Le roi Stanislas Poniatowski et Madame Geoffrin
Correspondance inédite du Roi Stanislas-Auguste Poniatowski et de Madame Geoffrin, publiée par M. Charles de Mouy.
I
M. Charles de Mouy a publié une édition des lettres de Stanislas-Auguste Poniatowski et de Madame Geoffrin. Cette édition est, en réalité, comme le dit son titre, une Correspondance entre Madame Geoffrin et Poniatowski, mais l’opinion n’y a guères vu que Madame Geoffrin. En France, quand il y a un homme et une femme sur la même ligne, c’est toujours, quelque soit l’homme, la femme qu’on voit. Tel est le génie de la nation, ou, si vous voulez, sa faiblesse ! Cette correspondance inédite appartient, nous dit M. de Mouy, aux archives de la famille Poniatowski, et va nous éclairer par-dedans ce singulier Roi, entré dans l’Histoire par la porte du roman et dont le règne ne fut qu’un roman assez triste, qui pourrait s’appeler : « le Règne impossible ».
Tout le xviiie siècle a retenti de l’amitié de Madame Geoffrin, cette bourgeoise de Paris, et du brillant Roi de Pologne. Cette incroyable amitié fit un bruit du diable, — et du diable attrapé, car il ne s’y mêla pas un grain de scandale, le musc du temps ! Au contraire, c’était une réponse victorieuse et morale aux mauvaises langues philosophiques qui disaient que les Rois ne pouvaient pas avoir d’amis, et dans un temps où les Rois passaient de rudes quarts d’heure avec les philosophes. C’était précisément l’époque où Voltaire et le Roi de Prusse se brouillaient, comme deux femmes ! L’éditeur de ces lettres, qui prend les choses de très haut, et qui ne s’étonne pas d’un état social où les classés commençaient à se mêler comme des numéros de loto dans leur sac, n’appuie pas beaucoup sur la question de savoir quelle fut la circonstance qui créa, de par un sentiment, une situation presque officielle en Europe, et sans exemple dans l’Histoire, depuis la nymphe Égérie, entre une marchande de glaces et le prince étincelant qui devait devenir Stanislas-Auguste. Mais si l’on en croit les Souvenirs de Ségur, l’amitié de Poniatowski pour Madame Geoffrin commença par la reconnaissance. Quand, jeune, il menait à Paris cette vie de prince de la bohème encore plus que de prince polonais qui pendant quelque temps fut la sienne, Madame Geoffrin le sauva du Clichy d’alors, qui ne badinait pas ! Riche, elle lui rendit un service d’argent considérable. Seulement, pour les curieux qui veulent analyser tout, en ce mystère psychologique d’une amitié entre une petite bourgeoise de la rue Saint-Honoré et un homme qui était du bois dont on fait les Rois bien avant que Catherine II prît la peine de le tailler en Roi, l’explication de Ségur recule la difficulté mais ne la résout pas. Pour penser à rendre un service, et un service d’argent, au prince Poniatowski, pour lui donner le droit et la hardiesse d’un tel service, il fallait que Madame Geoffrin, cette femme d’un si grand tact et d’une si grande mesure, eût déjà pour lui un sentiment bien profond… Et c’est toujours la même chose, comme dit le paysan de Molière, parce que c’est toujours la même chose ! Ce fut la séduction de Poniatowski, qui créait l’amitié comme l’amour, ce fut la séduction de cet homme fait pour être aimé par les femmes et dont c’était la vraie destinée, bien plus que d’être Roi, ce fut cette même séduction qui lui avait donné Catherine II, la brûlante Bacchante à tête froide, qui lui amena aussi la raisonnable Madame Geoffrin.
