(1904) Les œuvres et les hommes. Romanciers d’hier et d’avant-hier. XIX « Édouard Gourdon et Antoine Gandon » pp. 79-94
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(1904) Les œuvres et les hommes. Romanciers d’hier et d’avant-hier. XIX « Édouard Gourdon et Antoine Gandon » pp. 79-94

Édouard Gourdon et Antoine Gandon

Louise. — Les Trente-deux Duels de Jean Gigon.

I

Voici un roman dont le succès a été rapide et… inquiétant pour la Critique, qui sait trop les causes du succès… Publié vers la fin de l’année, il était déjà, avant que l’année soit révolue, à sa seconde édition. Et cependant ce roman n’a rien de ce qui distingue les ouvrages aimés et recherchés, pour l’heure, par ce gros capricieux qu’on nomme le Public. Les romans qu’il recherche, en effet, sont aussi gros que lui et doivent être bourrés de ces événements matériels assez faciles à inventer, — qui sont dans la vie comme ils pourraient bien n’y pas être, — mais qui plaisent à cette curiosité badaude qui n’a rien de commun, du reste, avec l’ardente ou délicate curiosité de l’imagination et du cœur. La Louise 10 d’Édouard Gourdon est, au contraire, une œuvre courte, fine, passionnée, sans grands événements extérieurs, un de ces livres dont le sens se perd un jour mais se retrouve l’autre, car il est éternel comme le cœur ; livres brefs, mais pleins, qui n’ont besoin pour intéresser le lecteur que d’une seule situation profondément creusée ou d’un seul sentiment éloquemment exprimé.

Certainement, ces sortes de livres ne sont pas les premiers, en fait de romans, dans l’histoire des littératures. La première place sera toujours pour les œuvres étendues et fortement combinées, pour ces romans où l’esprit bourgeois voit des longueurs, comme il en voit dans Clarisse et dans les deux premiers volumes de tout roman de Walter Scott, mais où le connaisseur sait voir, lui, des secrets d’effet merveilleux. Seulement, après les chefs-d’œuvre, il faut compter pour les seconds ces livres spirituels dont le cœur humain fait le fond, qui s’appellent René ou Werther, Ourika, Édouard, Frère Ange ou Adolphe, et qui furent écrits avec cette goutte d’encre dont parle Joubert, qui peut bien mettre du temps à tomber, mais qui, en tombant, devient une goutte de lumière.

La goutte d’encre qui servit à écrire celui-ci est tombée d’une plume dont l’habitude n’est point le sentiment et la rêverie. Édouard Gourdon est, de fonction du moins, un esprit positif : ce qu’on appelle un homme pratique. Ancien directeur de l’Histoire des églises de France, il a touché autrefois d’une main compétente à ces études historiques auxquelles il reviendra sans doute ; car, par ce temps de délabrement et de philosophie épuisée, l’histoire est le dernier mot et la dernière ressource de tous les esprits vigoureux. Investi au ministère de l’Intérieur d’attributions entièrement politiques en matière de presse et de publicité, Édouard Gourdon, qui a peut-être en lui, qui sait ? le génie du romancier à tirer un jour du fourreau, a passé, pour nous raconter cette histoire d’amour intitulée Louise, par-dessus ses occupations et ses préoccupations habituelles, et à cela nous disons : Tant mieux !

Selon nous, c’est une raison de plus pour que son livre ait l’art et la vie. Dans ce livre, en effet, le métier n’est pour rien, — le métier, cette chose terrible qui casse si souvent la tête à l’art, dans les écrivains les plus écrivains tous les jours ! De deux choses l’une, en effet : ou l’auteur de Louise, en écrivant son roman, a obéi à la vocation décidée du romancier dont il nous donnera plus tard d’autres témoignages, ou il a cédé à la pression d’un de ces souvenirs personnels qui font trouver dans l’émotion qu’on éprouve le talent qu’il faut pour la communiquer ; et, dans l’un ou l’autre cas de cette alternative, nous sommes au-dessus du métier.

