par un vent tiède et avec l’aisance extraordinaire que l’on éprouve dans les songes. » Et en effet, jusqu’ici, c’est bien un rythme de rêve qui a tout conduit, le voyage nocturne en diligence et cette course après Regimbard où ce que Frédéric cherchait, comme dans les rêves, lui échappait toujours. Et cela continue. Le bal costumé chez la Maréchale a la forme désordonnée d’un rêve, et tout se termine par un vrai rêve, qui continue le faux rêve, sur l’oreiller de Frédéric. Cette figure de vie passivement rêvée que prend l’existence de Frédéric contraste avec la vie ardemment désireuse d’Emma Bovary. Emma rêve à la vie, mais ne rêve pas sa vie, elle la vit pathétiquement, et la preuve suprême en est son suicide. Aussi Madame Bovary s’est-elle imposée davantage au public, qui demande à un roman de lui donner l’illusion de la réalité, et non de lui laisser entendre que la réalité est une illusion.

D’Emma à Frédéric, la différence est d’ailleurs moins dans le caractère que dans les circonstances, moins dans leur nature que dans leur chance. Emma n’a pas de chance, tandis que Frédéric en a. Avec un fond comme le leur, être un homme constitue une chance, être une femme un malheur. Emma mariée est poussée vers l’adultère et la honte, Frédéric célibataire mène en tranquille conscience sa vie d’homme à bonnes fortunes. Enfin, Emma est pauvre — et elle meurt frappée par l’usurier — et Frédéric est riche.

L’Éducation est le roman d’un jeune homme riche, et d’un bout à l’autre la question d’argent occupe une place toute balzacienne. Frédéric, à peu près ruiné, se laissait retenir à Nogent, s’habituait à la province, prenait comme l’eau la forme de son vase, abandonnait ses faibles passions au creux, aux entours et aux reflets d’une mare stagnante, quand tout à coup une rigole donne à la mare nogentaise un écoulement vers la Seine et vers Paris ; Frédéric hérite d’un oncle une fortune imprévue, l’Éducation sera l’histoire du jeune homme à Paris, qui a de l’argent, parmi des gens qui n’en ont pas. Du Camp nous dit que Frédéric, c’est Flaubert ; est-il bien sûr de ne pas avoir posé lui-même pour certains aspects du portrait ? On trouve Frédéric trop insignifiant pour un personnage de roman. Mais supposez-le sans argent : il aura exactement le genre d’existence du « héros » du Vin en bouteilles.

L’argent c’est la seconde beauté du diable. La manière de finesse qu’il y a en Frédéric se fût émoussée en quelques années de vie provinciale, elle conserve sa pointe brillante dans l’existence de Paris. Sur le grand flot français, il fait partie des eaux de surface frappées par le rayon lumineux, il est la petite vague blanche qui a bondi et a étincelé un instant. Saltavit et placuit.

L’existence lui est facile, et c’est dans une même idée de facilité que se confondent sa vie politique et sa vie sentimentale. L’Éducation réalise le roman de la génération élevée sous Louis-Philippe et qui a vingt-cinq ans en 1848. Quand vient la République, « Frédéric, homme de toutes les faiblesses, fut gagné par la démence universelle. Il écrivit un discours ». D’ailleurs, la République c’est la facilité, et le jour où éclate la Révolution est aussi celui où l’aimable Rosanette devient la maîtresse de Frédéric. Le bonnet phrygien tombe de sa jolie tête, sur l’oreiller, avec ses cheveux défaits.

La « facilité » en politique se confond avec le gouvernement à plusieurs têtes, avec la multiplication indéfinie de ces têtes. Et la facilité en amour, c’est la même chose, c’est la polygamie naturelle à l’homme. Frédéric, comme Léon et mieux que Léon, est aimé des femmes ; il est, dans l’Éducation, aimé de quatre femmes : Louise, Mme Arnoux, Rosanette, Mme Dambreuse, la jeune fille, la fille, la femme mariée, celle-ci tirée à deux exemplaires afin de montrer sa place prépondérante dans la vie sentimentale d’un jeune Parisien, tout au moins du jeune Parisien des romans.

Louise est la seule jeune fille qui figure dans Flaubert (la vie de jeune fille d’Emma n’est traitée que comme préparation). Elle est établie avec le plus grand soin, vivante et touchante, mais on conçoit que pour Flaubert romancier la jeune fille ne rende pas, qu’elle manque de fond, d’arrière-plan, de souvenirs. Ici, d’ailleurs, cette Hermione nogentaise a mieux : une belle flamme de passion qui dessèche et qui brûle. Elle est faite, probablement, elle aussi, avec des souvenirs de Flaubert, qui avait été aimé à peu près de cette façon par une amie d’enfance, une jeune Anglaise, et qui ne lui rendit pas plus son amour que Frédéric à Louise. Frédéric, fidèle interprète des goûts de Flaubert, n’aime pas les jeunes filles. « Il n’en avait remarqué aucune, et préférait d’ailleurs les femmes de trente ans. »

Des amours de Frédéric, celui qui reste hors de pair, est celui de Mme Arnoux, la femme de trente ans, la Muse et la madone que Flaubert enfant vit à Trouville, et qu’il a composée dans son roman avec tant de délicatesse. Ce portrait fin et tempéré était plus difficile que Mme Bovary, et Flaubert en a peut-être fait un chef-d’œuvre encore plus pur que celui d’Emma. Dans cet ordre de demi-teintes et de modelés lumineux, je ne vois guère pour le valoir que celui de la Sanseverina. Emma et Salammbô, ce sont, sous des figures différentes, l’Ève éternelle, mais Mme Arnoux porte dans l’art toute la pureté sacrée de son nom : Marie. Elle est venue pour mettre le pied sur la tête du serpent. Flaubert l’a bien vue à la façon d’une madone en laquelle tout prend figure de calme, où la maternité tempère, achève, pacifie la nature de la femme, la fait rayonner en douceur et en autorité. Au moral comme au physique, elle s’avance dans une santé admirable. « Ni moi, ni mon mari, dit-elle, ne sommes jamais malades. » La clarté et la décision de son parti pris participent à la lumière de la peinture italienne. Dans la scène de la déclaration, ce dialogue paraît s’avancer, comme telles répliques alternées de Sophocle et d’Euripide, avec des pieds de marbre.

« — Ainsi le bonheur est impossible ?

— Non, mais on ne le trouve jamais dans le mensonge, les inquiétudes et le remords.

— Qu’importe ! s’il est payé par des joies sublimes.

— L’expérience est trop coûteuse.

— La vertu ne serait donc que de la lâcheté ?

— Dites de la clairvoyance plutôt. Pour celles mêmes qui oublieraient le devoir ou la religion, le simple bon sens peut suffire. L’égoïsme fait une base solide à la sagesse.

— Ah ! quelles maximes bourgeoises vous avez !

— Mais je ne me vante pas d’être une grande dame. »

Marie a cependant été près de la chute, un jour, et n’en a été préservée que par la maladie de son enfant. Et cette Mme de Rênal tiendrait-elle contre un Julien, cette présidente de Tourvel contre un Valmont ? Nous pensons bien que non.

Son honnêteté est faite en partie de la réserve de Frédéric. Celui-ci est l’homme qui rêve sa vie ; ses rêves cristallisent autour de Marie, et Marie demeure une chose de rêve. Et puis Frédéric est « l’homme de toutes les faiblesses », aussi nettement que Valmont et Julien sont, le premier, un homme de dessein délibéré et, le second, un homme de force inflexible. « Une chose l’étonnait, c’est qu’il n’était pas jaloux d’Arnoux ; et il ne pouvait se la figurer autrement que vêtue, tant sa pudeur semblait naturelle et reculait son sexe dans une ombre mystérieuse. Cependant, il songeait au bonheur de vivre avec elle, de la tutoyer, de lui passer la main sur les bandeaux, longuement, ou de se tenir par terre à genoux, les deux bras autour de sa taille, à boire son âme dans ses yeux ! Il aurait fallu, pour cela, subvertir la destinée ; et, incapable d’action, maudissant Dieu et s’accusant d’être lâche, il tournait dans son désir, comme un prisonnier dans son cachot. » Et tout ce qui, chez un Julien, déclencherait l’acte présent, se tourne ici, automatiquement, en rêve, et se trouve différé dans le temps, reporté vers l’avenir. En face de Mme Arnoux, l’action chez Frédéric est annihilée ou recouverte par les représentations (le contraire de cette représentation bouchée par l’action, qu’est l’instinct pour M. Bergson). Il en était de même d’Emma lorsque s’était déclaré son amour pour Léon. Mme Arnoux lui ayant dit qu’elle admirait les orateurs, il n’entreprend pas, lui qui a vingt ans, de lui démontrer qu’on peut avoir, à son âge, auprès d’une femme, des raisons d’être préféré à Berryer, à M. de Montalembert, mais « il se voyait dans une cour d’assises, puis à la Chambre devenu un héros oratoire pour elle ». « Les images fulguraient comme des phares à l’horizon de sa vie. Son esprit, excité, devint plus leste et plus fort. Jusqu’au mois d’août, il s’enferma, et fut reçu à son dernier examen. »

Et ainsi Frédéric est de moitié dans la vertu de Mme Arnoux. Il y a une admirable peinture, dans la maison d’Auteuil, de cet amour sur le bord de la faute, et qui n’y tombe pas, partie à cause de la force de Marie et partie à cause de la faiblesse de Frédéric. Être l’homme de toutes les faiblesses, cela s’appelle, entre autres noms, de celui de timidité ; la timidité c’est une défaillance devant le présent, un manque de raccord entre l’imagination et l’acte, et la vie intérieure sert précisément à combler ou à dissimuler cet interstice. « Il était empêché d’ailleurs par une sorte de crainte religieuse. Cette robe, se confondant avec les ténèbres, lui paraissait démesurée, infinie, insoulevable ; et précisément à cause de cela son désir redoublait. Mais la peur de faire trop et de ne pas faire assez lui ôtait tout discernement. » En se souvenant de Valmont et de Julien, on suivra la courbe qui va de Laclos à Stendhal et de Stendhal à Flaubert. Il se voit, dans leurs trois héros, que le premier est un officier, et d’artillerie, l’arme de Bonaparte, le second un militaire encore, mais un riz-pain-sel, et Flaubert un civil invétéré.

Si la destinée et le caractère de l’un sont en partie modelés par la destinée et le caractère de l’autre, ce n’est là, chez Frédéric et Mme Arnoux, qu’un trait commun avec tous les personnages de Flaubert, qui ne sont jamais des volontés, qui ne s’imposent jamais à leur milieu, et qui, de manière plus ou moins détournée, en subissent toujours l’action. Ainsi Bouvard et Pécuchet n’existent que du jour où ils se sont rencontrés, du jour où ils sont deux : schème pur, dans le grotesque, du caractère grégaire qui fait le fond de l’humanité.

Frédéric et Mme Arnoux sont, par un certain côté, des figures analogues qui s’appellent et, par un autre, des figures contrastées qui se répondent. On peut appeler leurs vies à tous deux des vies manquées. Frédéric n’en a pas conscience, ou n’en prend conscience qu’à la fin, à la dernière ligne du roman. La vie parisienne lui donne l’illusion de la vie vraie (et après tout est-ce une illusion ? Vivre, c’est vivre dans le présent et dans la vie qu’on vit ; c’est la vie, qu’on doit vivre). Mais Mme Arnoux sent vraiment sa vie, à côté d’un homme tel qu’Arnoux, comme une vie sacrifiée, la voit dans la vérité et non dans les illusions qui mènent Frédéric ou Emma Bovary. « Aucun changement ne pouvait survenir, et son malheur à elle était irréparable. » Et pourtant, merveille de la conscience et de la vérité, cette existence donne l’impression du réel et du plein, autant que celles d’Emma et de Frédéric nous laissent la sensation du faux et du vide, elle nous la donne

Rien qu’à simplifier avec gloire la femme.

Pour Frédéric, Marie est à elle seule ce qu’est le monde confus et romanesque pour Emma : la figure du bonheur. Aussi loin de la bonté indiscrète et débordante que de la sécheresse contractée et indifférente, elle incarne une nature qui rayonne, qui rayonne doucement, inépuisablement une possibilité de bonheur. Son amour, en se fixant, à la fin, sur Frédéric, a choisi avec justesse l’homme qui lui permettra : une victoire non à vrai dire facile, mais proportionnée à ses forces. Dans cette scène de la fabrique, à Creil, qu’ils visitent avec Sénécal, et qui répète avec des nuances plus fines la visite de la cathédrale dans Madame Bovary, l’effort que fait Mme Arnoux pour différer et repousser l’aveu qu’elle sent sur les lèvres de Frédéric est mélancolique, il n’est pas dur. Les circonstances qui contribuent à l’éloigner de la passion sont pour elle des circonstances heureuses. Elle peut vivre dans une réalité triste, mais elle a besoin de vivre dans une réalité calme. Elle n’apporte tout son amour à Frédéric que lorsque tout cet amour est d’autrefois, et, ne pouvant plus causer de joie, ne peut non plus faire de mal, qu’elle peut avoir son rêve derrière elle comme Frédéric et Emma l’ont eu devant eux, et qu’elle peut le posséder au lieu d’en être possédée. Quand Frédéric croit qu’elle est venue pour être à lui, elle laisse seulement, pour tout remettre en place dans leurs cœurs, glisser ses, cheveux blancs et lui en coupe une longue mèche. Elle entre ainsi dans sa place naturelle, qui est le repos du passé. La scène nous émeut d’autant plus que nous savons qu’elle s’est passée exactement, quand ils ont été vieux, entre Flaubert et Mme Schlesinger.

Les trois amours de Frédéric, Mme Arnoux, Rosanette, Mme Dambreuse, on pourrait avec quelque artifice les styliser sous ces trois noms, la beauté, la nature, la civilisation ; ce sont ces trois sources qui nourrissent chez un véritable artiste sa vie intérieure et ses créations. Chez Frédéric qui est la caricature d’un artiste, un autre Pellerin, elles tournent en velléités et ne donnent que de l’inachevé.

Mme Arnoux unit la beauté physique et la beauté morale dans un accord parfait, assez froissée pour être pathétique et pas assez pour être tragique. Elle est la seule des femmes de Flaubert qui non seulement nous soit donnée pour vraiment belle, mais que nous ne puissions imaginer autrement que belle, et qui ait, au contraire exactement de l’Alicia Clary de l’Ève future, le caractère, la démarche, la pensée et la parole naturellement propres à sa beauté. Quand Flaubert eut dans sa vie à lui un amour de ce genre, on peut se figurer cet amour d’une femme comme une figure jumelle de son amour de la beauté esthétique, littéraire. Il est naturel qu’il ait réalisé en elle non son héroïne la plus complète et la plus grande, mais, comme Racine en Monime, la plus parfaite.

Rosanette, qui devient si vite la maîtresse de Frédéric, est la femme nature ; on ne trouverait guère, dans aucun roman, de fille aussi franchement campée, aussi bien lancée sur sa pente. On ne saurait dire qu’elle soit, comme femme, ce que Frédéric est comme homme, mais leurs deux natures se conviennent admirablement. Leur amour est évidemment, selon la formule, l’échange de deux fantaisies et le contact de deux épidermes, mais comme précisément chacun d’eux consiste surtout en fantaisie et en épiderme, cela s’arrange fort bien. Et Rosanette est la seule femme de qui Frédéric ait un enfant, la seule qu’on voie faite exactement et harmonieusement pour lui. Quand elle accouche, Frédéric se reproche « comme une monstruosité de trahir ce pauvre être, qui aimait et souffrait de toute la tendresse de sa nature ». Et Flaubert, avec un art appliqué et conscient, mais parfait, a construit sa Rosanette avec les mots typiques de nature féminine, comme Homais ou Léon sont construits avec des mots de tradition bourgeoise. Pendant leur séjour à Fontainebleau, alors qu’à Paris la bataille de Juin fait rage, la nature de Rosanette, comme celle de Frédéric, s’épanouit dans la verdure en doux bonheur animal, en attendrissement, en confidences. Quand Frédéric apprend que Dussardier est blessé et qu’il veut revenir à Paris, Rosanette s’y oppose, sa logique féminine est aussi fraîche et aussi directe que les arbres de juin à même lesquels elle puise de l’être et presque de la nourriture. « Si par hasard on te tue ! Eh ! je n’aurai fait que mon devoir. Rosanette bondit. D’abord son devoir était de l’aimer. C’est qu’il ne voulait plus d’elle sans doute ! Ça n’avait pas le sens commun ! Quelle idée, mon Dieu ! » Ce qu’aime Frédéric en elle, c’est la pure femme (comme il aime en Mme Arnoux la femme pure), et c’est cela aussi qu’avec sa mobilité il a bien vite épuisé. « Ses paroles, sa voix, son sourire, tout vint à lui déplaire, ses regards surtout, cet œil de femme éternellement limpide et inepte. »

Rosanette, fille, fille fraîche et franche, n’a pas d’arrière-fond. Mme Arnoux se détachait sur un fond poétique et religieux. Mme Dambreuse se détache sur un fond de société, de civilisation et de luxe. Frédéric, conformément à certains usages du roman (usages dictés par la psychologie de l’écrivain depuis le xviiie  siècle, peut-être plus que par l’observation de la réalité), ne saurait prendre contact avec le monde qu’en y élisant une maîtresse. Et dans la société dont l’Éducation fait le tableau, la femme du monde, c’est la femme riche. Dans une éducation sentimentale, en avoir une pour maîtresse équivaut au baccalauréat. Le contentement légitime de Frédéric est, en cette occasion, le même que celui de tout bachelier de ce genre, par exemple du jeune Sturel (autre Frédéric) dans le Roman de l’énergie nationale, ou, avec une nuance plus sportive, du jeune Lacrisse dans l’Histoire contemporaine. « Sa joie de posséder une femme riche n’était gâtée par aucun contraste ; le sentiment s’harmonisait avec le milieu. Sa vie maintenant avait des douceurs partout. » Il a appris à connaître les femmes comme un garçon moyennement doué apprend un métier et fait ses études, et la façon dont il réussit la conquête de Mme Dambreuse, sans rappeler la tactique napoléonienne d’un Valmont, est à peu près aussi honorable que celle dont un général vieilli sous le harnais s’acquitte de son rôle aux grandes manœuvres.

Un tel amour, avec son arrière-fond indéfini, n’a pas sa fin en lui-même. Il ouvre un portique sur le monde, sur la fortune, sur l’action, sur la vie, qui en constituent les harmoniques, en prolongent indiscernablement l’être comme font pour le corps de la femme aimée l’élégance de son salon et la finesse de sa lingerie. Le jour où il est arrivé à ses fins, « il semblait à Frédéric, en descendant l’escalier, qu’il était devenu un autre homme, que la température embaumante des serres chaudes l’entourait, qu’il entrait définitivement dans le monde supérieur des adultères patriciens et des hautes intrigues ».

Adultères et intrigues ne font d’ailleurs qu’un, inclinent, l’un vers l’amour et l’autre vers l’action, les deux versants d’une même réalité, équilibrent les deux poids d’une même tradition sociale. Le jeune homme des sociétés antiques faisait preuve de virilité et de valeur en se procurant une femme, dans une tribu voisine, par le rapt, c’est-à-dire par des qualités de nature hardie et guerrière. Ainsi, dans nos sociétés fondées sur des valeurs de force, ou tout au moins dans la société d’une grande capitale, qui répond le mieux à ce signalement, on se révèle, par la conquête amoureuse, apte à la conquête politique. On ne sera bien capable d’évincer les gens en place que si on s’est montré d’abord habile à leur prendre leurs femmes, et l’adultère, c’est-à-dire le rapt par ruse, tient à notre rythme social comme le rapt par force au temps des Sabines ou de Cromedevre. De là l’importance que le jeune homme de lettres ou l’attaché de cabinet, le Rastignac, le René Vincy, le François Sturel, le Frédéric Moreau attribuent à la conquête d’une femme du monde. C’est « l’entrée au forum » et autres lieux à colonnades et à coupole.

La figure de Mme Dambreuse est aussi parfaite en son genre que celles de Mme Arnoux et de Rosanette. Trop parfaite et trop préconçue peut-être : nous voyons encore sous ce beau dessin le quadrillé qui a servi à en établir les proportions. Flaubert n’a pas fait un portrait flatté de sa femme du monde. En Mme Arnoux, il a exprimé son culte pour sa madone de Trouville ; en Rosanette, bonne fille, le goût amusé qu’il avait eu souvent pour les filles. Mais Mme Dambreuse a macéré toute sa vie dans un bain d’attitudes, de convention et de fiel ; sécheresse de cœur, égoïsme et tyrannie. Le monde et la vie riche l’ont tournée tout entière vers une existence artificielle et artificieuse, où l’amour ne fait qu’une rallonge à l’intrigue. Flaubert a mis en elle et en son salon le résultat de son expérience du monde, où il fréquentait assez depuis qu’il séjournait une partie de l’année à Paris. Il en extrait, comme dans les conversations du Lion d’Or et du Comice agricole, une quintessence de sottise, des paquets d’idées reçues. Mais il ne travaille pas ici en pleine pâte comme dans Madame Bovary. Son expérience n’est pas assez puissante, ne donne pas avec une conscience assez bonne et assez fraîche pour lui fournir des personnages détachés et vivant seuls. La noble gaucherie que ce bourgeois de Rouen portait dans le monde parisien, nous la retrouvons dans ses peintures mondaines. Il a besoin de parler pour lui, d’apporter des réflexions d’auteur. « Ce qu’on disait était moins stupide que la manière de causer, sans but, sans suite et sans animation. Il y avait là, cependant, des hommes versés dans la vie, un ancien ministre, le curé d’une grande paroisse, deux ou trois hauts fonctionnaires du gouvernement ; ils s’en tenaient aux lieux communs les plus rebattus. » À la Vaubyessard, ces tableaux étaient liés à Emma, l’avaient pour centre, tombaient en elle pour y être convertis en vie et en ardeurs intérieures ; lorsque Frédéric, chez les Arnoux, écoutait les théories d’art de Pellerin, il « regardait Mme Arnoux. Elles tombaient dans son esprit comme des métaux dans une fournaise, s’ajoutaient à sa passion et faisaient de l’amour ». Mais la vie mondaine qui s’épanouit autour de Mme Dambreuse ne fait que de l’ambition médiocre et comique. Frédéric devient l’amant de Mme Dambreuse pour les mêmes raisons et en suivant les mêmes pentes que, resté à Nogent, il eût épousé une dot, une « situation ». Et cette comparaison lui vient naturellement : « Jamais Frédéric n’avait été plus loin du mariage. D’ailleurs Mlle Roque lui paraissait une petite personne assez ridicule. Quelle différence avec une femme comme Mme Dambreuse ! Un bien autre avenir lui était réservé ! Il en avait la certitude aujourd’hui ; aussi n’était-ce pas le moment de s’engager, par un coup du cœur, dans une détermination de cette importance. Il fallait maintenant être positif. »

De sorte que le titre d’Éducation sentimentale est juste, mais un peu incomplet. L’éducation des sentiments, les phases de la vie amoureuse, rentrent pour Frédéric dans une éducation plus générale et dans les phases d’une vie normale de jeune homme médiocre ou moyen, sensuel et passif, généreux et riche, le jeune bourgeois de 1850. Les femmes ne font qu’une partie de sa vie, la partie féminine de ses amitiés et de ses connaissances. Ses affections et ses ambitions ne sont pas enfermées dans la différence du sexe ; il aurait pu devenir un Bel-Ami, il n’en est pas un, il est aussi un bon ami, il a des amis comme il a des maîtresses, et qui font comme celles-ci leur partie dans son éducation, sentimentale et autre, dans sa figure ou sa « tranche » de vie.

La place de l’ami d’enfance, Deslauriers, est capitale dans l’existence de Frédéric et dans la construction du roman. Nous retrouvons là le dessin de la première Éducation sentimentale, qui était aussi l’histoire de deux amis, Henry et Jules, et Bouvard et Pécuchet nous montrera la systématisation ou la charge de cette même idée. Ces trois romans ont un caractère partiel d’autobiographie et il ne faut pas oublier que l’amitié joua dans la vie de Flaubert un plus grand rôle que l’amour, qu’il eut toujours besoin d’un alter ego, Le Poittevin, Du Camp, Bouilhet, que sa production littéraire, aussi jalousement soustraite aux relations amoureuses que la politique de Louis XIV à ses maîtresses, était profondément soumise aux influences et aux conseils de ses amis. D’autre part, avec sa tendance naturelle à tout tourner, et lui-même d’abord, en charge, cette dualité lui est apparue comme une faiblesse, une infirmité, une source de « grotesque triste ». Ne pouvoir se passer d’un ami avec lequel on échange des bourrades, c’est être fait — horreur ! — comme un jeune homme doit être.

Frédéric Moreau se range dans ceux qui vont par deux, et son numéro deux c’est Deslauriers. Comme dans la première Éducation, tous deux ont participé d’abord à une nature analogue, et leur amitié d’enfance est née d’affinités et de ressemblances. Puis, quand ces ressemblances se sont effacées, quand la vie et la fortune leur ont donné des caractères et des destinées différentes, leur amitié subsiste, en partie parce qu’elle est un fait passé, consubstantiel à leur durée, en partie parce que chacun d’eux trouve en l’autre un être complémentaire. Dans les deux Éducations, l’un est riche et l’autre pauvre. Dans les deux Éducations, l’un figure le sentiment et l’autre la volonté. Mais dans l’une le riche est l’homme d’action, et, dans l’autre, il est le sentimental.

Deslauriers mène dans l’action la même vie ridicule que Frédéric dans l’amour et les rêves, et il y subit les mêmes échecs. Il est rare que l’amitié ne soit pas bâtie plus ou moins vaguement sur le modèle de l’amour, en ce sens que le caractère de l’un des deux amis représente quelque chose de féminin ou qui touche aux femmes. Pour Frédéric, la vie, c’est d’abord les femmes, et tout le reste ne prend de réalité, de couleur et de prestige qu’en passant par la femme. Il est fait pour vivre et pour parler aux femmes. Au contraire le sec Deslauriers est l’homme sans femme. Quand sa brutalité envers Clémence, une maîtresse d’un instant, étonne Frédéric : « Elles sont toutes si bêtes ! Si bêtes ! Est-ce que tu peux causer avec une femme, toi ? » Certainement que Frédéric le peut et que Deslauriers ne le peut pas ! Dès qu’il est devant une femme, il prend, en se croyant supérieur et décidé, visage de goujat ou d’idiot. Sa visite à Mme Arnoux paraît une charge ; en tout cas, elle exagère à peine la figure habituelle aux gens de sa sorte.

Il a d’ailleurs le sentiment de cette infirmité, et son amitié pour Frédéric est faite en partie de son admiration pour ce qu’il n’est pas et ce qu’il n’a pas. « Il songea à la personne même de Frédéric. Elle avait toujours exercé sur lui un charme presque féminin, et il arriva bientôt à l’admirer pour un succès dont il se reconnaissait incapable. Cependant, est-ce que la volonté n’était pas l’élément capital des entreprises ? et puisque avec elle on triomphe de tout… » Il pense arriver par les femmes, avec Mme Dambreuse, ou pour les femmes, avec Mme Arnoux.

Mais pour un Rastignac de carton comme Deslauriers, qu’est la volonté sans l’argent ? Et l’argent lui manque, et Frédéric est riche. Frédéric a sur lui la supériorité de la richesse, et l’amitié de Deslauriers est naturellement viciée par l’exploitation et la jalousie : 1848 arrive, et l’envie de Deslauriers contribue à la chauffe de la machine qui fera explosion. « Il avait plaidé deux ou trois fois, avait perdu, et chaque déception nouvelle le rejetait plus fortement vers son vieux rêve : un journal où il pourrait s’étaler, se venger, cracher sa bile et ses idées. » Et quand Frédéric qui a tout du riche commanditaire, hésite, refuse : « Deslauriers dévalait la rue des Martyrs en jurant tout haut d’indignation ; car son projet, tel qu’un obélisque abattu, lui paraissait maintenant d’une hauteur extraordinaire. Il s’estimait volé, comme s’il avait subi un grand dommage. Son amitié pour Frédéric était morte ; il en éprouvait de la joie ; c’était une compensation. Une haine l’envahit contre les riches. » Et à tous ses moments de triomphe, Frédéric retrouve la présence, le reproche muet et dur de Deslauriers. Le soir où il reçoit sa première invitation des Arnoux, Deslauriers arrive de Nogent pour s’installer chez lui. Un jour Frédéric revient triomphalement des courses avec une jolie femme dans sa voiture : descente des Champs-Élysées qui, même quand on ne passe pas sous l’Arc de Triomphe, symbolise un triomphe de la vie, un rêve accompli devant lequel Frédéric, comme Salammbô devant le Zaïmph, demeure, lui aussi, mélancolique, se rappelle « les jours déjà lointains où il enviait l’inexprimable bonheur de se trouver dans une de ces voitures, à côté d’une de ces femmes. Il le possédait, ce bonheur-là, et il n’en était pas plus joyeux ». Et si, ce jour-là, sa voiture éclabousse du haut en bas un malheureux passant, vous pensez bien que ce ne peut être que Deslauriers. Enfin, quand il vient de posséder Mme Dambreuse, et qu’il se voit « entré définitivement dans le monde supérieur des adultères patriciens et des hautes intrigues », il retrouve Deslauriers, perdu de vue dans la tourmente de la Révolution, et, naturellement, abreuvé de désillusions et d’amertumes.

Et ce contraste n’est qu’une manière d’accord. Les deux fortunes vont ensemble, comme deux formes de la vie médiocre et de l’échec, deux vies analogues dont le moment privilégié aura été celui où tous les possibles leur apparaissaient confusément réunis dans un faisceau d’illusions indiscernables. Le meilleur moment, pour de telles natures, est celui de la possession virtuelle, l’ensemble de possibilités entre lesquelles on ne veut et on n’ose pas choisir. Tel est le sens de la dernière page de l’Éducation, qui scandalisa tant de sots. Ce que Frédéric et Deslauriers crurent avoir eu de meilleur, c’est précisément un instant de jeunesse où leur être a donné et s’est illuminé tout entier, sans que les révélations de la vie y aient rien ajouté en qualité. « La chaleur qu’il faisait, l’appréhension de l’inconnu, une espèce de remords et jusqu’au plaisir de voir, d’un seul coup d’œil, tant de femmes à sa disposition, l’émurent tellement qu’il restait sans avancer, sans rien dire. » Une Turque idéale, un groupe de possibilités d’amour et d’art, c’est aussi ce que Flaubert a eu de meilleur, c’est ce qu’ont de meilleur toutes les existences de ce genre. Mme Franklin-Groult dit que, dans ses dernières années, on le vit un jour pleurer devant un petit enfant en disant : « Voilà ce qu’il m’aurait fallu ! » C’est possible, quoique peu vraisemblable. En tout cas, il eût suffi à Flaubert de mettre ces larmes et cette « idée reçue » dans la dernière page de l’Éducation pour changer en un murmure approbateur les clameurs scandalisées de 1870 dans la mare aux critiques.

La plupart des personnages de l’Éducation manquent leur vie parce qu’ils appartiennent à une nature inférieure, la dépassent assez pour concevoir une nature supérieure et pas assez pour y parvenir. Arnoux est à peu près à Frédéric ce que Frédéric est à Deslauriers, et Flaubert (qui avait en partie pour modèle du portrait le mari même de Mme Schlesinger) l’a traité d’une manière à la Franz Hals, singulièrement large et puissante, type de vulgarité solide, épaisse, savoureuse. C’est, comme Homais, une figure aussi puissamment française que les personnages analogues de Dickens sont robustement anglais. L’original, Schlesinger, était Prussien. Mais Arnoux foisonne dans notre Midi, où il manipule souvent du savon, du trois-six et des vins. Le langage courant tend à le localiser — un peu étroitement — parmi les voyageurs de commerce. Comme pour Frédéric, la vie pour lui ce sont les femmes. Comme Frédéric, il est naturellement polygame et bon, égoïste et généreux. « M. Arnoux se livrait à des espiègleries côtoyant la turpitude. C’était pour lui un devoir que de frauder l’octroi ; il n’allait jamais au spectacle en payant, avec un billet de seconde prétendait toujours se pousser aux premières, et racontait comme une farce excellente qu’il avait coutume, aux bains froids, de mettre dans le tronc du garçon un bouton de culotte pour une pièce de dix sous ; ce qui n’empêchait pas la Maréchale de l’aimer. » Et lui d’aimer sa femme, jusqu’à cet acte magnifique de voler pour elle des gâteaux sur la table de sa maîtresse. En appuyant beaucoup dans une seule direction, on aurait le baron Hulot. Mais le gros Arnoux vit autant en dehors, en fumée et en bruit, que le baron vit en chair, en sang et en feu. Son besoin profond est d’avoir quelqu’un, ami ou maîtresse, avec qui courir et parler. Nourri d’illusions comme Frédéric, il est toujours sorti de lui-même par le tapage, sorti de sa famille par les maîtresses et le café, sorti de son entreprise présente par le rêve d’une autre plus belle. « Arnoux, d’une voix monotone et avec un regard un peu ivre, contait d’incroyables anecdotes où il avait toujours brillé, grâce à son aplomb ; et Frédéric (cela tenait sans doute à des ressemblances profondes) éprouvait un certain entraînement pour sa personne. » Ce brasseur d’affaires échoue pour les mêmes raisons que Frédéric et Deslauriers. « Il fabriquait maintenant des lettres d’enseigne, des étiquettes à vin ; mais son intelligence n’était pas assez haute pour atteindre jusqu’à l’art, ni assez bourgeoise non plus pour viser exclusivement au profit, si bien que, sans contenter personne, il se ruinait. » Les personnages principaux de l’Éducation glissent sur cette pente descendante et se ruinent au propre et au figuré. On ne voit, dans ce Paris de 1848, ni le Lheureux fondateur de fortune, ni le Homais fondateur de dynastie qui recréent à Yonville de l’être social sur les ruines.

Tel est le centre du tableau, les valeurs claires. Les bords, les valeurs sombres, figures plus secondaires, c’est d’un côté le groupe des révolutionnaires, de l’autre côté le groupe des bourgeois, les gens du progrès et les gens de l’ordre. Droite et gauche, ces réalités politiques sont pensées ici comme des valeurs d’artiste, et Flaubert n’y voit qu’une occasion de mettre en scène, une fois de plus, comme en Homais et Bournisien, les deux masques alternés de la bêtise humaine. Ces figures tiennent les unes aux autres, en ce sens qu’elles s’appellent et se complètent, mais elles ne tiennent pas au cœur et au sujet du roman, on pourrait les détacher sans altérer sensiblement le motif principal. Je ne prétends pas d’ailleurs que ce soit un défaut : l’impression de passivité, de gaspillage, d’à vau-l’eau que Flaubert a voulu donner, s’accorde fort bien avec ce manque de nécessité des personnages, avec le hasard qui les dépose un moment dans une vie, comme celle de Frédéric, livrée elle-même aux excitations du hasard.

S’il n’y a pas de Lheureux ni d’Homais parmi les figures principales, il y en a des traces dans ces figures secondaires. Et naturellement les gens qui réussissent ne sont pas flattés ; cela n’arrive qu’à des imbéciles : à Martinon, le coureur de dot, qui devient sénateur ; à Hussonnet, qui se hisse en jouant des coudes au rang d’un Villemessant ou d’un Véron ; à Cisy, le niais mondain, qui finit dans le château de ses aïeux, enfoncé dans la religion et père de huit enfants. Barrès, en refaisant dans le Roman de l’énergie nationale ce roman d’une génération, y a mis au premier plan ces trois valeurs, avec Suret-Lefort, Renaudin et Gallant de Saint-Phlin. Il n’y a pas, dans l’Éducation, de valeur analogue à Rœmerspacher, mais Sturel n’y est qu’un Frédéric Moreau qui se croit ou se veut Julien Sorel.

L’Éducation est une chronique de 1848, comme le Rouge et le Noir est une chronique de 1830. L’esprit qui a fait la révolution de Février doit donc y être représenté de façon importante. Ce n’est pas par Frédéric, jeune bourgeois passif et sentimental, ouvert à toutes les influences, ballotté par tous les courants ; c’est par des révolutionnaires actifs et violents. Il y a dans l’Éducation trois types de révolutionnaires.

D’abord Deslauriers, fils d’un huissier véreux qui a roué son fils de coups et a essayé de lui voler la dot de sa mère. Aigri et ambitieux, il devient révolutionnaire par intérêt, pour prendre une place que la société bourgeoise refuse à sa pauvreté, le remuer beaucoup de monde, faire beaucoup de bruit, avoir trois secrétaires sous ses ordres et un grand dîner politique une fois par semaine ». La révolution, c’est le milieu qui lui permettra d’être. « On vivait, dit-il, dans ce temps-là, on pouvait s’affirmer, prouver sa force ! De simples avocats commandaient à des généraux, des va-nu-pieds battaient des rois. » Cuistre et fanatique, avide de « partager » avec Frédéric sans lui garder plus de reconnaissance qu’à l’employé qui vous paye un mandat, il a cependant pour Frédéric le respect un peu étonné d’une nature sèche pour une nature plus délicate et capable de jouir. Mais toute la seconde et principale partie de son admiration se tourne vers Sénécal, un aigri comme lui, en qui il vénère en l’enviant une volonté dont il se sait dépourvu.

Sénécal, fils d’un contremaître, en a hérité le goût farouche de l’autorité et du commandement. Il est révolutionnaire par besoin de domination et par passion de la justice. On l’aperçoit dans le roman, par intervalles, toujours à des points où il est bien placé, est en valeur et y met les autres. C’est ainsi qu’il contribue à faire de la visite de la fabrique, à Creil, un morceau incomparablement plus complet et moins chargé que la visite de la cathédrale dans Madame Bovary. Son fanatisme d’ordre et de commandement le fait passer, tout naturellement, de la révolution à une place d’agent de police au service du coup d’État. Il est possible et même probable que la génération de 1848 et de 1851 ait fourni ce type, mais, comme il apparaît moins dans l’histoire de cette époque, qu’en 1793, où les natures de commandement et d’autorité faisaient prime, et où le jacobinisme préparait à l’Empire des préfets et des policiers !

Le vrai révolutionnaire de 1848, c’est Dussardier. Il nous donne peut-être la seule figure fraîche et franche, belle et sympathique, qu’on rencontre dans L’Éducation (parmi les hommes du moins). Il est révolutionnaire par enthousiasme, par besoin de protéger les faibles et les battus. Deslauriers échoue dans sa province. Sénécal échoue dans la police, Dussardier est tué au 2 décembre par Sénécal, agent de police. La liquidation est complète.

Chez tous trois, il y a un élément de tragédie. Mais il semble que Flaubert ait voulu achever cette trilogie par de la comédie pure, et le personnage de Regimbart, un de ces grotesques qui foisonnent dans Dickens et dans Alphonse Daudet, traverse le roman à peu près avec la figure dont Flaubert lui a vu traverser la vie. « Sénécal — qui avait un crâne à pointe — ne considérait que les systèmes. Regimbart au contraire ne voyait dans les faits que les faits. Ce qui l’inquiétait principalement, c’était la frontière du Rhin. Il prétendait se connaître en artillerie et se faisait habiller par le tailleur de l’École polytechnique. » Avec ce puissant acquis, on peut, du matin au soir, dans les cafés, absorber et rendre de la bière et de la politique, sous une longue barbe, un chapeau à bords relevés et une redingote verte. Mari d’une couturière qui le fait bien vivre, Regimbart porte de son foyer au café et d’une table à l’autre un prestige considérable. Flaubert n’a eu qu’à ouvrir les yeux pour connaître les Regimbart de la politique. Qui ne connaît ceux de la littérature ? Le vieux peintre Pellerin fait pendant à Regimbart. Et aujourd’hui encore, quand la légende s’occupe de 1848, ce qu’elle y voit en première ligne, c’est le décor de ces barbes.