II
Et pour cela il fallait une fière force ! Il fallait être un cabestan de séduction ! Madame Geoffrin était la femme la plus équilibrée qui fut jamais, — normalement, la plus incapable de passion et même de caprice, la moins apte à se faire une illusion quelconque sur quoi que ce soit ; et si elle n’avait pas aimé les arts et les artistes (mais elle les aimait !), j’ajouterais encore : la moins apte à sentir le coup de cette foudre qu’on appelle la beauté ! Froide comme le sont les Parisiennes, ces glaces panachées, elle avait la glace, mais elle n’avait pas le panache. Déjà avancée dans la vie quand le prince Poniatowski lui présenta son fils, — car on en était alors arrivé à cette dégringolade de tout que les princes polonais venaient dans leurs grosses bottes, droits et heureux comme des princes, ainsi que le dit Sterne de son postillon, demander pour leurs fils les bontés de femmes dont on eût à peine parlé sous Louis XIV, mais qui étaient devenues des puissances parce qu’elles donnaient à dîner à quelques impertinents écrivassiers ! — Madame Geoffrin, qui avait passé l’âge de la jeunesse, n’avait point donné prise sur elle au moindre caquet. Elle avait pourtant un mari qui était une tentation d’adultère, mais elle n’y avait pas succombé. Le Geoffrin, pour parler avec le respect qu’on lui doit, était le type de ces maris comme on en voit passer, silencieux et inconnus, — et quelquefois il y en a de superbes ! — dans les angles lumineux d’un salon plein, et qui font dire aux invités tout bas : « Pourriez-vous me dire quel est donc ce monsieur ? » Seulement, lui n’était pas superbe, — ce qui augmentait la vertu de Madame Geoffrin et ne diminuait pas ses tentations… En eut-elle ? Qui sait ? Ce qu’on sait, c’est qu’elle représente la, sagesse dans un siècle qui n’en avait pas… En cela, en son mari, comme en bien d’autres choses, elle ressemblait à Madame de Maintenon, dont l’infortune conjugale est connue. Elle n’en avait pas la race, mais elle en avait la raison, qui n’est d’aucune race. Maintenon bourgeoise, qui se maintint toujours ce qu’elle était, comme l’autre, elle avait toutes les qualités d’esprit qui empêchent de faire une folie ou une sottise, et elle n’en fit pas une. Mais peut-on dire que ce cœur, qui allait et tic-taquait comme une montre bien réglée, ne se soit jamais senti fou ?…
Et c’est là ce qui me plaît et m’attire dans ces lettres. C’est le sentiment qui les anime et surtout, surtout, le fond d’âme auquel il correspond… Et que m’importent, à moi, l’impuissante royauté de Poniatowski et les orages de la Pologne, de cette nation qui ne fut jamais qu’un sublime régiment contre les Turcs, mais qui ne fut jamais non plus un peuple dans l’unité de ce magnifique sentiment qui fait les peuples dignes et forts, et qui est plus haut que l’amour, très souvent anarchique, de la patrie ! Que me fait, à moi, si ce n’est une affreuse pitié parce qu’elle est mêlée de mépris, la nation qui avait trop tout pour être capable de rien, et qui s’est fait couper en deux par des races inférieures à elle, mais qui, du moins, avaient la cohésion de l’obéissance sous des chefs. Je le connais, cet abominable spectacle donné par l’Histoire et qui me fait, en ce moment, trembler pour le destin de mon pays ! Aussi, l’intérêt de la Correspondance publiée par M. de Mouy n’est pas là. Il est, pour moi, et il sera, pour tous les romanciers et tous les moralistes qui savent ; comme Dieu, tout le prix d’une âme, dans le sentiment individuel très complexe et très passionné que Madame Geoffrin eut pour Poniatowski toute sa vie, et qui, sous le nom d’amitié, cachait peut-être le plus bel amour de tout le xviiie siècle, qui, le fat ! se croyait le siècle de l’Amour.
III