II

De donnée, du reste, le livre est si simple que j’incline vers le souvenir personnel, ou, du moins, vers une de ces observations faites sur le vif à côté de soi. Louise est l’histoire d’un amour venu à Paris dans les circonstances assez ordinaires de la vie qu’on y mène, partagé d’ailleurs, filant dans le bleu sans obstacle, heureux d’un bonheur complet et au seul endroit où il soit complet : à la campagne ; puis se brisant tout à coup, comme un verre éclate. Et pourquoi ? Pourquoi ? Voilà tout le livre et la question qu’il pose, mais à laquelle il n’a malheureusement pas répondu. La Critique, qui n’a pas littérairement eu grand-chose à reprendre dans le cours de l’ouvrage, est obligée d’intervenir au dénouement pour en montrer l’indécision et le vague, étonnants dans un esprit qu’on sent très net même quand, le long du roman, il est le plus dans ces parages de la rêverie qui appartiennent à l’amour.

Édouard Gourdon, dont le talent est ongle, n’a pourtant pas eu le coup d’ongle de la fin qui fait tourner l’œuvre et la lance. Après avoir savouré les détails de son livre, qui sont jolis souvent et parfois touchants, après avoir admiré l’adresse et la délicatesse de touche avec laquelle l’auteur, qui est l’amant de son histoire, sauve sa maîtresse de la vileté ordinaire aux femmes comme elle, — car, il faut bien le dire, Louise est de la race aux camélias, dont on abuse vraiment trop dans les romans et au théâtre, et qui fera, si on continue, appeler la littérature française du xixe  siècle la littérature des filles entretenues, — on est tout étonné de cette rupture peu intelligible qui vient brusquement clore le livre, et on voudrait se l’expliquer.

Est-ce la situation de cette femme, qui n’est pas fausse absolument de caractère, mais qui est victime de la position fausse que lui a créé son passé ? est-ce cette situation, découverte cruellement par les circonstances, qui est la cause de cette rupture douloureuse, mais définitive, sur laquelle finit le roman ? Serait-ce plutôt l’événement de la grossesse de Louise et de la mort de son enfant, involontairement tué par suite de l’obstination qu’elle met, étant enceinte, à aller avouer son changement de cœur à son premier amant ? Voilà ce que l’auteur n’a pas su dire comme il l’aurait dû. Voilà ce sur quoi il n’a point assez appuyé, et ce qui a ôté à son livre tout sens profond en nature humaine et aussi en moralité.

Il y avait à cette histoire d’amour, — et je n’écris pas ce mot avec un mépris léger : les histoires d’amour, en littérature, sont, pour peu qu’on y mette un peu de talent, non pas des redites, mais du renouveau, au contraire, — il y avait trois dénouements possibles, tranchés et vrais tous les trois, et qui auraient fait leçon dans l’esprit du lecteur après avoir fait coup dans son âme. Ou c’était le dégoût tuant l’amour, et s’il ne le tuait pas, car il ne le tue pas toujours, hélas ! qui rendait, au moins pour un homme élevé et courageux, toute intimité impossible ; c’était le dégoût, l’inévitable dégoût quand il s’agit d’une femme qui, après tout, et quoique nos passions soient assez lâches pour changer les noms aux choses qui nous concernent, a versé d’un concubinage dans un autre. Ou bien, c’était l’enfant mort par l’opiniâtreté imprudente de sa mère qui, à son tour, pouvait tuer le sentiment qu’on avait pour elle. Ou bien encore, c’était l’amour heureux, en pleine possession, qui se suicidait lui-même sans raison (l’amour n’en ayant ni pour naître, ni pour durer, ni pour mourir), et qui se frappait, comme le scorpion se perce de son dard, en pleine flamme. Trois dénouements dont chacun valait la peine d’être développé et approfondi par un romancier moraliste, et tout romancier doit l’être, sous peine de forfaire même à son art.

Édouard Gourdon a cru peut-être les avoir mis tous les trois en un seul dans son roman de Louise, mais en les fondant ainsi, qu’il nous permette le jeu de mots parce qu’il a un sens sérieux ! il les a trop véritablement fondus. Du tout, il n’est resté qu’une nuée. Une nuée, quand il fallait l’éclair qui descend dans l’ombre du cœur et en illumine le mystère ! Aussi l’esprit, qui a soif de clarté, l’esprit impatienté peut-il fermer le livre mécontent, inassouvi, et regrettant l’intérêt qu’il a pris à toute cette histoire et l’émotion que l’auteur a su lui donner.