Le décor bourgeois qui lui fait pendant est, comme on peut s’y attendre, traité plus âprement et plus sarcastiquement ; on n’y trouve pas de Dussardier. La figure du grand bourgeois parlementaire, M. Dambreuse, est saisie solidement et n’a guère changé. Nous le voyons encore aujourd’hui et l’oreille dans tous les bureaux, la main dans toutes les entreprises, à l’affût des bonnes occasions, subtil comme un Grec et laborieux comme un Auvergnat ». C’est une belle courbe d’histoire qui tient dans cette oraison funèbre :

« Elle était finie, cette existence pleine d’agitations. Combien n’avait-il pas fait de courses dans les bureaux, aligné de chiffres, tripoté d’affaires, entendu de rapports ! Que de boniments, de sourires, de courbettes ! Car il avait acclamé Napoléon, les cosaques, Louis XVIII, 1830, les ouvriers, tous les régimes, chérissant le pouvoir d’un tel amour qu’il aurait payé pour se vendre.

« Mais il laissait le domaine de la Forbelle, trois manufactures en Picardie, le bois de Crancé dans l’Yonne, une ferme près d’Orléans, des valeurs mobilières considérables. »

Dambreuse, comme Homais et Lheureux, figure l’existence réussie de prudence et d’astuce dans ce roman des existences manquées, mais Flaubert ne présente pas cette fortune comme celle d’Homais dans l’acte de son ascension ; la vie du monde et la présence de la mort la prennent et la pincent dans leur ironie sèche. Et cet homme de politique et d’affaires n’est nullement dans le roman le délégué à la bêtise ; pour trouver une variante (très épisodique) d’Homais, il faudrait aller chercher, dans les repas chez Dambreuse, l’industriel Fumichon, préposé aux énormes âneries, grosse artillerie de la défense sociale, avec son visage d’après les liqueurs, qui menace d’éclater comme un obus quand il défend la propriété. « C’est un droit écrit dans la nature ! Les enfants tiennent à leurs joujoux ; tous les peuples sont de mon avis, tous les animaux : le lion même, s’il pouvait parler, se déclarerait propriétaire ! » Le bourgeois de Paris est surchauffé par le voisinage du foyer révolutionnaire, comme Homais est lénifié par le milieu détendu de la province ; mais les fureurs sacrées d’Homais sur son trépied pharmaceutique, quand Justin a violé le sanctuaire du capharnaüm, étaient une première épreuve de ces grandes explosions volcaniques.

Plus bas, l’affreuse figure du père Roques fait pendant chez les bourgeois à ce qu’est Sénécal chez les révolutionnaires, jusqu’au moment où le 2 Décembre les met du même côté de la barricade. Le père Roques, ayant envoyé un coup de fusil à un adolescent jeté dans ce sous-sol des Tuileries (sorte de trou noir sinistrement célèbre), retourne chez lui, « car il possédait, rue Saint-Martin, une maison où il s’était réservé un pied-à-terre ; et les dommages causés par l’émeute à la devanture de son immeuble n’avaient pas contribué médiocrement à le rendre furieux. Il lui sembla, en la revoyant, qu’il s’était exagéré les dommages. Son action l’apaisait, comme une indemnité ». Évidemment Flaubert a mis toute sa probité artistique à tenir la balance égale entre les deux partis, et il a employé tout son mépris de l’humanité à les rendre pareillement ridicules, certain maximum de grotesque restant cependant réservé aux bourgeois qui défendaient leur propriété. Il ne faut cependant jamais dire : « Fontaine… » Nous avons vu, au moment du procès de Madame Bovary, Flaubert éprouver de « messieurs de Loyola » une terreur à la. Homais. Quelques mois après l’Éducation, éclatent la guerre et la Commune, et, quand les insurgés sont vaincus, Flaubert ne le cède pas, en fait de clameurs vengeresses, à Fumichon et au père Roques. « Je trouve, écrit-il en 1872 à George Sand, qu’on aurait dû condamner aux galères toute la Commune et forcer ces sanglants imbéciles à déblayer les ruines de Paris, la chaîne au cou, en simples forçats. Mais cela aurait blessé l’humanité. On est tendre pour les chiens enragés et point pour ceux qu’ils ont mordus104. » C’est le vieux lion de Croisset qui rugit : Je suis propriétaire !

Le livre de la littérature française que Flaubert admirait probablement le plus, et comme fond et comme forme, c’était les Caractères de La Bruyère. Il a voulu faire, et il a fait jusqu’à un certain point, dans l’Éducation, la somme de son temps comme La Bruyère a fait la somme du sien. S’il avait vécu dans un siècle où le roman d’observation et d’analyse eût existé, La Bruyère eût écrit un livre de ce genre. Mais l’œuvre du romancier et celle du moraliste diffèrent autant que la nature du siècle qui produit des romanciers et celle du siècle qui produit des moralistes. Ce qui présente une certaine apparence symétrique, c’est la place de l’une et de l’autre œuvre, l’effort fait par un grand artiste pour donner un tableau profond, impartial et total du coin de pays et de temps où il a mené son existence et connu l’humanité.

Mais la fortune de l’Éducation fut moins brillante que celle des Caractères, et ne la rappela que par les reproches qu’on adressa d’abord à Flaubert. « Les plus indulgents, dit-il, trouvent que je n’ai fait que des tableaux, et que la composition, le dessin manquent absolument105. » De tout ce que Flaubert lui-même a écrit sur son roman, la déclaration la plus importante qu’il faille retenir est celle selon laquelle il aurait fait l’Éducation sentimentale en partie pour Sainte-Beuve. La figure de Mme Arnoux répondait en effet aux conseils que Sainte-Beuve avait adressés à Flaubert dans son article sur Madame Bovary. Le roman de Flaubert demandait un degré de culture plus élevé que celui qui suffisait pour Madame Bovary, une familiarité avec les maîtres comme La Bruyère et Le Sage, dont il s’était inspiré. Il est probable qu’il y fallait encore autre chose, qui manquait à Sainte-Beuve. Celui-ci était resté un peu étranger à la vie et au développement de la génération dont Flaubert fait ici le tableau ; il eût aimé dans l’Éducation certaines scènes et certaines figures, mais le dessin général du roman ne l’eût pas séduit beaucoup plus que n’avait fait Salammbô.

L’Éducation réussit dans le monde impérial, dont le goût était peut-être plus frais et plus juste que celui de la critique. En 1869, elle fut lue entièrement, en plusieurs séances, chez la princesse Mathilde, et elle y excita un grand enthousiasme, surtout le dernier chapitre. Mme de Metternich en fit à l’auteur de grands compliments, et aussi Viollet-le-Duc. La critique eût peut-être été indécise, mais la dernière phrase fit sur elle l’effet d’une plume de paon passée dans les naseaux d’un taureau. « Tous les journaux citent comme preuve de ma bassesse l’épisode de la Turque, que l’on dénature, bien entendu, et Sarcey me compare au marquis de Sade qu’il avoue n’avoir pas lu…, Barbey d’Aurevilly prétend que je salis le ruisseau en m’y lavant106. » Flaubert n’avait pas prévu cet échec, qui lui fut très dur, et qu’il ne comprit pas. Il répétait à ses amis : « Mais enfin, pouvez-vous m’expliquer l’insuccès de ce roman ? » Il avait conscience d’avoir écrit, au-dessus des « mœurs de province », le grand roman complet, balzacien et parisien, que réclamait son époque et qui s’imposait à l’art de cette époque. Il croyait même avoir fait une œuvre utile et morale. Du Camp prétend qu’il lui dit devant les Tuileries incendiées : « Et penser que cela ne serait pas arrivé si on avait compris l’Éducation sentimentale ! » En tout cas, il lui écrivait en 1870 : « Oui, tu as raison, nous payons le long mensonge où nous avons vécu, car tout était faux : fausse armée, fausse politique, fausse littérature, faux crédit, et même fausses courtisanes. Dire la vérité, c’était être immoral, Persigny m’a reproché tout l’hiver dernier de manquer d’idéal, et il était peut-être de bonne foi. »

Mais si l’Éducation fit hurler la critique, si elle ne dissipa point les illusions du second Empire en lui montrent les illusions de ceux qui l’avaient précédé, elle allait rayonner lentement, sûrement et puissamment sur toute l’évolution du roman réaliste. Dessiner ironiquement des existences qui se défont, ce fut l’œuvre des Maupassant, des Zola et des Huysmans. Jeter dans un roman le tableau de toute sa génération, laisser derrière soi ce sillage, cette trace phosphorescente, ce fut l’ambition de douzaines de jeunes romanciers ; il n’y eut pas d’année, pas de saison qui ne fût ainsi photographiée plus ou moins artistement par quelqu’un qui en était. Tout romancier voudra désormais faire le portrait de sa génération, ou de ce qu’il en a vu dans les milieux où sa destinée l’a fait passer. Ainsi Anatole France dans l’Histoire contemporaine, Maurice Barrès dans le Roman de l’énergie nationale, qui, écrits l’un et l’autre dans l’instant même qu’ils prétendent exposer historiquement, faiblissent par manque de recul. Et la génération de la guerre a écrit avec la même hâte fiévreuse ses Éducations. L’œuvre de Flaubert en a tiré un double bénéfice : elle montre sa force intérieure par la nombreuse postérité qu’elle engendre, elle garde la gloire de n’avoir pas été égalée par cette postérité.

8. « La Tentation de saint Antoine »

L’échec de l’Éducation sentimentale frappa cruellement Flaubert. L’année suivante ce fut la guerre : Flaubert, désespéré, sans ressort, roulant des yeux morts, écrit les lettres navrées d’un homme pour qui tout est perdu. On fait une garde nationale à Croisset, et on l’en nomme lieutenant. Quand il a fini de faire manœuvrer ses hommes, il pleure de tristesse et de dégoût. Comme il n’a jamais touché un fusil, il manque d’autorité et d’expérience sous ses galons improvisés, et il démissionne bientôt. Les Allemands logent dans sa maison de Croisset, qu’il a abandonnée pour se retirer à Rouen, mais respectent tous ses livres, se conduisent bien, ne dérobent rien. L’armistice l’écrase au point qu’il pense à ne plus être Français, à écrire à Tourguéneff pour devenir Russe. « Il fut si malheureux qu’il en devint Polonais », disait je ne sais plus qui sous Louis-Philippe. En 1871, il atteint ses cinquante ans, il est vieilli avant l’âge par l’usure nerveuse, la claustration, la mauvaise hygiène, le calvados. Sa période de grande production est finie. Elle aura duré vingt ans, de son retour d’Orient à la guerre. Elle aura coïncidé avec Napoléon III, aura mené à son plus haut point l’art propre du second Empire. Elle aura tenu en trois œuvres dont chacune représente à peu près six ans de travail, inaugure une voie, donne un exemple, détermine une longue influence.

Après ces vingt ans de marée haute, les années qui suivent marquent le reflux, le recul du génie créateur, l’exploitation morne d’une vieille carrière. À vrai dire, Flaubert donnera encore trois œuvres de premier ordre. Mais la Tentation n’est que la mise au point d’un ouvrage de jeunesse. Trois Contes attestent que l’inspiration fait défaut pour les grands livres et ne remplit plus que de petits cadres. Et Bouvard et Pécuchet, c’est le bulletin même, le procès-verbal de cette vieillesse, de cette décadence, de cette dissolution, c’est le niveau de base, l’altitude zéro qu’atteint le fleuve au moment où il va disparaître. Par Bouvard, le procès-verbal de la décadence échappe à la décadence. Mais ce qui n’y échappe pas, ce sont les essais dramatiques dont Flaubert contracte sur ses vieux jours la bizarre toquade : passion sénile un peu ridicule qui a été le démon de midi, ou de l’après-midi, de beaucoup de bons écrivains.

Ajoutons que Flaubert voit la mort frapper autour de lui et l’avertir. Sainte-Beuve, pour qui avait été un peu écrite l’Éducation, était mort l’année même où on l’imprimait. Mais au manuscrit de l’Éducation avait manqué aussi et surtout l’œil de Bouilhet. Au moment où il achevait son livre, Flaubert perdait celui qui avait été son compagnon et son guide littéraire, et, privé de cette amitié fidèle, il n’allait plus traîner qu’une vie mutilée. En 1872, il s’occupe pendant de longs mois, avec les plus irritants ennuis, de la représentation d’Aïssé, de l’édition des Dernières Chansons, du tombeau de Bouilhet. « Il me semble, écrit-il, que je manie son cadavre tout le long de la journée. » Et bien d’autres cadavres jonchent pour lui cette année 1872. Il perd sa mère, depuis longtemps malade et neurasthénique, n’ayant que sa santé pour sujet d’entretien, et dont il écrit : « Je me suis aperçu, depuis quinze jours, que ma pauvre bonne femme de mère était l’être que j’avais le plus aimé. C’est comme si on m’avait arraché une partie des entrailles107. » Et puis, c’est Théophile Gautier. « Notre pauvre Théo est très malade. Il se meurt d’ennui et de misère ! Personne ne parle plus sa langue. Nous sommes ainsi quelques fossiles qui subsistons égarés dans un monde nouveau108. » Dans ce vide, un seul refuge. « L’avenir se résume pour moi dans une main de papier blanc, qu’il faut couvrir de noir, uniquement pour ne pas crever d’ennui, et comme on a un tour dans son grenier quand on habite la campagne. »

Pour ne pas crever d’ennui, il fera, comme il a déjà fait, la physiologie de cet ennui, et son vieil ennui donnera Bouvard et Pécuchet, comme son jeune ennui avait donné Madame Bovary (le tour de Binet recommença à marcher). Pendant les dix dernières années de sa vie, et sauf les diversions assez rapides des Trois Contes et du malencontreux théâtre, il s’attachera à ces deux versions, à ce bilingue du même ennui et de la même dérision totale, la Tentation et Bouvard.

 

C’est en 1870, pendant la guerre, que Flaubert se remet à la Tentation. « Pour oublier tout, je me suis jeté en furieux dans saint Antoine, et je suis arrivé à jouir d’une exaltation effrayante. Voilà un mois que mes plus longues nuits ne dépassent pas cinq heures. Jamais je n’ai eu le bourrichon plus monté. C’est la réaction de l’aplatissement où m’avait réduit la défense nationale. » En réalité, ce que Flaubert ajoute ou modifie aux deux versions de la Tentation qu’il avait dans son tiroir ne représente pas un labeur considérable, et ne l’a pas occupé, de 1870 à 1874, avec la persistance têtue de Salammbô. Flaubert, dit Faguet, « n’a jamais connu la création allègre, abondante, heureuse, se plaisant, se jouant, et souriant à son jaillissement de source. Mais cette sensation est plus nette et plus pénible, à lire la Tentation de saint Antoine que tout autre ouvrage de notre auteur109 ». C’est mal tomber. S’il est au contraire une œuvre de Flaubert qui ait été écrite librement, spontanément, avec abondance, c’est bien la première Tentation, et même les parties entièrement nouvelles de la dernière paraissent participer à cette aisance, le style en est moins métallique et moins limé que celui de Salammbô. Voilà, de toutes les œuvres de Flaubert, celle qu’il a cru tirer le plus directement de lui-même, où il a pensé le mieux exprimer son idée de l’art et de la vie. « Au milieu de mes chagrins, écrit-il en 1872, j’achève mon Saint Antoine, c’est l’œuvre de toute ma vie, puisque la première idée m’en est venue en 1845, à Gênes, devant un tableau de Breughel, et depuis ce temps-là, je n’ai cessé d’y songer et de faire des lectures afférentes110. » En réalité, la Tentation de 1874, comparée à celle de 1849, ne comporte guère qu’une lecture nouvelle importante, celle de Hæckel.

La Tentation définitive est probablement supérieure au puissant brouillon de 1849. La première Tentation n’en témoignait pas moins d’une imagination étonnante et d’une luxuriance oratoire que Flaubert ne retrouvera plus. On pourrait l’appeler ses Natchez. Elle est écrite sous l’influence de Le Poittevin et de leurs lectures communes, c’est-à-dire la Symbolique de Creuzer, et Spinoza (le diable y fait à Antoine un vrai cours de spinozisme). On pourrait, je crois, y joindre l’influence de Montaigne, qui resta toujours une des lectures favorites de Flaubert. On y retrouve l’esprit de l’Apologie de Raimond de Sebonde, l’attention aiguë et perverse à dépister partout la vanité humaine, à montrer l’homme en état de faiblesse et de péché. Toute la première Tentation est nourrie de psychologie sous forme théologique. C’est une allégorie de l’intérieur de l’homme, fruit de la solitude lyrique où s’était écoulée la jeunesse de Flaubert. Elle pourrait s’appeler le livre de la solitude et du désir.

Flaubert s’est représenté dans saint Antoine comme Gœthe dans Faust. Il a vu en lui-même ceci : un solitaire avec des visions. En se complaisant dans ses visions, il s’est toujours vu rongé et détruit par elles, et a connu sous leur tourbillon sa noblesse intérieure. « De la foule à nous, aucun lien, tant pis pour la foule, tant pis pour nous surtout. Mais comme chaque chose a sa raison, et que la fantaisie d’un individu me paraît tout aussi légitime que l’appétit d’un million d’hommes et qu’elle peut tenir autant de place dans le monde, il faut, abstraction faite des choses et indépendamment de l’humanité qui nous renie, vivre dans sa vocation, monter dans sa tour d’ivoire, et là, comme une bayadère dans ses parfums, rester seuls dans nos rêves. J’ai parfois de grands ennuis, de grands vides, des doutes qui me ricanent à la figure au milieu de mes satisfactions les plus naïves ; eh bien ! je n’échangerais tout cela pour rien, parce qu’il me semble en ma conscience que j’accomplis un devoir, que j’obéis à une fatalité supérieure, que je fais le bien, que je suis dans la justice111. » Il a assumé cela avec son existence d’artiste, qui forme un tout, un bloc ; pour un peu, il reprendrait le dualisme pascalien, misère de l’homme à l’état de nature, noblesse de l’homme dans l’état de grâce artistique. Sa vie déserte est pleine de tentations, matières à rêves et à figures d’art. « Peu à peu cependant une langueur a surgi ; c’était une impuissance désespérante à rappeler ma pensée, qui m’échappait malgré les chaînes dont je l’attachais ; comme un éléphant qui s’emporte, elle courait sous moi avec des hennissements sauvages ; parfois je me rejetais en arrière, tant elle m’épouvantait à la voir, ou, plus hardi, je m’y cramponnais pour l’arrêter. Mais elle m’étourdissait de sa vitesse et je me relevais brisé, perdu. Un jour, j’entendis une voix qui me disait : Travaille ! et depuis lors je m’acharne à ces occupations niaises qui me servent à vivre, le Seigneur le veut ! » On dirait que Flaubert envoie ici à Louise Colet une page de l’œuvre à laquelle il travaille.

Le Seigneur le veut ! La clef de la Tentation, la raison profonde pour laquelle Flaubert s’est attaché toute sa vie à ce sujet et l’a jugé le plus consubstantiel à son effort d’artiste et à sa pensée profonde, c’est l’hallucination de la nature sacerdotale et monacale, c’est l’identité qui lui paraissait exister entre sa vie et celle d’un prêtre ou d’un moine, d’un prêtre de l’art et d’un moine hanté de rêves et de visions. Ni son père ni sa mère n’étaient catholiques autrement que de nom, et il ne semble pas que la religion l’ait occupé à un moment quelconque de son enfance et de sa jeunesse. Mais il paraît bien l’un des artistes de xixe  siècle qui en ont adopté pour emblème de leur être intérieur la forme vidée, durcie et plastique, en ont gardé comme un symbole de leur art la coquille éclatante. « Moi, je déteste la vie ; je suis un catholique, j’ai au cœur quelque chose du suintement vert des cathédrales normandes. » Le catholicisme ne consiste pas précisément à détester la vie, mais il exclut certain attachement lourd au plein et au massif de la vie. « Le sang du Christ, qui se remue en nous, rien ne l’extirpera, rien ne le trahira ; il ne s’agit pas de le dessécher, mais de lui faire des ruisseaux. Si le sentiment de l’insuffisance humaine, du néant de la vie venait à périr…, nous serions plus bêtes que les oiseaux, qui au moins perchent sur les arbres. » Il entre dans une fureur indescriptible contre Augier qui lui a déclaré « n’avoir jamais fourré le nez dans ce bouquin-là », la Bible. Ce catholicisme esthétique de Flaubert ne ressemble nullement à celui de Chateaubriand, mais bien à celui de Baudelaire. La première Tentation, qui date du moment où Baudelaire écrivait ses premières poésies, figure à peu près une rencontre de l’esprit des Fleurs du mal avec le fatalisme germanique et mystique à la Quinet, que Flaubert, plus provincial et plus en retard, tenait de la génération précédente.

La première Tentation paraît une colossale « fleur du mal ». L’homme en proie à la tentation c’est l’homme en face des abîmes de sa nature, en présence de son mal intérieur, et privé de la grâce. Flaubert a vu dans le cénobite tenté l’être de solitude et de désir qu’il figurait lui-même. Avec sa vision binoculaire et ses deux versants contrastés, il a dit à la fois la fécondité lyrique de la solitude et sa misère burlesque. La solitude est la puissance suprême et elle est l’impuissance dernière. La vie de solitaire est une vie en partie double où il y a, comme eussent dit les Grecs, deux discours possibles, un discours d’âme et un discours de chair, celui qui l’exalte et celui qui la ravale, celui du dieu intérieur et celui du diable. La première Tentation ne tient pas entre eux la balance égale et penche du second côté. La voix du démon et des fantômes autour d’Antoine, celle du cochon à ses pieds, expriment, dans le langage du grotesque et de l’ignoble, tous les sentiments d’Antoine, les reprennent sur une autre clef, dédoublent la scène, comme celle d’un mystère du moyen âge, en un haut et un bas. Quand Antoine exprime son immense ennui, c’est en ces termes que le cochon lui fait écho : « Je m’embête à outrance ; j’aimerais mieux me voir réduit en jambons et pendu par les jarrets aux crocs des charcutiers. » Le cochon, c’est, dans la première Tentation, cet esprit du « grotesque triste » qui hallucinait Flaubert.

L’année où Flaubert écrivait la Tentation de 1849 est à peu près celle où Renan écrivait son » vieux Pourana » de l’Avenir de la science. Et la Tentation peut s’appeler le Pourana de Flaubert. De cette œuvre extraordinairement bouillonnante et touffue, plus de la moitié a été retranchée dans la Tentation de 1874. Ce qui lui appartient peut-être en propre de plus grand, c’est tout l’appareil de dramatisation psychologique qui fait vivre les sept péchés capitaux, et ce huitième péché que Flaubert appelle la logique, l’assaut de la chapelle par leur foule démoniaque, tout ce grouillement d’abstractions oratoires entraînées par une verbosité puissante et rayées des plus beaux éclairs dramatiques. Cela, en 1874, Flaubert l’a transporté du concret dans l’abstrait, l’a résumé dans le monologue initial d’Antoine, qui, tout en étant décidément supérieur, ne fait pas oublier la première forme. Deux pages alors suffiront pour faire passer Antoine, presque méthodiquement et par la dialectique du mal intérieur, au péché ; d’abord l’orgueil, par lequel commence le monologue, puis l’avarice, l’envie, la colère, la gourmandise, la paresse, et enfin la luxure. L’âme solitaire, abandonnée à son poids naturel dans la tentation et le mal, passe immuablement par les sept échelons de cette dialectique, par les sept péchés dont le premier et le dernier, l’orgueil et la luxure, commandent et définissent les autres, les dépassent de leur haute stature.

Flaubert a abrégé dans la dernière Tentation le dictionnaire des hérésies, qui n’en reste pas, sous ce moindre volume, moins fastidieux ; c’est la partie la plus morte de l’œuvre. Mais la première Tentation contenait déjà tout l’admirable épisode d’Apollonius et de Damis, que Flaubert en détacha en 1857 pour le publier dans l’Artiste. Avec les échos et les répons du famulus Damis, intermédiaire entre le Wagner de Faust et Sancho, c’est le meilleur morceau dramatique qu’ait écrit Flaubert. Apollonius, dont la renommée en son temps fut immense et qui semble présenter tous les caractères d’un fondateur de religion, était le type le plus vraisemblablement indiqué pour fournir le prophète autour duquel avaient tendance à cristalliser les éléments de religiosité nouvelle en suspension alors dans le monde méditerranéen et oriental. C’est bien sous cet aspect que le Grec alexandrin, l’Asiatique ou le Romain pouvaient attendre l’envoyé ou le fils de Dieu. Et ce type naturel ne donna rien. Il fallait quelque chose de plus profond et de plus pathétique, un coup de génie divin plus inventif. Mais Flaubert a figuré magnifiquement cet émule du Christ et cette concurrence au christianisme ; l’enfance miraculeuse de beauté et de pureté, l’ascèse à laquelle est incorporée toute la sagesse orientale et grecque, les voyages et les miracles.

Le défilé des idoles, avec sa surcharge barbare, sa fantaisie lourde et ses couleurs crues, sous le fouet de la mort, ce carnaval de l’infini, a peut-être plus d’allure dans la première Tentation. Les truculentes pages se suivent, s’abattent comme les cartes d’un jeu infernal. Voilà le cortège des dieux tumultueux et barbares, avec d’interminables discours. La Logique est présente, qui dit à Antoine que puisque ces dieux sont passés, le sien passera. « Ils sont tombés, dit le diable, le tien tombera. » Et ce diable qui annonce à Antoine son dieu à lui, l’Antéchrist, sous des couleurs à la Rimbaud, c’est le Satan d’Une saison en enfer. « Les mulets de ses esclaves, sur des litières de laurier, mangeront la farine des pauvres dans la crèche de Jésus-Christ ; il établira des gladiateurs sur le calvaire, et à la place du Saint-Sépulcre un lupanar de femmes nègres, qui auront des anneaux dans le nez et qui crieront des mots affreux. » Rimbaud ? Petrus ? Mais la prière obstinée d’Antoine l’emporte et le diable s’en va. « Adieu ! L’enfer te laisse. Et qu’importe au diable après tout ? Sais-tu où il se trouve, le véritable enfer ? » Il lui montre son cœur. C’est déjà la place que Flaubert, vers quinze ans, lui donnait dans le journal de son collège. Et, pour nous maintenir en pays de connaissance, le diable se sauve en faisant Hah ! Hah ! Hah !, — c’est-à-dire en poussant le rire du Garçon.

Dans toute cette première Tentation, la hutte du cénobite se traduit en l’atelier de l’artiste, et la tentation de saint Antoine, c’est l’hallucination de Flaubert. La lamentation des Muses sonne dans cette comédie (au sens dantesque) comme une parabase, apostrophe de l’auteur au public et à son temps.

« Qui s’inquiète de nous, ô filles d’Uranus ?… Clio violée a servi les politiques, la muse des festins s’engraisse de mots vulgaires, on a fait des livres sans s’inquiéter des phrases ; pour les petites existences, il a fallu de grêles édifices, et des costumes étriqués pour des fonctions serviles ; les goujats aussi ont voulu chanter des vers ; le marchand, le soldat, la fille de joie et l’affranchi, avec l’argent de leur métier, ont payé les beaux-arts ! et l’atelier de l’artiste, comme le lupanar de toutes les prostitutions de l’esprit, s’est ouvert pour recevoir la foule, satisfaire ses appétits, se plier à ses commodités et la divertir un peu.

« Art des temps antiques, au feuillage toujours jeune, qui pompais ta sève dans les entrailles de la terre et balançais dans un ciel bleu ta cime pyramidale, toi dont l’écorce était rude, les rameaux nombreux, l’ombrage immense, et qui désaltérais les peuples d’élection avec les fruits vermeils arrachés par les forts ! Une nuée de hannetons s’est abattue sur tes feuilles, on t’a fendu en morceaux, on t’a scié en planches, on t’a réduit en poudre, et ce qui reste de ta verdure est brouté par les ânes. »

Invectives à part, c’est un peu ce qu’a fait Flaubert lui-même entre la première et la deuxième Tentation. Il a, dans un travail de bûcheron forcené, abattu cet arbre de l’inspiration diffuse, oratoire et puissante, il l’a débité en le beau bois lisse et dur de Madame Bovary, le bois pour le tour de cet Antoine paisible et sans tentation qu’est Binet. Il s’est rabattu sur l’histoire de Delamarre après l’échec de la première Tentation auprès de ses deux amis, mais, sitôt Madame Bovary terminée, il a repris son Pourana dans son tiroir, et écrit la deuxième Tentation qui n’est que la première allégée des longs discours. Le Cochon garde sa figure symbolique, mais tient moins de place. Flaubert pourtant, sentant que ce n’était pas encore l’œuvre qu’il rêvait, garda le manuscrit corrigé à côté du brouillon et passa à Salammbô.

Il revint à saint Antoine après l’Éducation sentimentale et écrivit cette fois l’œuvre définitive. La refonte est complète. Flaubert supprime toutes les personnifications abstraites, les Péchés, la Logique, la Science. Le Cochon disparaît ; peut-être Flaubert fait-il ce sacrifice à la critique et aux petits journaux, peut-être veut-il donner à son saint Antoine plus de sérieux et de force tragique. Mais les mêmes raisons auraient pu valoir contre le dieu Crepitus, trouvaille discutable de la première Tentation qu’il n’a pas eu le courage de sacrifier dans la troisième. Tout ce qu’exprimaient les personnifications abstraites et le Cochon se passe maintenant dans l’âme d’Antoine, se résume dans l’admirable monologue du début, si saisissant de densité et de mouvement dramatique, conçu comme une ouverture musicale où tous les thèmes du livre s’expriment à nu, sans figure miraculeuse, et simplement comme les sentiments naturels d’un solitaire qui pense, en un moment de rêve et de vide, à ce qui lui manque, bouffée des regrets inévitables en quiconque s’est consacré à la vie de l’esprit.

La place qu’occupaient dans les deux premières Tentations la logique et la science est tenue dans la troisième par Hilarion, l’ancien disciple revenu auprès d’Antoine pour figurer une de ses tentations. Il ressemble à la Science de 1849, « petit comme un nain, et pourtant, trapu comme un Cabire, contourné, d’aspect misérable. Des cheveux blancs couvrent sa tête prodigieusement grosse ». C’est lui qui personnifie les tentations de la pensée, donne à Antoine le désir de s’instruire, et ces tentations et ce désir ne réussissent pas très bien à Flaubert. Ils le conduisent dans la troisième partie, celle des hérésies, faite à coups de livres, et dans la quatrième partie, celle des dieux, très inégale. Tout le morceau qui concerne les dieux de la Grèce est froid et manqué, flotte désemparé entre Henri Heine et Leconte de Lisle. On comprend qu’Antoine s’écrie : « Grâce ! Grâce ! Ils me fatiguent. » Au contraire, le petit tableau de la mythologie latine, où Flaubert n’est pas écrasé par son sujet, forme un délicat et joli tableau. Le cours de spinozisme que le diable faisait dans la première Tentation à Antoine emporté sur ses cornes par l’espace est très allégé dans la Tentation de 1874, et, réduit à quelques raisonnements, s’évanouit en scepticisme dans l’air raréfié de la pensée.

Pendant le quart de siècle qui s’est écoulé de la première à la troisième Tentation, on ne saurait dire que les idées fondamentales de Flaubert se soient modifiées. Intellectuellement, il avait son siège fait à vingt-cinq ans. Mais le mobilier de son cerveau s’est quelque peu accru. La première Tentation s’était construite autour de Spinoza, plus ou moins approfondi avec Le Poittevin, et surtout d’un gros livre allemand sur les religions antiques, la Symbolique de Creuzer traduite par Guignaut. Il est curieux que la conclusion de la dernière Tentation, conclusion qui n’a pas d’antécédents dans la première, ait été fournie par un autre livre allemand, non moins indigeste et certainement plus primaire, la Création de Hæckel, ou quelque résumé populaire de cette Bible de Pécuchet. La dernière tirade paraissait singulière, et on se demandait à quoi elle rimait : « Ô bonheur ! bonheur ! J’ai vu naître la vie, j’ai vu le mouvement commencer. J’ai envie de voler, de nager, etc. Je voudrais avoir des ailes, une carapace, une écorce, etc., me blottir sous toutes les formes, pénétrer chaque atome, descendre jusqu’au fond de la matière, être la matière. » Le Journal des Goncourt nous en donne l’origine. « En fiacre, il me parle de son livre, de toutes les épreuves qu’il fait subir au solitaire de la Thébaïde et dont il sort victorieux. Puis, au moment de la séparation, à la rue d’Amsterdam, il me confie que la défaite finale du saint est due à la cellule, à la cellule scientifique112. » Flaubert écrit d’ailleurs, au sortir d’une lecture de la Création naturelle d’Hæckel, que c’est un livre « plein de faits et d’idées. C’est une des lectures les plus substantielles que je sache113 ». Mais, lisant à la même époque Schopenhauer, il ne trouve que cela à en penser : « Dire qu’il suffit de mal écrire pour avoir la réputation d’un homme sérieux ! »

Cependant n’exagérons pas. Flaubert a laissé cette dernière page dans un vague suffisant pour qu’elle ne nous paraisse pas plus incorporée à sa croyance que les autres visions de la Tentation. Il a simplement renversé l’ordre de la première Tentation, mis ici, comme tentation dernière, cette tentation de la vie prise par le dessous.

Il chanta l’arbre vu du côté des racines.

C’est l’être épousé dans son origine, le panthéisme d’en bas après celui d’en haut, la sympathie avec toutes les formes, l’état de grâce de l’artiste romantique. Il est naturel que la matière figure le point final et la tentation suprême dans cette œuvre épaisse, capiteuse et violente qui a tout pris par le côté de matière. La Tentation reste assez objective pour nous permettre de voir dans le mot : « être la matière », la chute dernière, la densité la plus forte qu’atteigne cette succession de poids qui, dès le début, l’un après l’autre, entraînaient l’esprit. La construction est inverse de celle du Satyre, finit où le Satyre commence, parce que la vie pour Victor Hugo correspond dans son ensemble à une réalité qui se fait, et pour Flaubert à une réalité qui se défait : rien d’étonnant (surtout pour un bergsonien !) à ce qu’il en trouve l’achèvement dans la matière. N’oublions pas qu’au moment où il termine la Tentation, il a déjà fait le plan de Bouvard et Pécuchet, et a même commencé l’ouvrage. Flaubert a pu s’intéresser à Hæckel, mais il le lisait en vue de Bouvard, en se mettant dans la peau de ses copistes. Cette dernière page de la Tentation établit comme un point de contact avec le livre suivant, nous fait signe qu’incipit Bouvard, qui n’est que la transposition de Saint Antoine dans le monde moderne, le drame satyrique à la suite et sur le plan de la tragédie religieuse et mystique. D’ailleurs c’est déjà de Saint Antoine que Flaubert dit en 1871 : « Le sous-titre de mon bouquin pourra être : le comble de l’insanité. »

Ce fut l’avis d’une partie de la critique. La Tentation fut encore plus mal reçue que l’Éducation, provoqua un éreintement général, un bâillement dans lequel Flaubert eût vu volontiers un bâillement de tigre. « Ce qui m’étonne, c’est qu’il y a sous plusieurs de ces critiques une haine contre moi, contre mon individu, un parti pris de dénigrement, dont je cherche la cause » ; la Revue des Deux Mondes et le Figaro se signalent, dit-il, par leur acharnement. Ces milieux s’acharnaient peut-être, en 1874, sur l’ancien invité de Compiègne et sur le salon de la princesse Mathilde : ce monde était petit. Mais la raison principale de l’insuccès de la Tentation fut sans doute dans tout ce que, malgré l’effort de rajeunissement, le livre gardait de l’époque où il avait été pensé, et de la génération périmée de 1848. Flaubert publiait un peu son vieux Pourana comme Renan quinze ans plus tard publiera l’Avenir de la science. Et précisément ceux qui comprirent et aimèrent la Tentation, ce furent des contemporains de Flaubert, qui avaient eu vingt ou vingt et un ans en 1848. Taine lui envoie une lettre très chaleureuse. L’épisode de la reine de Saba lui paraît original et séduisant, et il demande à Flaubert où il a trouvé ses documents ! Renan écrit sur la Tentation un article pour le Journal des Débats, peut-être à son corps défendant, Flaubert le lui ayant réclamé avec insistance. Le P. Didon — qui sait ce que c’est qu’un moine — l’admire, comme Dupanloup avait admiré Madame Bovary. Et Flaubert nous assure que « tous les Parnassiens sont exaltés ainsi que beaucoup de musiciens. Pourquoi les musiciens plus que les peintres ? Problème114 ».

La Tentation contient les seules pages de Flaubert qui soient écrites dans un beau style dramatique. Probablement Flaubert, en retouchant son vieux Pourana, pensa-t-il qu’il y avait là un filon intéressant à exploiter. Il commença par retaper un vieil ours de Bouilhet, le Sexe faible, une pièce qui mérite largement son épithète, et qu’il ne parvint pas à faire représenter. Son seul contact avec les planches se fit par le Candidat, joué au Vaudeville en 1874, et qui dut être retiré après la troisième représentation. « Les bourgeois de Rouen, y compris mon frère, m’ont parlé de la chute du Candidat à voix basse et d’un air contrit, comme si j’avais passé en cour d’assises pour accusation de faux. Ne pas réussir est un crime ; et la réussite est le critérium du bien115. » Bien entendu Flaubert explique son échec par de tout autres raisons que l’insuffisance de son œuvre. La cabale ! comme dit Figaro. Le Candidat ayant été écrit en 1873, à une époque d’âpres luttes politiques, pour « rouler tous les partis dans la (cf. Cambronne) », Flaubert se croit victime de la haine de tous ces partis fondus en une union sacrée contre la cause de l’art. La vérité est que le Candidat ne vaut rien, pas plus que n’importe quelle page du Sexe faible et du lugubre Château des cœurs. Comme les Goncourt, Daudet et Zola, Flaubert a abondamment maudit les juges d’un procès que la postérité n’a pas revisé : l’échec des romanciers réalistes et naturalistes au théâtre est un fait général sur lequel on pourrait échafauder bien des réflexions. Le Candidat, comédie de mœurs politiques, se rattache à une période de la vie de Flaubert où, comme tout le monde, il se croit tenu d’avoir des idées et des passions politiques, et de donner, comme les médecins d’Emma Bovary, sa consultation à la France malade. Il les exprime principalement dans ses lettres à George Sand. Tout lui paraît lié à la formation d’une aristocratie intellectuelle, dont bien entendu il sera, comme il était lieutenant de la garde nationale de Croisset. « Dans une entreprise industrielle (société anonyme) chaque actionnaire vote en raison de son apport. Il en devrait être ainsi dans le gouvernement d’une nation. Je vaux bien vingt électeurs de Croisset. L’argent, l’esprit et la race même doivent être comptés ; bref, jusqu’à présent, je n’en vois qu’une, le nombre. » Le lion se déclare non seulement propriétaire (l’argent), mais mandarin (l’esprit) et bourgeois de Rouen (la race). À la bonne heure ! « Dans trois ans, tous les Français peuvent savoir lire. Croyez-vous que nous en serons plus avancés ? Imaginez au contraire que dans chaque commune il y ait un bourgeois, un seul, ayant lu Bastiat, et que ce bourgeois-là soit respecté. Les choses changeraient116. » Une féodalité de bourgeois ayant lu Bastiat…

Le plus drôle, c’est qu’à ce moment Flaubert est plongé jusqu’au cou dans la préparation de Bouvard et Pécuchet, pour lequel il se fournit à lui-même un riche sujet d’observation. La correspondance de ces dernières années est un tohu-bohu de clameurs, de coups de poing sur la table, de crises de neurasthénie et de désespoir. Cette année de la Tentation et du Candidat, 1874, son médecin, en l’envoyant à Saint-Moritz, l’appelle « une vieille femme hystérique. — Docteur, lui dis-je, vous êtes dans le vrai117 ». Et plus loin il trouve que le mot est « profond ». Il passe une vieillesse triste. Il habite maintenant une partie de l’année à Paris, où il a depuis longtemps un appartement. Il se retourne comme le malade, et ne se trouve bien que du côté où il n’est pas. « Ce que vous me dites (dans votre dernière lettre) de vos chères petites m’a remué jusqu’au fond de l’âme. Pourquoi n’ai-je pas cela ? J’étais né avec toutes les tendresses pourtant ! Mais on ne fait pas sa destinée, on la subit. J’ai été lâche dans ma jeunesse, j’ai eu peur de la vie. Tout se paie118. » Et il est bien évident qu’il entre dans l’amour de l’art un élément de lâcheté, comme un poison dans la composition d’un remède. Faut-il jeter le remède à cause du poison ?