Ce n’est pas là, je le sais bien, tout à fait l’opinion de M. Charles de Mouy dans sa Notice, sans curiosité du genre de la mienne, et beaucoup plus historique et politique qu’intime. Le problème de cœur et de nature humaine posé par la correspondance de Madame Geoffrin, et qu’aurait agité certainement Stendhal, par exemple, l’auteur du traité De l’amour, s’il avait lu cette correspondance, ne préoccupe pas beaucoup l’esprit calme de cet éditeur sans enthousiasme, de ce peintre scrupuleux (est-ce de couleur ou de moralité ?…) qui éteint le plus qu’il peut la figure de son modèle, quand elle commence à s’animer. M. Charles de Mouy n’est pas un passionné et il n’a pas non plus le goût de la passion. À toute force, il ne veut pas que Madame Geoffrin sorte du cadre, étroit et superficiel, d’amitié sensée et de maternité placide dans lequel l’opinion a pris, à distance, l’habitude de la regarder. Il n’entend point du tout que cette vieille d’esprit et de monde, cette expérimentée de la vie, cette âme de salon qui n’est jamais sortie de son salon avant de s’en aller en Pologne, pour faire un pèlerinage à Stanislas-Auguste, puisse, par impossible, avoir été amoureuse comme sa contemporaine, cette folle octogénaire de Madame Du Deffand, qui, elle, positivement l’était, quoique M. de Mouy, dans une de ses notes, en ait fait la Sévigné de l’athéisme et de l’insensibilité… Madame Geoffrin, qu’il rapetisse pour qu’on ne soit pas tenté d’en faire la paire avec Madame Du Deffand, qu’il trouve compliquée, était, dit-il, « seulement une femme de beaucoup d’esprit, une bourgeoise aimant la société des gens de lettres et des grands seigneurs, — (rien de plus que cela ?) — et sa physionomie n’avait aucune espèce de rapport avec celle de la grande amie d’Horace Walpole »
. Est-ce bien vrai, d’ailleurs ?… Toutes deux, inégalement nées, étaient cependant des femmes du même monde, et du plus grand. Toutes deux étaient des esprits fermes, pénétrants, lucides, connaisseuses en hommes comme de vieux ministres d’État, et en femmes comme de vieilles douairières, ne s’y trompant point, en hommes, à part un seul sur lequel l’aveugle clairvoyante, aveugle, ce jour-là, comme l’amour son maître, se trompa net, alors que Madame Geoffrin, qui avait ses deux yeux, ne se trompa pas comme elle sur la valeur de l’homme qu’elle aimait. Mais pour M. de Mouy, l’essentiel n’est pas là. L’essentiel, c’est qu’elle n’aimât point ; c’est qu’elle ne se permît pas l’indécence d’une adoration hors d’âge, qui dérangerait l’idéal de raison et de sens commun que M. de Mouy a dû se faire de cette femme dont Voltaire aurait dit :
Qui n’a pas l’esprit de son âge,De son âge a tout le malheur !
En vain, cette femme, plus jeune que son âge, parle-t-elle à chaque instant, dans toutes ses lettres, comme Mademoiselle de Lespinasse, bouillante de ses trente ans contenus et impatients, parlerait à M. de Guibert : « J’irai jusqu’à vous, tant que terre pourra me porter, et, là, je mourrai dans vos bras, de joie, de plaisir et d’amour ! »
De ces phrases de feu regorge la correspondance. Mais, dès qu’il s’en allume une, M. de Mouy, comme les bedeaux qui éteignent les cierges dans les églises, ne manque jamais de planter dessus l’éteignoir d’une observation, et, quelquefois, d’une petite critique… « Mon cher fils, mon cher Roi, mon cher Stanislas-Auguste, — écrit un jour Madame Geoffrin, — vous voilà trois personnes en une seule et vous êtes ma Trinité ! »
Phrase charmante, que l’amitié pourrait écrire comme l’amour. Pour M. de Mouy, c’est trop encore ! L’enthousiasme de cette lettre, dit-il, est un peu puéril (oui ! le mot puéril y est !), et il ajoute, pour l’excuser, cette atténuation à la Sainte-Beuve : « On poussait alors à l’extrême l’expression des sentiments. »
Inconcevable disposition d’esprit ! pour n’avoir pas à reconnaître, en Madame Geoffrin, de l’amour, M. de Mouy aime mieux l’accuser d’amour-propre. L’amitié d’un Roi, dit-il, devait exalter sa vanité, et il en fait, la voilà bien lotie ! une Madame Jourdain, gonflée autant que l’est le Bourgeois gentilhomme d’être dans l’intimité des marquis et des duchesses, mais tout, tout, plutôt que d’être amoureuse ! M. de Mouy a une telle peur de trouver sa Madame Geoffrin trop sensible, cette femme qu’il a besoin, comme son éditeur, d’estimer, qu’il voit de l’ampoulé littéraire partout où il y a de l’intensité de nature humaine ; et c’est ainsi que, rougissant pour elle, il fait, sinon à sa vertu, du moins à sa sagesse, de la grammaire un éventail !