Tel est le défaut de ce livre, et ce défaut est assez grave pour qu’un incontestable talent de détail ne puisse le racheter. La seule composition qu’il y ait, en effet, dans une œuvre si peu combinée, c’est sa conduite en ligne droite jusqu’au dénouement, et le dénouement, qui doit être l’émotion suprême et en même temps l’idée du livre, agrafant l’esprit et ne Lâchant plus le souvenir. Or, ce dénouement nécessaire et cette facile composition n’y sont pas. J’ai parlé plus haut de Werther, d’Ourika, d’Édouard et d’Adolphe, à la famille desquels appartient ce genre de roman. Eh bien, demandez à ces livres palpitants l’émotion passée, demandez-leur l’idée qu’ils résument et expriment par leur conclusion même ! Cette idée, vous pourrez la traduire et vous en rendre compte en deux mots. Or, dans Louise, rien de pareil. Vous avez l’émotion. Vous n’avez pas l’idée. Vous n’avez pas la mâle et rayonnante conclusion. Et, encore une fois, cela est d’autant plus surprenant que l’auteur n’est pas un de ces esprits sans direction et sans force menés par leur sujet plus qu’ils ne le mènent. C’est un homme de très peu d’entraînement, de très peu d’échevèlement, un esprit qui se contient très bien, même quand il est le plus pathétique, comme dans la scène la plus dramatique de l’ouvrage où l’amant, déjà froissé et souffrant du passé de Louise, veut la quitter furtivement un matin, et où elle, déjà levée, l’attend derrière la porte, pâle et haletante, et lui dit sans fureur : « Tu ne partiras pas ! Celui qui est là l’empêchera de partir », en lui mettant la main sur sa ceinture.

Partout on sent en Édouard Gourdon un homme qui comme écrivain a la parfaite possession de lui-même. Quand il parle ou qu’il peint l’amour, c’est d’une plume positive et consciente qui rappelle Alexandre Dumas fils, ce travailleur à l’emporte-pièce, sobre, mordant et sec, chez qui l’observation ne monte jamais jusqu’à l’idéal, — qui n’est cependant qu’une observation supérieure. Il y a un mot dans le livre de Gourdon qui pourrait être appliqué à son procédé et à sa manière. Il dit que de toutes ces circonstances si favorables, qu’il décrit fort exactement, jaillit l’amour entre lui et Louise, comme la flamme jaillit d’un feu bien fait. Ce feu bien fait devait être le livre de Gourdon, dont la main naturellement était fort capable de bien le construire du pied à la cime, mais qui, justement, après l’avoir arrangé avec beaucoup de soin et d’aptitude dans son milieu et dans sa base, tout à coup, par la cime, l’a manqué !

III

La bibliographie n’est pas toujours de la littérature. Elle en repose même quelquefois. Après le livre d’Édouard Gourdon, nous voulons en examiner un qui n’a rien de littéraire, et qui n’en mérite pas moins, comme beaucoup de livres qui ne sont pas les moins précieux parmi les livres, d’arrêter un instant le regard d’une Critique qui voit la chose humaine bien avant la chose littéraire. Les Trente-deux Duels de Jean Gigon 11, nous assure leur historien, sont une histoire réelle, et il se donne beaucoup de mal pour nous le persuader. Mais qu’est-ce que cela nous fait ? Que nous importerait quand ce serait un conte, si ce conte était vrai de nature, d’observation, d’accent ? Tout ce qui est vrai est assez réel. Nous ne sommes pas de l’école de ces derniers temps, qui serait abjecte si elle n’était pas imbécile, et qui a fait de la réalité quelque chose de plus que la vérité, croyant avoir fait là une fameuse découverte !

Eh bien, c’est l’avantage des Trente-deux Duels de Jean Gigon : la vérité y est, la vérité de détails et de caractère ! C’est une histoire militaire rondement racontée, d’un ton moitié gai et moitié attendri, par un homme qui a L’habitude des récits militaires, car c’est Antoine Gandon, l’auteur des Mémoires d’un vieux chasseur d’Afrique, laquelle a fait en son temps plus d’une razzia de lecteurs.

Jean Gigon, né avec le siècle, trouvé sur le versant français des Pyrénées par deux gendarmes, dont l’un son parrain, et l’autre sa marraine, lui donnent, l’un son prénom et l’autre son nom de famille, et lui constituent ce nom de Jean Gigon, si fameux — mais seulement fameux là ! — dans le premier régiment de chasseurs d’Afrique ; Jean Gigon ne fit point comme Joyeuse :

Qui prit, quitta, reprit la cuirasse et la haire.

On ne portait pas de cuirasse dans le premier de chasseurs, ni de haire non plus. Mais il y prit, quitta, reprit, pour les y perdre et reprendre encore, ses modestes galons de brigadier.