Mais cette contemplation triste d’une fin de vie, déserte d’êtres et peuplée seulement de souvenirs, ce flot amer de tendresses inemployées ou mortes, Flaubert saura encore les incorporer à une œuvre d’art. « Je ne pense plus qu’aux jours écoulés et aux gens qui ne peuvent revenir », dit-il en 1875. Et il écrit un jour à sa nièce : « Que sont devenus, où as-tu mis le châle et le chapeau de jardin de ma pauvre maman ? J’aime à les voir et à les toucher de temps à autre. Je n’ai pas assez de plaisir dans le monde pour me refuser ceux-là. » C’est à ce moment qu’avec des souvenirs de famille, songeant ainsi à des objets vides et à des visages morts, il écrit Un cœur simple, où il met en scène sa grand-tante et la servante Julie, mêlée ici à une servante de Trouville qui s’appelait Léonie, le perroquet authentique de Léonie. Flaubert, en y ressuscitant des jours écoulés, jette un filet sur sa vie antérieure, nous donne une ombre, une idée des mémoires qu’il n’a pas écrits, et de la couleur sous laquelle lui revenait le passé. Voici la maison de sa tante Albais (Mme Aubain), le petit pensionnat d’Honfleur où sa mère avait été élevée quelque temps, les deux fermes de sa mère près Pont-l’Evêque, Gustave et sa sœur Caroline, qui s’appellent ici Paul et Virginie. On songe à la Devinière de Rabelais, et on ferait le voyage, là aussi, Un cœur simple en main. Voici cet aspect d’automatisme que prennent dans le passé comme dans le rêve les figures anciennes après avoir joué la pauvre comédie de la vie. Voici, comme dans Madame Bovary, un peu de l’existence de Flaubert, transposée en phrases mesurées, comme un musicien transpose la sienne en le réseau des notes.

N’est-ce pas sur un rythme analogue à sa propre durée qu’il se figure et représente la vie de Félicité, qui perd l’une après l’autre toutes ses affections, va vers la solitude, devient sourde, ne vit plus qu’avec elle-même, ses souvenirs, l’image de ce perroquet ; un morceau d’existence qui s’ossifie, se fige, s’immobilise avant de se défaire ? Mais ce cœur simple a, sous cette simplicité, battu selon les grands rythmes de l’humanité, a été touché par l’amour, la religion, la mort. « C’est, dit-il, tout bonnement le récit d’une vie obscure, celle d’une pauvre fille de campagne, dévote mais mystique, dévouée sans exaltation et tendre comme du pain frais. Elle aime successivement un homme, les enfants de sa maîtresse, un neveu, un vieillard qu’elle soigne, puis son perroquet ; quand le perroquet est mort, elle le fait empailler, et en mourant à son tour elle confond le perroquet avec le Saint-Esprit. Cela n’est nullement ironique, comme vous le supposez, mais, au contraire, très sérieux et très triste. Je veux apitoyer, faire pleurer les âmes sensibles, en étant moi-même une. Hélas, oui ! l’autre samedi, à l’enterrement de George Sand, j’ai éclaté en sanglots, en embrassant la petite Aurore, puis en voyant le cercueil de ma vieille amie119. »

Un cœur simple, qui donne une telle impression de simplicité, d’aisance et d’émotion directe, fut écrit par Flaubert avec sa difficulté ordinaire, sept pages en trois semaines de travail ; il peinait sur les descriptions dont il raya une bonne partie. Pour mieux trouver la note juste, il avait un perroquet empaillé sur sa table. Aussi touchant et naïf, ce perroquet de la sainte littérature, dans le cabinet de travail du vieil écrivain que dans la chambre de Félicité !

Quand Un cœur simple parut, en 1877, Brunetière, qui venait d’entrer dans la Revue des Deux Mondes et qui épousait les vieilles histoires de la maison avec Flaubert, y écrivait : « On retrouvera donc, dans Un cœur simple, ce même accent d’irritation sourde contre la bêtise humaine et les vertus bourgeoises ; ce même et profond mépris du romancier pour ses personnages et pour l’homme ; cette même dérision, cette même rudesse et cette même brutalité comique dont les boutades soulèvent un rire plus triste que les larmes.120 » On ne saurait être plus aveuglé par le parti pris, et la comparaison de ces lignes avec les lettres de Flaubert quand il écrit son conte ne nous conduit pas à estimer ici la clairvoyance du critique. Un cœur simple marque au contraire un tournant, dans la littérature de Flaubert, vers plus d’amitié et de pitié humaines, tournant qui ne nous paraîtra pas inattendu chez le créateur de Mme Arnoux. Comme il avait écrit l’Éducation pour Sainte-Beuve, il écrit Un cœur simple pour George Sand, ainsi que leur correspondance en témoigne. Il y a là une uniformité paisible, une abondance intérieure, qui se rapprochent du style épique, celui d’Hermann et Dorothée, mettent sur les choses et les gens une note de bienveillance sereine. Même le pharmacien de Pont-l’Évêque, dont la corporation est en froid avec Flaubert, nous apparaît sous des couleurs sympathiques ; il a toujours été « bon pour le perroquet ». La vie de Félicité est une vie humaine, où tient tout l’essentiel de l’humanité, et qui ressemble, par ses désillusions, à celle de Flaubert, à celle, un peu, de tout homme. En fermant le livre, nous gardons l’impression que du point de vue de Sirius, comme disait Renan, l’existence d’un Flaubert et celle d’une Félicité se confondent à peu près dans la même image composite. Loulou le perroquet ne ressemble-t-il pas à ce rêve d’exotisme qui avait donné la Tentation et Salammbô, qui allait donner Hérodias ?

La Légende de saint Julien l’Hospitalier, que Flaubert projetait depuis longtemps, et qui fut écrite avec une facilité et une rapidité relatives, répond, elle aussi, à une détente à une douceur d’arrière-saison ; elle est un peu à la Tentation de saint Antoine ce qu’Un cœur simple est à Madame Bovary. Malgré cette aisance de rédaction, ou peut-être à cause d’elle, Saint Julien donne l’impression d’un style plus beau, plus lumineux que toute autre œuvre de Flaubert. On y admire un équilibre parfait entre la spontanéité et l’ampleur de la narration d’une part, et la perfection des phrases, la pureté pittoresque du détail d’autre part, entre ce qu’on pourrait appeler le mouvement de translation et le mouvement de rotation d’un livre.

Saint Julien et Un cœur simple sont pris dans le même rythme religieux et chrétien, épousé sincèrement et franchement de l’intérieur, et non, comme dans la Tentation, utilisé en parodie par l’intelligence. Mêlés de tendresse et d’amertume, modèles du ton tempéré, l’un et l’autre vont vers le triomphe et la paix. La mort de Félicité comme la mort de Julien, c’est l’achèvement d’une vie qui a mérité d’être. Les puissances qui sont présentes à leur lit de mort sont les puissances de lumière, exactement le contraire de cette puissance des ténèbres que Flaubert a tenu à placer, sous la figure de l’Aveugle, près d’Emma Bovary comme un symbole de sa damnation, de sa vie perdue. Car la vie de Félicité et la vie de Julien sont au contraire des vies gagnées. Et gagnées aux deux extrémités de la nature humaine, ces extrémités que le triomphe du christianisme consiste à comprendre pareillement. Tandis que la vie de Félicité est le type de la vie la plus simple, la vie de Julien est le type de la vie la plus tragique. La vie de Félicité peut s’appeler par excellence la vie qui n’a pas d’histoire, et Drumont écrivait : « Soixante années pendant lesquelles deux ou trois trônes se sont écroulés ont passé sur cette douce créature sans l’agiter davantage que quelque tempête effroyable ne trouble le polype en sa tranquillité profonde. » La vie de Julien, destiné à tuer son père et sa mère, réalise au contraire le sommet de la vie tragique, à la fois celle d’Œdipe et d’Oreste qui ne tuent que l’un ou l’autre. Et cette vie, admirablement choisie par Flaubert, comme les grandes légendes ouvre d’infinies perspectives religieuses. Évidemment on voit, dans ce choix, la joie de dépouiller les bestiaires et les livres de vénerie du moyen âge. Mais il y a aussi la conscience d’un sujet plein de vérité profonde, à la fois occidentale et hindoue. Dans cette destinée du meurtre qui saisit Julien et le roule sur la pente tragique, nous reconnaissons l’humanité entière qui porte cela dans sa chair, et n’en peut être lavée que par une grâce surnaturelle. Depuis la goutte de sang de la souris jusqu’à l’assassinat de ses parents, Julien est pris dans le tourbillon de la fatalité qui ne lâchera pas parce que ce tourbillon est sa nature même, parce qu’il est notre nature. D’un côté une pente qui se descend, de l’autre une pente qui se remonte. L’homme qui se donne, après l’homme qui a tué, l’équilibre entre l’intensité de la pénitence et l’abondance du sang versé, le plateau plein de grâce qui compense peu à peu le plateau plein de meurtre, et sur lequel le lépreux transfiguré en Jésus-Christ, enlève au ciel le criminel transfiguré en saint.

Il n’y a peut-être pas dans la prose française de narration plus nourrie, plus ample et mieux tenue que celle de Saint Julien. Il semble que Flaubert l’ait écrite dans un état de grâce où les choses humaines prenaient une valeur absolue de symbole, où tout se déroulait, et le style lui-même, avec une nécessité fluide. « Il était en chasse dans un pays quelconque, dit Flaubert de Julien, depuis un temps indéterminé, par le fait seul de sa propre existence, tout s’accomplissait avec la facilité que l’on éprouve dans les rêves. » (Une phrase qui était déjà dans l’Éducation.) C’est bien cela : une existence qui, à force de plonger dans la nécessité absolue et nue de la nature humaine, prend l’apparence d’un songe. Dans cette détente de l’idée du style tout coule comme une eau puissante. On imagine une grande œuvre de Flaubert pensée et écrite ainsi, le contraire de l’Éducation et de Bouvard.

Ce qu’Un cœur simple est à Madame Bovary, ce que Saint Julien est à Saint Antoine, Hérodias l’est-elle à Salammbô ? Peut-être. Un des reproches principaux adressés par la critique à Salammbô, c’est de mettre en scène une époque perdue, détachée du système de la civilisation occidentale, et qui nous touche aussi peu qu’un morceau de planète étrangère. L’écolier distrait à qui on demande ce qu’il fait en classe répond qu’il attend qu’on sorte. Faguet disait que dans Salammbô on attend les Romains. J’avoue que je ne me sens nullement concerné dans cet on. Mais enfin Hérodias donne satisfaction à ceux qui faisaient ce reproche à Salammbô. Ce ne sont pas seulement les Romains qui figurent dans Hérodias, mais aussi les Juifs, précisément à l’époque où le contact entre les Romains et les Juifs, entre l’Occident et l’Orient, renouvelle la face du monde et produit la civilisation dont nous vivons aujourd’hui. Ce raccourci d’histoire est concentré tout entier sur une plaque tournante, où ce qui tourne c’est en effet la destinée du monde. Pour plusieurs raisons, il n’eût pas convenu à Flaubert de traiter un épisode de la vie de Jésus. Mais celle du Précurseur se trouvait sur l’exacte frontière du religieux et du profane, aussi bien que de l’antiquité judéo-romaine et du christianisme. Elle comportait les figures de femmes singulières et couvertes de joyaux qui sont indispensables, comme centres de cristallisation, à l’archéologie de Flaubert. Et il a en somme réussi. La Tentation avait eu le suffrage de Renan. Taine, peu artiste et qui cherche le solide et l’instructif, qui se pose devant toute œuvre d’art cette question : Qu’est-ce que cela m’apprend ? écrit d’Hérodias : « Ces quatre-vingts pages m’en apprennent plus sur les alentours, les origines et le fond du christianisme que l’ouvrage de Renan. » Le texte biblique y est d’ailleurs utilisé de près.

Hérodias n’est pas écrite avec la facilité épique, l’abondance et la détente de Saint Julien. Elle est toute en tension, en application, en conscience lucide, méticuleuse et défiante. Flaubert a voulu, comme dans Salammbô, donner satisfaction à son démon de l’histoire et du passé. « Ce qui me séduit là-dedans, c’est la mine officielle d’Hérode (un vrai préfet), et la figure farouche d’Hérodias, une sorte de Cléopâtre et de Maintenon ; la question des races dominait tout. » Ce contact du Sémite et du Romain, qu’il avait voulu éviter dans Salammbô, peut-être comme trop facile, trop attendu, trop idée reçue, il le prend pour sujet essentiel d’Hérodias. Et de curieuses trouvailles le poussent à l’extrême et au paradoxe. Le moindre n’est pas cette rencontre, en une même scène, du futur Vitellius, jeune phénomène de goinfrerie et de Iaokanann vaticinant dans sa prison, sec et noir comme les sauterelles dont il se nourrissait au désert. Tous ces signes complexes ramassés sur le plus petit espace — la visite d’Aulus à Hérode — sont arrêtés, saisis, fixés avec un art attentif de lapidaire, une patience presque ironique, la joie un peu sarcastique de montrer des choses bizarres et d’inventorier les coulisses d’un drame sacré.

Ces Trois Contes qui paraissent au premier abord un hors-d’œuvre un peu secondaire dans la production de Flaubert, on peut, à la réflexion, les regarder comme un de ses livres les plus représentatifs, les plus clairs, et où il est allé le plus loin dans le goût et dans l’expression d’un de ses sentiments profonds : à savoir cette passion de l’histoire, de la vie passée qui d’être passée acquiert pour l’homme de rêve un prestige singulier, tout ce qui de Chateaubriand était entré pour la transformer, et pour se transformer soi-même profondément, dans la littérature du xixe  siècle. Les Trois Contes représentent trois manières différentes, les trois seules manières peut-être, non d’écrire l’histoire, mais de l’utiliser pour en faire de l’art.

Un cœur simple c’est l’analyse de la réalité vraiment « simple », de l’une des gouttes d’eau dont est faite la mer d’une durée sociale et d’un passé historique. La vie d’un être individuel, dans l’humble sphère où existe Félicité, n’appartient pas à l’histoire, mais elle est à elle toute seule une histoire. Voilà ce que Flaubert a mis en valeur de la façon la plus délicate et la plus subtile en faisant croiser l’histoire de Félicité par l’histoire tout court, en ménageant comme un peintre hollandais les plans de transition entre cette durée individuelle et une durée historique. Quelle résonance infinie dans une page comme celle-ci : « Puis des années s’écoulèrent, toutes pareilles et sans autres épisodes que le retour des grandes fêtes : Pâques, l’Assomption, la Toussaint. Des événements intérieurs faisaient une date où l’on se reportait plus tard. Ainsi, en 1825, deux vitriers badigeonnèrent le vestibule ; en 1827, une portion du toit, tombant dans la cour, faillit tuer un homme. L’été de 1828, ce fut à Madame d’offrir le pain bénit ; Bourais, vers cette époque, s’absenta mystérieusement ; et les anciennes connaissances peu à peu s’en allèrent : Guyot, Mme Lechaptois, Robelin, l’oncle Grémanville, paralysé depuis longtemps. Une nuit, le conducteur de la malle-poste annonça dans Pont-l’Évêque la révolution de Juillet. Un sous-préfet nouveau, peu de jours après, fut nommé, le baron de Larsonnière, ex-consul en Amérique. » La durée de la famille n’est pas modifiée par cette révolution, mais bien par le nouveau sous-préfet, propriétaire de Loulou que la sous-préfète laissera à Félicité. Événement capital, puisque toute la vie intérieure, toute la religion de Félicité sera transformée, et que Loulou l’Américain, à la fois pour elle ce que sont pour Salammbô le python noir et le zaïmph, finira par se confondre avec le Saint-Esprit, deviendra, pour une servante de Pont-l’Evêque, un dieu.

Un cœur simple raconte l’histoire quotidienne dans laquelle nous vivons et qui pour cela ne se laisse pas saisir comme histoire. Au contraire, dans Saint Julien, un recul infini transforme l’histoire en légende. Un cœur simple et Saint Julien sont placés aux deux extrémités où il n’y a pas encore et où il n’y a plus d’histoire, et où, pourtant, la figure de l’histoire rôde, ici comme un pressentiment et là comme un souvenir. L’un et l’autre, si on veut les définir par ce qu’ils ne sont pas, figurent pour Flaubert ce qui n’est pas dans les livres, ce qui était l’être normal de la durée humaine avant que ceci eût tué cela, que le livre eût tué la foi naïve et la cathédrale, puisqu’Un cœur simple est pris à la chronique spontanée de la famille de Flaubert, et Saint Julien à un vitrail d’une vieille église. Ces deux formes de ce qui est en deçà et au-delà de l’histoire mettent d’autant mieux en valeur les réalités historiques d’Hérodias, le récit taillé à même le plein et le vif de l’histoire, celui où un Taine trouve tant d’informations précieuses, le belvédère d’où deux civilisations, celle des Juifs et celle des Romains, apparaîtront dans toute leur substance, leur contraste et leurs rapports. Dans Saint Julien, il n’y a plus d’histoire, tout est devenu légende religieuse, couleur de vitrail et symbole. Dans Hérodias au contraire, une des grandes légendes humaines est ramenée à de l’histoire nue, à du détail archéologique et politique aussi vrai que possible. Il est même curieux de voir le génie historique fonctionner dans Hérodias tout à fait comme dans Polyeucte, auquel sans doute Flaubert ne pensait guère. Les deux Normands subtils ont eu recours, en somme, aux mêmes procédés, aux mêmes valeurs, pour représenter en historiens la mise en contact et le heurt tragique de la religion nouvelle et de l’administration impériale romaine : un homme saisi par l’aura religieuse, Iaokanann et Polyeucte, — un préfet, Hérode et Félix, que cette explosion religieuse inquiète non seulement dans son administration, mais dans sa famille, dans les femmes de sa maison, sexe toujours disposé à être secoué par les courants de fanatisme, — un visiteur, Aulus et Sévère, qui arrive investi de tout le prestige impérial, et devant qui le fanatique créera précisément une affaire très désagréable pour un fonctionnaire, — le tout se terminant par la nécessité où se trouve le préfet de sacrifier une tête qu’il ne tiendrait pas autrement à voir tomber.

Flaubert écrivit les Trois Contes comme intermède et délassement pendant l’élaboration de Bouvard et Pécuchet qui l’occupa les dix dernières années de sa vie. Il méditait d’autres ouvrages. Non plus son grand roman sur l’Orient moderne, dont il caressait toujours le rêve, mais qu’il se savait trop vieux — et trop désargenté — pour étayer du nouveau voyage en Orient qui eût été nécessaire. Il pensait à un roman sur la vie politique du second Empire, faisant suite à l’Éducation sentimentale. Le projet était encore vague. Il le rêvait tantôt sous le titre de Monsieur le préfet, tantôt sous celui de Un ménage parisien : plusieurs notes, en partie dispersées dans la fâcheuse vente Franklin-Groult, figurent sous ces deux titres dans ses papiers. Beaucoup plus momentanée paraît cette idée dont nous ne trouvons de mention que dans le Journal des Goncourt : « Je veux prendre deux ou trois familles rouennaises avant la Révolution et les mener à ces temps-ci…, montrer la filiation d’un Pouyer-Quertier, descendant d’un ouvrier tisseur. Cela m’amusera de l’écrire en dialogues, avec des mises en scène très détaillées. Puis mon grand roman sur l’Empire121. »

Mais le projet auquel il songeait le plus était un Léonidas aux Thermopyles. « Avant tout, disait-il à Goncourt, j’ai besoin de me débarrasser d’une chose qui m’obsède… C’est ma bataille des Thermopyles. Je ferai un voyage en Grèce… Je veux écrire cela sans me servir de vocables techniques, sans employer par exemple le mot cnémides… Je vois dans ces guerriers une troupe de dévoués à la mort, y allant d’une manière gaie et ironique… ; le livre, il faut que ce soit pour les peuples une Marseillaise d’un ordre plus élevé. » Il veut dire l’hymne de marche, mais il pense aussi à la Marseillaise de Rude. Il est frappé par une idée plastique : celle des guerriers qui partent, non d’une manière pathétique et tendue, mais dans un style de simplicité, de solidité et de jeunesse. Cette idée se relie évidemment à la veine des Trois Contes. Comme en écrivant Un cœur simple, il cherchera la grande émotion d’art dans la pureté de la note. Comme en contant la légende de saint Julien, il s’attachera à la suite sans apprêt et sans hors-d’œuvre d’une belle narration. Comme en choisissant le sujet d’Hérodias, il appliquera la résurrection de l’art non plus à une époque morte, ignorée, prétexte à singularités et à descriptions, mais à un des grands faits populaires, à un des frontons lumineux et décisifs de l’histoire occidentale. Son ambition eût été de faire une œuvre classique, bienfaisante, une sorte de Doryphore du roman. L’idée en remontait peut-être loin. En 1845, il écrivait : « Hier le combat des Thermopyles m’a transporté comme à douze ans, ce qui prouve la candeur de mon âme, quoi qu’on dise. » Tout ce qui de cette candeur avait subsisté et s’était affiné, tourné en simplicité et en perfection, eût terminé vraiment sur une belle note la symphonie de ses créations littéraires.

Mais dans l’œuvre qui l’occupait alors et qu’il laissait inachevée, Bouvard et Pécuchet, il tourna bien le dos à la candeur. Cette œuvre était le fruit naturel d’une vieillesse précoce et triste. Sous son apparence de géant normand, Flaubert était physiquement surmené et usé ; sa maladie nerveuse, d’autres infirmités, la mauvaise hygiène de sa vie sédentaire, une nourriture peu en rapport avec cette existence, avaient détraqué et encrassé sa machine. Il vivait dans un état de malaise et d’exaspération que le Journal des Goncourt fait bien comprendre. On évitait de le contredire, par ménagement pour son système nerveux. Il se flattait depuis longtemps d’être devenu saint Polycarpe, qui, paraît-il, « avait coutume de répéter en se bouchant les oreilles et en s’enfuyant du lieu où il était : Dans quel siècle, mon Dieu, m’avez-vous fait naître… ? » Et ses amis lui souhaitaient sa fête le jour de la Saint-Polycarpe.

Et lui qui avait dû à son aisance relative, à la fortune du père Flaubert, le bonheur de réussir une destinée consacrée uniquement à l’art, il avait, dans ses derniers jours, de cruels ennuis d’argent. Une faillite suédoise ayant à peu près ruiné le mari de sa nièce, engagé dans le commerce des bois du Nord, Flaubert paya avec désintéressement, et connut une vie difficile. Il avait eu jusqu’alors de bien menues faveurs des différents régimes politiques ; la République de 1848 lui avait donné une mission en Orient, Napoléon III l’avait reçu à Compiègne, l’avait décoré (en même temps que Ponson du Terrail), la troisième République lui attribua une pension de trois mille francs, après des incidents pénibles, qui, exploités par ses ennemis de la presse, l’humilièrent cruellement. Il vit avant sa mort Maxime Du Camp reçu à l’Académie française. Il put reprendre les thèmes de la première Éducation sentimentale et méditer sur leurs deux carrières, tristement et orgueilleusement.

Les dernières années de Flaubert, leurs tristesses, cette ruine, et, du fait de sa nièce, sa brouille avec l’ami dévoué des vieux jours, Laporte, la fidélité en revanche de ses amis littéraires, les fêtes de la Saint-Polycarpe, ont été racontées avec une excellente information par M. René Dumesnil. Une attaque tua Flaubert le 8 mai 1880 à cinquante-huit ans quatre mois. Il y a dans le Journal d’Edmond de Goncourt un récit de ses obsèques, que lui-même eût aimé.

Croisset fut vendu et détruit, sauf le pavillon où travaillait Bouilhet. Bouvard et Pécuchet, inachevé, parut dans la Nouvelle Revue, avec les mêmes coupures prudentes que, vingt-trois ans plus tôt, Madame Bovary dans la Revue de Paris ; et l’histoire posthume de Flaubert commença.

Elle nécessiterait un livre entier, qui comporterait trois parties.

D’abord l’histoire de son influence sur les artistes, qui fut immense, en France surtout, mais aussi en Angleterre, en Italie, en Allemagne. Il y a vraiment une École de Flaubert, école provinciale dont il est, celle où Le Poittevin et Bouilhet l’encadrent. École Flaubert, proprement dite : il a formé lui-même le plus grand de ses disciples, Maupassant, une manière de Flaubert fils comme il y a Dumas fils. Fait unique : les quatre grands romans de Flaubert ont commandé quatre secteurs d’influence très distincts.

Ensuite l’histoire du goût public et du sentiment de la critique en ce qui concerne Flaubert, la résistance désespérée que lui opposent les soutiens du roman académique, les réticences de la critique universitaire, le dommage qu’il subit au xxe  siècle quand l’oratoire est déclassé.

Enfin l’aventure singulière de son œuvre posthume, qui ajoute à son œuvre publiée deux ailes considérables, dont lui-même certainement n’avait jamais pressenti l’intérêt : les œuvres de jeunesse et la correspondance.

Les œuvres posthumes ont permis d’apprécier la précocité et la fécondité réelles d’un écrivain que ses scrupules d’artiste contraignirent à publier tard et peu. Elles nous ont ouvert le laboratoire intérieur de Flaubert, nous ont montré quel terreau puissant nourrissait ces quelques arbres admirables. Cette connaissance croîtra encore d’un degré quand le libre usage des manuscrits de Flaubert dans les bibliothèques publiques en 1936 permettra des éditions critiques de ses grands livres. Nul écrivain n’a moins à perdre que lui à cette mise en lumière des dessous et des substructions. Œuvre de conscience, les romans de Flaubert semblent mieux prendre leur place naturelle quand plus de conscience les éclaire et les approfondit. La publication, qui restera longtemps inachevée, de la correspondance ajoute à cette lumière, à cette profondeur, à cette troisième dimension de l’œuvre de Flaubert. C’est (malgré le sottisier, et même parfois à cause du sottisier qu’on pourrait en extraire facilement) une des plus instructives et des plus intéressantes du xixe  siècle. André Gide en a fait pendant des années, dit-il, son livre de chevet, et il n’est pas le seul.

9. « Bouvard et Pécuchet »

Bouvard et Pécuchet, que Flaubert laissa inachevé, parut après sa mort et provoqua toutes sortes de diatribes et d’exclamations. Il semblait que Flaubert, ayant gardé sur le cœur les clameurs de la critique au sujet de la dernière ligne de l’Éducation sentimentale, eût étendu cette ligne en un volume entier pour la faire manger à ses contemporains et se réjouir de leur grimace. Ce ne fut plus de la colère, ce fut de la commisération. Une certaine critique a épuisé sur Bouvard et Pécuchet, comme sur les Fleurs du mal, tous les termes du scandale et du mépris. D’autre part, il y eut un groupe de flaubertistes fanatiques pour qui Bouvard était non pas un livre, mais le Livre. Ce groupe qui tenait par Georges Pouchet, le biologiste, la tradition authentique de Flaubert, et dont M. Céard, qui en était, a donné la figure dans Terrains à vendre, aurait pour homme représentatif M. Thyébaut, auteur du Vin en bouteilles, et Rémy de Gourmont s’en fit parfois l’historiographe. Gourmont est de ceux qui tiennent Bouvard non seulement pour le chef-d’œuvre de Flaubert, mais presque pour le chef-d’œuvre de la littérature. Le seul ouvrage classique dont il ait parlé avec le même enthousiasme, et qu’il ait loué pour des mérites analogues, c’est la Chanson de Roland. Et, si le « dépouillé » est l’idéal de la littérature, je ne trouve pas cela si ridicule. Toujours est-il que les opinions sur Bouvard et Pécuchet restent très partagées.

Sans être bouvardier au point de le mettre au-dessus de toute littérature, je trouve que c’est un livre très fort dans l’ensemble, mais traité dans le détail avec de terribles partis pris et une étrange lourdeur, en tout cas très digne de Flaubert, achevant avec originalité sa carrière littéraire, marquant une heure au cadran artistique du xixe  siècle, et qu’il devait écrire.

C’est immédiatement après la guerre qu’il s’était mis à Bouvard. Il s’en occupa en même temps que de la dernière Tentation, et le rapport des deux œuvres est évident, Bouvard peut être considéré comme la parodie moderne de la Tentation. Mais, comme la Tentation, Bouvard réalisait une vieille pensée de jeunesse, ou plutôt une pensée qui avait tenu la vie de Flaubert, et d’œuvres qui aient ainsi tenu toute la dimension de cette vie, il n’y en a que trois, l’Éducation sentimentale, la Tentation, Bouvard et Pécuchet. Les trois sujets ont été imposés à Flaubert non du dehors, comme ceux de Madame Bovary et de Salammbô, mais du dedans. Tous trois, son roman autobiographique, sa grande revue théologico-diabolico-cosmique, son épopée de la bêtise humaine, ont été ébauchées dès ses manuscrits d’enfant et ont pris forme de bonne heure dans ses rêves. Les deux premières étant sorties, il fallait bien que la dernière les suivît, et, Flaubert en ayant écrit avant de mourir la plus grande partie, on peut dire qu’il a réalisé toute sa destinée littéraire.

L’origine la plus lointaine de Bouvard se trouve sans doute dans le personnage du Garçon ; Flaubert enfant savourait déjà la volupté de sentir la bêtise humaine l’envahir à la façon d’une horreur sacrée, se faire consubstantielle à lui, se dédoubler en réalité de la bêtise et conscience de la bêtise.

Le sujet de Saint Antoine lui avait été fourni vers sa vingtième année par un tableau de Breughel qu’il avait vu à Gênes. Il est probable que le sujet de Bouvard date de la même époque, ce qui ajoute encore à la concordance des deux œuvres. Le scénario de Bouvard et Pécuchet se trouve dans une nouvelle d’un journaliste nommé Maurice, publiée pour la première fois dans la Gazette des Tribunaux du 14 avril 1841, et reproduite en mai de la même année dans le Journal des Journaux où Flaubert l’avait sans doute lue122. Le schème lui est resté dans la tête comme celui du tableau de Gênes, s’y est peu à peu transformé et nourri.

Enfin, c’est aussi dans sa jeunesse, à son retour d’Orient, qu’il conçoit l’idée de ce Dictionnaire des idées reçues, qui devait être tel et qu’une fois qu’on l’aurait lu on n’osât plus parler de peur de dire naturellement une des phrases qui s’y trouvent123 ». Il travaille dès cette époque à ce Dictionnaire, qui n’a été publié qu’après sa mort, et qui aurait peut-être figuré dans le second volume de Bouvard. On peut même considérer comme une esquisse du Dictionnaire ou un supplément au Dictionnaire les passages en italiques de Madame Bovary, une centaine environ (j’en ai compté quatre-vingt-treize). Les italiques indiquent qu’ils ne font pas partie du langage de l’auteur, mais donnent des exemples du langage par clichés qui appartient naturellement aux habitants d’Yonville. Ainsi sa demoiselle, — c’était bien assez bon pour la campagne, — sur les dessins d’un architecte de Paris, Homais lui apportait le journalau moins quinze mille de rentes. — Il la pria de lui jouer encore quelque chose, — ce qui acheva de le décider, c’est que ça ne lui coûterait rien. À la limite de Madame Bovary, il y a un livre où il n’y aurait plus besoin de rien mettre en italiques, parce que tout devrait y être. C’est Bouvard et Pécuchet.

A l’origine de Bouvard, on trouve donc un état d’esprit et un sujet qui sont à peu près aussi anciens l’un que l’autre, mais qui ne se raccordent, comme une âme et un corps, qu’assez tard. Flaubert écrivait, au temps de Madame Bovary : « Je sens contre la bêtise de mon époque des flots de haine qui m’étouffent. (Je coupe la citation, qui reprend sur une autre image.)… J’en veux faire une pâte dont je barbouillerai le xixe  siècle, comme on dore de bouse de vache les pagodes indiennes, et qui sait ? Cela durera peut-être. Il ne faut qu’un rayon de soleil, l’inspiration d’un moment124. » Ainsi Bouilhet, après quelque échec dramatique, avait pensé à donner publiquement sa démission motivée (et terriblement motivée !) de Français et à aller vivre aux antipodes. Edmond de Goncourt, après le double insuccès dramatique de Germinie Lacerteux et de Patrie en danger, en 1889, écrivait : « Je voudrais faire un livre — pas un roman — où je pourrais cracher de haut sur mon siècle, un livre ayant pour titre : Les Mensonges de mon temps 125. » Ces ronds dans le puits font sans doute une bonne partie du Journal des Goncourt encore inédit. Et Maxime Du Camp trouvant, lui aussi, que son temps ne l’appréciait pas à son mérite, a confié aux mêmes armoires secrètes de la Bibliothèque nationale, comme le barbier de Midas aux roseaux, les Mœurs de mon temps, d’un temps aux oreilles d’âne. Voilà une génération qui paraît en avoir eu fort gros sur le cœur. « Ô France ! s’écrie Flaubert, bien que ce soit notre pays, c’est un triste pays, avouons-le. Je me sens submergé par le flot de bêtise qui le couvre, par l’inondation de crétinisme sous lequel il disparaît. Et j’éprouve la terreur qu’avaient les contemporains de Noé, quand ils voyaient la mer monter toujours126. » Devant ce déluge, Flaubert, comme le père du vin, songe à fabriquer une arche, une arche qui, au contraire de celle de Noé, soit le conservatoire non de la vie soustraite au flot qui monte, mais des formes grotesques, absurdes et mortes qui collaborent avec ce flot pour amener le règne du nihilisme intégral.

Et il faut que ce soit, conformément à l’esthétique de Flaubert, une œuvre impersonnelle. Il ne s’agira pas de déclamer contre la bêtise, mais de se soumettre à elle pour l’inventorier et la cataloguer, de se faire petit enfant à son école comme Bacon voulait que le savant se fît petit enfant à l’école de la nature. Les italiques de Madame Bovary présentaient déjà des morceaux de ce catalogue. Certaines pages le condensaient même de façon moins fragmentaire. Dans le passage où Homais, après le départ de Léon, parle de la vie à Paris, Flaubert se flatte d’avoir « réuni toutes les bêtises que l’on dit en province sur Paris, la vie d’étudiant, les actrices, les filous qui nous abordent dans les jardins publics, et la cuisine de restaurant toujours plus malsaine que la cuisine bourgeoise127 ». Et le Dictionnaire des idées reçues démontrera que « les majorités ont toujours raison, les minorités toujours tort. J’immolerai les grands hommes à tous les imbéciles, les martyrs à tous les bourreaux ».

Pour trouver en soi l’étoffe nécessaire à une œuvre pareille, il faut avoir, avec le sens et l’horreur de la bêtise, un certain goût de la bêtise, conçue, non comme une simple négation de la raison et de l’art, mais comme une réalité substantielle et solide. Il faut, comme Antoine par le Catoblépas, être attiré par la stupidité, en avoir besoin pour la vie, la joie, la santé de son esprit, être sensible à cette matière de son art comme le sculpteur au marbre et le poète aux mots. Flaubert savourait, humait, dégustait la bêtise, comme un amateur normand se délecte à un fromage avancé. Parlant de l’horloger qui, à Croisset, venait remonter les pendules, il écrit à sa nièce : « Je m’aperçois que cet imbécile-là occupe une place de mon existence ; car il est certain que je suis joyeux quand je l’aperçois. Ô puissance de la bêtise128 ! » Cela se retrouvera dans le flaubertisme intégral, le bouvardisme orthodoxe de Huysmans, de Thyébaut, de Gourmont. Ainsi son horreur de la bêtise n’entre que pour une petite part dans l’attraction qu’elle exerce sur Flaubert. Il ne cherche pas seulement à la représenter, mais à l’incarner, et Bouvard et Pécuchet devient une curieuse fusion de l’auteur et de son sujet.

 

Pour écrire l’histoire de ses deux copistes, il se fit copiste. Depuis 1871, il s’est mis à entasser des notes, à lire et à extraire. « Savez-vous à combien se montent les volumes qu’il m’a fallu absorber pour mes deux bonshommes ? À plus de 1500. Mon dossier de notes a huit pouces d’épaisseur, et tout cela ou rien, c’est la même chose. Mais cette surabondance de documents m’a permis de n’être plus pédant ; de cela j’en suis sûr129. » Ce sont de ces choses dont on n’est jamais bien sûr. Admettons que le pédantisme, l’état d’âme de Bouvard et Pécuchet, celui de Flaubert soient trois choses assez différentes. Elles ont au moins ce trait commun de consister en un entassement de connaissances inutiles et mal digérées.

« La sotte chose, dit Montaigne, qu’un vieillard abécédaire ! » Or, Bouvard et Pécuchet, c’est la monographie de deux vieillards abécédaires, et le comique du livre a le même principe que le comique du Bourgeois gentilhomme. Il s’agit de vieilles gens qui sont ridicules en faisant ce qui convient à un adolescent. Arrivés à l’âge où l’on doit achever de vivre, ils se mettent à recommencer leur vie. Et on ne voit pas comment Flaubert peut tirer argument contre la vie humaine, la nature humaine, d’un exemple qui est une violation évidente des lois de la vie et de la nature. En quoi le ridicule qu’il y a à apprendre hors de saison porte-t-il contre l’instruction ? En quoi le ridicule amoureux d’un vieux roquentin comme Bouvard, d’un coquebin qui perd son innocence à cinquante ans, comme Pécuchet, portent-ils contre l’amour ? Quand Bouvard et Pécuchet se mettent à élever les deux enfants d’un forçat, occasion pour Flaubert de faire défiler toutes les sottises qu’il a ramassées sur l’éducation, qu’est-ce que cela prouve contre les parents qui font eux-mêmes leurs enfants, et contre l’éducation que donnent ceux dont c’est le métier de la donner ?

Et pourtant Bouvard et Pécuchet nous paraît, quand nous connaissons la vie et le tempérament de Flaubert, un livre nécessaire. Il fallait que Flaubert l’écrivît. C’est avec une grande vérité qu’il dit : « Je me demande souvent pourquoi passer tant d’années là-dessus, et si je n’aurais pas mieux fait d’écrire autre chose. Mais je me réponds que je n’étais pas libre de choisir, ce qui est vrai. » Aucun livre ne tient plus au fond de son être. Je le rattachais tout à l’heure aux Idées reçues et au Garçon. En réalité, il remonte encore plus loin, au temps où Flaubert et sa petite sœur allaient regarder par la vitre les cadavres dans l’amphithéâtre de l’Hôtel-Dieu, où Flaubert ne pouvait, disait-il, voir un vivant sans penser à son cadavre. Bouvard et Pécuchet, c’est un tableau des réalités, des connaissances, des volontés humaines vues du point de vue du cadavre, vues au moment où elles vont se tourner en cadavres. Et ce qu’il y a de plus proche du cadavre physique et moral c’est la vieillesse de deux imbéciles. Mais la vieillesse, Flaubert a pu, malheureusement, l’observer moins chez les autres que chez lui-même. Et depuis longtemps. Comme il l’a dit sous bien des formes, il est né vieux. Il porte la vieillesse en lui. Il n’en est pas évidemment de même de la bêtise, mais tout son organisme intellectuel et moral est fait pour la flairer, l’absorber, s’en nourrir et s’en réjouir avec une bonne conscience sarcastique, — avec le rire du Garçon. Le sujet de Bouvard était la tentation à laquelle devait le plus facilement céder ce saint Antoine littéraire.