Eh bien, qu’il veuille bien me le pardonner, je me permets de penser autrement que M. de Mouy ! Je ne partage pas ses petits tremblements devant l’amour ; je ne partage pas ses incroyables et parfois amusantes anxiétés sur l’état du cœur de Madame Geoffrin. Quoiqu’il fut mon collaborateur au Constitutionnel, M. de Mouy, je ne collabore pas à sa thèse sur les sentiments d’amitié, uniquement d’amitié, et de maternité adoptive, qu’il se contente de voir en Madame Geoffrin pour l’homme le plus beau, le plus poétique et le moins corrompu de son siècle ; car il était tout cela, Poniatowski ! Je crois, d’honneur, qu’il y avait plus que de l’amitié dans le fond de son cœur, à Madame Geoffrin ! Je crois qu’il y avait un sentiment d’une autre nature, lequel y passe à travers les formes de son langage et en les embrasant, et que ce sentiment ne compromet pas trop aux yeux de la postérité cette femme raisonnable, dont le cœur peut-être n’avait jamais battu avant de rencontrer Poniatowski. Pour moi, il m’est impossible de ne pas reconnaître ce sentiment sous les respects adressés au Roi et les tendresses maternelles de la femme âgée à l’homme moins âgé qu’elle, et j’estime même que, tout redouté qu’il soit de M. de Mouy, c’est là un sentiment qui l’honore, cette femme, bien loin de la déconsidérer ! Le ridicule que M. de Mouy craint peut-être pour Madame Geoffrin, je ne le crains pas, moi. Il n’y a jamais de ridicule dans une passion quand elle est vraie, et je pense même comme Madame de Staël, c’est que le ridicule ici est un mot inventé par le monde pour dégoûter des sentiments exaltés les âmes qui valent mieux que lui. Être capable d’amour encore à l’âge terrible et sans beauté où les femmes sentent leur cœur impuissant ou détruit, est au contraire une chose touchante… et superbe ! Superbe ! car elle témoigne de l’immortalité du cœur et de la force de la vie, et il n’est pas besoin, comme si c’était une honte, de s’en cacher.
IV
Ainsi, pour moi, j’ose le penser et j’ose le dire, ce fut une amoureuse que Madame Geoffrin, et une amoureuse désheurée, aimant à l’âge où l’on n’aime plus, ce qui ne l’empêcha pas d’être la femme la plus raisonnable de son siècle. Le monde est ainsi fait qu’à ses yeux un poète, par exemple, ne peut jamais être un homme d’État, — et Chateaubriand, en son temps, s’est assez plaint de cette sottise, — et qu’une femme raisonnable aussi, parce qu’elle est une femme raisonnable, ne peut pas avoir l’âme vive et tendre. Seulement, le monde n’est qu’un gros butor, très pédant, malgré son apparente légèreté, et il faut le laisser à sa logique de gros butor et à ses classifications d’imbécile. Pour ceux qui voient plus haut que lui, l’irréprochable raison de Madame Geoffrin n’en demeura pas moins tout ce qu’elle était et ne s’affaiblit ni ne se faussa parce qu’elle aima ; et même ce fut là une épreuve pour cette raison qui ne fléchit pas une seule fois dans la conduite de sa vie, et la preuve de sa solidité. Oui ! elle aima, cela est certain et ressort et jaillit pour moi de toutes les lettres de la Correspondance que voici ; mais son amour ne fut pas plus fort que sa raison, restée imperturbablement la maîtresse de son logis et la faiseuse de son ménage ; et si cet amour, qui lui vint tard, fut fou, — car tout amour est fou, — ses folies ne dépassèrent point les limites de son pauvre cœur, résolu à être aussi sage que sa tête, mais qui ne le fut pas toujours… Elle aima, tout l’atteste. Le voile de maternité dont elle voulut cacher son autre amour était comme tous les voiles, ces traîtres ! au lieu de cacher, il montrait… Ressource, du reste, de toutes les femmes qui aiment trop loin d’elles dans la vie ! Que j’en ai connu, d’âge de mères, qui s’apaisaient d’une autre tendresse que de la tendresse maternelle en vous appelant du nom de fils ! Madame Geoffrin fut de celles-là… Le don de séduction qui était en Poniatowski, ce séducteur d’impératrice, ne rencontra pas d’obstacle à sa toute-puissance dans la raison de cette femme dont le mâle esprit, inaccessible aux engouements de son époque, toisait, toute petite bourgeoise qu’elle fût, et le grand Frédéric, et Catherine-le-Grand, et Voltaire, avec une toise d’une telle précision que les plus forts de ce temps-ci (Joseph de Maistre, par exemple, sur le grand Prussien Frédéric de Prusse), n’ont eu besoin ni de la raccourcirai de l’allonger… Stanislas Poniatowski n’était pas, en effet, un séducteur des temps corrompus où il vivait et dont Madame Geoffrin aurait pu dire, comme de la politique de ces temps : « Ce sont les profondeurs de Satan ! » Plus beau que Richelieu, il avait une âme, et Richelieu n’en avait pas. Il n’était pas un roué, lui. C’était un chevalier, et ses qualités morales faisaient équation avec sa beauté souveraine. Un portrait, gravé par Rajon, et qui doit être ressemblant, car il est copié d’un portrait de famille appartenant aux Poniatowski, nous donne l’idée de cette beauté qui séduisit Catherine à l’âge où cette femme, quand il s’agissait de choisir ses amants, avait son libre arbitre encore. Certes ! s’il n’y avait eu en Poniatowski que ce qui entraîna vers lui l’ardente et vigoureuse Czarine, — cette femelle d’Hercule, — un charme si grossier n’aurait pas atteint Madame Geoffrin. Il aurait glissé sur son âme, et il se trouverait que M. de Mouy aurait eu raison, en la défendant de l’amour !