Ce brigadier était, tout simplement… un brigadier de cette admirable armée de héros inconnus dont de Vigny ne nous a donné que les officiers dans son beau livre de Grandeur et servitude militaires. Élevé par son gendarme sauveur et marraine, obligé de fuir la maison dans laquelle il avait été recueilli, parce qu’il avait vu enlever un jour par des Bohémiens sa petite sœur d’adoption, Gigonnette, sans que son bouillant courage d’enfant pût la sauver, cause involontaire de la tragique folie de la mère de la jeune fille, il fut d’abord berger aux Pyrénées, puis soldat dans la campagne d’Espagne et en Afrique. — Tel est ce Jean Gigon dont Gandon s’est fait le chroniqueur.

L’histoire qu’il nous en détaille a des côtés lieu commun romanesque et mélodramatique qui doivent en assurer la fortune, mais qui ne nous plaisent pas infiniment, à nous. Par exemple, cet enlèvement de la petite Gigonnette par des Bohémiens (toujours des Bohémiens !), pour la retrouver plus tard dansant des fandangos (toujours des fandangos !) sur un théâtre (toujours des théâtres !) espagnol. Ainsi, encore, la petite croix de tous les cous qu’elle donne à Jean Gigon, et dont la perte le pousse, de chagrin, à ce dernier duel où il est tué par son frère, à ce qu’il paraît, et si on en croit un signe bleu tatoué sur leur tempe à l’un et à l’autre. Voilà le romanesque adoré par les feuilletonistes, mais, pour nous, l’intérêt du récit n’est pas là. Il est tout entier dans la figure de Jean Gigon, type du soldat français en ces dernières années12, et qui n’est plus du tout, quoiqu’il y ait identité de cette bravoure qui est venue des Gaulois à nous et qui s’appelle la furie française, qui n’est plus du tout la figure connue des soldats français des autres temps.

Regardez, en effet, le portrait placé à la tête de ce volume, et voyez si sur cette face résolue et tranquille de lion au repos il n’y a pas la tristesse immense de notre âge, cette tristesse qui pénètre tout, hélas ! jusqu’aux hommes d’action les moins tourmentés par leur pensée. Ah ! ce n’était donc pas une vaine affectation que l’incurable mélancolie de Chateaubriand dont se moquait Beyle, aussi triste que lui pourtant, puisque j’en retrouve la désespérance fatiguée dans les yeux de ce ferme soldat, à la martiale candeur et à la tonique ignorance. Comparez cette physionomie, forte et pourtant voilée de tristesse, avec l’air fat et triomphant des derniers soldats de l’ancienne monarchie, avec l’air austère et inspiré du soldat de la Révolution et de l’Empire, et vous trouverez ici que la physionomie est aussi différente que les uniformes.

Jean Gigon est triste. Pourquoi ? Allez ! ce ne sont pas ses trente-deux duels qui l’inquiètent et qui le noircissent. Le duel, cette chose du Moyen Âge, qui n’est pas encore sortie de nos mœurs quoique nous en ayons chassé le Moyen Âge tout entier, mais qui n’en est pas sortie pour la même raison de vanité qui nous en a fait chasser tout le reste ; le duel, pour Jean Gigon, n’a pas de remords. Il s’identifie avec l’honneur militaire. D’ailleurs, il ne fut jamais un bretteur, et ses trente-deux affaires, à cet homme toujours prêt, furent bien plus pour le compte du régiment que pour le sien. Étudiez-le bien, et voyez s’il y eut jamais dans cette honnête et vaillante créature, douce comme toute force vraie, une brutalité quelconque, une disposition oppressive, un mauvais sentiment. Dites s’il n’est pas calme, en dedans, comme un homme primitif qui n’a jamais discuté avec lui-même !

Quel est donc le secret de cette physionomie étrange pour un homme d’autant d’acier que son sabre, innocent, héroïque, détaché de la vie comme d’une garnison où il n’y a pas d’adieux à faire, et qui, malgré son historien, moins naïf que lui à coup sûr, n’a cependant pas la gaîté, — la gaîté si connue et si légendaire du soldat français ?…