Car, à mesure que son idée s’élaborait et que son livre se faisait, son sujet se dédoublait et son œuvre devenait deux, comme ses personnages eux-mêmes qui sont la bêtise à l’état de dualité. Deux sujets qui se raccordent mal, mais dont l’absence de raccord logique fait précisément le mouvement, la vie, la fécondité (voyez dans l’Art de Rodin les pages sur le Ney de Rude). D’une part, la mise à nu de la bêtise chez deux damnés de l’intelligence. D’autre part, une autobiographie ou une autoscopie de Flaubert lui-même. À mesure que son roman s’avançait, il exprimait dans Bouvard et Pécuchet davantage de lui, il prêtait sa pensée, son intelligence, sa critique, il se mettait dans leur peau, s’y précipitait comme on se jette à l’eau. Ils étaient lui, comme Folantin et Durtal sont Huysmans.

Flaubert ne pouvait écrire Bouvard et Pécuchet sans se faire lui-même vieillard abécédaire. Ce qu’il raillait, il avait commencé par l’adorer. Il avait dit un jour : « La veille de sa mort, Socrate priait, dans sa prison, je ne sais plus quel musicien de lui enseigner un air sur la lyre. « À quoi bon, dit l’autre, puisque tu vas mourir ? — À le savoir avant de mourir », répondit Socrate. Voilà une des choses les plus hautes en morale que je connaisse, et j’aimerais mieux l’avoir dite que pris Sébastopol130. » Ce qu’il trouvait si haut, il le trouva ensuite grotesque, mais il le pratiqua et combien ! et comment ! — pour en sentir et en faire sentir le grotesque ! « Il me faut apprendre un tas de choses que j’ignore. Dans un mois j’espère en avoir fini avec l’agriculture et le jardinage, et je ne serai qu’aux deux tiers de mon premier chapitre. » Et il les apprend comme on peut apprendre passé cinquante ans. Notons d’ailleurs qu’il a donné à Bouvard et à Pécuchet, lorsqu’ils se retirent à la campagne pour étudier, exactement l’âge qu’il a lui-même quand il commence à rédiger leur histoire, cinquante-trois ans. Leur métier de copistes n’est pas si différent du sien, il est le sien lorsque la littérature l’écœure et qu’il a dans la bouche le goût d’encre jusqu’à en vomir. « Je n’attends plus rien de la vie qu’une suite de feuilles de papier à barbouiller de noir. » Il étudie la chimie pour la faire étudier à ses deux bonshommes, et il avoue qu’il n’y comprend rien. Et il éclate en cet aveu : « Bouvard et Pécuchet m’emplissent à un tel point que je suis devenu eux. Leur bêtise est mienne, et j’en crève131. »

Leur bêtise était sienne parce qu’il s’était passé à peu près ceci. La vie de Flaubert, comme celle de presque tout le monde, avait été faite en grande partie de déceptions et d’échecs. Mais ces échecs n’en sont plus pour l’homme de lettres qui sait les utiliser, les objectiver, les récupérer comme la mitrailleuse récupère ses gaz, les porter à l’être en en faisant de l’art. Madame Bovary et l’Éducation étaient déjà des romans de l’échec, et Flaubert, en écrivant Bouvard, ne fait que creuser le sillon marqué par Emma et par Frédéric, donner pour suite à l’Éducation sentimentale une Éducation intellectuelle. Il sera même obligé dans Bouvard de reprendre en mineur les thèmes de ses premiers romans. Le curé de Madame Bovary y reparaît, et le tableau de la révolution de 1848 en province y fait pendant au tableau de la révolution à Paris. De l’une à l’autre des trois œuvres, Flaubert s’est avancé sur une même voie, vers le parti le plus franc et le plus absolu. Il a fait Bouvard et Pécuchet comme il a fait Emma et Frédéric, avec ses propres échecs, non des échecs accidentels et de malchance comme ceux d’Emma, mais des échecs qui proviennent d’une nature pleinement et profondément disposée à l’échec. Si Bouvard et Pécuchet étudient à contretemps, c’est que telle était à peu près la manière d’étudier de Flaubert. Au moment de passer son baccalauréat, il est effrayé de ne pas savoir encore lire le grec. Mais en 1846 lorsqu’il approche de la trentaine, il écrit : « Je ris de pitié sur la vanité de la volonté humaine quand je songe que voilà six ans que je veux me remettre au grec et que les circonstances sont telles que je ne suis pas encore arrivé aux verbes. » Il passa des mois à lire la plume à la main et à analyser scène par scène le théâtre de Voltaire. Et comme Flaubert, heureusement, avait une nature d’artiste et non de critique ou d’érudit, ces besognes, absurdes pour lui, auxquelles il se condamnait, le dégoûtaient comme autrefois l’étude du droit. Il dit de Bouvard et de Pécuchet : « Ils conclurent que la physiologie est (suivant un vieux mot) le roman de la médecine. N’ayant pu la comprendre, ils n’y croyaient pas. » Et c’est bien souvent son cas.

C’est plus souvent encore le cas de l’espèce humaine, où l’on conclut volontiers des limites et des lacunes de son propre cerveau à l’absurdité ou à la « faillite » de la science. Le personnage de la Science dans la première Tentation était une ébauche de Bouvard et de Pécuchet. Il formerait fort bien le pont entre cette Tentation et Bouvard, entre les deux œuvres jumelles.

Ainsi Bouvard et Pécuchet est d’un côté une continuation de Madame Bovary et de l’Éducation sur le thème de l’échec, — d’un autre côté une réplique moderne et grotesque du défilé encyclopédique de la Tentation. Peut-être évoquerait-on aussi Salammbô. Pour Sainte-Beuve, pour une bonne partie de la critique et du public, Salammbô a certains caractères de cette histoire du duc d’Angoulême que se mettent à écrire Bouvard et Pécuchet. Flaubert a choisi le sujet de Carthage pour des raisons, peut-être pas très différentes, d’isolement, de singularité, d’inutilité. Il semble qu’il ait dans Bouvard dressé la carte géographique de son paysage littéraire.

Flaubert avait assez de clairvoyance, d’impassibilité chirurgicale, de sentiment du grotesque triste, non seulement pour voir, mais pour exagérer ses échecs et ses infirmités, et pour s’en débarrasser ainsi idéalement, par une sorte de purgation des passions. Mais ce n’est là qu’une moitié de Bouvard. Ses deux personnages, il ne les a pas fait participer seulement à ses parties inférieures, j’allais dire ses parties honteuses, mais à ses parties supérieures. Il avait poussé la critique jusqu’à faire sortir, par leur intermédiaire, de sa propre nature une nature d’imbécile. Mais, inversement, de leur nature d’imbéciles, il fait sortir une nature critique comme la sienne. Après s’être fait eux, il les fait lui.

« Alors, une faculté pitoyable se développa dans leur esprit, celle de voir la bêtise et de ne plus la tolérer.

« Des choses insignifiantes les attristaient ; les réclames des journaux, le profil d’un bourgeois, une sotte réflexion entendue par hasard.

« En songeant à ce qu’on disait dans leur village, et qu’il y avait jusqu’aux antipodes d’autres Coulon, d’autres Marescot, d’autres Foureau, ils sentaient peser sur eux comme la lourdeur de toute la terre.

« Ils ne sortaient plus, ne recevaient personne. »

Ils deviennent Flaubert à Croisset. Il semble qu’au bout de tout, il y ait pour lui ce qu’on pourrait appeler la vieillerie puérile, cet enfant en cheveux blancs qu’était la Science de la première Tentation, devenu l’Hilarion de la troisième. « Je tourne à la bedolle, au cheik », disait-il. Ses sympathies vont à ceux qui tournent dans la même direction. Il s’enthousiasme pour cette parole de Boileau : « Les bêtises que j’entends dire à l’Académie hâtent ma fin. » Un homme dont la mort a été avancée par la bêtise humaine et, qui plus est, par celle d’une compagnie que Flaubert ne porte pas dans son cœur, ne saurait être considéré que comme un brave tombé au champ d’honneur.

Le champ de choux où Bouvard et Pécuchet trament leurs expériences agricoles et autres est un de ces champs d’honneur. Ils deviennent les porte-sentiment et les porte-parole de Flaubert comme l’avaient été Emma Bovary et Frédéric Moreau. Il n’y a que les romanciers « impersonnels » pour se multiplier ainsi en tous leurs personnages ! Dans le chapitre VI, consacré à la politique, qui est le plus vivant du livre, ils en arrivent l’un et l’autre à professer les opinions de Flaubert, à les exprimer en les mêmes termes que ceux de la Correspondance, et après des expériences qui ne sont en somme pas très différentes des siennes. « Puisque les bourgeois sont féroces, dit Pécuchet, les ouvriers jaloux, les prêtres serviles, et que le peuple enfin accepte tous les tyrans, pourvu qu’on lui laisse le museau dans sa gamelle, Napoléon a bien fait ! qu’il le bâillonne, le foule et l’extermine ! Ce ne sera jamais trop pour sa haine du droit, sa lâcheté, son ineptie et son aveuglement. » Et Bouvard conclut comme Flaubert, Bouilhet ou les Goncourt quand une de leurs pièces tombait : « Tout me dégoûte ! Vendons plutôt notre baraque, et allons au tonnerre de Dieu chez les sauvages ! »

De sorte que Bouvard est une seconde mouture de l’Éducation, l’Éducation abaissée d’un étage vers le plat, le vulgaire et le ridicule. Même le plan et le sujet de cette Éducation intellectuelle rappellent ceux de l’Éducation sentimentale. Bouvard et Pécuchet répondent à Frédéric et à Deslauriers. L’un et l’autre livres pourraient s’appeler le « roman d’un héritage ». Un héritage inattendu élève Frédéric, comme les deux copistes, au-dessus de leur condition, leur ouvre le monde avec la clef d’argent, l’argent faisant fonction, comme compère de revue, de ce qu’est le diable dans la Tentation. Pour Frédéric, provincial, le monde que lui permet cet héritage, c’est Paris. Pour Bouvard et Pécuchet, Parisiens, c’est la vie indépendante à la campagne. Flaubert, qui a mené l’une et l’autre, s’est ridiculisé lui-même dans l’exercice de l’une et de l’autre, a joint à ces ridicules que lui fournissait son miroir (il ne pouvait pas se faire la barbe sans rire de pitié), tous ceux que lui apportait son flair du grotesque triste. Bouvard et Pécuchet retirés à la campagne, libres de soucis matériels, pouvaient réaliser dans toute son immensité la nature du bourgeois, c’est-à-dire de l’homme, puisque tout ce qu’on fait s’incorpore à la nature bourgeoise, tout ce qu’on dit tombe de son poids naturel et à une place fixée dans le Dictionnaire des idées reçues. « Et ils mangeraient les poules de leur basse-cour, les légumes de leur jardin, et dîneraient en gardant leurs sabots. Nous ferons tout ce qu’il nous plaira ! Nous laisserons pousser notre barbe. »

Quand Bouvard et Pécuchet vivent pour eux seuls, ils sont représentés par Flaubert sous leur aspect d’imbéciles, mais lorsqu’ils sont en contact avec des gens encore plus bêtes, ils deviennent les représentants de l’intelligence critique. Ils reçoivent de l’avancement à la façon du comédien qui, après avoir fait les pattes de derrière de l’âne, fera les pattes de devant. En matière politique, nous avons vu qu’ils ont généralement les opinions de Flaubert. Bouvard parle comme lui : « Je crois plutôt à la sottise du peuple. Pense à tous ceux qui achètent la revalescière, la pommade Dupuytren, l’eau des châtelaines, etc. Ces nigauds forment la masse électorale, et nous subissons leur volonté. Pourquoi ne peut-on se faire, avec des lapins, trois mille livres de rente ? C’est qu’une agglomération trop nombreuse est une cause de mort. De même, par le fait seul de la foule, les formes de bêtise qu’elle contient se développent, et il en résulte des effets incalculables. » Pas plus que Frédéric Moreau, Bouvard et Pécuchet ne se laissent entraîner par les courants politiques. Après le Deux Décembre, ils arrivent à cette conclusion : « Hein ! le progrès, quelle blague ! Et la politique, une balle saleté ! » Ils ne marquent de l’enthousiasme qu’au grand moment de 1848, quand ils offrent à la commune un arbre de la liberté.

Mais, naturellement, la plantation de l’arbre est une cérémonie grotesque. Elle fait une réplique de la peinture des clubs dans l’Éducation, de même que le dîner et les conversations des bourgeois chez M. de Faverges reproduisent, dans le monde provincial, ceux des Dambreuse. Dans le tableau de l’instruction des gardes nationaux, Flaubert a certainement utilisé ses souvenirs de 1870 ; lieutenant de la garde nationale à Croisset, on sait qu’il donna sa démission parce qu’on ne voulait pas lui obéir, ce qui n’a rien d’étonnant. Nous apprenons en effet dans Bouvard et Pécuchet que Pécuchet « confondait les files et les rangs, demi-tour à droite, demi-tour à gauche ». À peu près comme Mascarille confondait la demi-lune et la lune entière ; car le lieutenant Gustave Flaubert paraît bien croire ici à l’existence du demi-tour à gauche. (Au fait il exista peut-être dans la nuit des temps.) On ne devait pas s’ennuyer, les jours d’exercice, sur la place de Croisset.

Ce ne sont pas seulement ses opinions politiques que Flaubert fait soutenir par Bouvard (celui des deux qu’il prend le plus volontiers pour porte-parole), mais même, ce qui paraît plus étrange, ses opinions littéraires. Dans le chapitre V, Bouvard les expose, mais un peu comme le Cochon, dans la première Tentation, mettait au point de bassesse et de grotesque les sentiments d’Antoine. Il les ratatine à la dimension de lieux communs ridicules. « Ils résumèrent ce qu’ils venaient d’entendre. La moralité de l’art se renferme, pour chacun, dans le côté qui flatte ses intérêts. On n’aime pas la littérature. » On est vraiment impressionné par sa décision totale et presque farouche de mettre dans Bouvard, point final de sa vie littéraire, produit de sa vieillesse (Montaigne appelait ses Essais les excréments d’un vieil esprit), tout ce qui peut en faire un point final de tout, un niveau de base absolu, un nihilisme qui, comme celui de Montaigne, s’emporte lui-même et ne s’excepte pas, puisqu’il atteint l’arche sainte : la littérature. Je disais tout à l’heure que la vie du duc d’Angoulême était la Salammbô de Bouvard et de Pécuchet. Ils ont aussi leur Madame Bovary, leur « histoire de Delamarre ». « Pécuchet se rappela un de ses chefs de bureau, un très vilain monsieur, et il ambitionnait d’en faire un livre. Bouvard avait connu, à l’estaminet, un vieux maître d’écriture ivrogne et misérable. Rien ne serait drôle comme ce personnage. » Évidemment Flaubert pense ici aux chefs de bureau, aux adjudants, aux maîtres d’étude qui commencent à fournir au naturalisme, alors à son aurore, son pain quotidien. Mais comme tout cela descend de Madame Bovary et surtout de l’Éducation, c’est en somme à lui-même qu’il en a.

Ce qui contribue peut-être le mieux à rapprocher les deux héros de Flaubert et leur créateur, c’est que la série de leurs expériences se termine comme la série même des expériences littéraires de Flaubert. Dans la dernière partie, dont nous n’avons que le plan, ils se remettaient à copier. Et copier, pour eux, c’était écrire Bouvard et Pécuchet. Ce qu’ils copiaient, c’était un répertoire de toute la bêtise humaine, qui comportait peut-être le dictionnaire des idées reçues et plus sûrement ce sottisier des livres, que Flaubert tenait à jour au fur et à mesure de ses lectures, et que Maupassant a publié le premier. Ils se délectaient, en artistes, à cette bêtise. Plusieurs des bévues recueillies par Flaubert dans son sottisier ne sont ridicules que parce qu’elles sont isolées de leur contexte. Et l’œuvre n’eût vraiment été achevée que si Flaubert eût poussé l’héroïsme jusqu’à la couronner, pour flèche suprême, de quelques fleurs d’anthologie sottisière prises dans ses propres récits. Pourquoi pas ? Le cercle eût été élégamment fermé, et le vieux serpent eût fort bien dessiné le zéro final de tout en se mordant la queue.

 

Mais pourquoi le serpent de la bêtise a-t-il deux têtes ? Pourquoi Bouvard et Pécuchet sont-ils deux, alors que saint Antoine était un ? Faguet se le demande. « Ils se doublent, dit-il, et comme se recouvrent les uns les autres, et il est agaçant de les savoir deux et de ne pas les voir deux… On aimerait mieux un seul personnage principal passant successivement par divers mondes, conversant successivement avec différents personnages secondaires », comme Faust. « Aussi bien Bouvard et Pécuchet est l’histoire d’un Faust qui serait un idiot. Il n’était pas du tout nécessaire qu’il y en eût deux132. »

C’était au contraire très nécessaire, et ce dualisme paraît l’âme même du roman. Faguet croit y voir un ressouvenir de Candide et de Pangloss (ce serait plutôt de Martin). Mais notons que dans l’article du journaliste Maurice qui forme le premier embryon de Bouvard, les deux copistes figuraient déjà. Je verrais peut-être plutôt dans l’hexasyllabe de leur double nom et de la conjonction un ressouvenir de Dupuis et Cotonet, qui sont déjà une ébauche de Bouvard et Pécuchet, et ont été présents de façon plus ou moins précise à la pensée de Flaubert. Souvenons-nous aussi que Flaubert, à ses époques de fermentation et d’enthousiasme, avait, lui aussi, été deux. D’abord avec Le Poittevin. « Si la chambre de l’Hôtel-Dieu pouvait dire tout l’embêtement que pendant douze ans deux hommes ont fait bouillonner à son foyer, je crois que l’établissement s’en écroulerait sur les bourgeois qui l’emplissent », écrit-il de Damas à Bouilhet. En Orient, c’était avec Du Camp. Toute la meilleure partie de sa vie, ce fut avec Bouilhet. Il semble qu’il ait eu besoin de garder cette racine de dualité dans sa parodie sinistre.

D’autant plus que ce besoin d’être deux est une infirmité. Pour vivre seul, disait Aristote, il faut être une brute ou un Dieu. Ce qui fait l’humanité moyenne, ce qui constitue le « bourgeois » au sens pur, c’est de s’agréger à autrui, de vivre numériquement, je ne dis pas nombreusement. Qui dit existence individuelle dit originalité, et il était nécessaire de soutirer rigoureusement de Bouvard et Pécuchet toute originalité. Au degré inférieur d’humanité où ils sont placés, on ne peut supporter la solitude, on existe et on acquiert sa troisième dimension par son reflet en autrui ; le contraire de M. Teste, qui serait à Bouvard et Pécuchet ce qu’est l’Hérodiade de Mallarmé à Salammbô.

L’un et l’autre ne commencent à exister qu’à la suite de leur rencontre, de leur découverte réciproque. À partir du moment où ils forment un couple, chacun se sent promu à une vie supérieure, trouve dans l’autre la justification et la raison de ses vagues pressentiments et de ses informes aspirations. Ils découvrent ainsi le monde extérieur. « Ayant plus d’idées, ils eurent plus de souffrances. Quand une malle-poste les croisait dans les rues, ils sentaient le besoin de partir avec elle. Le quai aux Fleurs les faisait soupirer pour la campagne. »

Et puisque Bouvard et Pécuchet va de tout son être profond vers la parodie et le « grotesque triste », il faut que ce couple ridicule de vieux débutants parodie d’une certaine façon le couple humain, le couple normal, celui de l’homme et de la femme. Il y a là une valeur mâle et une valeur féminine ou plutôt femelle. Bouvard est l’homme solide, l’homme à femmes, le roquentin, Pécuchet représente l’élément féminin non positivement, mais négativement, dans la mesure où il n’est pas un homme. Il a gardé son innocence jusqu’à cinquante-trois ans, la perd avec une jeune servante et ne fait qu’un saut de l’amour à la pharmacie : un de ces coups de pied par lesquels la rancunière déesse se venge volontiers des Hippolytes quinquagénaires. Bouvard a toujours les opinions les plus hardies, et celui des deux qui sera préposé aux expériences religieuses sera naturellement Pécuchet. Il ne fallait pas qu’ils fussent pareils, mais qu’ils se répondissent comme les deux éléments d’un ménage. Leur rencontre détermine chez l’un et chez l’autre le coup de foudre. Flaubert s’est évidemment amusé à mettre en valeur l’élément féminin de Pécuchet, comme des plaisants de village habillent pour le mardi gras un grand benêt en mariée, sans oublier le droit à la fleur d’oranger. « Leurs goûts particuliers s’harmonisaient. Bouvard fumait la pipe, aimait le fromage, prenait régulièrement sa demi-tasse. Pécuchet prisait, ne mangeait au dessert que des confitures et trempait un morceau de sucre dans le café. L’un était confiant, étourdi, généreux ; l’autre discret, méditatif, économe. » Tous deux vivent sur deux registres parallèles qui s’harmonisent précisément par leur contraste, ils forment les deux hémisphères du monde où va le voyage de découverte, les deux moitiés du globe impérial que tient en main le démon du grotesque, ce Yuk qui figurait dans une des premières œuvres de Flaubert comme son génie inspirateur. Et ce qu’ils mettent le mieux en commun, c’est leur naufrage. « Ils récapitulèrent leurs besoins inassouvis. Bouvard avait toujours désiré des chevaux, des équipages, les grands crus de Bourgogne et de belles femmes complaisantes dans une habitation splendide. L’ambition de Pécuchet était le savoir philosophique. »

Dans l’Éducation sentimentale, Flaubert avait donné à la bêtise, impartialement, un visage bourgeois et un visage démocratique. Dans Madame Bovary, elle présentait la même figure dualiste, avec Homais et Bournisien. Mais c’étaient là des formes antithétiques de la bêtise, des formes qui se niaient réciproquement. Bouvard et Pécuchet en figurent deux formes complémentaires. Ni l’un ni l’autre ne sont d’ailleurs des fantoches. Ils vivent réellement, et les autres personnages du roman aussi. Seulement, quand on compare Bouvard à l’Éducation, on constate que cette intensité de la vie a décrû d’un degré, les personnages paraissent plus secs, plus petits de moitié. On a bien toujours des hommes sous les yeux, mais il semble qu’on ait passé une frontière, qu’on soit entré dans un autre pays où l’atmosphère soit moins vaporeuse, la lumière moins tamisée, les gestes plus saccadés et plus représentatifs. Les petites phrases et les petits paragraphes contribuent à cet effet. On dirait qu’une main de géant, celle de Micromégas, a pris l’espèce humaine, la regarde ironiquement et du dehors s’agiter. Les romans de Voltaire et certains passages de La Bruyère, lectures favorites de Flaubert, se reconnaissent.

Quand, devant Bouvard et Pécuchet, la critique lève les bras au ciel, flétrit en Flaubert le jeune homme bien doué qui a mal tourné, que, d’autre part, le flaubertisme intégral, réuni autour de M. Folantin dans l’arrière-boutique d’un traiteur sinistre, salue dans Bouvard, en même temps que l’Évangile des chefs de bureau naturalistes, le chef-d’œuvre de l’esprit humain, ces jugements, pour opposés qu’ils soient, paraissent déjà présents dans l’atmosphère du roman inachevé, lui donnent une manière de fin, s’incorporent à ce second volume virtuel (aussi précieux que le premier réel) qui comprend, avec le brouillon de Flaubert, le Dictionnaire des idées reçues, le Grand Sottisier, et les jugements sur Bouvard et Pécuchet. On ne peut pas parler de Bouvard sans dire quelque chose qui doive figurer dans le Dictionnaire ou le Sottisier. Résignons-nous à cette condition, ou plutôt acceptons-la comme une nécessité glorieuse, comme une preuve de la plasticité et de la vitalité du livre.

Le génie de Flaubert ressemble au Sadhuzag de la Tentation, dont les soixante-quatorze andouillers sont creux comme des flûtes. Quand il se tourne vers le vent du sud, il en sort des sons mélodieux. Mais quand il se tourne vers le vent du nord, son bois « exhale un hurlement, les forêts tressaillent, les fleuves remontent, la gousse des fruits éclate, et les herbes se dressent comme la chevelure d’un lâche ». Bouvard achève le cycle de ce que Flaubert a écrit sous l’inspiration du vent du nord. Ce vent du nord est un vent sec, un harmattan. Il rétrécit tout, rend tout cuisant et cassant. Flaubert, dans une page de lettre qui fournit une admirable vue critique, montre à quel point la création étoffée de Sancho est supérieure à la création sèche de Figaro. Cette création sèche de Figaro, elle participe à tout l’art sec du xviiie  siècle, celui des Lettres persanes, des romans de Voltaire et des Liaisons. Et Bouvard, cet autre Candide, appartient bien à ce rameau extrême. Mais le Flaubert qui a réalisé Homais était tourné vers le vent du sud. Homais relevait de Sancho et non de Figaro. Il venait de Molière et de M. Jourdain. Et en passant de Madame Bovary à Bouvard et Pécuchet, il semble que Flaubert ait accompli sur un espace restreint tout l’essentiel de l’évolution littéraire qui va du xviie  siècle au xviiie , des personnages à la Jourdain aux personnages à la Figaro.

Autant le gros Jourdain est étoffé par la vie, autant le sec Figaro est précisé, limité, cerné par un dessin de littérature. Autant M. Jourdain est le porte-parole de la nature, autant Figaro est le porte-parole de l’auteur. Et autant Flaubert a fait du Jourdain en créant Homais, autant il fait du Figaro dans Bouvard et dans Pécuchet, qui en viennent toujours irrésistiblement à être l’auteur, à exprimer l’auteur devant la bêtise sociale, comme Figaro exprimait l’auteur devant l’injustice sociale. Notons que le schème de Bouvard est en somme celui du Bourgeois gentilhomme : le bourgeois figuré sous les traits d’un vieillard abécédaire, d’un écolier hors de saison. Mais M. Jourdain, comme Homais, est placé en pleine réalité, s’y ébat allégrement comme un poisson dans l’eau. Il représente de l’étoffe sociale qui se fait, qui se dévide sur le métier comme les pièces de drap que vendait son père. Jourdain mamamouchi met le même point final d’apothéose qu’Homais chevalier de la Légion d’honneur. Au contraire, Bouvard et Pécuchet sont de la réalité qui se défait. Comme Candide et Figaro, ils représentent une veille de liquidation. Ils figurent dans le monde de l’intelligence la banqueroute qu’Emma Bovary et Frédéric Moreau figuraient dans le monde de la sensibilité. Dès lors, Bouvard et Pécuchet, c’est le personnage d’Homais repensé et refait ou plutôt défait à travers celui de Mme Bovary. Tout craque dans la main des deux copistes comme dans celle d’Emma. Pareille à Bouvard et à Pécuchet, Emma achetait une grammaire italienne et un plan de Paris, s’essayait à la maternité avec sa fille, à la vie mystique avec les livres « fameux pour une personne du sexe qui est pleine d’esprit » que commande pour elle Bournisien au libraire de l’évêché. Quand Flaubert disait : « Madame Bovary, c’est moi », et qu’il se qualifiait de vieille femme hystérique, il éprouvait en lui la nature d’où sortent Bouvard et Pécuchet.

Le mot le plus profond que Flaubert ait prononcé sur Bouvard, c’est qu’« on n’écrit pas les livres qu’on veut ». Ce livre qui, vu du dehors, paraît bizarre, adventice, paradoxal, résultat d’une toquade ou d’une gageure, il était imposé à Flaubert par tout son passé littéraire, tout son être intellectuel et moral. Supposons qu’au lieu d’employer ses dernières années à écrire Bouvard, Flaubert eût réalisé son projet de roman sur le second Empire ou sa Bataille des Thermopyles. Cela eût mieux valu probablement pour la majorité de ses lecteurs. Il eût fait des livres qui eussent plu davantage au public, et même, en somme, de meilleurs livres. Une Bataille des Thermopyles eût fourni à la critique une aubaine, un pain blanc de lieux communs nourrissants. Entre Salammbô et la Bataille des Thermopyles, il y eût eu la guerre de 1870 et la Commune, comme il y a eu cette même guerre et cette même Commune entre les œuvres philosophiques de Taine et les Origines de la France contemporaine. Flaubert, au lieu de saper les bases, les eût reconnues et assujetties. Et cette Bataille eût été peut-être le chef-d’œuvre populaire de Flaubert, son Enlèvement de la redoute.

Il eût mieux valu aussi pour Napoléon de s’en aller finir tranquillement en Amérique que d’aller souffrir à Sainte-Hélène. Mais, comme le dit Chateaubriand, la destinée d’un grand homme est une Muse ; la destinée de Napoléon tirait à l’inverse de sa fortune, l’a emporté sur elle, a donné en beauté logique à son être durable ce qu’elle a enlevé en bonheur à son être passager. La destinée d’un écrivain prend, elle aussi, figure de muse. Et l’œuvre de cette Muse consiste moins à lui faire réaliser des œuvres également parfaites qu’à établir de l’une à l’autre d’œuvres inégales une intelligente ligne de vie. Il fallait Bouvard et Pécuchet pour achever Flaubert, pour donner au fleuve son profil d’équilibre, pour le conduire à une fin selon lui-même, pour en faire le miroir d’une idée originale, et vivante, et vécue du monde. Tout en criant bien souvent qu’il fallait être fou pour écrire un pareil livre, il n’avait pas tort de dire : « Oh ! si je ne me fourre pas le doigt dans l’œil, quel bouquin ! Qu’il soit peu compris, peu m’importe, pourvu qu’il me plaise, à moi et à nous et à un petit nombre ensuite133. » L’art grec avait raison de voir dans la tétralogie et non dans la trilogie la réalité dramatique complète, solide, à quatre pieds. La destinée, la Muse de toute carrière littéraire, veut qu’ici une carrière s’achève par le drame satyrique, par le rire et la parodie où elle se dissout pour faire place à une autre. Bouvard et Pécuchet termine en drame satyrique et en parodie l’œuvre de Flaubert. Lui dont la jeunesse même avait eu certaines parties de vieillard, il fallait que l’esprit de la parodie, esprit à la fois puéril et vieux, lui fournît comme figures de la vie ces vieillards qui ont manqué leur vie, qui essayent d’en refaire une avec des fantômes livresques et sociaux, et qui, déjà des ombres, nettoient avec des ombres de brosse une ombre de carrosse. Une existence littéraire, depuis Rousseau, se conclut volontiers sur ces œuvres qui scandalisent le conformisme de la critique, mais où un artiste, à l’heure de la vieillesse et de la mort, a au moins la satisfaction d’ouvrir toute son arrière-boutique, et de parler net, avant de partir. Ce sont les Rêveries du promeneur solitaire, c’est la Vie de Rancé, c’est l’Abbesse de Jouarre, c’est Bouvard et Pécuchet. Et tout cela n’empêche pas cette parodie d’être parodiée à son tour, ce rire triste de céder devant un rire frais, la jeunesse et la beauté de croître et de passer, et le point final d’une expérience d’homme de ne faire qu’un petit flocon d’écume sur la suite indéfinie de l’expérience humaine.

10. Le style de Flaubert

Si on voulait donner aux écrivains français des sous-titres caractéristiques pareils à ceux que les Alexandrins ont attribués aux dialogues de Platon, nul doute que celui de Flaubert ne fût : Flaubert ou le style, ou la religion du style. Religion qui a eu chez lui son élément de terreur et de fanatisme, et pour laquelle certains peuvent croire que l’heure de Voltaire est venue. Déjà au temps de Flaubert, elle paraissait un peu formaliste, judaïque ou byzantine. Au sortir d’un entretien entre Flaubert, Feydeau et Gautier sur le style, les Goncourt écrivent : « Il nous a semblé tomber dans une discussion du Bas-Empire134. » Zola écrit à son tour : « Un jour, j’assistai à une scène typique. Tourguéneff, qui gardait de l’amitié et de l’admiration pour Mérimée, voulut ce dimanche-là que Flaubert lui expliquât pourquoi il trouvait que l’auteur de Colomba écrivait mal. Flaubert en lut donc une page ; et il s’arrêtait à chaque ligne, blâmant les qui et les que, s’emportant contre les expressions toutes faites, comme prendre les armes et prodiguer des baisers. La cacophonie de certaines rencontres de syllabes, la sécheresse des fins de phrases, la ponctuation illogique, tout y passa. Cependant, Tourguéneff ouvrait des yeux énormes. Il ne comprenait évidemment pas, il déclarait qu’aucun écrivain, dans aucune langue, n’avait raffiné de la sorte. Chez lui, en Russie, rien de pareil n’existait. Depuis ce jour, quand il nous entendait maudire les qui et les que, je l’ai vu souvent sourire ; et il disait que nous avions bien tort de ne pas nous servir plus franchement de notre langue, qui est une des plus nettes et des plus simples. Je suis de son avis, j’ai toujours été frappé de la justesse de son jugement ; c’est peut-être parce que, à titre d’étranger, il nous voit avec le recul et le désintéressement nécessaires135. »

La dernière phrase met à cette page comique un point final qui eût mérité de la fixer dans le sottisier de Flaubert. Il est possible que l’art de la prose tel que l’entendait Flaubert, un art de la prose attentif à des lois musicales aussi rigoureuses que celles des vers, soit propre, dans les temps modernes, à la littérature française, qui a, depuis Guez de Balzac, ses peseurs de mots, ses chercheurs de sonorités, ses créateurs de coupes, et qui implique des exigences complexes de perfection, auxquelles les grands écrivains sacrifient plus ou moins péniblement, soit qu’ils les réalisent au courant de la plume, comme Bossuet, soit qu’ils n’y satisfassent que par un long labeur de polissage et de ciselure comme Flaubert. Mais cet art de la prose que les Français pratiquent, ils ne l’ont pas inventé. Ils l’ont trouvé chez les Latins comme les Latins l’avaient trouvé chez les Grecs. Une chaîne le relie à ses héros œkistes, à Isocrate et à Gorgias, et cette chaîne n’est autre que la chaîne classique. Si aucun écrivain, dans aucune langue que connût à fond Tourguéneff, n’a raffiné de la sorte, c’est qu’il n’y a que trois littératures, trois littératures qui aient eu une prose au sens intégral du mot. Flaubert qui appartient à cette chaîne, à cette suite, écoutait Mérimée avec une oreille d’une autre race que Tourguéneff et Zola. La dernière phrase de Zola, qui pense que le jugement du Russe doit être bon, parce que étranger il a le recul et le désintéressement nécessaires, revient à dire qu’un sourd juge la musique impartialement et sans idées préconçues, et aussi que le romancier naturaliste sait où le bât le blesse.

Votre avis est fort bon, dit quelqu’un de la troupe,
Mais tournez-vous de grâce et l’on vous répondra.
A ces mots il se fit une telle huée
Que le pauvre écourté ne put être entendu.

Sur le point particulier du pronom relatif, l’opinion de Flaubert reste discutable, et l’on peut admettre que son « stylisme » ressemble parfois à celui des solitaires d’Égypte sur leur colonne. Mais parmi ceux qui crient le plus fort contre lui, on remarque beaucoup d’écourtés. Un bon spécimen en est précisément Maxime Du Camp, qui attribue tout simplement le purisme et les scrupules de style de Flaubert à sa maladie nerveuse. Ainsi, il ne manque pas de médecins matérialistes pour décrire comme des maladies mentales toutes les formes de la vie religieuse.

« Il n’imaginait pas des styles comme une série de moules particuliers dont chacun porte la marque d’un écrivain et dans lequel on coule toutes ses idées ; mais il croyait au style, c’est-à-dire à une manière unique, absolue, d’exprimer une chose dans toute sa couleur et son intensité. » Ces lignes de Maupassant semblent bien un écho de Flaubert. En matière de style, il ne croit pas à des dieux, mais à un dieu. Il est ici dans la tradition classique française. Il n’existe pour chaque idée, pour chaque vision, qu’une façon parfaitement juste de l’exprimer et il faut chercher jusqu’à ce qu’on l’ait trouvée. Alors cette idée et cette vision deviennent quelque chose de définitif et d’éternel, comme l’âme individuelle en union avec Dieu. « La correction (je l’entends dans le plus haut sens du mot) fait à la pensée ce que l’eau du Styx faisait au corps d’Achille : elle la rend invulnérable et indestructible136. » Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement. Mais inversement, on reconnaît la clarté et la justesse de la conception à la clarté, à la lumière, à la solidité et à la beauté des mots qui l’énoncent. L’équilibre et la force du corps expriment l’équilibre et la force visibles de l’âme. « Dans la précision des assemblages, la rareté des éléments, le poli de la surface, l’harmonie de l’ensemble, n’y a-t-il pas une vertu intrinsèque, une sorte de force divine, quelque chose d’éternel comme un principe ? (Je parle en platonicien.) Ainsi, pourquoi y a-t-il un rapport nécessaire entre le mot juste et le mot musical137 ? »

Non seulement le style c’est l’homme, mais le style c’est un homme, une réalité physique et vivante. Les lignes et la marche d’une phrase rendent pour un artiste les lignes et la marche de son corps idéal, du corps qu’il se serait donné s’il s’était créé. « J’aime par-dessus tout la phrase nerveuse, substantielle, claire, au muscle saillant, à la peau bistrée ; j’aime les phrases mâles et non les phrases femelles138. » Flaubert écrit en parlant de Graziella qu’il vient de lire : « Jamais de ces vieilles phrases à muscles savants, cambrées et dont le talon sonne. J’en conçois pourtant un, moi, un style, un style qui serait beau, que quelqu’un fera à quelque jour, dans dix ans ou dans dix siècles, et qui serait rythmé comme le vers, précis comme le langage des sciences, et avec des ondulations, des renflements de violoncelle, des aigrettes de feu. Un style qui nous entrerait dans l’idée comme un coup de stylet et où notre pensée enfin voyagerait sur des surfaces lisses comme lorsqu’on file sur un canot avec un bon vent arrière. La prose est née d’hier, voilà ce qu’il faut se dire139. » Images qui prennent la suite de la définition classique du style : l’ordre et le mouvement qu’on met dans ses pensées, mais qui réalisent le mouvement même de cette définition, qui la lancent en marche comme Dédale fit des statues immobiles.