Mais il n’a pas besoin de la défendre. Cet amour était digne de l’un et de l’autre… Je ne suis pas aussi sûr du sentiment de Poniatowski que de celui de Madame Geoffrin. Le jet de jeunesse et l’autocratique fantaisie de Catherine II pour Stanislas-Auguste avaient été pour lui un sentiment dont il porta sur son beau et noble front, jusqu’au tombeau, la mélancolie ! et Madame Geoffrin s’en apercevait assez pour en souffrir. On n’aime jamais qu’une femme entre toutes les femmes qu’on croit le plus aimer, et Catherine fut cette femme-là pour Poniatowski. La flèche barbelée de cette reine des Scythes lui resta toujours dans la poitrine. Raison meilleure encore que la grande raison de Madame Geoffrin pour que l’amour de tous les deux soit resté, dans le moins platonique des siècles, un pur platonisme et un platonisme sans platitude, comme le platonisme l’est souvent. Stanislas-Auguste était bien charmant pour faire un Numa Pompilius, qu’on se représente toujours un peu pataud (est-ce parce qu’il fut un législateur ?), et elle bien vieille pour faire l’Égérie, mais ils furent cela pourtant tous les deux, en plein xviiie siècle, et le xviiie siècle l’accepta. Elle fut le conseil de ce Roi qui n’eut que le cœur de royal et ne put jamais être Roi comme Numa et donner des lois à son peuple ; et elle le poussa, mais en vain, à être un grand homme, cet homme pour qui la gloire fut la seule femme qu’il ne pût séduire. Il y a tant de malchance dans les choses humaines que, sans faire une faute, il périt à l’œuvre, la conscience pure. Elle lui donna pour dernier conseil de laisser là la couronne qu’une femme lui avait mise sur la tête, et une femme (on sent le trait jaloux) qui n’était pas elle !… C’est le seul conseil qu’il ne suivit pas ; mais il l’eût suivi, qu’il n’eût pas effacé la faute de l’avoir acceptée.
Les femmes ne doivent nous faire que comme nous font nos mères ; autrement, c’est pour les hommes— les fissent-elles Rois ! — une indignité.
V
Le portrait gravé par Rajon à la tête du volume, et qui représente ce Roi de beauté créé Roi politique par une femme, nous le montre avec son cou nu de taureau adouci découvert jusqu’à la poitrine, et ses magnifiques épaules pleines de promesses viriles et nonobstant d’une grâce tombante d’épaules de femme. Le visage est si correctement beau qu’on en dirait une au lieu d’un homme, sans la coiffure, qui est celle des hommes de ce temps.
Les orbes des yeux ont l’éclat et la largeur de deux astres… Le front, carré, qui est le front de la sagesse selon Lavater, a, chose singulière ! les lignes rectes du front de Catherine II. Est-ce pour cela qu’elle l’a couronné ?… Assis négligemment devant une table et dans un somptueux négligé de satrape, — tout soie et fourrures, — il a devant lui sa couronne, dans le cercle de laquelle l’artiste, mélancolique fantaisie ! a placé un sablier, qui soutient une de ces belles mains tant embrassées par Madame Geoffrin dans ses lettres. Vu de trois quarts, il tourne vers une fenêtre ouverte ces yeux lumineux qui ne sont pas désespérés encore, et il a l’air d’attendre quelque chose qui ne vient pas et qui pour lui n’est jamais venu…
Ce qui vint seul, ce fut Madame Geoffrin. Elle vint juvénilement à près de soixante-dix ans, et à travers cinq cents lieues d’espaces qui auraient dû, dans ce temps-là surtout, épouvanter une vieille Parisienne sédentaire, assez courageuse pour abandonner son salon. Elle vint romanesquement enivrée, mais s’en retourna triste d’une mystérieuse tristesse que la correspondance n’explique pas, et dans laquelle on peut voir encore de l’amour… Qu’on l’y voie ou qu’on ne l’y voie pas, du reste, il y en a assez dans ces lettres, où elle parle à Stanislas-Auguste comme à Dieu, pour qu’on soit sûr qu’elle a aimé, Madame Geoffrin !… M. de Mouy n’en convient pas et n’en conviendra jamais ; mais Fontenelle, qui à vue d’œil reconnaissait les femmes par lesquelles l’amour avait passé, Fontenelle, comme moi, l’aurait dit et en aurait juré.