Non ! Gandon a beau faire et chercher des effets d’écrivain, Jean Gigon n’est pas gai, il n’est pas léger, il n’est pas spirituel. Il est moins et mieux que cela. Ah ! surtout, il est mieux ! S’il n’y avait jamais eu que des soldats comme celui-ci, les chansonniers n’auraient pas poussé cette bouffée charmante : Tiens ! voilà ma pipe et puis mon briquet ! et les peintres n’auraient pas dessiné leur piquante Permission de dix heures. Celui-ci n’a jamais eu, lui, la moustache relevée, la jambe fière, l’indolente et superbe manière de se retourner vers sa petite victime, de ce grand diable de garde-française heureux ! Il n’a ni pompon ni pomponnette. Prenez-le comme il est là, assis sur ce banc, qui est probablement le banc de pierre du corps de garde, son képi posé près de lui avec ses deux simples contre-épaulettes, sa large poitrine, qui n’a pour toute décoration que son pauvre cœur intrépide, et son sabre, entre ses deux jambes écartées, sur lequel il s’appuie comme sur un ami sans avoir besoin de le regarder : il est, en vérité, à sa façon, aussi simple que M. de Turenne, ce soldat d’hier mort aujourd’hui tout entier, mais dans l’ombre du drapeau, qui vaut presque la gloire ! C’est un Turenne du peuple, sans génie, sans bâton de maréchal resté dans la giberne pour donner raison à Louis XVIII, et aussi sans la piété du grand Turenne, qui lui aurait ôté, s’il l’avait eue, cet air triste qui ne lui va pas, pour mettre à la place l’air serein, le véritable air d’une figure, d’une vie, d’une conscience comme la sienne ; car le scepticisme qui nous déborde, et qui n’a pas fait de foi aux plus grandes âmes, a versé son ombre et sa misère sur les fronts les mieux nés pour être sereins.

Ce qui manque, en effet, à ce soldat, ce qui fait tache à sa physionomie, c’est la foi religieuse, qu’on avait moins qu’à présent du temps de Jean Gigon dans l’armée, et dont l’enfant trouvé, devenu soldat pour mourir soldat, devait avoir encore plus besoin que le maréchal de Turenne. Si Jean Gigon avait été pieux, la religion aurait mis de son auréole autour de cette tête tondue en brosse, selon l’ordonnance ; elle aurait mis de son rayon d’espoir dans ce mâle regard rectangulaire qui n’a peut-être jamais, sous la visière de son képi, cherché là-haut ce « je ne sais quoi » qui prend pitié du pauvre soldat, comme il prend pitié « du pauvre sauvage » ! La religion ! Le malheur du temps fut que Jean Gigon n’en eut pas. Son chroniqueur n’a pas cité dans sa chronique un seul acte de croyance profonde venant de ce héros obscur, de cet humble servant militaire à âme de chevalier, auquel il eût été plus séant qu’à personne d’être chrétien.

Or, ce qui explique la tristesse de la physionomie de ce Fort, qui n’était pas fait naturellement pour la tristesse, a nui jusqu’à sa beauté morale dans la mort. Jean Gigon mourut en Afrique des suites de son trente-deuxième duel involontaire. Son chroniqueur, qui fut, je crois, le témoin de ses funérailles, dit qu’il faudrait être Shakespeare pour en retracer la beauté. Certes ! un Shakespeare fait bien partout, et il y eut vraiment quelque chose de digne de son génie dans cette foule de soldats de toute arme venus, par une pluie battante, enterrer leur compagnon au bord de la mer qui le séparait de son pays, et qui, après lui avoir tourné le visage du côté de la France, lui versèrent, chacun avec sa main nue (détail vraiment antique !), la poignée de terre, dernier don des amis, qui servit à couvrir ses restes. Seulement, et par cela même que la religion ne fut pas assez présente à ces fières et simples funérailles, il s’y mêla un détail que je regrette, qui m’en interrompt le pathétique et m’en déflore la grave simplicité.

Jean Gigon, qui n’avait jamais eu la prière pour s’élever de la vie, avait eu quelquefois l’ivresse du vin pour y échapper, et en mourant il avait recommandé qu’on l’enterrât la tête sur une bouteille de ce vin qui lui avait réjoui parfois son grand cœur isolé. Une bouteille fut donc le chevet de cette tête militaire endormie. Franchement, j’eusse mieux aimé une croix. Ce détail est une désharmonie. Shakespeare finit trop en Rabelais. Jean Gigon, un moine presque, sans le savoir, par le renoncement, la résignation, l’obéissance, et qui aurait pu être si aisément un héros à la manière de ces zouaves que je voyais l’autre jour servir la messe, en grande tenue, à de pauvres capucins en guenilles ; Jean Gigon ne devait pas être enterré, même par Shakespeare, comme aurait pu l’être M. le chevalier Falstaff.