Le style de Flaubert n’est pas un don gratuit et foudroyant, mais le produit d’une discipline à laquelle il arrive un peu tard. Ce qui ne l’empêche pas, d’autre part, de nous apparaître comme un écrivain précoce. Le style des œuvres qu’il écrit entre quinze et vingt ans manque évidemment, comme il est inévitable, de discipline et de correction, mais présente à un haut degré ce caractère : le mouvement. Mouvement oratoire un peu facile (ou plutôt facile pour cet âge) qui paraît communiqué par Musset et Quinet. Et surtout, d’une œuvre à l’autre, mouvement étonnant de progrès. Le caractère de ce style, à cette époque, c’est l’abondance, et Flaubert a parfois, déjà, le remords magnifique et fécond de cette abondance qui triomphe dans Novembre et dans la première Éducation, s’épanouit dans le torrent juvénile et lyrique de la première Tentation. La première œuvre de Flaubert qui ait été écrite de façon vraiment laborieuse, ce sont les chapitres qu’il rédigea du voyage en Bretagne qu’il fit avec Du Camp. Ces notes de voyage à mettre au net sont conçues par lui comme un exercice de style. Et nous y voyons déjà à l’œuvre ses puissances d’effort réfléchi. Effort d’ailleurs plus ou moins réussi. Dans les passages travaillés, le travail reste trop visible. Cela sent l’huile. Le labeur donne parfois un style universitaire qui rappelle celui du jeune Taine. « Le vent est tiède sans volupté, le soleil doux sans ardeur ; tout le paysage enfin, varié dans sa monotonie, léger, gracieux, mais d’une beauté qui caresse sans captiver, qui charme sans séduire, et qui, en un mot, a plus de bon sens que de grandeur et plus d’esprit que de poésie : c’est la France. » Mais dans la phrase suivante, malgré ses faiblesses et ses singulières incorrections, voici pour la première fois, je crois (on le retrouvera aussi dans la première Tentation), le tour des passages à effet de Madame Bovary : « Tout à coup un souffle de vent est venu, doux et long comme un soupir qui s’exhale, et les arbres dans les fossés, les merles sur les pierres, les joncs et les lentilles sur l’eau, les plantes des ruines et les gigantesques lierres qui, de la base au faîte, revêtaient la tour sous leur couche uniforme de verdure luisante, ont tous frémi et clapoté (sic) leurs feuillages ; les blés dans les champs ont roulé leurs vagues blondes, qui s’allongeaient, sur les têtes mobiles des épis. La mare d’eau s’est ridée et a poussé un flot sur le pied de la tour ; les feuilles des lierres ont toutes frissonné ensemble, et un pommier en fleurs a laissé tomber ses boutons roses. »

Si, à partir de Madame Bovary, Flaubert a fini ses écoles, s’il est devenu (aidé de Bouilhet) son propre Boileau, qui se vantait d’avoir appris à Racine à faire difficilement des vers faciles, il ne cesse pas pour cela d’être porté par un mouvement, de conquérir de nouveaux domaines de style. Madame Bovary, Salammbô, l’Éducation, la Tentation, Bouvard impliquent cinq formes de style qui, malgré leur analogie, ne laissent pas d’être assez différentes et de posséder leur clef particulière. En quoi Flaubert se conforme admirablement à la loi de l’unité du style, qui veut qu’il n’y ait qu’un style, qu’une forme juste pour chaque idée. Les cinq romans comportant cinq idées différentes, la différence de ces idées doit nécessairement se retrouver dans la différence des styles. Et Flaubert, étant le seul romancier qui ait observé parfaitement ces différences, est aussi le seul qui ait parfaitement écrit. Le style de Madame Bovary sent encore l’école, conserve l’eau de son baptême oratoire, il est étoffé, nombreux, sensuel. Le style de Salammbô, plus ramassé, plus martelé, plus mâle, contracte sa nature au voisinage et dans l’esprit de l’histoire. Celui de l’Éducation donne une impression de fluidité et d’allégement, avec une variété et une force incomparables. S’il fallait en choisir un comme le plus parfait, je me déciderais pour lui. Le style de Saint Antoine, avec les nombreux emprunts faits aux versions de 1849 et de 1857, est composite, atteint la complexité et le mouvement d’un style dramatique. Le style de Bouvard s’oppose parfaitement par sa réduction, son dépouillement et sa sécheresse nerveuse, à celui de Madame Bovary. Peut-être la Bataille des Thermopyles eût-elle continué ce mouvement et achevé ce cycle en atteignant, sur le registre grave, un vrai laconisme.

Cette ligne a sa logique. On peut l’exprimer en disant que Flaubert, dont la nature est essentiellement oratoire, et que toutes ses œuvres de jeunesse nous manifestent comme un talent oratoire, se construit, par discipline et volonté, contre l’oratoire, l’élimine de plus en plus à partir de Madame Bovary. En écrivant Salammbô, il regrettait un peu les belles phrases du roman précédent : « Je crois que j’écris présentement d’une manière canaille : phrases courtes et genre dramatique, ce n’est guère beau. » Et cependant il obéissait à la volonté intérieure et au devoir profond de son style. La courbe de style qui va de Madame Bovary à Bouvard est la même que celle qui le conduisait dans l’élaboration progressive et les corrections successives de chaque phrase. Comme le cuisinier, il épure, réduit, mijote. Cet oratoire qui se dépouille, n’est-ce pas d’ailleurs une ligne et une direction générale des trois proses classiques, de Gorgias à Lucien, de Cicéron à Sénèque, de Balzac à Voltaire ?

Quelles que soient cette amplitude et ces différences, qu’il fallait signaler, je considérerai, dans ces notes rapides, le style de Flaubert en son ensemble et sous ses traits généraux. Ce ne serait pas trop d’un volume pour une analyse quelque peu poussée. Je me contenterai de quelques indications, en n’insistant guère que sur ce que Flaubert apporte de nouveau. Je me résigne à ce qu’on trouve aussi à ces notations et à ces discussions quelque air de Bas-Empire. Je conviens que ces analyses techniques ne sont pas élégantes, on conviendra peut-être qu’elles ne sont pas inutiles.

Une contrainte se fait d’abord sentir dans ce qui paraît le pain même du style : les images. Flaubert appartient incontestablement à la race des grands créateurs d’images, et les siennes sont presque toujours visuelles. Dans sa correspondance, où elles viennent spontanément sous sa plume, on les compte par centaines, et elles sont originales et belles. Parmi ses romans, le seul qui fournisse une moisson d’images est Madame Bovary. Plus tard, Flaubert s’en abstient à peu près, et, déjà, dans Madame Bovary, il ne les accepte qu’avec une mauvaise conscience. « Je crois que ma Bovary va aller, mais je suis gêné par le sens métaphorique, qui décidément me domine trop ; je suis dévoré de comparaisons comme on l’est de poux, et je ne passe mon temps qu’à les écraser, mes phrases en grouillent. »

C’est que Madame Bovary est l’œuvre la plus épique de Flaubert (épique comme Hermann et Dorothée, comme Mireille) et il n’y a pas d’épopées sans images ou plutôt sans comparaisons. Elles sont bien moins nombreuses dans Salammbô, et n’apparaissent que lorsque le ton épique succède au ton historique. (Je laisse de côté la Tentation, répandue sur vingt-cinq années de la vie de Flaubert). Il n’y en a presque pas dans l’Éducation, et pas du tout dans Bouvard. Ici encore ce style reproduit l’évolution générique du roman, en allant de la figure épique à celle du roman proprement dit.

Les images de Madame Bovary sont le plus souvent non des images spontanées, mais des comparaisons artificielles et balancées comme celles de l’épopée. Tel… tel… « Elle observait le bonheur de son fils, avec un silence triste, comme quelqu’un de ruiné qui regarde, à travers les carreaux, des gens attablés dans son ancienne maison. » « La femme du pharmacien lui paraissait bien heureuse de dormir sous le même toit ; et ses pensées continuellement s’abattaient sur cette maison, comme les pigeons du Lion d’Or qui venaient tremper là, dans les gouttières, leurs pattes roses et leurs ailes blanches. »

La comparaison habituelle à Flaubert consiste à essayer de préciser et de faire saisir un sentiment un peu délicat et compliqué en lui donnant une expression et une correspondance physiques. L’effet est généralement médiocre, et il semble que la comparaison trop étudiée, trop balancée, repousse le sentiment, l’étouffe comme une source sous des tombereaux de terre. Nulle part n’apparaît plus visible la peine que son style donne à Flaubert. Jules Lemaître appelle certain sonnet de Soulary une noix de coco sculptée par un forçat. Ne pourrait-on en dire autant que cette métaphore, la plus longue peut-être et la plus laborieuse de toute la langue française ?

« Dès lors, ce souvenir de Léon fut comme le centre de son ennui ; il y pétillait plus fort que, dans une steppe de Russie, un feu de voyageurs abandonné sur la neige. Elle se précipitait vers lui, elle se blottissait contre, elle remuait délicatement ce foyer près de s’éteindre, elle allait chercher tout autour d’elle ce qui pouvait l’aviver davantage ; et les réminiscences les plus lointaines comme les plus immédiates occasions, ce qu’elle éprouvait avec ce qu’elle imaginait, ses envies de volupté qui se dispersaient, ses projets de bonheur qui craquaient au vent, comme des branchages morts, sa vertu stérile, ses espérances tombées, sa litière domestique, elle ramassait tout, prenait tout et faisait servir tout à réchauffer sa tristesse.

« Cependant les flammes s’apaisèrent, soit que la provision d’elle-même s’épuisât, ou que l’entassement fût trop considérable. L’amour, peu à peu, s’éteignit par l’absence, le regret s’étouffa sous l’habitude ; et cette lueur d’incendie qui empourprait son ciel pâle se couvrit de plus d’ombre et s’effaça par degrés. Dans l’assoupissement de sa conscience, elle prit même les répugnances du mari pour des aspirations vers l’amant, les brûlures de la haine pour des réchauffements de la tendresse ; mais, comme l’ouragan soufflait toujours, et que la passion se consuma jusqu’aux cendres, et qu’aucun secours ne vint, qu’aucun soleil ne parut, il fut de tous côtés nuit complète, et elle demeura perdue dans un froid horrible qui la traversait. »

L’impression d’artifice est encore aggravée par une tournure fréquente dans les comparaisons de Flaubert ; la substitution du plus au comme. « Elle écoutait les pas, les cris, le bruit des chaussures ; et elle s’arrêtait plus blême et plus tremblante que les feuilles de peuplier qui se balançaient sur sa tête. » Le terme de degré rehausse-t-il ici une comparaison banale ? « Quant au souvenir de Rodolphe, elle l’avait descendu au fond de son cœur ; et il restait là, plus solennel et plus immobile qu’une momie de roi dans son souterrain. »

L’image factice devient quelquefois spirituelle, mais en un lieu où l’esprit n’est pas à sa place. « Les fautes d’orthographe (il s’agit de la lettre du père Rouault) s’y enlaçaient les unes aux autres, et Emma poursuivait la pensée douce qui caquetait tout au travers, comme une poule à demi cachée dans une haie d’épines. »

Flaubert renverse parfois l’ordre coutumier de la comparaison, et d’une manière peu heureuse. « Les herbes se hérissent comme la chevelure d’un lâche. » Dans le devoir de jeunesse qu’est Par les champs, on trouve ce phénomène : « L’escalier tournant, à marches de bois vermoulues, gémissait et craquait sous nos pas, comme l’âme d’une femme sensible sous une désillusion nouvelle. »

Il y a donc un curieux contraste entre la spontanéité des images dans la Correspondance et le caractère artificiel des comparaisons dans les œuvres travaillées de Flaubert. Il est incapable de transporter dans les secondes le jaillissement des premières. L’image appartient à ce fond de nature qu’il est obligé de refréner et de combattre, elle est l’écume du flot oratoire, et à mesure qu’il se construit contre ce flot, il l’élimine. Ce qu’il en garde lui paraît compassé et il finit par y renoncer complètement.

 

Qui dit style dit composition, composition de la phrase, composition du chapitre, composition du livre. Flaubert, dans sa Correspondance, attache le plus grand prix à cette question de la composition, indique à Bouilhet et à Louise Colet le plan de l’œuvre comme l’essentiel de l’œuvre : « Si le plan est bon, je te réponds du reste. » Chacune de ses œuvres comporte plusieurs plans repris, développés, modifiés. Rien n’est laissé au hasard dans l’ordonnance d’un roman, pas plus que dans celle d’une phrase. Et cependant, au premier abord, seuls les Trois Contes nous présentent dans l’œuvre de Flaubert un ensemble harmonieux, classiquement composé. On a fait à ce point de vue les plus sérieux reproches à Madame Bovary, et surtout à Salammbô et à l’Éducation. Flaubert lui-même reconnaît que la construction de Salammbô pèche gravement, que les situations se répètent et que l’intérêt n’est pas gradué.

C’est qu’un roman de Flaubert n’est pas fait, comme un roman de Balzac, d’une progression dramatique et d’un récit bien noué. Le réalisme a précisément consisté en partie à remplacer cette forme de roman (qu’a reprise Paul Bouget) par une succession de tableaux. Flaubert, les Goncourt, Daudet, Zola, Huysmans, composent par tableaux, et aussi la plupart des romanciers contemporains. L’auteur d’une Esthétique de Gustave Flaubert, M. Ferrère, l’a fort bien mis en lumière en ce qui concerne Flaubert : « Lorsque Flaubert travaillait, il composait par tableaux, ainsi qu’en fait foi la correspondance, non par chapitres, sauf toutefois pour Salammbô… Dans les lettres qui se rapportent à la composition de Madame Bovary, nous entendons Flaubert nous dire : « Mon auberge, mes comices, mes rêves de jeune fille, mon Rouen, mon enterrement, ma noce normande sont commencés, me donnent du mal, réussissent, vont finir. » L’effort réel et achevé de composition porte donc chez lui plutôt sur les parties que sur l’ensemble. La phrase est plus composée que le tableau, le tableau plus composé que le livre. Ce fut une des raisons de l’échec de l’Éducation sentimentale.

Cette composition par tableaux est destinée à donner la sensation de la vie, d’un écoulement qui n’est pas enfermé dans un cadre, qui n’a proprement ni commencement, ni fin. « Ce dernier morceau, écrit Flaubert aux Goncourt (la fin de Germinie Lacerteux) rehausse tout ce qui précède, et met comme une barre d’or au bas de votre œuvre140. » Flaubert terminera le récit historique de Salammbô par la « barre d’or », mais il l’exclura de Madame Bovary et de l’Éducation, qui doivent traduire une existence ordinaire et quotidienne sans commencement ni fin. Ou plutôt la barre d’or y est parodiée ; dans Madame Bovary, par la Légion d’honneur d’Homais, et dans l’Éducation par le : « C’est peut-être ce que nous avons eu de meilleur. »

 

Flaubert n’était nullement musicien, et cependant c’est à la musique que nous sommes obligés d’emprunter des analogies pour expliquer sa composition. Un tableau de Flaubert est composé comme une symphonie, et lui-même emploie ce mot lorsqu’il parle de son tableau du comice agricole, le plus étonnant et le plus complet qu’il ait écrit. Le problème consiste pour lui à établir un accord parfait entre la description matérielle et les sentiments des personnages, un équilibre entre les milieux et les âmes. De là le caractère de nécessité que prennent ses tableaux quand on les compare à ceux des Goncourt. Chez ceux-ci, on sent qu’une autre façon de découper la vie de leurs personnages les eût aussi bien fait connaître. Chez Flaubert non. Il n’y a pour lui, à un moment donné, qu’un tableau possible comme il n’y a qu’une phrase possible.

Flaubert est un homme pour qui le tableau existe, mais surtout pour qui la phrase existe. « La rage des phrases, lui disait sa mère, t’a desséché le cœur. » La vérité est que tout existait en lui pour aboutir à la phrase. Et si la phrase monte si haut, c’est que ce tout, cette matière psychologique existent intensément, et que, comme dans la grande sculpture, la plastique et même le repos de la phrase sont faits d’un mouvement potentiel. Le génie du style est un mouvement. « Les chevaux et les styles de race ont du sang plein les veines, et on le voit battre sous la peau et courir depuis l’oreille jusqu’aux sabots. La vie ! La vie ! c’est pour : cela que j’aime tant le lyrisme. Il me semble la forme la plus naturelle de la poésie, elle est là toute nue et en toute liberté ; toute la force d’une œuvre gît dans ce mystère, et c’est cette qualité primordiale (ce motus animi continuus, vibration, mouvement continuel de l’éloquence, définition de l’éloquence par Cicéron), qui donne la concision, le relief, les tournures, les élans, le rythme, la diversité141. » C’est de ce lyrisme refréné que la phrase de Flaubert tire sa nourriture, c’est cette nature oratoire qu’elle exploite et discipline, et fait passer pour l’amplificateur du « gueuloir ».

Il y a un type de période propre à Flaubert, et sur lequel il retombe immanquablement dès qu’il s’applique davantage, dès que son sujet lui paraît exiger plus particulièrement un carmen vinctum. C’est la période ternaire, dont les trois membres sont souvent rangés dans un ordre de grandeur, soit croissante, soit décroissante.

Flaubert la tient peut-être de Chateaubriand, bien qu’elle soit tout exceptionnelle chez celui-ci. « Remplie d’une frayeur religieuse, chaque mouvement, chaque bruit devenait pour elle un prodige ; le vague murmure des mers était le sourd rugissement des lions de Cybèle descendue dans les bois d’Œbalie ; et les rares gémissements du ramier étaient les sons du cor de Diane, chassant sur les hauteurs de Thuria. » (Les Martyrs, t. I.) « L’herbe était couverte de rosée, le vent sortait des forêts tout parfumé, et les plantes à coton du pays, renversant leurs capsules, ressemblaient à des lauriers blancs. » (Mémoires d’outre-tombe, t. I.)

On ne la retrouve que tout accidentellement chez les autres musiciens de la phrase, Guez de Balzac, Massillon, Rousseau. La voici qui vient à Bossuet, déposée par le mouvement même d’une description poétique, en une page connue : « À mesure qu’il s’approchait [le soleil] je la voyais disparaître [la lune] ; le faible croissant diminuait peu à peu ; et, quand le soleil se fut montré tout entier, sa pâle et débile lumière, s’évanouissant, se perdit dans celle du grand astre qui paraissait. »

Un imitateur de Chateaubriand, le Quinet d’Ahasvérus (très lu par Flaubert et son ami Le Poittevin vers 1840, et qui est à l’origine de la Tentation), l’emploie fréquemment et a dû contribuer à en enrouler le mouvement dans l’oreille de Flaubert. « Pour serrer nos bandeaux autour de nos fronts, nous mettons toute une vie de patriarche ; pour nous coucher sur nos croupes de limon, nous mettons toute une vie d’empire ; et, quand le sable du déluge nous couvre jusqu’au poitrail, nous le secouons de nos épaules en frissonnant. » (Ahasvérus.)

Elle ne s’est rencontrée quelque peu, avec Chateaubriand que lorsque la prose a essayé de rivaliser de pittoresque, par ses moyens propres, avec la poésie. Mais Flaubert le premier en fait un emploi tout à fait régulier, d’abord dans la Tentation de 1849, çà et là et sans insister, puis, dans Madame Bovary, constamment et avec le sentiment que sa prose a trouvé là son harmonie et son équilibre.

« Oh ! mon Dieu ! les fleuves s’ennuient-ils à laisser couler leurs ondes ? La mer se fatigue-t-elle à battre ses rivages ? Et les arbres, quand ils se tordent dans les grands vents, n’ont-ils pas des envies de partir avec les oiseaux qui rasent leurs sommets142 ? »

« Le souvenir de son amant revenait à elle avec des attractions vertigineuses ; elle y jetait son âme, emportée par un enthousiasme nouveau ; et Charles lui semblait aussi détaché de sa vie, aussi absent pour toujours, aussi anéanti que s’il allait mourir et qu’il eût agonisé sous ses yeux. » Il arrive même que deux phrases construites sur ce même modèle se suivent : « Des plaques de bronze, des lingots d’argent et des barres de fer alternaient avec les saumons d’étain apportés des Cassitérides par la mer ténébreuse ; les gommes du pays des noirs débordaient de leurs sacs en écorce de palmier ; et la poudre d’or, tassée dans des outres, fuyait insensiblement par les coutures trop vieilles. De minces filaments, tirés des plantes marines, pendaient entre les lions d’Égypte, de Grèce, de Taprobane et de Judée ; des madrépores, tels que de larges buissons, se hérissaient au pied des murs ; et une odeur indéfinissable flottait, exhalaison des parfums, des cuirs, des épices et des plumes d’autruche liées en gros bouquets tout au haut de la voûte143. »

Dans ces deux derniers exemples, la phrase du milieu est plus courte que les deux autres. C’est l’exception. Flaubert a évité la monotonie du procédé en le variant de façon adroite, la base normale restant d’ailleurs la période à trois membres croissants. Voici une période où l’effet est obtenu par une sorte de progression géométrique du rythme, le second membre étant double du premier et le troisième double du second : « Tous les gilets étaient de velours à châle ; toutes les montres portaient au bout d’un long ruban quelque cachet ovale en cornaline ; et l’on appuyait ses deux mains sur ses deux cuisses en écartant avec soin la fourche du pantalon, dont le drap non décati reluisait plus brillamment que le cuir des fortes bottes144. »

Là la phrase centrale est brisée en trois, comme par des meneaux, et la phrase terminale relayée par la rallonge (ordinaire à Flaubert) du tandis que. « Elle se penchait des deux mains par le vasistas, en humant la brise ; les trois chevaux galopaient, les pierres grinçaient dans la boue, la diligence se balançait, et Hivert, de loin, hélait les carrioles sur la route tandis que les bourgeois qui avaient passé la nuit au bois Guillaume descendaient la côte tranquillement, dans leur petite voiture de famille145. » Quand Flaubert passe au rythme quaternaire, une solidarité de deux membres le ramène par un certain côté au rythme ternaire avec un membre divisé. « Le froid de la nuit les faisait s’étreindre davantage ; les soupirs de leurs lèvres leur semblaient plus forts ; leurs yeux qu’ils entrevoyaient à peine leur paraissaient plus grands ; et, au milieu du silence, il y avait des paroles dites tout bas qui tombaient sur leur âme avec une sonorité cristalline et qui s’y répercutaient en vibrations multipliées146. » Ici encore le rythme est élargi. Les deux et du dernier membre sont annoncés par le redoublement du membre central, qu’ils semblent équilibrer.

De même, dans cette phrase en apparence quaternaire, les trois derniers membres sont en réalité une phrase ternaire qui développe en trois images particulières l’image générale du premier membre : « L’église, comme un boudoir gigantesque, se disposait autour d’elle ; les voûtes s’inclinaient pour recueillir dans l’ombre la confession de son amour ; les vitraux resplendissaient pour illuminer son visage, et les encensoirs allaient briller pour qu’elle apparût comme un ange, dans la fumée des parfums147. »

Lorsque le dernier membre de la phrase ternaire est le plus long des trois, il est presque toujours réuni au second par un et de mouvement. Mais, lorsque la progression d’une suite ternaire est décroissante, on a trois phrases juxtaposées sans conjonction. « Et, au loin, des voix murmurent, grondent, rugissent, brament et beuglent. L’épaisseur de la nuit est augmentée par des haleines. Les gouttes d’une pluie chaude tombent148. » « En tournant sa masse d’armes, il se débarrassa de quatorze cavaliers. Il défit, en champ clos, tous ceux qui se proposèrent. Plus de vingt fois on le crut mort149. »

Cette phrase à trois membres, dont les articulations, si visibles, obéissent à des lois si claires, on pourrait l’appeler la phrase-discours. Elle tient au génie oratoire de Flaubert, attentif à arrêter l’éloquence en une image qui en conserve tout le mouvement et le transforme instantanément en lumière. Mais ce n’est là qu’une des espèces de la phrase-image telle qu’il la pratique. Le style pour lui consiste à faire des réalités vivantes avec la matière propre de la prose, comme la poésie en fait avec les réalités prosodiques et métriques du vers.

« Les Latins se désolaient de ne pas recueillir leurs cendres dans des urnes ; les nomades regrettaient la chaleur des sables où les corps se momifient, et les Celtes trois pierres brutes, sous un ciel pluvieux, au fond d’un golfe plein d’îlots150. » La phrase est jetée dans le moule ternaire coutumier, mais les trois divisions du dernier membre rendent sensibles les trois pierres brutes, les choses mélancoliques et discontinues prolongées encore par cette toile de fond des îlots sur la mer.

« L’Égypte s’étalait sous nous, monumentale et sérieuse, longue comme le corridor d’un temple, avec des obélisques à droite, des pyramides à gauche, son labyrinthe au milieu, — et partout des avenues de monstres, des forêts de colonnes, de lourds pylônes flanquant des portes qui ont à leur sommet le globe de la terre entre deux ailes151. » La phrase encombrée rend cet entassement de monuments pressés dans l’étroite vallée égyptienne.

Même entassement, plus caractéristique encore, dans cette phrase où les relatifs, les participes accumulés, font une pile pareille à celle qui se presse dans la fosse : « Pécuchet fit creuser devant la cuisine un large trou, et le disposa en trois compartiments, où ils fabriqueraient des composts qui feraient pousser un tas de choses dont les détritus amèneraient d’autres récoltes, procurant d’autres engrais, tout cela indéfiniment, et il rêvait au bord de la fosse, apercevant dans l’avenir des montagnes de fruits, des débordements de fleurs, des avalanches de légumes152. »

Voici une suite dont les trois divisions peignent de la façon la plus sensible chacune des trois réalités qu’elles expriment : « Ils habiteraient une maison basse, à toit plat, ombragée d’un palmier, au fond d’un golfe, au bord de la mer. Ils se promèneraient en gondole, ils se balanceraient en hamac ; et leur existence serait facile et large comme leurs vêtements de soie, toute chaude et étoilée comme les nuits douces qu’ils contempleraient153 ». La première phrase, avec ses membres courts, est à la mesure de la maison étroite. La deuxième rend par son balancement égal le double rythme de la gondole et du hamac. Et la dernière est elle-même facile et large, pleine d’air et de mouvement, comme le vêtement léger et la nuit spacieuse.

Autre phrase imitative qui épouse le mouvement même et la dispersion de l’image. « Des vapeurs s’allongeaient à l’horizon, entre le contour des collines ; et d’autres, se déchirant, montaient, se perdaient154. »

Dans la chute si volontairement plate de cette phrase tient tout le schème de Madame Bovary : « Quand le soleil se couche, on respire au bord des golfes le parfum des citronniers, puis, le soir, sur la terrasse des villas, seuls et les doigts confondus, on regarde les étoiles, en taisant des projets155. »

Une phrase qui dessine par ses membres qui vont se raccourcissant, la perspective descendante : « La fosse de M. Dambreuse était dans le voisinage de Manuel et de Benjamin Constant. Le terrain dévale, en cet endroit, par une pente abrupte. On a sous les pieds des sommets d’arbres verts ; plus loin, des cheminées de pompes à feu, puis toute la grande ville156. »

Ces constructions imitatives abondent surtout dans Madame Bovary. Voyez celle de la phrase, au début, qui fait littéralement la casquette de Charles, s’échafaude puissamment comme l’étrange coiffure, et se termine ainsi : « Elle était neuve. La visière brillait. » Petite phrase en effet glacée, et mince comme la visière. Mêmes effets dans la description de la pièce montée. Relisez (page 17 de l’édition Conard) celle de la ferme : chaque phrase y a une mesure différente, destinée à rendre les objets, et sa complication épuise la complexité de ce qu’elle décrit, jusqu’au jacassement de la dernière phrase, avec ses quatre membres égaux comme quatre oies qui se suivent. Je trouve dans mes notes une analyse, trop longue à reproduire ici, d’une page de l’Éducation sentimentale (p. 229 de l’édition Conard), depuis Des femmes le remplissaient jusqu’à le battement des éventails. C’est dans le détail le plus technique que le salon de Mme Dambreuse y est peint avec des mesures, des nombres, des coupes de phrases. Le dessin de ces phrases peut susciter des réflexions aussi indéfiniment que celui d’un tableau ou que le rythme d’un vers. Il serait ridicule de dire que Flaubert a voulu tous ces artifices (et il est décourageant de voir combien de gens instruits quand vous analysez une œuvre d’art, vous reprochent d’attribuer à l’auteur des intentions qu’il n’a jamais eues. Un poète disait d’un livre sur le rythme poétique : « C’est absurde ! Quand je fais des vers je ne pense pas à tout cela. — Eh ! monsieur, nous le savons bien. Si vous y pensiez, vous ne feriez pas de vers. Quand vous faites un enfant, vous ne pensez pas séparément à ses bras, à ses jambes et à sa tête. N’empêche qu’il les a, et que le médecin est bien obligé de les considérer, pour voir s’il est bien constitué »). Mais le style, pour Flaubert, consistait à créer et à peindre avec des phrases. S’il travaillait tant, entassant tant de ratures et de brouillons, c’est que, pour arriver à cette création et à cette peinture, il procédait par élimination. Il ne voulait pas expressément la phrase pittoresque, la phrase dont nous essayons d’analyser les éléments, mais il ne s’arrêtait que lorsqu’il avait trouvé cette phrase.

Flaubert fait tout ce qu’il peut pour varier sa phrase, pour éviter les répétitions de tours au même degré que les répétitions de mots. Regardez comme il s’acharne parfois à changer chaque construction, à intervertir, d’une phrase à l’autre, l’ordre même des mots. « De la clématite embarrassait les charmilles, les allées étaient couvertes de mousse, partout les ronces foisonnaient. Des tronçons de statue émiettaient leur plâtre sur les herbes. On se prenait en marchant dans quelque débris d’ouvrage en fil de fer. Il ne restait plus du pavillon que deux chambres au rez-de-chaussée avec des lambeaux de papier bleu. Derrière la façade s’allongeait une treille à l’italienne, où sur des piliers en brique, un grillage de bâtons supportait une vigne157. » Il est vrai qu’il s’agit ici de rendre sensible un désordre.

Néanmoins, il était inévitable que cette vie du style créât son automatisme, suivît certains canaux, tombât dans quelque répétition et quelque procédé. Voyez ces phrases jetées dans le même gaufrier artificiel et monotone. Le suisse de la cathédrale de Rouen passe « plumet en tête, rapière au mollet, canne au poing, plus majestueux qu’un cardinal et reluisant comme un saint ciboire158 ». Huit pages plus loin la voiture de l’adultère est « plus close qu’un tombeau et ballottée comme un navire ». Et à la fin du roman, voici Mme Homais qui, éblouie par la spirale d’or dont s’entourait le pharmacien, « sentait redoubler ses ardeurs pour cet homme plus garrotté qu’un Scythe et splendide comme un mage ». Dans Salammbô, « Mathô soupirait d’une façon caressante et murmurait de vagues paroles, plus légères qu’une brise et suaves comme un baiser159 ». Et ce n’est pas fini. Quelle que soit la perfection de la phrase de Flaubert, quelle que soit la différence de rythme entre les phrases de ses quatre grandes œuvres, les retours des mêmes nombres, la permanence de la même tension, le ronflement du même moteur n’en donnent pas moins à l’oreille une certaine impression de monotonie. Il sentait le danger, l’a évité, de plus en plus, après Madame Bovary, et dans Bouvard il semble avoir définitivement pris le dessus.

 

Le fond du style de Flaubert, c’est donc aussi le fond de l’homme : un fond oratoire. Par-là encore, il se rattache aux grands romantiques, Chateaubriand, Lamartine, Hugo, Musset, qui possédaient le génie oratoire à un si haut degré que Brunetière fait de leur lyrisme, à travers Rousseau, le descendant de l’éloquence de la chaire. Ce génie oratoire de Flaubert, nous le trouvons à l’état brut dans la Correspondance. Ses lettres sont d’un mouvement entraînant et pittoresque, d’un flux étonnamment vigoureux toutes les fois qu’elles sont chauffées par la passion qui lui est propre, le dégoût de l’humanité, et qu’elles peuvent s’acharner sur une sottise bourgeoise. Elles sont également éloquentes — voyez les lettres à Louise Colet — quand Flaubert se laisse aller à l’enivrement de l’art, de la vie idéale consacrée au style et à la beauté.

C’est ce flot oratoire, mais épuré et filtré, qui jaillit dans la Tentation — surtout dans la première Tentation, — dans Madame Bovary et dans Salammbô. Le récit de Salammbô, avec ses apparences fréquentes de narration historique nous rappelle souvent le ton oratoire de la vraie histoire éloquente, celle de l’Histoire des variations, celle de Taine, mais ce ton n’apparaît que par places, il est bien vite rompu par une dissonance. L’éloquence n’en reste pas moins ici l’étoffe fondamentale sur laquelle ont poussé les lignes, les broderies, les dessins, étoffe que plus tard, dans sa mauvaise humeur, Flaubert, après l’avoir malmenée avec l’Éducation sentimentale déchirera entièrement avec Bouvard.

Or, ce style, oratoire par nature, s’évade de l’oratoire par volonté. Et son moyen d’évasion, c’est la coupe. L’oratoire donne à la phrase son mouvement, mais la coupe lui donne son arrêt. L’harmonie, le nombre versent la phrase dans cette réalité collective que sont le tableau, le chapitre ou le livre, mais la coupe fait à la phrase son individualité. C’est peut-être le principal titre de gloire de Flaubert que de nous apparaître, avec La Bruyère, comme le maître de la coupe.

On relève, dans Par les champs (son école de style) et dans l’Éducation, plusieurs imitations de La Bruyère qui était, nous disent les Goncourt, avec quelques pages de Montesquieu et quelques chapitres de Chateaubriand, son bréviaire de style160. Voici le La Bruyère de l’amateur de tulipes : « Deux fois par jour, il prenait son arrosoir et le balançait sur les plantes, comme s’il les eût encensées. À mesure qu’elles verdissaient sous l’eau qui tombait en pluie fine, il lui semblait se désaltérer et renaître avec elles. Puis, cédant à une ivresse, il arrachait la pomme de l’arrosoir, et versait à plein goulot, copieusement161. » Et voici la coupe des Caractères. « Les puissants alors flagornaient la basse classe. Tout passait après les ouvriers. On briguait l’avantage de leur appartenir. Ils devenaient des nobles162. » Flaubert y est arrivé lentement. Dans Par les champs, il donne La Bruyère comme le type de la solidité, et il commence à s’en inspirer, ou à vouloir s’en inspirer. Lisez à la page 189 (éd. Conard) la longue description de la procession à partir de Enfin venaient les chantres. C’est du La Bruyère d’écolier. Sauf quelques lignes, cela s’effondre presque de partout. Ce qui manque, c’est précisément ce qui fait la solidité, au sens pur et plein, de La Bruyère. Le jeune homme s’ébroue visiblement et lourdement dans son imitation, étale avec insistance tout ce qu’il rejettera plus tard par une discipline très sûre, tout ce qui figurera sa mauvaise conscience, tout ce qu’il distillera pour en tirer, à partir de Madame Bovary, le second Flaubert. Ici la distillation pourrait fort bien produire douze lignes de La Bruyère.

L’influence de La Bruyère sur le style de Flaubert s’exerce surtout dans l’Éducation sentimentale, et cela parce qu’il s’est proposé dans l’Éducation de faire, sur son registre de romancier, un tableau de son époque analogue à celui que La Bruyère, sur son registre de moraliste, a voulu donner dans les Caractères. Les deux œuvres occupant dans les deux siècles une place symétrique, et le style étant pour Flaubert commandé par le sujet, des analogies de style s’imposaient. Le premier écrit qu’ait publié Flaubert, encore au collège, c’est dans le Colibri, « la Physiologie du commis » ; l’auteur d’une Physiologie du physiologiste appelait celui-ci « un La Bruyère à tant la ligne ». Et il n’y a dans l’article de Flaubert, comme dans les innombrables écrits analogues, que des velléités vagues de rivaliser avec La Bruyère. Mais, après les pages de Par les champs, bien des passages de l’Éducation pourraient être traduits, sans grands changements, en du La Bruyère.

« Un drame, où il avait représenté un manant qui fait la leçon à Louis XIV et prophétise 89, l’avait mis en telle évidence, qu’on lui fabriquait sans cesse le même rôle ; et sa fonction, maintenant consistait à bafouer les monarques de tous les pays. Brasseur anglais, il invectivait Charles Ier ; étudiant de Salamanque, maudissait Philippe II ; ou, père sensible, s’indignait contre la Pompadour : c’était le plus beau ! Les gamins, pour le voir, l’attendaient à la porte des coulisses ; et sa biographie, vendue dans les entractes, le dépeignait comme soignant sa vieille mère, lisant l’Évangile, assistant les pauvres, enfin sous les couleurs d’un saint Vincent de Paul mélangé de Brutus et de Mirabeau. On disait : Notre Delmar. Il avait une mission, il devenait Christ. »

Vous n’avez, pour obtenir à peu près du La Bruyère, qu’à mettre au présent (l’éternel présent du moraliste correspond à l’éternel imparfait du romancier) et à serrer imperceptiblement çà et là. « Les gamins, pour le voir, l’attendent à la porte des coulisses ; sa biographie, vendue dans les entractes, le peint soignant sa vieille mère, lisant l’Évangile, assistant les pauvres, enfin sous les couleurs d’un saint Vincent de Paul mêlé de Brutus et de Mirabeau. On dit : Notre Delmar. Il a une mission, il devient Christ. »

Lisez maintenant ce portrait de Mme Dambreuse :

« Elle avait une façon de jouer du piano, correcte et dure. Son spiritualisme (Mme Dambreuse croyait à la transmigration des âmes dans les étoiles) ne l’empêchait pas de tenir sa caisse admirablement. Elle était hautaine avec ses gens, ses yeux restaient secs devant les haillons des pauvres. Un égoïsme ingénu éclatait dans ses locutions ordinaires. « Qu’est-ce que « cela me fait ? Je serais bien bonne ! est-ce que j’ai besoin ? » et mille petites actions inanalysables, odieuses. Elle aurait écouté derrière les portes ; elle devait mentir à son confesseur. Par esprit de domination, elle voulut que Frédéric l’accompagnât le dimanche à l’église. Il obéit, et porta le livre163. »

En passant au laminoir de La Bruyère, cela s’épurerait des mots d’auteur (ils sont nombreux, mais peuvent passer pour les sentiments et les réflexions de Frédéric lui-même) et donnerait du Flaubert plus hyperboliquement flaubertien, tel d’ailleurs que le réalisera en partie Bouvard.

« Elle a une façon de jouer du piano correcte et dure. Elle croit à la transmigration des âmes dans les étoiles, mais tient sa caisse admirablement. Elle est hautaine avec ses gens ; ses yeux restent secs devant les haillons des pauvres ; elle dit : « Qu’est-ce que cela me fait ? Je serais bien bonne, est-ce que « j’ai besoin ? » Elle écoutera derrière les portes ; elle doit mentir à son confesseur. Elle veut que son amant l’accompagne le dimanche à l’église. Il obéit, et porte le livre. »

Flaubert n’admirait rien tant, paraît-il, que telle coupe de Montesquieu. « Les vices d’Alexandre étaient extrêmes comme ses vertus. Il était terrible dans sa colère ; elle le rendait cruel164. » Et il fait mieux que l’admirer : il l’imite. « Quand on l’avait pris et lié avec des cordes, les soldats devaient le poignarder s’il résistait ; il s’était montré doux. On avait mis des serpents dans sa prison ; ils étaient morts165. » La coupe lui sert à briser, à assouplir la période. Voyez ici l’effet de ces trois mots secs et nuls : Elle était là. « Elle revit la ferme, la mare bourbeuse, son père en blouse sous les pommiers, et elle se revit elle-même, comme autrefois, écrémant avec son doigt les terrines de lait dans la laiterie. Mais, aux fulgurations de l’heure présente, sa vie passée, si nette jusqu’alors, s’évanouissait tout entière, et elle doutait presque de l’avoir vécue. Elle était là ; puis autour du bal, il n’y avait plus que de l’ombre, étalée sur tout le reste166. » Flaubert a appris cela de La Bruyère, ainsi que l’effet des rejets. Mme Moreau arrête une discussion, « au regret toutefois de M. Gamblin ; il la jugeait utile pour le jeune homme, en sa qualité de futur jurisconsulte, et il sortit du salon, piqué167. » « On rencontrait des trains de bois qui se mettaient à onduler sous le remous des vagues, ou bien, dans un bateau sans voile, un homme assis pêchant168. » Une ponctuation originale vient, quand il le faut, renforcer la coupe. « Celui de Jérusalem les mettait dans la fureur d’un outrage, et d’une injustice permanente169. » « En face, sur l’autre colline, la verdure était si abondante, qu’elle cachait la maison170. » « Il y eut un énorme hurlement, puis rien171. »

Le Journal des Goncourt rapporte ce mot de Gautier : et Figurez-vous que, l’autre jour, Flaubert me dit : « C’est fini, je n’ai « plus qu’une dizaine de pages à écrire, mais j’ai toutes mes « chutes de phrases. » Ainsi il a déjà la musique des fins de phrases qu’il n’a pas encore faites ! Il a ses chutes, que c’est drôle ! hein172 ? » Quand on connaît Gautier et Flaubert, on peut penser qu’il y a là soit une charge de Gautier, soit une charge de Flaubert ; l’un et l’autre en sont arrivés dans leur vieillesse, et même avant, à penser par charges d’atelier. Il est pourtant fort possible que Flaubert ait dit là quelque chose qu’il comprît et qui se comprenne. Par chutes de phrases, entendons les dessins de phrases et les coupes de phrases. Or, à partir de Madame Bovary, un sujet, un tableau, impliquent pour Flaubert un certain dessin général de phrase, qui varie, nous l’avons vu, de l’un à l’autre de ses romans. Il ne serait pas étonnant qu’un tableau d’une dizaine de pages lui apparaisse d’abord avec le schème musical et l’élément moteur abstrait du type de phrase qu’il implique.

 

Flaubert semble avoir fait le premier emploi de certains substantifs abstraits sans épithète avec l’article indéfini. Nous disons : un apaisement divin descendait, une fraîcheur délicieuse s’exhalait. Flaubert écrira : « La lune se levait, un apaisement descendait dans son cœur173. » « La Seine, jaunâtre, touchait presque au tablier des ponts. Une fraîcheur s’en exhalait174. » Cela a peut-être une origine populaire. (Une fraîcheur nous tombe sur les épaules), mais c’est une forme peu heureuse, et dont les disciples de Flaubert abusèrent. Zola écrira assez ridiculement : « Il avait toujours sa jolie figure inquiétante de gueuse ; mais un certain arrangement des cheveux, la coupe de la barbe, lui donnaient une gravité175. »

Certains emplois du pluriel qui apparaissent chez Flaubert pour la première fois, ont eu aussi une influence discutable. « Les plus malins ne savaient que répondre, et ils la considéraient, quand elle passait près d’eux, avec des tensions d’esprit démesurées176. » (Le pluriel ajoute peut-être ici à la gaucherie collective d’un lourd troupeau.) « Les mollesses de la chair avec les impuissances de la loi177. » Mais quand le pluriel n’a rien d’inattendu et porte sur des noms concrets, Flaubert sait en tirer des effets admirables. « Pour en goûter la douceur, il eût fallu, sans doute, s’en aller vers ces pays à noms sonores où les lendemains de mariage ont de plus suaves paresses ! Dans des chaises de poste, sous des stores de soie bleue, on monte au pas des routes escarpées, écoutant la chanson du postillon qui se répète dans la montagne178. » Le pluriel est incorporé ici à la rêverie, qui multiplie et vaporise tout : il annule les lignes nettes que prendraient les objets individuels.

Au contraire des romanciers de son groupe, Flaubert n’a pas trop cherché l’épithète rare et n’a pas abusé des adjectifs. À deux reprises, dans la Tentation, Antoine perçoit un « silence énorme »179. L’épithète, qui fut discutée, reste très expressive. Dans Madame Bovary, Flaubert emploie sans peur et sans reproche les vieilles alliances de mots, parle de la « hardiesse candide » des yeux d’Emma, de la « pesanteur sereine » de Charles. Il a quelque peu assoupli et étendu le sens qualificatif de nombreux ; il parle du zaïmph « nombreux, étincelant, léger » ; dit en parlant de Paris : « La vie nombreuse qui s’agitait dans ce tumulte. »

 

Les pronoms relatifs ont été le cauchemar de Flaubert, et il pourchasse leur répétition comme une servante hollandaise les araignées. « Je répète encore une fois que jusqu’à nous, jusqu’aux très modernes, on n’avait pas l’idée de l’harmonie soutenue du style, les qui, les que enchevêtrés les uns dans les autres reviennent incessamment dans ces grands écrivains180. »

Il prouve là, semble-t-il, quelque étroitesse, et aussi quelque ignorance. Comme le montre fort bien Brunetière, les écrivains classiques se servent des pronoms pour charpenter la phrase, en marquer les articulations, et comme d’une véritable ponctuation. Une douzaine de qui et de que laissent (ou donnent) à une phrase des Provinciales une merveilleuse aisance.

Seulement nous n’écrivons plus la phrase du xviie  siècle ; notre oreille, le rythme et la respiration de notre style sont formés par la phrase analytique du xviiie que même ceux qui la dépassent, comme Rousseau, Chateaubriand, Flaubert, prennent pour point de départ. Entasser les pronoms relatifs est aujourd’hui une façon de mal écrire et les générations d’étudiants se transmettent, de M. Patin, la phrase du chapeau. Je suis de ceux qui goûtent à un haut degré le style de Brunetière ; j’y trouve un sens organique de la vraie phrase oratoire et une science du pronom relatif incomparables ; mais je reconnais que c’est d’une oreille historique, sensible à l’archaïsme, et comme je goûte dans Monsieur Bergeret à Paris le chapitre de Robin Mielleux. Une évolution irrésistible exclut du style écrit les répétitions excessives du pronom relatif, comme une évolution du langage exclut de la parole l’imparfait du subjonctif, laissé aux institutrices, et le passé défini, cantonné chez les Méridionaux. On a le droit de trouver exagéré, mais on s’explique fort bien le purisme de Flaubert, se refusant toujours à redoubler dans une phrase le même pronom relatif. On pourrait dès lors s’étonner de l’insistance qu’il met parfois à employer, comme pronom sujet, au lieu de qui, le lourd lequel, si lequel ne lui servait toujours à exprimer lourdeur, gaucherie ou ridicule. « Sa grosse face couleur de cire emplissait convenablement son collier, lequel était une merveille, tant les poils noirs se trouvaient bien égalisés181. » Souvenons-nous que Flaubert avait une horreur maladive des barbes en collier. « Il se mit à parler du temps, lequel était-moins froid qu’au Havre182. » « Sans compter une sébile à boulet et un alambic tête-de-maure, lequel exigea un fourneau réflecteur, avec une hotte de cheminée183. » L’alambic qui porte un nom de fromage hollandais peut bien aussi porter un pronom disgracieux, pronom pour pépiniériste : « Ils s’adressèrent à un pépiniériste de Falaise, lequel s’empressa de leur fournir trois cents tiges dont il ne trouvait pas le placement184. » Ou pour gens de loi et de papier timbré : « Il avait fait sa requête au banquier, lequel n’y voyant pas d’obstacle, venait d’en prévenir Mme Dambreuse185. » C’est d’ailleurs dans le langage de la basoche qu’est cantonné cet emploi du pronom sujet, et Racine, avant Flaubert, avait bien su l’y trouver pour en faire, dans le plaidoyer de l’Intimé, un emploi éblouissant.

Le verbe est dans la phrase le mot essentiel, et un grand styliste se reconnaît à son emploi du verbe. Sur lui porte la partie la plus considérable de l’effort de Flaubert.

Il n’abandonne pas une phrase avant d’avoir placé le verbe à l’endroit exact où il fait image : « Le régisseur aida Bouvard et Pécuchet à franchir un échalier, et ils traversèrent deux masures où des vaches ruminaient sous des pommiers… Des bandelettes de cuir allaient d’un toit à l’autre, et au milieu du grenier une pompe de fer manœuvrait… Les gens de travail passaient en traînant leurs sabots, et la cloche pour le souper tinta186. »

Le temps ordinaire de Flaubert, c’est l’imparfait, ce que Marcel Proust appelle l’éternel imparfait. Si Flaubert le premier l’emploie, dans la narration, par masse et suivant un courant continu, ce n’est nullement de propos grammatical délibéré. C’est que cet imparfait est consubstantiel à son idée du roman et à la nouveauté qu’y introduisait le « réalisme » de Madame Bovary, exprime l’étoffe même et la continuité d’une vie. Surtout il est lié à la composition par tableaux, il est le temps propre à ces tableaux en lesquels se distribuent la plus grande partie des romans de Flaubert.

Mais certains emplois de l’imparfait sont assez particuliers à Flaubert. Il en fait une variété du discours indirect, s’en sert pour exprimer les sentiments de ses personnages. « Comment donc avait-elle fait (elle qui était si intelligente) pour se méprendre encore une fois187 ? » « Un homme au contraire ne devait-il pas tout connaître, exceller en des activités multiples… Mais il n’enseignait rien, celui-là, ne savait rien, ne souhaitait rien. Il la croyait heureuse ; et elle lui en voulait de ce calme si bien assis188. » Le dernier imparfait n’appartient plus au même ordre, et pourtant on ne s’en aperçoit pas, on passe à lui insensiblement. La force de ces imparfaits de discours indirect consiste à exprimer la liaison entre le dehors et le dedans, à mettre sur le même plan, en usant du même temps, l’extérieur et l’intérieur, la réalité telle qu’elle apparaît dans l’idée et la réalité telle qu’elle se déroule dans les choses. Ils sont une façon de transporter dans le roman impersonnelle style et l’esprit de la première personne, de donner, devant le personnage, à l’auteur et au lecteur le minimum d’existence.

Ce mélange du discours direct et du discours indirect, en partie recréé par Flaubert, se traduit par de curieuses dissonances de temps. « D’où vient qu’il retournait aux Berteaux, puisque M. Rouault était guéri189 ? » « Sénécal continuait : l’ouvrier, vu l’insuffisance des salaires, était plus malheureux que l’ilote, le nègre et le paria, s’il a des enfants surtout190. »

Au cours d’une discussion que nous eûmes autrefois dans la Nouvelle Revue française, Marcel Proust attribua à Flaubert l’invention de ce tour. Je lui rappelai alors ces vers de La Fontaine :

Si quelque chat faisait du bruit,
Le chat prenait l’argent,

et ceux-ci surtout, avec les subtils passages de l’imparfait au présent, que retrouva aussi Flaubert :

L’arbre étant pris pour juge,
Ce fut bien pis encore. Il serrait de refuge
Contre le chaud, la pluie, et la fureur des vents ;
Pour nous seuls, il ornait les jardins et les champs.
L’ombrage n’était pas le seul bien qu’il sût faire :
Il courbait sous les fruits. Cependant pour salaire
Un rustre l’abattait, c’était là son loyer ;
Quoique, pendant tout l’an, libéral, il nous donne
Ou des fleurs au printemps, ou des fruits à l’automne…

Rien de plus conscient que cet emploi du style indirect libre, ici. Le premier plaidoyer, celui de la vache, est en style direct ; le second, celui du bœuf, est en style indirect (avec l’admirable effet de lourdeur, de réflexion, de concaténation des qui et des que répétés). Restait, pour varier, le style direct-indirect, que les grammairiens ne classent ni ne reconnaissent, mais en lequel La Fontaine, avec sa connaissance de la langue par le dessous, voit le troisième style, celui qu’il prête à son troisième personnage.

En réalité, ma réponse était un peu artificieuse. La mémoire m’avait fourni tout de suite ces vers de La Fontaine, auxquels j’eusse pu en ajouter d’autres :

Le moine disait son bréviaire.
Il prenait bien son temps ! Une femme chantait.
C’était bien des chansons d’alors qu’agissait !

Et je crus que la forme était courante dans la grammaire de nos classiques. Or, il n’en est rien. Tous nos auteurs de grammaires sans exception l’ont ignorée. Comme d’autre part elle est habituelle en allemand, existe aussi en anglais, les philologues étrangers en ont conclu qu’elle répugnait au génie de la langue française, qui marquerait toujours le style indirect par une conjonction. Le philologue de Genève, M. Bally, ayant relevé cette affirmation dans le livre de Strohmeyer, Der Stil der französischen Sprache, l’a discutée dans un article de la Germanisch-Romanische Monatsschrift sur « le Style indirect libre en français moderne ». La question n’avait jamais été soulevée auparavant, et Proust, qui évidemment ne connaissait pas la Monatsschrift d’Heidelberg, a montré le flair d’écrivain le plus heureux en repérant chez Flaubert l’originalité de cette tournure. La Fontaine est-il le seul qui l’ait employée (à l’imparfait) au xviie  siècle ? Je le crois, mais la question reste ouverte. En tout cas, il est le seul qui l’ait employée abondamment (il doit y en avoir de quinze à vingt exemples dans les Fables, le Lexique de la Collection des Grands écrivains n’en dit rien). Les Confessions de Rousseau, dont l’importance comme source de style est capitale et mériterait d’être longuement étudiée, en comportent plusieurs cas. « C’est l’homme aux gobelets. Il se plaint modestement de notre conduite. Que nous avait-il fait pour nous engager à vouloir décréditer ses jeux et lui ôter son gagne-pain ? Qu’y a-t-il de si merveilleux dans l’art d’attirer un canard de cire, pour acheter cet honneur aux dépens de la subsistance d’un honnête homme ? « Ma foi, messieurs, si j’avais quelque « autre talent pour vivre, je ne me glorifierais pas de celui-ci. » M. Bally en cite aussi un emploi dans Colomba. Mais, après La Fontaine, c’est seulement chez Flaubert qu’on retrouve cette tournure à titre d’usage habituel et de ressource permanente. Et c’est à sa suite qu’elle entre dans le courant commun du style romanesque, abonde chez Daudet, Zola, Maupassant, tout le monde.

Flaubert semble y avoir été conduit par deux voies. D’abord, il est grammaticalement l’homme de l’imparfait. Naturellement, il devait demander à l’imparfait de déployer pour lui toutes ses ressources, et celle de l’imparfait de style indirect libre, avec le précédent de La Fontaine, s’imposait à lui. Ainsi, La Bruyère, qui est l’homme du présent, comme Flaubert est celui de l’imparfait, est conduit pareillement au présent ou au futur de style indirect libre. « Il entend déjà sonner le beffroi des villes, et crier à l’alarme ; il songe à son bien et à ses terres. Où conduira-t-il son argent, ses meubles, sa famille ? En Suisse ou à Venise ? »

En second lieu, nous sommes ici devant une loi du style souvent méconnue et qu’on pourrait formuler ainsi : Le style écrit n’est pas le style parlé, mais un style écrit ne se renouvelle, n’acquiert vie et perpétuité, que par un contact à la fois étroit et original avec la parole. Brunetière insiste fréquemment et avec raison sur ce fait que le style du xviie  siècle est avant tout un style parlé. Aujourd’hui encore, avoir un style, c’est avoir fait une coupe originale dans ce complexe qu’est le langage parlé. Un pur style parlé sera celui d’un orateur comme Briand dont il ne reste à peu près rien dans le texte de l’Officiel. Un pur style écrit sera celui de Mallarmé dans sa prose. Or, le plaisir qu’on éprouvait à écouter Briand et celui qu’on goûte à lire Divagations sont en deçà ou au-delà de la littérature. Il y a littérature là où les deux sexes sont présents, où se fait le mariage de la parole et de l’écrit. Et c’est le cas de Flaubert. Son style ne paraîtrait pas vivant s’il n’était animé par un courant de parole qui commence, nous le verrons tout à l’heure, au langage populaire et se termine par le « gueuloir ». Or, le style indirect libre, que les grammairiens n’ont pas daigné jusqu’à ces derniers temps incorporer à la langue, telle qu’ils l’amènent à la conscience claire, a certainement son origine dans la langue parlée. Avant de devenir une forme grammaticale, il est une intonation. Si un soldat demande une permission pour la première communion de sa sœur, les mêmes mots, variés seulement par l’intonation, exprimeront dans la bouche du sergent-major, soit le style direct, soit le style indirect libre. « Sa sœur fait sa première communion. » En cas de style indirect libre, la seule intonation signifiera ce préambule : « Ce carotteur prétend qu’il a droit à une permission parce que… » Ainsi le : J’ai fait mon testament ! de Géronte. Dans la langue parlée, imitée en cela par la langue dramatique :

On craint qu’avec Hector Troie un jour ne renaisse.
Son fils peut me ravir le jour que je lui laisse,

le style indirect libre ne dépasse pas cet état de répétition. Mais écrire ne consiste pas seulement, ne consiste pas surtout à reproduire la langue parlée. Écrire consiste à prendre un appui sur la langue parlée, à se charger de son électricité, à suivre son élan dans la direction qu’elle donne. La langue parlée implique un style indirect simple : « Sa sœur fait sa première communion ! » Mais jamais un style indirect double : « Dumanet alla au bureau se faire inscrire pour une permission : sa sœur faisait sa première communion. » Quand le savetier se précipite à la cave, son voisin pourra dire : « Le chat lui prend son argent ! » en style direct simple ; mais il ne dira pas plus tard en parlant de feu Grégoire : « Si quelque chat faisait du bruit, le chat prenait l’argent. » Cela c’est La Fontaine qui le dit, un écrivain et un malin. Ou plutôt il ne le dit pas, il l’écrit. Il l’écrit non comme le peuple le dit, mais du fonds dont le peuple le dit. Le style indirect double, c’est le style indirect simple, plus l’écrivain. Ce seront donc seulement des gens très artistes comme La Fontaine, La Bruyère et Flaubert, qui emploieront ces tournures, issues pourtant de la langue populaire, et qui donneront la sensation de la langue parlée en épousant dans la langue parlée le mouvement qui conduit à une langue qui ne se parle pas. La psychologie du style consiste en partie en des schèmes moteurs de ce genre. Aujourd’hui, le style indirect libre circule partout, et c’est certainement à Flaubert, à l’imitation de Flaubert qu’on le doit. Seul il a permis ces tournures, qui nous semblent si naturelles, et qui sont pourtant des inventions de la seconde moitié du xixe  siècle (j’emprunte les deux exemples de M. Bally) : « Il était mort. Il avait cessé de râler. Les hommes se regardaient, baissaient les yeux, mal à leur aise. On n’avait pas fini de manger les boules ; il avait mal choisi ce moment, ce gredin-là ! » (Maupassant.) « Mais le père Legrand se fatigua vite de cette pose à la paternité ; si peu que ça coûtât, il fallait la nourrir, l’habiller, cette morveuse ! » (A. Daudet.) Invention en France, s’entend : ce style était depuis longtemps habituel en allemand, qui, plus intuitif et moins logique que le français, n’a pas eu, comme notre langue, besoin de le retrouver par-delà la logique.

L’avantage du style indirect libre consiste à varier le mouvement du style, et il ajoute à ce mouvement en rompant une continuité logique. La prose, comme le vers, comme la musique, comme la peinture, progresse en s’incorporant de plus en plus des dissonances. Le passage brusque et inattendu d’un temps à un autre se rattache à ce courant.

La rupture ou la dissonance de temps est plus habituelle à Flaubert qu’à n’importe quel écrivain. Il en a fait un procédé, qui donne toujours des effets, beaux ou pittoresques.

« Elle fit un arrangement avec un loueur de voitures qui la menait au couvent chaque mardi. Il y a dans le jardin une terrasse d’où l’on découvre la Seine. Virginie s’y promenait à son bras191. » « Des républiques en embarras le consultèrent. Aux entrevues d’ambassadeurs, il obtenait des conditions inespérées. Si un monarque se conduisait trop mal, il arrivait tout à coup et lui faisait des remontrances. Il affranchit des peuples. Il délivra des reines enfermées dans des tours. C’est lui, et pas un autre, qui assomma la pieuvre de Milan et le dragon d’Obesbirbach192. »

Le procédé le plus ordinaire de Flaubert, consiste, en rompant le passé défini par l’imparfait) à dessiner l’attitude continuée qui sort d’un acte instantané. « Éclatant d’une colère démesurée, il bondit sur eux, à coups de poignard ; et il trépignait, écumant avec des hurlements de bête fauve193. » « Mais, fouillant sous ses manches, Hamilcar tira deux larges coutelas ; et, à demi courbé, le pied gauche en avant, les yeux flamboyants, les dents serrées, il les défiait, immobile sous le candélabre d’or194. »

Un présent, encadré dans des imparfaits, oppose un aspect permanent de la nature aux actes humains qui s’y développent. « Il s’en allait dans les prairies, à moitié couvertes durant l’hiver par les débordements de la Seine. Des lignes de peupliers les divisent. Çà et là, un petit pont s’élève. Il vagabondait jusqu’au soir195. » Et voyez, entre des imparfaits de discours indirect, le présent étaler par deux fois deux continuités douloureuses, celle d’une impossible vie étrangère, celle d’une implacable nécessité naturelle. « À la ville, avec le bruit des rues, le bourdonnement des théâtres et les clartés du bal, elles avaient des existences où le cœur se dilate, où les sens s’épanouissent. Mais elle, sa vie était froide comme un grenier dont la lucarne est au nord, et l’ennui, araignée silencieuse, filait sa toile dans l’ombre à travers les coins de son cœur196. »

Quand Charles et Emma, couchés côte à côte, font séparément leurs rêves d’avenir, ceux de Charles, père de famille, ne concernent que sa fille. « Il la voyait déjà revenant de l’école à la tombée du jour, toute rieuse, avec sa brassière tachée d’encre, et portant au bras son panier ; puis il faudrait la mettre en pension, cela coûterait beaucoup ; comment faire ? Alors il réfléchissait. Il pensait à louer une petite ferme aux environs, et qu’il surveillerait lui-même, tous les matins, en allant voir ses malades. Il en économiserait le revenu197… » Tous les verbes sont dès lors, jusqu’au bout, au conditionnel, sauf ceux qui indiquent un sentiment actuel chez Charles. C’est l’état normal, sain, où ce qu’on vit est nettement séparé de ce qu’on rêve.

Mais ce conditionnel ne convient pas au désir et à l’imagination féminines pour qui tout est donné comme réalisé. C’est Perrette et non Perret qui dit : Quand je l’eus ! « Au galop de quatre chevaux, elle était emportée depuis huit jours vers un pays nouveau d’où ils ne reviendraient plus. » Depuis huit jours ! Le conditionnel n’apparaît que pour porter sa pierre à l’illusion, et devenir la négation du retour. Il n’arrive que très tard, au moment où cette course effrénée de huit jours prend fin, et pour faire succéder à ce mouvement une valeur de repos ; la diminution d’être que figure ce repos se traduit par une détente, une décroissance d’intensité dans le rêve. « Ils habiteraient une maison basse, à toit plat, ombragée d’un palmier…, ils se promèneraient… » Puis, à mesure que la vision s’établit, les puissances d’illusion reprennent, lie renforcent, se manifestent par un retour de l’imparfait, mais un imparfait qui n’est plus, comme le précédent, au compte d’Emma seule, qui est incorporé au récit, et qui sert ensuite de plan incliné pour ramener le rêve à la réalité étroite de la chambre. « Cependant sur l’immensité de cet amour qu’elle se faisait apparaître, rien de particulier ne surgissait ; les jours tous magnifiques se ressemblaient comme des flots ; et cela se balançait à l’horizon harmonieux, bleuâtre et couvert de soleil. Mais l’enfant se mettait à tourner dans son berceau. » Ainsi, il y a passage d’un temps à un autre quand on ne l’attend pas, et non quand on l’attend : la fin du rêve d’Emma et la toux de l’enfant qui interrompt ce rêve sont exprimées par le même temps, ce qui est une façon de faire ce rêve aussi présent que les bruits de la chambre.

La variété des temps rend là des sentiments. Voici un passage, dans les pages de l’Éducation sur la forêt de Fontainebleau, où sont peintes des choses, d’abord par un changement de place des imparfaits, puis par une dissonance de temps :

« La diversité des arbres faisait un spectacle changeant. Les hêtres, à l’écorce blanche et lisse, entremêlaient leurs couronnes ; des frênes courbaient mollement leurs glauques ramures ; dans les cépées de charmes, des houx pareils à du bronze se hérissaient ; puis venait une file de minces bouleaux inclinés dans des attitudes élégiaques ; et les pins, symétriques comme des tuyaux d’orgue, en se balançant continuellement, semblaient chanter. Il y avait des chênes rugueux, énormes, qui se convulsaient, s’étiraient du sol, s’étreignaient les uns les autres, et, fermes sur leurs troncs, pareils à des torses, se lançaient avec leurs bras nus des appels de désespoir, des menaces furibondes, comme un groupe de Titans immobilisés dans leur colère. Quelque chose de plus lourd, une langueur fiévreuse planait au-dessus des mares, découpant la nappe de leurs eaux entre des buissons d’épines ; les lichens de leur berge, où les loups viennent boire, sont couleur de soufre, brûlés comme par le pas des sorcières, et le coassement ininterrompu des grenouilles répond au cri des corneilles qui tournoient. Ensuite, ils traversaient des clairières monotones, plantées d’un baliveau çà et là. Un bruit de fer, des coups drus et nombreux sonnaient ; c’était, au flanc d’une colline, une compagnie de carriers battant les roches. Elles se multipliaient de plus en plus, et finissaient par emplir tout le paysage, cubiques comme des maisons, plates comme des dalles, s’étayant, se surplombant, se confondant telles que les ruines méconnaissables et monstrueuses de quelque cité disparue. Mais la furie même de leur chaos fait plutôt rêver à des volcans, à des déluges, aux grands cataclysmes ignorés. Frédéric disait qu’elles étaient là depuis le commencement du monde et resteraient ainsi jusqu’à la fin. »

Flaubert peint ici avec des verbes aussi savamment que d’autres peignent avec des couleurs. Quelques observations éclaireront certains secrets de cet art :

1° L’uniformité de la forêt étant indiquée par la quasi-continuité de l’imparfait, la diversité des essences est marquée par ceci, qu’à chaque membre de phrase, à chaque espèce nouvelle d’arbres, le verbe change de place. Dans la phrase des hêtres, le principal de l’expression descriptive est avant le verbe ; dans la phrase des frênes, elle suit le verbe ; dans celle des houx, le verbe finit la phrase, brusque, comme leur buisson à même le bord du chemin ; dans celle des bouleaux, il est détaché tout en avant, dans celle des pins rejeté tout au bout. Ces deux dernières, en cette opposition, sont symétriques des deux premières. Mais dans les deux premières les verbes, robustes et expressifs, caractérisent de gros arbres, individualisés. Dans les deux dernières, celles des arbres grêles, les imparfaits venaient et semblaient, choisis dans les teintes neutres du langage, démusclent, énervent à dessein les phrases, n’y laissent vivre et vibrer que les mots poussés légèrement, fragilement et comme avec un porte-à-faux imperceptible. Le contraste avec la phrase suivante n’en est que plus puissant, la grande phrase des chênes où les verbes significatifs s’accumulent et saillissent comme des branches et des racines énormes, où des géants végétaux pressent les uns contre les autres leurs musculatures. Mais tous ces imparfaits font masse au milieu de la phrase, là où s’établit, à proximité du tronc, l’impression de force, de puissance et de mouvement, et font défaut dans la dernière partie, depuis lançaient, comme si, dans cette fin de phrase, l’extension des branches horizontales, succédant à l’élan intensif des troncs, était rendue par l’allongement des compléments et des comparaisons. Ainsi chaque nature d’arbre a comporté pour Flaubert un traitement particulier de l’imparfait.

2° Le passage de l’imparfait au présent n’a pas lieu immédiatement, mais par l’intermédiaire d’un participe présent. Flaubert manque rarement à cette règle, qui me paraît une de ses inventions, et nous éclaire sur le rôle du participe présent dans son style. Le participe présent, se joignant indifféremment à un passé ou à un présent, sera la plaque tournante sur laquelle la phrase passera de l’un à l’autre.

3° Les deux ruptures de temps, les deux passages du passé au présent s’expliquent par cette phrase de la fin : « Frédéric disait qu’ils étaient là depuis le commencement du monde et resteraient ainsi jusqu’à la fin. » Les deux phrases mises au présent sont celles précisément qui placent hors de la durée ce passage, lui confèrent un caractère étrange et fantastique d’éternité, la première dans une atmosphère de sorcellerie, et la seconde, plus loin encore, plus loin qu’une antiquité historique, dans une impassible et inhumaine réalité cosmique.

4° La phrase des roches est symétrique de celle des chênes, et l’accumulation des participes présents y correspond à ce qu’était dans celle-ci l’accumulation des imparfaits. Et comme les imparfaits donnaient une impression de mouvement humain, les participes donnent ici la sensation de l’inachevé et du passif, du minéral et du matériel.

Nous avons vu Flaubert amené à son éternel imparfait par sa conception même du roman. Mais l’emploi du participe présent est peut-être plus fréquent chez lui que chez n’importe quel écrivain, et, en principe, cet emploi semblerait peu heureux. Flaubert y est conduit d’abord et surtout par sa phobie des pronoms relatifs, par sa timidité excessive devant les qui et les que. Un participe présent fait l’économie d’un qui, mais il énerve la phrase, l’alourdit d’une ligne molle et sans caractère. C’est un défaut dans lequel Flaubert tombe quelquefois. Cependant il y échappe généralement en donnant au participe présent une raison suffisante d’exister, en l’employant avec une valeur de diminution, de faiblesse, de mollesse, en l’introduisant dans une dissonance.

Le participe opposera son mouvement ralenti ou faible au mouvement rapide et à la force du temps verbal pur. « On entendait le murmure de l’eau ; des alouettes huppées sautaient, et les derniers feux du soleil doraient la carapace des tortues, sortant des joncs pour aspirer la brise198. » Mêmes valeurs ici. « Là j’avais pour compagnie des scorpions se traînant parmi les pierres, et au-dessus de ma tête, continuellement, des aigles qui tournoyaient sur le ciel bleu199. » Et à la page suivante. « Mais sans cesse il y avait quelques batailles dans les rues à cause des Juifs refusant de payer l’impôt ou des séditieux qui voulaient chasser les Romains. » Le verbe négatif au participe, le verbe positif à l’imparfait. « Elle renversa son cou blanc qui se gonflait d’un soupir et, défaillante, tout en pleurs, avec un long frémissement et se cachant la figure, elle s’abandonna200. » « Des feux clairs brûlaient sous des marmites suspendues ; leurs reflets empourprés illuminant certaines places, en laissaient d’autres dans les ténèbres, complètement201. » L’effet du temps verbal, ici, est encore accru par le rejet de l’adverbe solide et lourd ; la valeur positive, dans le tableau, c’est l’épaisseur des ténèbres ; la valeur faible c’est, entre les deux plénitudes des feux et de la nuit, la mobilité sans substance des reflets épars, auxquels s’accorde le participe.

Le participe exprimera aussi une continuité sur laquelle trancheront les moments individuels et saillants des temps verbaux. « L’hôtel où ils logeaient se distinguait des autres par un jet d’eau clapotant au milieu de la cour202. » « La voûte du ciel bleu s’enfonçait à l’horizon, d’un côté dans le poudroiement des plaines, de l’autre, dans les brumes de la mer, et sur le sommet de l’Acropole les cyprès pyramidaux bordant le temple d’Eschmoun se balançaient et faisaient un murmure, comme les flots réguliers qui battaient lentement le long du môle, au bas des remparts203. » Le participe empêche ici la seule image statique de se confondre avec les quatre images de mouvement qu’expriment les quatre imparfaits.

Le participe met souvent dans une phrase une valeur de fuite et une évanescence, donne par sa faiblesse l’image d’une chose qui décroît et finit : « Lorsqu’il eut fait cent pas environ, il s’arrêta, et, comme il vit la carriole s’éloignant, dont les roues tournaient dans la poussière, il poussa un gros soupir204. » Ni l’infinitif ni l’imparfait n’auraient le même sens de continuité : le premier (la carriole s’éloigner) appuierait sur la fin. « De la colline où ils étaient, toute la vallée paraissait un immense lac pâle, s’évaporant à l’air205. » « Alors, elle entendit tout au loin, au-delà du bois, sur les autres collines, un cri vague et prolongé, une voix qui se traînait, et elle l’écoutait silencieusement, se mêlant comme une musique aux dernières vibrations de ses nerfs émus206. »

C’est ainsi que Flaubert sait conduire à une beauté cet usage régulier du participe présent qui paraîtrait au premier abord une défaillance. Il en est de même d’un autre écueil dans le choix du verbe et d’une des causes les plus ordinaires de sa faiblesse. Je veux dire l’emploi des auxiliaires. La conception flaubertienne du style exclut naturellement ce remplissage facile par le verbe abstrait être, implique l’emploi des verbes-images, réels et significatifs. Mais précisément les auxiliaires seront traités comme s’ils avaient rang parmi ces verbes-images, seront employés au moment précis où ils devront contribuer au style, et non, comme à l’ordinaire, dispenser de style. Quel verbe rare conviendrait ici mieux que les deux simples auxiliaires ? « Le croissant de la lune était alors sur la montagne des Eaux-Chaudes, dans l’échancrure de ses deux sommets, de l’autre côté du golfe. Il y avait, en dessous, une petite étoile, et, tout autour, un cercle pâle207. » Les deux verbes sont employés là dans un sens neutre qui leur donne plénitude et profondeur, et servent l’un et l’autre, dans ces deux phrases successives, au même effet ; un effet de sobriété, d’élargissement, de vide et de silence nocturne. Même union ailleurs, et à la même occasion, des deux auxiliaires. « La nuit était pleine de silence et le ciel avait une hauteur démesurée208 », où ils sont pris comme signes de pauvreté, de nudité, qui rappellent cette reliure en maroquin non orné dite janséniste : « Républicain austère, il suspectait de corruption toutes les élégances, n’ayant d’ailleurs aucun besoin, et étant d’une probité inflexible209. » « Elle avait pour décoration une vieille gravure de modes collée contre un carreau, et un buste de femme en cire, dont les cheveux étaient jaunes210. » De banalité : « Ces deux honorables étaient à la droite et à la gauche de Mme Dambreuse, ayant devant elle son mari211. » Non seulement de platitude morale, mais de simple platitude matérielle ; voyez les quatre membres de cette description : « Celui de Khaman, en face des Syssites, avait des tuiles d’or ; Melkarth, à la gauche d’Eschmoun, portait sur su toiture des branches de corail ; Tanit, au-delà, arrondissait dans les palmiers sa coupole de cuivre ; le noir Melkarth était au bas des citernes, du côté du phare212. » Dans le premier et le dernier, les deux auxiliaires sont employés à faire des images plates, qui mettent en valeur les deux images saillantes du milieu.

Pareillement : « Les garnitures de dentelles, les broches de diamants, les bracelets à médaillon frissonnaient aux corsages, scintillaient aux poitrines, brillaient sur les bras nus. Les chevelures bien collées sur les fronts avaient, en couronnes, en grappes ou en rameaux, des myosotis, du jasmin, des fleurs de grenadier, des épis ou des bluets. Pacifiques à leurs places, des mères à figures renfrognées portaient des turbans rouges213. » Trois étages de verbes admirablement choisis pour exprimer le mouvement qui décroît, d’une agitation brillante à une immobilité calme ; les verbes éclatants, rapides et confondus de la première phrase, l’auxiliaire qui sert de transition, comme les fleurs calmes qui contrastent avec l’agitation des parures provocantes et font une floraison pudique sur les chevelures correctes. Et, comme l’auxiliaire, le portaient est pris dans son plein sens, non dans le sens de porter un vêtement. Les mères — potentes — ainsi que des cariatides à leurs places portent comme leur architrave le lourd turban de Mme de Staël.

On ne trouve pas dans la langue, avant Madame Bovary, le simple auxiliaire employé avec cette ampleur qui l’amène à un effet puissant. « Elle était là ; puis autour du bal, il n’y avait plus que de l’ombre, étalée sur tout le reste214. » (Toujours les deux auxiliaires qui s’attirent et s’accompagnent, le procédé est visible.) « Le souvenir du vicomte revenait toujours… Mais le cercle dont il était le centre peu à peu s’élargit autour de lui, et cette auréole qu’il avait, s’écartant de sa figure, s’étala plus loin pour illuminer d’autres rêves215. » Et surtout cet emploi saisissant de était : Emma « s’appuyait un peu sur son épaule, et elle regardait le disque du soleil, irradiant au loin, dans la brume, sa pâleur éblouissante ; mais elle tourna la tête : Charles était là. Il avait sa casquette enfoncée sur ses sourcils et ses deux grosses lèvres tremblotaient, ce qui ajoutait à son visage quelque chose de stupide ; son dos même, son dos tranquille, était irritant à voir… »

Etait (accompagné comme d’habitude par l’autre auxiliaire) fait ici une valeur noire, assénée sur Emma dont les yeux gardaient la lumière du soleil. Victor Hugo le transposera superbement en valeur inverse et lumineuse :

Et le rideau s’étant tout à coup écarté,
Dans leur immense joie il vit les dieux terribles.
Ces êtres surprenants et forts, ces invincibles
Ces inconnus profonds de l’azur étaient là.
Sur douze trônes d’or que Vulcain cisela…

Ces vers sont dans la première Légende des siècles, qui parut deux ans après Madame Bovary. Mais une pièce de ce livre, Booz endormi, semble avoir impressionné singulièrement Flaubert, qui y trouve, dit-il (L’ombre était nuptiale…), une des plus belles coupes de la langue. Or, dans Booz, Hugo introduisait un emploi stylistique et rythmique de ayant tout nouveau et saisissant :

Comme un bœuf ayant soif penche son front vers l’eau,
Les collines ayant des lis sur leurs sommets.

Flaubert saura désormais le reproduire et l’élargir. « Pendant cinq lunes, il les traîna derrière lui, ayant un but où il voulait les conduire216. » « Mme Arnoux se tenait assise sur une grosse pierre, ayant cette lueur d’incendie derrière elle217. » « Il monta sur les deux genoux toutes les collines ayant une chapelle à leur sommet218. » « D’un côté s’étendaient à perte de vue des plaines stériles ayant sur leur surface de pâles étangs219. »

C’est généralement l’imparfait de l’auxiliaire qui sert à Flaubert pour ces effets d’une sobriété puissante. Plus rarement, mais non moins fortement, il utilise l’infinitif : « Chaque mot qui sortait de sa bouche semblait à Frédéric être une chose nouvelle, une dépendance exclusive de sa personne220. »

Cet emploi esthétique de l’auxiliaire, je crois qu’il date de Flaubert, exception faite pour celui de ayant, invention de Hugo que Flaubert, reconnaissant son domaine de style, s’empresse d’assimiler. Faut-il en dire autant d’une particularité non de stylistique ni de rythmique, mais de grammaire, ce goût singulier pour une forme pronominale, plus ou moins correcte, de verbes employés, dans le français normal, au neutre ? M. Alexis François a donné pour les Mélanges Lanson une note curieuse sur cette particularité de la langue de Flaubert, que Paul Stapfer avait déjà notée en citant ces quatre exemples tirés de Madame Bovary. « Le sujet se tarissant. » « Un immense étonnement qui se finissait en tristesse. » « Des nappes violettes s’alternaient avec le fouillis des arbres. » « Les enfants restaient derrière, s’amusant… à se jouer entre eux. » M. François cite s’alterner, se bomber, se diminuer… Dans la première édition de Madame Bovary il y avait : « Ils s’échangeaient une parole », « il avait fallu s’échanger des miniatures. » Sans doute, il n’y a là aucun parti pris de Flaubert, aucune préférence raisonnée pour la forme réfléchie. Nous sommes simplement en présence d’un trait de la langue populaire, d’une façon de parler (parfois de mal parler) très usuelle que Flaubert a conservée dans la langue écrite. N’oublions pas que Flaubert est un provincial, qu’il est un des rares écrivains du xixe  siècle qui vive presque toujours en province. Mais, la plupart du temps, l’emploi d’une forme pronominale exceptionnelle et non sanctionnée par les grammairiens ou l’Académie se justifie fort bien par des raisons de style. Prenez ces trois exemples : « Leur grand amour… parut se diminuer sous elle, comme l’eau d’un fleuve qui s’absorberait dans son lit. » « Un jour, tôt ou tard, cette ardeur… se fût diminuée, sans doute. » « Il ne lui restait qu’un immense étonnement qui se finissait en tristesse. » Le passage à la forme neutre ôterait au sentiment un peu du caractère intime qui le lie à la conscience, le détacherait de la personne pour en faire quelque chose de plus indépendant et de plus objectif. La forme réfléchie tend à maintenir ou à approfondir la synthèse intérieure ; la forme neutre plus analytique, à la convertir en choses extériorisées. Il s’est donc passé ici, dans l’art de Flaubert, exactement ce qui s’est passé dans son emploi du style indirect libre. L’origine est la même : une alluvion féconde de la langue parlée, en contact plus étroit avec les formes populaires. Mais ce contact momentané ne sert qu’à recharger et à vivifier le style pour l’orienter sur ses voies propres, pour réagir contre la tendance analytique et purement littéraire du xviiie  siècle. Tandis que le style direct est celui où parle le personnage et le style indirect celui où parle l’auteur, le style indirect libre, allant chercher plus loin le principe de sympathie nécessaire à l’art, confond dans un même mouvement le personnage, l’auteur et le lecteur. La préférence pour la forme pronominale, venue de la même source populaire, implique la même conversion vers l’intérieur. M. François note avec raison à ce propos « la préférence de la prose d’art pour les formes les plus subjectives de la parole, je veux dire celles qui introduisent le plus d’intimité dans l’expression. »

 

L’ordre logique de la phrase française permet de beaux effets à nos écrivains, à condition qu’ils sachent en sortir. Il en est des lois de la phrase comme des lois du vers. Et ceux qui les connaissent peuvent dire comme l’homme de loi d’Émile Augier : « Je tourne la loi, donc je la respecte. » Flaubert, comme tous les prosateurs habiles, sait varier pour le maximum de résultat la place de ses mots. Voyez le traitement qu’il fait subir aux adverbes :

« Elle en palpitait émerveillée, sans pouvoir néanmoins le nettement imaginer221 » est simplement bizarre, l’usage n’admettant guère avant le verbe, en ce cas, qu’un adverbe monosyllabique. Le tour propre à Flaubert, c’est la séparation du verbe et de l’adverbe, le rejet inattendu de l’adverbe, après une virgule, à la fin de la phrase. « Avec sa grande épée dans les mains, il s’était précipité par la brèche, impétueusement222. » « D’autres les livraient eux-mêmes, stupidement223. » « La foule entière le hue ; et il jouit de leur dégradation, démesurément224. » « Ses yeux glauques, qui brillent sous la visière, regardent au loin, attentivement225. » « Il dogmatisa sur Phidias et Winckelmann, éloquemment226. » « Puis, la toile baissée, il erra dans le foyer, solitairement227. »

Il n’existe aucun procédé d’expression du vers qui ne puisse être employé en prose et qu’une oreille avisée ne découvre en effet dans la prose des grands écrivains. Ici, nous avons affaire évidemment au rejet. Le rejet rythmique est destiné à mettre un mot en valeur, et il en est de même du rejet grammatical. On remarquera facilement la raison particulière qui détache avec tant de justesse et de puissance chacun de ces adverbes. Même quand l’adverbe suit le verbe, la virgule peut suffire pour lui donner figure et valeur de rejet. « Par terre, aux coins de l’estrade, des urnes en albâtre pleines de myrrhe fument, lentement228. »

Ici encore, Victor Hugo seul offrirait la tournure analogue :

Il vit un œil tout grand ouvert dans les ténèbres,
Et qui le regardait dans l’ombre, fixement.

En dehors du rejet, la place de l’adverbe peut être également significative. « Je commence à terriblement me repentir de m’être chargé de ta personne229. » Toute l’éloquence propre à Homais est exprimée par cette légère inversion. La fin d’Hérodias : « Comme elle était très lourde, ils la portaient alternativement », ne comporte ni inversion, ni rejet grammatical, mais l’adverbe, si lourd et si grave lui-même, a toute la force d’un rejet rythmique. Ainsi dans la seconde Légende des siècles, la comète de Halley revient et grandit :

Par degrés et sans hâte et formidablement.

Mêmes inversions et rejets dans l’emploi d’autres adverbes : « Sénécal avoua, c’était le but de sa visite, peut-être230. » « Des choses délicates s’y étaient conservées, quelquefois231. » « Et sans pouvoir dire de quelle façon, il la trouvait charmante, cependant232. »

Ce sont là des innovations de place. Il faut y joindre des innovations de sens. Marcel Proust a justement fait remarquer l’originalité chez Flaubert de la phrase descriptive avec le tandis que qui « ne marque pas un temps, mais est un de ces artifices assez naïfs, qu’emploient tous les grands descriptifs dont la phrase serait trop longue, et qui ne veulent pas cependant séparer les parties du tableau ». C’est simplement un terme de simultanéité qui passe assez naturellement du temps à l’espace, puisque les parties d’un tableau sont simultanées dans la réalité, que le langage est obligé de les rendre successivement, et que la conjonction de simultanéité corrige élégamment cette nécessité. C’est en effet Flaubert qui semble avoit fait passer cet emploi du mot dans le langage courant de la description, où il lui sert généralement à opposer deux visions à peu près symétriques. « La prairie s’étend sous un bourrelet de collines basses pour se rattacher par derrière aux pâturages du pays de Bray, tandis que du côté de l’est, la plaine, montant doucement, va s’élargissant et étale à perte de vue ses blondes pièces de blé233. » « Les spectateurs étaient rares ; et, dans les lucarnes du paradis, le jour se découpait en petits carrés bleus, tandis que les quinquets de la rampe formaient une seule ligne de lumière jaune234. » Voici une phrase de Chateaubriand qui fera fort bien saisir la transition insensible du tandis que de temps à ce tandis que d’espace : « Ici, des charrettes s’avançaient dans l’eau à reculons pour recevoir des chargements ; là des palans enlevaient des fardeaux, tandis que des grues descendaient des pierres et que des cure-môles creusaient des atterrissements235. » (Mémoires d’outre-tombe, t. I.)

Même passage du temps à l’espace dans cet emploi de selon : « On entrevoyait des cimes d’arbres, et plus loin la prairie, à demi noyée dans le brouillard, qui fumait au clair de lune, selon le cours de la rivière236. » Il existait autrefois. On trouve dans Froissart : « Vous monterez à cheval selon cette rivière. » il est probable que cet emploi, aujourd’hui singulier, est venu à Flaubert de quelque forme parlée.

Notons enfin ces exemples de conjonctions au sens élargi par une ponctuation inattendue : « Les mots lui manquaient, donc, l’occasion, la hardiesse237. » « Car, je t’aimes238. » Ce dernier, qui se trouve dans la première Tentation, est-il une fantaisie de jeunesse, ou même une faute d’impression ?

 

Dans les corrections que Flaubert, d’une édition à l’autre, a fait subir à l’Éducation sentimentale, nous le voyons surtout supprimer des conjonctions, des mais, puis, enfin, alors, et. Zola écrit dans les Romanciers naturalistes : « Pour moi, dès qu’il poursuivait les qui et les que, il négligeait par exemple les et ; et c’est ainsi qu’on trouvera des pages de lui où les et abondent, lorsque les qui et les que y sont complètement évités. » Le bon Zola se place ici au point de vue de la quantité, alors que c’est la qualité de ces et qui importe. Or, s’il est vrai que Flaubert n’a plus le sens organique du pronom relatif et érige sa timidité en règle, aucun écrivain français n’a fait rendre plus de sens que lui à et, n’en a comme lui discerné ou créé des emplois originaux et beaux qui restent des acquisitions durables du style français.

J’ai traité cette question en 1920 dans la Nouvelle Revue française ; j’essayais d’analyser la fonction des différents et d’une page de Madame Bovary. Je disais qu’il y a deux sortes de et, le et de liaison et le et de mouvement, celui-ci pouvant arriver à être tout le contraire du et de liaison, un et de disjonction, comme dans ce titre d’un livre de poèmes où M. Spire cherche à retrouver des accents de prophétisme juif : Et vous riez !

Le et de liaison ne saurait contribuer bien puissamment au style, puisque le style est un mouvement. Voyez la monotonie de ces quatre phrases qui justifieraient assez le mot de Zola, et où, les quatre fois, la conjonction ne sert guère qu’à souder les deux membres en lesquels chacun se décompose archaïquemet comme du Gorgias ou du Balzac : « Alors, on vit s’avancer sur l’estrade une petite vieille femme de maintien craintif, et qui paraissait se ratatiner dans ses pauvres vêtements. Elle avait aux pieds de grosses galoches de bois, et le long des hanches un gros tablier bleu. Son visage maigre, entouré d’un béguin sans bordure, était plus plissé de rides qu’une pomme de reinette flétrie, et des manches de sa camisole rouge dépassaient deux longues mains, à articulations nerveuses. La poussière des granges, la potasse des lessives et le suint des laines les avaient si bien encroûtées, éraillées, durcies, qu’elles semblaient sales quoiqu’elles fussent rincées d’eau claire ; et à force d’avoir servi, elles restaient entrouvertes, comme pour présenter d’elles-mêmes le témoignage de tant de souffrances subies239. »

Il existe aussi un et de mouvement général, répété au commencement des phrases, qui est une tentation inévitable du style épique et où Flaubert ne tombe qu’à son corps défendant. Il écrit à Feydeau : « Note tout de suite la page 252, où le mot et revient sans cesse au commencement des phrases. C’est un vieux tic biblique qui est agaçant. » On pourrait l’appeler le et emphatique, et Flaubert n’hésite pas à l’employer quand il faut, le faisant servir, comme par piété filiale, à idéaliser en figure épique l’image de son père dans le docteur Larivière : « Et il allait ainsi, plein de cette majesté débonnaire que donnent la conscience d’un grand talent, de la fortune, et quarante ans d’une existence laborieuse et irréprochable240. » Maxime Du Camp prétend lui en avoir fait effacer beaucoup dans la première version de Salammbô.

Le et dont Flaubert joue magistralement, c’est le et de mouvement qui accompagne ou signifie au cours d’une description ou d’une narration le passage à une tension plus haute, à un moment plus important ou plus dramatique, une progression : « Cependant des nuages s’amoncelaient ; le ciel orageux chauffait l’électricité de la multitude, elle tourbillonnait sur elle-même, indécise, avec un large balancement de houle ; et l’on sentait dans ses profondeurs une force incalculable, et comme l’énergie d’un élément241. »

Ce et introduit la fin du tableau, le trait décisif, dans la phrase ternaire, que nous appelions la phrase-type de Flaubert : « Les navires à l’ancre se tassaient dans un coin ; le fleuve arrondissait sa courbe au pied des collines vertes, et les îles, de forme oblongue, semblaient sur l’eau de grands poissons noirs arrêtés242. » De l’un à l’autre des trois membres il y a progression de mouvement, jusqu’au troisième qui implique non un repos, mais cette forme intérieure du mouvement qui est l’arrêt. Dans la description du paysage de Rouen, vu du haut d’une côte, ces trois membres, ce mouvement progressif à la fois sommé et arrêté par le et final, suffisent à isoler le fleuve, à lui faire sa juste place.

Le et de mouvement marquant une tension et une construction, il suffit à Flaubert d’enlever cet écrou pour arriver, quand il le faut, à la détente, à une réalité qui se défait. Cette succession de deux phrases est saisissante : « Le jour commençait à se lever, et une grande tache de couleur pourpre s’élargissait dans le ciel pâle du côté de Sainte-Catherine. La rivière livide frissonnait au vent ; il n’y avait personne sur les ponts ; les reverbères s’éteignaient. » Et dans un autre roman : « À ce nom, Frédéric revit la petite Louise, sa maison, sa chambre, et il se rappela des nuits pareilles, où il restait à sa fenêtre, écoutant les rouliers qui passaient. Ce souvenir de sa tristesse amena la pensée de Mme Arnoux ; et il se taisait, continuant à marcher sur la terrasse. Les croisées dressaient au milieu des ténèbres de longues plaques rouges ; le bruit du bal s’affaiblissait ; les voitures commençaient à s’en aller243. » Dans ce dernier passage, les deux premières phrases impliquent et comme la charnière sur laquelle un souvenir instantané tourne pour s’étaler, se prolonger en un état de rêverie qui dure. Dans la dernière l’absence de conjonction note une descente, une dispersion, un émiettement, une fin.

Ce et de mouvement prend d’ailleurs chez Flaubert certains caractères du et épique de liaison (homérique ou biblique), comporte comme lui une certaine monotonie. Il revient généralement là où l’œil et l’oreille l’attendent, à la fin d’un paragraphe de description énumérative où il introduit et porte soit le détail final, soit le tableau final. Le détail final destiné à faire jaillir comme une fusée le trait inattendu qui doit rester dans la mémoire : « Elle portait entre les chevilles une chaînette d’or pour régler sa marche, et son grand manteau de pourpre sombre, taillé dans une étoffe inconnue, traînait derrière elle, faisant à chacun de ses pas comme une large vague qui la suivait244. » Le tableau final qui établit une large base terminale ou une toile de fond : « La ville descendait en se creusant par une courbe longue, avec ses coupoles, ses temples, ses toits d’or, ses maisons, ses touffes de palmiers ; çà et là, ses boules de verre d’où jaillissaient des feux, et les remparts faisaient comme la gigantesque bordure de cette corne d’abondance qui s’épanchait vers lui245. »

Voici, dans deux paragraphes successifs, le et de mouvement, qui arrête une description sur un fond de tableau, et le et de mouvement qui la fait saillir par une pointe de détail pittoresque :

« L’on voyait à l’angle de frontons, sur le sommet de murs, au coin des places, partout, des divinités à tête hideuse, colossales ou trapues, avec des ventres énormes, ou démesurément aplaties, ouvrant la gueule, écartant les bras, tenant à la main des fourches, des chaînes ou des javelots ; et le bleu de la mer s’étalait au fond des rues, que la perspective rendait encore plus escarpées.

« Un peuple tumultueux du matin au soir les emplissait ; de jeunes garçons, agitant des sonnettes, criaient à la porte des bains ; les boutiques de boissons chaudes fumaient, l’air retentissait du tapage des enclumes, les coqs blancs consacrés au soleil chantaient sur les terrasses, les bœufs que l’on égorgeait mugissaient dans les temples, des esclaves couraient avec des corbeilles sur leur tête ; et, dans l’enfoncement des portiques, quelque prêtre apparaissait, drapé d’un manteau sombre, nu-pieds et en bonnet pointu246. »

Ainsi le et de mouvement pourrait s’appeler un et de passage. Mais il est aussi un et de passage au second degré, passage, dans le style, d’un mouvement à un autre, d’un temps à un autre. « Ils portaient des manteaux de laine blanche, de longs poignards, des colliers de cuir, des pendants d’oreille en bois ; et, restés sur le seuil, ils s’appuyaient contre leurs lances comme des pasteurs qui se reposent247. » Le plus souvent, il accompagne le passage du prétérit à l’imparfait et réciproquement, marque le développement de l’action instantanée en une action continue ou inversement : « Mais, fouillant sous ses manches, Hamilcar tira deux larges coutelas ; et à demi courbé, le pied gauche en avant, les yeux flamboyants, les dents serrées, il les défiait, immobile sous le candélabre d’or248. » « Le toit s’envola, le firmament se déployait ; et Julien monta vers les espaces bleus, face à face avec Notre-Seigneur Jésus qui l’emportait vers le ciel249. »

Le et de mouvement deviendra parfois chez Flaubert un et de rejet, rejet de l’épithète à une distance où elle se détache pour y produire un effet : « Quand il les eut découvertes, il n’en trouva qu’une seule, et morte depuis longtemps, pourrie250. » « Tel qu’un squelette il avait un trou à la place du nez ; et ses lèvres bleuâtres dégageaient une haleine épaisse comme un brouillard, et nauséabonde251. » C’est là un tour que le style avait perdu depuis le xvie  siècle.

Ce rejet de l’adjectif par le et (ou par une virgule, comme dans, « il fut ressaisi par un amour plus fort que jamais, immense252 ») est moins fréquent et moins caractéristique dans Flaubert que le rejet original de l’adverbe. L’un et l’autre appartiennent au même mouvement et à la même direction du style. Comme leur nom l’indique, l’adjectif et l’adverbe sont attachés l’un au substantif et l’autre au verbe ; la logique de la langue maintient cette attache ; mais la vie du style cherche à la desserrer, à tirer de cette rupture une de ces dissonances expressives par lesquelles toutes les techniques d’art progressent.

Le rejet n’est pas limité à l’adjectif et à l’adverbe. Flaubert en tire devant le substantif et le verbe de bons effets comiques : « Ornement de nos basses-cours, qui fournit à la fois un élément moelleux pour nos couches, sa chair succulente pour nos tables, et des œufs253. » « J’ai appris d’un colporteur qui, en voyageant cet hiver par notre pays, s’est fait arracher une dent, que Bovary travaillait toujours dur. Ça ne m’étonne pas, et il m’a montré sa dent. » Une valeur rythmique de rejet coïncide ici avec une valeur syntaxique de liaison, la liaison inattendue qui est la ressource ordinaire du comique.

 

Il était nécessaire d’entrer dans ce détail pour prouver que le respect avec lequel on parle du « style de Flaubert » ne vient pas d’une erreur ou d’une illusion. Flaubert a été, en matière de style, un des plus grands créateurs de formes qu’il y ait dans les lettres françaises. Aucun prosateur, si ce n’est, sur des registres très différents, Rabelais et La Bruyère, n’a mieux connu la nature de notre prose, n’en a exploite plus délibérément et plus subtilement les ressources. On ne saurait imaginer une gloire littéraire mieux fondée. Et pourtant le style de Flaubert a pour ennemis, aujourd’hui autant que jamais, des personnes d’un goût généralement fin et sûr. Il y a une question Flaubert, qui a été soulevée fréquemment. Le premier catalogue des fautes de Flaubert avait été dressé quelques jours après la publication de Madame Bovary, sous la signature d’un nommé Deschamps, dans un bulletin bibliographique de la Revue des Deux Mondes (d’une pagination différente et non relié d’ordinaire avec la revue. Ce feuillet, doyen de la littérature flaubertophobe, est une rareté bibliographique). Naguère, ce qu’on pouvait appeler la jeune critique académique, celle du néoclassicisme, traitait volontiers Flaubert comme un ennemi. Après tant de discussions, nous devons être en possession des éléments nécessaires pour liquider à peu près cette question.

La grosse pierre de scandale, c’est d’abord le poids matériel des fautes contre la langue. Le catalogue de ces fautes est devenu depuis Deschamps un lieu commun, et si on fait entrer en compte la Correspondance et les Œuvres de jeunesse, ce n’est pas par douzaines, c’est par centaines qu’on peut les nier. Qu’on dise que ni Bossuet, ni Rousssau, ni Lamartine n’en sont exempts, qu’on invoque le mot de Ney ! « Quel est le j…-f… qui n’a jamais eu peur ? » et qu’on cite à sa barre l’autre j…-f… qui ne fait jamais de fautes, nous répondrons que c’est une question de limite, et que Flaubert est de beaucoup celui de nos grands écrivains chez qui on peut relever le plus grand nombre de ces fautes matérielles.

Mais ce grand nombre de fautes ne paraît grave qu’au chercheur de tares qui en fait un extrait et qui en dresse le catalogue. Il y a des gens qui, lisant un livre de médecine, en réalisent toutes les maladies comme actuelles et ordinaires, et qui, devenant des maniaques de médecine ou d’hygiène, empoisonnent leur vie plus que ne le ferait une de ces maladies. Ces deux ou trois cents fautes dont on brandit le catalogue comme un acte d’accusation, elles ne choquent que sur ce catalogue. À la lecture, elles passent presque inaperçues, emportées par le mouvement d’un style dont la masse, dans les grandes œuvres, est irréprochable, et que, dans la Correspondance, soutiennent son naturel, sa verve, son élan. Ceux qui se fondent sur ces fautes pour dire que Flaubert écrit mal font bien du bruit pour peu de chose.

Et ces fautes qui nous gênent si peu dans notre lecture et notre plaisir ont d’autre part leur utilité par les jours qu’elles nous ouvrent sur l’intérieur et les dessous de l’art de Flaubert.

M. Frédéric Masson, dans une lettre qui fit parler, a dit de Flaubert : « Je l’ai connu…, c’était un médecin de Rouen. » C’est vrai, d’une vérité très partielle, malveillante. Mais, enfin, c’est vrai. Flaubert était un provincial, qui le resta toute sa vie. Ce bourgeois rouennais qu’il vitupérait truculemment, c’était d’abord le matin qu’il en riait, devant la glace, quand il faisait sa toilette. Il ne sut jamais causer, tantôt commis voyageur comme Arnoux, tantôt gauche comme Frédéric Moreau, et, dans les salons où il fréquentait sur la fin de sa vie, poussant de gros paradoxes entêtés. Dans sa famille comme dans toute la bourgeoisie rouennaise, on parlait sans doute mal, ou plutôt on avait des façons provinciales de s’exprimer. Flaubert s’est construit contre son milieu, mais aussi il a été construit par son milieu. Il est, d’une part, l’auteur des Tentations ; mais, d’autre part, celui de Madame Bovary et de Bouvard et Pécuchet. Il s’est acharné contre ce milieu dans sa Bovary du même fonds dont il s’est acharné contre lui-même dans Bouvard.

Tout cela il faut l’avoir présent à l’esprit quand on étudie son style. On ne devient jamais un grand écrivain en s’inspirant des livres. Le génie du style est déposé d’abord par la langue parlée, ensuite et seulement par la lecture, cette dernière pouvant n’avoir qu’une part très réduite, comme chez Saint-Simon. Le fond du style de Flaubert, comme de tous les styles vrais, c’est la langue parlée. Il n’y aurait pas de prose française s’il n’y avait pas de bonne société française, et la qualité de la prose française se confond avec la finesse de la vie française de société. Je pense qu’on n’opposera pas ici l’exemple de Rousseau : on parlait à Genève une bonne langue, mais un peu retardataire, dans la Savoie de Vaugelas une meilleure langue qu’en province, et, depuis son séjour chez Mme de Warens, Jean-Jacques vécut toujours en contact avec la meilleure société française.

Or, la langue parlée qui est au fond du style de Flaubert est une langue un peu provinciale, amendée moins par le bon usage comme celle de Rousseau que par la lecture et par un sens génial des valeurs de style. Les deux ou trois cents fautes que la grammaire et l’usage de la bonne société peuvent relever chez Flaubert se rangent sous trois chefs, qui s’expliquent fort bien.

Ce sont d’abord celles qui ont une raison déficiente, à savoir un manque d’intuition et de sûreté dans la connaissance profonde de la langue, dans ces puissances qui font, chez Fénelon, Chateaubriand, Hugo, France, que la parole écrite d’un homme est associée, jusqu’en ses extrémités les plus déliées, avec la parole héréditaire d’une race. Même à ces heures de fatigue, que Flaubert vers minuit consacre à sa correspondance quand il est incapable de faire autre chose, même aux heures de sommeil, l’inconscient de ces écrivains se fût refusé à écrire. « Ma maladie m’a bien fait », pour ma maladie m’a fait du bien, ou « il est possible comme tu me l’observes ». Il y a là cette tache imperceptible qui permet, à propos de Flaubert, les hésitations et les discussions sur le mot écrivain de race. Flaubert peut-être ne se fût-il pas plus scandalisé de se voir dénier le nom d’écrivain de race que Socrate ne s’étonna d’entendre le physionomiste Zopyre déclarer qu’il avait la figure d’un homme fort vieux. « C’est vrai, dit Socrate, mais j’ai corrigé cette nature. » Et Flaubert, à vingt-cinq ans, écrivait : « Tout ce que je demande, c’est à continuer de pouvoir admirer les maîtres avec cet enchantement intime pour lequel je donnerais tout, tout. Mais quant à arriver à en devenir un, jamais, j’en suis sûr. Il me manque énormément ; l’innéité d’abord, puis la persévérance du travail. » On peut acquérir persévérance, mais non innéité. Les gens du monde voient, au premier coup d’œil, que vous n’êtes pas du monde. Ainsi la bonne société croit ne pas reconnaître son pur langage dans Flaubert, et si elle ne décide plus tout à fait souverainement, son opinion garde encore un poids considérable.

Viennent ensuite les fautes qui sont proprement d’écriture. On sait combien Flaubert a suppléé à l’insuffisance naturelle de sa langue par l’ardeur au travail et par une foi héroïque au métier. Il écrit : « Je couche avec la Grammaire des grammaires. » Un tel ménage expose à des accidents. La phrase trop écrite, trop travaillée pour elle-même, peut tomber à un mécanisme qui la vide de vie et d’intuition, comme il arrive d’un mot dont nous ne considérons que les syllabes ou les lettres. En s’attachant aux mots, on oublie la logique de la langue et on fait des contresens. « La mère Lefrançois donnait à Hivert des explications destinées à troubler un tout autre homme. » N’exagérons pas, d’ailleurs. Je n’avais jamais remarqué cette faute évidente, et j’eusse sans doute lu dix fois encore Madame Bovary sans la remarquer, si je ne l’avais vue relevée par M. Jacques Boulenger dans un article fort intéressant de la Revue de la semaine. Mais à la page précédente, M. Boulenger note celle-ci : « Ni moi ! reprit vivement M. Homais, quoiqu’il lui faudra pourtant suivre les autres », et il arrête là sa citation, alors que la phrase se continue par ce beau contresens : « au risque de passer pour un jésuite », ce qui signifierait que c’est en suivant les autres qu’il passerait pour un jésuite. Si M. Boulenger n’avait pas plus remarqué cette faute que je n’avais remarqué la précédente, qui la remarquera ? Et qu’est-ce à dire sinon que Madame Bovary donnant chaque année depuis soixante ans à des centaines de jeunes gens français la révélation de cette chose qui est le style, comme la lecture d’une ode de Malherbe donna à La Fontaine la révélation de la poésie, Flaubert est bien plus fort d’avoir ainsi empêché qu’on vît ses fautes qu’il ne le serait s’il ne les avait pas faites. Ce n’est pas saint Jean que le Christ a institué son vicaire, c’est l’apôtre qui l’avait renié trois fois. Prenez de cela ce qu’il en faut prendre, c’est-à-dire un conseil de ne pas vous frapper outre mesure devant ces listes grammairiennes.

Viennent enfin, et ce sont les plus nombreuses, les fautes contre la langue écrite qui tiennent à l’emploi de la langue parlée, et mal parlée. Flaubert est le seul de nos grands écrivains qui écrive couramment parti à Paris, parti dans sa famille, je m’en rappelle, quoique je suis, bien que je suis, causer à quelqu’un, expressions qu’on trouve parfois dans ses romans, souvent dans ses lettres, et qui devaient être naturelles à son langage parlé. Ces fautes en seront-elles encore dans un demi-siècle ? L’invincible analogie de se souvenir et de se rappeler n’aura-t-elle pas raison de la nature des deux mots ? Comme l’analogie de causer et de parler. Quoiqu’il lui faudra est incorrect, soit, mais il appartient à la langue parlée. Nous sommes obligés, pour exprimer le subjonctif futur, de nous servir, comme l’anglais, de devoir pris comme auxiliaire. Et il est permis de préférer, surtout dans la bouche de M. Homais, quoiqu’il lui faudra, à la forme exacte, mais terriblement artificielle, de quoiqu’il lui doive falloir, ou à la forme correcte, quoiqu’il lui faille, qui ne marque pas le temps ; obligée, par l’absence du subjonctif futur, de choisir entre le mode et le temps, la langue parlée choisit selon le cas tantôt le mode, comme la langue écrite, et tantôt, comme ici Homais, le temps.

Plus de la moitié des « fautes » de Flaubert (la Correspondance non comprise) se trouve dans Madame Bovary, et cependant Madame Bovary reste une des merveilles du style français, et ce n’est pas seulement malgré ces fautes, mais il y a un biais par lequel ces fautes sont incorporées à cette qualité de style. Souvenons-nous que l’œuvre française qui traîne derrière elle le plus lourd catalogue de fautes, catalogue rédigé non par des individualités sans mandat, mais par la plus illustre compagnie, sur l’ordre de son illustre fondateur, c’est le Cid, tragédie de cet « avocat de Rouen », comme eût dit peut-être Conrart, si le premier secrétaire perpétuel de l’Académie n’avait tenu à donner à ses successeurs l’exemple du silence prudent. Et La Bruyère a pu remarquer avec grande raison que les Sentiments sont de l’excellente critique tout comme le Cid est une excellente tragédie.

Comme nous l’avons vu, bien que le style d’un écrivain fasse une réalité aussi une que sa vie, le style de Flaubert n’est pas le même pour chacun de ses romans (car il y a un style du sujet comme il y a un style de l’homme, et le style des Martyrs et de Notre-Dame de Paris diffère de celui des Mémoires d’outre-tombe et de Choses vues). Or, ce qui caractérise le style de Madame Bovary, il semble que ce soit d’abord l’espace très vaste qu’il couvre, depuis la langue la plus parlée jusqu’à la langue la plus écrite ; ensuite le fondu sans disparate de ces deux langues ; et enfin et surtout la courbe vivante qui fait sortir de la langue parlée cette langue écrite.

Flaubert, dit M. Boulenger, en citant la Correspondance, avait horreur de « cette maxime nouvelle ( ?) qu’il faut écrire comme on parle ». Flaubert avait raison. On ne doit pas plus écrire comme on parle qu’on ne doit parler comme on écrit. La parole et l’écriture suivent chacune un mécanisme particulier, impliquent des clefs, des tensions différentes, intéressent deux ordres et deux mouvements distincts de souvenirs (question qu’il serait intéressant de traiter en s’appuyant sur quelques pages de Matière et Mémoire et de l’Effort intellectuel). Mais si on ne doit pas écrire comme on parle, on doit écrire ce qui se parle, et non pas écrire ce qui s’écrit. Le style languit et meurt quand il devient une manière d’écrire ce qui s’écrit, de s’inspirer, pour écrire, de la langue écrite. Le cas limite et frappant est celui du latin des modernes, formé uniquement par l’étude des bons écrivains. Avoir un style, pour un homme comme pour une littérature, c’est écrire une langue parlée. Le génie du style consiste à épouser certaines directions de la parole vivante pour les conduire à l’écrit. Bien écrire, c’est mieux parler. À la base d’un style, il y a donc ceci : un sens de la langue parlée, une oreille pour l’écouter ; mais, dans cette atmosphère raffinée et subtile, la division du travail est poussée si loin que cette oreille pour l’écouter n’implique pas nécessairement une voix actuelle pour la parler. Un très grand écrivain peut être, comme Corneille, La Fontaine, Rousseau ou Flaubert, un causeur incorrect ou médiocre. L’oreille fine et la langue déliée vont parfois de pair, mais pas toujours.

À l’origine du style de Flaubert, on voit une oreille extraordinairement ouverte aux nuances et aux mouvements de la langue parlée. Et la langue parlée que cette oreille a recueillie, celle dans laquelle Flaubert a été élevé, diffère de la langue correcte et pure à laquelle étaient habitués les enfants de l’ancienne noblesse et de la bourgeoisie parisienne, et à laquelle veillent encore aujourd’hui les parents dans les bonnes familles de Paris. C’est une langue de province, parlée par des gens soucieux seulement de se faire entendre, par des Rouennais qui ne font pas figurer la correction dans leur table des valeurs. Son oreille écoute cette langue comme son œil observe ce milieu, et à la base de Madame Bovary, il y a (ne sautez pas, je vais m’expliquer) des « mœurs de province » exposées en une langue de province.

À la base seulement. Dans le roman, les mœurs de province du titre ne sont elles-mêmes qu’une base pour une étude de grande psychologie française, occidentale, humaine. À l’étage tout à fait inférieur de Madame Bovary, matériaux noyés dans les fondations, il y a cette centaine de passages en italiques si curieux (Flaubert n’est plus revenu dans la suite à ce procédé) qui ne font pas corps avec le récit, qui figurent par la seule typographie une sorte de style indirect libre, et qui consistent en somme, pour l’auteur, à citer du bourgeois comme on cite du latin. Ce sont comme des morceaux du Dictionnaire des idées reçues, que Flaubert place tout bruts dans le style de ce roman qu’on pourrait en effet appeler le roman des idées reçues. Son attrait pour les formes de la bêtise, épousées par lui avec une ardeur géniale qui les oblige à se confondre avec les formes de la vie, ne fait qu’un avec ce goût qui le porte vers les tournures populaires et expressives du langage. Nous le voyons, dans une lettre, bondir de joie parce qu’un bon bourgeois vient de lui dire : « Le poisson est cher ; on ne peut plus en approcher. » Souvenons-nous qu’à la limite de l’art de Flaubert, il y a son Dictionnaire des idées reçues, si complet « qu’après l’avoir lu on n’oserait plus parler, de peur de dire quelque chose qui s’y trouve ».

S’il existe un tel abîme entre le style de Madame Bovary et le style (d’ailleurs estimable) des œuvres précédentes, ce n’est pas seulement à cause du travail qui y est incorporé, c’est que sa conception du roman obligeait ici Flaubert à faire respirer son style en l’animant par l’esprit vivant de la parole. Le dialogue, tourment de Flaubert, y abonde, et, dans ces dialogues de Madame Bovary, chaque personnage a son style. Aucun roman français, que dis-je ? aucune pièce de théâtre, n’offre une pareille variété ; cela semble au premier abord l’idéal du style de théâtre, mais ce premier abord serait bien trompeur, comme en témoigne l’échec radical de Flaubert sur la scène. Non seulement chaque personnage parle son style propre, mais Homais a deux styles, aussi admirablement individualisés l’un que l’autre : son style parlé, et son style écrit du Fanal, un style écrit dont le ridicule consiste précisément à ne rien conserver de la parole. Et le style du récit, le style qui est à l’imparfait, participe de cette diversité fondamentale, va, sans la moindre dissonance choquante, d’un rouennais savoureux aux plus belles musiques de prose savante.

De là le malentendu. La plupart des fautes apparentes de Madame Bovary ne sont que les fautes de la langue parlée, parlée, je le veux bien, ailleurs que dans la bonne compagnie. M. Boulenger s’offense de : « C’était le curé de son village qui lui avait commencé le latin. » Lui et M. de Robert trouvent malheureuse cette phrase : « Il l’envoyait se promener sur le port à regarder les bateaux. » Étant de la province, j’ai toujours entendu ces expressions et je crois que je les emploie en parlant. « Qu’est-ce que tu fais là à regarder voler les mouches ? » C’est ainsi que toutes les mères de France interpelleront leur rejeton. Le romancier puriste qui écrira : « Que fais-tu là, occupé à regarder voler les mouches ? » aura peu de chances d’écrire une seconde Madame Bovary. La langue du xviie  siècle est d’ailleurs pleine d’emplois verveux et commodes de à. La locution attendre à, voilée alors et que nous n’avons conservée que sous la forme pronominale, est un latinisme, mais ces vers de Tartuffe :

La curiosité qui vous presse est bien forte,
Ma mie, à nous venir écouter de la sorte,

nous rendent à peu près la forme populaire employée par Flaubert. La substitution des à à des locutions plus longues et plus complexes est un des tours qui accélèrent et vivifient la langue. Il est vrai qu’à Molière aussi, dit-on, « il n’a manqué que d’éviter le jargon et le barbarisme et d’écrire purement ».

M. Boulenger reproche à Paul Souday d’avoir voulu justifier contre M. de Robert : « Le soir de chaque jeudi, il écrivait une longue lettre à sa mère, avec de l’encre rouge et trois pains à cacheter. » Traduisons donc en langue correcte : « Il écrivait à l’encre rouge une longue lettre à sa mère, et y mettait trois pains à cacheter. » C’est tout à fait différent. La seconde phrase nous apprend la chose, ne nous la fait pas voir. La première nous donne la sensation de la lettre endimanchée et soignée, en rouge et en ronde de couleur, et le tour rustique et gauche qui lui est incorporé ne fait qu’un avec la pensée et la parole ordinaires de Charles. Le style ici n’est pas seulement l’homme qui écrit, mais le personnage dont il écrit. Flaubert lui-même a dit : « Le style n’est qu’une manière de penser… Le style est autant sous les mots que dans les mots254. » Cette dernière phrase devrait prendre place parmi les trois ou quatre immortelles définitions du style dont les écrivains français se transmettent les flambeaux.

Notons d’ailleurs que les incorrections réelles ou apparentes de Flaubert n’enlèvent jamais rien à la clarté ni au pittoresque de la phrase. Si « quoiqu’il lui faudra pourtant suivre les autres, au risque de », contient deux « fautes » en une ligne, ces deux fautes n’empêchent pas la phrase d’être parfaitement limpide et de signifier pour tout le monde, de la façon la plus savoureuse et la plus homaisienne, non pas ce qu’elle signifie grammaticalement, mais ce que Flaubert a voulu lui faire signifier. J’accorderais que sous peine eût mieux valu qu’au risque, mais je n’en suis pas si sûr que cela. Même les phrases qui pèchent par défaut d’élégance ne pèchent pas par défaut de clarté : « Il n’avait pas un doute sur l’éventualité prochaine de cette conception255. » « Il en vint à se délier de toutes les résolutions qu’il s’était faites256. » J’ai d’ailleurs beau expliquer et diminuer la part d’incorrection, essayer d’en montrer les côtés bienfaisants, rien ne peut faire qu’il n’y ait au point de vue de la langue un léger défaut originel chez celui qui écrit : « Il avait des remords à l’encontre du jardin257. »

Souscrirons-nous au jugement de Brunetière qui, parlant de Flaubert, constate « la surprenante impuissance de sa langue, partout ailleurs si ferme et si riche d’expressions créées, toutes les fois qu’il essaye de pénétrer dans le domaine psychologique258 » ? Brunetière veut dire dans le domaine des idées abstraites. Mais quel est donc l’artiste, romancier ou dramaturge, qui a jamais été capable d’exprimer des idées abstraites ? Paul Bourget paye comme romancier la rançon de cette faculté, et le délicieux entre-deux d’Anatole France trouve (avec sa perfection) ses bornes de l’un et de l’autre côté. Brunetière revient sur cette question et dit avec plus de précision dans ses Essais de littérature contemporaine : « Flaubert bronche et tombe dans le galimatias, aussi souvent qu’il essaie d’exprimer des idées, ce qui doit être la grande épreuve des représentants de la prose française259. » Et il cite à l’appui cette phrase de Madame Bovary : « Elle ne croyait pas que les choses pussent se représenter les mêmes à deux places différentes, et puisque la portion vécue avait été mauvaise, sans doute ce qui restait à consommer serait le meilleur. » Ce n’est pas du style très « soutenu », mais il n’y a là aucun galimatias, et l’image alimentaire n’est pas déplacée dans le milieu de médiocrité que peint Flaubert. Quant à la théorie selon laquelle la grande épreuve des écrivains français est d’exprimer ce que Brunetière et Faguet appellent des « idées » et à se ranger dans une hiérarchie scolaire qui va de la narration de quatrième à la disputation de philosophie, c’est une idée de professeur naturelle aux critiques peu artistes.

En matière de style, le grand mérite de Flaubert est donc d’avoir épousé et assimilé une tradition de langue parlée, d’avoir donné à son expression cette solidité vivante et ce tissu organique de la parole, que le même Brunetière a admirablement discernés chez les grands écrivains du xviie  siècle. Et ce cours de la langue parlée dans le style de Flaubert ne s’arrête pas là ; il aboutit au célèbre « gueuloir ».

Devant les autres, Flaubert lisait mal, mais, dans le travail du cabinet, il lui fallait faire passer plusieurs fois ses phrases par l’épreuve sonore. Il est le seul des prosateurs du xixe  siècle dont le style ait eu besoin de ce contact dernier avec la parole, avec les timbres de la voix et le rythme de la respiration. C’est que, comme nous l’avons vu, le fond de ce style est oratoire, se définit comme de l’oratoire qui, à partir de Madame Bovary, se dépouille, est mis au point, se résout en dissonances pour se reformer en consonances. Et c’est là, je crois, la raison qui maintiendra si longtemps à ce sujet les discussions actuelles. Les attaques dirigées contre la langue de Flaubert proviennent surtout de puristes habitués à décrier le courant populaire de la langue. De même le style de Flaubert déplaît à tout un côté du goût français au xixe  siècle ; à cette église considérable née des idéologues, Stendhal, Mérimée, Sainte-Beuve. Les Goncourt trouvent un jour celui-ci dans sa chambre, exaspéré contre Salammbô qui vient de paraître et « furibond, écumant à petites phrases… Au fond, c’est du dernier classique… La bataille, la peste, la famine, ce sont des morceaux à mettre dans des cours de littérature. Du Marmontel, du Florian, quoi260 ! » Ainsi Stendhal prétend qu’il aurait failli se battre en Italie contre un officier qui admirait Atala. Les Goncourt, eux aussi, n’ont jamais pu tolérer cette syntaxe de Flaubert, « syntaxe d’oraison funèbre », « phrases de gueuloir », « d’oraison funèbre », « pour de vieux universitaires flegmatiques ». C’est qu’il nous faut prendre garde ici à un fait capital. Tandis qu’au xixe  siècle la poésie lyrique française, avec Lamartine, Hugo, Musset, puise son élan dans le génie oratoire, se manifeste comme l’état, propre à ce siècle, de la réalité littéraire qui avait donné au xviie l’éloquence de la chaire, au contraire la prose contemporaine de cette poésie lyrique n’est pas une prose oratoire. Victor Hugo, qui a le génie de la prose française presque autant que celui de la poésie française, est aussi peu oratoire dans sa prose qu’il l’est dans sa poésie.

Prends garde à Marchangy ! la prose poétique…

(lisez tout ce curieux morceau didactique dans les Quatre Vents de l’esprit). De 1830 à 1836, éclatent trois types nouveaux de prose dont l’influence sera capitale et que le vieux Chateaubriand va imiter dans la dernière partie des Mémoires d’outre-tombe ; c’est Notre-Dame de Paris, c’est le Tableau de la France et les premiers volumes d’histoire de Michelet ; c’est Volupté et les premiers volumes de critique de Sainte-Beuve. Aucun des trois n’est oratoire ; tous trois, sur trois registres différents, cherchent des rythmes souples, brisés ou fluides, qui n’ont plus rien des carrures régulières et de l’ordonnance de l’oraison funèbre, de Massillon, de Rousseau, des Martyrs. Et l’oratoire, avec Baudelaire, Verlaine, Mallarmé, sera même chassé de la poésie, qui n’aura pas attendu le conseil de Verlaine pour prendre l’éloquence et lui tordre le cou. Brunetière a remarqué que depuis le moment où Massillon descend de la chaire jusqu’au premier discours de Rousseau, il n’y a pas dans la littérature française une seule page éloquente : l’éloquence connaît au xixe et au xxe  siècle un interrègne plus long et une déchéance plus profonde. L’oratoire Quinet, dont l’Ahasvérus avait exercé sur Flaubert une si grande influence, devient bientôt, comme autrefois Brébeuf, un auteur pour les provinces. Le style oratoire de Taine a été certainement une des causes de son discrédit actuel. Comparez la destinée de Michelet à celle de Quinet, et la destinée de Renan à celle de Taine.

Et Flaubert devint un grand écrivain le jour où il vit et sut cela, où il connut que le vieux style oratoire qui faisait le fond de son génie devait s’adapter, se soumettre, se faire accepter, s’incorporer des dissonances, tempérer Chateaubriand par La Bruyère, le nombre par la coupe. Il fallait que le style de la première Tentation passât par celui de Madame Bovary pour devenir celui de Salammbô. Et de roman en roman, l’oratoire s’atténua, se fondit, jusqu’au dépouillement et à la sécheresse de Bouvard et Pécuchet dont les phrases ne durent passer au gueuloir que par suite d’une vieille habitude.

Malgré ces corrections progressives, la présence de l’oratoire suffit pour établir un fossé entre Flaubert et toute une école française. En face de Stendhal d’une part, des Goncourt d’autre part, Flaubert fait fonction d’un classique, d’un ancien, devant des modernes ou des modernistes.

C’est de Flaubert que parle Zola lorsqu’il écrit : « De grands écrivains, qu’il est inutile de nommer ici, nient radicalement Stendhal, parce qu’il n’a pas la symétrie latine et qu’il se flatte d’employer le style barbare et incolore du Code, et ils ajoutent avec quelque raison qu’il n’y a point d’exemple qu’un livre écrit sans rhétorique se soit transmis d’âge en âge à l’admiration des hommes261. » Voilà une opinion qui pourrait faire réfléchir notre âge sans rhétorique et qui eût sans doute rallié Brunetière, auteur d’une Apologie pour la rhétorique. Flaubert a écrit en Salammbô un des plus grands livres de la rhétorique française, et en Bouvard et Pécuchet le livre que Rémy de Gourmont considère, avec la Chanson de Roland, comme le plus purgé de toute rhétorique. Mais Bouvard, c’est un livre écrit pour interdire d’en écrire d’autres, pour tordre le cou, précisément, chez les hommes, à la faculté d’admiration…

Entre Flaubert et les Goncourt (y compris tout le courant issu de l’écriture artiste), le malentendu n’est pas moindre, et l’horreur des deux frères pour les « phrases de gueuloir » s’explique fort bien. Pour Flaubert, le style consiste à exprimer le caractère de l’objet par une beauté verbale, à transposer la nature des choses en des natures de phrases. Pour les Goncourt, il consiste à diminuer le plus possible l’écart entre la sensation et la phrase, à laisser tomber de la phrase tout ce qui n’est pas sensation directe, à marcher librement dans les répétitions, les cascades de relatifs et de génitifs, qui faisaient le tourment de Flaubert.

Il y a eu au xixe  siècle des styles de prose aussi divers et aussi ennemis que les styles de peinture. La question : Flaubert savait-il écrire ? a été posée aussi bien pour Stendhal ou Sainte-Beuve ou Balzac que pour lui, comme la question : Delacroix savait-il peindre ? ou Courbet savait-il peindre ? Il y a là des problèmes de préférence et de goût personnels qu’on ne pourra jamais résoudre, et heureusement : ce sont ces divergences du sentiment public qui permettent à l’art de mettre au jour toutes ses tendances contraires. Ce que nous pouvons faire, c’est définir et situer ce style. On a dit bien souvent que Flaubert était un romantique de tempérament qui a atteint au génie quand, à partir de Madame Bovary, il a recoupé ce romantisme par du réalisme. Quoi qu’il en soit de cette appréciation sommaire, on peut dire pareillement, en s’appuyant, sur les Œuvres de jeunesse et la Correspondance, qui nous donnent un état natif du style de Flaubert, que ce style, depuis Madame Bovary, c’est de l’oratoire freiné et discipliné par l’art des coupes.

Flaubert se rattache donc d’un côté aux maîtres du style oratoire, Balzac, Bossuet, Massillon, Rousseau, Chateaubriand, de l’autre aux maîtres du style coupé, La Bruyère et Montesquieu. Bien qu’il n’ait pris conscience qu’assez tard des secrets de la coupe, l’art de la coupe était sans doute aussi bien donné dans sa nature que l’art de la phrase. Notez qu’il est précisément avec La Bruyère et Montesquieu prosateurs purs, un des rares prosateurs français qui n’ait jamais fait de vers ou n’en ait fait que de mauvais. Nous avons trois vers et demi, écrits par Flaubert à l’âge de quatorze ans et cités dans les Mémoires d’un fou :

… Quand le soir
Fatiguée du jeu et de la balançoire…
La douleur est amère, ma tristesse profonde,
Et j’y suis enseveli comme un homme dans la tombe

Nous ne sommes dès lors pas étonnés de lire dans Du Camp : « Il n’a jamais su ni pu faire un vers ; la métrique lui échappait et la rime lui était inconnue. Lorsqu’il récitait des vers alexandrins, il leur donnait onze ou treize pieds, rarement douze. Son oreille était si extraordinairement fausse qu’il n’est jamais parvenu à retenir un air, fût-ce une berceuse. » Du Camp exagère peut-être et nous avons des vers de Flaubert qui marchent sur leurs pieds, mais cette incapacité congénitale de poésie est sans doute une des conditions secrètes qui ont permis sa nature de prose. Peut-être pourrait-on y rattacher ses préférences pour les rythmes impairs. Mais c’est là une question de psychologie du style encore trop obscure.

Discuté d’une part, imité de l’autre, son style a vécu de deux façons après sa mort. Presque toutes les nouveautés de style qu’il a introduites se sont trouvées viables et ont fait école. Reconnaissez-les au passage dans une page de Maupassant : « Il semblait à Jeanne que son cœur s’élargissait, plein de murmures, comme cette soirée claire, fourmillant soudain de désirs rôdeurs, pareils à ces bêtes nocturnes dont le frémissement l’entourait. Une affinité l’unissait à cette poésie vivante, et dans la molle blancheur de la nuit, elle sentait courir des frissons surhumains, palpiter des espoirs insaisissables, quelque chose comme un souffle de bonheur262. »

Et dans Zola :

« Il était quatre heures ; la belle journée s’achevait dans un poudroiement glorieux de soleil. À droite et à gauche, vers la Madeleine et vers le Corps législatif, des lignes d’édifices filaient en lointaines perspectives, se découpaient nettement au ras du ciel ; tandis que le jardin des Tuileries étalait les cimes rondes de ses grands marronniers. Et, entre les deux bordures vertes des contre-allées, l’avenue des Champs-Élysées montait tout là-haut, à perte de vue, terminée par la porte colossale de l’Arc de Triomphe, béante sur l’infini. Un double courant de foule, un double fleuve y roulait, avec les remous vivants des attelages, les vagues fuyantes des voitures, que le reflet d’un panneau, l’étincelle d’une vitre de lanterne semblaient blanchir d’une écume. En bas, la place aux trottoirs immenses, aux chaussées larges comme des lacs, s’emplissait de ce flot continuel, traversée en tous sens du rayonnement des roues, peuplée de points noirs qui étaient des hommes ; et les deux fontaines ruisselaient, exhalaient une fraîcheur, dans cette vie ardente263. »

Il va sans dire qu’aujourd’hui ces imitations serviles ne seraient plus admises, mais qu’en est-il tombé ? D’abord le tour flaubertien, une écume, une fraîcheur, qui date comme une crinoline ou une tournure. Et ensuite et surtout le ronron oratoire. Un Aixois, de lignée italienne, l’imite d’autant plus facilement qu’il l’a dans le sang. Mais ce qui lui manque absolument, et ce qui fait le nerf et la force de Flaubert, c’est l’art des dissonances, la manière de retenir et de couper ce style oratoire. Faute d’un tel art, il ressemble à l’apprenti sorcier. Pourtant ce style a été convenable, reste passable, et Zola le doit évidemment à l’école de Flaubert, sans lequel il eût écrit comme Fortuné du Boisgobey. Le tandis que a beau être une imitation d’écolier, dans cette vie ardente une chute à se casser le nez, il reste, par-delà les copies de style, une inspiration bienfaisante et qui, elle, n’a pas épuisé son effet. C’est celle de la description en mouvement, que ni Balzac, ni Gautier, ni même (il faudrait ici toute une étude) Chateaubriand et Hugo n’avaient su manier dans son esprit et dans son secret, mais qu’on trouve à un degré incomparable chez Racine, qui l’avait apprise en partie de Tacite :

Il mourut ; mille bruits en courent à ma honte,
J’arrêtai de sa mort la nouvelle trop prompte,
Et tandis que Burrhus allait secrètement
De l’armée en vos mains exiger le serment,
Que vous marchiez au camp, conduit sous mes auspices,
Dans Rome les autels fumaient de sacrifices.
Par mes ordres trompeurs, tout le peuple excité
Du prince déjà mort demandait la santé.

La plupart des descriptions de Flaubert, dit très justement Jacques Boulenger, sont « des scènes animées ». Et il cite ceci : « Un point d’or tournait au loin dans la poussière sur la route d’Utique : c’était le moyeu d’un char attelé de deux mulets. Un esclave courait à la tête du timon, en les tenant par la bride. Il y avait dans le char deux femmes assises. Les crinières des bêtes bouffaient à la mode persique, sous un réseau de perles bleues. Spendius les reconnut ; il retint un cri. Un grand voile par-derrière flottait au vent. » Lisez dans l’Éducation sentimentale la descente des Champs-Elysées, copiée par Zola dans le passage que j’ai cité. Or, c’est précisément ce « dynamisme », comme dit Jacques Boulenger, qui me paraît avoir renouvelé à partir de Flaubert la vision des artistes et la manière des stylistes. Un artiste original, une vision du monde et de l’homme originale, un style original, sont tels pour nous, aujourd’hui, dans la mesure où ils impliquent des schèmes moteurs originaux. Si le style comme l’ont dit Cicéron et Buffon est un mouvement qu’on met dans ses pensées, l’influence d’un style consiste à transmettre et à répandre du mouvement. Mouvement narratif avec son éternel imparfait, mouvement oratoire avec ses nombres et ses coupes, mouvement descriptif avec le dynamisme de ses tableaux, Flaubert a été un des plus puissants moteurs de notre atelier littéraire ; ce mouvement qui s’est répandu aussi bien par le symbolisme que par le naturalisme, et dont on voit le courant dans le style de Barrès, tout aussi bien que dans celui de Maupassant et de Zola, aujourd’hui encore son enseignement et ses puissances sont à l’œuvre.

Le style avait été pour Flaubert un mouvement intérieur qui adopte, à partir d’un certain moment, sa règle et son ordre. Avant d’avoir pour style l’ordre et le mouvement de ses pensées, il avait pris pour son style leur désordre et leur furie. Buffon a dit exactement « l’ordre et le mouvement qu’on met dans ses pensées ». Ils n’y sont donc pas naturellement. Flaubert les a trouvés quand son sujet a été suffisamment hors de lui pour que ses pensées pussent avoir un ordre et un mouvement autonomes, — le mouvement propre des pensées, non le mouvement particulier de l’artiste. Il réalisa son style quand il eut fait cette découverte. Et cet ordre et ce mouvement, réglés sur la nature de l’objet, purent à leur tour devenir des objets, des types, exercer une influence et une action à rebours, motiver les protestations des autres écoles, les repousser plus fortement sur leurs positions. Si complexe que soit la prose de Flaubert, si ample que soit le registre d’un art où Bossuet est recoupé par La Bruyère et Montesquieu, nourri par Chateaubriand, l’idée flaubertienne du style exclut toute une hémisphère française : le monde de la belle, limpide et souple prose analytique du xviiie  siècle et de ceux qui, au xixe , l’ont puisée à sa source et rafraîchie dans l’élégante argile de vases nouveaux. Mais une nation, c’est ce qui ne saurait tenir dans une formule unique, ni comporter un seul point de perfection ; il faut aimer la littérature française dans ses incompatibilités, pour l’aimer dans sa richesse et dans sa vie.

Conclusion

Il est peut-être un peu artificiel de considérer Flaubert, selon la formule courante, comme une sorte d’hermès avec une face romantique et une face réaliste. Si on met de côté les écrivains du xixe  siècle qui ont suivi la tradition du xviiie  siècle, on voit tous les autres combiner, en des proportions diverses, romantisme et réalisme. M. Pellissier a écrit un livre sur le Réalisme des romantiques. On en écrirait facilement un autre sur le romantisme des réalistes. Hugo, Gautier, Baudelaire sont à la fois des romantiques et des réalistes. Zola a toujours été renvoyé d’une raquette à l’autre. Et nous avons vu le symbolisme, pointe extrême du romantisme, sympathiser, dans un clan qui va de Huysmans à Gourmont, avec un naturalisme intégral dont Thyébaut, s’il eût publié, eût figuré le Mallarmé.

C’est que ce romantisme et ce réalisme communient fréquemment en un point, ont une acropole commune, qui est l’état de mépris de protestation ou d’ironie de l’écrivain à l’égard de la société. L’un et l’autre ont eu le bourgeois pour ennemi, en un temps où la société active, réelle et solide, était faite des classes moyennes. La littérature se construirait donc alors en lutte contre les formes sociales qui l’ont fait naître, si d’autre part le xviie et le xviiie  siècle ne s’étaient prolongés, dans une certaine mesure, avec les Stendhal et les Sainte-Beuve, si Balzac n’existait pas, et si le poids d’une situation ou d’une nature bourgeoise, chez Flaubert comme chez Hugo, n’eût rétabli quelque équilibre.

Entendons donc ces termes de lutte et de bourgeois dans un sens un peu théorique et livresque. Ne méconnaissons pas les pierres qu’ont malgré tout apportées les grands romantiques à la construction sociale. Reconnaissons l’arbitraire qu’il y a à établir, comme un pont provisoire pour faire passer une idée, une analogie entre l’enthousiasme révolutionnaire de Lamartine, la volonté de justice sociale chez Hugo, la revendication des droits du poète chez Vigny, la proclamation de ceux de la passion chez George Sand, l’apothéose de ceux de l’artiste chez Gautier, il n’en reste pas moins que, par nature, le romantique et son frère le réaliste sont des gens qui protestent contre quelque chose et vivent contre quelqu’un.

Nous avons vu que le père Flaubert était déjà un m’ont-fait-tort, et qu’à l’Hôtel-Dieu de Rouen on vivait un peu contre les médecins de Paris. Flaubert, ayant fait la synthèse de toute son époque dans cette chose et dans ce mot : le bourgeois ! gravite toute sa vie autour du bourgeois comme un satellite autour de sa planète. S’il n’avait pas eu ses ennemis, et son temps, et le monde à critiquer, dit à peu près Nietzsche, Schopenhauer fût devenu pessimiste, car il ne l’était pas. S’il n’eût vécu contre quelqu’un, Flaubert eût-il vécu ? « Je suis ce soir éreinté à ne pouvoir tenir ma plume, c’est le résultat de l’ennui que m’a causé la vue d’un bourgeois. Le bourgeois me devient physiquement intolérable. J’en pousserais des cris. » Quand Flaubert et Gautier avaient traité ensemble du bourgeois, ils en sortaient obligés, est-il dit, de changer de chemise. Rarement le bourgeois a été élevé à une telle dignité. « Voilà ce qui me soutient encore, la haine des bourgeois. J’ai beau ne pas en voir, n’importe ! quand j’y songe, je bondis ! » Il en bondit comme le clown de Banville, jusque dans les étoiles, où le diable emporte saint Antoine. Et l’image n’est pas de moi, puisque je lis dans le Journal des Goncourt que les deux frères n’allaient qu’au cirque, pour voir des hommes risquant leurs os, « comme si ces gens étaient de notre race, et que tous, bobèches, historiens, philosophes, nous sautions héroïquement pour cet imbécile de public264 ».

Ce fut une grande force de Flaubert que de vouloir ignorer le public, et de faire ses tours, comme le jongleur de Notre-Dame, pour le dieu qu’il portait en lui. « Bouilhet, qui pense trop au public et qui voudrait plaire à tout le monde, tout en restant lui, fait si bien qu’il ne fait rien du tout. Il oscille, il flotte, il se ronge. Il m’écrit de sa retraite des lettres désespérées. Tout cela vient de son irrémédiable jean-foutrerie. Il ne faut jamais penser au public, pour moi du moins. » Ne pas penser au public, du même fonds dont on ne pense pas à soi-même, dont on ne pense qu’au dieu ; faire des œuvres qui vous ennuient, mais qu’on sent qui doivent être faites, car le devoir d’art est un devoir… Ce moine contemplateur trouva un jour que, dans le couvent où il travaillait pour la gloire de Dieu, il n’approchait pas du frère cuisinier. « J’ai lu ces jours derniers une belle chose, à savoir la vie de Carême le cuisinier ; c’est magnifique comme existence d’artiste enthousiaste ; elle ferait envie à plus d’un poète. Voilà ses phrases : comme on lui disait de ménager sa santé et de travailler moins : le charbon nous tue, disait-il, mais qu’importe, moins de jours et plus de gloire 265. » Quelque temps après, un enseignement du même genre lui est donné par sa cuisinière. « Cette fille qui a vingt-cinq ans ne savait pas que Louis-Philippe n’était plus roi de France (1853), qu’il y avait eu une république, etc… Tout cela ne l’intéresse pas (textuel !) et je me regarde comme un homme intelligent ! Mais je ne suis qu’un triple imbécile, c’est comme cette femme qu’il faut être266. »

Carême était mieux placé que Flaubert pour réaliser devant un public d’élite la perfection de son art, pour goûter, quand M. de Talleyrand et ses convives l’avaient félicité, toute la plénitude du triomphe sans que la moindre feuille repliée du laurier-sauce le gênât sur son lit de gloire. Le public (aussi bien le corps de l’animal que la critique, qui est censée être sa tête) fut pour Flaubert un terrible rocher de Sisyphe à soulever jusqu’au moment où il vous écrase. Cela contribua à lui créer une vie non peut-être heureuse (« Avez-vous jamais réfléchi à la tristesse de mon existence et à toute la volonté qu’il me faut pour vivre ? »), mais certainement dramatique, et à lui donner la gloire d’avoir joué ou laissé jouer sur son théâtre intérieur une des plus complètes et des plus hautes tragédies de l’art.

Ce moine de l’art est devenu le patron des gens de lettres, et il pourrait être celui des artistes, pour avoir posé de façon intégrale cette question : Comment l’artiste peut-il faire son salut, arriver à la gloire ? Et je prends ici ces deux mots de salut et de gloire en leur seul et pur sens théologique. Le christianisme nous dit que l’homme n’y arrive que par la grâce divine. L’artiste, lui, n’y arrive pas. Ce sont ses œuvres qui y arrivent pour lui. Il peut réaliser un chef-d’œuvre hors de lui. Il n’advient guère qu’il réalise sa vie comme un chef-d’œuvre. Mais il peut s’y essayer. Et il est beau de s’y essayer courageusement, et nul ne s’y est mieux essayé que Flaubert.

Comme toute l’œuvre de Platon tourne autour de ce problème : la vie du philosophe, — comme celle des mystiques a pour centre la vie religieuse, — toute la précieuse correspondance de Flaubert porte sur la question de la vie littéraire. La littérature y devient une sorte de chose en soi, comme la philosophie ou la religion, à côté de laquelle le reste n’existe pas. C’est là un élément nouveau. Gautier marquerait peut-être le point où il s’embranche sur le romantisme, mais Flaubert l’a pour la première fois établi avec tout son développement et toutes ses conséquences, lui a fait le premier occuper une place centrale.

Il ne s’agit point là du problème théorique de l’art pour l’art. Il s’agit du problème pratique de la vie pour l’art, ce problème qui se pose à chaque instant dans la conscience de l’artiste, et jamais de façon simple, et souvent de façon tragique.

Car le moment arrive toujours où il faut choisir entre la vie littéraire et les autres formes de la vie politique, religieuse, sociale, domestique. On ne peut les mener de front, et les sacrifices à la première finissent par paraître lourds. Lorsque au xixe  siècle l’artiste, romantique ou réaliste, se déclare en lutte contre le milieu et la société, doit-on le lui reprocher plus qu’on ne reproche la même attitude au philosophe et au religieux ? Comme chez ces derniers, les défis et les revendications de l’artiste ne sont d’ailleurs pas inspirés par des motifs bas. « On sait qu’en fait Flaubert, comme Bouilhet, comme Renan, comme Leconte de Lisle, comme Gautier, comme Baudelaire ont été des hommes parfaitement honnêtes. On ne cite d’eux aucun trait de bassesse ni de cupidité, aucune trahison, pas la moindre dérogation à l’honneur ou à la délicatesse la plus scrupuleuse. Au contraire, ils ont donné sans démonstration et sans bruit de nombreux exemples de désintéressement, de fidélité, de dévouement à leurs amis, de vertu familiale267. » Le moralisme, l’art pour le bien, est au contraire, pour beaucoup d’écrivains, une école de platitude, de bassesse et de cupidité.

Mais c’est sous l’Empire que la République est belle. C’est au temps du papier blanc et des manuscrits que la vie littéraire apparaît dans sa pureté et sa neige vierge. Avec les œuvres, avec le bruit, avec la gloire, viennent les tentations, l’acedia, les démons de midi et du soir. « Les plus forts y ont péri. L’art est un luxe ; il veut des mains blanches et calmes. On fait d’abord une petite concession, puis deux, puis vingt. On s’illusionne sur sa moralité pendant longtemps. Puis on s’en fout complètement. Et puis on devient imbécile. » On transposerait fort bien toute la vie littéraire dans l’histoire du Paphnuce de Thaïs. Et c’est aussi Antoine au milieu de ses tentations.

On ne saurait dire que Flaubert ait cédé à ces tentations. Peut-être pourrait-on évoquer au sujet de Bouvard et Pécuchet le dernier mot de Thaïs : « Il était devenu si hideux qu’en portant la main sur son visage il sentit sa laideur. » Mais il y aurait là beaucoup d’exagération et de méchanceté, et en tout cas cela se passerait sur un tout autre registre. En somme, Flaubert fit son salut, c’est-à-dire qu’il n’écrivit guère que pour satisfaire à son idéal et pour s’approcher le plus près possible de la perfection. Mais il n’y a pas de saint sans péché, et Pierre lui-même renia son maître trois fois. Personne n’a mené une vie philosophique plus robuste et plus savoureuse que Schopenhauer, ce Flaubert de la philosophie. Quand un de ses mémoires fut couronné par l’Académie de Copenhague, on vit longtemps à Berlin un singulier bonhomme en houppelande hoffmannesque monter chaque jour au consulat de Danemark pour demander si sa médaille était arrivée.

Flaubert ne fut pas un persécuté. La République de 1848 lui donna une mission en Orient. Le second Empire le décora, en même temps que Ponson du Terrail (ce qui n’est pas si ridicule ; la Légion d’honneur récompensant pareillement l’écrivain qui a réussi et le marchand de chandelles qui s’est enrichi, il n’y a nulle raison de la refuser au genre intermédiaire entre la littérature et la chandelle). La troisième République lui donna une pension de trois mille francs. Son procès lui causa plus de peur que de mal. Il eut ses vrais ennemis parmi les gens de lettres. La critique universitaire et officielle fut quasi unanime contre lui. Après le succès de Madame Bovary, il ne connut guère que des échecs et de l’amertume. L’habit vert le tentait d’autant moins que l’Académie ne l’eût certainement pas élu. En 1880, il écrivait : « La nomination du Du Camp à l’Académie me plonge dans une rêverie sans bornes et augmente mon dégoût de la capitale. »

Et pourtant c’est bien sa solitude littéraire qu’il traduit dans le monologue de saint Antoine. Le diable l’a induit à faire du théâtre, et même pis encore. Flaubert a écrit un scénario pour un opéra de Salammbô que Gautier aurait mis en vers ! Ce scénario a été publié par MM. Descharmes et Dumesnil268. Flaubert s’y fait d’effroyable façon son propre Busnach. Taanach est amoureuse de Mathô, et la pièce, c’est Mathô entre l’esclave qui l’aime et Salammbô qu’il aime, le militaire qui vient dans la maison pour la patronne, et que la bonne revendique. De chute en chute cela tombe à Camille du Locle, et Reyer le met en musique, après que le baron de Reinach, car il faut que toute honte soit bue, a essayé d’en tirer un ballet !

Tout grand homme dans sa vieillesse pense ou écrit son Abbesse de Jouarre, et, quel que soit l’idéal pour lequel il a renoncé à des biens terrestres, rêve à ces biens avec quelque nostalgie et quelque regret (mais moindre que le regret que laisserait une vie gaspillée pour eux), Flaubert a pu manifester ces regrets et juger lui-même sa vie et sa carrière avec amertume. Avons-nous pour cela le droit de la voir sous un aspect de décadence et de chute ?

Du Camp, en une page absurde qui ne lui sera jamais pardonnée, a vu dans la maladie nerveuse de Flaubert le principe d’une décadence littéraire qui remonte à Madame Bovary. Brunetière, dans un article malveillant, suppose que l’ordre des romans de Flaubert ait été inverse : la Tentation, Salammbô, l’Éducation, Madame Bovary. Le progrès eût été inconstestable ; donc la décadence est incontestable. Raisonnement adroit, mais spécieux. Le progrès régulier d’œuvre en œuvre n’a jamais existé chez aucun écrivain. Corneille n’a pas dépassé sensiblement le Cid ni Racine Andromaque, qui furent leur Bovary. Et Virgile n’a pas dépassé la première Eglogue. La carrière normale d’un écrivain ne consiste pas à traverser les trois phases de Raphaël dans le dictionnaire Bouilhet : il se cherche, il se trouve, il se dépasse ; mais à trouver et à varier. Ce qu’il faut envisager, ce n’est pas une ligne avec des hauts et des bas, c’est un ensemble, un pays moral et littéraire dans sa durée et sa complexité. Flaubert a donné en ses saisons, aux moments successifs de sa vie, les œuvres qu’il devait normalement produire. Bouvard ne vaut peut-être pas l’Éducation, mais le tempérament de Flaubert étant posé, il était naturel qu’il finît par Bouvard, que sa vieillesse laissât ce testament. En changeant un peu un mot de Musset, nous dirons que, dans l’œuvre de Flaubert, c’est bien un homme qui a vécu, et non un être factice créé par les commandes des éditeurs, le goût du public et l’astrologie des critiques.

Un homme, et non pas seulement un artiste. Flaubert lui-même a pu s’y tromper quand il a parlé d’art impersonnel. Toute cette théorie de l’impersonnalité de l’art vient se briser — ou s’éclairer — à ce mot : « Madame Bovary, c’est moi. » Nous savons aujourd’hui quelle mince pellicule représente en nous-mêmes notre conscience claire, et quelles épaisseurs indéfinies d’être inférieur, quel moi subliminal la supportent. C’est de ces profondeurs que Flaubert a tiré son inspiration et ses œuvres, profondeurs qui sont consubstantielles à la profondeur même de son roman. Les romans de Flaubert antérieurs à Madame Bovary occupent un registre inférieur, parce qu’ils sont pris à la personnalité lumineuse, consciente, superficielle. Flaubert écrivait avant Madame Bovary : « Plus vous serez personnel, plus vous serez faible. J’ai toujours péché par-là, moi, c’est que je me suis toujours mis dans tout ce que j’ai fait… Moins on sent une chose, plus on est apte à l’exprimer comme elle est (comme elle est toujours en elle-même dans sa généralité et dégagée des contingences éphémères), mais il faut avoir la faculté de se la faire sentir. » Cette faculté de se faire sentir esthétiquement ce qu’on ne sent pas dans son moi superficiel, qu’est-ce, sinon la richesse du moi profond et la force de puiser dans cette richesse ? Ce que Flaubert entend par impersonnalité, c’est au fond sa vraie personnalité. « Avec une nature très franche, dit de Flaubert Jules de Goncourt, il n’y a jamais une parfaite sincérité dans ce qu’il dit sentir, souffrir, aimer269. » C’est très juste. Il faut toujours être en garde contre les affirmations de Flaubert, surtout lorsqu’elles le concernent, et sa Correspondance donne sans cesse l’impression d’un homme qui ne s’exprime qu’en se cherchant au-dessus ou au-dessous de lui-même. Il croit être sincère quand il exprime violemment ses sentiments et ses idées dans un premier jet. Et c’est ce qu’on appelle sincérité dans le vulgaire. Mais, à partir d’un certain degré de vie intelligente et artistique, ce n’en est plus. Il faut chercher la sincérité plus loin, à des sources intérieures et fraîches, dans une région de natures simples où on n’utilise pas la vérité, c’est-à-dire où on ne conclut pas. La Correspondance est d’un homme qui conclut sur tout et à tour de bras, ce qui ne l’empêche pas d’écrire : « La bêtise consiste à vouloir conclure. » Et il a raison : l’intelligence du moi superficiel est bêtise par rapport au moi profond de l’artiste. « Prenons garde, dit-il, de dépenser en petite monnaie nos pièces d’or. » Prenons garde aussi de confondre, dans son œuvre et dans son être, le billon, l’argent et l’or.

 

Si on applique à Flaubert le critère qui sert, selon Brunetière, à reconnaître les écrivains hors pair, et si on se demande ce qui manquerait à notre littérature au cas où il n’eût pas existé, on le voit très grand. Sa place dans notre suite littéraire apparaît sous une lumière saisissante, et son influence est la plus forte qui se soit probablement exercée sur le roman français.

Ses soixante ans environ d’existence, de 1820 à 1880, occupent exactement le milieu et le plein du xixe  siècle. Il a été de ce siècle par tout son être et tout son art, ne l’a débordé en rien. Il était fait pour en donner le tableau et la synthèse, pour en unir intelligemment toutes les puissances romantiques et réalistes. S’il a détesté son siècle, il n’en a été que plus fortement incorporé à lui, car ce siècle ne s’est pas complu en lui-même et montre comme l’une de ses principales figures le désir de fuite qui le jette hors de lui. Flaubert n’a jamais compris ceux qui continuaient la tradition d’avant Chateaubriand. « J’ai fait prendre au cabinet de lecture la Chartreuse de Parme et je la lirai avec soin ; je connais Rouge et Noir que je trouve mal écrit et incompréhensible comme caractères et intentions. Je sais bien que les gens de goût ne sont pas de mon avis, mais c’est encore une drôle de caste que les gens de goût, ils ont de petits saints à eux que personne ne connaît. C’est ce bon Sainte-Beuve qui a mis ça à la mode. On se pâme devant des esprits de société, devant des talents qui ont pour toute recommandation d’être obscurs270. » Par les romantiques dont il procède comme par les réalistes et les naturalistes qu’il engendre, il est bien tourné tout entier contre les « esprits de société » à la française et à la Stendhal.

Si Salammbô et la Tentation n’ont pas porté bonheur à leurs nombreux imitateurs, Madame Bovary, et surtout l’Éducation et Bouvard, ont modelé après 1870 tout un paysage du roman français. Flaubert, lui, n’avait pas été un grand lecteur de romans, n’avait goûté profondément aucun romancier de son temps, pas même Balzac, dont il parle peu. Ses lectures, ses sources étaient les classiques, Montaigne et Rabelais, un peu les Grecs, beaucoup Shakespeare, ce qui pouvait nourrir son esprit plutôt que ce qui pouvait servir à son art (La Bruyère à ce dernier point de vue). Excellente condition pour se tenir en communication avec des fontaines bienfaisantes. L’influence qu’il exerce ne ressemble pas aux influences qu’il subit. Elle coule dans un canal plus étroit, elle est captée pour une utilisation industrielle, je veux dire pour une exploitation d’art, roman et style.

Flaubert écrivait à ses débuts : « Nous sommes, nous autres, venus trop tôt ; dans vingt-cinq ans, le point d’intersection sera superbe aux mains d’un maître : alors la prose surtout (forme plus jeune) pourra jouer une symphonie humanitaire formidable ; des livres comme le Satyricon et l’Ane d’or peuvent revenir, et ayant en débordements psychiques tout ce que ceux-là ont eu en débordements sensuels271. » Ne dirait-on pas qu’il prévoit Marcel Proust ? Sa prose à lui ne s’est pas tournée de ce côté. Mais à la limite de Flaubert, il y avait place en effet pour des puissances plus libres que les siennes et pour une prose plus étoffée. On peut imaginer un Satyricon et un Ane d’or sortant de l’Éducation et de la Tentation. Zola pensa les réaliser et sombra. Le vrai disciple de Flaubert, ce Flaubert plus étoffé et plus aisé que l’école aspirait à produire, faillit être Maupassant. S’il ne réalisa pas comme Flaubert une grande création de style, il fut autant que lui, et plus que lui, une nature, une force prête à se répandre en personnages vivants, à traduire son être inconscient en réalité d’art. Une Vie nous indique clairement quels froids décalques on pouvait indéfiniment tirer de Madame Bovary. Mais Maupassant suivait de plus près l’esprit intérieur de Flaubert lorsqu’il écrivait Bel-Ami et disait ensuite : Bel-Ami, c’est moi. Son chef-d’œuvre a été réalisé exactement du même fonds que le chef-d’œuvre de Flaubert.

Les sentiments de Flaubert pour les naturalistes ressemblaient d’ailleurs à ceux de Chateaubriand pour les romantiques : Il n’aimait pas se reconnaître en ses enfants. Il se trouvait dépaysé dans une génération nouvelle. « Ne me parlez pas du réalisme, du naturalisme, ou de l’expérimentation, dit-il à Maupassant. J’en suis gorgé ! Quelles vides inepties272 ! » Le naturalisme ne rappelait d’ailleurs le Satyricon que par les tableaux de musée secret, devenu, depuis la chute de l’Empire, musée public. De ce point de vue, il a son origine non dans Madame Bovary, mais dans le procès de Madame Bovary. Le ridicule de Pinard et l’avènement de la République ayant rendu la littérature plus audacieuse, le succès de Madame Bovary étant imputé à ses pages libres et l’obsession du tirage étant devenue capitale dans la boutique naturaliste, de vagues Paul Alexis crurent que de froides priapées feraient d’eux de petits Flaubert.

Flaubert goûta peu ce qu’il put connaître de Huysmans. Il trouve les Sœurs Vatard un livre « abominable » dans la même lettre où le Chat maigre d’Anatole France lui paraît « charmant ». Et pourtant Huysmans serait peut-être de tous les naturalistes celui qui se rapprocherait le plus de Flaubert et qui le continuerait le mieux par ses recherches de style, ses hallucinations de vie catholique, ses constructions imaginatives, son réalisme goguenard et triste, son sens de l’imbécillité humaine comme d’un élément foncier, immense, diabolique. Mais c’est un Flaubert inférieur et manqué. Au contraire de Flaubert, il n’a pas su exploiter d’autre personnage que lui-même, n’a mis en scène que ses dégoûts, ses manies, ses maladies, ses réflexions.

On ne saurait limiter l’exemple de Flaubert au roman d’évocation historique et au roman réaliste ou naturaliste. Madame Bovary a créé tout un courant de roman d’analyse, l’Éducation un courant de roman autobiographique. On voit encore des formes récentes du roman suivre les directions de Flaubert. Lisez cette page de Madame Bovary et voyez à quel point elle contient (avec son style tout opposé) les tours, détours et retours du temps perdu, à la manière de Marcel Proust : « Il se tenait les bras croisés sur ses genoux, et, ainsi, levant la figure vers Emma, il la regardait de près, fixement. Elle distinguait dans ses yeux de petits rayons d’or s’irradiant tout autour de ses pupilles noires, et même elle sentait le parfum de la pommade qui lustrait sa chevelure. Alors une mollesse la saisit, elle se rappela ce vicomte qui l’avait fait danser à la Vaubyessard, et dont la barbe exhalait, comme ces cheveux-là, cette odeur de vanille et de citron ; et, machinalement, elle ferma les paupières pour la mieux respirer. Mais, dans ce geste qu’elle fit en se cambrant sur sa chaise, elle aperçut au loin, tout au fond de l’horizon, la vieille diligence de l’Hirondelle, qui descendait lentement la côte des Leux, en traînant après soi un long panache de poussière. C’était dans cette voiture jaune que Léon, si souvent, était revenu vers elle, et par cette route là-bas qu’il était parti pour toujours ! Elle crut le voir en face, à sa fenêtre, puis tout se confondit, des nuages passèrent ; il lui sembla qu’elle tournait encore dans la valse, sous le feu des lustres, au bras du vicomte, et que Léon n’était pas loin, qu’il allait venir…, et cependant elle sentait toujours la tête de Rodolphe à côté d’elle. La douceur de cette sensation pénétrait ainsi ses désirs d’autrefois, et comme des grains de sable sous un coup de vent, ils tourbillonnaient dans la bouffée subtile du parfum qui se répandait sur son âme. Elle ouvrit les narines à plusieurs reprises, fortement, pour aspirer la fraîcheur des lierres autour des chapiteaux. Elle retira ses gants, elle essuya ses mains ; puis avec son mouchoir elle s’éventait la figure, tandis qu’à travers le battement de ses tempes elle entendait la rumeur de la foule et la voix du conseiller qui psalmodiait ses phrases. » Qu’est-ce à dire, sinon que Flaubert reste le seul romancier du xixe et du xxe  siècle qui, à la manière d’un La Bruyère, non seulement par le pouvoir de son art, mais par le bienfait de son influence, de son école (comparez-les à la dangereuse imitation de Balzac !) mérite que l’on pose à son sujet, pleinement, utilement, indiscutablement, sur son droit lit de carrière, le mot de classique ?